Prix et mépris littéraires

Étalage de librairie selon les prix littéraires 2018

Nous sommes en pleine saison automnale des prix littéraires. Jean-Paul Dubois vient tout juste d’obtenir le prix Goncourt pour Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon et le prix Renaudot a récompensé Sylvain Tesson pour son livre La panthère des neiges. En France, les prix littéraires sont très suivis et le prix Goncourt, notamment, promet quelques 400 000 ventes à son récipiendaire. Si les jurys des différents prix les plus importants (Goncourt, Académie française, Renaudot, Femina, Médicis, etc.) entendent consacrer la qualité d’un livre et le « style » de son auteur, la réalité est peut-être autre. Dans la mesure où les retombées économiques sont énormes, les maisons d’édition positionnent tous les ans leurs poulains dans la course. Et ce, au grand dam des oubliés, des perdants, de la course littéraire parmi les 336 livres qui sont sortis pour cette nouvelle rentrée française de 2019.


Les prix littéraires questionnent en profondeur le rapport d’une société à sa littérature. La France est fréquemment vue comme une nation littéraire, ce qui fait dire à un auteur américain lors d’un voyage en France : « on peut s’en rendre compte en regardant le nom des rues, des places, des stations de métro : Victor Hugo par-ci, Jules Verne par-là ». L’exemple de la commune d’Illiers est fameux. La commune est devenue Illiers-Combray grâce à À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, car elle fut le lieu d’enfance du narrateur, expérience formidable de pénétration du réel par la fiction.

L’académicien Jean-Marie Rouart s’interrogeait sur cette idée de « nation littéraire » dans une conférence en 2014 [1]. Il parvenait à faire saisir ce lien double entre la France et la littérature : au sein de l’État-même et dans le cœur des Français. Une phrase du général de Gaulle frappe : « À ma gauche Michel Debré. À ma droite, j’ai et j’aurai toujours André Malraux » [2]. C’est-à-dire qu’à la place d’honneur, à l’opposé du Premier ministre et rédacteur de la Constitution de 1958, à la tête de la plus haute instance de l’État, il y a un écrivain, la littérature, l’histoire, la culture : il y a André Malraux. Il y a aussi la figure de l’intellectuel, très française, incarnée la première fois par Zola, suivi par Mauriac et Sartre. La littérature est aussi un moyen de légitimation des chefs d’État. Que l’on pense à l’ouvrage de Stendhal posé sur le portrait officiel d’Emmanuel Macron, à Malraux comme ministre de de Gaulle, Giscard d’Estaing comme académicien ou Pompidou, normalien et agrégé de lettres, qui publia une Anthologie de la poésie française. On finit par Sarkozy qui, après avoir confié ne pas aimer La Princesse de Clèves, se rattrapa : « Nos chefs d’œuvre littéraires sont chez nous l’objet d’un culte quasi religieux. Il faut le comprendre et l’accepter. C’est aussi ça la France ».

POURQUOI DES PRIX LITTÉRAIRES ?

La France a toujours objectivement produit de très grands écrivains. Elle est aussi le pays qui a le plus grand nombre de prix littéraires : près de 600. À l’origine, le prix Goncourt fut créé en 1903 pour récompenser un jeune auteur et « aider à l’éclosion des talents » (Edmond de Goncourt). En offrant une bourse élevée, il permettait à l’auteur de vivre convenablement et de s’arracher à la nécessité. Aujourd’hui, la récompense financière est fixée à 10€… Par ailleurs, la liste des grands auteurs qui n’ont pas été récompensés par le Goncourt et le Renaudot est longue. De fait, avoir un prix ne permet pas la postérité. D’ailleurs, il n’appartient à personne de la produire. Tous les panthéonisés, les enterrés au Père-Lachaise, tous les nobellisés, sont-ils aujourd’hui connus de nous tous ?

