« Taxer l’héritage est une mesure de justice de classe et de genre » – Entretien avec Céline Bessière et Sibylle Gollac

Céline Bessière est sociologue et professeure à Paris-Dauphine, membre du laboratoire IRISSO. Sibylle Gollac est sociologue au CNRS et membre de l’équipe « Culture et sociétés urbaines ». Depuis leurs thèses respectives sur les enjeux de transmission d’une génération à l’autre, elles ont tiré un ouvrage Le Genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités (La Découverte, 2020). Le Vent Se Lève a rencontré les autrices de ce livre majeur, tant par sa méthode que par son analyse des mécanismes profonds à l’œuvre concernant l’héritage et la répartition du patrimoine et des richesses. Comment expliquer qu’une femme accumule au long de sa vie moins de capital que son conjoint ou son frère malgré un droit qui proclame l’égalité ? Entretien réalisé par Marion Beauvalet et retranscrit par Dany Meyniel.

Le Vent Se Lève Avant de parler de l’ouvrage, pouvez-vous aborder sa genèse ? Vous expliquez en introduction que c’est un travail de vingt ans. Comment est né ce projet et surtout, comment le mener sur une si longue durée ?

Sibylle Gollac – Ce n’est pas un projet, c’est quelque chose d’important à préciser. Au début des années 2000, nous faisions chacune une thèse dans le même laboratoire (1). Aujourd’hui on mène beaucoup de recherches “par projet”. Céline Bessière travaillait sur les exploitations viticoles dans la région de Cognac. Quant à moi, je travaillais sur les stratégies immobilières familiales : comment les trajectoires résidentielles et patrimoniales des gens sont prises dans des logiques familiales.

Nous discutions régulièrement de nos travaux et nous nous sommes rendu compte qu’un élément structurait nos travaux : la question de la place du capital économique dans la reproduction sociale. On s’apercevait également sur le terrain que ces enjeux de transmission du capital économique d’une génération à l’autre croisaient la question du genre, que les stratégies familiales de reproduction qu’on observait produisaient des inégalités entre femmes et hommes.

Ce sont des choses qu’on a eu envie de creuser. Comment les stratégies de reproduction familiale fonctionnent ? Notamment dans les familles d’indépendants sur lesquelles on travaillait, qui reposaient sur une mobilisation conjugale forte. Comment ces stratégies pouvaient résister aux séparations conjugales ?

C’est sur la base de cette question que nous avons voulu enquêter sur des dossiers de divorce, ce qui nous avait amenées à lancer et à participer à une recherche collective plus vaste sur le traitement judiciaire des séparations conjugales (2). Notre fil était toujours les enjeux économiques de ces séparations. Ensuite, on a constaté que ce qui nous manquait – on avait enquêté dans les tribunaux, auprès des avocats – c’étaient les notaires, qui étaient des acteurs-clefs sur tous les aspects patrimoniaux des séparations et sur les successions.

Nous avions commencé à croiser les notaires sur nos terrains de thèse respectifs et nous voulions approfondir, comprendre mieux leur activité en matière de succession et de séparation. Avec toutes ces enquêtes, nous nous sommes dit que nous avions la matière pour écrire ce livre. Nous avions la volonté, à cette étape de nos carrières, d’écrire un ouvrage de sociologie générale, c’est-à-dire pas seulement destiné aux collègues en sociologie de la famille, en sociologie économique ou en sociologie du droit, qui puisse parler aussi au-delà du champ scientifique.

Tout ce qui concernait la question des inégalités patrimoniales entre femmes et hommes était quelque chose de très peu documenté qui nous semblait central, et il nous importait notamment que les militant·es féministes puissent s’en saisir.

Céline Bessière – Je n’ai presque rien à ajouter si ce n’est que je pense que le début de la réponse était très important, surtout dans le contexte actuel des transformations de l’enseignement supérieur et la recherche. Il s’agit d’une recherche sur le temps long alors que tout nous pousse à faire des projets de court terme, très vite, où l’on connaît quasiment déjà les résultats avant de faire l’enquête. Là, c’est exactement l’inverse : il s’agit de vingt ans de recherche. Bien sûr, il y a vingt ans, nous n’avions pas l’idée que notre travail donnerait ce livre.

Le Vent Se Lève – Justement, depuis les années 2000, avez-vous observé des évolutions notoires concernant les sujets que vous commenciez à aborder ? Par exemple, dans l’introduction vous mentionnez Ingrid Levavasseur ainsi que les travaux de Thomas Piketty.

Céline Béssière – Au début des années 2000, nos deux thèses étaient un peu à contre-courant du type de thèse que l’on faisait à l’époque. Ma thèse sur les transmissions des exploitations viticoles en 2006 vient après vingt ans où il n’y a rien, ou pas grand chose, d’écrit sur les agriculteurs en sciences sociales.

La manière dont est perçu ce que je fais alors est très provincialisée, c’est-à-dire qu’on me dit que j’étudie des familles agricoles, en voie de disparition. Il a été fait le même reproche à Sibylle sur sa thèse : une manière de minorer son travail était de dire qu’elle étudiait des familles « particulières ». Il y avait toujours cette idée que ce sur quoi nous travaillions (à savoir les transmissions patrimoniales dans les familles) était anecdotique et que les familles que nous étudiions alors n’incarnaient pas la modernité.

Au fond, s’était imposée en sciences sociales l’idée que la place du capital économique dans la reproduction n’était plus si importante, ou alors seulement dans des milieux sociaux en déclin, que seul désormais le capital culturel importait.

Cette idée provient d’une lecture réductrice des travaux de Pierre Bourdieu par la sociologie de la famille dans les années 1990 et 2000. À cette époque, c’était François de Singly qui était le porte-voix de la sociologie de la famille en France. Il disait que les dépendances économiques étaient passées au second plan dans les relations familiales, alors même qu’il avait travaillé dessus au début de sa carrière (3).

Au début des années 2000, la sociologie de la famille dominante, voire quasi hégémonique en France, insiste sur l’émancipation des individus, leur individualisation au sein d’une famille relationnelle. La sociologie de la famille se désintéresse complètement de ces sujets. Notre travail paraît de facto un peu décalé. Malgré tout, nous avons écrit nos thèses qui ont été reconnues, publiées, mais il y a une espèce de volonté ambiante de dire que ce qu’on fait n’est pas très important.

Sibylle Gollac – Lorsque nous avons soutenu nos thèses, elles ont été mieux reçues en sociologie des classes sociales. Malgré tout, la thèse de Céline constituait une thèse de référence sur l’étude des groupes sociaux agricoles et indépendants. La mienne était lue en sociologie des classes populaires, sous le même angle que les travaux d’Anne Lambert sur l’accession des classes populaires à la propriété (4), par exemple, je parlais de la dimension spatiale de la stratification sociale.

Pour nous, la sortie de l’ouvrage de Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, a constitué un changement important ainsi qu’une grande source de motivation.

Céline Bessière – Nous connaissions Thomas Piketty puisque nous étions dans le même département [de sciences sociales, à l’ENS]. Cela faisait longtemps que l’on connaissait ses travaux et nous avions échangé sur nos sujets respectifs. Quand le livre de Thomas Piketty sort en 2013, il rencontre un succès international : il a réussi à imposer dans le débat public l’idée que le patrimoine était essentiel dans les inégalités contemporaines et que la question de l’héritage n’était pas une question anecdotique. Bien au contraire, il démontre que la part de l’héritage dans la richesse nationale s’accroît.

Après cette parution dans le paysage universitaire, ce que nous faisions a pris un autre sens ! Nous ne sommes plus en train de travailler sur des familles hyper-particulières, nous sommes en train de décrire un mouvement de la société, du capitalisme contemporain. En s’intéressant au patrimoine, on s’intéresse à quelque chose de crucial dans la vie des gens, de plus en plus important. C’est notamment le cas pour le logement, parce que le prix de l’immobilier augmente, ce qui fait que la part de la richesse des ménages consacrée à l’immobilier a crû.

Le logement social n’a plus le vent en poupe, les politiques de logement privilégient l’accession à la propriété, donc il y a davantage de propriétaires. Le patrimoine est aussi de plus en plus crucial pour financer les études parce que le système d’enseignement supérieur gratuit perd du terrain dans les pays comme la France, où il existe encore (5). Partout, faire des études supérieures coûte de plus en plus cher. Aux États-Unis, les familles se saignent pour financer les études de leurs enfants (6). Même pour l’emploi, l’effritement de la société salariale donne une nouvelle importance au patrimoine pour créer son entreprise. Enfin, les attaques répétées contre le système de retraite par répartition donnent une importance cruciale au patrimoine.

Notre livre est sorti au moment de la réforme Macron des retraites : quand les systèmes de retraite par répartition perdent du terrain, le patrimoine prend de la place.

Ces enjeux patrimoniaux et ces enjeux de transmissions patrimoniales dans la famille deviennent vraiment très importants. L’idée du livre était aussi de porter un autre regard sur le patrimoine que celui qui a été imposé par les économistes ces dernières années. Les économistes, qui travaillent sur les inégalités patrimoniales à partir de données statistiques, ne sont pas allés regarder ce qu’il se passait dans les familles, alors que nous disposions de ces données. On a donc retravaillé nos matériaux puis on a mis en place des enquêtes supplémentaires, notamment dans les études notariales.

