Comment réveiller la démocratie ?

© Aitana Pérez

Alors que le gouvernement tente de passer en force son budget à l’aide de l’article 49-3, l’opposition parlementaire a répondu par plusieurs motions de censure, qui « n’avaient a priori aucune chance d’être adoptées ». Face à une telle asymétrie, comment réveiller la démocratie ? C’est notamment le titre d’un ouvrage dirigé par Nicolas Dufrêne, Matthieu Caron et Benjamin Morel, qui donne la parole à des économistes, politologues et journalistes afin de réfléchir, proposer, et étudier les possibilités d’un renouveau démocratique. Entretien réalisé par Aitana Pérez et Albane Le Cabec.

LVSL – Le contexte actuel est marqué par certaines tensions démocratiques : les Français sont de plus en plus nombreux à bouder les urnes mais ils sont aussi de plus en plus nombreux à réinventer les formes de mobilisations – les gilets jaunes ayant constitué une mobilisation exemplaire de ce point de vue – et réclamer plus de démocratie – avec la proposition du RIC par exemple. Avec ce livre, souhaitiez-vous éclairer le débat, nourrir les aspirations des Français de revendications concrètes ?

Nicolas Dufrêne – La démocratie est fragilisée par l’abstention et la montée des vieux démons – l’extrême droite et ce que Léon Poliakov appelait la causalité diabolique, c’est-à-dire le fait de désigner des boucs émissaires. Elle est fragilisée également par l’absence de tuyaux qui permettraient un contrôle citoyen de la politique ou une participation directe. En conséquence, les citoyens perdent le contact démocratique et l’envie de s’intéresser à la démocratie. Or, il n’y a pas de République sans républicains. Lorsque ceux-ci s’en détournent, elle ne peut qu’être dégradée. Avec cet ouvrage, nous voulions proposer aux citoyens des débouchés concrets à cette crise démocratique sans verser dans une prise de position excessive car nous ne vivons pas en dictature.

Matthieu Caron – Le débat public est extrêmement dégradé. D’une part, ce qu’on appelle la démocratie juridique va très bien : nous vivons dans un grand État de droit, même si certaines libertés publiques ont pu être fragilisées ces dernières années. Mais d’autre part, la démocratie politique est très fatiguée à cause de l’arrivée des chaines d’information en continue et des réseaux sociaux, qui ont participé à appauvrir le débat public. Au contraire, ces technologies favorisent les fake news, l’ère du complotisme et le tout-émotionnel. Nous avons voulu sortir du tout-émotionnel pour prendre de la hauteur. En formulant des solutions concrètes, nous espérons revenir à des postures saines et sortir des clivages idéologiques stériles.

Benjamin Morel – Je rajouterais que la crise de la démocratie est à la fois structurelle et conjoncturelle. Malgré des différences sociales et des systèmes politiques distincts, toutes les grandes démocraties occidentales vont mal ; les dernières élections en Suède nous montrent que même le modèle scandinave – sur lequel on s’est extasié pendant longtemps – est lui aussi entré en crise. 

Le sentiment général de beaucoup de gens est qu’ils n’ont pas la capacité d’agir sur les grandes décisions et, qu’en retour, le politique ne peut rien non plus. Devant cette situation sans issue, les citoyens ont généralement deux réactions. D’abord le repli sur soi et l’abstention ; les citoyens pensent que si le politique ne peut rien pour eux, alors la seule solution est de protéger sa petite tribu. Cette réaction est amplifiée par la croyance selon laquelle les problèmes économiques et sociaux d’aujourd’hui seraient trop complexes et que seul un régime technocratique est de taille face aux enjeux de nos sociétés. La deuxième réaction possible est le désir de « faire péter le système ». Mais sans désir de changer les institutions politiques, ces citoyens désœuvrés se tournent vers celui ou celle qui se présente comme un Bonaparte, promettant de faire tomber à lui seul le système. Carl Schmitt, en bon critique de la démocratie, expliquait très bien ce mécanisme : un homme qui incarnerait cette capacité à agir sur le réel aurait toujours un avantage en cas de crise du politique.

Proposer des solutions concrètes permet justement d’éviter cette disjonction funeste. Mais ne soyons pas dupes, si les institutions sont un outil pour sortir de la crise, elles ne font pas de bonnes thématiques de campagne. Ces thématiques ne convainquent pas encore dans le champ électoral. C’est pourquoi nous cherchons davantage à réengager les citoyens avec ces propositions.

LVSL – Depuis 2017, et l’élection d’Emmanuel Macron, la volonté de l’exécutif de légiférer toujours plus efficacement et rapidement, notamment par un recours accru aux ordonnances, a accentué les craintes relatives à un affaiblissement du Parlement, qui serait dessaisi de sa fonction législative. Comment revaloriser le rôle du Parlement et des parlementaires ?

B. M. – La soumission politique du Parlement français est son principal problème. Son mode de scrutin, mais aussi sa faible autonomie d’expertise est en cause. Le manque de moyen du Parlement est criant : le coût d’un collaborateur en France est trois fois moins élevé en France qu’en Allemagne ; de sept par rapport aux États-Unis – ce qui les empêche de construire un contre-projet. 

Toutefois les ressources ne sont pas seulement en jeu concernant le travail parlementaire. On donne aux parlementaires une tâche impossible : palier par l’abondance de lois, des problèmes qui ne relèvent justement pas de la rédaction de la loi. Pour comprendre l’enjeu des ressources, il suffit de considérer le problème de la sécurité publique : celui-ci ne peut être réglé qu’avec plus d’argent, de policiers, de juges, de coûts de force diplomatique avec les pays exportateurs de drogue, mais non en passant de nouvelles lois. Le problème de la sécurité publique n’est pas législatif, les lois qui sont passées pour le résoudre servent essentiellement à satisfaire un électorat.

C’est de cette façon qu’on alimente le phénomène communément appelé « inflation législative ». Or cela participe à délégitimer l’action du Parlement et favorise l’arbitraire, car ces lois ambiguës sont ensuite interprétées par des juges dont le pouvoir est de fait étendu, alors qu’ils ne sont pas élus par le peuple.

M. C. – Guy Carcassonne disait que « ce qu’il manque au Parlement, ce ne sont pas des droits mais des parlementaires pour les exercer ». Le Parlement a de nombreux pouvoirs, mais les parlementaires ne les exercent pas de crainte notamment de la dissolution. Et il faut dire que le Président porte peu d’estime au travail des parlementaires. Si l’on peut légiférer à coups de 49-3 pour résoudre une crise, il n’est pas acceptable ni légitime d’utiliser cet instrument pour réformer le marché du travail ou les retraites. 

Il faudrait que le Président entre dans une logique de co-construction avec le Parlement en évitant d’avoir recours à ce type d’instrument lorsqu’il rencontre une opposition ou en acceptant les propositions du Parlement.  Renforcer les rôles du Parlement ne nécessite pas de réformer la constitution comme on l’entend souvent. Commençons par respecter et valoriser le Parlement par une autre pratique politique de la Constitution. 

LVSL – Les événements politiques de ces dernières années ont montré que les Français aspirent à plus de démocratie participative et directe. Vous alertez également sur les risques de « consultation washing », sorte d’ersatz de la démocratie participative. Qu’est-ce que la démocratie participative et directe et qu’est-ce qu’elle n’est pas ?

B. M. – Tout d’abord j’aimerais définir ces deux concepts, souvent utilisés de manière interchangeable alors qu’ils ne renvoient pas exactement aux mêmes revendications. La démocratie participative c’est chercher à consulter les citoyens, à les intégrer dans le processus de décision, en soit en consultant les citoyens qui veulent entrer en dialogue, grâce à des consultations citoyennes ou le droit d’amendement, soit en recourant au tirage au sort par exemple.

La démocratie directe consiste plutôt à ne pas déléguer la formulation de la volonté générale aux représentants et s’ancre dans les traditions rousseauistes et celles des Montagnards. Elle repose sur l’idée que les représentants ne peuvent pas connaître la volonté générale, ils peuvent seulement la deviner ; c’est pourquoi il faut des outils d’expression directe pour que les citoyens puissent corriger leurs représentants lorsqu’ils ont mal interprété leur volonté.

Notre ouvrage étudie les façons de faire de la démocratie participative et directe, en étudiant les avantages et les inconvénients de chacune d’entre elles et en formulant des propositions concrètes qui permettent d’éviter leurs écueils. Par exemple, les consultations citoyennes ne permettent d’inclure qu’un échantillon restreint de la population, peu représentatif de son ensemble, puisqu’y participeront ceux qui sont déjà politisés. C’est pourquoi le modèle a ses limites et peut être caricaturé à la façon des conventions citoyennes organisées par Macron pendant son premier mandat. De l’autre côté, le tirage au sort permet un meilleur brassage de la population mais il faut bien avoir en tête que les citoyens non-politisés se politiseront auprès d’experts, ce qui suppose qu’un cadre de formation des citoyens et de délibération soit pensé pour favoriser l’expression citoyenne la plus éclairée possible.

Mais je tiens à dissiper d’entrée de jeu des peurs infondées. Nous craignons souvent que le peuple choisisse mal, qu’il soit populiste. Or les nombreuses expérimentations de démocratie directe dans certains États américains, ou certains de nos voisins européens, montrent que non seulement ces initiatives sont techniquement et juridiquement possibles à mettre en place, mais aussi que l’avortement n’a jamais été interdit ni la peine de mort rétablie par référendum. La raison en est que les citoyens s’informent et se politisent lorsqu’ils sont consultés. L’exemple du référendum de 2005 est assez significatif, il n’aurait pas constitué un aussi grand traumatisme démocratique si les citoyens ne s’étaient pas instruits dans le but de formuler un choix éclairé : les gens ont lu et écouté les politiques et les universitaires pour préparer leur vote. Il faut se souvenir que l’école forme à la politique mais que la politique forme le citoyen, faisons donc confiance aux citoyens.

N. D. – Il faut des instruments plus fréquents de consultation des citoyens par l’usage des référendums d’initiative populaire, et assurer les conditions d’une expression populaire informée en communiquant suffisamment pour impliquer les citoyens autrement que de façon ponctuelle, et/ou sous l’initiative des politiques.

La proposition d’amendement citoyen de Beverley Toudic va dans ce sens, car ce droit permettrait à des citoyens de proposer un amendement et, s’ils obtiennent plus de 100 000 soutiens, ils verraient leur texte étudié par l’Assemblée nationale et participeraient de fait au processus législatif.

Cette proposition aurait une vertu démocratique majeure : il serait difficile pour la majorité de traiter sous la jambe un amendement issu directement de l’expression populaire. 

Pour revenir à la question du « consultation washing », il n’y a rien de pire pour la démocratie que de faire semblant d’associer des citoyens à une décision sans que cela ne se reflète dans les faits, comme nous l’avons vu avec la Convention citoyenne pour le climat. Cela a pour effet de tenir la parole des citoyens – la seule légitime pourtant – comme suspecte, ou peu légitime tant qu’elle n’est pas corrigée par celle des experts. En 2005, le peuple a refusé un projet de traité par référendum et ce choix n’a pas été respecté. Les gouvernants peuvent penser que le peuple s’est trompé, mais ils ne peuvent pas bafouer son choix. Lorsque le peuple est consulté, les politiques doivent respecter leur expression, peu importe le choix des citoyens, au risque de dévaluer leur parole et de renforcer le sentiment que « ceux d’en haut » méprisent la parole populaire 

M. C. – Face à l’effondrement culturel que nos sociétés connaissent, le réengagement politique des citoyens est crucial. Pour cela, il ne suffit pas de légiférer et de changer les règles du jeu institutionnel, il faut aussi accompagner les citoyens tout au long de leur vie pour leur donner le bagage culturel nécessaire la participation.

Notre ouvrage formule plusieurs propositions parmi lesquelles la formation citoyenne tout au long de la vie afin de sensibiliser à l’écologie, l’entrée de la philosophie beaucoup plus tôt dans la formation scolaire, ou encore l’enseignement de l’économie à l’école pour que les citoyens comprennent les mécanismes de base de ce domaine. 

LVSL – L’éveil de la démocratie suppose non seulement de renouveler les structures démocratiques existantes mais aussi d’étendre la démocratie à des domaines qui ne sont aujourd’hui régulés par aucun principe démocratique – l’entreprise, le marché de l’emploi, la politique monétaire… Sans cette dimension de démocratisation de l’économie, le réveil démocratique est-il compromis ?

M. C. – Plus j’avance, plus je pense que les grandes réponses démocratiques sont du côté de l’économique, du social et de l’environnemental. L’entreprise est par exemple un impensé démocratique. En France, nous sommes enfermés dans une vision caricaturale de l’entreprise entre ceux qui la résument à un lieu du profit, et ceux qui la réduisent à un lieu d’antagonisme de classes. L’entreprise mérite plus que cela : elle est un lieu de création des richesses humaines, de socialisation et d’innovation. La transformation économique et sociale n’adviendra pas sans elle. Or il faut construire les conditions pour qu’elle favorise l’« altercroissance », imaginer les conditions de l’avènement d’une « écolo-démocratie ». 

N. D. – On a tendance à penser les questions du pouvoir et de la démocratie en termes d’institutions politiques. En réalité, ces questions dépassent ce cadre institutionnel. Les questions relatives aux médias, à la finance ou à la monnaie sont également cruciales pour la vie démocratique et pour l’expression de la population. On ne peut pas avoir une démocratie qui s’arrête aux portes de l’entreprise et du fonctionnement du marché. Cela résulte d’un choix idéologique qui n’a rien de naturel ou d’inaltérable, même si un certain nombre de pratiques ultralibérales, comme le dogme de la libre concurrence, ont été constitutionnalisés par les traités européens. De la même manière, les autorités administratives indépendantes ou les institutions indépendantes comme la BCE posent un problème démocratique majeur : leur indépendance du pouvoir politique est un moyen de soustraire leur action au jugement collectif et démocratique. Il y a ainsi une série d’institutions et de pouvoirs qui pourraient être élus. À titre d’exemple, on peut penser à l’ancien fonctionnement de la Sécurité sociale. Si on ne démocratise pas ces institutions, on court le risque qu’elles deviennent impuissantes. En effet, ces institutions indépendantes n’ont par définition pas la « légitimité » d’opérer par elles-mêmes des changements majeurs, car ces derniers ne peuvent venir que d’une décision politique. Par conséquent, leur indépendance conduit à une forme d’immobilisme. En outre, ceci génère un jeu malsain entre les différents pouvoirs : le gouvernement se déresponsabilise en affirmant que telle ou tell politique (par exemple la politique monétaire de la BCE) ne relève pas de son domaine tandis que les institutions indépendantes se déresponsabilisent également en disant qu’elles se limitent à respecter son mandat. 

Nous sommes donc face à une déresponsabilisation croissante du pouvoir, que nous souhaitons combattre par le récit des biens communs, qui supposent une gouvernance commune entre l’Etat et le corps social de toute une série de fonctions fondamentales : la sécurité sociale, la politique monétaire (nos ancêtres du CNR voulaient ainsi établir un « parlement du crédit et de la monnaie »), les règles relatives au chômage ou à la retraite. Il n’y a aucune raison pour que ces biens communs échappent au regard de la collectivité. Au lieu de fossiliser l’État social par un recours excessif à des normes et à des institutions indépendantes, nous devons réintroduire la pratique et l’idée du dialogue permanent. 

B. M. – La démocratie est confrontée à trois crises distinctes. D’abord, la crise de la représentativité, qui est ressentie en France et dans le monde entier. Ensuite, nous connaissons une crise du débat public : la campagne présidentielle, tout comme les élections départementales, régionales et municipales, n’ont pas été couvertes, noyées dans les informations sur la guerre en Ukraine ou l’épidémie de Covid. Tout ceci est la conséquence d’une certaine façon de prioriser l’information. Les réseaux sociaux favorisent un système d’information en silos où prospèrent les fake news, par lequel les points de vue se confrontent et dont peut surgir une forme de vérité qui est entrainée par une dialectique du débat. 

Le troisième aspect de la crise de la démocratie est l’impuissance politique. L’élément central de l’action politique reste l’économie : reprendre le contrôle de la sphère économique est un impératif démocratique. En ce sens, la réimplication du peuple dans l’appareil économique est nécessaire. Mais il y a aussi le rôle de l’État. Au début de la crise des gilets jaunes, on ne parlait pas de RIC. Le sujet initial du mouvement concernait le fait de remplir son frigo pour nourrir ses enfants, et de faire en sorte que l’État en prenne sa part de responsabilité. Mais l’État s’est dit incapable de le faire. Le RIC n’est donc pas à l’origine des gilets jaunes, mais c’est le moyen que les gens ont trouvé pour forcer l’instrument de souveraineté qu’est l’État à mener une politique économique qui semble légitime car nécessaire. En pleine crise du Covid, les gens disaient que l’État était en incapacité d’agir. Or, les enquêtes montrent que les Français croient que le niveau d’intervention adéquat n’est pas international ou local mais national. L’État reste ainsi l’instrument dans lequel se projette le peuple pour agir sur lui-même et son destin. Si jamais on ne donne pas les moyens d’agir à l’État, les citoyens feront soit le choix du renversement du système en votant Le Pen, soit le choix de la désaffection et de l’abstention politique. 

LVSL – Certaines institutions françaises ont perdu les principes démocratiques qui guidaient leur organisation. Comme vous le rappelez, les assurés votaient pour élire les administrateurs de la Sécurité sociale jusqu’en 1962.  Alors que le gouvernement semble aujourd’hui prêt à mettre en œuvre une réforme des retraites largement rejetée par les Français, quel rapport de force permettrait le retour de ce modèle démocratique de la Sécurité sociale ?

B. M. – Lors du premier quinquennat Macron, la question du pouvoir des partenaires sociaux s’est posée. Macron a pu recevoir les syndicats, mais uniquement pour faire de la pédagogie et les consulter de manière fictive puisque les projets de loi étaient déjà écrits et n’avaient pas vocation à évoluer. Il s’agit d’un Président totalement omnipotent en ce sens, avec une majorité pléthorique à ses ordres, qui est d’ailleurs peu représentative de la population. Les députés LREM-MODEM au premier tour représentaient 30% des votants, soient 17% des inscrits. Les contrepouvoirs au sein des institutions démocratiques sont ainsi totalement neutralisés. Macron peut faire la réforme des retraites grâce au 49-3 ; pourquoi dialoguerait-il alors ? Le peuple a perdu la possibilité de s’opposer à ses représentants : pour mettre en place le référendum d’initiative partagée, un nombre très élevé de signatures est nécessaire, et les deux chambres doivent refuser d’examiner le texte pour qu’il y ait référendum. Un changement de perspective est nécessaire pour intégrer les citoyens dans les institutions. 

M. C. – Les gens ont compris qu’une réforme des retraites est nécessaire, mais ils ne veulent pas entendre qu’il n’y a qu’une seule solution possible : celle de travailler plus longtemps. Ils savent bien qu’un changement peut advenir en agissant sur bien d’autres facteurs – la durée des cotisations, la pénibilité, le travail à temps partiel ou le plafonnement des pensions notamment. L’enjeu aujourd’hui est de créer des nouveaux corps intermédiaires et de nouveaux contrepouvoirs pour penser ces réformes de manière sereine. Les syndicats sont de moins en moins légitimes aux yeux des Français car ils s’enferment trop souvent dans une logique de conflictualité. Les nouveaux corps intermédiaires pourraient ressembler à la Convention citoyenne pour le climat qu’on aurait dû respecter. Ce modèle mériterait d’ailleurs probablement d’être utilisé pour la réforme des retraites.

La réforme de l’ENA, en marche vers les prochaines élections

Emmanuel Macron sonne le glas de la prestigieuse école qui l’a formé. Le projet de suppression de l’ENA (École nationale de l’administration), évoqué pour la première fois par le Président au lendemain du Grand débat national sera finalement mis en œuvre le 1er janvier 2022. Au départ, l’ENA se présentait comme une école républicaine, mais elle est progressivement devenue le symbole d’une élite déconnectée de la société. Au plus fort d’une crise sanitaire, économique et alors que la confiance des Français dans le gouvernement est au plus bas, les annonces d’il y a deux ans semblent se concrétiser. De fait, la suppression de l’ENA ne vise pas uniquement à repenser un système en faillite mais s’inscrit habilement dans une logique de consensus, au sein d’un agenda électoral bien ficelé.

Bien que très ancienne, la détestation des Français pour l’École nationale d’administration semble avoir atteint un nouveau stade ces dernières années, comme en témoigne le récent documentaire réalisé par Public Sénat intitulé “L’ENA pourquoi tant de haine ?”. Pour cause, la déconnexion entre les futurs hauts fonctionnaires et ceux qu’ils ont vocation à servir, continue de se creuser. Selon Médiapart, 70% des énarques sont actuellement issus de familles de cadres tandis que cette catégorie ne représente que 15 % de la société. Le site de Sciences Po le confirme : 83% des admissions du concours externe à l’ENA proviennent de son école.

Cette explication semble évidente, mais ce n’est pas la seule. En effet, l’ENA fait depuis de nombreuses années office de sas de transmission d’une certaine idée de la société et de sa bonne gouvernance, par-delà les couleurs politiques. Selon le témoignage de nombreux étudiants qui se disent eux-mêmes déçus de leur formation, l’école ne fait qu’entretenir une uniformité de pensées et ressasser des notions déjà maîtrisées dans une dimension généraliste. Leur cursus ne permet pas de véritable spécialisation puisque les affectations ministérielles sont décidées selon le classement de sortie et non pas selon les choix ou les appétences particulières des élèves.

