« La révolte des élites » : faut-il lire Christopher Lasch ?

© Aymeric Chouquet pour LVSL

Réactionnaire ? Visionnaire ? Progressiste authentique critique de la modernité ? Christopher Lasch a suscité les mêmes controverses, aux États-Unis, que Jean-Claude Michéa en France – qui est souvent décrit comme l’un de ses continuateurs. Son oeuvre phare, La révolte des élites, a tour à tour été acclamée comme ayant saisi l’esprit du temps, et décriée comme un pamphlet sans rigueur historique ou sociologique. Alors que le thème de la sécession des élites prend une place croissante dans le monde médiatique, il convient de s’intéresser à l’auteur de la notion.

Une prophétie désabusée

Quand Christopher Lasch écrit La révolte des élites en 1993 et 1994, il y consacre ses derniers mois. C’est le constat d’un homme qui n’a plus rien à espérer. Aidé par un élan d’un pessimisme dépressif, il se lance dans l’écriture de l’un des ouvrages de prospective qui fera date dans l’histoire du domaine. Il meurt en février 1994 d’un cancer généralisé. Stoïque face à la mort, il refuse toute forme d’acharnement thérapeutique.

Faut-il y voir la marque d’une cohérence entre sa vie et sa pensée ? Historien de métier, l’universitaire américain consacre sa carrière à l’analyse de l’évolution des mœurs et de la famille aux États-Unis. On lui doit entre autres un ouvrage majeur sur la « transition narcissique » des sociétés occidentales1, une analyse prospective du déclin des élites2 et un ouvrage posthume sur le féminisme3.

Lasch est un historien étrange. Il n’hésite pas çà et là à faire des emprunts à la psychanalyse (…) et prend un ton de prêcheur. Si l’on surmonte ces réserves, on peut apprécier la cohérence du propos.

Il s’y fait souvent plus chroniqueur qu’historien, utilisant l’arrière fond de ses connaissances historiographiques pour faire un tableau sans pitié de l’histoire qu’il voit se dérouler devant lui. Moraliste, il s’y fait le critique le plus fervent de l’individualisme contemporain, de l’atomisation sociale, et du broyage lent de la famille traditionnelle, prise en étau par l’extension concomitante du domaine du marché et de celui de l’État.

Lasch fait l’objet d’un culte souterrain. Culte parce qu’un fan-club réduit se plaît à soutenir que la majorité de ses hypothèses prospectives se sont vérifiées plus que quiconque n’aurait osé l’imaginer4. Souterrain, parce que ses analyses détonnent souvent avec ce qu’il est de bon ton de professer dans la sphère médiatique. Souterrain, aussi, parce que Lasch est inclassable. Car Lasch n’a eu de cesse de rejeter l’artificialité des clivages du monde politique contemporain. À une époque où il fallait choisir entre le New York Times ou la National Review pour mieux arriver dans le monde, il n’a appartenu ni à l’un ni à l’autre.

Réactionnaire pour les uns, il est trop progressiste pour les autres. Critiquer en même temps l’impérialisme américain et la révolution sexuelle lui a valu les foudres des uns et des autres. C’est cette ambiguïté fondamentale qui le plonge dans la solitude et, il faut le souligner également, le conduit à un échec politique violent. La révolte des élites est un livre où se disputent le fatalisme et l’amertume.

On le rapproche souvent, outre-Atlantique, de Cornelius Castoriadis. Il n’y connaîtra que peu de continuateurs en France. On ne pourra citer comme héritier notable que Jean-Claude Michéa5, à qui nous devons la préface de la présente réédition6. Son statut en marge du système universitaire empêche d’y voir une reconnaissance officielle. Exception qui mérite d’être notée, un livre lui a été consacré par Renaud Beauchard, professeur d’université à Washington7.

L’une des œuvres antérieures de Lasch avait fait l’objet d’une publication dans une collection dirigée par Emmanuel Todd chez Robert Laffont 8. On reconnaît l’influence de Lasch sur toute une série de sujets qui parcourent son travail (la stratification éducative, l’évolution des mœurs…). Mais il prend lui-même ses distances. Dans son essai politique sur la crise des gilets jaunes 9 il se méfie d’un auteur qu’il trouve un peu moralisant.

Lasch historien

Lasch et ses élèves lors d’un séminaire à Rochester dans les années 1980.
(Source : Université de Rochester)

Lasch est un historien étrange. Il refuse de mettre en avant les marques formelles de sa démonstration. Il n’hésite pas çà et là à faire des emprunts à la psychanalyse. C’est la partie de son livre qui est incontestablement datée. Tout son appareillage empirique est par ailleurs renvoyé en bibliographie. Cette démarche ne peut qu’agacer le quantitativiste ou l’amateur d’histoire sérielle10. Lasch demande trop souvent qu’on le croie sur parole. Pire, peut-être, il prend un ton de prêcheur.

Si l’on surmonte ces réserves, on peut apprécier la cohérence du propos. La Révolte des élites est avant tout une tentative d’histoire récente. Il y fait défiler l’essentiel des mutations de la vie américaine et de ses élites depuis la fondation du New Deal. Prenons un homme dans ces élites. Appelons-le John Junior (Jr). John Jr est le fils d’un militaire. Son père est un patricien de la côte est. Un bon épiscopalien. Sa famille a fondé les États-Unis. C’est ce qu’il vous dira.

John Senior a fait la Seconde Guerre mondiale. Comme tant d’homme de l’aristocratie américaine, il a été poussé par la culture de son milieu, pleine de patriotisme et d’esprit du devoir. En rentrant il est devenu homme d’affaires. Quelques années plus tard, il s’est fait élire comme député dans la législature de son État. Quelques années après, il était sénateur au Congrès.

John Junior n’ose pas le dire, mais il trouve ça désuet. Comme beaucoup de jeunes diplômés des nouvelles classes supérieures, il a pu éviter ou reporter sa participation à la Guerre du Vietnam. Les rednecks de son âge, enfants de ceux que son père avait commandés en Normandie n’eurent pas ce privilège. John Jr est devenu conseiller juridique dans une grande firme à New York. Son fils, plus tard, ira en Californie.

Ce qui peut arriver aux Américains de l’intérieur ne l’intéresse pas. Comme beaucoup de jeunes diplômés, il a fait sécession par le haut. Au fil de sa carrière il a vu bien des choses passés. Enfant du baby-boom, il a gardé le plein emploi. Quand les usines ont fermé, il ne s’est pas inquiété. Pour lui c’était normal. Il faut que les rednecks s’adaptent. “Le monde il bouge et il bouge vite.” Ils n’avaient qu’à faire des études. Ou s’ils n’ont pas pu en faire, c’est parce qu’ils ne sont pas intelligents.

John Jr ne croit plus en la démocratie. Il trouve que c’est idiot. Idiot parce que les rednecks sont bêtes, pas très utiles et mal éduqués. C’est ce qu’il vous dira. S’il lui professe un profond attachement, ce n’est plus que par pure convention sociale. Ses collègues sont passés par le supérieur. Ils pensent tous comme lui.

Dans une société où le débat public fondé sur des questions matérielles (salaires, infrastructures) a disparu il est tout à fait rationnel de déposséder l’État de ses leviers d’action au profit d’institutions subsidiaires dédiées au clientélisme local et à la représentation symbolique des minorités.

John Jr peut sembler inférieur à ce qu’était son père. Dans les faits, il l’est. Ce n’est qu’en tant que bloc sociologique que sa puissance s’est accrue. John Sr était pris dans la masse nationale. Le groupe des patriciens de la côte Est, très fermé, n’a jamais prétendu à l’autarcie. John Jr quant à lui peut vivre dans son milieu. Avec les enfants du reste de l’aristocratie américaine, il a été rejoint par les transfuges des classes populaires, aspirés par le système scolaire. Ils se sont regroupés dans des villes pour eux, des quartiers pour eux. Par effet de polarisation géographique, sur des États tous entiers. Ils ont leurs propres élus, au local et au fédéral. Ils n’ont plus de compromis à faire, ou alors à la marge.

Lasch plus que personne avait compris la puissance politique de ce mépris social des nouveaux éduqués. A la suite de Michael Young11, ce livre en est la longue démonstration. Ce qui était à l’état d’intuition à son époque prend sa pleine force aujourd’hui.

Il montre le renfermement sur lui-même de ce groupe. Renfermement géographique, politique, mais aussi professionnel. Les ascensions sociales spontanées, fondées par l’expérience empirique du travail et de la vie quotidienne sont en déclin. À la place il faut un diplôme pour tout, et les éduqués supérieurs se recrutent entre eux, en silo. Le civisme, moteur populiste de la démocratie américaine, s’est enrayé. Lasch en tire deux conséquences principales, fruits de l’évolution intellectuelle des John Jr d’Amérique.

Lutte culturelle contre lutte sociale

Il croit observer un décalage complet quant aux débats idéologiques qui ont cours au sein des élites. Incapables de s’opposer sincèrement les uns aux autres sur des questions d’ordre matériel, les éduqués supérieurs ont ravivé la politique comme lutte culturelle (dévoiement de la question des LGBT sur des luttes symboliques et marginales, questions migratoires, etc). C’est une grande lutte symbolique entre le Bien et le Mal, où le Progrès doit triompher. Elle s’oppose aux aspirations fondamentales des Américains, qui font converger d’un côté le modèle familial traditionnel, le travail et la probité, avec la défense d’un État social minimal fondé sur l’aide ponctuelle à ceux qui traversent une phase difficile. Par le jeu des partis, ils ont aujourd’hui tout perdu.

En conséquence, le communautarisme est érigé en modèle national. Il faut comprendre sa cohérence avant de le critiquer : dans une société où le débat public fondé sur des questions matérielles (salaires, infrastructures) a disparu il est tout à fait rationnel de déposséder l’État de ses leviers d’action au profit d’institutions subsidiaires dédiées au clientélisme local et à la représentation symbolique des minorités.

Mais la défense acharnée de la diversité est aussi une conséquence de la lutte culturelle. Elle pose comme enjeu moral central l’exaltation de différences ethniques marginales entre des groupes aux intérêts convergents. Si John Jr a plus de sympathie pour les Noirs et les Latinos que pour les rednecks, ils n’en sont pas moins plus économiquement proches les uns des autres qu’ils ne le seront jamais de lui.

En découle aussi une gestion quartier par quartier. John Jr et les siens sont paternalistes. Ils cultivent une clientèle afro-américaine, mais ne lui feraient jamais confiance pour élever ses propres enfants. La vie familiale de quartiers tout entier est donc absorbée par ceux que Lasch appelle les “professionnels de la pauvreté” et la bureaucratie de l’assistance sociale.

