Négociations de Mexico : quel avenir pour le Venezuela ?

Jorge Rodríguez, président de l’assemblée nationale du Venezuela (à gauche), et Gerardo Blyde, membre de l’opposition (à droite), initiant le processus de dialogue, le 13 août 2021 ©Twitter Nicolás Maduro

À la fin de l’été, le gouvernement vénézuélien s’était engagé dans un processus de dialogue avec l’opposition vénézuélienne, des années après une escalade de tensions et de violences dans la région. L’extradition aux États-Unis d’Alex Saab, homme d’affaire proche du président Nicolas Maduro, paralyse le dialogue depuis octobre dernier.

Après l’échec des dernières discussions à la Barbade en 2019, un nouveau cycle de négociations s’est ouvert l’été dernier à Mexico entre le gouvernement de Maduro et les différentes tendances de l’opposition, sous la médiation de la Norvège. La sortie de Donald Trump de la Maison Blanche d’une part, et l’affaiblissement de l’opposition vénézuélienne d’autre part, rebattent les cartes des pourparlers, permettant au président Nicolás Maduro d’affirmer sa légitimité de chef de l’État.

Aux origines des troubles politiques

En 2014, le Venezuela entre dans une crise économique de grande ampleur déclenchée par la baisse des cours du pétrole, dont les recettes représentent alors 90% des exportations et 50% du budget fédéral [1]. Pendant ses quinze années à la tête de l’État, le pouvoir chaviste avait en effet misé sur la rente pétrolière pour financer ses programmes sociaux, accroissant davantage la vulnérabilité économique du pays et sa dépendance vis-à-vis des exportations pétrolières. Un an après la mort du président Hugo Chávez, l’effondrement du cours du baril prive le pays de l’essentiel de ses ressources. Surfant sur les vagues de la crise et profitant des erreurs du gouvernement – telle que l’émission excessive de devises par la Banque centrale – l’oligarchie marchande alimente le marché noir du dollar. Cette flambée du dollar parallèle, combinée à la fuite des capitaux déjà opérante depuis le début du mandat de Chávez, vient aggraver une situation déjà difficile. Hyperinflation, pénurie… le Venezuela s’enlise. En 2015, le déclenchement des sanctions étasuniennes, suivies de celles de leurs alliés, précipite la chute libre de son économie [2].

Fin 2014, le Congrès des États-Unis adopte la loi 113–278 dite « Loi de défense des droits de l’Homme et de la société civile au Venezuela » qui constitue la base légale des décrets suivants de sanctions économiques unilatérales.
Les premiers décrets de sanctions, signés sous Barack Obama, déclarent le Venezuela « menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale et la politique extérieure des États-Unis » et interdisent d’entretenir des relations commerciales et/ou financières avec une liste de personnalités proches du pouvoir. À partir de 2016 le blocus financier commence, les institutions vénézuéliennes titulaires de compte bancaires à l’étranger se voient stipuler des restrictions pour la réalisation de paiements en dollars.

L’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche donne un coup d’accélérateur, le Venezuela est mis à l’isolement : interdiction des transactions avec l’État vénézuélien, la Banque centrale et PDVSA (entreprise pétrolière publique), gels des avoirs financiers… les conséquences sont désastreuses. Voyant sa notation sur les marchés internationaux dégringoler, le pays se retrouve dans la quasi-impossibilité de se financer par l’emprunt.

Les États-Unis, qui représentaient 40% des exportations pétrolières du pays, se sont fermés à son marché. En février 2021, la production de pétrole plafonne à 500 000 barils par jour contre trois millions au début des années 2010 [3].
Paralysé, l’État n’est plus en mesure d’importer les produits nécessaires et les sanctions économiques s’accompagnent de graves conséquences sociales. Une étude du Center for Economic and Policy Research fait état de 40 000 morts causées par ces mesures pour les années 2017 et 2018, notamment en ce qu’elles perturbent l’importation de produits de première nécessité ou de médicaments [4].

Une opposition prête à tout pour en finir avec le chavisme

Naturellement, les tensions entre le chavisme et l’opposition ne datent pas d’hier. Déjà en 2002, la frange radicale de l’opposition, représentant les intérêts d’une oligarchie marchande, tentait un coup d’État contre le jeune gouvernement d’Hugo Chávez [5].