Dans son dernier ouvrage La lutte des classes en France, l’anthropologue et historien Emmanuel Todd attribue à l’ENA une grande part de responsabilité dans la cristallisation des clivages de la société. Selon lui, la grande majorité de ses ressortissants, qu’il surnomme les « crétins diplômés », incarne le haut de la pyramide sociale face aux couches inférieures qui, elles, aspirent au « réarmement politique », comme l’a montré le mouvement des gilets jaunes. Le système de reproduction des élites, entretenu par l’école, rend impossible l’exploitation de l’intelligence des classes basses, en dépit de l’idéal méritocratique qui faisait autrefois la raison d’être de l’institution. Todd prend l’exemple de l’euro, qui constitue selon lui une aberration et une menace à la souveraineté de nos États-nations, pour montrer la faiblesse des débats, le déni démocratique et l’homogénéité de la pensée parmi nos dirigeants politiques. L’école recrute des candidats déjà convertis à la pensée pro-européenne par leur socialisation et leur parcours académique antérieur et ne fait que les conforter dans ces positionnements, selon lui, vides de sens et dépourvus d’une vision critique sur nos sociétés contemporaines. Au fond, Todd décrit l’ENA comme l’école de reproduction d’une « fausse élite ».

Une doctrine du « en même temps »

Lors d’un entretien dans Marianne, l’essayiste et magistrate Adeline Baldacchino, critique acerbe des « valeurs d’excellence » prônées par l’ENA, érige la « doctrine du en même temps », souvent associée à la mentalité de l’école, en symbole du formatage de ses étudiants. C’est autour de cette idéologie commune, prétendument consensuelle, que les élèves se reconnaissent et apprennent à travailler ensemble.

Ainsi, l’ENA n’est pas le lieu des plus vifs débats politiques. Pas étonnant pour une école dont l’ambition première était de former des hauts fonctionnaires et non pas des hommes et femmes politiques. Ce n’est que plus tard, notamment sous le mandat présidentiel de Valéry Giscard d’Estaing, que d’anciens énarques se sont emparés des ministères, prenant place dans les hauts lieux de la décision politique. Dès lors, l’exercice politique s’est professionnalisé. Rapidement, se former à l’ENA ne permet plus uniquement d’intégrer les grands corps. L’école devient le passage privilégié pour prétendre aux plus prestigieux parcours politiques. L’excellence académique s’impose comme un pré-requis presque indispensable pour briller dans l’arène politique. Plus tard, c’est dans le secteur public que l’on retrouve un grand nombre d’anciens étudiants de l’école. Entre posture et imposture, l’ENA se voit associée aux pratiques de pantouflage, au moment même où l’administration elle-même délègue de plus en plus de ses prérogatives au privé. Emmanuel Macron en est, une fois de plus, un des symboles les plus criants. En effet, selon le journal Marianne, 18 mois après la nomination du gouvernement Philippe, 40 conseillers ministériels avaient déjà pantouflé.

Cependant, la complicité de la haute fonction publique avec les acteurs privés trouve son origine quelques décennies plus tôt, chez nos voisins anglo-saxons. La gouvernance libérale, portée par Ronald Reagan aux États-Unis et Margaret Thatcher au Royaume-Uni, a donné naissance à la désormais décriée « société du fric ». Ainsi, nombre d’énarques, même s’ils semblent encore minoritaires, voient dans les allers-retours entre public et privé une formidable évolution de carrière. Si l’école en tant que telle n’enseigne ou ne promeut pas de telles pratiques, force est de constater que le diplôme sert désormais de passe-droit aux énarques qui souhaitent briller à l’Élysée aussi bien qu’à la tête des plus grandes entreprises. Face à l’évolution de l’école et de ses fonctions, d’anciens élèves, à l’instar de l’ancien ministre et candidat à l’élection présidentielle de 2002 Jean-Pierre Chevènement, ont assez tôt tiré la sonnette d’alarme. Depuis, toutes les tentatives de réforme de l’institution, à gauche comme à droite, ont été avortées. Bruno Le Maire lui même, lors des primaires de la droite en 2017, en avait fait une des mesures phares de sa campagne. S’il ne fait aucun doute que l’annonce de la suppression de l’ENA par Emmanuel Macron a surtout servi de palliatif face à la colère de la rue, nul ne peut garantir que celle-ci protégera les citoyens d’un énième instrument, tout aussi efficace, de reproduction des élites en place.

De l’ENA à l’ISP, la promesse d’un changement

L’Institut du Service Public, qui remplacera l’ENA, aura pour mission de maintenir une formation dite d’excellence, tout en l’ouvrant à des profils plus divers. Il réunira 13 écoles, afin de rassembler un plus grand nombre de compétences, une élite à plusieurs visages, en somme. À l’issue de la formation, les étudiants ne seront plus soumis au concours de sortie qui servait jusqu’alors à attribuer les affectations, mais rejoindront le corps d’administration de l’État, pour une durée encore imprécise. Ce tronc commun servira de « creuset » pour la formation d’un « esprit commun », selon les mots d’Emmanuel Macron. Ce château de cartes, fortifié par les talents rhétoriques du président, n’en reste pas moins fragile. De nombreuses personnalités politiques se sont en effet exprimées contre la suppression de l’ENA, à l’instar de Rachida Dati, qui préfèrerait une simple réforme de l’école. À gauche aussi, la méfiance règne. Balayer d’un revers de main le fonctionnement de l’ENA, oui, mais pour construire quel modèle derrière ? Quelles sont les garanties que cette mesure ne sera pas qu’un symbole, une stratégie de communication politique parmi d’autres, en vue des prochaines élections présidentielles ? Pour l’heure, le flou qui règne autour de ce projet laisse penser que son auteur ne souhaite surtout pas trancher, et prendre le moindre risque de décevoir un potentiel électorat.

Au fond, la réforme vise à rétablir du lien et de la confiance entre les citoyens français et leurs dirigeants. Mais lesquels ? Ceux qui siègent dans les mairies, les conseils régionaux, les assemblées ? Les locataires de l’Élysée, Matignon, Beauvau, Bercy ? Ou bien les cadres des grandes entreprises, des banques, des hôpitaux ou des universités ? Dans tous ces hauts lieux de la décision se trouvent aujourd’hui les énarques d’hier, ceux qui se sont formés ensemble à intégrer les grands corps de la République pour servir et incarner l’État. Bien plus qu’une école, l’ENA a contribué à huiler les rouages du système politique français, celui-ci même qui a mis les gens dans la rue, contre la réforme des retraites, la loi sécurité globale, les conditions de travail des soignants, des avocats, des professeurs. En supprimant l’ENA, le président promet de corriger les failles de ce système. Encore faut-il dissocier ce qu’elle incarne d’une part, et les logiques qui la traversent d’autre part. Aussi, spéculer sur la pertinence ou non de supprimer l’ENA suppose de s’accorder, a priori, sur les raisons de ses dysfonctionnements et les alternatives que l’on souhaite y apporter. Pour lors, l’absence de vision politique claire et assumée montre bien que la doctrine du « en même temps » ne s’oublie pas si facilement.

« Nous risquons de subir une nouvelle vague de désindustrialisation » – Entretien avec Anaïs Voy-Gillis

Anaïs Voy-Gillis © Iannis G./REA

Alors que le gouvernement français vient de présenter définitivement « France Relance », son plan de relance dit de 100 milliards d’euros, son contenu déçoit et son ampleur n’apparaît pas à la hauteur des enjeux auxquels nous sommes confrontés. Ce plan, annoncé depuis de nombreux mois, intègre à la fois des crédits, garanties, dotations, en réalité pour beaucoup déjà alloués, et qui pour d’autres prendront de longs mois avant d’intervenir dans l’économie. Tandis que l’idée-même de planifier semblait jusqu’alors irrecevable pour le président et sa majorité, voici que le nouveau premier ministre Jean Castex annonce la résurrection d’un vieil outil de prospection et d’action publique de l’après-guerre, le Commissariat au Plan. François Bayrou vient d’être nommé à sa tête en tant que Haut-Commissaire. Cependant, cette annonce intervient sans réelles explications sur le contenu de la mission du Commissariat ni sur les moyens qui lui sont alloués. Dès lors, assistons-nous réellement au retour d’un État plus stratège ou bien à une simple annonce marketing d’un État sans solutions, et quel plan mettre en œuvre pour reconstruire industriellement et écologiquement notre pays ? Pour y apporter des éléments de réponses, nous avons interrogé Anaïs Voy-Gillis, docteure en géographie économique de l’Institut français de géopolitique et autrice d’une thèse sur la réindustrialisation française. Entretien réalisé par Nicolas Vrignaud et retranscrit par Manon Milcent.


LVSL – Dans votre récent entretien donné à Mediacités, vous parlez de l’arrivée en 2012 d’Arnaud Montebourg au ministère du Redressement productif comme le « vrai réveil » d’une conscience de l’utilité d’avoir une forte base industrielle en France. Arnaud Montebourg a alors lancé 34 plans industriels et des politiques de relocalisation dans certaines filières. Huit ans après, pour vous, ce réveil a-t-il véritablement provoqué un sursaut politique en France sur l’impératif de développement industriel ou bien le passage de ce ministre fut-il un épisode sans réelle continuité ?

Anaïs Voy-Gillis – Je dirais que la situation est nuancée. Il a été un des seuls défenseurs de l’industrie et un des rares politiques qui en a fait un élément central de son programme politique. Rares étaient les personnalités politiques que l’on entendait à ce moment-là sur la question et qui faisaient de l’industrie un élément central de leur projet politique et de leur vision de société, à part peut-être Jean-Pierre Chevènement il y a plus longtemps. Une fois qu’Arnaud Montebourg a quitté le gouvernement, et que le soufflé est retombé, plus personne n’avait envie de reproduire l’épisode de la photo avec une marinière. Pourtant, il y a quand même eu quelques mouvements entre Chevènement et Montebourg. La question de l’industrie est revenue progressivement sur le devant de la scène avec la crise financière de 2008 qui a été un premier électrochoc. Elle a questionné la dépendance de la France, la façon de recréer de la valeur en France, et le fait que le modèle d’une économie post-industrielle n’avait pas apporté la prospérité espérée. S’en sont suivis les États généraux sur l’industrie en 2009, puis le rapport Gallois qui a émis un cri d’alerte. Ce rapport a provoqué une première prise de conscience qui a abouti à la mise en place du CICE.

Après avoir remplacé Arnaud Montebourg, Emmanuel Macron a simplifié la stratégie des 34 plans. Cette stratégie est passée de 34 à 10 plans industriels et a été centrée sur l’industrie du futur. Ce n’était pas fondamentalement une mauvaise idée car 34 plans, cela représentait certes beaucoup de moyens, mais dilués dans différents plans donc avec un effet de levier relativement faible. Aujourd’hui, ce qui manque encore, c’est d’avoir une vision du rôle de l’industrie dans la société et une stratégie industrielle conséquente. Montebourg a toujours parlé du « Made in France ». Il s’associait beaucoup à l’image colbertiste, mais il n’a pas inséré l’industrie dans une forme de modernité. Emmanuel Macron lui, ne semblait pas du tout convaincu par l’industrie et son intérêt pour la société au début de son mandat. Cela s’est traduit par un discours centré sur la start-up nation. Or, cette vision exclut de fait une partie de la population, celle qui ne vit pas dans les métropoles, qui ne se reconnaît pas dans ce projet de société. Ce discours a en partie conduit à produire le mouvement des gilets jaunes. Ce mouvement a certainement été un électrochoc qui aura fait comprendre l’existence d’une détresse dans les territoires. L’industrie et le développement industriel sont l’un des seuls moyens d’y récréer de l’activité pérenne. L’industrie se développe principalement dans les espaces périurbains et ruraux pour des questions de place et de coûts, ainsi que tous les effets d’entraînement qui s’en suivent. Un emploi industriel engendre la création de trois ou quatre emplois indirects. Tout cela est facteur de dynamisme dans les territoires.

Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée chargée de l’Industrie, a été l’une des premières à s’engager fortement auprès de l’industrie avec une volonté réelle de voir le tissu industriel français renaître. Elle avait notamment engagé le programme « Territoire d’industrie », qui peut être critiqué sur certains points, mais qui a été un premier pas. Par la suite, il y a le sommet « Choose France » qui devait précéder l’annonce du pacte productif. L’exposition des produits fabriqués en France à l’Élysée en janvier 2020 est également un événement marquant car c’était symboliquement le moyen de remettre l’industrie au sein des lieux de pouvoir.

LVSL – Justement, la période de confinement liée à l’épidémie de Covid-19 a semblé remodeler le sens commun et renverser quelques idées dans la société sur la question industrielle…

A.V-G. – Oui, avec la Covid-19, nous sommes maintenant dans une situation presque inverse, avec un discours politique porté sur la nécessité, voire l’urgence de relocaliser. Nous avons compris en l’éprouvant que nous étions en situation de dépendance stratégique et technologique. En plus des médicaments et produits de santé, c’est aussi technologiquement, pour tous les services utilisés pendant le confinement, que la France et l’Europe ont été démunies. On a utilisé Zoom, Skype et d’autres services de visioconférence. Aucune de ces technologies n’est européenne. La situation de dépendance est énorme.

Le problème est qu’aujourd’hui, il est envisagé de faire passer par divers décrets une politique de relocalisation. La réalité est que nous sommes dans un moment où l’industrie est dans une situation très critique : nous risquons de subir une nouvelle vague de désindustrialisation qui mènerait à faire passer l’industrie sous la barre symbolique des 10% de points de PIB. C’est l’enjeu majeur avant de penser à relocaliser. La question des relocalisations est devenue un élément central du discours du gouvernement Castex, mais sans prendre en compte l’aspect Demande pour les produits Made in France. Les masques sont un bon exemple. On a reproduit en France sous la pression sociale, mais finalement, tout le monde rachète des masques jetables chinois car ils sont moins chers que les masques français à l’achat. La question est donc de savoir si l’on est culturellement prêts à consommer français et politiquement prêts à favoriser la production française. Il faut aussi vraiment miser sur l’avenir, sur les technologies de demain, etc. Faire revenir la production du paracétamol en France, c’est important, produire les biotechnologies de demain et conserver la production en France, cela reste l’enjeu essentiel.

« Nous peinons toujours à avoir une stratégie industrielle en France. Nous voulons de l’industrie, mais sans savoir pourquoi, ni même au service de quel projet de société. »

La question de la relocalisation peut également se poser à travers les politiques d’achat des entreprises et des acteurs publics. Chaque entreprise peut envisager de se réapprovisionner localement pour une partie de ses achats, ce qui serait bénéfique pour l’ensemble du tissu productif.

Malgré cela, nous peinons toujours à avoir une stratégie industrielle en France. Nous voulons de l’industrie, mais sans savoir pourquoi, ni même au service de quel projet de société, avec toutes les questions que cela peut sous-entendre. Nous ne pourrons pas être indépendants sur l’ensemble d’une chaîne de valeurs donc il faut à la fois réfléchir sur les points de la chaîne de valeurs où nous pouvons être compétitifs et ceux dans lesquels la situation de dépendance peut nous être préjudiciable. Pour cela, il faut raisonner sur la chaîne de valeurs de bout en bout en intégrant également d’autres éléments comme l’impact environnemental. Par exemple, si l’on prend la chaîne de valeurs pour produire une éolienne (de la production des matériaux solaires au recyclage en passant par son installation), on se rend compte que l’impact environnemental pour produire une énergie dite « verte » n’est pas neutre, loin de là. De la même manière, si je raisonne en termes de souveraineté et d’indépendance, quand je veux produire des batteries électriques, j’ai besoin de composants initiaux pour lesquels nous resterons en situation de dépendance, notamment à l’égard de la Chine. Nous savons pourtant que la Chine a une capacité de chantage à l’implantation de sites. Il nous faut donc avoir une réflexion globale sur les chaînes de valeurs en intégrant non seulement des questions de coûts mais également des questions d’impacts environnementaux ou encore de risques géopolitiques.

LVSL – Selon vous, peut-on faire un lien entre les dynamiques de désindustrialisation de notre pays et les politiques de décentralisation menées par des gouvernements autant de gauche que de droite, et ayant conduit à une concurrence exacerbée des territoires (entre métropoles, entre régions, etc.) et donc à des déséquilibres ?

A.V-G. – Je n’ai pas la réponse exacte à la question, parce que je l’ai peu étudiée. Néanmoins, il est certain que cela a pu induire des effets négatifs, des délocalisations infranationales, avec une situation dans laquelle les régions s’affrontent pour attirer de nouveaux projets d’implantation de sites en gonflant les montants d’aides publiques allouées. Cela peut créer des iniquités de plusieurs façons.

Premièrement, l’action publique vient parfois se substituer aux obligations des entreprises. On a vu cela avec le désamiantage de sites industriels par exemple. Certains groupes ont quitté le pays sans désamianter leurs sites. Or, aujourd’hui, il faut que les sites le soient pour trouver repreneur et c’est donc les pouvoirs publics qui prennent en charge ces opérations.

D’autre part, un comportement de « chasseur de prime » peut se développer. C’est peut-être moins courant en France, cela a été beaucoup le cas au Royaume-Uni dans les années 1990-2000. Au moment du tournant d’une économie de services et de désindustralisation, certains territoires, pour attirer les capitaux étrangers et les usines, ont donné beaucoup d’argent public à des industriels avec des promesses de création d’emplois en retour. Par exemple, LG a implanté une usine en 1996 à Newport et a bénéficié pour cela de nombreuses aides du Pays de Galles. Le montant estimé est d’environ 200 millions de livres. En contrepartie, l’entreprise a promis d’investir 1,7 milliards de livres sur le site et de créer 6 100 emplois directs et plusieurs milliers d’emplois indirects. En définitive, seulement une partie de l’usine a tourné et seulement 2 000 emplois ont été créés. L’usine a totalement fermé en 2006 (après une fermeture partielle en 2003) avec un transfert de l’ensemble de la production vers des sites polonais et chinois. LG a remboursé 30 millions des 90 millions de livres d’aides directes accordées par la Welsh Development Agency. D’autres territoires ont connu des situations similaires comme le Nord-Est de l’Angleterre avec Samsung et son usine de Stockton, où le groupe coréen prévoyait de créer 5 000 emplois directs et où 1 600 emplois ont été finalement créés avant que l’usine soit fermée en 2004 et que la production soit délocalisée en Slovaquie. Ces deux groupes ont été perçus comme des chasseurs de prime, ce qui a créé un fort ressentiment dans la population. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas mettre d’argent public sur la table pour attirer des entreprises, mais il faut le faire avec prudence et privilégier toutes les aides ou aménagements qui pourront bénéficier à l’ensemble du territoire : infrastructures, formation, etc.

Cependant, je ne sais pas si la décentralisation est une cause directe de la désindustrialisation. C’est certainement plus complexe et cela exige d’étudier la manière dont un pays s’institue entre déconcentration et décentralisation et s’organise politiquement en fonction de ces critères. Le problème est qu’aujourd’hui, nous avons un État qui se veut très présent, mais un État qui ne se donne plus les moyens de son action publique – tout en ne donnant pas non plus les moyens aux régions d’avoir une action publique forte et un pouvoir économique suffisant. Cet entre-deux sclérose l’action. Il est vrai qu’avec le plan de relance, l’État semble vouloir se doter de nouveaux moyens, mais cela sera-t-il durable ? En outre, il ne faut pas oublier que ce sont les régions qui désormais pilotent le développement économique local, donc si l’État doit donner une impulsion et des moyens, c’est maintenant aux régions d’avoir un rôle opérationnel.

LVSL – Quand vous dites que l’on est dans un État relativement décentralisé, mais qui n’a plu les moyens de son action, est ce que vous attribuez cela au retrait des forces et des compétences humaines octroyées aux services déconcentrés, aux échelles territoriales, et qui autrefois, accompagnaient davantage la gouvernance des territoires ?

A.V-G. – Oui tout à fait, mais je pense aussi et je le répète, que ce manque de moyens mis sur la table vient du fait de l’absence de stratégie – ce qui fait que même s’il y a une présence de l’État, l’objectif reste flou donc l’action modique est parfois désordonnée. Il existe de nombreuses aides, mais souvent dans un système illisible et dilué. On pourrait comparer l’État a un noble désargenté qui n’a plus les moyens de ses ambitions. Cela crée un sentiment de frustration dans les territoires, avec des confusions autour du rôle de l’État et des collectivités territoriales qui embrouillent l’action publique, et peuvent créer des vides et de vrais sentiments d’abandon. Le sentiment d’abandon est sujet à débat, mais quelques entretiens dans certains territoires ruraux suffisent à comprendre d’où vient ce sentiment : fermeture des bureaux de Poste, fermeture de certaines classes, difficultés à trouver des professionnels de santé comme les médecins et les dentistes.

« La planification dépend de l’orientation stratégique et politique qu’on lui donne. »

LVSL – Comment le retour d’un État plus stratège, dont il est question aujourd’hui, permettrait-il d’arranger les iniquités territoriales et de résoudre ces déserts industriels et de service ? En somme, quel regard portez-vous sur le retour du Commissariat général au Plan qui vient d’être annoncé, et plus globalement sur le débat sur la planification en France ?

A.V-G. – Je suis peu convaincue par le retour du Commissariat général au Plan. On se croirait revenus à l’époque gaullo-pompidolienne que certains aimeraient faire revivre. Le Commissariat général au Plan peut avoir un intérêt s’il donne une stabilité et une continuité aux choix politiques afin de décorréler le temps de la politique publique du temps politique électoral. Cela peut donner une stabilité et une vision aux industriels, avec l’idée que chaque mandature ne va pas changer en profondeur la politique publique ou fiscale. Ce commissariat peut également avoir un rôle prospectif en identifiant les technologies de demain. En revanche, il doit être agile, pragmatique, voire opportuniste. Les changements se font sur un temps très rapide et il faut être capable de s’adapter à ces évolutions rapides.

Maintenant, je ne suis pas convaincue que cela soit le bon outil pour autant. J’ai peur qu’on veuille revivre une ère qui est aujourd’hui révolue, et que l’on ne se dote pas d’outils d’avenir, des outils de prospection. Nous sommes dans une nouvelle période, l’ère dans laquelle on se trouvait avant, celle de la surconsommation et de la croissance, est révolue.