Cette désagrégation accompagne le déclin des rôles traditionnels. Lasch étudie le déclin des solidarités de quartier et de la segmentation des activités des adultes. Loin de faciliter la cohabitation, la disparition progressive des sociabilités spécifiquement masculines ou spécifiquement féminines a un impact sur la psychologie des adultes, et supprime un bon nombre de soupapes de décompression. La disparition de la vie de quartier quant à elle, prive les enfants d’une éducation qui s’était toujours partiellement faite en dehors du foyer.

Non contents d’avoir détruit les réseaux traditionnels de confiance, John Jr et les siens ont prétendu en créer de nouveaux. Ils ont exalté le statut de victime. Ils ont encouragé les mouvements communautaires. Plutôt que de respecter le caractère civique de la lutte pour l’égalité – sans parler de sa dimension économique -, ils n’ont voulu voir que dans les Noirs des victimes immémoriales. De là un mépris pour leur éducation, où sous prétexte de ne pas les aliéner à la culture blanche fut toléré qu’on enseigne aux enfants noirs des programmes aux rabais.

On ne comprendrait pas la puissance de la chute sans la préciser un peu. Lasch fait une histoire du déclin de la presse. Il montre que les têtes qui sortent vides du système scolaire perdent toute chance de se remplir. Ou alors plus par le biais des chaînes traditionnelles. Le conformisme et la culture des relations publiques ont vidé la grande presse de toute forme d’intérêt. De là découle le déclin des mots dont le stade final est un monde inversé.

« Somme de passages percutants et de chapitres inutiles, le livre est étrange », notait Serge Halimi. Nous ajouterions : pour comprendre la pertinence comme les limites du sentiment de “sécession des élites” qui caractérise l’esprit du temps, il faut lire Lasch.

Et la dégradation du langage ne trouve aucun secours dans l’Université. Lasch reproche aux universitaires de s’être réfugiés derrière un jargon incompréhensible qu’ils parviennent à faire passer à leurs yeux hallucinés pour de la scientificité. Loin de défendre le canon, ils s’y attaquent par un pseudo-radicalisme qui ne parvient à faire illusion qu’auprès de leurs critiques droitiers, ravis d’avoir enfin trouvé une hydre. Lutter contre cette hydre devient alors le sport national de la droite américaine, à défaut de proposer un véritable projet de société.

Lasch moraliste

Qualifier Lasch de moraliste, c’est commettre un doux euphémisme. Lasch est un auteur intensément moral. Il oscille tour à tour entre le dévoilement ironique propre aux moralistes classiques (La Bruyère, La Rochefoucauld), la violence des pamphlétaires marxistes et le lyrisme vigoureux du prêcheur évangélique. C’est, en fonction du goût, ce qui fait son charme ou les pires de ses défauts.

Lasch ne cache pas sa préférence pour les anciennes élites. “Elles au moins avaient le sens des responsabilités.” L’adhésion à des valeurs collectives comme le patriotisme et la foi chrétienne avait l’effet d’un contrôle anthropologique sur leurs esprits. Elles atténuaient par là la brutalité du capitalisme de marché. Elles pouvaient mépriser le peuple, mais “c’était le leur“. Et le refus des élites de se préoccuper du peuple, c’est la fin de la démocratie. Les derniers chapitres de La Révolte des élites sont si moraux qu’ils en sont presque métaphysiques. Le début de l’essai déjà, annonçait la couleur. Au chapitre 4, Lasch ne se demande pas si la démocratie peut survivre. Il se demande si elle le “mérite”. C’est incontestablement l’une des limites de Lasch, qui tend comme le notait Serge Halimi à sous-estimer la brutalité des élites du passé.

Ces réserves, profondes, n’enlèvent rien au caractère contemporain de sa critique des élites. On peut y trouver une filiation dans l’œuvre de Christophe Guilluy. Sa France périphérique12, c’est Lasch spatialisé, et actualisé au contexte français. En effet, la métropolisation conclut le processus lent de séparation des élites du reste de la population. Elles ont achevé par la distance physique leur séparation de classes populaires avec qui elles ne sentent plus rien de commun et qu’elles ont abandonnées dans la mondialisation.

Sa pensée gagnerait-elle à être étudiée en France ? Dans le conflit des gauches, Lasch a incontestablement un rôle à jouer. Sa critique au vitriol du progressisme libéral, qui n’est liée en rien aux intérêts réels de la majorité de la population, trouve un écho tout particulier dans le contexte de la primaire EELV.

« Somme de passages percutants et de chapitres inutiles, le livre est étrange », notait Serge Halimi : « juste et sommaire, stimulant et irrecevable, subversif et réactionnaire ». Nous ajouterions : pour comprendre la pertinence comme les limites du sentiment de “sécession des élites” qui caractérise l’esprit du temps, il faut lire Lasch.

Notes

1. Christopher Lasch. Culture of Narcissism : American Life in An Age of Diminishing Expectations. WW Norton & Co, 1979.

2. Christopher Lasch. The Revolt of the Elites And the Betrayal of Democracy. WW Norton & Co, 1994

3. Christopher Lasch. Women and the Common Life : Love, Marriage, and Feminism. 1997.

4. On laissera au lecteur le soin de juger dans quelle mesure, cf supra.

5. Philosophe d’obédience marxiste.

6. Christopher Lasch. La Révolte Des Elites – Et La Trahison de La Démocratie. Champs Essais. Flammarion, 2020.

7. Renaud Beauchard. Christopher Lasch : Un Populisme Vertueux. Le Bien Commun. Paris : Michalon éditeur, 2018. isbn : 978-2-84186-898-8.

8. Christopher Lasch. Le complexe de Narcisse : la nouvelle sensibilité américaine. French. Paris : Éditions Robert Laffont, 1981. isbn : 978-2-221-00621-4.

9. Emmanuel Todd et Baptiste Touverey. Les Luttes de Classes En France Au XXIe Siècle. Paris XIXe : Éditions du Seuil, 2020. isbn : 978-2-02-142682-3.

10. Courant historiographique qui s’est développé dans les années 1950 à 1970. Il a proposé une lecture de l’histoire appuyée sur les sources chiffrées et leur analyse à long terme.

11. Auteur de The Rise of the Meritocracy, en 1958, où il invente le terme. En 2034, sa dysto- pie offre le tableau de ce que donnerait selon lui une société qui se prétend gouvernée par l’équation QI+Effort=Mérite.

12. Christophe Guilluy. La France Périphérique : Comment on a Sacrifié Les Classes Populaires. Paris : Flammarion, 2014. isbn : 978-2-08-131257-9.

La nécessaire transition écologique va-t-elle faire baisser le niveau de vie ?

Vue de Senlis, Oise (Hauts-de-France) @ Wikimédia Commons

Depuis la fin du XVIIIe siècle, le progrès technique a rendu possible une amélioration exceptionnelle du niveau de vie dans les pays occidentaux, mais il fait croître dans le même temps l’empreinte carbone au point de n’être plus soutenable pour l’environnement. Faut-il en déduire hâtivement que la transition écologique suppose de faire baisser drastiquement le niveau de vie ? L’histoire montre qu’il n’y a pas de corrélation stricte entre développement humain et augmentation exponentielle des émissions des gaz à effet de serre. Tirons-en un enseignement pour mettre en œuvre un triple modèle d’organisation collective à travers la transition écologique : redistribution des richesses, réindustrialisation nationale et aménagement du territoire.

Notion largement admise, quoiqu’encore débattue sur le plan chronologique par les géologues, l’anthropocène désigne une période de l’histoire terrestre marquée par la manière dont les activités humaines affectent la lithosphère (la surface de la terre), commençant avec la révolution industrielle en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. Lié à l’exploitation des ressources naturelles, le progrès technique et matériel s’est depuis lors accompagné d’une croissance exponentielle de l’empreinte carbone, provoquant le réchauffement climatique auquel nous faisons face. Ce même progrès a permis l’amélioration prodigieuse du niveau de vie des individus et des ménages, surtout dans les pays marqués par un capitalisme keynésien de redistribution (Welfare capitalism). Faut-il déduire de la crise climatique actuelle l’idée que tout modèle de développement humain conduit forcément au désastre écologique ? Le concept de « développement » désigne à la fois le niveau de richesse matérielle d’une société (l’équipement domestique, les infrastructures publiques, le patrimoine des ménages…) et le modèle social et humain qui l’accompagne. La possibilité du développement repose ainsi sur des critères matériels sans pour autant s’y réduire entièrement puisqu’il vise le bien-être des individus, une notion complexe qui recoupe des réalités à la fois économiques, sociales et psychologiques. Il faut ainsi questionner l’hypothèse selon laquelle la transition écologique supposerait la baisse du niveau de vie.

Une révolution industrielle avant l’anthropocène

L’histoire montre que le développement humain n’a pas toujours été producteur d’émissions carbones en quantités démesurées, car après tout, la machine à vapeur n’est pas l’acte de naissance de l’humanité. Historien de l’art médiéviste, spécialiste des techniques et prospectiviste, Jean Gimpel a consacré sa vie à réhabiliter le Moyen-Âge. Il l’interprète comme une période de confiance dans le progrès, en considérant même que l’homme médiéval y croyait profondément à l’inverse de celui de l’Antiquité qui en ignorait le principe de linéarité. Gimpel voit dans le dynamisme technologique et culturel de la France des XIIe et XIIIe siècles une révolution industrielle à l’époque médiévale. Dans Les bâtisseurs de cathédrales[1], il écrit qu’« en l’espace de trois siècles […] la France a extrait plusieurs millions de tonnes de pierres pour édifier 80 cathédrales, 500 grandes églises et quelques dizaines de milliers d’églises paroissiales. ». Les terroirs sont remembrés, les paysans défrichent les forêts. En évoquant les activités textiles et l’abattage des bœufs qui polluent les eaux urbaines comme la Tamise à Londres et la Seine à Paris, Gimpel montre ainsi que l’environnement a été affecté et détérioré au Moyen-Âge, soit bien avant le XIXe siècle. Sur un territoire plus restreint qu’aujourd’hui, la France atteint les 20 millions d’habitants vers 1320, soit autant que la Scandinavie contemporaine. C’est le grand pas en avant des XIe – XIIIe siècles dont nos paysages contemporains portent encore la marque, décris par Marc Bloch dans Les caractères originaux de l’histoire rurale française[2]. Aujourd’hui, les clochers romans et gothiques dominent encore les paysages agraires et leurs vastes openfields à la sortie de l’agglomération parisienne. Les flèches des cathédrales sont toujours les monuments les plus hauts dans de nombreux départements français et la quasi-totalité des paroisses du bassin parisien connaissent des reconstructions d’églises durant le Moyen-Âge tardif. C’est en observant l’appareillage des plus grandes églises que certains historiens ont découvert que les bâtisseurs gothiques ont inventé la construction préfabriquée des pierres en carrière et sur le chantier. C’est une méthode à laquelle la France n’aura de nouveau recours en masse qu’après la Seconde Guerre mondiale avec la préfabrication lourde en panneaux prédéfinis, comme le système Camus pour la reconstruction des années 1950. De ce formidable progrès technique, Gimpel va même jusqu’à penser que l’agriculture du XIIIe siècle pourrait être un modèle d’aménagement pour perfectionner les techniques agricoles de ce que l’on appelait le « tiers-monde » durant les années 1970. Il en a déduit une vision non linéaire et cyclique de l’histoire, déterminée par les lois de l’innovation technologique où aux grandes périodes d’expansions succèdent des phases de « plateau technologique » (ralentissement de l’innovation) puis de déclin. Dès la fin du XIIIe siècle, le développement social et technologique entre en stagnation et correspond à ce que l’historien Emmanuel Le Roy-Ladurie appelle « l’histoire immobile » entre le XIVe et le XVIIIe siècles.