Le XIXème siècle est le moment d’autonomisation de la profession d’écrivain. Ils s’émancipent des pouvoirs en place et peuvent vivre de façon indépendante. Flaubert en représente, d’après Bourdieu [3], l’idéal-type. L’univers du champ littéraire est relativement autonome à cette époque, il « fait place à une économie à l’envers, fondée, dans sa logique spécifique, sur la nature même des biens symboliques […] dont la valeur proprement symbolique et la valeur marchande restent relativement indépendantes. » [4]

Il y a un deuxième moment dans l’histoire des prix littéraires. C’est lorsque les éditeurs se rendent compte, à partir des années 1920, de l’impact des prix sur les ventes. Aujourd’hui, un prix Goncourt se vend autour de 400 000 exemplaires, on l’a dit. Sans, l’oeuvre n’aurait peut-être pas même atteint les 30 000 ventes, même si l’auteur est connu, nous y reviendrons.

LA FORCE DU PRIX

On remarque que les prix littéraires, en s’appuyant sur une présupposée valeur littéraire, parviennent à la convertir en valeur économique [5]. En fait, les prix littéraires permettent de rendre bankable un livre qui ne le serait pas forcément. Il y a la reconnaissance que ce livre est vendable tout autant qu’il est appréciable d’un point de vue littéraire. Le prix permet de faire rencontrer un public avec une œuvre, rencontre qui n’aurait pas eu lieu si le prix ne lui avait pas été décerné.

Comme l’écrit Sylvie Ducas : « le prix littéraire conçoit l’œuvre comme une valeur à la fois littéraire et marchande » [6]. C’est parce que le prix littéraire sait l’impact qu’il a sur les ventes qu’il peut transformer la structure de la littérature elle-même. Au cours de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle, la massification du lectorat, la financiarisation et la médiatisation nouvelles de ce champ, une nouvelle figure littéraire apparaît. Celle de l’écrivain médiatique. Les écrivains sont considérés par les maisons d’édition comme des « chevaux de course » assignés à des box « d’écuries éditoriales ». Au cours du XXème siècle, trois maisons d’édition se sont particulièrement distinguées dans l’obtention des prix littéraires : Gallimard, Grasset et Le Seuil. D’où l’appellation du monstre « Galligrasseuil ».

D’un point de vue plus économique, le prix littéraire vend [7]. C’est bien le Goncourt des lycéens qui vend énormément : au moins 394 000 ventes attendues, contre « seulement » 345 000 ventes pour le Goncourt. Aussi, 80% des ventes d’un livre qui a reçu un prix se font dans l’année de sa consécration. En général, les ventes se multiplient par sept ou huit selon le prix littéraire obtenu. Si l’on considère un prix de vente d’environ 20€ pour un livre broché, le chiffre d’affaires est autour de 6 900 000 € pour un prix Goncourt, alors qu’il n’aurait peut-être été que de 700 000 € si le livre n’avait été vendu qu’à 35 000 exemplaires — ce qui est déjà correct et permet d’amortir l’investissement (fabrication, droits d’auteurs et frais de diffusion). Le livre qui détient le record est Au revoir là-haut de Pierre Lemaître, vendu à un million d’exemplaires en trois mois suivant son obtention du Goncourt. Cela représente un chiffre d’affaires de 22 500 000 € et 4 500 000 € de profit. Le livre est bel et bien devenu le produit d’industries culturelles.

LE PRIX DE LA LITTÉRATURE

 Le monstre « Galligrasseuil » a remporté près de la moitié des lauréats Médicis, Interallié, Renaudot et Goncourt depuis l’existence de ces prix. Si Actes Sud, la maison d’édition arlésienne, semble devenir une sorte de « troisième voie » entre Gallimard et Grasset (rappelons que la maison d’édition a gagné quatre prix Goncourt ces six dernières années), le suspense n’est plus vraiment à son comble.

En fait, il ne s’agit de suspense que dans la mesure où les prix littéraires, avec l’aide des maisons d’édition et des critiques, ont mis en scène leurs récompenses et les consécrations. Cette mise en scène questionne. Elle fonctionne comme un rideau. Ce que l’on voit devant, ce sont les acteurs. Ce sont les membres du jury qui se réunissent pour débattre puis délibèrent et, enfin, décernent le prix. Mais il convient de questionner ce qui est caché, ce qui n’est pas montré. Derrière le rideau, tout se sait, tout le monde se connait. On est à Paris dans le milieu de la culture, entre hommes blancs quinquagénaires. L’importance n’est pas dans ce qui est montré dans les médias, n’est pas dans le bandeau que l’on accole au livre, à l’étiquette supplémentaire sur l’auteur, mais plutôt dans ce que l’on ne nous montre pas.