La crise économique de 2014 fut alors saisie par la droite vénézuélienne comme une nouvelle opportunité et devint l’argument principal au renversement du pouvoir. Le pays fut la proie de nombreuses tensions internes, alimentées par des groupes politiques dont l’objectif était de faire tomber le gouvernement par la violence.
Auto-dénommée « La Salida » ( « la sortie » en espagnol), la stratégie de l’opposition est de destituer le président Nicolás Maduro par tous les moyens. Les mobilisations de rue – à la violence assumée – organisées par la droite tournent en affrontements entre opposants et chavistes. Entre 2014 et 2017, ces tensions font plus d’une centaine de morts et provoquent des milliers de blessés. Pendant les six premiers mois de l’année 2017, les manifestations connaissent un regain de force et de violence, faisant un bilan de 115 morts [6].

En parallèle, sur fond de crise économique, le chavisme perd une part de l’adhésion populaire, et les élections législatives de décembre 2015 amènent une majorité de députés de droite sur les bancs de l’Assemblée nationale. Leur projet est clair : la destitution du président Maduro. Quelques semaines après l’élection, le Tribunal suprême – acquis au pouvoir – déclare l’Assemblée nationale en situation d’illégalité pour compter dans ses rangs trois députés soupçonnés de fraude. Depuis lors, gouvernement et pouvoir judiciaire court-circuitent l’institution. Suite au blocage parlementaire et à des arrestations ou déclarations d’inéligibilité de plusieurs de ses candidats, l’opposition choisit de boycotter l’élection présidentielle de 2018. C’est donc sans surprise que celle-ci donne vainqueur le président sortant.

Le 23 janvier 2019, les tensions atteignent leur point culminant lorsque Juan Guaido, alors président de l’Assemblée nationale, s’auto-proclame « président de la République par intérim ». Cet acte de « putsch institutionnel », largement relayé médiatiquement et diplomatiquement, fait entrer le Venezuela dans une crise politique profonde. Presque immédiatement après sa déclaration, Juan Guaido est appuyé par les États-Unis puis, dix jours plus tard, par l’Union européenne. Sur le Cône Sud, le président auto-proclamé peut notamment compter sur le soutien du Chili, de la Colombie, ou de l’Argentine. Donald Trump évoque plusieurs fois la possibilité d’une intervention militaire. Mais ce coup de force et l’appui international qu’il reçoit ne suffisent pas, Nicolás Maduro se maintient au pouvoir.

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Le président par intérim autoproclamé Juan Guaido et sa femme Fabiana Rosales à l’occasion d’une marche de protestation, le 2 février 2019 © Alex Cabello Leiva

Deux ans plus tard, avec sa stratégie de boycott des processus électoraux qui a isolé la droite de la scène politique, les chavistes reprennent l’Assemblée nationale en 2020 malgré une forte abstention. La tentative de Guaido ayant échoué et le boycott ayant peu d’impact, la droite vénézuélienne s’oriente désormais vers une solution négociée, une issue qui arrange aussi le pouvoir chaviste.

L’enjeu de ces négociations

Du côté des chavistes, l’enjeu est la suppression des sanctions économiques qui touchent le pays et tendent à le maintenir dans une situation de crise profonde.

Dernier exemple en date, la Cour suprême britannique doit se prononcer dans les prochains mois sur le refus de la Banque d’Angleterre de restituer ses réserves d’or à la Banque centrale du Venezuela. Cette propriété, d’une valeur estimée entre 1,3 et 2 milliards d’euros, est refusée depuis 2018, année de réélection du président Maduro, par le Royaume-Uni qui ne la reconnaît pas [7].

Bien qu’il soit en posture délicate, ces négociations sont une victoire pour le pouvoir chaviste, permettant à Maduro de s’affirmer comme président légitime du Venezuela. Saluées par les États-Unis et l’Union européenne notamment, les négociations redorent l’image du pouvoir sur la scène internationale. Maduro, dont l’opposition espère la démission au travers de ces négociations, a réitéré la légitimité des dernières élections et de son mandat, qu’il entend exercer jusqu’à son terme en 2024.

Du côté de la droite vénézuélienne les revendications sont multiples mais se concentrent sur un point en particulier : l’organisation du calendrier électoral. Pour revenir sur le terrain politique, la droite espère obtenir des garanties pour l’organisation des prochains scrutins et un calendrier transparent.
La force principale de cette opposition est aussi sa faiblesse : sa diversité. Rassemblée autour de l’objectif de destituer le président Maduro à l’occasion des législatives de 2015, la coalition de la MUD réunit un spectre politique très large. Cependant, entre les modérés libéraux et les extrêmes putschistes, les nuances sont causes de divisions lorsqu’il s’agit de déterminer leurs actions politiques. En effet, la stratégie de boycott des scrutins électoraux n’a pas été suivie par l’ensemble des sensibilités de l’opposition, notamment par les tendances les plus modérées. Lors des ultimes élections législatives de 2020, Allianza Democrática et Venezuela Unida, deux coalitions composées de partis anciennement membres de la MUD, participent au scrutin. Ces deux coalitions réunies obtiennent 22% des voix contre 69% pour les chavistes. Entre ceux qui participent et ceux qui ne participent pas, l’opposition peine à trouver une cohérence.