Le Moyen-Âge tardif fut une véritable époque de révolution industrielle portant les germes du productivisme et du rationalisme.

Méconnu dans l’Hexagone, l’historien et philosophe américain Lewis Mumford anticipe avec 70 ans d’avance certaines thèses de Bernard Stiegler sur la technique et le temps. Mumford écrit dans Technique et civilisation[3] que l’impact véritable de la technique sur la civilisation humaine et sur son environnement remonte à l’avènement au XIe siècle de l’« âge éotechnique » en Europe occidentale. Située à l’aube de la technologie moderne, cette ère, qui s’achève vers 1750, se caractérise par le développement de techniques nouvelles grâce à l’usage du fer et à la généralisation de l’énergie hydraulique et éolienne. Rigoureusement intransportable, celle-ci se manifeste par une grande dispersion géographique des sources de production grâce à la densité d’implantation des moulins, à la fois dans les zones urbaines et rurales. Les énergies renouvelables contemporaines en reprennent le principe de déconcentration spatiale mais avec une capacité de rendement et de transport plus élevée (voire peut-être de stockage contre leur intermittence). L’invention de l’horloge dans les monastères bénédictins et cisterciens marque l’avènement progressif de la mécanisation et du règne de la technologie sur la civilisation humaine, car c’est en mesurant le temps qu’on peut ensuite maîtriser l’invention du chemin de fer et, comme aujourd’hui, les technologies de communication. Quoique l’origine bénédictine des horloges ait été depuis remise en question, la thèse générale de Mumford dans Technique et civilisation rejoint l’idée de Gimpel selon laquelle le Moyen-Âge tardif fut une véritable époque de révolution industrielle portant les germes du productivisme et du rationalisme[4], au point qu’il devient difficile de donner une date précise à l’avènement de l’anthropocène. On pourrait d’ailleurs multiplier les exemples d’une incidence anthropique sur l’environnement et les paysages qui remonte même bien avant le Moyen-Âge, si l’on songe à la maîtrise de l’irrigation et à la naissance de l’agriculture en Mésopotamie.

Vers la fin du progrès technique ?

Ferons-nous toujours preuve d’un rationalisme conquérant comme nos ancêtres essarteurs de la Beauce ? Notre époque peut-elle encore s’engager sur la pente ascendante du progrès matériel, comme ce fut le cas dans la France du XIIIe siècle et le monde anglo-américain du XXe siècle ? Dans La fin de l’avenir, la technologie et le déclin de l’Occident, Jean Gimpel s’exerce à la prospective[5]. On y lit ces lignes surprenantes : « Depuis la contre-culture et Mai 68, la psychologie du Français, comme celle de l’Américain, s’est modifiée dans le sens d’une rupture avec l’avenir matérialiste ». Il imagine la fin du progrès technologique pour les décennies à venir, notamment sous les coups du combat écologiste, avec comme conséquence la stagnation du développement humain. Cet ouvrage nous renvoie à l’idée, difficile à admettre, du déclin économique et social de la France contemporaine. Cette hypothèse a été récemment interrogée par l’historien et anthropologue Emmanuel Todd dans Les luttes de classe au XXIe siècle[6]. A la suite de la crise économique de 2008, il entrevoit l’amorce d’une baisse du niveau de vie orchestrée par l’État en impliquant une remontée des conflits de classe pour les décennies à venir. Plutôt qu’un enrichissement de la classe moyenne supérieure (à l’exception des 1% les plus riches dont le revenu augmente), Emmanuel Todd conçoit une stabilisation des inégalités pour 99% de la population dont la baisse de niveau de vie se manifeste par un ensemble de variables démographiques comme la chute du taux de fécondité. L’ouvrage est paru un an après le début des gilets jaunes, un mouvement populaire dont la mobilisation originelle s’explique par le refus d’une augmentation de la taxation des prix du carburant. Lors des tout premiers évènements, les gilets jaunes ont été particulièrement nombreux à manifester dans les zones dont le niveau d’équipement a récemment décliné : un article du Monde en date du 15 janvier 2021 relevait que « 30% des communes ayant perdu leur supérette dans les dernières années ont connu un évènement gilets jaunes, contre 8% pour les autres ». En obligeant les habitants à effectuer des distances plus longues en voiture pour se rendre dans les commerces alimentaires, la taxation du carburant fournit l’exemple d’une mesure écologique qui affecte particulièrement les marges en sous-équipement où se concentrent les faibles revenus. L’écologie libérale fait ainsi baisser le niveau de vie.

La transition écologique va-t-elle porter un coup fatal en altérant définitivement la qualité de vie ? Il faut à tout prix l’éviter car la préservation de l’environnement suppose de limiter la quantité des biens matériels produits et mis à notre disposition. Nous sommes également bien plus nombreux sur Terre : de 500 millions à la fin du Moyen-Âge, nous sommes passés aujourd’hui à 7 milliards, ce qui nécessite toujours plus d’épuisement et de partage des ressources naturelles. En ce sens, la lutte des gilets jaunes pour le maintien du niveau de vie constitue, au sein du monde développé, l’avant-garde politique des conflits de demain, dans la droite lignée de la modernité politique initiée par la Révolution française.

Rebâtir notre modèle social et technologique pour lutter contre la baisse du niveau de vie

Il existe des solutions. En premier lieu, il faut conduire une politique keynésienne d’État social pour répartir les richesses inégalement détenues. Ensuite, une stratégie de souveraineté politico-économique et de réindustrialisation verte doit réconcilier la protection de l’environnement avec le redéploiement d’une production nationale. Enfin, le retour à l’aménagement volontaire du territoire permettrait d’articuler la gestion collective des ressources d’énergie en voie de raréfaction avec la garantie d’un accès universel et égalitaire à l’équipement sanitaire, commercial et culturel. Selon la définition qu’en donne Eugène Claudius-Petit au conseil des ministres en 1950, l’aménagement du territoire désigne l’action d’organiser harmonieusement l’implantation humaine dans l’espace afin de la disposer en fonction des « ressources naturelles » et des « activités économiques ». Il constitue la méthode la plus volontariste pour mener à bien les grandes réorientations industrielles et écologiques. Assez analogues à l’approche anglo-saxonne du welfare planning, ces trois programmes doivent permettre de lutter contre le déclin français en maintenant le meilleur niveau de vie possible à travers la transition écologique.

Il s’agit d’éviter ce que le géographe Jean Labasse dénomme « l’illusion technicienne » : ni emballement technophile d’un côté […], ni décroissance générale de l’autre […]. Une attitude raisonnable et sobre doit esquisser une troisième voie qui mêle high-tech et low-tech.

C’est ce que l’urbaniste écossais Patrick Geddes, repris par Lewis Mumford, appelait en quelque sorte de ses vœux par l’avènement d’un « âge néotechnique » fondé sur des circuits agricoles de proximité, une offre d’électricité sans charbon ni fer, et une technologie au service du bien-être de tous, qui n’aliène pas l’individu. Selon un modèle analogue, Jean Gimpel défendait l’initiative de la Technologie intermédiaire (Appropriate technology) visant à adapter les innovations techniques à la réalité historique et anthropologique des sociétés contemporaines, selon leur niveau de développement. Elle demeure aujourd’hui largement ignorée par l’écologie politique, si bien que l’UNESCO s’en est ému récemment en dénonçant l’absence de remise en perspective culturelle et anthropologique des scénarios de transition. Il s’agit d’éviter ce que le géographe Jean Labasse dénomme « l’illusion technicienne » : ni emballement technophile d’un côté, naïvement nourri par le solutionnisme de la géo-ingénierie ou de la smart city, ni décroissance générale de l’autre pour revenir à un supposé état de nature révélateur de la méconnaissance des lois de l’histoire humaine. Une attitude raisonnable et sobre doit esquisser une troisième voie qui mêle high-tech et low-tech selon les spécificités géographiques et historiques. D’un côté, contre les grands projets inutiles d’aménagement métropolitain et l’artificialisation des sols, il faut renouer avec les restaurations du patrimoine culturel et la préservation des terroirs (schéma d’affectation des sols, réimplantations des haies bocagères, remembrement écologique des openfields, spécialités culinaires et « produits » régionaux). L’économie planifiée doit servir la fabrication d’objets non obsolescents et durables, dans une quantité qui répond aux besoins réels, en réemployant parfois certaines méthodes anciennes au lieu de recourir constamment à l’innovation. De l’autre côté, il s’agit de développer des technologies de pointe utiles en passant à une diversité de sources d’énergie décarbonées qui garantissent l’emprise au sol la plus limitée possible pour préserver l’environnement, et de développer la recherche scientifique comme le projet de fusion nucléaire au centre d’études de Cadarache (Bouches-du-Rhône). Il faudra également maîtriser la décarbonation de l’industrie relocalisée. La possibilité d’un tel compromis raisonné entre low-tech et high-tech devra prouver que l’homme est suffisamment ingénieux pour différencier son œuvre de celle de la nature et subvenir à ses besoins sans (trop) épuiser les ressources terrestres. Car, après tout, il s’agira d’être rationaliste sans excès productiviste.

Notes :
1 – Jean Gimpel, Les Bâtisseurs de cathédrales, Paris: Seuil, 1958.
2 – Marc Bloch, Les Caractères originaux de l’histoire rurale française, Paris: Armand Colin, 1931.
3 – Lewis Mumford, Technique et civilisation, 1934, traduction et réédition française Paris: Parenthèses, 2016.
4 – Voir Lynn Townsend White, jr, The Historical Roots of Our Ecologic Crisis, chap. 5 in Machina ex Deo : Essays in the Dynamism of Western Culture, Cambridge, Mass., and London, England, The MIT Press, 1968, p. 75-94
5 – Jean Gimpel, La fin de l’avenir : la technologie et le déclin de l’occident, Paris: Seuil, 1992.
6 – Emmanuel Todd, Les luttes de classe au XXIe siècle, Paris: Seuil, 2020.