S’il n’est pas question de corruption et de pots-de-vin ici, c’est parce que cela est bien plus complexe. Le fait que les statuts de l’académie Goncourt aient été modifiés pour empêcher le membre du jury d’être salarié par une maison d’édition, ne change rien à l’affaire. Il y a, comme le disait Michel Tournier, des « corruptions sentimentales », des connivences entre la critique littéraire, les maisons d’édition et les jurys. De plus, cela n’empêche pas que le juré soit aussi un écrivain édité par une maison d’édition ou ancien éditeur d’une certaine maison.

Les prix littéraires, en tant qu’institution officielle de légitimation artistique, peuvent aussi « exercer une forme de censure à la fois linguistique, idéologique et raciale » [8]. Prenons un exemple très concret : le prix Goncourt de 1932. C’est Guy Mazeline qui l’obtient pour son roman Les loups. Vous ne pourrez trouver aucune édition récente de cet ouvrage, l’auteur étant tombé dans les oubliettes de l’histoire de la littérature. La même année, c’était pourtant Louis-Ferdinand Céline qui était pressenti pour son grand roman, aujourd’hui considéré comme un chef d’œuvre de la littérature mondiale : Voyage au bout de la nuit. L’académie Goncourt ne l’a pourtant pas consacré. Les raisons ? On lui reprocha d’enfreindre les règles de la bienséance linguistique. Ici, on a un premier cas de censure linguistique, relativement commun. Néanmoins, ce qui est nouveau, c’est que la semaine précédente, les jurés s’étaient entendus pour le décerner à Céline. Que s’est-il passé entre-temps ? Mazeline fut édité par Gallimard, maison d’édition qui tardait à publier le livre de Céline. L’auteur s’est donc tourné vers le petit éditeur belge Denoël et Steele pour faire avancer la publication. On pourrait penser que Gallimard, qui était très présent au sein du jury via Roland Dorgelès ou Raoul Ponchon, ait pu influencer le vote. L’histoire se termine ainsi : Céline dénonce les « crassouilleries » et les « m’as-tu lu » de l’académie. Aujourd’hui encore, on ne comprend pas très bien les volte-face de certains jurés qui voulaient voter Céline mais finirent par se tourner vers Mazeline [9]. Gallimard finit par récupérer les droits d’auteur et d’édition de Céline : l’histoire finit toujours bien pour les grandes maisons d’édition.

LE CONFORMISME LITTÉRAIRE

La conséquence la plus néfaste des prix littéraires est la suivante : Alors qu’ils étaient à l’origine une espèce de mécénat littéraire, ils furent détournés par l’industrie culturelle. Le capitalisme financier a investi le champ de la culture assez tôt. Il est devenu complètement dominant dans les années 1970-1980. L’industrie de l’édition naît très exactement en mars 1853 lorsque Hachette, éditeur, ouvre une librairie dans une gare parisienne. Les industries culturelles n’ont cessé de grandir et concernent tous les milieux artistiques, du cinéma à la danse, en passant par le théâtre.

Aujourd’hui, en France, il y a cinq grands groupes : Editis (Le Robert, 10/18, Nathan, …) possédé par Vincent Bolloré, Hachette (Fayard, Grasset, Stock, Livre de poche, …) possédé par Arnaud Lagardère, Madrigall (Gallimard, Flammarion, P.O.L., Denoël, …) possédé par Antoine Gallimard, La Martinière (Seuil, Points, …) et Média Participations (livres de jeunesse) [10]. Ces cinq grands groupes appartiennent tous à des milliardaires et millionnaires français qui possèdent d’autres grandes entreprises dans le champ culturel.