Autrement dit, il a été un outil très efficace dans les années 50 à 70, sur des temps très longs avec des plans pensés sur la durée, à une époque où la mondialisation et le cadre européen n’étaient pas ce qu’ils sont, où les contraintes et le temps industriels n’étaient pas les mêmes. Cela peut fonctionner dans certains domaines, comme l’aéronautique, parce que le cycle d’investissement s’étale sur 30 ou 40 ans. Une entreprise peut revoir ses décisions quasi instantanément, alors que l’État prend une décision par an au moment de sa politique budgétaire. Le risque avec ce type d’outils, c’est de se mettre dans des temporalités longues, qui peuvent être nécessaires à certains égards, notamment sur des technologies d’avenir comme les nanotechnologies, les biotechnologies, pour lesquelles on a besoin de politique d’investissement sur des temps longs. Je ne pense pas que le Plan soit imaginé de cette façon et la planification dépend de l’orientation stratégique et politique qu’on lui donne. On peut également discuter du choix de nommer François Bayrou à la tête du Haut-Commissariat au Plan.

LVSL – Finalement, vous êtes critique sur le Plan car vous redoutez qu’il ne soit qu’une annonce sans réels changements profonds dans l’action publique, mais vous n’êtes pas nécessairement opposée à des formes de planification ?

A. V-G. – Ce qui me rend sceptique c’est le sentiment d’un « retour vers le passé » qui pourrait se faire au détriment des territoires. Attendons de voir ce que cela donne. Même si on a une stratégie sur le long terme, il faut être capable de se requestionner, de se réadapter au regard des évolutions des environnements, sinon on va dans le mur.

LVSL –  Vous avez émis la proposition de l’instauration d’un « fonds souverain dédié aux technologies stratégiques pour les développer ou empêcher qu’elles ne soient rachetées ». D’abord, comment cibler les secteurs dits stratégiques, quels types d’aides leur apporter et d’autre part, quels moyens solides mettre en œuvre pour empêcher leur rachat ? Ne serait-ce pas là encore un simple instrument qui souffrirait de l’absence d’une stratégie politique plus globale ?

A.V-G. – Encore une fois, la première question à se poser est quel est le projet de société, et quelle société nous voulons. De là découlent un certain nombre de priorités puis de politiques publiques. L’industrie doit être un pilier. Réindustrialiser, oui, mais pourquoi, comment et pour défendre quels intérêts ? Nous pouvons réindustrialiser avec des entreprises très polluantes ou bien nous pouvons faire le choix de réindustrialiser pour un objectif de transition énergétique, pour répondre aux nouveaux défis qui nous attendent et assurer notre indépendance à l’avenir. Nous avons donc besoin de cette vision stratégique, que sous-entend sur la question du fonds souverain.

Par technologie stratégie ou d’avenir, il faut entendre les technologies innovantes sur lesquelles la France a un avantage concurrentiel, les technologies qui nous permettent d’assurer notre indépendance, en particulier dans les domaines de la défense. Dans ce sens, on peut s’inspirer des travaux qui ont été réalisés autour du concept de base industrielle et technologique de défense (BITD). On a assisté à de nombreux rachats d’entreprises dont les technologies pouvaient être stratégiques et qui auraient pu être pertinentes à préserver. En outre, il faut également étendre notre réflexion aux risques qui peuvent être inhérents à la vente d’une entreprise qui réalise des composants.

La question de l’aspect stratégique doit donc se regarder au cas par cas, et non pas forcément secteur par secteur. Dans un secteur que l’on ne considère pas comme stratégique, il peut y avoir une pépite industrielle qui peut alimenter d’autres secteurs jugés stratégiques.

« Si nous ne sommes pas prêts à accepter le risque environnemental chez nous, est-ce que nous sommes prêts à nous passer de nombreux objets et produits de consommation courants ? »

LVSL – Ces technologies, pour être protégées, doivent bénéficier d’une certaine forme de protectionnisme. Sommes-nous enfin prêts à assumer ce tournant ? 

A.V-G. – Le problème est que le protectionnisme est aujourd’hui connoté de manière très péjorative et que fondamentalement je ne suis pas certaine que cela soit la solution. En la matière, il faut être pragmatique et non dogmatique. Il nous faut intégrer des enjeux géopolitiques dans nos réflexions, ainsi que des aspects environnementaux. Nous savons aujourd’hui que nous ne jouons pas à armes égales avec des industriels qui sont subventionnés par leur État, voire qui sont partiellement ou totalement détenus par un État. Nous sommes face à un défi environnemental où l’on impose des normes environnementales complexes à nos entreprises qui ont investi pour y répondre quand elles ont fait l’effort de rester en France ou en Europe. Elles se retrouvent confrontées à des entreprises venant d’États où les normes sont moins contraignantes. Nous sommes donc dans une situation un peu aberrante où nous souhaitons lutter contre le réchauffement climatique en France, tout en important des productions peu vertueuses sur le plan environnemental.

En outre, on ne peut pas continuer à délocaliser notre risque. Jusqu’où est-on prêt à accepter un risque industriel pour être plus vertueux environnementalement ? Peut-on vraiment se passer de tous les biens industriels aujourd’hui ? Est-ce que l’on est prêt à se passer de son smartphone, de son ordinateur, puisque chaque objet industriel a un impact environnemental ? Si nous ne sommes pas prêts à accepter le risque environnemental chez nous, est-ce que nous sommes prêts à nous passer de nombreux objets et produits de consommation courants ? Bien entendu, il faut également accompagner cela d’une réflexion sur la modernisation de nos sites de production, car notre parc productif est vieillissant et ne nous permet pas, dans de nombreux cas, de répondre aux nouvelles attentes des marchés et des consommateurs. Si des pays comme la Chine sont parfois peu scrupuleux sur le plan environnemental, ils ont souvent des sites bien plus modernes que la France.

LVSL – Dès lors, quels doivent être aujourd’hui les grands objectifs d’une politique industrielle conséquente et sérieuse pour l’avenir ?

A.V-G. – Premièrement, il faut moderniser l’appareil productif, beaucoup d’usines sont trop vieilles pour répondre aux nouveaux défis, à la fois de rapidité, de qualité, de personnalisation, de réduction d’utilisation de matières premières. Ensuite, il y a un objectif majeur de formation. À partir du moment où l’on va pousser les industriels à revoir leur modèle économique, notamment vers une économie de la fonctionnalité, il va potentiellement y avoir un impact sur l’emploi. Même si des outils de productions sont créées et que l’on dope le poids de l’industrie, cela ne veut pas dire qu’il y aura autant d’emplois industriels qu’auparavant. Les usines à 10 000 salariés ne renaîtront pas en France. Dès lors, la mutation de notre tissu productif oblige à former les salariés pour qu’ils puissent accompagner la modernisation des sites, acquérir de nouvelles compétences et rebondir dans le cas d’une faillite. Il faut également penser cette formation en lien avec des entreprises pour des besoins très spécifiques liés à certains secteurs. Dans ces cas-là, les formations devront être presque sur mesure car elles pourraient ne concerner que quelques salariés, mais elles sont vitales pour les entreprises qui peinent à recruter faute de compétences disponibles.

Enfin, il doit aussi y avoir une réflexion sur notre fiscalité. Aujourd’hui, on a un impôt qui est à la fois inefficace, mais qui est aussi vécu comme injuste. Plus personne ne veut payer d’impôts en France car personne ne le trouve juste. Cela est un vrai problème ! Quand on regarde les autres pays européens, nous avons des couvertures sociales certes très élevées, un modèle de société différent et très protecteur, mais à remettre à plat pour qu’il gagne en efficience et en justesse. Quand on regarde l’impôt sur les sociétés, les grands groupes bénéficient de mécanismes d’évitement fiscal, ce qui fait que les PME, qui font vivre les territoires, sont plus pénalisées. Il faut donc une réflexion autour d’une fiscalité plus vertueuse et plus juste avec pour but central de préserver le modèle social. Mais on doit donner plus de lisibilité, de transparence, de clarté, tout ce qui manque aujourd’hui. Il faut simplifier également car il existe de nombreux dispositifs qui ont un coût pour une efficacité discutable.

LVSL – La relocalisation industrielle est un enjeu politique mis en avant pour ses promesses incontestables en termes de créations d’emplois et ses enjeux de diminution de l’empreinte carbone de nos activités. Pourtant, il y a plus de trente ans désormais, les tenants des politiques de désindustrialisation ont, dans une certaine mesure, instrumentalisé l’écologie et la santé pour légitimer ce délitement. Alors, comment refonder aujourd’hui une aspiration populaire et transversale à davantage d’industries, et celles-ci impérativement « vertes » ? Quel nouveau récit enjoliveur promouvoir ?  

A.V-G. – Nous n’avons pas le choix, il nous faut reconstruire le rêve industriel. L’industrie est au service d’un projet de société et de transformation de la société, donc il faut recréer un imaginaire autour de l’industrie, que l’on n’a plus aujourd’hui, ce qui n’est pas forcément simple. Il y a des gens qui ont une culture industrielle, qui ont envie d’industrie, mais il existe toujours un clivage dans la société entre ceux qui veulent de l’industrie et ceux qui n’en voient pas la nécessité. Un certain nombre de paradoxes subsistent : une volonté d’avoir des produits français sans payer plus cher et une volonté de relocaliser sans accepter les risques inhérents.

En outre, il faut changer le discours autour de l’industrie. Si les représentations évoluent, l’industrie a été très longtemps perçue comme « sale », « has been » et peu rémunératrices. Quand on va visiter les usines Schmidt à Sélestat, ce n’est pas « sale », ce n’est pas « has been » et les ouvriers voient leur compétences reconnues, qualifiées. Dans ce type d’usines, il y a également de nombreux profils d’ingénieurs, notamment en informatique, en raison de l’automatisation de plus en plus poussée des lignes de production. L’automatisation des sites de production induit l’évolution de certains postes. Par exemple, dans certaines usines des opérateurs de ligne sont passés sur des postes de maintenance. Tout cela sous-entend un accompagnement des entreprises.

« L’industrie aura de nouveau sa place en France quand on ne considérera plus, à l’école, qu’un enfant a échoué parce qu’il fait un CAP ou un BEP de technicien. »

Il faut arrêter de penser que l’industrie, et de manière générale les métiers artisanaux sont des voies de garage. L’industrie aura de nouveau sa place en France quand on ne considérera plus, à l’école, qu’un enfant a échoué parce qu’il fait un CAP technicien ou un bac professionnel. Ce qui ne veut pas dire non plus qu’il faille sous-estimer la pénibilité de certains postes, notamment ceux en 3X8.

Il faut réenchanter ce rêve industriel et rompre avec la critique systématique. La France a des faiblesses, mais également des atouts qu’il convient de valoriser. Il faut être fiers des valeurs que l’on incarne et de la capacité que la France et l’Europe ont à incarner une troisième voie face à la Chine et aux États-Unis. La France a un modèle social reconnu et a également été à l’avant-garde dans plusieurs domaines industriels où nous avons produit de grandes innovations industrielles.

LVSL – Comment penser le développement industriel national au regard de l’échelle et des institutions européennes ? L’Union européenne est-elle une institution indépassable pour construire des projets industriels européens ambitieux ?

A.V-G. – Il faut penser la stratégie industrielle à plusieurs échelons et l’Union européenne peut être l’un d’entre eux. Il y a toujours des réglementations européennes un peu complexes. Mais l’Union européenne n’a pas toujours une action négative, même si dans son organisation actuelle elle est parfois nébuleuse. On pointe souvent du doigt les errements européens, mais on rappelle assez peu que l’Union européenne c’est également les États qui la composent. On met aussi assez rarement en avant les actions positives comme le travail effectué par la Commission européenne pour préserver l’industrie du cycle européen du dumping des entreprises chinoises.

La Commission européenne a également essayé d’être à l’avant-garde en ce qui concerne les contrôles des investissements étrangers ou encore sur la réciprocité d’accès aux marchés publics. À chaque fois, ce sont des États membres qui ont bloqué ces mesures pour des raisons différentes. La question est de savoir si au-delà de l’architecture, qui est certes critiquable, nous sommes capables ou non de raisonner à 27 pour avoir un projet industriel européen et de financer certains projets d’envergure à l’échelle européenne. Par ailleurs, il faut également questionner la position parfois peu solidaire de certains États comme les Pays-Bas et l’Allemagne qui se sont souvent opposés à certaines propositions de la Commission européenne qui auraient pu être bénéfiques à l’ensemble des industries européennes, mais moins aux industries allemandes et néerlandaises. Le modèle allemand est fondé sur les exportations, or des mesures de ce type auraient pu positionner l’Allemagne en défaut vis-à-vis de pays comme la Chine.

De surcroît, rien n’empêche des initiatives privées de s’entendre pour créer des groupes européens. Par ailleurs, les États peuvent travailler ensemble. L’Allemagne et la France l’ont fait pour « l’Airbus des batteries » afin d’implanter en France des usines capables de produire des batteries pour les véhicules électriques. Ensemble, les États européens peuvent construire une troisième voie européenne qui serait alternative à celle de la Chine et à celle des États-Unis. Néanmoins, les discussions sur le plan de relance européen ont montré qu’il était difficile d’adopter des positions communes.

LVSL – Admettons comme vous que l’échelle européenne soit une échelle d’action opportune. Pensez-vous que les mutations des positions politiques au sein de l’Union européenne puissent s’opérer suffisamment rapidement pour faire face à tous les grands défis sociaux et écologiques auxquels nous sommes confrontés ? 

A V-G – Il y a un sujet de refondation d’un certain nombre de traités européens et c’est un chantier complexe sur lequel il est presque impossible de s’entendre sur des changements d’ampleur. Il faut néanmoins conserver une forme d’optimisme car cette crise a montré qu’on était parfois capable d’aller vite. Donc restons optimiste, tout en conservant une grande lucidité sur notre situation.

« C’est le retour d’une morale individualiste qui bouscule le sens de l’Assurance chômage » – Entretien avec Hadrien Clouet

Muriel Pénicaud, ancienne ministre du Travail (2017-2020).

Alors que la réforme de l’Assurance chômage devrait revenir au cœur des débats de la rentrée, plusieurs des mesures envisagées par le gouvernement ont été reportées à 2021. La période économique et sociale particulière faisant grandement intervenir le dispositif de chômage partiel en est la raison. Cependant, il s’agit bien là d’une des grandes réformes du quinquennat Macron : une réforme en débat entre syndicats – salariés et patronaux – et le gouvernement depuis plus d’un an maintenant. Les mesures envisagées constituent des enjeux décisifs pour l’avenir du pays. Si les transformations qu’elles mettent en jeu apparaissent complexes à comprendre, elles procèdent toujours de la même visée : l’individualisation de la condition de la personne et sa privatisation. Pour nous éclairer sur les dangers qui guettent sur le sens et sur l’équilibre de ce pilier fondamental du système social français, nous avons rencontré Hadrien Clouet, docteur en sociologie et post-doctorant à Science Po Paris. Il est aussi membre du conseil d’orientation scientifique du laboratoire d’idées Intérêt Général, engagement sur lequel nous l’avons également interrogé. Entretien réalisé par Nicolas Vrignaud et retranscrit par Sebastien Mazou et Maxime Coumes. 


Le Vent Se Lève – La réforme de l’assurance chômage du quinquennat Macron est très complexe à comprendre pour celles et ceux qui s’y intéressent peu ou bien celles et ceux qui n’ont pas suivi depuis plus d’un an maintenant les évolutions de ce projet de loi. À l’aune des nouvelles négociations entre le gouvernement et les forces syndicales, pouvez-vous nous rappeler en quoi consiste ce projet porté par la majorité ? 

Hadrien Clouet – Cette réforme de l’assurance chômage est fondée sur deux arguments distincts. Le premier, exclusivement comptable, est illustré par les phrases choc de Muriel Pénicaud, déclarant qu’en l’absence d’économie, il deviendrait impossible d’indemniser les chômeurs dans la décennie à venir. Le second argument est celui de l’étatisation, qui consiste à faire monter la part de l’indemnisation des chômeurs par l’État, au détriment de la part d’indemnisation des chômeurs par la Sécurité sociale et son administration paritaire. Cela a d’ailleurs valu des critiques patronales à ce projet de réforme – et c’est assez inédit que dans le cadre d’une diminution des droits des chômeurs, les organisations patronales se montrent critiques.

La réforme annoncée l’année dernière touche en premier lieu l’indemnisation des personnes. On le sait, seule la moitié des chômeurs inscrits à Pôle emploi bénéficie d’une indemnisation. Or, cette proportion va encore être réduite, notamment par un nouveau calcul des droits. Celui-ci repose sur deux piliers : d’abord, pour ouvrir des droits à l’indemnisation, il ne faut plus avoir cotisé 4 mois mais 6 mois, et cette durée de 6 mois n’est plus recherchée dans les 28 derniers mois mais dans les 24 derniers mois. Il convient de travailler plus sur une séquence plus courte. Mener à bien ce type de réforme – qu’on appelle paramétrique puisqu’elle joue exclusivement sur les paramètres – vise à exclure dans le futur quelques centaines de milliers de personnes de l’Assurance chômage. Non pas forcément les gens déjà indemnisés, mais plutôt des gens qui auraient été éligibles à l’avenir.

Ensuite, la moitié des personnes inscrites à Pôle emploi, entre 2 et 3,5 millions selon l’année ou la saison, exercent une activité réduite. Elles ne peuvent pas vivre de leur emploi et demeurent indemnisées par Pôle emploi. Jusqu’à présent, lorsque ces personnes acceptaient un contrat ponctuel, leur durée d’allocations était prolongée d’autant. Or, la réforme gouvernementale prévoit qu’une telle prolongation n’ait lieu qu’après 6 mois. Une partie des précaires est exclue de l’Assurance chômage.

Voilà le premier volet de la réforme qui durcit les conditions d’accès et réduit la fraction des demandeurs d’emplois indemnisés. On ré-individualise donc les risques sociaux. Le risque de perte d’emploi est renvoyé à la responsabilité individuelle : quelques centaines de milliers de personnes ayant cotisé contre la promesse d’ouvrir une assurance sont expulsées de la prise en charge collective !

LVSL – L’un des autres grands volets de la réforme apparaît surtout financier…

H.C. – Tout à fait, le nœud de l’affaire est financier, dans le sens où l’Unedic (l’association en charge de gérer l’Assurance chômage) possède un montant limité à distribuer entre les demandeurs d’emplois. Ce montant vient des cotisations chômage recouvrées. Or contrairement aux déclarations de Muriel Pénicaud, les comptes de l’Unedic sont en voie de rétablissement depuis 2008, frôlant l’équilibre en 2019 [1]. La seule chose qui les plonge régulièrement dans le rouge est l’accord de gestion avec Pôle emploi. L’Unedic est contrainte de verser 10% des cotisations recueillies à Pôle emploi, pour financer les deux-tiers des frais de fonctionnement de ce dernier, soit 3,3 milliards d’euros en 2019 [2] – alors que cette dépense profite aussi, et tant mieux, à des individus qui ne sont pas chômeurs, mais naviguent sur le moteur de recherche de Pôle emploi par exemple.

Cette même année, le bilan comptable de l’Unedic affichait un manque de 2 milliards d’euros… après en avoir versé 3 à Pôle emploi. Cette mission est même accrue depuis janvier 2020, avec le transfert d’1% de cotisations supplémentaire à Pôle emploi, au titre de l’accompagnement dit « renforcé » des demandeurs d’emploi. Les chômeurs cotisent de plus en plus pour financer le service public d’emploi au détriment de la couverture de leurs risques sociaux. Le milliard d’excédent, entre les cotisations perçues et les allocations versées, représente l’équivalent d’une prime de Noël de 150 euros à tous les demandeurs d’emploi inscrits, ou l’extension de l’indemnisation à 70 000 personnes supplémentaires.

La contrainte financière connaît un second motif : le gel depuis des années des cotisations chômage. On peut s’interroger sur ce dernier point car on assiste à une dérégulation du marché de l’emploi depuis 30 ans. Elle ne s’est pas accompagnée d’une contrepartie, face au risque accru des salariés d’être recrutés en emploi précaire, instable ou à durée réduite. Le risque s’accroît, sans que les cotisations ne suivent – sinon, les grands employeurs auraient aussi été mis à contribution dans la lutte contre la précarité.

Le second volet de cette réforme est aussi important. Il repose sur la manière de décompter les indemnités elles-mêmes. Le calcul des allocations dépend d’un salaire journalier de référence (SJR), approximativement calculé à partir du salaire de l’année passée, qui sert de base pour calculer l’indemnisation mensuelle. C’est un système contributif : plus le salaire antérieur était haut, plus on a cotisé, plus le montant de allocations est en conséquence élevé. Jusqu’à présent, pour établir le SJR d’une personne, on multipliait le salaire perçu chaque jour de travail par le nombre de jours du mois. Cela permettait de protéger les personnes ayant des contrats courts ou émiettés. Or désormais, le gouvernement entend prendre le salaire mensuel pour base et diviser le salaire par le nombre de jours, y compris les jours sans salaire. Par exemple, une personne qui a travaillé 10 jours et perçu 500 euros pour ce travail a finalement touché 50 euros au quotidien.

Avant, pour calculer son allocation, on multipliait ces 50 euros par 30 (soit 1500), c’est-à-dire le nombre de jours du mois. Sa base d’indemnisation est donc de 1 500 euros, mais elle sera pénalisée par rapport aux autres en ayant une durée d’indemnisation courte, puisqu’elle n’a travaillé que 10 jours. Elle devra enchaîner beaucoup de contrats courts pour ouvrir des droits. Désormais on considère que cette même personne a gagné 500 euros dans le mois, que l’on divise par les 30 jours calendaires. A travail égal, on indemnisera cette personne sur la base d’un salaire de 500€ au lieu de 1500€. Le SJR de référence est divisé par trois vis-à-vis de la situation antérieure. On aboutit à une diminution drastique des allocations versées par un nouveau mode de calcul des droits.