La Révolution française et la conquête du pain

La disette du pain
La disette du pain, 1794

La crise sanitaire qui touche durement la France depuis mars 2020 a eu pour conséquence l’accroissement du nombre de personnes victimes de précarité alimentaire. D’après un rapport du Secours Catholique, 8 millions de personnes auront besoin d’une aide alimentaire au mois de novembre. Si, à l’heure actuelle, les banques alimentaires parviennent à maitriser les demandes d’aide alimentaire, le Canard enchainé révélait en avril 2020 la crainte du préfet de Seine Saint-Denis de voir apparaître sur ce territoire des « émeutes de faim ». Cette crainte des autorités apparait aujourd’hui comme exceptionnelle. Pourtant, durant la seconde moitié du XVIIIème siècle, la question de l’État comme garant de la sécurité alimentaire des français fut un des débats majeurs du temps et une source de conflits entre les promoteurs de la liberté du commerce et leurs opposants qui militaient pour un droit à l’existence.


La guerre des farines : une contestation anti-libérale, prologue de la Révolution française 

Pour l’historien américain Steven Kaplan, le « pain est l’un des plus grands acteurs de l’Histoire de France ». On peut sans doute estimer que cet acteur singulier a eu le plus d’importance dans les évolutions socio-politiques françaises durant la seconde moitié du 18ème siècle. À cette époque, la majorité de la population française est rurale et travaille la terre avec un but d’autosubsistance, tandis qu’il n’existe pas encore de marché intérieur national et concurrentiel comme c’est déjà le cas en Angleterre. De nombreux droits de douanes existent en fonction du maillage territorial hérité du féodalisme. La vie paysanne est le plus souvent régie sous la communauté rurale avec des règles morales où même les plus pauvres peuvent cultiver leur bétail dans les espaces communaux. La paysannerie française voit son travail soumis à une imposition indirecte par des impôts locaux, résidus du féodalisme, ou directe par l’État royal, de plus en plus centralisé à travers l’action successive de Richelieu puis de Louis XIV. En échange de ces impôts, le Royaume de France assure la sécurité de ses sujets à travers une armée de plus en plus puissante et des forces de police organisées. À cela s’ajoute aussi le besoin pour le Roi d’alimenter ses sujets pour garantir la concorde sociale et d’éviter les « émotions populaires » en cas de famine ou de disette dans les campagnes et dans les grandes villes. Paris compte déjà au milieu du XVIIIème siècle plus de 500 000 habitants.

Louis XVI distribuant des aumônes © Louis Hersent

En ce qui concerne l’alimentation, Steven Kaplan écrit qu’à cette période « par temps ordinaire, une ration de pain et de soupe pouvait coûter à une famille ouvrière ou paysanne jusqu’à 50 % de son revenu ». Dans une époque encore soumise aux disettes et aux famines, dues au manque de progrès technique agricole et aux conditions écologiques néfastes(1), Steven Kaplan voit donc l’existence d’un contrat social informel entre le « Roi nourricier » et ses sujets. Il doit subvenir à leur alimentation à travers une politique d’approvisionnement fondée sur un contrôle strict du commerce des grains.

Or vers les années 1750-1760, le royaume de France est en crise, notamment après la Guerre de 7 ans qui voit la perte des territoires français en Amérique au profit de l’ennemi anglais. Cette défaite produit alors chez les élites politiques une volonté de réformer le royaume dans ses structures socio-économiques. Cela se traduit par l’apparition d’un nouveau courant économique dans les hautes sphères de l’administration royale : les physiocrates. Pour les physiocrates, la terre est à la base de toute richesse. En rupture avec la politique mercantiliste de Colbert, ils sont partisans d’un « laissez-faire » en économie. Ils militent à travers différents ouvrages et brochures pour une nouvelle société, organisée sur la base de grands fermiers capitalistes. Ceux-ci pourraient, grâce au libre commerce des grains et à la création d’un véritable marché national, voir leurs domaines prospérer, ainsi que le reste de la société, par un effet levier. Ces idées gravitent dans les hauts cercles du pouvoir et parviennent à être expérimentées quelques années à la fin du règne de Louis XV (1715-1774). Des édits de libéralisation du blé hors de Paris sont promulgués, avant de revenir à une intervention régulatrice de l’État sur le Blé.

Turgot
Turgot © Antoine Graincourt

Néanmoins,  le jeune roi Louis XVI montre sur le trône en 1774, avec des velléités réformatrices pour son royaume. Il nomme Anne Robert Jacques Turgot secrétaire général des finances, équivalent actuel du ministre de l’Économie et des Finances. Turgot, lui-même physiocrate, proclame avec l’aval du roi, le 13 septembre 1774, un édit qui libéralise le commerce des grains. Or un automne désastreux et un dur hiver 1774-1775 entraînent une moisson médiocre dans certains territoires français. La liberté du commerce du blé provoque de fait une hausse des prix par les riches laboureurs et fermiers. Au printemps 1775, différents foyers de contestations se développent. L’historien Jean Nicolas relève 123 manifestations distinctes en France, émanant des couches populaires rurales et urbaines, qui prennent directement le nom de Guerre des farines.

Cette base populaire résulte d’un prolétariat rural journalier ou de paysans petits propriétaires pas assez riches pour subvenir à leurs besoins, tandis qu’en ville elle provient d’un mélange d’artisans, d’ouvriers et de petits commerçants. À Paris, deux tiers des émeutiers arrêtés sont des ouvriers d’après les rapports de Police (Zancarini Fournel, 2016).

Dans la plupart des manifestations, le but est d’opérer une taxation plus juste sur le pain que l’historien marxiste Edward Palmer Thompson nomme une « économie morale des foules ». Les manifestants fixent un prix qu’ils jugent décent en allant directement sur le marché taxer les vendeurs ou en réquisitionnant des greniers de laboureurs, de boulangers ou de négociants en blé qui cachent leur récolte en attendant une hausse des prix sur le marché. On relève aussi des actions d’entrave des transports de blé par les fleuves et les routes.

Cet épisode anti-libéral montre clairement les prémices du divorce de la Révolution française entre le bon roi et les masses rurales et urbaines. À travers cette politique de libéralisation du commerce des grains, Louis XVI n’apparait plus comme le roi nourricier soucieux de l’alimentation de ses sujets à travers une politique paternaliste et interventionniste. Steven Kaplan rapporte ainsi qu’on pouvait lire à Paris sur des placards « Si le pain ne diminue, nous exterminerons le roi et tout le sang des Bourbons ». De fait la modification de l’imaginaire commun d’un « roi nourricier » en « roi marchand de blé » devient moralement désacralisant pour le corps politique du roi, et dangereux pour son corps terrestre. La plupart des contemporains s’accordent sur l’importance de l’événement et la dure répression des manifestants par le pouvoir. 25 000 soldats interviennent pour rétablir l’ordre sur le bassin parisien. L’intendance fait emprisonner 584 manifestants et pendre 2 hommes en exemple sur la place de Grève à Paris.

Suite à la disgrâce de Turgot en 1776, liée à des querelles internes à la Cour, cette mesure est abolie. Louis XVI remet alors en place l’ancien système de régulation du pain. Pourtant, dans les années qui suivent, le royaume se retrouve dans une situation économique désastreuse, liée à l’endettement du royaume pour la Guerre d’indépendance américaine. À cela s’ajoute des conditions climatiques néfastes lors des années 1787-1788 qui augmentent les émeutes pour l’accès au pain. Le royaume de France est alors dans un état politique qu’on peut qualifier de pré-révolutionnaire avec de multiples émeutes. Ces tensions explosent en 1789. La monarchie absolue est balayée et l’Assemblée nationale revendique la représentation de la souveraineté nationale. L’Assemblée nationale légitimée par l’insurrection parisienne de juillet 1789 a par ailleurs juré, par le Serment du jeu de paume, de ne pas se séparer avant d’avoir donner à la France une constitution. Cela prendra plus de deux années. 

La Révolution et le pain (1789-1793) : la liberté du commerce ou la poudre

L’Assemblée nationale compte parmi ses membres une majorité d’hommes de droits, des grands fermiers et une partie de la noblesse acquise aux idées des Lumières. Ces origines sociales concourent à ce que l’Assemblée nationale soit acquise aux idées libérales dans le domaine économique, notamment sur le commerce des grains et la volonté d’en finir avec les archaïsmes féodaux qui empêchent la naissance d’un marché national et concurrentiel. Le 26 août 1789, la proclamation de la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen par l’Assemblée nationale sacralise la propriété. Trois jours plus tard, le 29 août 1789 est proclamé par un décret de l’assemblée, la liberté du commerce. 

Pourtant, malgré la Révolution et la victoire du peuple de Paris sur Louis XVI et la noblesse, les troubles de subsistance des biens primaires, comme le pain, se poursuivent dans les semaines suivantes. La colère ne redescend pas dans les classes populaires à l’image des journées du 5 et du 6 Octobre 1789. Depuis septembre, le prix du pain est élevé à Paris et de nombreuses disettes ont lieu dans la capitale. De plus, l’idée d’un complot aristocratique pour reprendre le pouvoir à Paris est ravivée par la presse révolutionnaire. Le 5 octobre, alors qu’elles ne parviennent pas à se faire entendre à l’Hôtel de Ville de Paris, des milliers de femmes des faubourgs parisiens viennent protester à Versailles contre le manque de pain à Paris. Des représentantes du groupe des femmes envahissent l’Assemblée nationale (alors située à Versailles) pour demander un décret sur les subsistances pour Paris qu’ils vont faire valider par le roi. Le matin du 6 octobre, la foule parisienne et la garde nationale ramènent le roi et sa famille à Paris, au château des Tuileries. L’Assemblée nationale quitte également Versailles pour Paris. Ces journées cruciales de la Révolution française, sans doute plus que le 14 juillet, sont donc marquées par une dimension frumentaire nette. Lors du retour à Paris, les femmes parisiennes et certains gardes nationaux crient « Nous ramenons le boulanger, la boulangère et le petit mitron ».

Néanmoins, la venue des pouvoirs exécutif et législatif sont loin de ramener la concorde sociale à Paris. Le 20 octobre, un boulanger du nom de Denis François, accusé d’être un accapareur, est tué lors d’une émeute devant une boulangerie comme il s’en produit beaucoup. L’Assemblée nationale s’en émeut et déclare le lendemain un décret contre les troubles, transformé ensuite en loi martiale qui ouvre la possibilité aux autorités municipales de réprimer sans limite les manifestations, malgré l’opposition de certains députés radicaux comme Robespierre. La loi martiale doit être mise en œuvre par les gardes nationaux dont le système en fait une mesure de répression de classe, du fait du cens pour s’acheter l’uniforme et le matériel. Si la dispersion se fait sans violence, les « moteurs », c’est-à-dire les meneurs, sont repérés, arrêtés et jugés extraordinairement, risquant 3 ans d’emprisonnement ou la mort. La loi martiale organise ainsi la répression face aux résistances populaires pour l’accès au pain jusqu’à sa suppression en 1793.

