Fabio De Masi (Aufstehen) : “Nous défendons le droit d’asile et nous voulons arrêter les guerres”

Fabio de Masi, DIE LINKE, Bundestagsabgeordneter, Abgeordneter, Mitglied Deutscher Bundestag, MdB, Rede, 2. Sitzung, TOP 7, Thema: Irland: Vorzeitige Kreditrückzahlungen. Rednerpult. Ordnungsnummer: 3968015 Name: de Masi, Fabio Ereignis: Plenarsitzung, Redner Gebäude / Gebäudeteil : Reichstagsgebäude, Plenarsaal Nutzungsbedingungen: http://www.bundestag.de/bildnutz Es werden nur einfache Nutzungsrechte eingeräumt, die ein Recht zur Weitergabe der Nutzungsrechte an Dritte ausschließen.

Fabio De Masi est député au Bundestag et membre du mouvement Aufstehen dont il est co-fondateur avec Sahra Wagenknecht. Ce mouvement a fait parler de lui suite à la crise qu’il a ouvert dans Die Linke et à cause de ses positions sur l’immigration. Cet entretien est l’occasion d’expliciter la stratégie d’Aufstehen et de mieux connaître sa position sur la question de l’immigration.

LVSL – Vous avez été député au Parlement européen, vous êtes politiquement proche de Sahra Wagenknecht et vous avez participé au lancement d’Aufstehen au mois d’août dernier, qui a beaucoup fait parler de lui. Qu’est-ce qui vous a amené à adopter cette stratégie ?

Fabio De Masi – L’austérité a détruit la social-démocratie. L’aggravation des inégalités sociales, la dégradation de la situation de la classe moyenne et la crise des réfugiés causée par l’escalade internationale des conflits armés a renforcé l’extrême-droite. Si vous regardez les sondages d’opinion, des revendications de gauche comme taxer les riches, réguler le marché du travail ou le mettre en place le désarment sont majoritaires. Pourtant, celle-ci n’a pas de majorité mathématique et encore moins de majorité politique au Bundestag, et l’Union européenne se désintègre. Die Linke en Allemagne ne bénéficie pas de la décrépitude du SPD, et les Verts se font de plus en plus à l’idée de coalitions avec la CDU. Pourtant, Sanders ou Corbyn ont montré que l’on peut dynamiser et renforcer le pouvoir du peuple en se concentrant clairement sur des revendications populaires. Nous voulons réduire cet écart en Allemagne, remettre les partis de gauche sur de bons rails et convaincre ceux qui ne se sentent plus représentés par les partis traditionnels.

LVSL – Vous défendez une filiation stratégique avec la France insoumise et Podemos. Sur quels terrains vous sentez-vous proches de ces partis politiques ?

Fabio De Masi – Nous devons amener les gens dans la rue et nous concentrer sur les revendications populaires au lieu de chercher à lisser nos différences avec les partis traditionnels et de tomber dans le piège de simplement réagir aux démagogues d’extrême droite.

LVSL – Votre point de vue sur l’immigration a provoqué une controverse dans les partis de gauche européens, bien que personne ne semblait véritablement le connaître. Que pensez-vous de l’immigration économique et du droit d’asile ? Êtes-vous pour la fermeture des frontières ?

Fabio De Masi – C’est une caricature. Nous défendons le droit d’asile et nous voulons arrêter les guerres ainsi que les exportations d’armes. Nous voulons créer des voies sures pour les gens dans le besoin. C’est une obligation morale. Cependant, la majorité des 60 millions de réfugiés dans le monde n’arrive même pas en Europe, et pour eux il est bien plus humain de les aider là où ils vivent, là où ils ont leurs relations sociales. Nous avons besoin d’une politique migratoire pour le grand nombre, pas pour le petit nombre. La gauche devrait se démarquer des demandes des grandes entreprises en Allemagne. Ils favorisent la fuite des cerveaux des pays en développement et se moquent de ces migrants qui vivent dans des ghettos sans perspective économique en Allemagne. Si on ne se démarque pas des grandes entreprises, c’est un cadeau fait à l’extrême droite. Sahra Wagenknecht et moi-même avons attaqué Angela Merkel pour ne pas avoir investi dans des infrastructures qui favoriserait l’intégration des immigrés et pour s’être servie d’eux pour créer des failles dans la législation sur le salaire minimum. Nous avons demandé un impôt sur la fortune pour financer ces investissements.