« Aujourd’hui, nous avons une logique de redistribution inversée, car une partie des cotisations chômage servent à rembourser des créanciers privés et rémunérer des détenteurs de fonds de pension. »

LVSL – Cette évolution de la modalité de calcul des allocations est donc la seconde mesure après celle de la modification des conditions d’éligibilité dont Muriel Pénicaud a annoncé le report à 2021. Elle a enfin également annoncé le report de l’évolution de la dégressivité des indemnisations. Quels étaient ces objectifs sur ce point ?

H.C. – L’un des enjeux de cette réforme est aussi celui de baisser dans le temps les allocations pour certaines personnes dont on considère qu’elles touchent des allocations élevées, surtout les cadres. Cela constitue une rupture du principe contributif puisque jusqu’à présent, plus on cotise, plus on touche. Désormais l’indemnisation du chômage ne poursuit plus l’objectif de maintenir le niveau de vie des bénéficiaires, mais se rapproche d’une allocation caritative pour la recherche d’emploi, qui est censée dépendre des efforts de la personne. C’est le retour d’une morale individualiste qui bouscule le sens de l’assurance chômage.

L’autre problème est que cela peut amener les cadres à réclamer l’extension de leur traitement aux autres, pour ne pas être les seuls frappés par une diminution progressive de leur allocation. A l’inverse, s’ils ne peuvent pas se fier à l’assurance-chômage pour assurer leurs revenus en cas de perte d’emploi (et l’ensemble des charges ou traites incompressibles, liées à leur niveau de vie), cela peut aboutir à la constitution de fonds privés visant à se protéger soi-même plutôt que de contribuer au collectif. La situation souligne le lien étroit entre réforme de l’assurance chômage et réforme des retraites : elles ambitionnent de créer un marché autour de la protection des risques personnels.

L’assurance chômage est devenue un terrain d’investissement lucratif à double titre. D’abord, la logique de dé-protection sociale se traduit par un recours à la financiarisation pour ceux qui ont des hauts revenus et entendent se protéger contre les risques de l’existence – en solitaire si nécessaire. Ceux qui sont les plus sujets au risque ne bénéficient ainsi pas de la solidarité des plus riches en période de crise, car les plus riches sont peu inclus dans l’assurance-chômage (au-dessus de 13 000€ par an, on cesse de cotiser à l’assurance-chômage, tandis que l’allocation est plafonnée à 296€ brut par jour). En outre, les logiques d’endettement de l’Unedic elle-même redoublent la financiarisation.

Victime d’une politique des caisses vides qui a liquidé une partie des cotisations – facilitation du travail détaché, suppression des emplois aidés, gel des salaires… – , l’Unedic a tenté de trouver des fonds ailleurs pour continuer d’indemniser les chômeurs. Elle a entamé une politique d’entrée sur les marchés financiers, accumulant pas moins de 35 milliards d’euros de titres financiers depuis 2008. Un audit citoyen a bien décrit ce processus [3]. Aujourd’hui, nous avons une logique de redistribution inversée, car une partie des cotisations chômage servent à rembourser des créanciers privés et rémunérer des détenteurs de fonds de pension. L’Unedic paye actuellement 400 millions d’intérêts annuels. Tenez-vous bien, son directeur a dû concéder ne pas connaître l’identité des acheteurs [4] – peut-être des groupes dont la politique industrielle ou financière favorise les destructions d’emploi ?

LVSL – Toutes ces logiques sont reliées à des représentations de la situation des travailleurs en France. Vous soulignez d’ailleurs assez souvent ce que vous appelez un « mythe des emplois vacants ». En quoi cette projection faussée et l’idéologie au cœur de la réforme de l’assurance chômage sont-elles liées ?

H.C. – Il faut distinguer deux notions. Les emplois vacants sont un pourcentage d’emplois non occupés à un moment donné. La France est un pays d’Europe où il y a le moins d’emplois vacants : 1.4% contre 6% pour la République tchèque qui est le pays comptant le plus d’emplois vacants, ou encore 3% pour la Belgique. Cela traduit un mauvais dynamisme du marché de l’emploi, car le niveau de l’activité est fortement corrélé aux créations d’emplois.

Cette donnée est souvent confondue avec les emplois non pourvus, des offres mises sur le marché sans trouver preneur. C’est un indicateur problématique. Un emploi est mécaniquement non pourvu pendant un temps minimum, donc cela pose la question de savoir à quel moment on l’estime non-pourvu. De plus, la dérégulation du marché de l’emploi favorise la montée du « non-pourvoi », car lorsqu’on tente de recruter en urgence pour quelques jours, les durées de prospection sont forcément limitées. En outre, des doublons sont toujours imaginables : si Pôle emploi pourvoit un poste proposé aussi à l’agence d’intérim du coin, cette dernière pourra signaler un emploi non-pourvu. Dans son enquête auprès des employeurs, Pôle emploi évalue à environ 7% les établissements qui échouent à recruter, soit aux alentours de 200 000 embauches concernées [5]. Une pour trente inscrits à Pôle emploi…

De plus, les emplois non pourvus le sont très majoritairement malgré des candidatures ! A Pôle emploi, moins d’1% des offres hébergées ne suscite aucune candidature [6]. Parmi ce petit pourcentage, il faudrait distinguer ce qui relève de l’offre peu attractive, de l’offre indigne, de l’offre illégale, ou même des pratiques illégales (par exemple une annonce fictive visant uniquement à compiler un réservoir de CV).

Les données statistiques de l’Acoss précisent même qu’en France, chaque année, 28 millions d’offres d’emploi trouvent preneurs – essentiellement en CDD. Dit autrement, les offres non-pourvues plafonnent en-dessous d’1 % du total et se regroupent dans 7% des établissements, qui déclarent ne pas réussir à recruter.

Le chômage de masse ne résulte pas d’un manque de motivation ou d’une inadéquation entre la formation des chômeurs et les attentes patronales : il est le produit d’un problème arithmétique, à savoir un volume général d’emplois en circulation insuffisant. Notons d’ailleurs que la politique de l’offre interroge à cet égard, puisque depuis 1950, les entreprises privées marchandes n’ont créé que 3 millions d’emploi, tandis que le secteur public et non-marchand en générait 5 millions, soit les deux-tiers [7]. Les subventions aveugles aux secteurs capitalistes s’avèrent assez peu probantes.

« Le chômage partiel demeure une réponse comptable à une question de pouvoir. […] La question du pouvoir en entreprise demeure aujourd’hui écartée par les décideurs français. »

LVSL – Le gouvernement a aussi annoncé que la rémunération perçue par les travailleurs pendant cette période de chômage partiel ne sera pas prise en compte dans le calcul de l’allocation afin de ne pas diminuer son montant. Quels sont les enjeux de salaire autour du chômage partiel ?

H.C. – Les périodes dites de chômage partiel, appelées périodes d’activité partielle en langage administratif, sont incluses dans le calcul de la durée d’indemnisation chômage, tout en étant exclues du calcul du montant de l’allocation pour ne pas le diminuer. C’est une mesure sociale, qui évite de tirer vers le bas les allocations-chômage en les basant sur des salaires plus faibles. Rappelons ici que le chômage partiel est une mise à contribution des salariés, puisqu’il entraîne une diminution de 16% du salaire net.

Cette décote est généralement justifiée par la possibilité, pour le salarié, de compenser sa perte de revenu en trouvant un autre emploi provisoire ou une autre activité rémunérée, parfois non-déclarés ou informels. Or, la période de confinement a empêché cette compensation, d’autant plus que les foyers ont vu une augmentation de leurs frais courants, via les hausses de leurs consommations quotidiennes d’eau, de chauffage ou d’électricité.

Mais le chômage partiel demeure une réponse comptable à une question de pouvoir. Lorsque des entreprises rencontrent une crise conjoncturelle tous les six mois, la justification conjoncturelle devient compliquée à suivre et on peut se demander si elle n’a pas simplement un problème dans la nature de la stratégie et des décisions prises par les propriétaires ou les administrateurs. Le problème se pose à nouveau avec la crise sanitaire : on observe une distribution massive d’argent public pour mettre en place le chômage partiel, sans que les autorités administratives ne soient en capacité humaine et logistique d’opérer un quelconque contrôle des motifs, et sans s’appuyer réellement sur les acteurs qui connaissent l’entreprise à l’instar des syndicats. Ces derniers n’ont qu’un rôle consultatif en France, contrairement à leurs homologues allemands par exemple, dotés d’un droit de veto et d’un pouvoir important sur le programme détaillé de mise en place du chômage partiel [8] – ils surveillent l’usage de l’argent public. La question du pouvoir en entreprise demeure aujourd’hui écartée par les décideurs français.

LVSL – Pouvez-vous nous raconter la genèse de la création du laboratoire d’idée « L’Intérêt Général » au sein duquel vous menez une bataille culturelle ? Quelles sont les raisons qui ont poussé à sa création ?

H.C. – Intérêt Général (IG) est né il y a un peu plus d’un an, au cours d’échanges entre universitaires, experts publics ou privés, syndicalistes et hauts fonctionnaires. Nous convergions pour diagnostiquer la faillite irrémédiable de la social-démocratie et sa mue en libéralisme autoritaire. En même temps, il nous manquait un outil pour mener la bataille culturelle sur le terrain adverse, c’est-à-dire le champ de l’expertise. Aussi ambitionnons-nous de construire une maison commune, qui rassemble l’espace intellectuel d’une gauche radicale de gouvernement, antilibérale et émancipatrice. La création d’Intérêt Général se veut aussi une réponse aux laboratoires d’idées français qui pullulent, majoritairement libéraux ou conservateurs, appuyés sur de puissants réseaux financiers ou médiatiques. Plusieurs notes ont été rédigées et produites depuis la création d’Intérêt Général. La première cartographie les think-tanks français eux-mêmes, traduite ultérieurement un article dans Le Monde diplomatique. Une seconde note porte sur les traités européens, afin de souligner les défaillances en série de la zone euro et de l’Union européenne, tout en proposant un répertoire stratégique de ruptures avec les traités et en actualisant la doctrine du plan A – plan B (portée par de plus en plus d’acteurs à gauche). La troisième analyse la réforme des retraites Macron-Delevoye et propose une réforme alternative, garantissant un régime de répartition plus favorable, tant pour le privé que pour le public. En mars 2020, une note préalable aux élections municipales proposait une réflexion territoriale, sur l’association libre des communes comme alternative aux intercommunalités afin d’opérer la bifurcation écologique. Finalement, la dernière note éditée revient sur le service public à la française, en tire un bilan positif, décrit les tentatives libérales visant à les liquider et propose des principes de reconstruction, pour une République des Communs.

Cette variété de sujets est tributaire d’une méthode de travail originale, qui respecte la plus grande interdisciplinarité possible et inclut des personnes aux agendas déjà remplis à craquer. Chaque note est écrite collectivement par les volontaires et pilotée par deux rapporteurs ou rapportrices. Les versions successives de chaque note sont ensuite examinées et débattues en séance plénière, afin d’aboutir à une version consensuelle finale.

LVSL – Est-ce que l’idée de rechercher un consensus sur les différentes notes à produire traduit que tous les contributeurs ne se reconnaissent pas nécessairement sur les mêmes positions ? Et de fait, ne craignez-vous pas que les consensus que vous trouvez soient au final atones, sans prises véritables sur le réel ?

H.C. – Notre laboratoire d’idée est composite, avec des personnes de sensibilités différentes – qui ont pu voter pour des personnes et des listes différentes lors des précédentes élections. L’avantage de la structure « laboratoire d’idées » consiste à proposer plusieurs scénarios qui, s’ils ne sont pas contradictoires, offrent un dégradé politique. Mais la précision n’implique pas d’être atone : IG a pris des positions collectives fortes. Prenons l’exemple des propositions alternatives concernant l’Union européenne, par une note résumant les six scénarios de rupture qui ont été portés par des forces politiques européennes. La rupture avec les traités européens fait ainsi consensus au sein d’Intérêt Général, mais sa déclinaison pratique prend des itinéraires hétérogènes et graduels. En l’absence de consensus, les groupes de travail élargissent tout simplement les pistes. Le principal est que ce laboratoire d’idées déploie un travail collectif inédit en France, pour qu’un gouvernement favorable à ces orientations puisse être armé dès son premier jour.

« Nous ne nous situons donc pas sur les rapports de force partisans en France, mais appartenons à un front international soucieux de formuler des politiques publiques alternatives, aussi sérieuses que radicales. »

LVSL – Que répondez-vous à celles et ceux qui peuvent taxer Intérêt Général d’un laboratoire d’idée qui ne serait que le laboratoire de construction des idées de la France Insoumise, au regard des personnes qui ont été à l’initiative du projet et qui le composent ?

H.C. – Je leur dis que c’est faux et les invite à venir travailler avec nous. Ces attaques viennent de personnes qui n’ont peut-être pas intérêt à coopérer avec d’autres ? Bien sûr, certains initiateurs et initiatrices assument une proximité idéologique avec le mouvement, ce qui n’enlève rien au sérieux – le résultat de leur implication dans la présidentielle de 2017 parle plutôt en leur faveur – mais elle n’engage personne d’autre, aucun membre du laboratoire d’idées, et n’implique rien vis-à-vis des travaux passés ou à venir.

Il existe ainsi un véritable pluralisme d’idées au sein du laboratoire. Et puis lorsqu’on travaille sur une note, l’expression politique de chacune ou chacun est assez secondaire dans la rédaction de propositions consensuelles. Le pluralisme est surtout attesté par la composition de notre Conseil d’orientation scientifique, internationalisé, regroupant des personnalités reconnues comme Jean Ziegler, Jihen Chandoul ou encore Clara Capelli. Les femmes et les hommes qui ont accepté d’y siéger – j’ai cette chance – ont même diffusé une déclaration explicite d’indépendance vis-à-vis de toute organisation politique. Nous ne nous situons donc pas sur les rapports de force partisans en France, mais appartenons à un front international soucieux de formuler des politiques publiques alternatives, aussi sérieuses que radicales.

LVSL – Quels sont sur les projets de travail à venir d’Intérêt Général au regard du contexte politique et des échéances électorales à venir ?

H.C. – Nous préparons actuellement une note sur l’État employeur en dernier ressort. Nous étudions la manière dont on peut assurer un droit inconditionnel à l’emploi pour certaines populations. L’emploi n’est alors plus une marchandise mais un bien commun. Cette mesure est défendue dans le cadre du Green New Deal par Bernie Sanders, mais on la retrouve dans d’autres contextes, comme la garantie rurale en Inde qui garantit 100 jours d’emploi aux ménages ruraux, ou encore l’Argentine qui, en 2002, a mis en place un droit à l’emploi avec l’embauche par l’État de 20% de la population pour faire face à la crise. La campagne syndicale et environnementale « One Million Climate Jobs » a été lancée au Royaume-Uni, affirmant que la condition de la transition écologique passe par un recrutement des chômeurs pour faire des emplois à fortes valeurs ajoutés dans le secteur de l’écologie. Historiquement, la France a déjà expérimenté ce genre de mesure, avec par exemple la création des Ateliers nationaux en 1848, bien qu’aucune réflexion n’avait alors été menée sur l’utilité collective du travail.

Plusieurs autres notes sont en cours de réalisation à différents stades d’avancement. Elles porteront sur la sécurité publique, la démocratie dans l’emploi et le travail, l’éducation émancipatrice, la politique commerciale, l’héritage, le patrimoine ou encore le gouvernement des crises climatiques.

LVSL – Et au-delà de la publication de vos notes sur votre site et sur vos différentes présences sur les réseaux sociaux, comment comptez-vous promouvoir vos travaux ?

H.C. – La promotion repose sur différents canaux. Intérêt Général s’est lancé récemment dans des campagnes numériques, notamment lors du mouvement contre la réforme des retraites. La note sur les intercommunalités a pu trouver son lectorat, essentiellement des élus locaux, grâce au partage sur les réseaux, dans les groupes. Nos travaux sont maintenant diffusés par des envois presse, avec pour but de trouver un écho, comme cela a été le cas dans Marianne, Le Monde, Les Inrocks, L’Obs, Politis, Reporterre, et bien sûr, dès la publication de cette interview, Le Vent Se Lève !

Les membres du Conseil d’orientation scientifique sont par ailleurs les premiers à partager les notes, à les diffuser dans leurs réseaux, à faire exister et animer des canaux de diffusion et de discussions intellectuels. Pour chaque note, nous identifions également les acteurs ou les réseaux que nous jugeons pertinent, afin de leur adresser de manière directe nos travaux (associations, syndicats, organisations locales, ONG, universitaires etc.). Nous avons le souci d’occuper un espace qui ne concurrence jamais ces organisations, ni ne les dépossède de leurs actions ou travaux. Cela permet d’être très complémentaire, d’échanger et d’exister en toute intelligence.

LVSL – Et au regard de votre ambition d’influencer le champ politique, est-ce vous avez des retours de parti politique sur vos travaux ou bien est-ce que vous estimez que ceux-ci aient pu s’en s’inspirer plus implicitement ?

H.C. – Oui. Pour prendre l’exemple de la réforme des retraites, des amendements des groupes communistes, insoumis et socialistes étaient directement inspirés de notre note. Ce travail s’est avéré être complémentaire du travail parlementaire. De même, au niveau syndical, des unions locales ou des branches ont diffusé la note tout en s’en inspirant dans la définition de leurs positions générales, alors que des figures syndicales ou universitaires, comme Thomas Piketty, citaient explicitement la note dans leurs interventions. Nous retrouvons la même chose pour la note sur l’intercommunalité, les élus ou les mouvements qui ne sont pas majoritaires dans les conseils avaient un intérêt évident à utiliser notre réflexion pour s’armer et essayer de se défendre. D’ordinaire, par exemple aux élections communales, vous avez mille personnes dans le pays qui accomplissent le même travail chacune de leur côté, eh bien là, le travail était déjà fait. Notre but, en agglomérant des personnes fortes, diverses et radicales est d’effectuer un travail qui ne soit pas à refaire.

LVSL – Nous sommes encore loin des présidentielles, est-ce que la possibilité de proposer un ensemble de mesures programmatiques pour la France auprès des forces politiques est posée au sein d’Intérêt Général ?

H.C. – Un laboratoire d’idée n’a pas vocation à soutenir des forces partisanes aux élections. Toutes nos notes contribuent à échafauder un projet et bâtir patiemment une hégémonie culturelle, via des notes qui seront toujours publiques. Nous n’avons pas l’ambition de proposer un projet général, mais de mettre à disposition sur des thématiques qui nous paraissent fortes et mobilisatrices, nos travaux et nos propositions clef en main. Intérêt Général peut armer toutes les personnes soucieuses d’élaborer une alternative politique majoritaire, qui se reconnaissent dans un courant éco-socialiste ou progressiste.


[1] https://www.unedic.org/espace-presse/actualites/lassurance-chomage-proche-de-lequilibre-en-2019
[2] https://www.unedic.org/indemnisation/vos-questions-sur-indemnisation-assurance-chomage/quel-est-le-role-de-lunedic-par
[3] https://static.mediapart.fr/files/2018/04/30/audit-dette-assurance-chomage-2.pdf
[4] http://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/cr-soc/14-15/c1415043.pdf
[5] https://statistiques.pole-emploi.org/bmo
[6] http://www.pole-emploi.org/statistiques-analyses/entreprises/offres-demploi-et-recrutement/offres-pourvues-et-abandons-de-r.html?type=article
[7] http://hussonet.free.fr/empubpriv.pdf
[8] https://www.cairn.info/revue-de-l-ires-2016-1-page-63.htm

« Un État qui fait simplement des prêts garantis est un État qui se défausse de ses responsabilités » – Entretien avec Laurence Scialom

Laurence Scialom / DR

Les premières données relatives à la crise économique qui vient sont alarmantes. Notre système économique est véritablement menacé d’une désagrégation puissante et longue. Les signes de cet écroulement sont déjà palpables dans certains secteurs et les perspectives les plus probables sont très sombres pour l’ensemble de l’économie française. Dans ce contexte, certains analystes prévoient avec optimisme pour la séquence post-Covid 19 le grand retour de l’État lorsque d’autres s’inquiètent de la poursuite en ordre du business as usual. Un débat doit urgemment être engagé sur l’efficience et la hauteur des mesures prises depuis quelques semaines par l’État français et l’Union européenne. C’est pourquoi, nous avons voulu interroger la Professeure d’économie à l’Université Paris Nanterre, Laurence Scialom. Nous avons évoqué les politiques de préservation et de relance économique du gouvernement français et celles de la Banque centrale européenne, les propositions alternatives qui surgissent, les conditions de survie de l’euro, l’oligopole bancaire et les réformes structurelles à conduire. Entretien réalisé par Nicolas Vrignaud et retranscrit avec Martin Grave.


LVSL – Quelle est votre appréciation du plan de soutien et de protection de l’économie pris par l’État français ? L’estimez-vous complet, à la hauteur de la crise économique ?

Laurence Scialom – Nous voyons bien la philosophie de ce plan. L’idée est de préserver la capacité de l’outil productif à se remettre en route facilement après leur mise en hibernation. Tout ce qui est du domaine des dispositifs d’extension de l’accès au chômage technique, des prêts garantis, vise à cela. Sincèrement, je ne pense pas que cette intention soit contestable. La chose que l’on doit tout de même se dire est que les entreprises françaises étaient déjà globalement très endettées avant la crise. Il y avait eu plusieurs alertes du Haut conseil de stabilité financière à ce propos, sur les dérives de l’endettement des entreprises françaises et cela s’était traduit par un relèvement du coussin de capital « contracyclique » pour les banques qui leur prêtent. Les entreprises ont fortement profité des taux d’intérêt très faibles pour s’endetter probablement à l’excès. Et donc même si les prêts aujourd’hui, notamment de trésorerie, sont garantis, a priori ils doivent être remboursés et ils s’ajoutent pour beaucoup d’entreprises à un endettement préexistant élevé.