De nombreuses manifestations taxatrices avec un répertoire d’actions similaire à celui déjà rencontré lors de la Guerre des farines auront ainsi lieu durant les années post-1789, dont certaines connaitront un dénouement tragique comme à Étampes. Dans cette commune du Bassin parisien, une révolte frumentaire a lieu le 3 mars 1792. Des centaines d’ouvriers agricoles réalisent une taxation populaire sur le marché en demandant l’aval du maire Jacques Guillaume Simoneau. Face à son refus et aux menaces proférées contre les manifestants, Simoneau est lynché. Cette affaire est fortement médiatisée par l’Assemblée législative qui lui rend hommage. Elle célèbre, le 3 juin 1792, une fête de la loi et le « courage » de Simonneau face aux « factieux » qui sont lourdement réprimés. La réaction de l’Assemblée nationale témoigne ainsi d’un clivage de plus en plus prononcé sur la question du pain entre une bourgeoisie urbaine et des riches fermiers contre les couches populaires urbaines (artisans, ouvriers) et rurales (petits paysans, journaliers).

La formation d’une base populaire parisienne réclamant un programme contre la libéralisation du commerce des grains

Outre les troubles liés à la question du pain et d’autres biens de subsistance primaires comme le sucre, le royaume de France traverse une crise politique aiguë à partir de l’été 1791. Le 21 juin 1791, le roi et sa famille tentent de s’enfuir de France mais sont arrêtés à Varennes. Face aux manifestations, l’assemblée constituante déclare la personne du roi inviolable et sacrée et met enfin en place la monarchie constitutionnelle le 3 septembre 1791. Mais la fuite de Varennes ternit définitivement l’image de Louis XVI auprès des Français et rompt le lien sacré entre le roi et la nation. De plus, le 20 avril 1792, le royaume de France déclare la guerre au royaume d’Autriche. C’est le début du cycle des guerres révolutionnaires qui dure jusqu’en 1815 et la défaite définitive de Napoléon à Waterloo. 

Revolution francaise, 1789 : Un sans culotte avec sa pique et un chartier (paysan). Gouache des Freres Lesueur (18eme siecle), 18eme siecle. Musee Carnavalet, Paris

Ainsi face à la peur d’un complot aristocratique et l’invasion des armées contre-révolutionnaires, Paris s’insurge le 10 août 1792 lorsque les 48 sections de la Commune insurrectionnelle de Paris, accompagnées des fédérés, prennent le château des Tuileries et renversent Louis XVI. Un mois plus tard, la République est proclamée le 21 septembre 1792, le lendemain de la célèbre victoire de Valmy. Les institutions républicaines sont désormais fondées sur une nouvelle Assemblée nationale : la Convention élue au suffrage universel. La jeune Convention est alors sous pression politique, de la part des sections parisiennes où les Sans-culottes sont présents massivement et qui tirent une grande légitimité de la prise des Tuileries du 10 août. Le travail de l’historien Albert Soboul sur les sans-culottes montre que cet objet politique est une classe sociale disparate. Elle est composée de petits artisans, boutiquiers, ouvriers voire de bourgeois rentiers qui partagent une vision politique du citoyen engagé en arme, défendant une vision égalitariste de le la politique mais aussi de l’économie. Ils sont aussi de grands lecteurs d’une presse radicale dénonçant la nouvelle aristocratie des riches, comme le journal « L’ami du peuple » de Marat ou « Le Père Duchesne » d’Hébert, qui sensibilise les sans-culottes à la question des subsistances des biens primaires.

Les Sans-culottes s’opposent alors, après la défaite de Louis XVI, à ce qu’ils appellent « l’aristocratie des riches » et placent la question des subsistances au centre de leurs préoccupations. Ils réclament un droit à l’existence et demandent à la Convention des mesures fortes : la taxation, le maximum du prix des denrées de première nécessité comme le pain. Ces demandes d’une offre politique égalitariste se font progressivement entendre de l’été 1792 jusqu’à l’automne 1793, à travers des pétitions adressées à la convention et discutées lors des assemblées générales des sections, qui ont lieu plusieurs fois par semaine, ou dans les sociétés populaires et clubs politiques. Les pétitions sont parfois exposées par les militants plus radicaux des Sans-culottes surnommés « Les enragés ». Citons l’exemple de Jacques Roux, vicaire dans la section pauvre des Gravilliers de Paris, sensibilisé aux questions des subsistances, qui vient présenter à la barre de la Convention une pétition le 25 juin 1793, votée par le Club des cordeliers où il vitupère contre l’immobilité de la Convention sur l’accaparement et la liberté du commerce :

« La liberté n’est qu’un vain fantôme, quand une classe d’hommes peut affamer l’autre impunément. L’égalité n’est qu’un fantôme, quand le riche, par le monopole, exerce le droit de vie et de mort sur son semblable. La république n’est qu’un vain fantôme, quand la contre-révolution s’opère de jour en jour par le prix des denrées auquel les trois quarts des citoyens ne peuvent atteindre sans verser des larmes. »

Prise du palais des Tuileries le 10 août 1792, durant la Révolution française. Jean Duplessis-Bertaux, 1793. Wikimédia Commons.

En décembre 1792, 2 parties s’opposent sur la question de la liberté du commerce. Les Girondins représentent d’après les estimations 22% des députés et sont soutenus par la Plaine (groupe disparate de députés n’ayant pas d’identité politique claire mais représentants une vision bourgeoise de la société). Les Girondins jouissent d’un grand prestige politique, avec de jeunes orateurs brillants comme Brissot et Condorcet, et défendent une vision libérale de l’économie et un droit de propriété illimitée. De l’autre côté, les Montagnards, ou Jacobins, s’y opposent et représentent environ 35% de la Convention. Ils sont eux aussi libéraux en matière économique mais s’affirment plus jusqu’au-boutistes politiquement que les Girondins. Ils se montrent de plus sensibles aux aspirations populaires. Une frange des Montagnards, les robespierristes incarnés par Maximilien Robespierre, Louis Antoine de Saint-Just, Jean Marie Claude Goujon ou Georges Couthon, bénéficient d’une grande réputation à Paris chez les Sans-culottes et militent en faveur d’un droit à l’existence qui pourrait limiter le droit de propriété et réglementer le commerce des grains. 

Portrait de Maximilien de Robespierre, peint par Adélaïde Labille-Guiard en 1791.

Dans un discours sur les subsistances à la Convention le 2 décembre 1792, Robespierre se montre très critique envers la politique menée par les Physiocrates puis l’État révolutionnaire depuis 1789 sur le commerce des grains en déclarant : « La liberté indéfinie du commerce et des baïonnettes pour calmer les alarmes ou pour opprimer la faim, telle fut la politique vantée de nos premiers législateurs. » Il fait un plaidoyer pour le droit à l’existence et la nécessité d’accorder des biens de première nécessité à tous :

« Le négociant peut bien garder, dans ses magasins, les marchandises que le luxe et la vanité convoitent jusqu’à ce qu’il trouve le moment de les vendre au plus haut prix possible ; mais nul homme n’a le droit d’entasser des monceaux de blé, à côté de son semblable qui meurt de faim. La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister ; toutes les autres sont subordonnées à celle-là ; la propriété n’a été instituée ou garantie que pour la cimenter ; c’est pour vivre d’abord que l’on a des propriétés. Il n’est pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes. »

Ces conceptions entre libéralisme économique et droit à l’existence, formulée plus tard par Robespierre avec le concept d’économie politique populaire, s’opposent ainsi lors du débat à la Convention sur le libre commerce. La vision girondine l’emporte, mais le 21 janvier 1793, l’exécution de Louis XVI fragilise les Girondins favorables à la clémence tandis que la France est envahie au printemps 1793. À cela s’ajoutent les insurrections intérieures sur le territoire française à l’image de la Vendée royaliste qui s’insurge vers mars 1793. Les Sans-culottes parisiens vont alors se radicaliser contre l’immobilisme de Girondins de plus en plus menaçants contre le mouvement populaire parisien avec des menaces de répression assumées à la Convention. Cet antagonisme politique aboutit aux journées du 31 mai et du 2 juin 1793 lorsque la Convention est entouré par 80 000 hommes issus de la Garde nationale et des sections parisiennes. Elle doit alors se plier aux revendications de mettre en accusation plusieurs députés girondins. Ces journées essentielles voient ainsi la Convention passer sous la mainmise des Montagnards, soutenus par la Plaine.

Mise en place du programme de l’An II : Une réponse de l’État révolutionnaire à la demande du bas sur le pain

Les journées du 31 mai et du 2 juin modifient le jeu politique dans la jeune République française. La convergence entre la puissance des Sans-culottes parisiens, les pressions du prolétariat rural, le prestige politique des Montagnards à la Convention et l’invasion étrangère permettent d’établir à partir de l’été 1793 ce que certains historiens nomment le programme de l’An II. Le 23 juin 1793 la loi martiale est abolie tandis que le 4 septembre la liberté du commerce est restreinte. La Convention montagnarde accède ainsi aux demandes des bases populaires lorsqu’elle menace de peine de mort les accapareurs le 26 juillet 1793. Ce sont des commerçants qui ne déclarent pas et n’affichent pas sur leur porte la liste de leurs stocks d’aliments. Si cette loi ne sera jamais pleinement appliquée elle montre que la pression populaire se traduit à la Convention dans le cadre d’un gouvernement révolutionnaire en guerre. La Convention crée aussi des greniers publics par district le 9 août et met les récoltes en réquisition le 17 août. Enfin, l’une des mesures symboliques est la loi du Maximum général à l’échelle nationale, votée le 29 septembre 1793, qui limite les prix des denrées de première nécessité dont la viande fraîche et salée, le lard, le beurre, l’huile, le savon, le bois de chauffage, les souliers et surtout le pain. La loi du Maximum touche enfin les salaires.

Néanmoins ce programme de l’an II est à nuancer et possède des effets pervers. Le fait d’accéder aux revendications des Sans-culottes sur le libre commerce des grains et autres mesures sociales permet à la Convention d’obtenir une légitimité symbolique. Cela « bureaucratise » le mouvement populaire parisien en supprimant la permanence des sections parisiennes et en limitant le nombre de réunions des sections à deux par semaine à partir de septembre 1793. De plus, de nombreux leaders des enragés sont emprisonnés comme le curé rouge Jacques Roux qui se suicide plus tard dans sa cellule. Enfin le Comité de salut public nommé par la Convention réduit les pouvoirs de la Commune en décembre en les déclarant « agents nationaux ». En avril 1794, après la mort de grands révolutionnaires comme Hébert, Danton ou Camille Desmoulins, liée à des règlements de comptes entre factions politiques, la Commune de Paris est épurée par le Comité de salut public. Toutes ces mesures brident alors la spontanéité des Sans-culottes parisiens et des clubs politiques. Elles les rendent moins aptes à se soulever pour des sujets sociaux. Saint-Just note à propos de ces évènements que la « Révolution est glacée ».