Certains à la gauche radicale se sont toutefois ralliés derrière le slogan de « Frontières ouvertes pour tous », ce qui est une fausse discussion. Certains ont même été plus loin en suggérant que nous à gauche serions dans le même camp qu’Angela Merkel qui a passé un sale accord avec la Turquie, détruit l’Europe avec l’austérité, et livré des armes à l’Arabie Saoudite ! Ni Sanders, ni Alexandra Ocasio-Cortez ni Jeremy Corbyn ne soutiennent des slogans comme « Frontières ouvertes pour tous ». Nous recommandons plutôt à la gauche de se concentrer sur ses combats tels que la lutte contre les inégalités sociales et la guerre, ou l’extension du droit d’asile. On ne peut pas traiter les causes à la racine de l’émigration comme les inégalités mondiales et la guerre simplement en suggérant que tout va bien si tout le monde vient en Allemagne. La vérité, c’est que des gens meurent de faim au Yemen sans même une chance de s’échapper. Le principe des « frontières ouvertes à tous » confond aussi l’asile avec l’immigration pour le travail et ne ferait pas de différence entre les réfugiés et la régulation de l’immigration économique. Cela saperait même notre programme électoral, car nous souhaitons donner accès à l’État providence et à la citoyenneté européenne après cinq ans – indépendamment du statut de réfugié. Toutefois, si chaque personne sur la planète pouvait revendiquer ces droits, les autres États membres de l’Union européenne fermeraient leurs frontières.

LVSL – L’AfD semble être le premier parti dans l’Est de l’Allemagne, qui est bien plus pauvre que la partie Ouest du pays. Comment expliquez-vous ce succès ?

Fabio De Masi – L’AfD a bénéficié d’un sentiment d’aliénation à l’Est qui n’a pas été adéquatement traité par Die Linke, qui s’est trop concentré sur des politiques identitaires et sur les thèmes des élites urbaines.

LVSL – Dans ce contexte, vous avez bénéficié d’un soutien discret de Jean-Luc Mélenchon et de Pablo Iglesias. Quelles sont vos relations avec les leaders de ces partis ? Aimeriez-vous travailler avec la coalition « Maintenant le Peuple » ?

Fabio De Masi – Nous avons de très bonnes relations mais nous n’en sommes pas membre.


LVSL – À l’approche des élections européennes, nous pouvons légitimement nous demander si votre mouvement prévoit de présenter une liste. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Fabio De Masi – Nous voulons convaincre Die Linke de s’ouvrir à notre mouvement. Aufstehen a plus de 160 000 membres et est bien plus étendu que Die Linke. Nous nous soucions de ces gens et nous voulons combattre à leurs côtés. C’est cela qui nous intéresse – pas des préoccupations électorales de court terme.

LVSL – Dans les pays du Nord de l’Europe, les partis écologistes sont en pleine émergence, au détriment des partis sociaux-démocrates. Comment l’expliquez-vous ? Quelle importance donnez-vous aux problématiques environnementales dans votre projet ?

Fabio De Masi – Elles sont très importantes. Mais il est impossible d’empêcher la catastrophe écologique sans changer notre système économique. Or la direction actuelle des Verts a une relation confortable avec la CDU et les grandes entreprises. Ceci dit, nous sommes fiers de travailler avec l’ancien président des Verts, Ludger Volmer, qui est l’un des co-fondateurs d’Aufstehen.

Pour les personnes à la rue, le froid et l’angoisse

À Rennes, ils sont des dizaines abandonnés sans hébergement. Demandeurs d’asile, « dublinés » – qui, en vertu du règlement Dublin, doivent faire leur demande d’asile dans le premier pays européen où ils ont été contrôlés -, hommes célibataires ou familles : la préfecture ne respecte pas ses obligations à leur donner un abri. Des collectifs militants prennent alors le relais. Reportage.