D’autre part, Juan Guaido, censé représenter une des figures centrales de l’opposition, est aujourd’hui isolé politiquement. D’abord au sein de son propre parti, Voluntad Popular, dont il n’est plus membre et s’est écarté depuis 2020. Ensuite et de manière générale, il se trouve écarté de l’opposition, que des révélations sur un scandale de corruption touchant Guaido et son entourage [8] ont poussé à s’éloigner. Enfin, la perte de son mandat de président de l’Assemblée nationale des suites de la nouvelle législature embarrasse ses soutiens internationaux et lui a fait perdre l’appui officiel de l’Union européenne [9].
Le 5 septembre dernier, dans le cadre des négociations, Maduro a rejeté toute option de grâce des responsables directs des crimes commis lors de l’escalade des tensions de 2018–2019, une manière de viser, sans le nommer, Juan Guaido, déjà très isolé politiquement.

L’état des négociations

Après deux rencontres au Mexique, les deux parties ont finalement réussi à conclure deux engagements. En premier lieu, un mémorandum, contenant un protocole de négociations pour arriver à un accord, stipule les sujets qui devront être abordés lors des prochaines rencontres. On y retrouve la question de l’organisation des prochaines élections, les sanctions économiques, les droits politiques pour tous, le respect de l’ordre constitutionnel, le renoncement à l’utilisation de la violence, la protection de l’économie nationale et le respect des futurs accords.
Lors de la seconde série de négociations, deux éléments très importants ont été convenus. D’abord, l’opposition accepte de participer aux prochaines élections régionales et municipales qui se tiendront le 21 novembre prochain.
Ensuite, dans l’accord partiel signé par les deux parties, celles-ci affirment leur désir conjoint d’aller vers une amélioration de la condition des Vénézuéliens. S’agissant des sanctions, les deux parties s’engagent à désigner des représentants qui doivent étudier leur impact sur la condition de vie des Vénézuéliens. Cependant, le texte reste vague et n’affirme pas la volonté ferme de mettre fin aux sanctions économiques.

Beaucoup de questions restent encore en suspens. Les négociations dont l’avancée était encourageante sont aujourd’hui au point mort. La troisième rencontre qui devait avoir lieu fin septembre fut d’abord annulée du fait d’un différend diplomatique entre le Venezuela et la Norvège, pays médiateur. La déclaration de la Première ministre norvégienne Erna Solberg à l’Assemblée générale de l’ONU, dans laquelle elle se disait « préoccupée par la violation des droits humains au Venezuela » provoqua la rupture des négociations par le pouvoir vénézuélien, qui remit en question l’impartialité du médiateur des négociations. La Première ministre dut présenter des excuses.

Un dernier épisode met sérieusement en danger la poursuite des négociations : l’extradition depuis le Cap-Vert vers les États-Unis de l’homme d’affaires proche de Maduro Alex Saab. Intermédiaire important du pouvoir vénézuélien, il est accusé – enquête en cours – par les États-Unis de blanchiment d’argent et d’avoir permis l’enrichissement personnel de Maduro et ses proches. Il avait été arrêté au Cap-Vert en juin 2020, alors qu’il faisait escale sur la route d’une mission diplomatique. À la nouvelle de son extradition, les autorités vénézuéliennes ont répondu par la rupture unilatérale des négociations qui devaient se tenir mi-octobre.

Perspectives de ces négociations

À cette heure-ci, les yeux se tournent vers les États-Unis. Les futurs échanges avec le Venezuela seront déterminants dans le sort des négociations. Finalement, dès l’origine, Washington en était un acteur incontournable. Se réunissant avec l’opposition, le pouvoir chaviste avait déclaré : « Quand nous nous sommes assis à cette table, nous avons compris que nous nous asseyions avec les États-Unis ». Les États-Unis et leurs alliés restent en effet les ultimes décideurs quant à la question des sanctions économiques.

Si ces négociations marquent un tournant positif pour la région, la possibilité finale d’une entente entre les chavistes et la droite vénézuélienne et surtout avec la puissance étasunienne reste en suspens. La position stratégique du pays, première réserve de pétrole mondiale, mais aussi sa place symbolique en tant que non aligné font du Venezuela un pays clé dans la géopolitique de la région.