Le Vent Se Lève – Dans l’introduction de votre livre, vous formulez la proposition théorique qui suit : lier une approche matérialiste et intersectionnelle. Ce sont deux approches que l’on a tendance à opposer, notamment dans l’arène politique. Pouvez-vous revenir sur ces approches, comment avez-vous procédé ? Sont-elles si antinomiques ?

Céline Bessière – Pour nous, ce n’est vraiment pas antinomique. Il y a des volontés de mettre les gens dans des cases, ainsi que des effets de génération qui sont très forts. C’est ce qu’on raconte dans la conclusion du livre. Nous avons d’abord été formées à l’anthropologie de la parenté, à la sociologie de la famille, à la sociologie économique. Nous avons aussi une formation poussée en économie (nous sommes toutes les deux agrégées de sciences économiques et sociales) et en études de genre.

Pour ma part, cette formation en études de genre date du début des années 2000. Au cours de ma scolarité à l’ENS, j’ai fait un séjour aux États-Unis, à Duke University, notamment dans le département des Women’s studies. Eric Fassin a aussi joué un rôle crucial dans la formation de notre génération aux études de genre, notamment américaines, à l’École Normale Supérieure.

Au début des années 2000, notre génération a absorbé en même temps les féministes marxistes, matérialistes mais aussi les études queer ou intersectionnelles. Nous avons lu Christine Delphy en même temps que Judith Butler. Comme l’a écrit plus tard Laure Bereni, qui appartient à la même génération que nous, ce qui a été construit comme des oppositions ou bien des retours de bâton, voire des critiques, peut s’avérer cumulatif : lorsqu’on arrive avec la génération suivante, on peut déterminer ce qui nous sert de chaque côté pour avancer dans nos recherches (7).

Pour ce livre, la relecture des féministes matérialistes françaises des années 1970 sur le travail domestique s’avérait absolument essentielle pour qualifier le travail domestique de travail, pour compter ce travail, lui donner de la place. Les données de l’enquête « Emplois du temps » de l’INSEE permettent d’établir qu’aujourd’hui deux-tiers du travail des femmes n’est pas rémunéré, alors que ce n’est le cas que d’un tiers du travail des hommes. Notre approche par le patrimoine consiste à se demander ce que tout ce travail domestique gratuit fait à l’échelle d’une vie : des hommes qui accumulent du patrimoine, des richesses et des femmes qui n’accumulent pas parce que ce travail n’est jamais reconnu, pas rémunéré et même pas compté.

Nous nous approprions vraiment le féminisme matérialiste dans ce sens-là, nous reprenons à notre compte l’idée d’exploitation du travail des femmes par les hommes. Le moment des séparations conjugales constitue le moment où cela se manifeste.

J’ai découvert les approches intersectionnelles en 2000 au cours de mon séjour en Caroline du Nord, à Duke University. J’y ai découvert les travaux passionnant des historiennes des femmes du sud autour de la guerre de Sécession. J’en ai rapporté un texte que j’avais travaillé avec Éric Fassin en 2003, qui s’appelle « Race, classe, genre » (8). Il y avait vraiment très peu de textes sur ces thèmes à cette époque en France. J’avais lu Angela Davis, notamment, mais aussi toutes les historiennes qui travaillent sur les femmes de planteurs ou les femmes esclaves et qui essaient sur leur terrain d’articuler rapports sociaux de race, de genre et de classe.

L’articulation des rapports de genre et de classe est centrale dans notre livre, même si cela a été vraiment un travail d’écriture ardu que de tenir tout le temps, au fil de la démonstration, les deux dimensions.

On essaye aussi plus ponctuellement de tenir compte des rapports sociaux liés à l’âge ou à la génération. Ce qu’on ne fait pas suffisamment dans le livre, ou qu’on ne fait qu’effleurer, c’est la question raciale. C’est quelque chose qu’on a commencées à travailler plus systématiquement depuis, à partir des matériaux obtenus dans les tribunaux. On pense qu’il est important de chercher aussi dans cette direction (9).

Sibylle Gollac – Il y a deux passages dans le livre où on aborde ce sujet, mais nous n’avons pas les matériaux pour être systématiques, notamment parce qu’au moment où l’on a accumulé l’essentiel de nos matériaux de terrain, on – quand je dis « on » c’est un « on » collectif, en particulier dans le collectif « Rupture », dans le cadre duquel on a accumulé les matériaux sur la justice – on n’avait pas de notation systématique et uniformisée dans notre collectif des formes de racialisation des justiciables.

Nos matériaux n’étaient pas évidents à analyser sous cet angle. Nous travaillons à partir de matériaux ethnographiques et de matériaux statistiques. En tant que sociologue, on a l’habitude de travailler avec de grandes variables qu’on articule, et l’approche intersectionnelle nous donne les outils théoriques pour penser cette façon dont on articule les effets de ces grandes variables que sont le genre — de fait le sexe dans les statistiques — et la classe sociale ou la catégorie socio-professionnelle. Dans l’enquête Patrimoine de l’INSEE, nous n’avons rien sur les formes de racialisation dont peuvent être l’objet les enquêté·es.

Pour revenir à notre cadrage théorique, le féministe matérialiste s’imposait puisque notre question était de savoir comment, tandis que les femmes travaillent autant que les hommes, seuls ces derniers accumulent. L’intersectionnalité s’imposait car elle nous offrait des outils pour comprendre et analyser nos matériaux ethnographiques et statistiques.

Le Vent Se Lève – Ce passage est en effet très marquant dans l’introduction de votre ouvrage. Votre livre montre que l’on peut articuler matérialisme et intersectionnalité, loin des impossibles dialogues des sphères plus militantes. Comment s’approprier les deux dans la recherche ?

Sibylle Gollac – Pour ma part, je suis arrivée au féminisme par mes activités scientifiques. Je pense que pour des militant·es féministes qui luttent depuis des années et des dizaines d’années, il est évident que ce n’est pas facile de sortir de ces lignes de conflit, alors que depuis notre position scientifique, c’est plus facile.

Céline Bessière – Ce que tu dis se discute…Je pense que les lignes de fracture militantes et politiques sont aussi des lignes intellectuelles. Il y a dix ans nous avions participé à un congrès d’études féministes, où Christine Delphy et Elsa Dorlin se donnaient des noms d’oiseau par conférences interposées. En ressortant de ces conférences, nous en sommes venues à l’idée que ces oppositions théoriques, philosophiques doivent impérativement être remises sur le métier des sciences sociales, avec l’analyse de matériaux empiriques à l’appui.

En tant que sociologues, nous devons aussi avoir une ambition théorique. À nous de faire travailler ces concepts et de voir ce qu’ils nous apportent. Pour moi l’intersectionnalité n’est pas une religion, c’est un outil pour penser des choses et tant que ça m’aide à penser, je l’utilise abondamment.

Tout cela est devenu complètement délirant avec les accusations d’islamo-gauchisme portées par le gouvernement sur qui utilise ces outils ! Pour moi ce sont vraiment des outils de travail et politiques pour montrer les rapports de domination ainsi que leur fonctionnement.

Le Vent Se Lève Pour revenir à votre livre, estimez-vous que certaines femmes, en raison de leur milieu social d’origine, sont plus égales que d’autres vis-à-vis des hommes ?

Sibylle Gollac  Nous montrons dans le livre que les inégalités de genre traversent les différents milieux sociaux de façon différente. L’approche intersectionnelle sert justement à ça : il s’agit de montrer qu’il y a des inégalités dans tous les milieux sociaux, qui se jouent à chaque fois un peu différemment. Ainsi, il n’y a pas de milieu, il me semble, dans lesquels les femmes sont plus les égales des hommes que dans d’autres. Il est certain néanmoins qu’elles vivent des réalités matérielles très différentes.

Ce n’est pas la même chose d’être une femme au foyer à Neuilly, dépendante économiquement de son mari ou d’être une mère célibataire à Saint-Denis avec un travail de femme de ménage à temps partiel, c’est évident. Il y a aussi des formes d’émancipation et des ressources pour s’émanciper qui sont très différentes.

Il me semble que c’est un peu ce que donne à voir le livre. Dans les milieux les plus aisés, les ressources d’émancipation, dans les situations où les femmes se battent, sont des ressources notamment héritées de leur famille. Dans le pôle à fort capital économique des classes supérieures, ce sont des ressources économiques qui permettent de tenir la longueur des procédures. Ensuite dans le pôle à fort capital culturel des classes supérieures, il y a des femmes actives très diplômées qui, elles aussi, ont des ressources pour faire valoir leurs droits.

Dans les classes populaires, le fait de travailler donne une forme d’indépendance économique, mais en sachant que, pour l’obtenir, les temps de travail sont extrêmement extensifs. Il faut à la fois avoir une activité salariée et s’occuper des enfants sans possibilité de délégation. Mais les outils qu’ont les femmes, malgré tout, peuvent être un niveau de scolarisation supérieur à celui de leur ex-conjoint ou le fait de réussir à s’en sortir face aux administrations peut-être mieux que leur ex-conjoint. Tout cela se joue en définitive en augmentant leur temps de travail, puisque ce sont elles qui s’occupent de ce travail administratif.