À cela s’ajoute le fait que la loi du Maximum ne parvient qu’à être réellement mise en place dans un contexte de crise économique et de guerre européenne/civile, qui fait que les députés de la Plaine et certains Montagnards se plient à cette vision dirigiste de l’économie. Ce vote du programme de l’An II ne reste néanmoins pour eux qu’un simple programme de circonstances à la différence des Montagnards robespierristes pour qui ce programme doit inspirer un projet institutionnel basé sur le le droit inaliénable aux subsistances primaires et le refus de l’autonomie de la sphère économique. Or une fois que les armées contre-révolutionnaires sont repoussées du territoire français durant l’été 1794 notamment après la bataille de Fleurus (26 juin 1794), la question se pose de remettre en cause le programme de l’An II. Elle est donnée à la suite du 10 thermidor et de la disparition des Montagnards robespierristes et de leurs alliés à la Commune de Paris.

Robespierre chahuté à la Convention nationale le 27 juillet 1794. Tableau de Max Adamo (1870). Wikimédia Commons.

Les journées du 9 et 10 Thermidor sont des journées extrêmement complexes à appréhender, du fait des rivalités internes à la Convention et au Comité de salut public. Il importe néanmoins de noter que la défaite de Robespierre et de ses partisans à la Commune de Paris, outre l’indécision et les états d’âme légalistes face à la Convention, résulte en partie du manque de soutien populaire parisien qui aurait pu permettre de mener une insurrection parisienne contre la Convention. Ce manque de soutien populaire outre le déclin des actions spontanées du à la terreur et la « bureaucratisation de la commune » résulte aussi de l’application de la loi du Maximum qui n’a pas toujours eu les effets attendus. Bien que la loi ait fonctionné pour l’approvisionnement en pain des grandes villes et de l’armée, certains paysans riches cachent leurs récoltes, ce qui a pu entraîner des pénuries ; hormis pour le pain, la loi du Maximum a été appliquée mollement. De plus, la loi du Maximum touche de façon plus stricte les salaires et fait baisser le salaire journalier des ouvriers, qui avait eu tendance à augmenter auparavant, et accroît de fait la contestation populaire avec des mécontentements et des grèves qui agitent les rues de Paris (Martin, 2016). Ainsi lorsque Robespierre et ses partisans sont envoyés à la guillotine en charrette, on entend sur le parcours de nombreux cris dénonçant cette politique comme « foutu maximum » (Martin, 2016). 

Après Thermidor, fin du droit naturel et retour à l’ordre libéral

La suite de la mort de Robespierre donne lieu à ce que l’historien Albert Mathiez nomme une « réaction thermidorienne ». La Convention opère petit à petit un détricotage de la législation dirigiste et sociale puis une répression s’abat sur la base populaire et les députés montagnards. Le 24 décembre 1794, la loi du Maximum est définitivement supprimée par la Convention, ce qui prouve sa volonté d’opérer un retour à une vision libérale sur le Commerce des grains.

Or face à un hiver rigoureux et le libre commerce des grains, le printemps 1795 voit de grands problèmes de disettes, voire de famines dans le bassin parisien ainsi que dans le nord de la France où se répandent des brigands. Cette crise alimentaire voit ressurgir les contestations populaires dans la capitale où la Convention, en parallèle du marché libre, ne parvient pas à mettre en place des rations de pain suffisantes pour les plus pauvres. Le 1er avril 1795 des manifestants avec une majorité de femmes envahissent la Convention pour demander plus d’accès au pain. Le 20 mai 1795 une insurrection parisienne des faubourgs populaires envahit à nouveau la Convention en demandant « du pain et la constitution de 1793 ». Mais quelques jours plus tard la troupe militaire qui n’est pas intervenue dans la Capitale depuis le début de la Révolution française réprime le mouvement et arrête 2 000 révolutionnaires considérés comme « terroristes », d’après une loi du 21 mars rédigée par l’Abbé Sieyès. Quelques jours plus tard les derniers députés Montagnards sont mis en accusation, emprisonnés, et pour certains condamnés à mort. Cela sonne alors comme le chant du cygne du mouvement populaire parisien pour établir une législation populaire sur l’accès aux biens de subsistance primaires comme le pain tandis que le recours à l’armée par la Convention thermidorienne préfigure le régime césariste de Napoléon Bonaparte. Enfin, en octobre 1795 est mis en place le Directoire qui nie la référence au droit naturel et aux principes de 1789 avec une constitution fondée sur le libéralisme économique et le suffrage censitaire. Boissy d’Anglas, grand théoricien de la Constitution du Directoire désire mettre en œuvre le « Gouvernement des meilleurs » et rêve d’une « réconciliation entre les riches et les pauvres », tout en stigmatisant les « mauvais citoyens qui ne possédant rien et ne voulant point travailler pour acquérir, ne vivent que dans le désordre et ne subsistent que de rapines ».

En 1774 la Guerre des farines avait dévoilé un clivage social concernant l’accès au pain. Ce clivage fut plus que jamais polarisant sous la Révolution française entre une bourgeoisie urbaine et des riches paysans contre une base populaire souvent issue de travailleurs journaliers. La question du pain, et ses réponses politiques, apparait de fait comme un des moteurs principaux de la Révolution française et de ses évolutions, outre la guerre avec les puissances étrangères. Le concept de droit à l’existence, promu par les Sans-culottes et les Montagnards robespierristes concernant le pain et les biens de première nécessité, apparut de fait comme la réponse aux maux sociaux découlant de la liberté du commerce des grains. Néanmoins le droit à l’existence servit avant tout dans le cadre d’une économie de guerre dirigée pour éviter la désagrégation du pays, ce qui a pu occulter la volonté de citoyens français d’établir une alternative à l’ordre libéral. Cette leçon peut être aujourd’hui pleinement d’actualité dans le cadre des crises écologiques qui s’annoncent et du recours à certains idéaux éco-socialistes par les États libéraux ou autoritaires pour pallier sans abandonner sur le long terme l’essence même de leur ordre politique.


(1) Le petit âge glaciaire est en Europe une période climatique affichant des températures très faibles et produisant des hivers rigoureux (exemple en France : 1693, 1709). Pour L’historien Emmanuel Le Roy Ladurie, cette période débute au début du XIVème siècle et se termine au milieu du XIXème siècle.

Bibliographie :
BELISSA Marc ; BOSC Yannick. Le Directoire : la République sans la démocratie. 2018
BIARD Michel ; DUPUY Pascal. La Révolution française, dynamiques et ruptures 1787-1804. Armand Colin. 2016
GAUTHIER Florence ; IKNI Guy Robert. La guerre du blé au XVIIIe siècle: La critique populaire contre le libéralisme économique au XVIIIe siècle. Éditions KIMÉ. 2019
GUÉRIN DANIEL. Bourgeois et bras nus : Guerre sociale durant la Révolution française, 1793-1795. Libertalia. 2013
MARTIN Jean-Clément. Robespierre. Éditions Perrin. 2016
KAPLAN Steven. Le Pain, le peuple et le roi : La bataille du libéralisme sous Louis XV. Perrin. 1986
SKORNICKI Arnault. L’économiste, la Cour et la Patrie. CNRS Éditions. 2011

La reconstruction d’après-guerre, un modèle pour sortir du néolibéralisme ?

Le quartier Saint-François, Le Havre, reconstruit dans un style mêlant le pittoresque normand et le modernisme. © Dorian Bianco

Durant l’été 1940, l’armée allemande endommage plusieurs villes françaises. Vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est au tour des alliés de bombarder le Nord et l’Ouest de la France pour libérer le territoire de la domination nazie. De nombreuses villes sont dévastées par les combats, partiellement ou en totalité : Caen, Évreux, Brest, Maubeuge, Dunkerque, Abbeville, Creil ou encore Amiens. En tout, 1 600 communes françaises sont en grande partie détruites, pour la plupart dans le nord du pays, en Picardie, en Normandie et en Bretagne.


Le 3 juin 1944, le Comité français de libération nationale se transforme en Gouvernement provisoire de la République française (GPRF). La tâche de ce gouvernement s’avère colossale : il doit reconstruire les villes sinistrées dans l’urgence, résoudre la crise du logement et relancer l’économie française. Face au discrédit de la droite conservatrice et des libéraux, dont une partie s’est compromise dans la Collaboration et les politiques raciales du régime de Vichy, le GPRF pose les fondations d’un État social ambitieux avec la création de la Sécurité sociale par l’ordonnance du 19 octobre 1945. L’État et la puissance publique constituent alors des leviers privilégiés du redressement de l’économie du pays, en nationalisant certains secteurs clefs comme les transports ou l’énergie et en planifiant l’urbanisme des villes à reconstruire.

La Tour Perret (1949-1952) vue depuis la rue de Noyon, Amiens. Erigée par Auguste Perret, elle couronne la reconstruction du centre-ville d’un projet monumental en béton armé. © Dorian Bianco

Par conséquent, la période officielle de la Reconstruction (1945-1955) correspond à la mise en place d’un modèle économique et social de type keynésien qui, pour la première fois, permet à l’urbanisme de devenir une question d’intérêt général et une prérogative de l’État social. En octobre 1944, le GPRF crée le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme en charge de coordonner les plans de reconstruction des centres-villes détruits et de contrôler l’attribution des marchés. Grâce au plan Marshall, l’État finance directement chaque programme par une planification urbaine reposant sur une économie mixte et le compromis fordo-keynésien (Vakaloulis, 2001). Ce système s’appuie sur l’industrialisation et la modernisation fordiste du travail ouvrier : la commande aux industries locales induit une politique de relance de la demande, qui participe à la croissance économique générale en remplissant les carnets de commande des entreprises.

L’État finance ainsi la construction des logements qui sont ensuite attribués aux propriétaires ayant perdu leur bien immobilier

La Reconstruction constitue un tournant dans la fondation de l’État social à la française puisqu’il double l’échelle municipale (devenue aujourd’hui celle des politiques urbaines, précédée dès les années 1930 par le socialisme municipal d’Henri Sellier) d’une échelle nationale, celle de l’État. La planification étatique offre alors deux avantages : en premier lieu, elle repose sur l’égalité territoriale car elle établit des schémas de reconstruction pour l’ensemble des zones sinistrées sans discriminer leur rang administratif, à l’inverse de la logique actuelle de métropolisation qui favorise les grandes agglomérations au détriment des petites et moyennes villes ; en second lieu, elle freine la spéculation immobilière grâce à la nationalisation du crédit et au programme des Immeubles sans affectation individuelle (ISAI) et des Immeubles collectifs d’État (ICE). L’État finance ainsi la construction des logements qui sont ensuite attribués aux propriétaires ayant perdu leur bien immobilier, en échange de leurs indemnités de guerre.