Notes :

[1] Chiffres qui fluctuent selon les sources : CEPAL ; CIA

[2] LAMBERT, R. « Venezuela, les raisons du chaos » , Le Monde diplomatique, décembre 2016

[3] OPEP

[4] WEISBROT, M., SACHS, J., « Sanciones económicas como castigo colectivo: El caso de Venezuela » , Center For Economic and Policy Research, mai 2019

[5] Documentaire « La révolution ne sera pas télévisée » réalisé par Kim BARTLEY et Donnacha O’BRIEN, 2003

[6] Conflictividad social en Venezuela en marzo de 2014, Observatorio Venezolano de Conflictividad Social

[7] LAURIN, A. « Le sort de l’or vénézuélien est entre les mains de la Cour suprême britannique » , Les Echos, 23 juillet 2021

[8] BÈLE, P. « Venezuela : l’opposant Juan Guaido de plus en plus isolé », Le Figaro, 5 janvier 2021

[9] BÈLE, P. « L’UE ne reconnaît plus Juan Guaido comme président légitime du Venezuela », Le Figaro, 25 janvier 2021


Vénézuéla : quand Trump et Macron apportent leur soutien à vingt ans de stratégie putschiste

Emmanuel Macron et Donald Trump © RFI

Depuis que le président de l’Assemblée nationale Juan Guaidó s’est autoproclamé Président du Vénézuéla, le gouvernement des États-Unis multiplie les mesures de rétorsion financière et les menaces d’intervention militaire à l’égard de Nicolás Maduro. Si le gouvernement vénézuélien porte indéniablement une part de responsabilité dans la crise que traverse le pays, il est impossible de comprendre la situation actuelle sans prendre en considération le rôle de l’opposition. Usant de tous les moyens, celle-ci a régulièrement tenté de renverser les gouvernements de Hugo Chávez (1999-2013) et de Nicolás Maduro (élu Président en 2013) depuis deux décennies. En reconnaissant Juan Guaidó comme représentant légitime du Vénézuéla, Donald Trump, Emmanuel Macron et Jair Bolsonaro donnent leur aval à la stratégie putschiste de l’opposition vénézuélienne, qui n’a jamais supporté d’être écartée du pouvoir. Il s’agit d’une dimension de la crise vénézuélienne passée sous silence par les grands médias français, qui se font la caisse de résonance du point de vue de l’administration Trump.


Le soutien apporté par Donald Trump à Juan Guaidó est-il réellement motivé par des considérations démocratiques ? La question peut prêter à sourire lorsqu’on prend en compte le nombre de régimes autoritaires soutenus par les États-Unis d’Amérique dans le Sud du continent. L’amiral Craig S. Faller, à la tête du commandement Sud des Etats-Unis, s’est chargé de lever toute ambiguïté s’il était encore besoin : « deux solutions sont envisageables pour le Vénézuéla : soit on fait sortir Maduro comme Noriega, soit on le fait sortir comme Marcos ». L’officier américain faisait référence à Manuel Noriega, homme d’État panaméen renversé en 1989 par une invasion américaine qui a causé la mort de plus de 3,000 civils et installé le Panama sous la tutelle militaire des États-Unis.

Une opposition putschiste, soutenue par les États-Unis, dans un climat de guerre civile

John Bolton, conseiller en sécurité nationale de Donald Trump, déclarait à Fox News il y a quelques jours : « nous discutons en ce moment avec les grandes entreprises américaines qui sont installées au Vénézuéla. Nous cherchons à atteindre le même objectif (…) cela ferait bien avancer les choses si nous parvenions à faire en sorte que les entreprises américaines puissent investir au Vénézuéla et exploiter ses ressources naturelles ». Que le Vénézuéla, premier pays au monde en termes de réserves pétrolières, suscite la convoitise des entreprises multinationales, n’a rien de vraiment étonnant. Comme le rappelle John Bolton, le gouvernement américain agit en loyal défenseur de leurs intérêts en Amérique latine.

Depuis le début de la crise, Donald Trump joue la carte de la tension. Il a récemment multiplié les mesures de rétorsion économiques et financières à l’égard du Vénézuéla, approfondissant celles qui avaient été mises en place par Barack Obama. Le gouvernement américain frappe d’illégalité les transactions financières avec le Vénézuéla, ce qui interdit notamment au pays de refinancer sa dette auprès des banques américaines. Il est rejoint en cela par l’Angleterre, qui retient dans ses coffres forts l’équivalent de 1.2 milliard de dollars d’or qui appartiennent au Vénézuéla.