Les femmes parviennent différemment, selon les milieux sociaux, à des formes d’autonomie financière, qui leur permettent d’affronter les séparations conjugales. Mais ce que l’on montre dans le livre, c’est qu’elles payent toujours ces séparations au prix fort, beaucoup plus que leurs ex-conjoints, parce que le travail gratuit qu’elles fournissent n’est pas reconnu, tandis que le patrimoine et la carrière professionnelle de leurs ex sont protégés, au nom de l’intérêt des enfants, de la famille.

Le Vent Se Lève  Dans votre ouvrage, vous montrez qu’il existe des lieux de sociabilisation principalement utilisés par les hommes, que ces derniers déploient des stratégies d’accumulation au cours de leur vie. De l’autre côté, beaucoup d’obstacles semblent se dresser pour les femmes. Ces dernières, lors de vos entretiens, vous ont-elles partagé des solutions qu’elles ont expérimentées ? Imaginez-vous d’autres pistes ?

Céline Bessière – C’est toujours cette vaste question qu’on nous pose, parce qu’on ne l’a pas traitée explicitement dans le livre : il n’y a pas cent pages de recettes pour s’en sortir en partie parce qu’il y a plein de niveaux différents. Le premier niveau, c’est la prise de conscience. Ce qui est intéressant dans les monographies de famille que nous faisons, ce sont ces femmes que nous rencontrons et qui nous racontent comment elles se sont fait avoir dans leur succession. Ce n’est pas un discours politique, elles nous relatent qu’en fait elles n’ont pas voulu se disputer avec leur frère, leurs parents.

Il y a beaucoup d’enjeux familiaux impliqués pour dire un sentiment d’injustice, mais qui n’est pas converti en quelque chose de politique, et je pense que l’effet du livre est de mettre tout ça bout à bout. Nous prenons aussi en compte les différents âges de la vie, depuis la mise en couple, la vie en couple, la séparation, les successions, et leur rapport avec les parents, les frères et sœurs. Je pense qu’il y a un effet d’accumulation dans le livre qui nous permet de se dire que c’est un fait social, ce ne sont pas juste des histoires individuelles. C’est le but de ce livre de politiser l’ensemble.

Les retours que nous avons sont positifs, un certain nombre de femmes découvrent qu’il y a un enjeu politique dans ce qu’elles vivent, là où la plupart des gens voyaient des questions personnelles ou techniques.

L’idée du livre, c’était déjà d’en faire un enjeu politique.

Une fois que la succession devient un enjeu politique, on peut espérer qu’un certain nombre de femmes et d’hommes, de groupes féministes se saisissent de cette question et fassent des propositions concrètes. Bien sûr, on peut décliner un certain nombre de propositions. Par exemple, il n’est absolument pas normal que l’allocation de soutien versée par la CAF en cas de non-paiement de la pension alimentaire ne soit plus versée quand il y a une remise en couple. Cela signifie quand même que c’est au nouveau conjoint de la mère de prendre en charge la contribution à l’entretien de l’enfant. C’est absurde, une réforme pourrait consister à individualiser ce droit tout comme d’ailleurs un ensemble de droits et de prestations sociales en France, qui sont sous conditions familiales (RSA, AAH…).

Pour la prestation compensatoire aussi, le livre pourrait contribuer à voir cela autrement. C’est intéressant parce qu’on travaille avec l’Institut national de l’audiovisuel (INA) en ce moment sur leurs archives. Nous avons visualisé ce qui avait été dit dans les journaux télévisés en 2000 au moment de la réforme de la prestation compensatoire, lorsqu’elle est passée d’une rente à un capital, ce qui a contribué à diminuer drastiquement ces prestations en termes de montant et puis aussi à limiter les bénéficiaires, puisqu’il n’y a plus que les femmes mariées à des époux riches qui peuvent en bénéficier. Notre livre pourrait inviter à voir autrement la prestation compensatoire, réfléchir à une extension de ce type de compensation aux couples non mariés, ce qui est une situation fréquente aujourd’hui. On peut aussi aller beaucoup plus loin sur un programme politique plus radical, comme taxer l’héritage plus fortement qu’il ne l’est actuellement ou aller vers des mesures du type revenu ou patrimoine universel.

Taxer l’héritage est à la fois une mesure de justice entre les classes sociales mais également une mesure de justice de genres. Supprimer l’héritage serait peut-être encore mieux mais mettre ce sujet à l’agenda politique en ce moment est peu réaliste.

Sibylle Gollac – Il y a deux problèmes : le fait qu’effectivement les femmes sont moins riches et le fait que la richesse donne du pouvoir. Pour lutter contre les inégalités de richesse, il y a ce dont parlait Céline comme l’augmentation des prestations compensatoires. Il y a aussi la sensibilisation des professionnel·les du droit qui interviennent au moment des séparations et des successions, au fait que leurs pratiques peuvent être productrices d’inégalités. On nous questionne souvent sur la réaction des professionnel·les à notre livre. Pour l’instant nous avons peu de retours mais c’est l’un des enjeux.

L’autre façon de voir le problème est de se demander comment faire pour que ces inégalités de richesse aient moins d’effets en termes de pouvoir, de conditions de vie : les inégalités de patrimoine sont d’autant plus cruciales que l’accès au logement social est de plus en plus difficile, que le système des retraites est fragilisé.

Notre réponse consiste à dire que c’est tout ce système de protection sociale qu’il faut renforcer, consolider. J’ai en tête l’exemple d’une enquêtée dans une famille de boulanger, dans laquelle le frère a été très nettement avantagé par rapport à ses sœurs. Une des sœurs c’est par elle que j’ai rencontré la famille me disait que le fait que son frère ait plus lui importait peu. Elle disait : « je lui laisse ça, et d’ailleurs j’ai divorcé deux fois et à chaque fois j’ai laissé la maison à mes ex-conjoints, au moins c’est vite fini et on n’en parle plus ». Il me semble important de préciser que cette dame était salariée de la SNCF, avec un statut de quasi-fonctionnaire, qu’elle habitait dans un logement social via son employeur.

Sa possibilité de divorcer sans s’inquiéter trop du fait qu’elle allait se retrouver sans logement, de laisser à son frère cette boulangerie sans s’inquiéter de ce qu’elle allait récupérer, était liée à la stabilité de son emploi et à l’accès à un logement social, qui lui permettaient justement de prendre ces libertés.

Ainsi l’enjeu de la protection sociale et de sa consolidation est important pour que les inégalités économiques que subissent les femmes ne se transforment pas, comme c’est trop souvent le cas, en violence économique : on sait qu’il y a tout un continuum entre cette violence économique et les violences conjugales.

Le Vent Se Lève  Votre livre semble être unique en France. Y a-t-il, dans d’autres pays, des recherches similaires en termes d’approches, de préoccupations (sur les mêmes thématiques) qui existent et, si oui, leurs conclusions sont-elles similaires aux vôtres en termes des systèmes de protection ?

Céline Bessière – Nous sommes en train d’essayer de faire traduire le livre en ce moment, donc on a un peu examiné cette question. Il n’y a pas d’équivalent de ce livre si on le considère dans son ensemble. Ce qui est très particulier dans ce livre, c’est d’avoir mis ensemble au service d’une même démonstration autant d’enquêtes et de matériaux empiriques très différents, c’est assez rare, parce que les sciences sociales sont devenues très spécialisées.

Donc, ce qui existe à l’international, ce sont des travaux en sociologie économique ou en économie sur le gender wealth gap, l’écart de patrimoine entre hommes et femmes. C’est un champ qui est en train de se développer assez vite et qui est fondé beaucoup sur des méthodes statistiques, ce qu’on fait, en partie, dans le livre quand on étudie l’enquête Patrimoine de l’INSEE. Il y a l’équivalent de ce type d’enquête déclarative sur les patrimoines dans la plupart des pays du monde, et il y a des chercheurs et des chercheuses surtout qui essaient d’aller regarder à l’intérieur des ménages (l’unité d’analyse), qui possède quoi.

La meilleure enquête de ce type vient d’Allemagne, parce que c’est aussi une enquête déclarative par ménage mais où les hommes et les femmes ont été interviewés individuellement, donc deux personnes dans le même ménage sur qui possède quoi. C’est très intéressant parce qu’ils ne déclarent pas la même chose. C’est quelque chose qu’on va essayer de promouvoir dans les enquêtes françaises à l’avenir pour creuser ce qu’il se passe à l’intérieur des ménages.

Il y a aussi beaucoup d’économistes du développement qui ont travaillé sur la richesse possédée par les hommes et celle possédée par les femmes dans le cadre d’une politique de développement. Souvent la question c’est : si on donne de l’argent, un pécule, vaut-il mieux le donner à l’homme ou à la femme dans un couple et quels sont les effets produits ? Parce qu’ils ne vont pas le dépenser de la même façon.