La mère géorgienne est épuisée. Son visage porte les marques de la fatigue, de profonds cernes soulignent ses yeux. Surtout, l’angoisse perce dans sa voix. « L’hiver arrive », explique-t-elle, désespérée. La peur tourne en boucle, se fait presque agressive. « On ne peut pas aller vivre dans la rue, on a des enfants ! »

Elle est là, assise sur un lit de camp prêté par la Croix Rouge, au milieu des couvertures bariolées. Dans ses bras, elle tient son fils, pâle, contre son gilet noir. Cela fait deux semaines qu’elle vit dans cette salle de cours de l’université de Rennes 2. Deux semaines dans cette occupation de fortune, portée par le Collectif de soutien aux personnes sans papiers à Rennes.

Autour d’elle, des hommes célibataires et des familles, des femmes enceintes, des enfants, qui courent dans les couloirs, des personnes gravement malades. Ils viennent de Géorgie, d’Albanie, de Tchétchénie, d’Erythrée, du Soudan, de Somalie, d’Afghanistan. Au total, une soixantaine de personnes vit dans ces cinq salles de cours, dans un bâtiment de l’université, dont un tiers d’enfants.

“Les migrants ne sont pas considérés comme des sans domiciles”

Ils n’ont nulle part où aller. Tous les jours, ils appellent le 115. Mais le numéro d’urgence est saturé. Il n’y a jamais de places pour eux. Un centre d’hébergement de nuit a bien ouvert, quelques jours plus tôt, avec trois semaines d’avance cette année. On leur répond que ce n’est pas pour eux. Les places sont réservées aux personnes marginalisées, explique-t-on, aux sans-domiciles fixes que l’on considère comme traditionnels. « Même lorsqu’ils sont à la rue, on les considère comme des migrants et non pas comme des sans-domiciles », constate, amer, un membre du collectif.

Cela fait plus d’un mois qu’il lutte aux côtés de ces personnes. Habituellement, le collectif accompagne les sans-papiers dans leurs démarches administratives. Mais le 12 septembre, face à la situation critique des demandeurs d’asile laissés à la rue, les militants ont décidé d’alerter les pouvoirs publics. Ils décident d’occuper le Centre Régional d’Informations Jeunesse (CRIJ).

Le soir-même, la police intervient pour expulser un campement de sans-papiers dans un parc. Les forces de l’ordre laissent à peine le temps aux familles de récupérer leurs affaires. « Certaines personnes étaient tombées malades à cause du froid », explique un Géorgien présent ce soir-là. « Il y avait un homme avec des béquilles, qui avait du mal à avancer, et les policiers nous poussaient, nous disaient : go, go ! », continue-t-il. « On ne gênait personne là-bas, pourtant… »

Un mois d’occupations

Cette nuit-là, plus de cinquante sans-papiers dorment dans le CRIJ, derrière sa haute façade de verre. Le début d’une longue odyssée. D’occupation en occupation, les personnes à la rue s’invitent tour à tour au théâtre national de Bretagne, dans une maison diocésaine, dans des locaux syndicaux, dans une maison des jeunes et de la culture… A chaque fois, l’installation, précaire, ne dure que quelques jours. A chaque fois, il faut réunir toutes ses affaires, et repartir. « Cela nous épuise », gémit une grand-mère géorgienne. Elle souffre de diabète, sa fille est handicapée. « Il faut emporter toutes nos affaires, s’occuper de nos enfants, de nos démarches… », énumère-t-elle.

L’Etat a l’obligation de loger ces personnes. « Il appartient aux autorités de l’Etat de mettre en œuvre le droit à l’hébergement d’urgence reconnu par la loi à toute personne sans abri qui se trouve en situation de détresse médicale, psychique et sociale », notait ainsi le Conseil d’Etat dans une ordonnance du 10 février 2012. En tant que demandeurs d’asile, ils peuvent également « bénéficier d’un hébergement en Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile » (CADA), selon l’article L. 348-1 du Code de l’action sociale et des familles.