Le néoconservateur Elliott Abrams a récemment été nommé représentant spécial des États-Unis pour le Vénézuéla par Donald Trump. Elliot Abrams n’est pas tout à fait un inconnu en Amérique latine. Il a été assistant au Secrétariat d’État dans les années 80, où il a joué un rôle clef dans le soutien des États-Unis au gouvernement autoritaire du Salvador et aux « contras » du Nicaragua (responsables, au bas mot, du massacre de milliers de civils). Plus récemment, toujours en poste à la Maison Blanche, il aurait donné son aval au coup d’État contre le Président Vénézuélien Hugo Chávez en 2002, selon une enquête du Guardian. Le risque d’une guerre civile suite à l’auto-proclamation de Juan Guaidó comme Président de la République du Vénézuéla, avec ou sans intervention étrangère, est donc réel. Pablo Bustinduy, député de Podemos, déclarait la semaine dernière au Congrès : « La seule sortie pacifique et démocratique à la crise doit passer par la négociation et le dialogue politique entre les partis, comme l’ont déjà demandé l’Uruguay, le Mexique, l’ONU et le Vatican. C’est la seule position légitime, légale et acceptable ». Un appel qui semble désespéré, à l’heure où plus d’une douzaine de chefs d’État américains (ce qui inclut Donald Trump, Justin Trudeau et Jair Bolsonaro), ainsi que le gouvernement français et le Parlement Européen ont d’ores et déjà reconnu Juan Guaidó comme représentant légitime du Vénézuéla.

Les médias français présentent le paysage politique vénézuélien comme partagé entre un gouvernement à l’autoritarisme croissant et une opposition démocratique. Le caractère putschiste d’une partie importante de l’opposition vénézuélienne n’est pourtant plus à démontrer. Depuis l’élection de Hugo Chávez en 1999, elle n’a pas accepté de reconnaître la légitimité du pouvoir issu des urnes, ni la Constitution vénézuélienne approuvée par des millions de citoyens à l’issue d’un référendum. Elle a ainsi organisé un coup d’État en 2002, qui avait pour but de démettre Hugo Chávez du pouvoir, mais qui a fini par échouer au bout de 48 heures. Leopoldo López, l’une des personnalités les plus médiatisées de l’opposition, considéré par la presse française comme une figure de proue de la lutte pour la démocratie, déclarait lors de ce coup d’État : « quels sont les scénarios possibles pour le Vénézuéla ? Ou bien nous avons un coup d’État rapide et sec, ou bien on accueille favorablement notre proposition (que Chávez démissionne). Il n’y a pas d’autre moyen de résoudre les obstacles auxquels le Vénézuéla fait face aujourd’hui ». De la même manière, Juan Guaidó, considéré en Occident comme un parangon de vertu démocratique depuis qu’il s’est auto-proclamé Président du Vénézuéla, menaçait ce jeudi Nicolás Maduro d’une invasion nord-américaine : « l’intervention militaire est un élément dans le rapport de force qui est présent sur la table (…) Nous exercerons toute pression qui sera nécessaire ». Le même Guaidó a également ouvertement appelé les forces armées à se soulever contre le gouvernement.

Sans même prendre en compte le caractère anti-démocratique de l’opposition vénézuélienne, il n’est pas inutile de rappeler quel est le bilan de son action politique au pouvoir, avant l’élection de Hugo Chávez. Accion Democrática et Copei, deux des principaux partis de la MUD (Mesa de Unidad Democrática – la principale structure d’opposition au gouvernement actuel), et qui se sont partagés le pouvoir de manière arbitraire pendant 40 ans avant la victoire de Chávez, traînent derrière eux une large histoire de corruption et de répression. Le Président Carlos Andrés Pérez, en particulier, laisse un souvenir peu glorieux au Vénézuéla. Il a abandonné le pouvoir en 1993 pour avoir été jugé coupable de malversation sur des montants équivalents à 17 millions de dollars. Avant cela, il a impulsé un processus de conversion du Vénézuéla au néolibéralisme sous l’égide du FMI – avec en particulier la libéralisation des prix ainsi que la privatisation des services publics et des entreprises d’État. La crise sociale engendrée par ses politiques économiques a déclenché de nombreuses protestations, réprimées avec la plus grande brutalité. L’une d’entre elles, connue sous le nom de « Caracazo », s’est soldée par la mort d’au moins 400 manifestants et de milliers de « disparus », victimes de la répression armée. Henry Ramos, dirigeant du parti au pouvoir durant le Caracazo, a été élu président de l’Assemblée nationale en 2016 (contrôlée par l’opposition) ; il est devenu l’un des principaux dénonciateurs des violations des Droits de l’Homme perpétrées par le gouvernement de Nicolás Maduro. Comme tant d’autres, son indignation semble être à géométrie variable, et sa mémoire pour le moins sélective…

En 1995, le Vénézuéla était miné par une profonde crise sociale ; le taux de pauvreté dépassait 66%, et l’inflation 100% en 1996. L’opposition vénézuélienne concentre actuellement ses efforts sur l’éviction de Nicolás Maduro, et passe soigneusement sous silence son piètre bilan en matière économique et sociale. Elle critique le Président actuel pour la recrudescence de la pauvreté que l’on observe au Vénézuéla ces dernières années, mais ferme les yeux sur le fait que les mesures néolibérales qu’elle préconise risquent d’accroître considérablement la pauvreté et les inégalités, comme par le passé.