Ces travaux ne sont pas reliés aux travaux de sociologie de la famille ou d’anthropologie de la parenté qui peuvent travailler, un peu comme on le fait dans le début du livre avec des monographies de famille, en faisant des longues interviews pour savoir ce qui se passe dans les familles en matière d’arrangements économiques familiaux.  

Enfin, il y a un troisième volet dans notre livre, le volet sur les professionnel·les du droit et plus largement ce qu’il se passe dans les tribunaux, les cabinets d’avocat·es et de notaires.

Il y a toute une littérature internationale Law and society qui étudie comment travaillent les juges : est-ce qu’une juge femme travaille et juge comme un juge homme, que font les avocat·es, comment travaillent-ils avec leurs client·es, mais cela n’est pas connecté ni avec ce qu’il se passe dans les familles ni avec le gender wealth gap.

Ce qui fait le caractère unique de notre livre c’est d’avoir fait ces trois choses-là ensemble. Je pense que c’est indispensable pour mener la démonstration de bout en bout, c’est-à-dire pour comprendre cette inégalité de richesse entre les femmes et les hommes que nous saisissons dans les statistiques, nous avons besoin d’aller regarder et ce qui se passe dans les familles et ce que répond le droit à ces questions-là, de fait c’est très rarement relié dans la même analyse.

Sibylle Gollac  C’est ce qui permet de comprendre ces inégalités de patrimoine : comment elles se construisent dans la famille et comment elles existent dans un cadre juridique formellement neutre. Notre point de départ dans le livre, c’est de constater que les inégalités de richesse augmentent entre ménages pauvres et ménages riches en même temps que les inégalités de patrimoine entre femmes et hommes augmentent, en même temps qu’on a un cadre juridique qui se présente comme de plus en plus égalitaire.

Céline Bessière – Il y a énormément de travaux dans des pays où il n’y a pas un droit égalitaire, notamment dans les pays d’Afrique du Nord où de nombreux travaux sont en train de se développer actuellement en lien aussi avec des mouvements féministes qui réclament l’égalité du droit. Qu’est-ce que ce droit ? Comment le transformer ? Comment s’applique-t-il ? Au Maroc, en Tunisie, en Algérie, il y a de nombreux travaux en ce moment qui se développent sur les rapports des familles au droit et les transformations éventuelles de ce droit.

Le Vent Se Lève À vous lire, il peut sembler que le système économique mette au banc les femmes, les positionne en tant que dominées. Pensez-vous que ce système est réformable pour améliorer la place des femmes ou est-ce que le système économique porte en lui le fait que les femmes se retrouvent en position de dominées ?

Sibylle Gollac – Il est difficile de répondre à cette question. On nous l’a déjà posée sous d’autres formes : est-ce que le patriarcat et le capitalisme peuvent exister l’un sans l’autre par exemple ? On sait que le patriarcat peut exister sans le capitalisme, l’inverse on ne sait pas. Cette question nous paraît très théorique.

Le système capitalisme contemporain est intrinsèquement patriarcal, et il y a longtemps que les féministes marxistes ont montré que l’exploitation du travail dans le cadre capitaliste ne peut exister que grâce à l’exploitation patriarcale du travail des femmes dans la sphère domestique.

Toutefois, le capitalisme est plein de ressources et de rebondissements mais ces deux sujets restent intrinsèquement liés. C’est pour ça que dans la conclusion du livre, nous disons que si on veut combattre le patriarcat, il faut combattre le capitalisme et que si on veut combattre le capitalisme, il faut combattre le patriarcat.

Références :

1. Le « laboratoire de sciences sociales » (qui intégra plus tard le Centre Maurice Halbwachs), abrité par le département de sciences sociales de l’Ecole Normale Supérieure. Thèse de Céline Bessière : Maintenir une entreprise familiale. Enquête sur les exploitations viticoles de la région délimitée Cognac, thèse de doctorat de sociologie, Université Paris-Descartes, 2006, sous la direction d’Olivier Schwartz ; Thèse de Sibylle Gollac : La pierre de discorde. Stratégies immobilières familiales dans la France contemporaine, thèse ENS-EHESS, 2011, sous la direction de Florence Weber.
2. Voir les travaux de l’équipe “ruptures” puis “justines” ici : https://justines.cnrs.fr ; Cette recherche collective a donné lieu notamment à la publication de l’ouvrage suivante : Collectif Onze, Au tribunal des couples, Odile Jacob, 2013.
3. Voir notamment, François de Singly, Fortune et infortune de la femme mariée, PUF, 1987.
4. Anne Lambert, “Tous propriétaires!” L’envers du décor pavillonnaire, Seuil, 2015.
5. Collectif ACIDES, Arrêtons les frais ! Pour un enseignement supérieur gratuit et émancipateur, Raisons d’agir, 2015.
6. Caitlin Zaloom, Indebted, How Families Make College Work at Any Cost, Princeton University Press, 2019.
7. Laure Béréni, « Une nouvelle génération de chercheuses sur le genre. Reflexions à partir d’une expérience située », Contretemps, 2012 ; voir aussi Isabelle Clair et Maxime Cervulle : « Lire entre les lignes : le féminismes matérialiste face au féminisme poststructuraliste », Comment s’en sortir ?, n°4, 2017.
8. Céline Bessière, « Race, classe, genre. Parcours dans l’historiographie américaine des femmes du Sud autour de la guerre de Sécession », Clio, Histoire, femmes et sociétés, n°17, 2003, p. 231-258.
9. Pour une première analyse, voir Céline Bessière, Emilie Biland, Abigail Bourguignon, Sibylle Gollac, Muriel Mille & Hélène Steinmetz] «“Faut s’adapter aux cultures Maître”. La racialisation des publics de la justice familiale en France métropolitaine », Ethnologie Française, XLVIII, 1, 2018, p. 131-140.

Femmes et sport : Histoire d’une exclusion institutionnelle et culturelle

Athlètes du Golf Club effectuant des mouvements d’ensemble © Gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Si l’Histoire du sport s’étend sur plus de trois millénaires, les femmes n’en font pourtant réellement partie que depuis moins d’un siècle. Souvent associée aux droits civiques, utilisée à des fins militaires, la pratique sportive a toujours, depuis la Grèce Antique, été développée, encadrée et légitimée par et pour les hommes. De cette Histoire androcentrique ont été construits sur le temps long des modèles de masculinité et de féminité nourris par l’imaginaire sportif et valorisés différemment. Des concepts mythifiés encore prégnants aujourd’hui, sur lesquels se fondent les discriminations de genre et les violences qui gangrènent l’espace sportif moderne. Proposer une autre version de l’Histoire s’avère alors nécessaire pour déconstruire les fondations d’un modèle sportif archaïque.

Les valeurs associées de manière contemporaine au sport dans la Grèce Antique représentent un formidable enjeu mémoriel et politique. Si Coubertin et les pionniers de la fin du XIXe siècle ont préféré mettre en avant l’universalisme et le pacifisme qu’incarnaient les Jeux Olympiques lors de leur restauration, il faut souligner un autre aspect du sport grec antique – repris lui aussi lors des premiers JO modernes en 1896 : l’exclusion des femmes. À Olympie, comme ailleurs au VIIIe siècle av. J.C, les concours sont strictement réservés aux hommes tandis qu’une femme entrant dans le Stade Olympique se voit condamnée à mort. Seule la cité de Sparte se démarque à cette époque en incitant les femmes à pratiquer au même rythme que les hommes le sport. Loin pourtant d’être une forme d’émancipation des femmes, c’est avant tout un stratagème militaire : on imagine à l’époque que les mères fortifiées par la pratique sportive mettent au monde des hommes puissants pouvant garnir les rangs des armées spartiates. 

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Edgar Degas, Jeunes Spartiates s’exerçant à la lutte, 1860 © Fogg Museum (Harvard Art Museums), Cambridge, MA, US, National Gallery.

MASCULINITÉ CONQUÉRANTE ET ENJEUX MILITAIRES

Lorsque les sports modernes émergent en Europe au XIXe siècle, ils sont vecteurs d’idéologies mêlant intérêts politiques, militaires, géopolitiques et hygiénistes. Dès les années 1840, en Angleterre, les jeux sportifs de la jeunesse masculine des public schools sont encadrés dans le but de forger une masculinité bâtie sur l’esprit de conquête. Sont mis en avant dans ces établissements des idéaux de virilité impérative, de domination physique et de résistance, tant en métropole britannique que dans les colonies, dans lesquelles on diffuse cette vision masculinisée des activités sportives européennes. Surtout, sont moqués et tournés en ridicule tous les signes associés à la féminité, opposés à la doctrine naissante de la « chrétienté musculaire ». C’est le retour en Angleterre, au milieu du XIXe siècle, à une morale protestante qui utilise le sport pour apporter des valeurs dites essentielles – et toutes communément associées à la masculinité : la force, l’honneur, le respect, le fair-play, ou encore le contrôle de soi des « gentlemen sportifs ».

https://www.nam.ac.uk/explore/british-army-and-evolution-sport
Match de football entre soldats britanniques, Afghanistan, 1878 © National Army Museum

En France, si les signes de masculinité que l’on impose au sport sont sensiblement les mêmes qu’Outre-Manche à la même époque, ils servent une autre cause, comme l’écrit Le Petit Journal dans son édition du 27 juin 1879 : « La gymnastique est apparue comme un élément essentiel [du] relèvement [moral et matériel] » de la France après le désastre militaire de 1870.