C’est une crise qui se heurte à des bilans qui sont déjà fragilisés par trop de dettes et insuffisamment de capital, et la première chose qu’on leur propose c’est de davantage s’endetter, même si les prêts sont garantis. Les banques elles, prennent moins de risques, en tout cas pour ces nouveaux prêts. Je pense que nous allons aller vers des annulations de charges assez massives et que certains prêts vont probablement se transformer en dons. La question que cela pose, c’est jusqu’où cela peut aller ? Jusqu’à quel point un État peut se substituer au marché puisque d’une certaine manière l’État actuellement paie les salaires d’une grande partie des salariés du privé, même s’il les paie légèrement décotés avec le dispositif de chômage technique. Disons que sur cet aspect-là du plan, on ne peut pas dire grand-chose. Là où j’ai énormément à dire, c’est sur les aides qui sont apportées et qui sont insuffisamment, voire nullement conditionnées.

LVSL – Justement, à propos de ces prêts garantis, n’est-ce pas là une manière pour l’État de se défausser de ses engagements de départ, lorsque par exemple il était explicitement évoqué la possibilité d’avoir recours à certaines nationalisations ? L’État semble en effet avoir trouvé via ce dispositif une porte de sortie pour maintenir l’ordre économique tel quel sans en prendre la main…

LS – Absolument. Et je trouve que l’État a finalement pris le pire instrument qu’il pouvait prendre. Il ne se donne absolument pas la possibilité d’intervenir sur la restructuration de ces entreprises. Cela est particulièrement vrai lorsque ce sont des entreprises très carbonées. Ces aides heurtent la politique climatique affichée du gouvernement, du moins au niveau des paroles. Par exemple au sujet d’Air France, toute personne sérieuse qui suit à minima les travaux du GIEC et les recommandations des experts en matière de politique écologique et notamment énergétique, sait très bien que les mesures que nous allons devoir prendre intègrent entre autres de moins utiliser l’avion, que ce soit à des fins professionnelles ou personnelles. Et ce faisant, cette mise sous cloche de l’économie, le fait que des compagnies soient obligés d’avoir l’aide de l’État pour persister, était l’occasion d’entamer leur reconversion écologique. Par exemple, une partie du deal aurait été que les destinations facilement accessibles en TGV en France ne soient plus desservies par l’avion.

L’État a les moyens d’infléchir l’économie en ce sens. S’il était devenu actionnaire majoritaire d’Air France, pour éviter la casse sociale liée à la réduction de voilure de la société indispensable à la politique climatique, il aurait eu les moyens d’organiser un vaste plan de reconversion des personnels de la compagnie vers des emplois compatibles avec la transition énergétique. C’est un État stratège et planificateur dont nous avons réellement besoin aujourd’hui. Or, un État qui fait simplement des prêts garantis est comme vous l’avez dit, un État qui se défausse de ses responsabilités.

« Lorsque vous regardez l’évolution de la situation économique de l’Italie, vous voyez bien qu’elle n’a rien gagné du tout à l’existence de l’euro, elle y a même perdu »

LVSL – Au niveau européen, la BCE a déversé près de 1000 milliards d’euros pour le rachat de dettes d’entreprises et d’obligations d’États afin de protéger les banques privées et d’éviter toute faillite. Pour le moment, cela semble tenir. Ces mesures vous paraissent-elles adaptées et efficaces pour remédier à la conjoncture actuelle, dont on ne connait pas la fin ?

LS – Ce qu’il se passe, c’est une extension des modalités d’intervention que la BCE a déjà largement initiée depuis la crise de 2007-2008. Il s’agit de mettre les dettes d’État hors marché, pour éviter la situation que nous avons connue au moment de la crise des dettes souveraines, et donc l’élargissement des spread au détriment des pays les plus fragiles qui par malheur sont ceux qui sont aujourd’hui les plus impactés par la crise sanitaire. Mais là, on ne peut pas leur reprocher un comportement budgétaire laxiste. L’argument de l’aléa moral ne tient pas dans cette crise sanitaire, c’est presque l’inverse car la morbidité très forte dans certaines régions italiennes notamment, est en partie le résultat de l’état de leur système hospitalier qui, pendant des années, a fait les frais des politiques d’austérité qui lui ont été imposées. Ce sont ces pays du sud de l’Europe qui sont les plus susceptibles de faire face à des attaques sur leur dette souveraine car ils étaient déjà très endettés avant la crise du Covid. Pour autant, la mise hors marché de leur dette ne réduit pas leur dynamique d’endettement. La BCE cache donc les symptômes de la crise de la zone euro, mais n’en soigne pas les causes. Le problème est que les pays du Nord dégagent des excédents courants importants et qu’il existe de fait une très forte asymétrie dans la macroéconomie des pays de la zone euro. En réalité, il y a des gagnants et il y a des perdants de l’euro. Lorsque vous regardez l’évolution de la situation économique de l’Italie, vous voyez bien qu’elle n’a rien gagné du tout à l’existence de l’euro, elle y a même perdu. Il n’existe pas de mécanisme de solidarité interrégionale automatique, pas d’assistance mutuelle car pas de budget fédéral. C’est là la faille originelle de la construction de la zone euro. Cette architecture institutionnelle est bancale.

En définitive, ces 1000 milliards d’euros de la BCE, ce sont donc des robinets ouverts à la liquidité des banques privés, puisque c’est à celles-ci que la BCE rachète des actifs et en contrepartie fournit la liquidité. Cette politique permet pour le moment d’éloigner le risque de crise de liquidité des banques et d’éloigner le risque de crise aiguë de dettes souveraines dans la zone euro, mais cela ne suffit pas à soigner les causes de la fragilité de nos systèmes bancaires et les failles structurelles de construction de la zone euro.

LVSL – Que pensez-vous de la proposition de monnaie hélicoptère proposée par certaines économistes comme Jézabel Couppey-Soubeyran et certaines personnalités politiques ?

LS – Il faut d’abord dire que la situation dans laquelle nous nous trouverons est sans précédent. Nous subissons une mise en au ralenti de l’économie et un choc d’offre incroyablement massif. Face à cela, en première considération, je dirais qu’il est très important de se mettre à réfléchir en dehors des dogmes pour être capable d’imaginer des solutions qui ne sont pas traditionnelles et cela d’autant plus que le néolibéralisme a appauvri le débat et la confrontation des idées entre les économistes.

Or, la monnaie hélicoptère, ce n’est pas si nouveau que cela en a l’air, vous la trouvez dans les travaux de Milton Friedman mais pas que. Elle a été défendue sur tout le spectre des idées en économie et en politique. Ce qui justifie ce type de proposition, c’est bien qu’après la crise de 2007-2008, nous avons injecté des milliers de milliards d’euros qui se sont très insuffisamment traduits dans des financements de l’économie réelle. Cette expérience de mise sous perfusion des banques nous dit clairement qu’il s’agit là d’un canal de politique monétaire qui fonctionne mal. Cette manne a plutôt nourri les hausses de prix d’actifs sur les marchés boursiers et immobiliers. En clair, plutôt que de financer l’investissement, c’est-à-dire des actifs nouveaux susceptibles de soutenir l’activité et l’emploi, ces liquidités ont beaucoup été mobilisées pour financer des actifs déjà existants. Elles ont donc nourri des bulles financières et immobilières. L’idée de la monnaie hélicoptère est alors celle de court-circuiter les banques. Plutôt que de fournir de la liquidité à bas coût aux banques dans l’espoir qu’elles-mêmes fassent le travail d’intermédiation et financent l’économie réelle, on donne de la liquidité directement aux ménages et/ou entreprises.

Ce qui me gêne dans ce dispositif, c’est qu’on ne discrimine pas suffisamment à qui l’on octroie la monnaie, qu’on ne puisse pas cibler. Il y a des ménages qui en ont vraiment besoin, et il y en a d’autres qui n’en n’ont pas la nécessité. Je crois que c’est à l’État d’opérer cette gestion pour soutenir massivement les plus fragiles et éviter de déverser ces liquidités indifféremment à toute la population. Pour autant, c’est une solution intéressante, elle me fait beaucoup penser au débat qu’il y a eu lors des dernières élections présidentielles sur le revenu universel. C’est l’idée d’avoir un socle minimal de revenu inconditionnel pour permettre de soutenir un niveau de subsistance minimal, revenu qui serait financé fiscalement. C’est là la différence avec la monnaie hélicoptère. Dans la dernière note de l’Institut Veblen, Jézabel Couppey-Soubeyran proposait que le compte du Trésor soit directement crédité par la Banque centrale. C’est ce qui se fait en ce moment par la Banque d’Angleterre. Mais à mon sens ce n’est plus vraiment de la monnaie hélicoptère, c’est de la monétisation, du financement monétaire. On pourrait d’ailleurs très bien imaginer la résurgence du circuit du Trésor dont Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne parlent dans leur livre Une monnaie écologique. Pour ma part, ma préférence va à une création monétaire ciblée vers les États et orientée vers la transition écologique.

Quoi qu’il en soit, nous allons nous retrouver avec un mur de dettes publiques au lendemain de cette crise. Le risque est que l’on revienne aux mêmes réflexes, qu’on ne change pas de logiciel et que très vite, un sentiment d’urgence à réduire cette dette publique l’emporte.

LVSL – Dès lors, comment faire en sorte que demain, les politiques de sortie de crise ne soient pas une nouvelle fois comme en 2008, des politiques de type austéritaire ?

LS – Justement, avec Baptiste Bridonneau, nous défendons ardemment dans deux notes Terra Nova [1] et d’autres interventions, une proposition d’annulation partielle de dettes publiques par la BCE conditionnelle à un investissement dans la transition écologique. Cette proposition ne vise pas à désendetter les États, elle ambitionne de redonner les marges de manœuvre budgétaires pour amorcer une reconversion massive de nos économies et les aligner sur nos engagements climatiques.

La crise face à laquelle nous sommes est initialement une crise d’offre qui se double d’un choc de demande. L’avantage est qu’il existe des domaines dans lesquels nous pouvons investir qui sont très performants en termes de transition écologique comme la rénovation thermique des bâtiments et qui créeraient énormément d’emplois. Nous pourrions également investir dans le ferroviaire péri-urbains pour désengorger les abords des villes, mieux lier les banlieues, mieux connecter les régions, réinvestir dans le fret ferroviaire. Nous pourrions soutenir massivement l’économie circulaire. Bref, les idées ne manquent pas. Il y a énormément de secteurs bons pour la transition écologique et qui en plus sont pourvoyeurs de nouveaux emplois. Il faudra évidemment que l’État engage un vaste plan de formation à ces métiers de la transition écologique. Si nos propositions devenaient réalité, cela voudrait dire que nous doperions l’offre et la demande en même temps, ce qui de la sorte empêcherait en plus tout dérapage inflationniste.

Ce qui est certain, c’est qu’il ne faut pas court-circuiter la démocratie, c’est à la représentation nationale et européenne, via les parlements, de décider où va l’argent.

« Les applaudissements et chansons de vingt heures, certes très agréables, ne suffiront pas. S’ils soutiennent le moral de ceux qui sont en première ligne, ils ne mettent pas de beurre dans les épinards »

LVSL – Concernant le calendrier politique qui a précédé cette crise, marqué par des projets de privatisations, la réforme des retraites, celle à venir de l’allocation chômage, au regard de l’explosion du chômage dû notamment à cette crise, de quoi les ruptures qui ont été annoncées par Emmanuel Macron vont être le nom ?

LS – Ce que révèle cette crise, c’est qu’une économie continue à tourner même au ralenti : on continue à être soignés, à être nourris. Les anciens continuent à être aidés par ceux qui ont été les premières victimes du néo-libéralisme. Ce sont des infirmiers, des aides-soignants, des livreurs, des caissiers, qui matériellement assurent la survie de tout le monde et répondent à nos besoins fondamentaux. Ceux qui avaient été invisibilisés et qui maintenant sont portés aux nues, sont précisément ceux qui ont eu depuis longtemps le plus à payer des effets de l’économie néo-libérale. Je pense que ça sera très compliqué, politiquement, de repartir exactement avec le même logiciel ; des ruptures doivent survenir. Les applaudissements et chansons de vingt heures, certes très agréables, ne suffiront pas. S’ils soutiennent le moral de ceux qui sont en première ligne, ils ne mettent pas de beurre dans les épinards…

LVSL – Quelles seraient les politiques économiques à prendre en urgence, post-crise pour résorber l’explosion du chômage, les liquidations judiciaires d’entreprises que nous allons malheureusement à n’en pas douter observer ?

LS – On va aller vers des annulations de charges, des prêts qui vont en réalité devenir des dons, des subventions pour maintenir la structure productive. La réforme de l’assurance chômage telle qu’elle était prévue ne va pas être mise en œuvre, la réforme des retraites non plus me semble-t-il. Je pense qu’il faudrait un plan massif d’investissement mais il ne faudrait pas que ce soit un plan massif d’investissement qui reproduise les biais carbonés de nos économies. Il faut qu’il marque une orientation écologique qui ne soit pas que de façade. Soyons clair, la transition écologique ce n’est pas seulement investir massivement dans le « vert », c’est aussi accompagner « l’échouage du brun » c’est-à-dire accompagner la baisse de la voilure des secteurs qui sont les plus carbonés et les plus nocifs pour l’environnement. Et on ne peut pas le faire sans accompagnement de l’État, il y a des salariés que l’on ne peut pas laisser aller à vau-l’eau. Il faut un plan très massif de reconversion et de formation aux métiers de la transition écologique, en formation initiale pour des jeunes mais également des plans de reconversion et requalification à ces métiers pour des salariés des secteurs très carbonés dont l’activité est appelée à s’atrophier. Par exemple, s’agissant de la rénovation thermique des bâtiments, nous n’avons pas de savoir-faire en quantité suffisante. Si l’on est cohérent avec la transition écologique, et que par exemple on limite l’artificialisation des sols, cela sera un choc énorme pour la filière du bâtiment. Il faudra l’aider en permettant aux salariés d’acquérir de nouvelles compétences notamment dans la rénovation thermique des bâtis. Il faudra également que l’on se mette à construire beaucoup plus en hauteur et souvent sur du bâti déjà existant. Cela nécessite également des compétences techniques très spécifiques. Il va falloir rénover une grande partie de bâtiments existants pour réduire l’emprise au sol. Ce sont des compétences dont ne dispose pas ou pas suffisamment aujourd’hui encore l’industrie du BTP. Il faut donc un très vaste plan de formation, ce qui ne veut pas dire moins d’emplois mais des emplois qui sont reconvertis. Tout cela, seul l’État peut l’enclencher. Il nous faut un État très activiste et surtout qui porte une vision, un cap et investit massivement.

LVSL – Pour continuer à voir plus loin et pour revenir à l’échelle européenne, cette crise de solidarité aura marqué des tensions toujours plus fortes entre certains pays, on pense à l’Italie et aux Pays-Bas, et l’explosion des règles budgétaires de son carcan d’avant crise, notamment la règle des 3% par exemple. Lorsqu’on regarde avec recul cette conflictualité montante, l’élasticité finalement admise des règles de réciprocité, et en même temps l’affirmation croissante de la BCE via cette relance économique, l’Union européenne semble-t-elle vraiment vouée à persister dans sa structure actuelle ?

LS – Je pense que la crise que l’on vit actuellement est une crise dans laquelle se joue la survie de l’euro. Nous sommes au début de cette crise et comme la BCE intervient très massivement, nous n’avons pas, pour l’instant, de vraie résurgence de la crise de la dette souveraine comme on en a eu entre 2010 et 2013 à partir du moment où ont été révélés les chiffres de l’endettement public de la Grèce. Pour l’instant nous n’en sommes pas là, car la BCE fait tout ce qu’il faut. Il n’empêche que je pense que la situation est plus grave cette fois-ci parce que la crise elle-même est plus profonde et parce qu’on touche la vie humaine. Les réactions d’égoïsme, de nationalisme que l’on peut observer sont répréhensibles non seulement économiquement mais également éthiquement.

Je trouve que cela contredit l’essence même de pourquoi l’Union européenne s’est créée. On est vraiment face à une crise existentielle si l’Europe n’est pas capable de créer des instruments qui génèrent plus de solidarité, une mutualisation des dettes ou alors des dettes qui seraient adossées au budget de l’UE, qui lui-même pourrait être augmenté au-delà des 1%. Donner des signes de solidarité non conditionnels, cela impose un changement radical dans la manière de nous projeter ensemble.

LVSL – Oui, mais cela présuppose surtout un renversement de dogmes colossaux pour certaines élites nationales… 

LS – L’Europe avance toujours au bord du gouffre, on a fait l’union bancaire quand on a cru que la zone euro allait éclater. Les pays du Nord ont énormément à perdre à un éclatement de la zone euro, pas uniquement les pays du Sud.

LVSL – Selon vous, les Pays-Bas ne pourront pas continuer à être « jusqu’au-boutiste » par rapport à l’Italie, quitte à terme à perdre l’Italie de la zone euro ? 

LS – Non je ne pense pas, car ils savent que le problème, c’est que si l’on perd l’Italie, on ne perd pas que l’Italie, il y aura nécessairement un effet domino.

« Je pense que le vrai risque d’éclatement de la zone, s’il arrive, arrivera par les urnes, par le vote de populations qui auront eu le sentiment d’avoir été abandonnées par l’Europe alors qu’elles vivaient un drame pas seulement économique, mais une catastrophe humaine »

LVSL – Pourquoi la France, qui semble jouer l’équilibre au milieu des blocs sud et nord n’a pas, selon vous, soutenu plus fortement l’alliance des pays du Sud (avec les pays baltes) contre le duo Allemagne/Pays-Bas ? Car finalement, si les contours de sa conditionnalité n’ont pas encore été totalement déterminés, l’Italie semble s’être couchée en n’excluant plus le recours au MES (Mécanisme européen de stabilité), instrument dont elle ne voulait pas à priori.

LS – Je ne sais pas si l’on peut être aussi catégorique que cela. Il faudra analyser les choses à terme. Je pense qu’il y a d’autres décisions qui sont actuellement en gestation. Je crois qu’il y a un plan plus ambitieux qui est en discussion et qui serait adossé au budget européen. Nous n’avons pas été au bout encore de ce que l’on va mettre en place pour la résolution de cette crise. On a vécu une première étape, j’ai espoir que la raison prévaudra. Je pense que le vrai risque d’éclatement de la zone, s’il arrive, arrivera par les urnes, par le vote de populations qui auront eu le sentiment d’avoir été abandonnées par l’Europe alors qu’elles vivaient un drame pas seulement économique, mais une catastrophe humaine.

LVSL – Prenons du recul par rapport à la crise et revenons sur l’une des réformes que vous réclamez depuis de nombreuses années, à savoir la scission des activités de marché et des activités commerciales des banques. Pour vous, je vous cite, c’est « la mère des réformes ». Pouvez-vous nous expliquer comment le lobby bancaire a pu empêcher le président François Hollande, alors que c’était une promesse phare de sa campagne en 2012, d’opérer cette séparation ?

LS – C’est la mère des reformes car s’il y a bien une chose que nous n’avons pas attaqué après la crise de 2008 et pour laquelle on est toujours menacés, c’est la question des établissements too big, too complex, to fail. Les banques sont encore plus grandes qu’avant la crise et plus complexes…

LVSL – François Morin parle d’ailleurs depuis son livre de 2015 d’une « hydre mondiale »…

LS – Bien sûr et il a bien raison. Elles fonctionnent comme un cartel avec des ententes. Nombre de scandales financiers comme celui du Libor, de l’Euribor, du Tibor, peuvent s’analyser comme de la fraude en bande organisée. Lorsqu’on sait comment était défini le Libor, il est très clair qu’il y a eu des ententes entre les banques d’un cartel pour le manipuler. Le livre de François Morin est très informatif à ce propos.

Les banques sont encore plus systémiques qu’elles ne l’étaient avant la crise et une banque systémique sait très bien que de toute manière, elle n’aura pas à subir la sanction du marché. On ne peut pas la laisser faire faillite car les perturbations financières et réelles seraient trop importantes, elles sont certaines d’être renflouées. Ce faisant, à niveau de risque équivalent, une banque systémique se financera beaucoup moins cher que les autres, plus petites et dont le marché sait qu’elles peuvent faire faillite si elles sont en difficulté. Cela signifie que nous subventionnons les banques systémiques.

C’est assez facile à comprendre. Les agences de notations donnent deux notes. Elles donnent une première note qui tient compte du soutien de l’État, et une notation qui n’en tient pas compte. Or, le taux auquel se financent les banques est le taux qui correspond à la notation avec soutien de l’État. Plus une banque est grosse, plus la différence entre ces deux notes est importante. On peut donc mesurer, comme l’a fait le FMI, la subvention qui est apportée à ces banques systémiques. En appliquant ce différentiel de coût de financement à leur structure de passif, cela nous donne une estimation de la subvention implicite dont elles bénéficient, parce que vous et moi, c’est-à-dire les contribuables, nous les renflouerons en cas de difficulté. Ces subventions implicites sont plus fortes en Europe que dans le reste du monde car le problème de ces banques systémiques est avant tout un problème européen. En effet, nos banques sont de taille comparable aux banques américaines, sauf qu’il faut comparer les leurs au budget fédéral américain et qu’il faut de notre côté comparer les nôtres au budget national de chaque pays, puisqu’il n’existe pas véritablement de dispositif européen de renflouement des banques. Cela signifie que les bilans des plus grosses banques américaines représentent un ordre de 20% du PIB de leur pays, ce qui est gérable. A contrario, les bilans de nos plus grosses banques représentent un ordre de 100% ou plus des PIB de chacun de nos pays, ce qui est nettement moins gérable, surtout lorsqu’il y en a plusieurs.

L’autre raison est qu’une banque ne grossit pas par les activités qui sont essentielles, c’est-à-dire pas par les activités de dépôts et de crédit, mais par les activités de marché. Lorsqu’elles grossissent, les banques déforment leur structure d’activité en faveur des activités de marché au détriment des activités essentielles. La part relative dans leur bilan des dépôts et des crédits est d’autant plus petite que la banque est grosse, les travaux de la BRI (Banque des règlements internationaux) le montrent. Les subventions implicites dont elles bénéficient servent en réalité à ce que ce soit la partie finance de marché qui se développe, c’est-à-dire la partie qui peut tout à fait être prise en charge par des institutions financières non bancaires, non garanties par l’État.