Longtemps décrédibilisée en raison de ce bilan peu enviable, l’opposition vénézuélienne remporte finalement les élections législatives de 2015. Mais le Tribunal Suprême de Justice, constitué d’une majorité chaviste – et proche du gouvernement de Nicolás Maduro -, a réduit les pouvoirs de l’Assemblée nationale à néant. Depuis cette défaite, Nicolás Maduro gouverne en contournant systématiquement l’Assemblée nationale et favorise l’émergence d’un pouvoir législatif parallèle, à échelle des Communes vénézuéliennes. Il favorise ainsi l’éclatement des centres de pouvoir vénézuéliens et la superposition des strates institutionnelles. Contrairement à la vision qu’en donnent les médias occidentaux, le Vénézuéla n’est pas gouverné de manière verticale par un Etat unifié ; au contraire, il est régi par un mille-feuille administratif et institutionnel, dans lequel coexistent plusieurs polices et plusieurs centres d’autorité. L’absence d’un Etat centralisé est un facteur d’aggravation de la conflictualité, dans un pays polarisé par des tensions sociales extrêmes et un climat de lutte à mort entre “chavistes” et “anti-chavistes”. L’armée, placée sous l’autorité du gouvernement, passe pour l’une des forces sociales les plus loyales à Nicolás Maduro – la carrière d’officier de Hugo Chávez n’y est pas pour rien. Néanmoins, elle n’est pas toujours imperméable aux tentations putschistes encouragées par les Etats-Unis et l’opposition ; Nicolás Maduro ne cesse d’augmenter le salaire des soldats et des hauts-gradés pour conjurer le spectre d’un coup d’Etat militaire. Le risque d’une guerre civile aux conséquences humaines incalculables n’est donc pas à sous-estimer. Combien de temps le respect de la légalité empêchera-t-il encore les Communes contrôlées par les “chavistes” et les régions aux mains de l’opposition, les officiers loyalistes et les fractions putschistes de l’armée, les “milices bolivariennes” mises en place par l’Etat et la police acquise à l’opposition, de plonger dans l’affrontement ouvert ?

C’est dans ce contexte de guerre civile larvée, de conflictualité politique incandescente et de morcellement de l’État vénézuélien que Juan Guaidó s’est autoproclamé Président du Vénézuéla. Il bénéficie du bilan économique alarmant de Nicolás Maduro, qui a laissé croître l’inflation au point que seul le Zimbabwe peut se prévaloir d’une instabilité des prix plus importante.

Aux origines de la crise vénézuélienne : “guerre économique” des oligarques, incompétence du pouvoir chaviste ou contraintes internationales structurelles ?

Parmi toutes les économies latino-américaines en faillite au cours de ces dernières décennies, aucune n’a été autant médiatisée que celle du Vénézuéla. Et pour cause : les enjeux idéologiques sont de taille. Il suffit qu’un candidat à l’autre bout du monde exprime un soupçon de soutien envers les avancées sociales du chavisme pour que la carte “crise au Vénézuéla” soit jouée à son encontre lors de tous ses débats postérieurs.

La crise économique au Vénézuéla est tantôt présentée – par les mêmes qui passent sous silence le caractère néolibéral de la crise des subprimes – comme la preuve irréfutable que l’application du “socialisme” est vouée à l’échec, et plus largement que toute contestation du dogme néolibéral mène à la catastrophe. Bien sûr, disparaissent du paysage médiatique comme par enchantement la crise de la dette des années 1980 en Amérique latine, l’hyperinflation en Argentine sous le gouvernement d’Alfonsín (1983-1989), en Équateur à la fin des années 90, la crise mexicaine de 1994, celle de l’Argentine – encore – en 2001, ou celle de l’Uruguay en 2002. Ces crises régionales ont un aspect commun : elles se produisent invariablement sous des gouvernements néolibéraux. C’est que les économies latino-américaines sont structurellement propices à ce genre de crises, qu’elles soient régies par un pouvoir “socialiste” ou néolibéral.

S’il fallait se défaire des préjugés idéologiques qui embourbent le débat autour du Vénézuéla, on pourrait y voir sans trop de détours la faillite d’une économie capitaliste périphérique, soumise à des contraintes structurelles dues à sa place dans la division internationale du travail, héritée de son passé colonial, qui fait de ce pays un mono-exportateur de pétrole à l’économie bien fragile. Une fois ces données prises en compte, il est aisé de comprendre les crises monétaires qui en découlent.