La gymnastique est apparue comme un élément essentiel du relèvement moral et matériel de la France après le désastre militaire de 1870.

De fait, dans l’Hexagone comme dans l’Angleterre victorienne, la pratique sportive est toujours réservée aux hommes. Mais voyant leur hégémonie remise en cause par certains rares évènements sportifs féminins, ils créent des institutions sportives chargées de conserver les ordres inégaux établis – tant du point de vue d’une domination de classe que de sexe. C’est notamment le cas du Comité international olympique (CIO) qui naît en 1894, ou des Fédérations telles la conservatrice Fédération anglaise de football. Exemple marquant en Angleterre, les novatrices « Cambridge Rules », qui interdisent coups et plaquages, sont adoptées à la fin du XIXe siècle par une nouvelle fédération et ce malgré de fortes oppositions internes, par crainte qu’elles « émasculent » le jeu. Les Fédérations font ainsi démonstration de leur conservatisme, perpétuant stéréotypes de genre et renforçant donc les barrières à la pratique sportive féminine.

NAISSANCE DE LA PRATIQUE FÉMININE ET RÉACTIONS

Il faut ainsi attendre le début du XXe siècle pour que les femmes commencent librement à pratiquer certains sports, dont les « sports rois » comme l’athlétisme ou le football. Le premier match officiel joué par des femmes se tient en France en 1917. Surtout, les « années folles » qui arrivent sont le théâtre d’une effervescence politique qui consacre l’émancipation des femmes et qui permet le développement du sport par et pour les femmes. Le roman La Garçonne publié en 1922 par Victor Margueritte, symbole de la fièvre des années 1920, donne une grande place à la figure de la sportive qui entre dans l’imaginaire collectif.

Et parce qu’elles essuient nombre de refus de la part des institutions, le CIO et Coubertin en tête, les sportives créent leurs propres institutions et événements sportifs sous la houlette d’une pionnière du sport pour les femmes : Alice Milliat. Anonyme à sa mort en 1957, oubliée de l’Histoire, méconnue aujourd’hui, elle est pourtant sans aucun doute une des personnalités qui a le plus contribué au développement de la pratique sportive dans l’Histoire de France. A. Milliat et la Fédération sportive internationale féminine inaugurent ainsi les Jeux mondiaux féminins en 1922 à Paris, qui se tiennent également lors de trois autres éditions avant leur disparition en 1934.

Car déjà, au crépuscule des années 1920, recule la condition des sportives : alors que plusieurs concurrentes du 800 mètres des Jeux Olympiques d’Amsterdam en 1928 s’effondrent de fatigue à l’arrivée, les commentaires discriminants questionnant les capacités physiques des jeunes athlètes femme pleuvent dans l’espace médiatique. John Tunis, célèbre commentateur, décrit – et déforme – la course ainsi : « Sous nos yeux […] se trouvaient onze pauvre femmes, cinq ont abandonné avant la fin de la course ». Elles n’étaient pourtant que neuf athlètes ce jour-là, et ont toutes terminé la course.

À la suite de ces pressions médiatiques et politiques, toutes les courses de plus de 200 mètres sont interdites aux femmes aux Jeux, et ce pour plus de trente années. Les années 1930 et la Seconde Guerre mondiale ne font que réprimer plus encore cet élan sportif féminin né durant le premier conflit mondial. La France de Vichy interdit les compétitions féminines de football, qui ne seront de nouveau reconnues qu’en 1969 par la Fédération française de football. Le modèle prôné par le pétainisme diffuse lui aussi le sport mais l’utilise comme moyen de contrôle des corps et mise à distance des femmes.

LES RÉCITS MODERNES DE LÉGITIMATION DU SEXISME DANS LE SPORT

Les Trente Glorieuses sont, dans leur ensemble, une période où survivent les préjugés sexistes et les discriminations dans la pratique sportive. Le docteur Éric Alberg, référence nationale et champion de France de marathon, explique ainsi en 1965 au journaliste d’ORTF qui l’interroge, qu’il voudrait réserver la pratique de l’athlétisme à « une élite [des femmes], car c’est vraiment très laid de voir une femme qui n’est pas douée courir sur une piste ». Surtout, ces discriminations fondées sur le genre dans le sport se transforment, adoptant moins une forme institutionnelle, au profit d’une forme culturelle plus intériorisée. Le sexisme persiste ainsi dans le sport en parallèle d’un lent mouvement de démocratisation de la pratique sportive pour tous, imagée dans la conscience collective par des émissions comme Gym Tonic dans les années 1980. Désormais, l’image de la sportive est diffusée mais fortement codifiée et influencée par le marketing, ce qui mène à une sectorisation massive de la pratique sportive féminine.

Le sexisme persiste ainsi dans le sport en parallèle d’un lent mouvement de démocratisation de la pratique sportive.

En résultent aujourd’hui, comme héritages de cette construction historique, de fortes disparités de pratique des femmes en fonction des sports. Si 32 % des licences tous sports confondus sont détenues par des femmes en 2018, l’équitation, la gymnastique ou les sports de glace en comptent plus de 80 %. À l’inverse, les deux sports les plus ancrés dans la culture française, à savoir le football et le rugby, restent les deux seuls sports olympiques possédant moins de 10 % de licenciées femmes.

Surtout, les récits de légitimation de l’exclusion des femmes qui ont existé à travers les siècles survivent au cœur du modèle sportif actuel sous de nouvelles formes. Le contrôle des corps ne provient plus de l’argumentaire militaire ou médical mais d’une image irréelle de la féminité dictée par le marketing. Les barrières structurelles deviennent des barrières d’ordre économique, alors que celles institutionnelles et culturelles commencent tout juste à s’éroder.

Ainsi, le plus répandu des récits modernes de légitimation du sexisme dans le sport se développe : le sous-développement de la pratique sportive féminine vient se heurter à l’absence d’investissements publics dans ces pratiques. La logique de marché reprend partout ses droits : les femmes ne génèrent pas d’argent, elles ne doivent donc pas être financées. Un argumentaire, qui cache néanmoins le cœur du problème : la persistance d’un sexisme, historiquement construit, véritable fondation de la sous-médiatisation des athlètes femmes dans l’espace public. Par voie de conséquence, les sportives sont moins payées que leurs homologues masculins lorsqu’elles pratiquent professionnellement leurs disciplines, et bénéficient d’investissements publics inférieurs ou sinon encore trop ciblés sur les sports considérés comme « féminins ». Un rapide détour par l’hégémonie des droits de diffusion télévisuelle dans les sources de revenus des institutions sportives explique également ce cercle vicieux liant sous-médiatisation et sous-financement.

À titre d’exemple, les athlètes femmes ne reçoivent aujourd’hui que 4 % de la couverture médiatique sportive à l’échelle mondiale – selon l’UNESCO – et 16 % à l’échelle française. Surtout, les inégalités salariales entre femmes et hommes sont encore abyssales dans l’espace sportif, corollaires d’une faible reconnaissance symbolisée par les fragiles statuts professionnels des meilleures athlètes femmes. Ainsi, le salaire moyen d’un footballeur de Ligue 1 était, en 2019, de 108 000 euros par mois, contre 2 500 pour une footballeuse de Division 1 – une moyenne ne prenant même pas en compte les 40 % des joueuses du championnat ne possédant pas un « contrat fédéral ». Pire, ces inégalités salariales dans le football cachent encore une autre réalité : malgré leur modeste reconnaissance, les footballeuses sont largement mieux loties que les sportives pratiquant des disciplines non olympiques. Dans de nombreux sports, le statut amateur des femmes n’est plus seulement une réalité, mais une fatalité.

À l’heure actuelle, les athlètes femmes ne reçoivent que 4 % de la couverture médiatique sportive à l’échelle mondiale, selon l’Unesco.

Une telle histoire du sport, abordée sous l’angle des discriminations de genre, pourrait ne consister qu’en une nouvelle approche de notre passé. Mais cela serait négliger les apprentissages de cette étude quant aux réalités du présent : l’histoire du sport, brièvement présentée, tend à déconstruire les préjugés sexistes existant dans le modèle sportif moderne autant que ce modèle lui-même. Avec l’ambition nécessaire de reconstruire un espace sportif plus inclusif dans lequel les femmes, tant sur les terrains qu’aux postes à responsabilités, seraient présentes en plus grand nombre. Avec l’ambition, aussi, d’effacer du langage courant l’expression « sport féminin », qui matérialise et ancre encore et toujours la connotation masculine octroyée au terme « sport », dénué d’adjectif.

Judith Butler : « Les femmes n’ont pas besoin d’un autre sauveur »

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©Miquel Taverna

Les gender studies ont généré des débats croissants depuis leur apparition et les différentes vagues féministes ont accru leur importance. Judith Butler est l’une des principales théoriciennes de ce courant. Nous avons pu l’interroger sur ses principaux concepts, ainsi que sur le regard qu’elle porte sur l’avenir politique – à l’heure où la question de la reformulation de la masculinité est devenue capitale pour qui veut combattre le patriarcat. Entretien réalisé par Lilith Verstrynge et Lenny Benbara. Traduction par Valentine Ello.