Ce système permet d’évaluer les besoins en logements pour chaque ville sinistrée. A cette occasion, la Reconstruction permet de renforcer la présence de logements sociaux par un nouvel arsenal juridique :  plafonnement des loyers en 1948 et création des Habitations à loyer modéré (HLM) en 1949, venant remplacer les anciens HBM. Cependant, l’État social français est dépassé par la fièvre socialisatrice du Nord-Ouest de l’Europe, en Scandinavie et au Royaume-Uni. Sous le gouvernement travailliste de Clement Attlee, le Town and Country Planning Act de 1947 permet à l’État de construire des logements sociaux en masse et de réduire significativement le parc locatif privé. En Europe de l’Ouest comme à l’Est, une hégémonie du plan s’empare des économies d’après-guerre.

La planification urbaine et la naissance d’un style architectural

Croisement des rues Gresset et Léon Blum, centre-ville reconstruit d’Amiens. La brique de parement, l’ossature en béton et les toitures d’ardoise percées de lucarnes sont autant d’éléments pittoresques typiques du ‹‹ style MRU ›› de la Reconstruction. © Dorian Bianco

Sur le plan urbanistique et architectural, l’intérêt et l’originalité de la Reconstruction reposent dans les objectifs du plan de reconstruction et d’aménagement appliqué à chaque ville. Il est élaboré par un urbaniste en chef désigné par la mairie, contrôlant à son tour un architecte en chef. Lorsqu’une ville a été presque intégralement rasée, il faut par conséquent refaire la ville dans l’urgence en construisant des logements, en remembrant les voies de communications principales et en rétablissant les fonctions urbaines essentielles que sont les bâtiments de services publics. Ainsi, les conditions historiques particulières de la Reconstruction imposent d’une part l’adoption d’une doctrine urbanistique moderne et progressiste et d’autre part un système de standardisation sur les chantiers.

Mais les architectes ne s’en tiendront pas seulement à ces nécessités et feront preuve d’un véritable souci esthétique pour renouveler la physionomie des villes sinistrées. Outre la mise en valeur des monuments historiques dans les plans de reconstruction (églises gothiques, musées, etc.), cette crise urbaine de l’après-guerre constitue aussi l’opportunité de faire émerger une véritable conception de l’architecture, parfois nommée « style MRU » [Texier, 2015] en référence à l’intervention publique qui lui est indissociable.

Contrairement à certaines idées reçues, il n’y a pas eu de doctrine urbanistique appliquée de façon uniforme et les reconstructions réalisées se sont avérées parfois très différentes les unes des autres. Beaucoup sont considérées a posteriori par les historiens de l’architecture comme de remarquables réussites qui constituent un élément essentiel du patrimoine du XXe siècle. Surtout, la prévalence du modernisme durant l’après-guerre n’a pas empêché les architectes reconstructeurs de recourir à l’architecture régionaliste, dans un esprit pragmatique qui a parfois permis de ne pas rompre brutalement avec l’apparence traditionnelle des villes du nord-ouest de la France. Il faut cependant admettre que l’attrait pour les régionalismes s’explique également par le legs vichyste de la Charte de l’architecte reconstructeur (1941) insistant sur le respect des traditions architecturales locales initié dès les plans d’urbanisme des villes sinistrées en 1940.

La reconstruction du Havre par Auguste Perret, de 1945 à 1954, aujourd’hui inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO, ainsi que le centre-ville de Maubeuge par André Lurçat, entre 1945 et 1969, où l’architecte imagine un urbanisme communiste pourvoyant un accès égalitaire au logement, sont des exemples de réalisations remarquables qui ne doivent cependant pas cacher la diversité des reconstructions souvent moins connues du grand public, où s’est forgé le « style MRU » qui fait jouer, selon les lieux, le fonctionnalisme avec le classicisme et un style pittoresque, quelque peu jacobin par son caractère sériel, marqué par l’ordonnancement des façades.

Une architecture sociale et progressiste ?

Plusieurs cas de reconstruction déclinent cette nouvelle architecture. Parmi eux, la reconstruction d’Amiens, bombardée par les Allemands, fut le fruit d’une collaboration de 200 architectes coordonnés par Pierre Dufau en charge d’élaborer un nouveau plan d’urbanisme en 1946, modifiant le premier plan de juillet 1941.

À l’inverse du modernisme corbuséen choisi pour les Grands ensembles, et qui fait table rase de la rue traditionnelle en construisant les barres en cœur d’îlot, Pierre Dufau décide le remembrement du centre-ville avec un alignement des parcelles et un ordonnancement des façades sur rue, favorisant le logement collectif et reproduisant la physionomie traditionnelle des centres-villes français. En guise de compromis, il autorise les nombreux architectes à recourir à des styles et des matériaux variés, allant d’un répertoire emprunté à l’architecture vernaculaire picarde au modernisme. Une relative cohérence architecturale se dégage néanmoins de la reconstruction d’Amiens. Le choix de la pierre de taille pour les immeubles de la place Gambetta, qui relie la cathédrale à l’Hôtel de Ville, dénote une inspiration francilienne et une monumentalité discrète avec des lucarnes à croupe posées sur des toitures en ardoises et un balcon filant au deuxième étage.

Rue Dusevel, centre-ville reconstruit d’Amiens. Les immeubles mêlent confort moderne et une architecture régionaliste picarde. © Dorian Bianco

Mais la plupart des immeubles comportent des façades en brique rouge, souvent émaillées de béton ou de pierre pour les éléments de structure dans le style du Nord de la France, comme les rangées d’immeubles de la rue Dusevel et les ensembles qui entourent la place de l’Hôtel de Ville. Le croisement des rues Allart et des Trois Cailloux affichent même un répertoire régionaliste, comme la façade surmontée d’un pignon à gradin d’inspiration flamande du n°4 place René Goblet. Le centre-ville reconstruit d’Amiens donne ainsi l’impression d’un urbanisme planifié et rationnel qui a su préserver néanmoins un caractère local  grâce au choix de l’horizontalité et de la rue traditionnelle. Pierre Dufau s’inspire également du modèle scandinave : les logements disposent d’équipements hygiéniques et de pièces lumineuses, tandis que des aires de jeu sont aménagées pour les enfants.

​D’autres villes possèdent des réalisations analogues, dont on pourrait multiplier les exemples : à Dunkerque, les rues Clémenceau et de Bourgogne sont bordées d’immeubles modernistes avec une structure de béton armé et un parement de briques rouges, le matériau traditionnel de la ville. Autour de l’église Saint-Eloi et de son beffroi de briques jaunes, deux îlots ont été réalisés dans un programme architectural qui reproduit la tradition flamande (lucarnes à gable, appareil et panne vernaculaires). À Calais, la reconstruction du centre-ville se partage entre une partie régionaliste, avec briques rouges et toitures en ardoises percées de lucarnes, et une partie moderniste, avec des barres de béton. Enfin, dans la baie de Somme, la reconstruction fonctionnaliste d’Abbeville débute avec le plan Gréber de 1946 et se termine avec l’inauguration de l’Hôtel de Ville en 1960, encadré par une place aux façades ordonnancées en béton et brique rouge. Le beffroi majestueux de la mairie symbolise en définitive la double échelle de pouvoir de la Reconstruction : la municipalité et l’État.

La Reconstruction est également l’occasion de proposer aux sinistrés l’adoption d’un mobilier moderne, marqué par la simplicité et l’utilité. Pour la première fois dans l’histoire de la décoration française, une conception « sociale » du mobilier voit le jour avec la production de meubles de bonne qualité en série, vendus à un prix économique, à destination des appartements reconstruits qui bénéficient du tout nouveau confort moderne (lumière naturelle, hygiène, électricité et eau).

Méconnu du grand public, le normand Marcel Gascoin s’inspire du design démocratique des Scandinaves pour proposer des intérieurs types à destination des classes populaires : il conçoit le Logis 49, un logement pour une famille modeste présentée par la Caisse d’allocations familiales d’Île-de-France, ainsi que des appartements types dans la ville du Havre qui devaient servir de modèles d’aménagement. Dans les villes gouvernées par la gauche socialiste ou communiste, la Reconstruction offre souvent l’occasion d’augmenter la part de logements sociaux et de favoriser l’accès des classes moyennes et populaires à des équipements ménagers et hygiéniques nouveaux.

Le centre-ville reconstruit de Dunkerque et son beffroi (XVe siècle). La construction de nombreux logements sociaux s’y accompagne du souci constant d’apporter aux habitants tout autant le confort matériel qu’une cohérence architecturale forte, comme ici avec les immeubles fonctionnalistes qui s’accordent avec le gothique de brique. © Dorian Bianco

La fin précoce d’un modèle durable

L’architecture de la Reconstruction, et le style MRU qu’elle a vu naître, va très vite cesser d’occuper le devant de la scène. Le plan Courant adopté en 1953 marque en France un nouvel infléchissement dans la politique du logement collectif en ouvrant la voie à la généralisation du modèle corbuséen des Grands ensembles qui devient dominant durant les années 1960, et dont le programme architectural, fondé sur le zoning, se définit par un urbanisme fonctionnaliste de barres et de tours en cœur d’îlot. On découvre alors l’ampleur du mal-logement et de la vétusté du parc existant, qui presse la mise en place d’un nouveau grand projet d’immeubles collectifs. À une échelle plus vaste qu’au Danemark, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, la France appartient au groupe de pays ayant choisi de recourir massivement à ce modèle pour résoudre la crise du logement avec la Suède et son Miljonprogrammet ainsi que l’Union soviétique et sa Krouchtchevka (à partir de 1955). La standardisation expérimentée sur les chantiers de la Reconstruction servira à son tour de modèle pour ériger à un faible coût les nouveaux logements collectifs dans les zones dites aujourd’hui de « banlieue ».

http://www.pierremansat.com/2018/03/droit-a-la-ville-henri-lefebvre-4-5-avril-inscrivez-vous-vite.html
Couverture de l’édition originale du “Droit à la ville” de Henri Lefebvre, paru quelques semaines avant mai 1968. Le plan est celui de Moscou. © blog de Pierre Mansat

Mais à partir de la fin des années 1960 et des bouleversements sociaux engendrés par les événements de mai 68, des critiques antimodernes, provenant d’horizons politiques variés, émergent pour dénoncer l’inhumanité du modèle de la ville fonctionnaliste promu par la charte d’Athènes de 1934, essentiellement dirigé contre les Grands ensembles et les principes corbuséens. Parmi elles, le droit à la ville apparaît en 1968 sous la plume du sociologue marxiste Henri Lefebvre pour dénoncer l’aliénation des individus par la standardisation urbanistique, et revendique l’appropriation démocratique du pouvoir citadin, à l’échelle locale, contre la planification étatique taxée d’autoritarisme. En parallèle, de nombreux architectes prônent le retour à une architecture adaptée à la physionomie traditionnelle de la ville, comme Aldo Rossi en Italie, ou valorisent l’esthétisation du regard sur l’urbain et ses signes visuels, comme Robert Venturi avec Las Vegas.