Supposons que la France soit un pays qui n’exporte qu’un bien primaire, très demandé dans le monde mais dont les cours varient fortement. Comment ferait la France pour développer une industrie ? Elle devrait en premier lieu protéger ce secteur à l’état embryonnaire et le subventionner avec les entrées de capitaux qui proviennent de ses exportations. Si le cours du bien exporté chute rapidement, la protection du secteur industriel naissant et peu compétitif disparaît, et celui-ci se retrouve exposé à la concurrence internationale qui finit par le détruire et par appauvrir le pays. Ce phénomène se produit généralement dans des pays riches en matières premières, qui ont développé une monoculture au fil des siècles – ce qui explique en partie qu’il s’agisse très souvent de pays pauvres.

Il faut prendre en compte le fait que les pays exportateurs de matières premières sont généralement soumis, hors périodes exceptionnelles, à la dégradation des termes de l’échange. En effet, du fait de l’augmentation globale du niveau de vie de la population, les prix des biens de capitaux produits par les pays centraux ont tendance à augmenter plus rapidement que ceux des biens primaires, exportés par les pays périphériques. Par conséquent, les pays producteurs de biens primaires, étant donné que le prix relatif de ces derniers a tendance à diminuer, sont contraints d’exporter davantage pour pouvoir maintenir leur pouvoir d’achat – ce qui accroît ainsi leur dépendance auxdits biens primaires. Les limites sont évidentes : même si leurs capacités productives étaient illimitées, le reste du monde ne leur adresse pas une demande infinie et le marché serait rapidement saturé. Cela tend à produire un creusement du déficit de la balance commerciale : la valeur des exportations n’arrive pas à compenser la valeur des importations. Se produit alors généralement le phénomène suivant : la demande de devises pour payer les importations devient supérieure à la demande de monnaie nationale pour payer les exportations, et cette dernière se déprécie.

Dans ce cas de figure, les importations mesurées en monnaie nationale se renchérissent, ce qui exerce une première pression à la hausse sur les prix nationaux. Les aspects psychologiques de l’inflation entrent alors en jeu : si les agents remarquent que leur pouvoir d’achat diminue avec l’inflation, alors ils auront tendance à vouloir se procurer des devises. La demande de ces dernières augmente et le processus de dépréciation s’approfondit. Ce même raisonnement s’applique aux investisseurs. Ces derniers ont intérêt à se défaire des titres nationaux car l’inflation ronge leur rentabilité et à s’en procurer d’autres, libellés en monnaie étrangère. Une nouvelle fois, la demande de devises étrangères s’accroît, au détriment de celle de monnaie nationale – et ce cercle vicieux est sans fin.

Remplaçons la France par le pays périphérique, celui-ci par le Vénézuéla, on comprendra le choc qu’a provoqué la chute brutale du cours du pétrole à partir de 2014 pour une quasi-monoculture pétrolière.

Bien sûr, cet environnement difficile n’exonère par le PSUV de ses responsabilités. Les contraintes structurelles étant ce qu’elles sont, il revenait justement au mouvement chaviste de les prendre en compte et de changer la donne – c’est le point de vue d’une partie grandissante du PSUV, qui reproche à la gestion de Nicolás Maduro, voire à celle de Hugo Chávez, d’avoir aggravé les contraintes internationales qui pesaient sur le Vénézuéla. Avec une population de plus de trente millions d’habitants, pourquoi ne pas avoir plus fortement misé sur le marché intérieur, et ne pas avoir cherché à diversifier l’économie vénézuélienne pour amoindrir sa dépendance au pétrole ? Quoique soumis aux règles impitoyables des échanges internationaux, le Vénézuéla des premières années chavistes a vu fondre son taux de pauvreté. Ces résultats ont eu tendance à masquer le manque d’investissement dans la matrice productive, qui sont devenus criants lors des épisodes de pénurie – complaisamment médiatisés par les mêmes médias occidentaux qui passent sous silence l’ampleur des famines africaines. Après vingt ans de chavisme, le Vénézuéla est aujourd’hui aussi dépendant à l’égard du pétrole qu’il l’était en 1999 – un comble, protestent certains chavistes critiques, pour un mouvement qui prétendait émanciper le Vénézuéla de son statut de pays exportateur de matières premières !