Mais il n’y a pas assez de places dans les CADA et les PRAHDA (Programmes d’Accueil et d’Hébergement des Demandeurs d’Asile) du département. Inlassablement, la préfecture renvoie vers un 115 déjà saturé, qui explique par téléphone que toutes les places partent le matin, dès 8h30. L’Etat refuse de créer plus de capacités d’accueil, cela créerait un « appel d’air ». Et les autorités de poser des conditions d’accès restrictives aux hébergements : sont prioritaires ceux qui viennent de déposer leur demande d’asile et viennent de pays tels que Érythrée et l’Afghanistan. Mais même ces critères ne sont pas respectés.

Un hébergement discontinu par la mairie

La ville de Rennes pallie bien les insuffisances de la préfecture. La maire socialiste, Nathalie Appéré, a promis qu’ « aucun enfant ne dormira dans la rue ». Le 13 septembre, elle a ainsi ouvert un gymnase, pour les familles avec enfants – laissant par la même occasion une vingtaine de personnes à la rue. Deux semaines plus tard, le lieu est fermé. Plusieurs familles se retrouvent de nouveau à la rue. La municipalité propose également des places en hôtel.

« On a dépassé notre plafond de dépenses pour l’hébergement d’urgence en hôtel », expliquent les services aux militants. Certaines familles sont installées dans des hôtels vétustes, à quatre dans une chambre pour deux personnes. Elles ne peuvent pas cuisiner. Et une semaine plus tard, de nouveau, elles se retrouvent à la rue : leur hébergement n’a pas été renouvelé.

Face à l’impasse, le collectif décide d’investir Rennes 2. La présidence de l’université concède aux personnes à la rue cinq salles de cours, au rez-de-chaussée d’un bâtiment. Des tensions éclatent, au moment de la répartition : les familles tiennent à obtenir leurs propres pièces, pour retrouver un semblant d’intimité. Mais les éclats de voix cessent rapidement, et la vie reprend son cours instable.

Pour ces personnes à la rue, cette vie instable, c’est l’attente à la préfecture, les rendez-vous à l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration ou auprès de l’association Coallia, à laquelle est délégué leur accompagnement social. Certains doivent pointer régulièrement à la police, assignés à résidence en attente d’une décision de justice sur leur statut ou d’une possible expulsion. Ironie du sort : de résidence, ils n’en ont pas, justement. Les militants les aident comme ils peuvent dans leurs démarches, les accompagnent chez l’avocat, jusqu’au tribunal, pour leurs recours contre les décisions de préfecture.

Des enfants au milieu de l’errance

Sur la faculté, la vie s’organise. Il n’y a pas de cuisine pour eux, tout juste un micro-onde, une cafetière, une bouilloire. Des militants extérieurs préparent, certains soirs, des repas chauds. D’autres viennent aider, plus spontanément. Au détour d’un couloir, une pile de vêtements donnés s’entasse.

Au milieu du campus, des enfants se promènent avec des brochettes de fruits : une professeure a apporté les nombreux restes d’un buffet. Mais pour une partie de ces personnes à la rue, la situation n’en reste pas moins difficile. Elles ne savent pas où elles peuvent recevoir des repas chauds. Alors leurs enfants mangent du pain, des yaourts. « Comment est-ce qu’ils peuvent tenir comme ça », s’interroge une mère géorgienne.

Les enfants, pourtant, continuent de courir entre les bâtiments, slaloment entre les étudiants interloqués, jouent à un, deux, trois, soleil ! contre le mur d’une salle de cours, en allemand. Leurs parents sont débordés par les démarches administratives, la bataille de la vie quotidienne. Eux, ils jouent, jusque dans les sanitaires où se répand le papier toilette.