Ces groupes d’édition permettent à leurs auteurs une très large diffusion. Par exemple, Grasset fait partie du groupe d’édition Hachette détenu par Lagardère. Celui-ci possède également Relay, et peut donc distribuer le livre dans toutes les enseignes de France. C’est le même mécanisme qui s’applique à Editis et aux autres. On assiste donc à une conformisation des consommations littéraires. Ces grands monopoles proposent massivement les mêmes livres. Les éditeurs éditent aussi massivement le même type de livre pour contenter les managers. Et les managers sont heureux lorsque leurs livres gagnent des prix littéraires.

C’est cette circularité induite par le prix littéraire et par la situation oligopolistique du marché littéraire qui produit le conformisme dans notre consommation de livres. Le fait que plus de 600 livres (français et étrangers) sortent à chaque rentrée noient les lecteurs et les critiques. Les prix et les oligopoles permettent d’y opérer une triste sélection.

QUELLE VALEUR LITTÉRAIRE DES LIVRES RÉCOMPENSÉS ?

Les prix littéraires peuvent évidemment récompenser de bons livres, stylistiquement neufs et narrativement palpitants. Ce fut le cas lorsque le prix Goncourt le décerna à Matthias Enard pour Boussole (Actes Sud, 2015). Ce livre fut jugé « complexe », « imbitable », « élitiste », par la critique et les lecteurs. Néanmoins, ce livre a réconcilié, pendant un court moment, la valeur littéraire du livre avec ses ventes. Le jury n’a pas eu peur de récompenser un livre exigeant, innovant et qui change de la médiocrité des auteurs habituellement consacrés.

Néanmoins, les prix littéraires ont souvent tendance à récompenser des auteurs déjà connus (ce qui est contraire à la volonté originelle du prix Goncourt), à récompenser des hommes (autour de 85%), à récompenser des auteurs édités chez des grandes maisons d’édition (« Galligrassud » pourrions-nous dire aujourd’hui). Cette concentration des prix sur des œuvres inintéressantes, entendues, faussement révoltées ou trop consensuelles et modérées, à l’écriture pauvre, rend le champ littéraire un lieu hyper-capitaliste et les écrivains des managers en compétition pour leurs maisons d’édition en attente de rendement.

Alors que le prix Nobel de littérature a récemment été décerné à Peter Handke, immense écrivain autrichien, son compatriote, Thomas Bernhardt, nous proposait dans les années 1980 une belle pitrerie :

Depuis des années je m’interrogeais sur le sens de cette Académie, et toujours j’en revenais à me dire qu’un tel sens ne saurait procéder de ce qu’une assemblée, qui en fin de compte n’a été fondée que pour servir froidement le narcissisme de ses vaniteux membres, se réunisse deux fois par an pour s’auto-encenser et, après le bénéfice d’un voyage luxueux aux frais de l’État, goûter dans des établissements renommés à de de la bonne cuisine bourgeoise et à de la bonne boisson, tout cela pour tourner pendant près d’une semaine autour du pot de sa bouillie littéraire fade et faisandée.

Thomas Bernhard, Mes prix littéraires

Comme Thomas Bernhardt, il y eut de grands écrivains qui refusèrent les prix littéraires. Le plus connu est sans doute Jean-Paul Sartre qui refusa le prix Nobel de littérature. Il motiva son refus en expliquant qu’un écrivain ne pouvait pas être une institution et que c’était une forme d’honnêteté envers ses lecteurs que de refuser toute forme de prix. De fait, il ne peut accepter de consécration officielle dans la mesure où il prend position sur des sujets politiques et sociaux et qu’il ne peut pas et ne veut pas engager toute l’institution avec lui.

En France, le seul écrivain à avoir refusé le prix Goncourt est Julien Gracq en 1951 pour son ouvrage d’une esthétique rare et précieuse, Le Rivage des Syrtes. Déjà très peu engagé dans la vie médiatique, Gracq avait prévenu l’académie Goncourt de sa volonté de ne pas vouloir être dans la liste des lauréats, d’être selon ses mots un « non-candidat ». Il est choisi quand même. Il ne souhaite pas se « poser en champion publicitaire de la vertu » et ne peut dans cette mesure accepter le prix. Il enchaîne : « Mais, tout de même, je ne veux pas qu’on pense qu’après avoir sérieusement détourné peut-être quelques jeunes (peu nombreux, qu’on se rassure) de la conquête des prix littéraires, je songe maintenant à la dérobée à me servir. » [11]

Malheureusement, et malgré la volonté de son auteur, ce refus a conféré une existence médiatique supplémentaire à son auteur. Le Rivage des Syrtes a été d’autant plus vendu qu’un prix Goncourt habituel, 110 000 ventes la première année et 175 000 l’année suivant le scandale. Julien Gracq fut auréolé pour l’éternité, auréole qu’il ne souhaitait pourtant pas.