LVSL – Vous êtes née dans une famille juive traditionnelle dans l’Ohio. Votre oncle a été emprisonné parce qu’il était transsexuel et il est mort en prison. Vos cousins ont été expulsés de leurs foyers parce qu’ils étaient homosexuels et on vous a amenée chez un psychiatre à l’âge de 15 ans quand vous avez annoncé votre homosexualité. Comment déconstruisez-vous le genre dans votre histoire personnelle difficile ? Pour celles et ceux qui ne vous connaissent pas, comment vous décririez-vous ?

Judith Butler – Les auto-descriptions ne sont pas mon fort. Mon oncle était vraisemblablement intersexué, mais il a fini par devenir une sorte d’attraction à force d’être constamment analysé par les autorités médicales et psychiatriques. Je ne l’ai jamais connu car il a été interné avant ma naissance et on m’a dit qu’il n’était plus conscient. C’était un mensonge, j’aurais pu le rencontrer, mais mes parents ne voulaient pas que les enfants entrent en contact avec lui. J’ai un cousin homosexuel qui sait ce qui s’est réellement passé. Ce cousin a été tout bonnement excommunié. Certaines familles font des dons financiers qu’elles requalifient ensuite de prêts, et quand ces derniers deviennent des dettes impossibles à rembourser, on les met dans la catégorie des crimes. Ce n’est pas une surprise, la criminalité a toujours été utilisée contre nous à la moindre occasion. Mes parents et grands-parents étaient terrifiés que l’antisémitisme surgisse à tout moment, ils pensaient que s’assimiler aux normes américaines était le seul moyen de se protéger. Ils ont continué à respecter les fêtes religieuses et certains respectaient le shabbat, mais avec le temps, la judéité a été déconnectée de la plupart des rituels (pas tous) et est devenue un ethos communautaire.

LVSL – L’un de vos concepts principaux que vous développez dans Trouble dans le genre est l’idée de performativité du genre. Pourriez-vous revenir sur ce concept pour nos lecteurs et nos lectrices ?

JB – L’idée de la performativité du genre a évolué avec le temps. Quand je l’ai présentée pour la première fois, je m’intéressais à la façon dont les gens répétaient certains gestes, et comment ces gestes semblaient exprimer et amplifier la façon dont ils percevaient leur genre. Mais il était clair qu’ils ne créaient pas entièrement ces gestes qu’ils répétaient. Ils ne leur étaient pas entièrement propres, même s’ils étaient personnalisés. Ils exprimaient des gestes qui avaient été effectués auparavant, d’une manière qui établissait une sorte de solidarité tacite avec celles et ceux qui avaient effectué ces gestes. En même temps, ils modifiaient et transformaient ces gestes, improvisaient les actes, les mouvements, les gestes qu’ils reproduisaient.

LVSL – Concernant la performativité du genre, certaines interprétations de votre théorie sont clairement volontaristes. Peut-on choisir son propre genre ? Quel est le lien entre nos corps et notre genre ?

JB – Il y a des moments où nous choisissons notre genre, par exemple, quand nous allons au tribunal pour demander un changement de genre. À ce moment, nous faisons le choix légal et même politique de la reconnaissance du genre auquel il nous semble appartenir. Il y a donc un choix au niveau légal et politique – dois-je faire la demande ou non ? – mais les choses sont différentes quand il s’agit du ressenti profond de qui nous sommes en termes de genre. Beaucoup de gens, si ce n’est la plupart, qui cherchent à changer légalement de genre, ont le sentiment que leur genre est une partie inaltérable de leur identité, et qu’il ne l’ont donc pas choisi. En ayant recours à la loi, ils choisissent de faire reconnaître cette partie non-choisie d’eux et affirment que c’est ce qu’ils sont.

LVSL – Le féminisme ne constitue pas un mouvement unifié. Que pensez-vous des mécanismes néolibéraux de réappropriation (les grandes marques qui vendent des produits féministes, mais aussi le combat de Beyoncé ou Rihanna pour les droits des femmes) ? Comment analyser cette réalité idéologique ? Pensez-vous qu’elle contribue à diluer la puissance critique du féminisme ?

JB – Il y a beaucoup de féminismes différents, et nous devons être critiques et distinguer lesquels font réellement progresser les idéaux fondamentaux du mouvement. Les différentes formes de féminisme libéral qui se concentrent sur le développement individuel abandonnent souvent la nature collective et la puissance du mouvement. Mais pour les jeunes femmes et filles qui vivent à des endroits où le mouvement féministe est inconnu, cela peut-être assez fort de voir Beyoncé chanter et affirmer son corps de manière puissante. Je crois que certaines athlètes comme Serena Williams ou Megan Rapinoe le font aussi. On n’a pas besoin d’aimer tout ce qu’elles disent pour voir que la représentation publique de leur force fait une différence pour d’autres femmes à travers le monde.

LVSL – Les vagues féministes ont commencé à grandir dans de nombreux pays, comme en Espagne. Le sujet de la masculinité toxique est parfois dans l’agenda politique. Que diriez-vous à ces hommes qui doivent réorganiser leur propre construction de genre ?

JB – Je serais méfiante vis-à-vis de toute mesure ressemblant à une autocorrection stalinienne ou une autocritique maoïste. Mais je pense qu’il y a chez les hommes beaucoup de pactes non codifiés et implicites par rapport aux violences faites aux femmes. Ils voient des maris battre leurs femmes ou leurs copines et ils détournent le regard. C’est un moment où un homme donne la permission à un autre homme d’exercer de la violence envers une femme. Détourner le regard est un geste qui ne prend pas toujours la forme d’une tête qui tourne dans une autre direction. Il implique à la fois le déni et l’octroi de l’impunité. Mais certains hommes brisent ce lien de fraternité et l’interrompent, élèvent la voix, interviennent ou expliquent clairement que la violence envers les femmes est inacceptable. Dans et par cet acte, cette série d’actes, une version différente de la masculinité est formulée. Il s’agit de s’assurer que l’acte qui brise le lien fraternel est également un acte qui crée de la solidarité avec les femmes. Les femmes n’ont pas besoin d’un autre sauveur ! Elles ont besoin de solidarité sur une base d’égalité. Tant que l’oppression de genre ne sera pas vaincue, nous aurons besoin des féministes pour prendre les choses en main.

LVSL – En réaction à la vague féministe, on voit un nombre croissant de mouvements culturels, en particulier sur les réseaux sociaux, qui revendiquent la défense de l’identité des hommes et de la masculinité. Comment expliquez-vous cette recrudescence ? À quoi ressemblerait un féminisme hégémonique capable de neutraliser ce genre de réaction ?

JB – Il me semble que cette défense des hommes et du masculinisme agit comme si l’opposition à la violence masculine était une opposition aux hommes tout court. Ou que l’opposition aux inégalités de genre est une simple opposition aux hommes en tant que tels. Mais cet argument présuppose qu’il ne peut y avoir d’hommes sans violence masculine ni inégalités de genre, que mettre fin à la violence et aux inégalités reviendrait à abolir les hommes. Il est inconcevable pour eux que les hommes seraient toujours des hommes s’ils entraient dans une nouvelle forme de virilité ou de masculinité fondée sur l’égalité et la non-violence. C’est une défense réactionnaire d’hommes qui pensent que la violence fait partie intégrante de l’homme.

LVSL – Vous parlez des manifestations en tant que formes d’expression incarnées, des manières de porter des revendications politiques, même lorsque le discours est absent ou n’est pas la principale forme d’expression, vous utilisez la performativité du genre comme point de départ pour parler des populations précaires et du rassemblement des corps en tant que protestation. Vous combinez vos deux théories de la performativité et de la précarité avec les travaux de Hannah Arendt, Giorgio Agamben et Emmanuel Levinas de façon à évaluer de manière critique et de s’adresser à la place Tahrir, Occupy, Black Lives Matter, et aux autres mouvements de contestation. Pouvez-vous nous en dire plus sur la manière dont ces deux théories sont connectées ?

JB – Beaucoup des manifestations majeures des dernières années ont attiré l’attention sur l’état précaire auquel sont confrontés les corps dans les rues. Ils en font l’expérience dans la rue, à la maison, aux frontières, sur le lieu de travail, dans l’espace public ou, effectivement, dans les camps de détention ou les prisons. L’une des nombreuses manières d’exprimer la rage et de dire l’injustice de cette précarité vécue est précisément par le rassemblement, c’est-à-dire en devenant pluriels et en exprimant leur opposition, l’expression étant parfois vocale mais elle peut parfois passer par un large éventail de moyens, y compris le mouvement, les gestes, les images ou le son. Tous les sens du corps contribuent à la manière dont l’opposition est formulée et dont la revendication est faite. Levinas parlait de la demande que l’Autre me fait, contre ma volonté, et qui est une demande éthique. Ma question est la suivante : lorsque des corps sont expulsés, qu’ils sont apatrides ou sans moyens de subsistance de base, ils formulent leurs revendications avec leurs corps et les moyens qu’ils sont et qu’ils ont – c’est parfois le fait de filmer de façon spontanée des violences policières avec un téléphone portable. Et pourtant, ceux qui sont en-dehors de la scène sont concernés par ces revendications, ils doivent être sensibles à ce qui est exprimé, manifesté, communiqué, et cela les exhorte à traduire par un langage politique auquel ils sont habitués (principalement parlementaire) la réalité de ceux qui expriment des revendications politiques de différentes manières.