La troisième raison majeure est que lorsque la banque qui mêle les deux activités est en difficulté, l’État est obligé de renflouer la totalité, les sommes qui sont engagées sont alors beaucoup plus importantes. Par ailleurs, le fait que les activités ne soient pas séparées rend beaucoup plus complexe l’évaluation des effets d’une mise en résolution d’une banque, ce qui est une entrave à sa résolution. Si l’on avait séparé les activités, la seule partie de la banque que nous aurions à préserver absolument est celle qui réalise des crédits aux ménages et aux PME, c’est-à-dire à des agents qui n’ont pas d’autres sources de financement, ce qui n’est pas le cas d’une très grande entreprise qui peut se financer sur les marchés. Il faut également savoir que plus une banque est grosse plus le dénominateur de son ratio de capital est manipulable par la banque, et ainsi moins elle est capitalisée relativement à ce qu’elle devrait être. Certains travaux ont montré que pour un même portefeuille entre plusieurs banques, le ratio de capital peut aller de 1 à 3 tellement elles ont des marges de manœuvre sur la manière dont elles calculent le dénominateur de leur ratio. C’est pour cela que la finalisation des accords de Bâle III prévoyait une limitation de ces possibilités de manipulation du ratio de capital pondéré par les risques. La crise actuelle a conduit à reporter la mise en œuvre des dernières réglementations, et les pressions du lobby bancaire sont fortes à leur allègement. Malheureusement, il a l’oreille des décideurs politiques.

Il y a donc une multitude d’arguments qui vont dans le sens de l’utilité de cette séparation d’activité. Si aujourd’hui nous avons une grande banque en difficulté, les fonds publics que l’on va devoir injecter seront beaucoup plus importants que si elles avaient uniquement été des banques commerciales.

« La capture des élites dirigeantes par le monde de la finance est une capture cognitive, intellectuelle et évidemment sociologique »

LVSL – Mais est-ce une réforme indispensable dans une perspective de transition écologique ?

LS – Le problème est que ce ne sera pas la priorité. Je ne pense pas que cette réforme remonte rapidement à l’agenda politique sauf peut-être si la crise bancaire est massive. Il existe d’autres possibilités pour réduire la taille des banques. On peut très fortement réglementer les opérations de marché. Si l’on rend les opérations de marché beaucoup plus coûteuses, si l’on remet du « sable dans les rouages », si on exige des ratios de capitaux beaucoup plus importants, notamment des ratios de levier, c’est-à-dire non pondérés par les risques, naturellement la taille des bilans des banques se réduira. Pour autant, je reste persuadée qu’il s’agit d’une réforme qui devrait être à l’agenda.

LVSL – Admettons cependant qu’elle soit une priorité, comment dès lors demain un pouvoir réellement « de gauche » pourrait-il réussir cette scission ? 

LS – Ce qui est très compliqué c’est que ce sont des sujets très complexes et le personnel politique dans son grand ensemble n’est pas armé en réalité pour comprendre véritablement ce qui se joue dans ces réformes. De plus, les élites de hauts-fonctionnaires et d’experts qui les entourent sont souvent très liés au monde de la finance. Ils sont convaincus que l’intérêt de ces champions nationaux est aligné avec l’intérêt national. Ce qui est faux ! Il n’existe pas véritablement de vision contradictoire dans les sphères décisionnelles de l’État et aucune ouverture d’espaces de décision avec une véritable discordance. Les décisions ne se prennent pas à la suite de véritables délibérations marquées par l’échange d’arguments scientifiques.

Pour avoir été très impliquée dans le débat sur la séparation des activités en 2012-13, je peux vous dire que les décisions ont parfois été prises sur des arguments qui étaient complètement faux, infirmés scientifiquement, et pour autant je le répète, c’est sur cette base-là que ces décisions politiques de la plus haute importance ont été prises. Ceux qui sont consultés, écoutés ont été formés de la même manière, sortent du même moule et une partie des hauts-fonctionnaires ont pour ambition de rejoindre les directions des grandes banques systémiques. La capture des élites dirigeantes par le monde de la finance est une capture cognitive, intellectuelle et évidemment sociologique. C’est l’objet de mon livre La fascination de l’ogre et tout est dans le titre.

[1] Voir les deux propositions de Laurence Scialom et Baptiste Bridonneau :

http://tnova.fr/system/contents/files/000/001/955/original/Terra-Nova_Cycle_Covid-19_Crise-ecologique-et-economique-osons-les-decisions-de-rupture__020420.pdf?1585843205

http://tnova.fr/system/contents/files/000/001/982/original/Terra-Nova_Cycle-Covid19_Des-annulations-de-dettes-par-la-bce_170420—.pdf?1587132547

Algérie : « La principale stratégie du pouvoir, c’est la division » – Entretien avec Mathilde Panot et Mourad Tagzout

Alors que la tension reste palpable en Algérie depuis le printemps, nous nous sommes entretenus avec Mathilde Panot, députée La France Insoumise, et Murad Tagzout, son suppléant et militant franco-algérien pour la démocratie, à propos de leur séjour sur place, marqué par leur expulsion du pays en septembre dernier. Cet entretien apporte un éclairage in situ sur les questions d’ingérence étrangère, la condition des prisonniers, de l’émergence et de la pérennisation du mouvement sur place, et de la mise en place nécessaire d’une réelle solidarité internationale envers la lutte des Algériens. Entretien réalisé par Edern Hirstein, et transcrit par Dany Meyniel.


 

LVSL – Vous êtes allés en Algérie tous les deux. Pouvez-vous nous préciser quel était le programme prévu, les acteurs à rencontrer, et plus généralement la démarche globale de votre entreprise ?

Murad Tagzout (M.T.) – C’est un voyage auquel on pensait depuis un petit bout de temps déjà. L’idée était d’aller voir concrètement les acteurs de la révolution citoyenne dans leur diversité en tant que représentants de la France Insoumise. Ces acteurs sont relativement « classiques » – on compte notamment parmi eux les forces progressistes et politiques – mais existent en parallèle d’autres organisations, telles que celles précédant le mouvement – des collectifs pour les droits des femmes ou de l’homme. Puis évidemment aussi de simples citoyens. Dans un cadre de temps réduit et face à certaines contraintes.

Nous étions partis sur 5 jours, dont Alger et la Kabylie : pourquoi la Kabylie ? C’est la région la plus avancée en terme d’organisation et de constance révolutionnaire, et celle qui recèle à elle seule près de 80% des prisonniers politiques. Il s’agissait ainsi bien entendu d’exprimer notre solidarité : en les voyant, c’est-à-dire en allant leur parler, les voir, échanger avec eux.

Il y a un besoin énorme d’échanger avec l’extérieur et de briser la chape de plomb qui est encore très forte, en particulier en France du fait des liens entre l’oligarchie française et algérienne.

Ce sont nos deux jeunesses de mouvement et de changement social qu’il faut réunir, car elles ont les mêmes aspirations. Le potentiel de ces synergies rend la création d’un dialogue vraiment nécessaire comme condition minimum pour tout militant progressiste. Il s’agissait de construire des passerelles entre les jeunesses intéressées par un changement de société des deux côtés.

LVSL – Comment fait-on pour construire des passerelles avec un mouvement marqué par son caractère organique, pour l’instant assez flou ?

Mathilde Panot (M.P.) – De l’autre côté de la Méditerranée, juste à côté de nous, il y a une des plus massives révolutions citoyennes à l’œuvre dans le monde ! Donc au-delà même d’un acte de solidarité entre des peuples qui ont des luttes en communs, et avec un mouvement remarquable en de nombreux points, en tant que militants de la révolution citoyenne en France, il s’agissait pour nous d’apprendre et de comprendre : comment une telle mobilisation de masse est-elle possible ? Comment des mouvements populaires s’organisent, et se lèvent en masse ? Comment font-ils pour ne pas se laisser diviser ? Le mouvement ne se laisse pas diviser, c’est inouï !

On nous parle souvent de la Kabylie, et des aspirations différentes entre les berberophones et les arabophones, je peux vous dire que les techniques utilisée par le pouvoir pour diviser le peuple ne marche pas ! Il y a une réelle intelligence du peuple. Face à ces diversions politiques et ses tactiques de division !

En France, nous ne parlons pas de ça ! Or il y a des similitudes structurelles : le dépassement des cadres institués, des partis, des syndicats, et de la société civile. Et la question de l’auto-organisation qui se pose évidemment. Cependant, ce qui revenait principalement de nos échanges a été l’inquiétude face à l’augmentation drastique de la répression.

M.T – Cela fait en effet quatre mois qu’on est dans une répression qui va crescendo, qui cible trois catégories : une partie dite « de diversion », en forme de tentative de calmer la colère populaire en punissant les oligarques, les politiques et les profiteurs du système en premier ; ensuite des individus considérés comme organisateurs ; et puis plus durement des jeunes, pour faire peur ! Le plus jeune ayant 18 ans, c’est un mouvement massif. Les arrestations se font pour des motifs triviaux : atteinte à la sûreté de l’état, démoralisation des troupes.

En France, la répression est sanglante parfois. En Algérie, c’est plus psychologique et pernicieux. On enlève des gens !

M.P. – Ils organisent ce qu’ils appellent des « disparitions », comme ce qui est arrivé au Président du RAJ (le Rassemblement Action Jeunesse, ONG algérienne fondée en 1992).

M.T. – L’image du mouvement est pourtant intacte. Un des militants emblématiques du mouvement, un grand défenseur des Droits de l’Homme originaire de la région du M’Zab, est mort au mois de juillet des suites de sa grève de la faim. Un autre jeune est mort au début du mouvement à Alger.

Le pouvoir a une stratégie simple : celle de la division, au-delà même des répressions violentes comme en France. Le premier des exemples est celui de la Kabylie bien sûr, avec, comme nous l’avons vu, les disparités entre Alger et les villes en région. Il existe effectivement une grande différence de traitement des arrestations entre elles : à Alger, les porteurs du drapeau amazigh (ou berbère) sont systématiquement arrêtés alors que ce n’est pas la cas à Oran par exemple. Alger est donc bel et bien une vitrine pour le pouvoir en place.

LVSL – Vous êtes la seule membre d’un parti politique français à s’être rendue en Algérie. Pouvez-vous revenir brièvement sur les conditions matérielles de votre interpellation ?

M.P – Voici ce qu’il s’est passé : premières rencontres à Alger, avec une avocate du comité contre la répression et différents partis politiques le jour même, puis avec des mouvements féministes car je pense que la place des femmes est très intéressante dans ce mouvement.

Le maire de Chemini, dans la région de Béjaia nous attend ensuite. Nous allons à donc à Béjaia, et nous arrivons à la fin de la marche des étudiants. On est interpellés par les gens présents et on s’entretient avec eux, car c’est l’un des objectifs de notre voyage. La question de l’emploi est souvent revenue : des années d’études puis le chômage, la difficulté à joindre les deux bouts, même en occupant plusieurs emplois.

Après avoir discuté avec plusieurs manifestants, on s’éloigne de la fin du cortège, auquel j’insiste, nous n’avons pas participé (le gouvernement algérien le prétend pourtant). Nous allons vers un restaurant et c’est à ce moment que nous nous faisons arrêter. L’arrestation a l’air d’un contrôle de routine, mais ce n’en est bien sûr pas un. Les policiers nous emmènent directement au commissariat. L’unité de lutte contre les stupéfiants nous prend en charge. Ils prennent à ce moment-là Murad à part car il est franco-algérien, puis nous montent l’un contre l’autre en confrontant nos versions des faits. Quels faits ? Ils nous demandent « qui nous a demandé de venir en Algérie », et face à cela nous ne cachons rien : « nous sommes venus parler avec les gens ».

Avant de partir, le commandant nous intime que le café littéraire qui nous avions prévu le lendemain à Chemini ne va pas se tenir -sans jamais l’avoir évoquée avec eux-. Les policiers nous relâchent mais continuent de nous suivre de façon ostensible.

En allant vers Chemini, suite de notre visite, les autorités organisent un barrage routier qui a pour effet de créer un bouchon (qui se résorbe après notre mise sur le bas-coté). La, c’est la seconde arrestation, nous sommes retenus presque 3 heures sur le bord de la route, avant que « les ordres d’en haut » les obligent à nous dire qu’ils vont nous livrer aux autorités compétentes. Le Maire de Chemini et Redraa Boufraa (conseiller départemental), représentants du RCD viennent, eux, nous soutenir. Nous refusons, bien entendu, cette arrestation sans motifs, et notre transport à Alger vers une destination inconnue sans qu’il nous soit fourni plus d’explications.

À ce moment-là, nous appelons l’ambassade de France et son numéro d’urgence – mais celle-ci est incapable de nous promettre une quelconque aide. Le consul en personne estime que le cas de Murad, franco-algérien, court plus de risques vis-à-vis des autorités algériennes, et ne peut promettre de nous loger à l’ambassade.

Face au blocage de la situation et après avoir discuté avec nos amis algériens, nous décidons d’obtempérer et sommes donc contraints de rentrer à Alger sous escorte. Et ce sans rien nous dire quant aux conditions routières, que les routes sont bloquées par des manifestants. Nous devons les obliger à s’arrêter pour manger, et le trajet dure 7 à 8h au lieu des 4 prévues.

Une fois arrivés à Alger à trois heures du matin, cela fait depuis 17h que notre liberté est directement entravée, cela fait plus de 10 heures que nous sommes entre leurs mains, immobilisés : c’est une privation de liberté, clairement.

La douzaine de policiers qui nous a suivis pendant tout ce temps nous disent alors qu’ils se réservent le droit de nous revoir le lendemain matin, et se mettent en faction devant les deux sorties de l’hôtel.

M.T. – Par rapport à notre démarche en amont, nous avons demandé les visas, évidemment. D’ailleurs, lorsque nous avons fait cela, les autorités nous ont proposé une réception officielle, afin de nous récupérer politiquement. Nous l’avons refusé. C’est une situation commune pour les personnalités politiques françaises, surtout « les jeunes » originaire du Maghreb en général, lorsqu’ils rentrent au pays. Les autorités algériennes étaient bien entendues informées de la venue de Mathilde et de son équipe et auraient aimé organiser une visite sous leur contrôle, donc très lisse.

À ce titre, ils ont dû être bien désappointés du caractère très libre de nos déplacements et de notre communication plutôt transparente. Ils ont donc clairement voulu mettre un terme à une visite conduite dans ces conditions et notamment empêcher l’organisation du café littéraire prévu à Chemini le troisième jour.

Le lendemain de l’incident, les policiers étaient toujours devant l’hôtel. Assignés à résidence à Alger et suivis en permanence de la sorte, la question se posait de mettre fin au voyage au vu des risques encourus.

Mais surtout, il nous était impossible de continuer nos rencontres : cela allait mettre en danger les personnes que nous étions censés rencontrer. Continuer notre programme a semblé trop dangereux pour les acteurs locaux comme pour nous-mêmes.

LVSL – Qu’entendez-vous par cafés littéraires ?

M.T. – C’est un mouvement original et de fond. Il est important, je pense, d’en parler : ils s’organisent depuis quelques années, dans un pays ravagé au niveau culturel, par la guerre civile et l’hiver islamiste, des cafés littéraires qui constituent une vraie bouffée d’air frais pour les gens de la région (notamment en Kabylie). Ces cafés s’organisent dans toute la région et aussi dans des localités de petites tailles.

Ce ne sont pas les « banquets » de la classe ouvrière française du XIXème mais presque. Ce mouvement des cafés littéraires a permis au peuple de reprendre goût au débat. Ce sont des événements très populaires et des espaces d’expression précieux. Ceux-ci ont sûrement été en partie à l’origine du mouvement populaire d’aujourd’hui.

Les gens continuent d’en organiser et ce, jusque dans les grandes villes. Au début, ces événements étaient vraiment basés sur la présentation d’une œuvre littéraire, mais ça va à présent largement au-delà. Il est en effet possible aujourd’hui d’organiser un débat sur l’agriculture de montagne ou sur quasiment n’importe quel sujet d’intérêt. Avec ce qu’il se passe actuellement dans le pays, ce sont des occasions évidentes de parler de politique, ce sont petit à petit devenu des cafés citoyens sur de vrais thèmes politiques. Le thème de la Constituante y est par exemple très présent en ce moment.

Il faut tout de même savoir qu’en Algérie, il n’est pas possible d’organiser des événements de la sorte sans l’aval des autorités. Pour les cafés littéraires, cela a posé un problème à un moment donné : ils ont voulu les interdire. Il y a deux ans, une manifestation nationale a eu lieu à Aokaas près de Béjaia, avec des milliers de citoyens et des intellectuels dont Kamel Daoud, les manifestants brandissant un livre à la face des autorités. C’est un réel cadre d’expression que s’est donné le peuple pour se réunir et s’exprimer.

Ainsi, un café littéraire avec une députée insoumise sur le thème de la révolution citoyenne et l’écologie, cela a dû au moins les angoisser, en tout cas, ça n’a pas dû leur plaire beaucoup.

LVSL – Comment qualifieriez-vous l’attitude des autorités consulaires françaises ?

M.P. – L’effacement. On nous explique ainsi que les autorités algériennes sont très fébriles, que les derniers mois nombre de gens ont été expulsés ou se sont vu refusés leurs visas, et en particulier des journalistes. Donc le conseil sous-jacent était bien de faire profil bas.

En ce qui concerne le dénouement de la situation, est-ce bien l’appel direct du ministre Jean-Yves Le Drian qui a amorcé votre expulsion « de fait » ?

M.P. – Nous n’en sommes pas vraiment certains. Mais effectivement, il a fallu je pense qu’au bout d’un moment que les choses se débloquent et que les autorités françaises réagissent. À ce titre, c’est une conférence de presse improvisée par Jean-Luc Mélenchon, dans la salle des Quatre-Colonnes à l’Assemblée Nationale, qui a permis d’interpeller réellement le Président de l’Assemblée. Richard Ferrand a, lui, vraiment joué son rôle de président de l’Assemblée…

M.T. – Il faut tout de même admettre une certaine réticence à évoquer le sujet algérien en général, dans les médias comme de la part des membres de la majorité (ou affiliés). Des expressions commencent doucement à se faire entendre : issues de maires, des élus comme Rachid Temal (sénateur socialiste), quelques démocrates… Ça commence à prendre une certaine forme, malgré la relative omerta médiatique.

Mathilde n’a même pas été invitée à France 24, France 24 où il y a des débats en permanence sur les relations internationales. Bon ce qui nous rassure c’est que RT France ne nous a pas invités non plus ; ça veut dire qu’on n’est pas trop mal…

LVSL – Du point de vue des autorités algériennes, vous mentionnez le fait que les autorités et les forces de l’ordre vous ont demandé « qui vous a demandé de venir en Algérie ? ». Qui est donc cette main de l’étranger selon vous et quels intérêts avaient-ils à vous arrêter ?

M.P. – En fait, il y a deux choses : une des manières de discréditer ce que nous avons fait, ce qui a fait la une de certains médias proches du pouvoir là-bas, c’est de nous montrer comme des espions, des personnes qui essayeraient de faire de l’ingérence, de décider à la place du peuple algérien. D’autant plus que je suis une députée française et c’était pour eux une manière de discréditer le mouvement et justement de ne pas parler de ce pourquoi nous sommes venus…

Le deuxième point, c’est que dans cet interrogatoire-là, ils ont précisément cherché à savoir avec qui nous avions prévu des rencontres, et qui nous avions identifiés comme interlocuteurs sur place. Donc de savoir avec qui on avait des liens, afin d’exercer leurs techniques répressives.

M.T. – Ces militants-là ont déjà été arrêtés, et ils continueront de subir des arrestations, je ne veux pas dire de chiffre, mais presque trois-quarts des personnes qu’on a rencontré ont été arrêtées et relâchées, en une semaine, deux ou trois fois.

« La main de l’étranger » qu’évoquait Mathilde est permanente dans le discours du pouvoir.

Elle a été plus prononcée ces derniers temps, la députée Maria Arena du Parlement européen de la Commission des Droits de l’Homme a par exemple évoquée la situation des prisonniers politiques algériens. Le pouvoir a d’ailleurs fait pression sur l’Union européenne qui a reculé par rapport aux propos de cette députée par rapport aux droits de l’Homme. Donc il y a ce jeu-là de la pression et la pression en retour d’un pouvoir aux abois.

Il y a un enjeu réel dans le mouvement populaire algérien de la jeunesse il y a tout ce caractère inédit, cette massivité, cette créativité, cette volonté, cette soif de l’extérieur qu’il s’agirait de pouvoir canaliser afin de créer les conditions propices à la mise en place d’une réelle solidarité internationale.

Ce coup de la “main de l’étranger”, c’est un peu, comme nous le disions, le coup des Kabyles contre le reste de l’Algérie. Ils ont quelques coups comme ça et ils les utilisent à l’usure.

Donc, même si la question de l’ingérence étrangère peut être posée, il n’en reste pas moins que notre voyage, il me semble, a permis de médiatiser un peu plus les conditions – qui empirent – dans lesquelles les Algériens mènent leur lutte.

On a des demandes d’interview. Il y a des gens qui s’expriment pour dire que notre voyage a eu aussi cet effet-là, je l’ai vu dans les réseaux sociaux : de susciter un débat entre les gens donc leur rapport au reste du monde et à la France en particulier.

M.P. – En ce qui concerne les réactions sur place, il y a les deux, l’idée que nous avons pu servir de caution à la communication du pouvoir algérien sur « la main de l’étranger ». Soit, mais elle est loin d’être majoritaire. Les gens sur place espèrent surtout qu’au niveau français, ça aide à briser ce mur du silence dont on parlait.

En fin de compte, ce qu’il est important de relater, c’est ce que subissent les jeunes qui ont vingt ans, vingt-deux ans, vingt-cinq ans, ils sont d’abord en détention provisoire pendant quatre mois, puis passent devant le juge et on est en train de requérir cinq ans de prison ferme contre des gens qui ont juste pris un drapeau en main.