Certaines familles reviennent sur l’occupation : leur hébergement en hôtel a pris fin. Mais les enfants sont heureux de retrouver leurs amis. Le jour, ils vont à l’école, pour la majorité d’entre eux. Pour d’autres, les démarches sont encore en cours, un rendez-vous est prévu avec le Centre d’Information et d’Orientation (CIO). Le soir, ils continuent à jouer, jusqu’à une heure tardive. On les voit sauter sur les matelas mis à disposition par les militants, jouer ensemble à grands cris.

Puis vient la nuit. Le froid. Les salles de cours ne sont pas chauffées. L’air glacial passe à travers les fenêtres, pour certaines fissurées. Dans leur sommeil, les enfants s’agitent, rejettent leurs draps. Beaucoup sont malades. Une femme tchétchène explique que sa fille a eu une otite. Une autre, géorgienne, explique que son fils à plus de 40°C de température. La nuit, les enfants se réveillent fréquemment. Les parents sont épuisés.

A 5h du matin, dans la salle de classe jusqu’ici calme, un garçon se met à hurler. Rien ne peut l’arrêter, son cri est désespéré. Un médecin qui dort sur place avec les familles s’enquiert de sa santé, on traduit tant bien que mal ses questions en russe. Lui aussi a eu une otite, il s’est fait opérer des amygdales il y a un mois, explique sa mère. Le voile défait, mal réveillée, elle le serre dans ses bras, arrive enfin à le calmer, murmure à son oreille. « Il a fait un cauchemar, explique-t-elle. Il est angoissé. »

“On vous fait confiance”

L’angoisse est présente dans tous les esprits. Le dimanche 14 octobre, les militants résument la situation à tous. « Mercredi, on doit quitter l’université », explique un membre du collectif. « Un nouveau groupe de soutien s’est formé à l’université et va prendre le relais. Il va essayer de trouver toutes les solutions possibles. Ce sera peut-être illégal. Il faut vous préparer à la possibilité de vous retrouver de nouveau à la rue. »

Autour de lui, ses propos sont traduits en écho, comme un sombre murmure. Tous écoutent, assis sur les chaises, sur les lits de camps prêtés par la croix rouge. Une femme géorgienne réagit : « mais on a nulle part où aller ! » Elle répète, en boucle : « on vous fait confiance. On vous fait confiance. »

A la sortie de la réunion, une Albanaise s’assoit, au milieu des courants d’air. Puis s’effondre en larmes. Plus loin, des hommes fument, à l’abri des arbres. En silence.

Le lendemain soir, une ambulance arrive devant l’université. Une femme enceinte de quatre mois a perdu connaissance. On l’emmène aux urgences. Allongée sur le brancard, dans sa longue robe grise, son visage pâle ceint de son voile noir, elle murmure à peine lorsqu’on lui parle. Elle a mal, explique-t-elle. Mais ne se plaint pas. « Il faut manger davantage, il faut mieux dormir », conseille l’interne de garde. Mais surtout, c’est l’angoisse qui a causé son malaise. L’angoisse dévorante. La peur de se retrouver à la rue alors que l’hiver arrive, avec ses cinq enfants.

La fatigue, elle, se fait de plus en plus pressante. Le mercredi 17 octobre, les personnes à la rue quittent finalement, avec leurs soutiens, l’université. Les sacs remplis de vêtements s’entassent dans les fourgons des bénévoles. Les salles de cours, elles, sont désormais vides et nettoyées. Seules restent sur un tableau noir une inscription d’enfant à la craie blanche : we want sweet home.

Un immeuble inoccupé réquisitionné par les militants

Le soir-même, tous investissent un bâtiment inoccupé du bailleur social de Rennes Métropole, Archipel. Un petit immeuble de quatre étages, avec des appartements privatifs, utilisé parfois par les pompiers dont la caserne est voisine pour stocker un peu d’équipement et s’entraîner à intervenir.