LVSL – Nous vous avons également entendu dire : « Il est plus facile de continuer à se battre si l’on sait que l’on n’est pas seul, que l’on dépend des autres ». Que pensez-vous de l’idée d’une fragmentation défendue par l’activisme actuel et comment le néolibéralisme a fragmenté l’identité de la classe ouvrière ? Pensez-vous que nous ne sommes plus à la recherche d’une histoire commune pour unir différentes personnes autour d’un unique objectif, mais que nous essayons d’exagérer nos particularités pour combler l’angoisse du présent dépourvu d’identité de classe ? Comment construire alors cette unité qui fait que nous dépendons les uns des autres ?

JB – Les anciennes idées d’unité ne sont plus, mais ce serait une erreur de penser que tout ce qui nous reste en conséquence est l’état fragmenté de différentes identités. L’idée de l’alliance est une façon de penser la solidarité qui permet à la différence d’être un facteur mobilisateur plutôt que paralysant. Cette forme de politique identitaire qui affirme qu’on ne peut se représenter que par sa spécificité ne laisse pas de place à la création d’alliances. Je comprends le besoin d’insister sur la singularité, en particulier dans un contexte de populations autochtones dont les histoires ont été effacées avec beaucoup de leurs ancêtres. Mais il faut néanmoins s’interroger sur les conditions historiques communes que nous traversons, le déplacement néolibéral des travailleurs, la destruction des droits humains, l’augmentation des niveaux de pauvreté et les formes néolibérales d’individualisme qui font que la solidarité semble encore plus lointaine. Nous devons créer des formes de solidarité transrégionales et translinguistiques qui insistent sur la justice économique, en luttant contre les effets dévastateurs du capitalisme sans reléguer au rang des luttes secondaires le féminisme, l’activisme queer et trans et les luttes pour l’égalité raciale et la liberté. Nous ne devons donc pas revenir à une unité simple, mais plutôt nous battre pour former un réseau toujours plus puissant de solidarités axées sur la lutte contre la destruction de la planète et pour un salaire vivable. Nous avons besoin de nombreux mouvements travaillant de concert pour éclairer chaque aspect de cette constellation. Cela ne veut pas dire que nous sommes du même avis ou que nous parlons la même langue, mais que nous acceptons le fait que nous vivons ensemble sur cette planète et que cela nous oblige à démanteler les forces de destruction et d’oppression pour créer une vie plus vivable pour tous. Une fois que la gauche sera plus affûtée face aux forces économiques dévastatrices qui œuvrent contre nous, la version sécuritaire du fascisme et la résurrection destructrice du patriarcat, nous n’aurons pas une nouvelle langue, mais un nouvel activisme de traduction qui rassemble les langages politiques de la vie.

La nouvelle vague du féminisme espagnol

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Les manifestations spectaculaires du 8 mars 2018 et les mobilisations inédites contre la décision judiciaire dans l’affaire dite de « La Manada » inaugurent une nouvelle vague du féminisme en Espagne. La voix des femmes, qui peinait à se faire entendre jusqu’alors, s’est durablement installée dans le débat public. Le féminisme espagnol revendique l’égalité des droits, mais désigne également un coupable direct, l’État, accusé de perpétuer des relations de pouvoir inégales.


 

« Le féminisme s’étend en Espagne », « 8M : le féminisme fait l’histoire », « Le féminisme déclare la guerre a la ‘culture du viol’ suite au jugement de ‘La Manada’» … Voici quelques-uns des titres qui ont fait la une des journaux espagnols et internationaux en cette année 2018. Ces derniers mois, le terme « violence de genre » s’est imposé dans l’actualité espagnole. D’après la loi du 27 juillet 2007 pour la prévention et le traitement intégral de la violence de genre, ce type de violence, intervenant dans l’espace public ou dans la sphère personnelle de la victime, peut se traduire par des dommages physiques, sexuels ou émotionnels.

On parlera tout aussi bien de violences faites aux femmes (en espagnol, « violencia contra las mujeres », dite VCM), car les femmes sont bien entendu les premières victimes. Nos sociétés sont guidées par un système très ancien qui est de nature patriarcal, fondé sur des rôles de genre fermés, qui définissent des « caractéristiques » attribuées tantôt à l’homme, tantôt à la femme. En résultent des inégalités de pouvoir : on considère que les femmes sont, dans tous les aspects de leurs vies, dotées de capacités inférieures aux hommes – physiquement, intellectuellement, psychologiquement, etc. Comme le martèlent aujourd’hui les féministes en Espagne, les violences de genre ne se limitent pas aux agressions physiques, elles englobent aussi bien les abus sexuels, le mariage des enfants, l’excision ou encore la discrimination légale. Elles constituent, plus généralement, une atteinte à l’intégrité, à la dignité et à la liberté d’une partie de l’humanité.

Le féminisme espagnol, une histoire interrompue

Si l’inégalité d’opportunités entre hommes et femmes est un phénomène ancien, il faut attendre le XIXe pour voir éclore le féminisme en tant qu’ensemble de mouvements et d’idées au service de l’égalité, dans des domaines aussi divers que le politique, l’économie, le droit ou la culture. Le concept européen prend d’abord la forme du « suffragisme » anglo-saxon, qui conteste les révolutions libérales-bourgeoises et leur vision d’une citoyenneté excluant les femmes. Le « suffragisme » revendique la reconnaissance de la femme comme citoyen de plein droit – à travers l’élargissement du droit de vote – et oblige les gouvernements à revoir les lois discriminantes à son égard.

En Espagne, le féminisme devait se constituer dans un pays aux caractéristiques bien différentes du reste de l’Europe. Quand la démocratie s’installe dans une Espagne encore dominée par le système des caciques, le vote demeure un instrument de manipulation des électeurs au profit de chefs locaux. D’autre part, l’Espagne ne disposait pas d’une élite bourgeoise et progressiste capable de mener une révolution libérale, ni d’un système d’éducation en mesure de réduire l’analphabétisme, qui concernait les deux tiers de la population féminine. Enfin, le poids de l’Église catholique dans l’histoire de l’Espagne a maintenu le pays dans une forme de retard par rapport à une Europe de plus en plus laïcisée.

Malgré tout, tandis que le féminisme anglais bataillait pour obtenir le droit de vote des femmes et la reconnaissance d’un nouveau concept de femme salariée et émancipée, la pression sociale en Espagne s’accentuait pour obtenir des progrès en matière d’éducation et de protection sociale. Sous la Seconde République (1931 – 1939), le féminisme espagnol obtient pour la première fois des avancées de taille, concrétisées dans un cadre juridique qui donnait à l’Espagne catholique et retardée un visage renouvelé, moderne et démocratique. Parmi ces réformes, le droit de vote, le mariage civil et le droit de divorcer, la dépénalisation de l’adultère féminin, ou encore l’égalité salariale. Mais ces avancées en matière légale, brutalement stoppées par le déclenchement de la guerre civile puis la victoire du franquisme, n’ont pu se traduire en de réels changements sociaux. Les années de dictature (1939–1975) n’ont pas uniquement produit un coup d’arrêt en matière de droits des femmes. Elles ont marqué un retour au passé obscurantiste et ultra-traditionnaliste de l’Espagne, à une conception de la femme exclusivement définie à partir de deux rôles : la conjointe et la mère. Lorsque l’on retrace l’histoire du féminisme en Espagne, on peut parler d’une histoire interrompue par la dictature – au même titre que tous les projets de modernisation – le pays accusant quarante années de retard au regard du reste de l’Europe.

Ce n’est qu’à partir de la transition démocratique que la sphère politique et la société civile ont pu entamer le processus de reconstruction du pays en matière sociale, économique, culturelle ou internationale. Néanmoins, quelle que soit la couleur politique du gouvernement espagnol en place, les sujets de genre n’ont jamais été abordés comme une priorité, et les avancées sociales se sont accompagnées d’une tolérance à l’égard des abus de pouvoir qui affectent la vie quotidienne des femmes.