[1] http://www.academie-francaise.fr/limportance-de-la-litterature-dans-la-nation-francaise

[2] Charles de Gaulle, Mémoires, La Pléiade

[3] Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Points, 2015

[4] Ibid., p. 234

[5] Gisèle Sapiro, La sociologie de la littérature, Repères N°641, 2014, p. 49

[6] Sylvie Ducas, La littérature à quel(s) prix ? Histoire des prix littéraires, La Découverte, 2013, p. 66

[7] Étude de l’Institut GFK : https://www.gfk.com/fr/insights/press-release/rentree-litteraire-le-bandeau-rouge-fait-toujours-de-leffet/

[8] Gisèle Sapiro, La sociologie de la littérature, op.cit., pp. 87-88

[9] Pour de plus amples informations concernant « L’affaire Céline / Goncourt 1932 » http://jhrosny.overblog.com/2013/12/dossier-céline-et-le-goncourt-1932.html

[10] Livre Hebdo, « L’édition mondiale en 2014 », 27 juin 2014

[11] La lettre complète à retrouver ici : https://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2005/12/3_dcembre_1951j.html

Leurs enfants après eux, le roman de la France périphérique

Leurs enfants après eux / Actes Sud DR

Le deuxième roman de l’écrivain vosgien Nicolas Mathieu, Leurs Enfants après eux, a obtenu le prestigieux prix Goncourt 2018. Si ce sont ses indéniables qualités littéraires qui ont été récompensées, ce roman possède un autre intérêt : il met en lumière une France dont on parle peu.


Le roman suit l’évolution de quatre adolescents, qui deviennent au fil de l’histoire de jeunes adultes, de 1992 à 1998. Sa particularité réside dans le fait que l’histoire se déroule dans un cadre spatial et temporel bien particulier : la Moselle, et notamment les environs de Hayange, dans le contexte d’agonie de l’activité industrielle, qui faisait autrefois la fierté de ce territoire avant d’en faire un espace qui, aujourd’hui encore, ne s’est pas remis de la désindustrialisation et illustre bien l’idée de l’existence d’une « France périphérique ».

Une illustration de la reproduction sociale.

Le roman s’ouvre sur une citation tirée de la Bible qui, à elle seule, résume l’une des lignes de force de l’ouvrage :

« Il en est dont il n’y a plus de souvenir,

Ils ont péri comme s’ils n’avaient jamais existé,

Ils sont devenus comme s’ils n’étaient jamais nés,

Et, de même, leurs enfants après eux. »

Cette citation, qui donne son titre à l’ouvrage, illustre en effet l’importance de la reproduction sociale, de la difficulté de s’extirper de son milieu d’origine, même avec la meilleure volonté du monde. À travers ce roman, Nicolas Mathieu a voulu écrire l’histoire de ces personnes qui, de génération en génération, ne parviennent pas à s’élever socialement et périssent comme si elles n’avaient jamais existé.

À ce titre, la trajectoire des quatre protagonistes est édifiante. Anthony est le fils d’un sidérurgiste licencié et d’une mère employée de bureau. Ni ses parents, ni lui, n’ont jamais nourri d’espoir d’ascension sociale à son sujet. À plusieurs reprises dans l’ouvrage, transparaît l’idée que les choses sont jouées d’avance, faute de moyens pour s’informer sur son avenir : « Anthony avait eu 18 ans en mai. Puis son bac en juin, série STT, sans trop se faire d’illusions non plus quant à la suite des événements. […] En mars, il s’était rendu à un forum d’orientation organisé à Metz avec toute sa classe. […] Il avait signé sa feuille d’engagement en avril. Il partait le 15 juillet ».