À partir des années 1960, les critiques postmodernes du fonctionnalisme, en s’érigeant contre la massification de l’architecture et sa prétendue uniformité, finissent par s’opposer de fait aux deux modèles d’urbanisme collectif, Reconstruction et Grands ensembles, qui pouvaient désormais se targuer d’un bilan positif à deux titres : d’une part, ils ont imposé une conception sociale et collective de l’aménagement urbain, d’autre part ils ont fait reculer la pauvreté et le mal-logement et amélioré les conditions de vie matérielles des Français. Durant les années 1970 et 1980, les représentations collectives de l’architecture changent et une nouvelle idée émerge peu à peu : et si la vie était plus belle dans un palais baroque que dans un logement collectif de Maubeuge ou de Dunkerque ?

Ainsi, la Reconstruction n’était pas exempte de critiques : il est vrai que le modèle français d’État social de l’après-guerre, bien qu’il ait été en partie l’œuvre des communistes, n’a pas été en mesure de rompre avec le capitalisme. En effet, le système des Immeubles sans affectation individuelle visait la restitution de la propriété privée (et de la structure de classe dans certains cas, comme au Havre), tandis que la relance de la demande aux industries locales confortait en définitive le capitalisme fordiste. En outre, la disposition intérieure des appartements valorisait la famille nucléaire et les aménagements des cœurs d’îlots donnaient la part belle à la voiture. Pourtant, il ne s’agissait pas d’une simple économie sociale de marché par laquelle l’État aurait dirigé le développement capitaliste de l’économie comme ce fut le cas sous le régime de Vichy, mais bien d’une planification plus avancée qui permit de soustraire en partie de l’initiative privée les secteurs de la santé, des services publics et de l’urbanisme.

Surtout, la Reconstruction et les Grands ensembles symbolisent l’hégémonie du logement collectif et de la ville concentrée (en dépit de nombreuses reconstructions pavillonnaires des années 1950, comme au quartier d’Aplemont du Havre par les ateliers Perret). Ils s’opposent au modèle de la ville étalée typique du logement individuel périurbain qui connaîtra un nouvel essor à partir des années 1970 et 1980 sous l’impulsion des lois d’accession à la propriété votées sous Valéry Giscard d’Estaing.

La rupture néolibérale

L’église Saint-Joseph (Le Havre) vue depuis le boulevard François 1er. L’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO du centre-ville témoigne de la reconnaissance récente envers la qualité architecturale de la Reconstruction. © Dorian Bianco

À partir du dernier quart du XXe siècle, les évolutions globales du capitalisme débouchèrent sur l’avènement d’un nouveau tournant politique. Celui-ci met en place des politiques de  néo-libéralisation (Harvey, 2012) qui chercheront rapidement à liquider l’héritage des orthodoxies planificatrices comme la social-démocratie keynésienne et le communisme soviétique, taxés de bureaucratisme et d’inefficacité. Dès le milieu des années 1980, le modèle des Grands ensembles est décrié et progressivement rendu responsable de tous les maux de l’époque néolibérale (exclusion, criminalité, pauvreté et chômage), comme si l’urbanisme en était le principal responsable au dépend des réformes sociales menées sous la Ve République.

Si les historiens reconnaissent désormais l’intérêt historique d’une architecture indissociable de l’esprit étatiste et planificateur du CNR, le grand public ignore encore largement la valeur progressiste de ce modèle urbain original.

Finalement, la critique des Grands ensembles a dominé la perception négative du modernisme français en éclipsant le précédent héritage de la Reconstruction et son style MRU, emporté malgré lui par le rejet des modernes, a finalement été oublié du grand public. Aujourd’hui, son héritage demeure essentiellement d’ordre patrimonial, surtout depuis l’inscription en 2005 du centre-ville reconstruit du Havre sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.

Si les historiens reconnaissent désormais l’intérêt historique d’une architecture indissociable de l’esprit étatiste et planificateur du CNR puis de la jeune IVe République, le grand public ignore encore largement la valeur progressiste de ce modèle urbain original, différent à la fois des Grands ensembles devenus impopulaires à force d’acharnement critique et des formes diverses d’urbanisme qui ont émergé de manière contemporaine au postmodernisme, lequel a accompagné la néo-libéralisation du champ de la production architecturale. Et si la Reconstruction n’était pas seulement un héritage historique, mais aussi un modèle à renouveler, dont les politiques urbaines actuelles pourraient s’inspirer pour sortir du néolibéralisme ?

Sortir du néolibéralisme en s’inspirant de la planification urbaine d’après-guerre ?

Pour y apporter des éléments de réponse, il faut au préalable redéfinir le rapport complexe qu’entretiennent planification urbaine et néolibéralisme. Contrairement à l’opinion courante, les politiques économiques néolibérales ne sont pas aussi anti-État que l’ultralibéralisme, car elles promeuvent l’État et l’intervention publique comme un levier privilégié de libéralisation et de privatisation des structures socio-économiques (Stiegler, 2019), surtout dans les pays comportant traditionnellement un État fort comme la France et les pays scandinaves.

Il existe en fait une planification urbaine de type néolibéral, dont le caractère « géo-darwinien » (Baeten, 2017) consiste à doter les structures administratives de ‹‹ gouvernance ›› (comme les intercommunalités) de politiques publiques visant à adapter la ville au flux de la mondialisation économique. Elle se manifeste par des phénomènes socio-spatiaux comme la métropolisation, à l’exemple de la Métropole du Grand Paris, créée en 2016, qui renforce le développement économique de la capitale au détriment des anciens hinterlands productifs du capitalisme fordiste, comme la vallée de la Somme, ou le bassin minier du Nord.

Aux yeux de la plupart des urbanistes tournés vers les modèles de la « ville durable », longtemps souhaitée et finalement peu réalisée, il serait inimaginable de s’inspirer à nouveau du modèle de la Reconstruction.

La tradition française des grands projets architecturaux s’adapte ainsi à l’ère néolibérale en utilisant le poids traditionnel des pouvoirs publics dans l’aménagement et l’urbanisme : d’un côté, l’on peut classer les projets libéraux ou néolibéraux dirigistes (travaux haussmanniens, grands projets mitterrandiens, métropoles mondialisées), de l’autre les programmes qui dépassent la seule orientation de l’économie pour instaurer un véritable État social (logements sociaux, reconstruction d’après-guerre, grands ensembles). Les centres-villes reconstruits appartiennent donc pleinement à l’héritage de la Libération et de la IVe République.

Alors qu’il apparaît nécessaire pour certains de réactualiser le modèle d’État social d’après-guerre, renouer avec son mode de planification urbaine relèverait pour beaucoup d’une erreur historique. Aux yeux de la plupart des urbanistes et des administrateurs tournés vers les modèles postmodernes et non-étatiques de la « ville durable », longtemps souhaitée et finalement peu réalisée, il serait inimaginable de s’inspirer à nouveau du modèle de la Reconstruction ou bien d’une forme quelconque d’urbanisme fonctionnaliste, associés au temps de la voiture et des industries polluantes. Il est vrai que le fonctionnalisme et le modernisme répondaient à des conditions historiques particulières, qui demandèrent de mettre fin à la pénurie de logements après les dévastations de la guerre par la standardisation industrielle du logement. Une fois cet épisode achevé durant les années 1960, Jean-François Lyotard pouvait dès lors à juste titre voir la naissance d’une « condition postmoderne » qui devait dépasser la société industrielle, matérialisée par le choc pétrolier et la stagflation de 1973.

Penser l’articulation du politique à l’urbanistique et à l’architectural en ne sacrifiant pas la volonté de faire style pour relever les défis de la transition.

 

Croisement des quais de Southampton et de Notre-Dame, Le Havre © Dorian Bianco

Cependant, la France traverse aujourd’hui une crise majeure qui crée les conditions d’une nouvelle urgence historique, qui devrait mettre fin à cette condition postmoderne : le réchauffement climatique, doublé d’une crise économique non résolue depuis 2008. Le modèle économico-urbanistique de la reconstruction pourrait alors servir d’exemple pour mettre en place une transition écologique au sein de l’urbanisme et de l’architecture en les sortant de leur ornière néolibérale : penser la durabilité à l’échelle étatique et non plus seulement locale, afin de créer les conditions macro-économiques pour relocaliser la production dans le secteur du bâtiment (sortie du libre-échange intégral pour rendre possible les fameux « circuits-courts »), rétablir la structure administrative d’après-guerre (État, département, commune) pour brimer la gouvernance antidémocratique des métropoles dont la logique spatiale sélectionne les territoires aptes à la transition écologique (et rend donc celle-ci incomplète), renouer avec la planification urbaine conçue comme une politique nationale, valoriser le logement collectif et le modèle de la ville concentrée contre le pavillon, renouveler des éléments d’une théorie fonctionnaliste qui saurait pragmatiquement composer avec les spécificités des environnements locaux, et surtout penser l’articulation du politique à l’urbanistique et à l’architectural en ne sacrifiant pas la volonté de faire style pour relever les défis de la transition, mais en utilisant ces conditions pour poursuivre l’histoire de l’architecture française. Par exemple, végétaliser les espaces publics en s’inspirant de la modernité organique et des paysages vernaculaires français.

La Reconstruction revêtirait alors une double signification, à la fois héritage de l’État social à la française et modèle pour concevoir une transition écologique à l’échelle nationale.

Bibliographie :

-Anatole Kopp, Frédérique Boucher, Danièle Pauly, L’architecture de la reconstruction en France, 1945-1953, Paris, Le Moniteur, 1982

-Pierre Gency, Marcel Gascoin, design utile, Paris, Editions Piqpoq, 2011

-Texier (Simon), « Amiens, la naissance du style Reconstruction », Le Moniteur architecture, n° 240, mars 2015

-Michel Vakaloulis, Le capitalisme postmoderne, éléments pour une critique sociologique, Paris, Presses Universitaires de France, 2001

-Gilles Plum, L’architecture de la reconstruction, Paris, Editions Nicola, 2011

-Anne Dumesnil et Philippe Nivet, Les reconstructions en Picardie, Amiens, Encrage, 2003

Patrice Gourbin, Beauvais, Laissez-vous conter la reconstruction, Ville de Beauvais

-Sous la direction de Tuna Tasan-Kok et Guy Baeten, Contradictions of neoliberal planning, Springer, 2012 (en anglais)

-Barbara Stiegler, ‹‹ Il faut s’adapter ››, Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2019