Une analyse rigoureuse des causes de la crise vénézuélienne ne saurait donc se satisfaire d’aucune grille de lecture monodéterministe. Si la place qu’occupe le Vénézuéla dans la division internationale du travail constitue un élément structurant, l’inaction du pouvoir chaviste à cet égard n’est pas un facteur négligeable – pas plus que la gestion de la crise par Nicolás Maduro, dont il n’est pas difficile de voir que certaines mesures ont contribué à provoquer l’hyperinflation qui ravage actuellement le Vénézuéla. Quant à la “guerre économique” dénoncée par Nicolás Maduro depuis 2013, que mènent selon lui les grands propriétaires vénézuéliens contre le gouvernement en organisant la pénurie, il est aujourd’hui établi qu’elle n’a rien d’un mythe [cet article de Valentine Delbos compile un certain nombre d’éléments qui établissent la véracité de cette guerre économique]. Que les dirigeants des multinationales souhaitent se débarrasser d’un gouvernement qui a l’affront de s’attaquer à leurs privilèges n’a au demeurant rien de très surprenant ; nombre de chavistes regrettent que Nicolás Maduro verse dans la surenchère rhétorique à l’égard des manoeuvres occultes de “la bourgeoisie” et de “l’Empire”, plutôt que de mettre en place des réformes de structure destinées à combattre la pénurie. Certains prônent par exemple la mise en place de compagnies de distribution nationales, contrôlées par l’État, qui pourraient garantir un minimum de bien-être à la population…

Il apparaît donc très peu rigoureux de faire de la crise vénézuélienne actuelle la conséquence de “l’application du socialisme”. Considérer que le Vénézuéla vit sous une économie “socialiste” frôle l’abus de langage, pour un pays dont l’oligopole de distribution de marchandises est détenu par une poignée de richissimes acteurs privés ! Si les politiques économiques mises en place par Maduro expliquent en partie la crise actuelle, il est difficile d’y déceler les traces d’un socialisme exacerbé, bien au contraire. Loin d’exercer un contrôle stalinien des moyens de production, le PSUV a dû composer autant avec les intérêts croisés d’une bourgeoisie pétrolière et négociante qu’avec les créanciers nationaux et internationaux. Les concessions faites à ces secteurs, que ce soit sur le plan de la politique monétaire, qui a permis une importante fuite de capitaux, ou sur celui de la gestion de la dette, rigoureusement orthodoxe, se rapprochent plutôt des politiques menées par Mauricio Macri en Argentine !

Vers une intervention militaire ou une guerre civile au Vénézuéla ?

Un tel risque aurait été impensable il y a quelques années. On peine à comprendre le caractère dramatique des enjeux actuels si on ne prend pas en compte l’évolution du contexte latino-américain dans son ensemble. L’élection de Hugo Chávez en 1999 a inauguré un nouveau cycle politique en Amérique latine, que l’on qualifie généralement de « progressiste » ou de « post-néolibéral », au cours duquel une série de présidents critiques du néolibéralisme ont été portés au pouvoir : Inácio Lula da Silva au Brésil (2002), Néstor Kirchner en Argentine (2003), Evo Morales en Bolivie (2006), Daniel Ortega au Nicaragua (2007), Rafael Correa en Equateur (2007)… Quels que soient les divergences idéologiques de ces gouvernements « progressistes », tous s’accordaient sur le fait qu’ils devaient oeuvrer à protéger mutuellement leur souveraineté et mettre en place une coopération régionale renforcée. C’est ainsi que le sommet des Amériques de 2015, au cours duquel les chefs d’État de toute l’Amérique se sont réunis, fut une épreuve d’humiliation diplomatique pour Barack Obama ; le Président américain venait d’édicter une série de sanctions contre le Vénézuéla, et l’Amérique latine fit bloc contre lui.

Quatre ans plus tard, au plus fort de la crise déclenchée par Juan Guaidó, il ne se trouve plus que cinq gouvernements latino-américains pour afficher leur soutien à Nicolás Maduro : Cuba – l’indéfectible allié -, la Bolivie, le Nicaragua, l’Uruguay, ainsi que le Mexique, dirigé par le Président nouvellement élu Andrés Manuel López Obrador (« AMLO »). L’Argentine, le Brésil ou l’Équateur, alliés géopolitiques fondamentaux du Vénézuéla pendant des années, sont aujourd’hui alignés sur le positionnement géopolitique de Donald Trump. La menace d’une intervention militaire ou d’un coup d’État de l’opposition vénézuélienne sanctionné par les autres pays, impensable il y a cinq ans, semble chaque jour moins éloignée. La médiatisation de la crise en Amérique du Nord et en Europe, qui relaie sans recul critique le point de vue de l’opposition vénézuélienne et conditionne l’opinion occidentale à l’acceptation d’une telle éventualité, ne fait que l’accroître.

Par Gillian Maghmud et Pablo Rotelli.