Avant même l’obtention du baccalauréat, passeport vers les études supérieurs et vers la possibilité d’une émancipation de son milieu d’origine, Anthony a intériorisé le fait que ces choses-là n’était pas pour lui : il lui reste à choisir un engagement dans l’armée, faute de mieux. Le déterminisme social, dans ces régions encore plus qu’ailleurs, semble bloquer la population dans un avenir tout tracé qu’elle n’a pas choisi.

C’est aussi le cas de Hacine, l’un des autres personnages principaux. D’abord petite frappe de banlieue, Hacine rêve d’argent, et surtout d’argent facile. Face à lui, son père, immigré maghrébin, incarne le décalage constant qui existe entre les immigrés et leur pays d’accueil : malgré sa volonté d’intégration, Hacine sait que son père ne comprend pas vraiment le fonctionnement de la France. Un épisode du roman, au début de celui-ci, l’illustre particulièrement bien : Hacine se rend à la mairie, au service de l’emploi, afin de parler avec une conseillère. Il y va à la demande de son père, qui lui assure que le maire a dit qu’il y aurait du travail pour lui. Or, lors du rendez-vous de Hacine, où la conseillère lui fait comprendre que son CV n’a rien d’exceptionnel, celle-ci finit par lui expliquer : « Il doit y avoir un malentendu. Notre rôle, c’est d’aider les gens à se mettre en valeur, reprendre confiance. » Ce « malentendu » résume la vie du père de Hacine, ainsi que la sienne : la mairie, c’est-à-dire les pouvoirs publics, n’ont rien à offrir. Leur seul rôle est de limiter les dégâts, d’accompagner la lente déchéance de ces territoires tout en faisant porter le poids du chômage sur les individus : si l’on ne trouve pas de travail, c’est que l’on n’a pas suffisamment confiance en soi. Après cette dernière tentative, Hacine cherche des moyens moins légaux, et plus simple, de réussir.

Mais la petite bourgeoisie locale est aussi concernée, et c’est l’un des mérites de l’ouvrage de Nicolas Mathieu : il cherche à dresser le portrait du territoire dans son ensemble, sans misérabilisme et sans se focaliser sur une catégorie sociale en particulier. Ainsi Steph, fille d’Hayange issue d’un milieu relativement favorisé, prend elle aussi violemment conscience du décalage qui existe entre elle et les authentiques bourgeois, lors de son entrée en classe préparatoire à Paris : « Aux yeux de ses nouveaux camarades, Steph faisait figure de plouc achevée. […] Dès sa première colle, le prof lui avait conseillé de se débarrasser de son accent, ça pouvait gravement la désavantager au concours. » À travers le personnage de Steph, il s’agit de voir que le déterminisme n’est pas seulement social : il est aussi territorial. Vivre dans un département à l’image souvent négative dans le reste de la France marque la trajectoire des individus, même quand ils sont socialement favorisés par ailleurs.

L’impossible sortie de crise

Mais au-delà du portrait d’une jeunesse désabusée et lucide quant à ses maigres perspectives d’avenir, c’est aussi un département en crise qui est évoqué dans le roman. Les annonces, les promesses d’un avenir radieux et d’une reconversion prochaine du territoire sont en décalage complet avec une réalité douloureuse piteusement maquillée. Ainsi, la mairie a des projets : « Le plan était simple :investir. Le moyen évident : l’endettement. […] Au conseil municipal, on s’en tenait au discours officiel : amorcer la pompe nécessitait du temps et des efforts, mais une fois la machine mise en branle, on en serait quitte pour un siècle de plein-emploi. » Tout au long du roman, la municipalité annonce de nombreux projets, prédit un développement massif du tourisme qui fera revenir la prospérité dans la vallée.