Certains se ruent dans les chambres ouvertes, les familles tardent derrière, ne veulent pas se contenter des petites pièces qui restent. Dans les étages, des cris éclatent. Une collégienne tchétchène, seule, pleure. Sa mère n’est pas encore arrivée, elle a peur que la police vienne les expulser. La réquisition militante est totalement illégale, au contraire des précédentes occupations. Elle l’a bien compris. Mais tous font confiance aux soutiens qui les ont accompagnés jusqu’ici, et qui répartissent tant bien que mal familles et personnes seules dans chaque appartement.

Un nouveau lieu d’étape, avec enfin un semblant de décence, pour ces personnes à la rue. Reste à savoir pour combien de temps. Le propriétaire des lieux, lui, accepte d’emblée la signature d’une convention de mise à disposition du bâtiment, jusqu’à la fin de l’année. Et après ? Invitée, la préfecture n’a pas jugé bon de se déplacer,  et reste mutique, toujours effrayée par les courants d’airs, sans voir les personnes prises dans la tempête.

En Allemagne, la recomposition politique avance à grands pas

Merkel en fin de course?

Au cœur d’une Europe en plein bouleversement, où chaque élection confirme une recomposition politique rapide et radicale avant tout motivée par le dégagisme d’élites honnies, l’Allemagne semblait longtemps faire figure d’exception. Pourtant, seulement trois mois après la difficile formation d’un quatrième gouvernement dirigé par Angela Merkel celui-ci semble déjà se fracturer sur la question migratoire. En parallèle, l’extrême-droite continue de progresser et inspire toujours davantage les partis de droite classique à la recherche d’un nouveau souffle. En face, le SPD continue de perdre son statut de grand parti de la gauche allemande, les écologistes semblent maintenir leur puissance électorale, et Sarah Wagenknecht cherche à briser le plafond de verre atteint par Die Linke. Une recomposition majeure de la scène politique allemande prend donc forme, à la fois similaire à d’autres en Europe et unique en son genre.


 

La fin d’une époque

Si la reconduction d’Angela Merkel pour quatre nouvelles années à la chancellerie allemande lors des élections législatives de septembre dernier n’a surpris personne, en déduire une inertie politique totale outre-Rhin serait une grave erreur. Certes, la Chancelière dispose toujours d’un certain talent politique et d’une image plutôt bonne, et peut toujours égaliser le record de longévité au pouvoir – seize ans, de 1982 à 1998 – de son mentor politique Helmut Kohl. Pourtant, si l’Union chrétienne-démocrate qu’elle dirige a réuni un tiers des voix l’an dernier, dominant largement le reste du spectre politique, la continuité et la stabilité proposées semblent séduire de moins en moins. L’électorat de la CDU-CSU est vieillissant et avant tout composé de retraités aisés ou d’indépendants souhaitant prolonger un contexte économique qui leur est favorable. Pour le reste de la population, ce projet politique séduit peu, après plus de douze ans d’exercice du pouvoir par Angela Merkel. D’autant qu’il y a de nombreux problèmes qu’ils n’estiment pas traités correctement par le pouvoir actuel, en particulier la question migratoire et les inégalités grandissantes.

“L’électorat de la CDU-CSU est vieillissant et avant tout composé de retraités aisés ou d’indépendants souhaitant prolonger un contexte économique qui leur est favorable.”

La difficile formation d’un nouveau gouvernement en témoigne : six mois, alimentés de nombreuses péripéties, ont été nécessaires pour y parvenir. En effet, les chrétiens-démocrates ont d’abord tenté de mettre en place une “coalition Jamaïque” avec les libéraux du FDP et les écologistes de Die Grünen, en réponse à la volonté du SPD de retourner dans l’opposition pour mieux se relancer par la suite. Après moultes discussions, le dirigeant du FDP Christian Lindner a fini par annoncer son refus de participer à un tel attelage politique, jugeant l’accord préliminaire de gouvernement trop imparfait à son goût. Afin d’éviter de nouvelles élections qui auraient sans doute vu leur base électorale se réduire davantage et usant de la peur d’une nouvelle progression de l’extrême-droite, le leader du SPD Martin Schulz se montra alors prêt à renouveler la “Groẞe Koalition” avec la CDU-CSU en échange de concessions minimes. Au terme d’un succinct mouvement de contestation intitulé “NoGroKo” mené notamment par la faction jeune du parti et d’un scrutin interne, le SPD a approuvé cette option, débouchant sur la création du gouvernement actuel, en mars 2018. Depuis, l’Allemagne se contente de mener la même politique ordolibérale que précédemment, quoi qu’en dise le SPD, qui promettait un tournant en obtenant le ministère des finances jusqu’alors tenu par Wolfgang Schaüble.