Mobilisation féministe à Saragosse le 8 mars 2018. ©Gaudiramone

2018 : le début d’une nouvelle force féministe

Au regard de cette histoire tumultueuse, l’année 2018 apparaît comme une étape fondamentale dans le développement du féminisme espagnol. « C’est une année historique […] même les femmes des villages et du monde rural de l’Aragon (Nord-Est de l’Espagne) sont descendues dans les rues pour manifester leur soutien à la cause féministe » nous assure Laura Comin, membre de l’assemblée féministe PURNA (« étincelle » en aragonais). Devant le nombre croissant de victimes de violence machiste et d’agressions sexuelles, dans un pays où la culture du viol s’était normalisée, les médias, les réseaux sociaux et l’opinion publique se sont enfin saisis de ces injustices. En témoigne l’ampleur des mobilisations à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, le 8 mars dernier. Une journée historique au cours de laquelle plus de 5 millions de femmes se sont mises en grève afin d’exiger l’égalité de droits et de conditions de vie. Dans la plupart des capitales régionales, c’est une marée féministe qui a déferlé dans les rues : près d’un demi-million de manifestantes à Madrid, cent mille à Séville et des dizaines de milliers de personnes dans la manifestation de Bilbao, dont les images spectaculaires ont été reprises par The New York Times. Les cortèges du 8 mars ont marqué les esprits par leur caractère transversal et intergénérationnel : aux côtés des militantes plus aguerries défilaient des femmes n’appartenant à aucune organisation féministe, tous âges confondus. Des profils de femmes très divers réunis autour de slogans rassembleurs : « tant qu’il y aura de la rage, il y aura du changement », « la révolution sera féministe ou ne sera pas », « quand je rentre chez moi je veux être libre, pas courageuse ».

Pendant des années, la violence conjugale en Espagne était considérée comme un problème relevant du domaine privé et l’on parlait volontiers de « crime passionnel ». Ce n’est qu’à la fin des années 1990 que les associations de femmes qui travaillent auprès des victimes ont insisté sur la nécessité d’une loi ciblant les violences conjugales. Pour ces associations, il s’agissait d’un problème d’État qui devait être combattu grâce à des politiques spécifiques dans le domaine juridique, social et dans l’éducation. Il faut attendre le 28 décembre 2004 pour voir apparaître la première loi en ce sens : la « Loi organique de mesures de protection intégrale contre la violence de genre » (« Ley Orgánica de Medidas de Protección Integral contra la Violencia de Género »). Cette loi visait à protéger les victimes de possibles agressions, à poursuivre les agresseurs, et à faire de ce type de violence un problème social à dénoncer. Indépendamment du contenu de la loi, le nombre de victimes de violences de genre reste élevé et irrégulier, avec deux grands pics en 2008 (76 femmes assassinées) et 2010 (73 victimes). Parallèlement, le nombre de plaintes déposées continue d’augmenter. Face à un système législatif inefficace qui n’a pas su freiner ces violences pendant de nombreuses années, c’est la société civile qui prend le relai et entame ce que l’on a appelé la « nouvelle révolution féminine » qui, d’après l’avocate féministe et activiste sociale, Emilia Caballero, « ne peut faire marche arrière ».

D’autre part, des faits divers plus récents ont cristallisé la question féministe en Espagne. Le procès de « La Manada » (« La Meute ») a déclenché une vague de contestation inédite. En avril, des juges de Pampelune ont statué que l’agression sexuelle commise par cinq Sévillans sur une jeune femme de dix-neuf ans lors des fêtes de San Fermín en 2016 ne relevait pas du viol en réunion mais de l’« abus sexuel ». Les cinq hommes ont ainsi vu leur condamnation réduite et sont aujourd’hui laissés en liberté dans l’attente de l’appréciation finale. Indignées par cette décision, des associations féministes ont organisé le 22 juin des manifestations de grande ampleur dans les principales villes d’Espagne, au son de « Hermana, yo sí te creo » (« Ma sœur, moi je te crois »). Les femmes se sont mobilisées pour dénoncer la culture du viol intériorisée dans les mentalités masculines et pour revendiquer le droit à l’espace public : « la rue et la nuit nous appartiennent à nous aussi » (« La calle, la noche, también son nuestras »). Mais à l’indignation liée à l’affaire de « La Manada » se mêlent une colère et une volonté plus générale de dénoncer les dysfonctionnements du système judiciaire espagnol, accusé d’être rétrograde. « La violence patriarcale, ça suffit ! », « les juges et les procureurs aussi sont coupables », « État machiste, État terroriste », scandaient à pleins poumons les manifestantes, signe que la société espagnole réclame une vaste modernisation du système. Le constat a rapidement débordé la société civile pour s’immiscer dans l’arène politique. Dans l’émission hebdomadaire de débats « La Sexta Noche », Margarita Robles, ministre de la Défense du gouvernement de Pedro Sánchez, a affirmé ne pas partager le verdict du procès de « La Manada ». La ministre, première femme à avoir présidé une Audience provinciale, celle de Barcelone, et troisième femme à avoir accédé à la fonction de magistrate du Tribunal Suprême, a déploré l’absence de formation des juges espagnols en matière de genre, ce qui limite de fait leurs compétences dans ce type de jugement.

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Ce diagnostic est partagé par Encarnación Bodelón González, docteure en Droit et directrice du Master « Genre et Égalité » à l’Université Autonome de Barcelone. « Avec des mesures économiques et surtout une véritable volonté politique », l’Espagne aurait pu connaître des changements effectifs, souligne-t-elle. Quelle que soit l’orientation politique du gouvernement, les bonnes initiatives impulsées par l’État ne se sont pas traduites par une mise en place effective. Pour la juriste, par exemple, la loi pour l’égalité de 2007, qui prévoyait l’introduction d’une matière d’éducation civique à l’école, « a été appliquée avec timidité au moment de sa création pendant le gouvernement du socialiste Zapatero, et une fois que le Parti Populaire a pris le pouvoir, elle a été interrompue ». Encarnación Bodelón, qui dirige également le centre de recherche Antígona sur les droits des femmes en Espagne, se veut malgré tout optimiste. Ces problèmes structurels pourront être résolus « grâce à la poussée des mouvements sociaux, de la société civile, mais aussi par les politiques publiques ».

Parmi ces problèmes, le manque de préparation des juges face aux affaires liées à la violence de genre est l’un des plus criants. D’après un article publié dans le journal espagnol El Confidencial, les îles Baleares, la communauté de Valence, la Catalogne, l’Aragon, la Navarre, La Rioja et la communauté de Madrid sont les régions où les individus accusés de violence de genre sont le moins souvent jugés coupables. Ce qui ne manque pas de remettre en cause l’objectivité des décisions judiciaires : si le procès de « La Manada » s’était tenu en Galice ou en Extrémadure, où les juges statuent contre les accusés dans plus de 80% des cas, le verdict aurait pu être totalement différent. « En ce qui concerne la violence de genre, les juges perdent l’objectivité et les lunettes de l’impartialité qu’on leur a appris à adopter. Ils ne savent tout simplement pas discerner les différentes situations dans lesquelles peuvent se produire les actes de violence de genre, et se basent sur des arguments préconçus qui démontrent la culture machiste dont ils sont encore imprégnés », souligne Encarnación Bodelón. L’Espagne ne respecte pas non plus la convention d’Istanbul, selon laquelle une femme ayant subi des violences a le droit d’accéder à une aide psychologique ou économique, comme l’accueil dans un foyer municipal de soutien aux victimes. D’après la juriste, la solution consisterait à mettre en place une formation aux questions de genre pour les juges, qui doivent connaître les aspects psychosociaux de la violence. L’amélioration du système pourrait aussi passer par la rotation des juges afin d’éviter la permanence de comportements guidés par leurs convictions personnelles, et par la valorisation des juges spécialisés dans ces questions, qui sont aujourd’hui plutôt mal vus dans la profession.

Malgré l’existence d’un système de protection sociale supposé offrir à tous les mêmes opportunités et les mêmes droits sociaux, l’État demeure largement androcentrique, et tous les citoyens ne sont pas jugés de la même manière. Nos sociétés ont adopté une structure patriarcale qui a conditionné la construction d’un État dont l’organisation est, elle aussi, patriarcale. Les institutions qui composent cet État – le système judiciaire, l’éducation – conservent une composante sexiste qui contribuent à invisibiliser les femmes. D’après Bodelón, ce n’est pas tant l’histoire des mentalités qui explique la spécificité des violences de genre en Espagne que la sclérose de l’État, qui doit opérer des changements fondamentaux. La juriste, qui a étudié les questions de genre en Europe du Nord, remarque qu’à travers des politiques publiques, comme l’égalisation des congés maternité et paternité en Suède, les pays scandinaves véhiculent un puissant message d’égalité à la société. En Espagne, plutôt que de préconiser ce type de mesures sociales, l’État continue de faire primer « l’aspect capitaliste qui considère que la priorité consiste à générer de l’argent par son travail ». Les premiers pas de Pedro Sánchez en la matière s’avèrent pour le moment timide. Dans le cadre des négociations avec Podemos sur l’adoption du prochain budget, le gouvernement socialiste s’est engagé à augmenter progressivement la durée du congé paternité (de cinq semaines actuellement à 16 semaines en 2021, soit la même durée que le congé maternité), mais uniquement pour les salariés du secteur public.

Les initiatives sociales, associatives, voire parfois étatiques sont nombreuses, mais leur mise en pratique laisse aujourd’hui encore à désirer, et le changement tarde à se faire ressentir. L’Espagne est néanmoins submergée par une révolution menée par la société civile qui a commencé à ouvrir les yeux des espagnols par rapport aux failles du système institutionnel qui les entoure, une révolution qui a débuté mais qui n’a pas l’intention de faire marche arrière.

 

Elena García