Mais la prospérité n’arrive jamais. La seule action concrète menée par les responsables politiques est purement esthétique :

« Dans tout le canton, on avait vu paraître des façades groseille, vert, fuchsia ou bleu layette. Ce qui restait de l’ancienne cité, avec ses souvenirs de guerre et de cadavres, ses frontons républicains et ses restes de catholicisme disparaissaient sous le ripolinage. […] Ils s’en accommodaient au nom du progrès, idée la plus tenace en somme. »

Le renoncement du pouvoir politique à améliorer les conditions de vie du peuple est total : seule une mesure d’embellissement, ici ridiculisée, est mise en place. Cette mesure est même néfaste : à travers ce ravalement de façade, il s’agit d’effacer le patrimoine historique (les guerres) et culturel (la place du catholicisme et du monde ouvrier), voire même d’officialiser la sortie de ce territoire du giron républicain, avec la disparition des frontons. L’évocation d’une vague notion de « progrès », vidée de sa substance, pour justifier ces abandons et ces reculs sociaux, résonne curieusement et douloureusement avec l’actualité.

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Hayange, ancien centre de l’activité industrielle française, aujourd’hui en grande difficulté

Cette prétendue modernisation, ce progrès si vague, ne touche pas seulement le territoire mais aussi les êtres : la mère d’Anthony doit par exemple réapprendre son métier de gestionnaire de paye. « Son chef l’avait soumise à une batterie de tests permettant de s’assurer qu’elle savait faire le boulot qu’elle faisait. […] Elle avait dû repartir en formation, la trouille au ventre, pour réapprendre ce qu’elle savait. » On sent ici l’humiliation de s’entendre dire, après des dizaines d’années de carrière, que l’on n’est pas assez performant, qu’il faut recommencer à apprendre pour, finalement, toujours faire la même chose. Le ressort de ce nouveau monde du travail est la peur, la « trouille » : si on refuse de s’y conformer, on risquerait de rejoindre l’armée des chômeurs créée par la désindustrialisation de la France.

Une description sincère des habitants de ces territoires

Si ces éléments critiques sont présents dans Leurs Enfants après eux,on aurait tort d’en faire un roman manifeste ou politique. Il s’agit plutôt d’une description en forme d’hommage, de la part d’un homme qui a réussi à quitter formellement ce monde sans jamais réussir à s’en détacher. C’est ainsi que Nicolas Mathieu parle de son roman :

« Je suis né dans un monde que j’ai voulu fuir à tout prix. Le monde des fêtes foraines et du Picon,de Johnny Hallyday et des pavillons, le monde des gagne-petit, des hommes crevés au turbin et des amoureuses fanées à vingt-cinq ans. Ce monde, je n’en serai plus jamais vraiment, j’ai réussi mon coup. Et pourtant, je ne peux parler que de lui. Alors j’ai écrit ce roman, parce que je suis cet orphelin volontaire. »

On ressent ici toute l’ambivalence de la position de l’auteur,transfuge de classe, qui utilise les moyens d’expression de la petite bourgeoisie intellectuelle à laquelle il devrait désormais appartenir (la littérature),pour parler du monde auquel il se sent toujours et irrémédiablement lié : celui de la France périphérique, qui l’a marqué et forgé.

On sent d’ailleurs, à plusieurs reprises, la profonde affection de Nicolas Mathieu pour ce territoire, notamment lorsqu’il décrit les moments festifs qui s’y déroulent, et qui prouvent que ces territoires sont encore vivants. L’épisode du 14 juillet 1996 est, à ce titre, particulièrement éclairant :

« Ils étaient donc là, peut-être pas tous, mais nombreux, les Français. Des vieux, des chômeurs, des huiles, des jeunes en mob, les Arabes de la ZUP, les électeurs déçus et les familles monoparentales, les cadres et les commerçants en Lacoste, les derniers ouvriers. »

Malgré la mise à l’écart délibérée de ce territoire par les pouvoirs, malgré les difficultés, on peut encore parler de « Français » : dans ces espaces en souffrance, le peuple existe encore, dans toute sa diversité culturelle et surtout sociale.

Le roman n’est pas une critique, ni une dénonciation : il est une simple description d’un état de fait, la description d’un territoire qui souffre depuis si longtemps qu’une partie de ses habitants a intériorisé cette souffrance et s’est résignée à devoir la supporter. Il n’en reste pas moins une œuvre qui donne à réfléchir sur la France contemporaine, et ses territoires abandonnés, en plus d’être d’une grande qualité littéraire. À lire.