Et qu’en ce moment, vu l’augmentation de la répression, il y a un réel besoin : celui qui attend qu’une solidarité internationale se constitue et que justement l’on continue d’interpeller les différentes forces politiques, les citoyens, les associations en France et dans l’Union européenne en demandant : quand parlera-t-on de ces jeunes-là ?. Pour le coup, je pense que le pouvoir a fait une erreur. C’était une marque de solidarité importante quoi qu’il arrive, mais ça n’aurait pas eu cet impact-là s’ils ne nous avaient pas empêchés  de parler avec les gens.

M.T. – Mathilde a rencontré plusieurs fois la jeune qui vient de fêter son anniversaire, ses vingt-deux ans vendredi dernier en prison, militante de l’Hirak et les jeunes, les avocats et tous nous ont dit : continuez, on en a besoin !

Après, il ne faut pas se leurrer, il faut aussi dire que les conditions dans lesquelles la révolution se joue, ce n’est pas un champ de roses, un pays immense avec des jeux de division du peuple volontaires, une main-mise sur les médias lourds du pouvoir. Aujourd’hui, nous sommes dans une phase d’attente.

On a vu aussi un exemple très concret de ce que signifie aujourd’hui la guerre électronique de la part des régimes autoritaires : ils ont des bataillons de ce qu’on appelle des « mouches », c’est-à-dire des gens qui envoient des messages violents, obscènes et souvent complotistes.

M.P. – Une des choses qui ressortait le plus c’était “occupez-vous des gilets jaunes, alors que notre position à la France Insoumise est clairement en soutien et contre cette répression incroyable de Castaner sur les gens…

M.T. – Et tu avais aussi, notamment sur internet “occupez-vous de vos affaires”, ou aussi “vous êtes liés aux Kabyles vous voulez séparer le pays”, et puis du sexisme évidemment vis-à-vis de Mathilde.

LVSL – Que pensez-vous qu’il faille faire pour mobiliser les forces de progrès en France et en Europe afin qu’elles manifestent leur solidarité à l’égard d’un peuple en lutte ? L’angle d’attaque serait donc d’insister sur les détentions arbitraires et les conditions des détenus politiques en Algérie pour justement utiliser l’argument des Droits de l’Homme pour faire bouger les gouvernements ici ? Est-ce la seule arme à votre disposition ?

M.T. – Il y a plusieurs angles d’attaque, il y a celui-là évidemment. Il y a d’abord la conscience que c’est très difficile, qu’il y a encore une chape de plomb et qu’il faut vraiment faire beaucoup de bruit pour pouvoir faire avancer cette cause dans l’opinion.

Le peu de relais dans les « médias lourds » nationaux donne le cadre dans lequel on agit et montre bien les liens qui existent entre les deux oligarchies, les liens très forts qu’a la France avec le régime algérien.

Et ça aussi c’est une des questions importantes et qui démontre la force et la clairvoyance de ce mouvement populaire, c’est à dire que très tôt dans les manifestations les gens avec les affiches ont exprimé la conscience de la profondeur historique de leurs actions.

C’est un moment où ils renouent avec leur histoire, ils sont dans l’appropriation, ils sont dans une bataille d’émancipation de leur pays, ils parlent d’une deuxième indépendance et dans les manifs et ils pointent le poids des impérialismes. La France dans ce cadre a une position particulière. Il y aurait les Colonel Massu et les Maurice Audin. Les manifestants dénoncent eux aussi la main mise de l’étranger et plus particulièrement son emprise sur les décisions gouvernementales. Ils pointent très clairement la France d’un côté et les Émirats de l’autre.

Une loi sur les hydrocarbures va être votée et il y a des manifestations monstrueuses à Alger, à Oran, à Béjaïa contre ce texte qui brade les intérêts nationaux, qui ouvre la voie à une exploitation des gaz de schiste accélérée.

Donc l’un des angles est bien évidemment humaniste – le respect des droits etc. – mais il est également possible de dénoncer avec eux l’emprise de l’oligarchie sur l’économie et les conséquences en termes économiques, sociaux et environnementaux que cela peut avoir sur nos sociétés. S’élever contre l’oligarchie, c’est aussi dénoncer Total qui a pris la majorité des parts dans l’exploitation des hydrocarbures dans le sud algérien par exemple.

M.P. – Cette loi sur les hydrocarbures est symptomatique de ce qu’il se passe en ligne de fond : concrètement, le système est en train de donner des gages à l’oligarchie en général pour s’assurer des soutiens, tout en se servant eux-mêmes au passage. Total a ainsi obtenu depuis le mois de mars un certain nombre d’ouvertures, d’accès très importants.

Et en termes d’intérêt entre les peuples, il y a des choses à expliquer aux Français aussi: nous faisons face aux mêmes oligarchies, au même système économique inique. Selon moi, c’est l’angle d’attaque le plus important.

Sur la question des détenus, il est essentiel de nommer ceux qui sont enfermés. Lorsque les autorités algériennes réalisent qu’il y a une attention internationale, une attention des peuples sur les gens, ils ne peuvent pas faire n’importe quoi et dans un sens ça les protège aussi… Il va falloir multiplier les efforts, car on ne sait pas jusqu’où ils sont prêts à aller.

Ensuite la deuxième des choses c’est ce que disait Mourad sur le fait d’agir en France vis-à-vis du peuple français : on envisage des conférences en France sur ce qui se passe en Algérie notamment pour expliquer ce qui se passe, pour dire évidemment que l’on a des luttes en commun mais aussi pour dire qu’on a des choses à apprendre !

L’Algérie est encore beaucoup dans le moment destituant, dégagiste. Or dans des révolutions citoyennes il y a le moment destituant et puis il y a un moment constituant. Il y a beaucoup à apprendre des Algériens.

M.T. – Enfin ! Ce qui se passe en Algérie ne peut pas être sans effet sur la France, sur l’Espagne, sur tout l’Ouest de la méditerranée !

En France, une population d’origine algérienne de plusieurs millions de personnes, très active est prête et volontaire à créer des ponts et des coopérations. Nous sommes dans cette situation où tu as tous les dimanches depuis huit mois sur la place de la République des milliers de personnes. Il nous faut soutenir cet effort. Nous sommes la France Insoumise, nous voulons construire un monde de coopération, une méditerranée de coopération.

M.P. – Pour ce qui est de la France Insoumise, il y a au moins cinq ou six groupes d’actions qui ont déposé des vœux dans leurs conseils municipaux, dès le printemps, de solidarité sur la question de la répression etc. Ils sont bien seuls. C’est l’ensemble des forces progressistes françaises qui devrait exprimer sa solidarité.

Moi, par exemple j’ai fait deux voyages de solidarité depuis que je suis députée, l’autre c’était au Rojava. On en a moins parlé pourtant. C’est peut-être un sujet plus consensuel. L’enjeu sur l’Algérie, c’est que ça pousse les autres forces politiques à se positionner.

« Gilets jaunes bashing » : la réaction de classe des médias

La crise des gilets jaunes a eu pour effet de rendre saillants les dysfonctionnements d’une partie non-négligeable de la presse écrite et des chaînes d’informations en continu, ce qui a mis en lumière des liens de collusion entre médias et pouvoir exécutif. À tel point que ces médias ne jouent plus leur rôle de contre-pouvoir :  ils deviennent au contraire les vecteurs du pouvoir exécutif, lui assurant un relais de taille pour sa communication.


« La violence, qu’elle tue ou qu’elle casse, pèse sur notre pays ». Ainsi s’ouvre l’émission du Face à Face1 sur la chaîne d’information France 24 au lendemain de l’attentat du marché de Strasbourg. L’assimilation de la violence du terrorisme à celle présumée des casseurs, et pourquoi pas, des gilets jaunes, est alors un fil conducteur de la communication du gouvernement, reprise ensuite par une partie du paysage médiatique. Une étonnante complicité règne autour d’un plateau sans contradicteurs, au cours d’une émission où tout s’enchaîne pêle-mêle. De l’association des gilets jaunes au complotisme, s’ajoute la prise d’otage morale exhortant à ne pas aller manifester sur Paris après l’attentat qui vient alors d’éclater, et les annonces du président, dont l’intervention sera analysée comme étant celle d’un généreux bienfaiteur. Enfin, sont évoqués en anticipant ces mesures les risques d’infraction à la règle des 3 % du déficit du PIB imposée par Bruxelles. L’addition est lourde.

En treize minutes se succède un condensé de procédés qui vise à culpabiliser le mouvement contestataire. Les intervenants évoquent les événements de Strasbourg : « Est-ce qu’on peut rajouter de la crise à la crise ? », « Est-ce que c’est raisonnable d’aller manifester à Paris dans les conditions qu’on a vues…dans les dernières semaines…sous menace terroriste..? ». Viennent ensuite les théories du complot qui ont circulé chez certains gilets jaunes, toujours suite aux attentats de Strasbourg. « La connerie insiste, n’ayons pas peur des mots » s’exclame une présentatrice remarquablement neutre. « On est en train de déraper dans la cinquième dimension » s’alarme un des invités. « Oui, dans l’irrationnel »2 lui répond la présentatrice. Les trois personnes réunies autour du plateau semblent saisir cette occasion pour instiller l’idée plus globale qu’il règne dans ce mouvement un « grand n’importe quoi » qui ne mérite pas qu’on puisse le prendre au sérieux, si ce n’est en craignant son lot d’irrationalités. Pour toutes ces raisons nous dit la présentatrice : « Petit à petit, ce mouvement va se déliter ». On constate aujourd’hui la finesse de ce genre d’analyse.

Médias et pouvoir exécutif : deux avatars d’une même défiance publique

Bon nombre de procédés rhétoriques émanant, avec une continuité qui interpelle, aussi bien de l’exécutif que de médias influents, participent à faire l’amalgame de tous les gilets jaunes en un mouvement tantôt criminel, antisémite, ou encore réactionnaire. Un plan de communication qui réserve un traitement du mouvement très orienté, qui cherche à le discréditer dans son ensemble et faisant taire sa dimension sociale, citoyenne, démocratique, qui pose un véritable défi pour le pouvoir en place.

 « En parallèle de la baisse de popularité du gouvernement s’est ensuivi une défiance croissante à l’égard de nombreux médias, assimilés aux institutions. »

Depuis Paris, les journalistes de nombreuses rédactions n’ont pas tout de suite anticipé l’ampleur du mouvement des gilets jaunes, d’abord qualifié de « beauferie » poujadiste, sans faire l’économie d’un mépris de classe consternant. La critique a ensuite été portée sur le terrain de l’écologie, suivant la stratégie du gouvernement qui consistait à faire passer une taxe injuste pour un moyen de financer la fameuse transition écologique.

Le but de ce genre de stratagème fut d’opposer à l’opinion publique le récit d’une frange de la population qui représenterait un soubresaut de l’ancien monde résistant vainement à l’inéluctable marche de la modernité portée par le président-même dans ce pays. Ce récit tronqué a pu masquer brièvement l’enjeu réel, celui de la justice sociale et fiscale, plutôt que d’une opposition entre rebuts climato-sceptiques et bienfaiteurs de l’humanité.

Mais ce discours s’est rapidement heurté à une réalité sociologique du mouvement contestataire d’une part, mais aussi du capital sympathie dont ont rapidement bénéficié les gilets jaunes, dont le discours se structurait de plus en plus autour du dysfonctionnement institutionnel du pays. En parallèle de la baisse de popularité du gouvernement s’est ensuivi une défiance croissante à l’égard de nombreux médias, assimilés aux institutions.

Médias : Contre-pouvoirs ou « chiens de gardes » ?

La corrélation entre le peu de sympathie qu’inspirent aujourd’hui les médias dans l’opinion publique4 et la cote de popularité désastreuse du gouvernement n’est pas anodine. À force de se faire le relais d’un discours institutionnel, de nombreux médias ont été perçus non plus comme des contre-pouvoirs mais comme des garde-fou du système. Ces médias sont désormais perçus comme des organes moralisateurs et émetteurs du discours d’un gouvernement impopulaire.

Face au soutien populaire qu’ont reçu les gilets jaunes dans leur bras de fer avec le gouvernement, les médias jouent un rôle stratégique dans la guerre pour renverser l’opinion publique. Les mots et les images ont un impact fort et mobilisent tout un imaginaire collectif dans un moment de tension sociale. L’enjeu pour le gouvernement est de maîtriser la narration des événements. En témoignent les manœuvres du président dans la gestion de cette crise, qui n’a pas l’intention de céder grand-chose sur le fond, comme il l’a lui-même reconnu.

Pour l’heure, Emmanuel Macron ne s’est illustré que par des tentatives de retourner l’opinion, entre mesures fantoches, effets d’annonces et mascarade de grand débat national, dans l’espoir de fracturer l’opposition, de reconquérir l’espace médiatique et d’avoir, finalement, l’initiative de parole et d’action.

L’enjeu pour le gouvernement et Macron est aussi d’imposer leur répartition des forces politiques faisant appel à des schémas datés, que le président se targuait lui-même d’avoir pulvérisé aux dernières élections. Une situation devenue illisible pour les représentants de La République en Marche. Brandissant le chiffon rouge d’un côté, le chiffon brun de l’autre, le camp de l’exécutif poursuit une supposée main invisible des partis d’opposition derrière un mouvement dont le caractère apolitique a été reconnu par les renseignements généraux5. Emmanuel Macron cherche une porte de sortie à une situation de vulnérabilité qu’il a lui-même initié en affaiblissant les corps intermédiaires du système politique.

Rappel à l’ordre

Le bricolage économique proposé par le président lors de son discours du 10 décembre 2018, véritable os à ronger lancé aux Français, a fait réagir Bruxelles, craignant un dépassement du budget annoncé, de même que Berlin, sur le recul symbolique que représente cette concession eu égard aux promesses de réformes du président.

Plus précisément, le quotidien Le Soir, totalement acquis à la cause maastrichienne, a fait part de ses inquiétudes quant au risque de « manipulation6 » qui planerait autour de cette crise des gilets jaunes. Cette posture, à l’allure bienveillante et raisonnable, vise à nier toute possibilité d’un mouvement autonome qui puisse formuler une critique systémique cohérente. Le propre du système, pour ses geôliers, c’est justement qu’il ne peut pas être mis en cause.

Puisque après tout, dans le système, tout fonctionne de la meilleure des façons qu’il soit, c’est donc qu’il y a forcément une ingérence étrangère7 ou une récupération politique pour expliquer toutes ces gesticulations, un intérêt externe qui désinforme ces braves gens. En même temps qu’une tentative de discrédit, l’argument de la foule malléable est aussi un moyen de ne pas porter le débat social à un niveau trop structurel. En réduisant l’impopularité du système à un simple problème de pédagogie ou d’information, se cache une tentative d’infantilisation assez indigeste d’une contestation citoyenne.

« Si dans la couverture médiatique de la crise des gilets jaunes, il est criant de voir à quel point une partie des médias est incapable de penser la détresse sociale et humaine qui résulte d’un bilan économique et politique quadragénaire et multi-causal, les dégâts qui se chiffrent en vitrines et en poubelles incendiées n’échappent pas à la vigilance des chaînes d’informations en continu. »

Plutôt qu’un travail critique de décorticage d’annonces pourtant ambiguës, beaucoup de médias ont préféré mettre en avant l’idée que les concessions de Macron étaient formidables, un véritable « virage social » 8 selon Challenges. On entendra par ailleurs parler de « révolution » sur le plateau de Quotidien. Ce qui se joue en filigrane dans cette étonnante convergence médiatique, c’est le remplacement du sentiment de révolte par un discours de culpabilisation.

L’occasion était trop bonne pour ne pas la saisir chez de nombreux éditorialistes, qui ne se sont pas fait priés pour se précipiter au lendemain des annonces. Sur Europe 1, Jean Michel Apathie se demande s’il « est légitime, responsable, démocratique, euh… un peu sensé, un peu de plomb dans la cervelle, de continuer à appeler aux manifestations samedi ? Parce que samedi on sait tous, personne ne peut se cacher derrière son petit doigt, qu’il y aura de la casse, du vandalisme et de la violence ».

Même constat sur RMC, pour Eric Brunet : « Moi qui ai été un gilet jaune de la première heure » assure-il avec conviction, « Macron a vraiment répondu aux gilets jaunes, il n’y a plus aucune raison de bloquer les ronds-points ou d’appeler à de nouvelles manifestations […] Samedi, à mon avis, on ne bloque pas les ronds-points, samedi à mon avis, on appelle pas à l’acte V, on ne va pas manifester, bloquer dans les grandes villes et les grandes métropoles, et la capitale […] il faut enlever les gilets jaunes et les remettre dans la boîte à gants ». Finie la rigolade, on rentre gentiment chez soi. Au registre de la culpabilisation permanente s’ajoute aussi les répercussions des mobilisations des gilets jaunes, sur le tourisme international, sur les petits commerçants pour lesquels les éditorialistes de Le Point9 ce sont pris d’un émoi soudain, et sur les dégradations matérielles des nécessiteux commerces des Champs-Élysées.

Si dans la couverture médiatique de la crise des gilets jaunes, il est criant de voir à quel point une partie des médias est incapable de penser la détresse sociale et humaine qui résulte d’un bilan économique et politique quadragénaire et multi-causal, les dégâts qui se chiffrent en vitrines et en poubelles incendiées n’échappent pas à la vigilance des chaînes d’informations en continu.

Une focalisation sur les conséquences visibles d’une crise complexe

Les plateaux de télévision, de LCI à BFMTV, de CNews à France info, hypnotisés par le prisme sécuritaire, livrent un traitement essentiellement émotionnel de la violence, le tout abreuvé d’images chocs, où les jugements moraux et réactions à chaud des personnes présentes priment sur l’analyse socio-politique des événements. Toute tentative de compréhension ou d’interprétation des images qui sont projetées en boucle sera taxé de légitimation de la violence.

Nulle mention n’est faite de l’histoire de la violence dans les contestations sociales, surtout en France, de la violence de la répression ni de la violence institutionnelle que subissent de nombreux gilets jaunes notamment. Ces commentateurs experts en tout genres, se retrouvent pris au piège de l’approvisionnement continu d’images chocs qu’ils ne parviennent pas à surplomber intellectuellement. Une des caractéristiques récurrentes de l’analyse de ces médias paraît être de s’attarder sur les conséquences, sans en élucider les causes. La manifestation de la violence semble tombée du ciel. La dimension sociale est éludée au profit du sensationnalisme, et aucune réponse politique n’est jugée nécessaire pour traiter le problème de la violence, seulement une réponse sécuritaire, véritable obsession de ces chaînes d’informations en continu.

« Ces commentateurs experts en tout genres, se retrouvent pris au piège de l’approvisionnement continu d’images chocs qu’ils ne parviennent pas à surplomber intellectuellement. »

Dans une séquence surréaliste datant du 9 janvier 2019 sur BFMTV10, Juan Branco fait face à Bruno Fuchs, député de la majorité LREM et subit un véritable réquisitoire, truffé d’intimations à la condamnation morale des gilets jaunes qui s’étaient introduits par effraction dans le ministère de Benjamin Griveaux, porte parole du gouvernement.

Le présentateur Olivier Truchot n’aura de cesse que d’acculer son invité au cours d’un interrogatoire hallucinant, toujours à travers cette pauvreté d’analyse réductrice, et presque exclusivement axée sur la violence. Lorsque Juan Branco s’efforce de proposer une analyse causale de l’événement, lui est opposé manu militari une levée de boucliers : « Vous soutenez les gilets jaunes lorsqu’ils défoncent la porte d’un ministère ? ». « Vous ne répondez pas à ma question » s’agace le présentateur. « Vous la craignez ? (au sujet d’une possible enquête du parquet pour des propos qui inciteraient à la violence) […] Vous avez la conscience tranquille ? […] Vous craignez la prison ? ». Lorsque l’invité concède un geste « délirant » de la part de ces « gilets jaunes », le présentateur, non-satisfait de cette réponse, surenchérit : « Et condamnable ? Et condamnable ? Délirant ce n’est pas condamnable ». Lorsque Branco fait plus tard référence à une volonté des gilets jaunes de « changer » la société, le présentateur rebondit de ce pas : « Par la révolution ? Par la violence ? » ne rêvant que d’accoler l’étiquette de violent criminel à son invité qui lui rétorque : « j’espère que Monsieur Macron aura […] la décence de penser un référendum, une dissolution… », le présentateur n’en démord pas : « Et la violence est légitime contre le système ? ». « Vous ne répondez jamais aux questions » finit-il par lâcher, visiblement déçu d’être en prise avec un interlocuteur qui puisse produire une pensée et ne pas se contenter de répondre à une série de remontrances.

Plus récemment c’est David Dusfresne, journaliste recensant les dérives policières depuis le début du mouvement des gilets jaunes qui a refusé de participer à une émission proposée par BFMTV :

« Bonjour @ruthelkrief et @BFMTV. Merci de votre invitation mais, comme expliqué ce matin à votre consœur pour une autre émission, c’est (toujours) non. Débattre à cinq de sujets graves entre deux pubs, et dix contre-vérités, merci bien ».

Le 3 janvier 2019, c’est même au tour de Sarah Legrain, secrétaire nationale du parti de gauche, de quitter le plateau de LCI excédée par un climat ambiant qui lui est unanimement hostile11. Si le médiateur de l’émission assure que « le débat démocratique est d’entendre tous les points de vue », c’est pourtant un point de vue étonnamment univoque qui règne sur le plateau selon Sarah Legrain : « L’unanimité choquante des interlocuteurs dans ce débat très déséquilibré où seul un angle était toléré : bashing de Drouet. »

Passée l’interminable anathématisation des hostilités envers la corporation journalistique, du caractère inédit de la violence des manifestations, du niveau de détestation du pouvoir en place, on attendrait une tentative de compréhension de ces phénomènes. En vain. La seule question qui mérite une réponse est celle de savoir comment, à l’aide de débats tactiques, contenir cette rage infondée. Preuve de l’état de crispation dans lequel se trouve la caste médiatico-politique, le débat est réduit à un grossier dilemme manichéen : journalistes et gouvernement garants des institutions et de l’ordre d’un côté, « gilets jaunes séditieux12 » de l’autre.

Cette stratégie de surenchère et de dramatisation vise à un retournement des rôles, faisant feindre que ce gouvernement et cette caste médiatique soit le facteur raisonnable de la situation, et non celui déstabilisateur et provocateur. Dans ce climat hystérique, réclamer la démission du président équivaut à vouloir la peau des institutions, critiquer certains médias, revient à attaquer la démocratie, bref, tout est fait pour amalgamer des institutions au concept même d’institution, un pouvoir en place au concept même de démocratie.

La guerre des réalités

Dans cette course folle à l’opinion publique, les grands médias et le gouvernement ne ménagent aucun effort. Toutes les cases du sophisme sont remplies, de la tentative d’infantilisation, de manipulation, de culpabilisation, à l’enfermement dans une dialectique binaire. Faisant hésiter entre démagogie cynique et véritable aveuglement idéologique, la communication des représentants de La République en Marche est sidérante.

Ainsi Monsieur Castaner déclare-t-il sur France 2 le 20 novembre 2018 : « On voit bien aujourd’hui qu’on a une dérive totale d’une manifestation qui pour l’essentiel était bon enfant samedi. On voit qu’on a une radicalisation de revendications qui ne sont plus cohérentes, qui vont dans tous les sens ». Passons outre le terme employé de « radicalisation » fortement connoté et le ton largement infantilisant du ministre de l’Intérieur, le mouvement des gilets jaunes y est présenté comme un foutoir de revendications irresponsables.

Des déclarations qui tendent à confiner le discours des gilets jaunes dans un état embryonnaire, taxant de récupération politique tout ce qui excède le simple cadre de la jacquerie. Tout va bien tant que le mouvement reste bon enfant et s’attarde sur la taxe carbone, mais lorsque tentative est faite d’élever le débat à des problèmes plus structurels, le ministre de l’Intérieur dégaine l’artillerie lourde, employant la terminologie du terrorisme pour frapper l’opinion publique. Plus largement, le pouvoir exécutif, dans cette crise, relayé par de nombreux médias, a opté pour la voie périlleuse de la communication guerrière et provocatrice, choisissant de dramatiser le récit des événements pour apparaître comme le parti de l’ordre.

Un autre stratagème de la communication gouvernementale a été de circonscrire le débat autour d’une dialectique simpliste, réduisant l’enjeu actuel à une lutte entre force progressistes et réactionnaires. Le président Macron se pose en rempart contre un ancien monde qui refuserait d’évoluer, de mourir en somme, et comme propagateur d’un nouveau monde qu’il incarnerait.

De telle façon que s’opposer à sa politique de réforme équivaudrait à une condamnation à ne pas disposer du droit à l’empathie médiatique, ni que l’on consacre du crédit à sa réalité quotidienne. D’ailleurs nombre de revendications des gilets jaunes pourraient être taxées de « réactionnaires » par ce gouvernement puisqu’elles concernent le sauvetage de ce qu’il reste d’État providence dans le pays, et que cela va à rebours de l’idée de « progrès » servi par Emmanuel Macron, à savoir le démantèlement des services publiques.

« Au contraire d’une opposition binaire entre un état rationnel et un mouvement fourre-tout, c’est aujourd’hui la feuille de route de l’état qui semble complètement irrationnelle, idéologique, déconnectée des réalités territoriales, sociales, économiques du pays, et la réaction qu’elle suscite chez la population qui semble intuitivement saine et plutôt raisonnable. »

Ainsi Gilles Le Gendre, chef des députés LREM explique le 3 décembre 2018 après mûre réflexion que l’erreur des membres du gouvernement Macron est d’avoir été « trop intelligents, trop subtils… » pour que les gilets jaunes puissent comprendre en quoi la politique qu’ils subissent leur est bénéfique, contrairement à ce qu’ils s’entêtent à croire. Or il paraît évident que le paradigme des communicants LREM semble devoir être ici renversé.

Au contraire d’une opposition binaire entre un état rationnel et un mouvement fourre-tout, c’est aujourd’hui la feuille de route de l’État qui semble complètement irrationnelle, idéologique, déconnectée des réalités territoriales, sociales, économiques du pays, et la réaction qu’elle suscite chez la population qui semble intuitivement saine et plutôt raisonnable.

« Dans la crise que traverse le pays, ce genre de novlangue lénifiante devient la marque de fabrique d’un gouvernement qui n’a plus pour se défendre qu’à distordre le réel, repoussant toujours plus les standards de l’intégrité en parole politique. »

François Ruffin, député de la première circonscription de la Somme, dénonce à ce sujet après une session de débat parlementaire, « Une langue qui a complètement décollé du réel13 » à propos de la parole gouvernementale : « Le ministre de l’Éducation, quand il ferme des classes il t’explique qu’il en ouvre. La ministre de la Justice, quand il y a une perquisition à Mediapart, en fin de compte, on consulte les sources pour les protéger », au sujet de la fermeture de la maternité de Creil : « Il ne s’agit pas d’une fermeture mais d’un regroupement ». Dans la crise que traverse le pays, ce genre de novlangue lénifiante devient la marque de fabrique d’un gouvernement qui n’a plus pour se défendre qu’à distordre le réel, repoussant toujours plus les limites de l’intégrité en parole politique.

De l’usage politique du label complotiste

Les outils de détection des infox mis en place par des journaux comme Libération ou par Le Monde qui vont jusqu’à proposer une liste de sites à éviter pour cause de démarches journalistiques douteuses ou de propagation de thèses conspirationnistes, interroge. Car ce qui se joue dans ce genre d’initiative venant de journaux influents, c’est la possibilité de confondre au sein d’un même étau, deux formes de médias se réclamant de courants alternatifs, et qui pourtant ont peu à voir l’un avec l’autre. Le risque d’un usage politique du fact-checking pour renvoyer dos à dos les divagations complotistes et le journalisme critique d’opposition n’est pas à exclure. Ces outils sont aussi un moyen pour un journal comme Le Monde de se poser, a contrario, dans le camp du journalisme vertueux.

Le contraste avec le journalisme que ces rubriques de fact-checking prétendent ici marquer au fer rouge détourne discrètement l’attention des lecteurs sur la possibilité d’un genre d’infox plus subtil, qui n’implique pas forcément d’extra-terrestre ni de reptiliens, mais plutôt des Russes ou des partis d’opposition.

À propos des gilets jaunes, l’espace médiatique laissé béant par les médias traditionnels a permis à RTnews, pourtant régulièrement taxé d’organe de propagande au service du Kremlin par le président-même, de se saisir du sujet dans toute sa profondeur. Il est d’ailleurs amusant de noter que la mise en place d’outils sophistiqués de détection d’infox parmi les « gilets jaunes » ou médias d’opposition n’ont pas encore permis de relever les accès de conspirationnisme quand ils émanent du camp présidentiel-même. En témoigne les propos du chef de l’État rapportés par Le Point14, qui ne suscitent chez ces derniers aucun catalogage sous le registre du conspirationnisme, préférant les rapporter comme simple « décorti[age] » de « l’influence des activistes et des Russes sur la frange radicale des gilets jaunes » :

« Le président de la République considère l’embrasement du mouvement des gilets jaunes comme une manipulation des extrêmes, avec le concours d’une puissance étrangère ». « Dans l’affaire Benalla comme des gilets jaunes, la fachosphère, la gauchosphère, la russosphère représentent 90 % des mouvements sur Internet (…) Ce mouvement est fabriqué par des groupes qui manipulent, et deux jours après, ça devient un sujet dans la presse quotidienne ». « Selon lui, il est évident que les gilets jaunes radicalisés ont été conseillés par l’étranger ».

Les occurrences de partisanerie constatées entre certains journalistes, éditorialistes et représentants de l’exécutif, aujourd’hui définitivement mises à nu par la crise des gilets jaunes, sont le signe de secousses systémiques provocant la formation d’un réflexe corporatiste, sur un mode défensif. À l’image d’un Yves Calvi15, présentateur Canal +, qui ne se gêne pas pour exprimer son mépris pour un mouvement dont il trouve le soutien populaire insupportable : « en gros un Français sur deux quand on les interroge continue d’apporter son soutien au bordel qu’on vit tous les samedis », la réaction épidermique de médias traditionnels, comme du gouvernement, trahit une réaction de classe.

1Emission du 12/12/18 avec comme invités David Revault d’Allonnes du JDD et Frédéric Says de France Culture.

2« Irrationnel » qualificatif que Léa Salamé tentait déjà d’accoler au mouvement des gilets jaunes faisant suite aux propos de Emmanuel Todd sur son plateau concernant la faculté historique des Français à organiser des mouvements à la fois spontanés et organisés.

3Référence à l’essai de Serge Halimi : « Les nouveaux chiens de garde », 1997.

423 % de Français feraient confiance aux médias selon sondage Opinionway, même pourcentage pour la côte de popularité du président Macron auprès des mêmes Français selon une enquête Cevipof.

7Une enquête a été ouverte au sujet de faux comptes russes sur Internet, qui seraient à l’œuvre de la mobilisation des gilets jaunes.

8https://www.challenges.fr/monde/le-virage-social-d-emmanuel-macron-inquiete-bruxelles_631951

9https://www.lepoint.fr/debats/et-si-on-arretait-avec-les-gilets-jaunes-08-01-2019-2283948_2.php

10https://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/gilets-jaunes-les-insoumis-incitent-a-la-violence-1130772.html

11https://www.ozap.com/actu/excedee-une-insoumise-quitte-brutalement-le-plateau-de-lci/572946

12https://www.lexpress.fr/actualite/politique/gilets-jaunes-et-peste-brune-darmanin-critique_2050412.html

15https://twitter.com/arretsurimages/status/1090885510258663424

Le traitement médiatique des Gilets Jaunes : un mois de propagande pro-Macron

Les gilets jaunes : des “beaufs” pour Jean Quatremer, vêtus d’une “chemise brune” selon BHL, qui adhèrent à des théories “conspirationnistes lunaires” à en croire Jean-Michel Aphatie (le même Jean-Michel Aphatie qui, un peu plus tard, estimait qu’une “organisation souterraine, cachée”, “tirait les ficelles” derrière les Gilets Jaunes – mais personne n’est à une contradiction près). Les éditorialistes et chroniqueurs ne sont pas tendres. On ne s’attendait certes pas à ce que les médias prennent la défense des Gilets Jaunes, ou qu’ils se muent en critiques acerbes du pouvoir macronien. On ne peut pourtant qu’être interloqué par la violence des Unes, des éditos, des reportages ou des tweets qu’ils ont déclenchés contre le mouvement. Avec les Gilets Jaunes, la grande presse révèle désormais ce qu’elle est : une courroie de transmission des intérêts dominants.


Incompréhension, refus de se remettre en cause et mépris de classe : aucun mouvement social n’avait jusqu’alors provoqué des réactions aussi vives de la part des grands titres de presse. Mise en scène du “chaos” provoqué par les Gilets Jaunes, négation permanente de leur légitimité, défense de l’autorité “républicaine”, annonce de la mort programmée du mouvement : c’est à travers une narration savamment structurée qu’éditorialistes, chroniqueurs et “intellectuels” médiatiques ont tenté de tuer le mouvement.

Acte I : mettre en scène le chaos

http://m.leparisien.fr/
Une du Parisien du 2 décembre 2018 © Le Parisien
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Une du Parisien Dimanche du 25 novembre 2018 © Le Parisien

La presse nationale et régionale est unanime : en Une des scènes de chaos, pleines de flammes et de gaz lacrymogène. Les compte-rendus qu’on trouve à l’intérieur sont du même ordre : la description d’une escalade de violence semaine après semaine, destinée à provoquer une inquiétude irrationnelle des lecteurs. Cette présentation des événements justifie par là-même les incessants appels au calme de la part des journalistes et des éditorialistes qui se sont mués en spécialistes des mouvements sociaux en quelques jours – ceux-là même qui s’accordaient tous à dire avant le 17 novembre que le mouvement des Gilets Jaunes allait mourir dans l’œuf.

Quitte à évoquer les violences des manifestants, on aurait pu s’attendre à un traitement égal concernant les violences policières. Qu’à cela ne tienne ! Lundi 17 décembre, Amnesty International publiait un rapport déplorant un “recours excessif à la force par des policiers”. Ce rapport n’a que très peu été repris dans les médias. Acrimed a dénombré trois brèves à son propos le jour même et trois le lendemain : “C’est peu dire que l’enquête d’Amnesty International sur les violences policières a eu mauvaise presse. Publiée lundi 17 décembre, elle a fait l’objet de trois brèves le jour même (sur les sites de Libération, de RT France et de Reporterre) et trois le lendemain (sur les sites de LCIFranceinfo et de Linfo.re). Et c’est tout, à l’heure où nous écrivons cet article”. LCI a ainsi réussi le coup de maître qui est celui de monter une séquence de violence policière avec un bandeau où l’on pouvait lire “comment la police a gagné en efficacité”. Les images et les témoignages faisant état d’un déchaînement de violences policières ne manquent pourtant pas – elle a causé, rappelons-le, un mort, un coma et de nombreuses mutilations. Mais la remise en cause des forces de l’ordre battrait en brèche la stratégie médiatique déployée.

Acte II : décrédibiliser les Gilets Jaunes

Cette opération de décrédibilisation est aussi bien consciente qu’inconsciente. Elle est le produit d’une déconnexion assez frappante avec la réalité, aussi bien que d’un mépris de classe à peine dissimulé. Souvent emplis de paternalisme, nos éditorialistes assènent que le gouvernement a besoin de “temps” et qu’il faut faire de la “pédagogie” pour que les gens comprennent ce qui se joue. Il ne faudrait pas oublier la confession de Gilles le Gendre : “notre erreur est d’avoir été probablement trop intelligents, trop subtils“. C’est donc un peu de temps qu’il faut laisser aux Gilets Jaunes, car en ce bas-monde, l’intelligence n’est pas également répartie.

Les Gilets Jaunes sont décrits par les commentateurs comme des personnages de roman de Michel Houellebecq

A la 59ème minute de l’émission C dans l’air, Christophe Barbier offre sa solution à la crise : la suppression de la redevance télévision ramènera les Gilets Jaunes chez eux parce qu’ils regardent beaucoup la télé, n’ayant “pas beaucoup d’autres distractions dans la vie”.

Acte III: défendre et réhabiliter l’autorité (la République des copains)

Une fois l’opinion effrayée par les Unes et séquences vidéos savamment choisies et triées, il s’agit de faire appel aux figures d’autorité. Une fois les repères brouillés, la restauration de l’ordre. Les annonces et allocutions du président deviennent des moments particulièrement attendus et scrutés par les médias pour faire face au chaos qui s’installe.

http://www.lefigaro.fr/
© Le Figaro

Une fois ces réponses politiques tant attendues formulées, la mobilisation devient illégitime : pourquoi ces Gilets Jaunes continuent-ils à se rassembler, alors qu’une hausse du SMIC a été annoncée ? Peu importe le contenu de la réponse, les commentateurs la perçoivent comme suffisante.

Sans surprises, c’est à Bernard-Henri Lévy que revient la palme, en matière d’anathèmes pompeux à l’encontre des manifestants et de qualificatifs laudatifs à l’égard des pouvoirs institués. Lui, dont on ne sait toujours pas s’il est philosophe, écrivain, journaliste ou cinéaste, avait déjà l’habitude de brouiller les pistes ; il renouvelle l’interrogation quant à son statut avec ses hashtags vindicatifs, dont on n’arrive pas à comprendre s’ils sont ceux d’un militant En Marche ou d’un chroniqueur pour RMC.

Acte IV : Garder la face coûte que coûte, peu importent les faits

Malgré tous les efforts du gouvernement, les annonces n’ont pas suffi et le mouvement a perduré. Certaines ficelles deviennent particulièrement visibles et les médias s’enlisent. France 3 a ainsi fait polémique en diffusant une image retouchée : “Macron dégage” figurait sur la pancarte d’un manifestant. Les téléspectateurs n’ont pas eu la chance de pouvoir apercevoir le “dégage” sur leur écran. La chaîne s’est excusée, prenant le prétexte d’une “erreur humaine” et en promettant que cela ne se reproduirait pas.

Des éditorialistes quelque peu remontés se sont également illustrés durant cette séquence… Il semble que Jean Quatremer, spécialiste des questions européennes pour Libération, ait confondu ces dernières semaines son compte Twitter avec sa messagerie privée. Ses tweets oscillent en effet d’une manière curieuse entre l’insulte pure et simple, et la philosophie politique en 280 signes.

Dans une série de tweets assez remarqués, Pamela Anderson, tout en déplorant la violence de certains manifestants, estimait que celle-ci était insignifiante par rapport à la violence structurelle que les politiques néolibérales infligent aux classes populaires. Pas question d’aller si loin dans la réflexion pour Jean Quatremer, à qui il faut bien reconnaître un mérite : l’art de ne pas complexifier des choses simples.

Jean Quatremer, en réponse à un internaute qui l’accuse de négliger le “peuple qui souffre”

Des attaques de cette nature ne surprennent personne. Durant plusieurs semaines, en effet, les commentateurs ont passé leur temps à dépeindre les Gilets Jaunes comme des avatars de personnages de roman de Michel Houellebecq – des personnes un peu périphériques, donc forcément un peu racistes et très attachées à leur voiture. L’insulte devient dès lors tolérable et tolérée, peu importe la violence et l’absence de réflexion qu’elle recouvre. Tout est permis avec les Gilets Jaunes : la violence physique des forces de l’ordre est un épiphénomène, tandis que la violence symbolique de caste est omniprésente…

Acte V : déclarer le mouvement mort et enterré

L’une des questions qui a émergé au fil des semaines et qui passionne les chroniqueurs est la suivante : qui va “payer l’addition” ? Les éditorialistes, qui ont manifestement le droit de décider du début et de la fin d’un mouvement social, ont récemment décrété que la phase Gilets Jaunes était terminée (la véracité de ce postulat demeure à prouver, mais soit !). Arrive l’heure des comptes : combien de personnes en chômage technique, combien de radars à réparer, combien de frais de réparation, combien de perte pour la croissance ? Rien ne saurait échapper aux éditorialistes.

Capture d’écran de BFMTV

Mardi 18 décembre, C dans l’air titrait “Gilets Jaunes : et maintenant … l’addition”, ce à quoi l’émission de Ruth Elkrief sur BFMTV faisait écho avec un très définitif “après les mobilisations, c’est l’heure de l’addition”. Caroline Roux parle de ” facture ” qui ” s’alourdit ” après l’octroi d’une prime aux forces de l’ordre, ce à quoi Bruno Jeudy répond solennellement qu’elles ont “tenu le pays pendant cinq semaines”. Attention cependant ! Si les forces de l’ordre méritent d’être choyées pour avoir ” tenu le pays ” à coup de gaz lacrymogène et grenades de désencerclement, pas question pour autant que d’autres professions aient l’idée de demander des primes…

Capture d’écran © Le Figaro

Quant au “virage social” entrepris, selon lui-même, par le gouvernement, Soazig Quéméner (rédactrice en chef politique de Marianne) indique qu’ “on est plus du côté Bayrou”. Le quinquennat est donc sauvé et prend un indéniable tournant social, la référence faite à François Bayrou étant, on s’en doute, un gage solide pour les politiques marxistes à venir.

Aussi, Dominique Seux, directeur délégué de la rédaction des Echos, craint qu’un “certain nombre de professions” se “réveillent”, car “on connaît la capacité des syndicats à faire de la surenchère”. A cela, Françoise Fressoz ajoute que “les gagnants du mouvement sont quand même tous ceux qui demandaient un rééquilibrage de la politique et qui l’ont obtenu par une épreuve de force”, mais que le gouvernement a su rallier à lui les entreprises.

La question des péages préoccupe énormément nos éditorialistes. Bruno Jeudy, journaliste pour BFM TV, rappelle que “la privatisation des autoroutes, en 2005, ça n’est jamais passé. Il y a un vrai symbole à prendre en otage les barrières de péage”. Outre la très indélicate métaphore de la prise d’otage, il semble aujourd’hui plus problématique de s’en prendre à des barrières de péage qu’à des cheminots.

Quant au chiffrage du manque à gagner, c’est en points de croissance que les éditorialistes répondent en rendant par là-même leur discours inaudible et inquiétant : ”l’INSEE divise par deux sa prévision de croissance pour le quatrième trimestre”.

Le 14 décembre, Jean-Michel Apathie dénonçait sur Europe 1 l’attitude complotiste de certains Gilets Jaunes. Les réactions de quelques uns suite à l’attentat de Strasbourg avaient justifié le fait de jeter l’opprobre sur l’ensemble du mouvement. L’existence de porte-paroles autoproclamés suffit pour nos chroniqueurs et éditorialistes à jeter le discrédit sur l’ensemble du mouvement : les Gilets Jaunes sont sans cesses appelés à se désolidariser, prendre des distances avec des personnes plus médiatiques. Si ce genre d’appel est envisageable lorsqu’il s’agit d’une organisation structurée, que sont censées faire des personnes qui n’ont ni structure, ni chef ?

Et qu’à cela ne tienne, lorsqu’il s’agit de complotisme Jean-Michel Apathie n’est pas à un paradoxe près… C’est lui qui donne logiquement le mot de la fin : les “Gilets Jaunes sont une véritable arme de destruction massive”. Il explique également dans C à vous que “dans ce mouvement [des Gilets jaunes], je pense depuis le début qu’il y a une organisation souterraine, cachée. Il y a des tireurs de ficelles”. Heureusement que l’intéressé déclarait que les mobilisations contre la loi fake news n’étaient que de l’ “agitation stupide” !

Si une lecture dominante se dessine, des sites et médias indépendants tels Acrimed ou Le Monde Diplomatique participent de l’analyse et de la compréhension du mouvement en consacrant régulièrement des articles et des dossiers thématiques aux Gilets Jaunes.