D’ores-et-déjà, le gouvernement Merkel IV se fissure, à mesure que certains appétits politiques progressent, en particulier celui de Horst Seehofer, ministre de l’intérieur et leader de la CSU bavaroise (parti frère de la CDU au sein de “Die Union”, présent uniquement en Bavière et historiquement plus conservateur que cette dernière). Jouant sur la vague d’opposition à l’arrivée de migrants en Allemagne et en vue des élections bavaroises d’octobre, ce dernier a encore réclamé de nouvelles mesures pour expulser davantage à l’occasion d’une rencontre avec le très droitier chancelier autrichien Sebastian Kurz. Si cette insistance sur la question migratoire dure depuis 2015, elle a cette fois-ci franchi une nouvelle étape, avec la menace d’une rupture de l’alliance entre la CSU et la CDU, ce qui priverait Angela Merkel de majorité au Bundestag. Une nouvelle coalition sans la CSU et avec les Verts – qui soutiennent la politique d’accueil des migrants – et le SPD semble être en discussion pour permettre d’évacuer l’encombrant ministre de l’Intérieur, mais la séparation CSU-CDU n’en représenterait pas moins un coup de tonnerre politique. Au-delà des manoeuvres de Seehofer, il faut également s’attendre à de plus en plus de soubresauts internes chez les chrétiens-démocrates de la part d’une génération de “jeunes loups” impatients d’exercer le pouvoir maintenant qu’Angela Merkel est sur une pente déclinante.

Une fin de règne se prépare donc, nonobstant les ridicules présentations téléologiques qui qualifiaient encore récemment Angela Merkel de “femme la plus puissante du monde” ou de “leader du monde libre”. Surtout, ce sont plus largement les fondements de la politique allemande d’après-guerre qui s’effondrent les uns après les autres : le compromis économique social-démocrate a été démantelé par les réformes libérales du chancelier Gerhard Schröder (SPD) ; le bipartisme traditionnel, avec le FDP en force d’appoint, disparaît à mesure que la CDU-CSU et le SPD cèdent du terrain face aux autres partis; l’extrême-droite est entrée en force au Bundestag l’an dernier, et voilà maintenant que l’alliance CDU-CSU, aussi vieille que la République fédérale, est remise en cause. Loin de ne constituer qu’un épisode politique mineur, la déclaration de Seehofer est donc l’expression d’une crise politique beaucoup plus large, et de changements majeurs à venir.

A droite toute !

Rencontre entre Horst Seehofer (CSU) et Sebastian Kurz (ÖVP).

C’est avant tout à droite que la recomposition politique allemande a débuté, avec pour déclencheurs la crise de l’euro du début des années 2010 puis la crise migratoire qui dure depuis 2015. En effet, ces évènements majeurs, desquels la politique voulue par Berlin est directement responsable, ont conduit à une mutation profonde, et à un essor, des partis de droite, comme cela est visible ailleurs en Europe. Suite à la multiplication des difficultés financières des pays du sud de l’Europe, toujours plus dépendants industriellement de l’Allemagne, l’AfD (Alternative für Deutschland, extrême-droite) voit le jour en 2013 comme parti anti-euro, accusant les pays du sud de vivre à crédit sur le dos des contribuables allemands, premiers contributeurs aux plans “d’aide” austéritaires. Par la suite, alors que l’Allemagne accueillait plus d’un million de réfugiés en 2015 afin d’endiguer son déclin démographique, le parti s’est concentré sur l’opposition à l’immigration, les questions sécuritaires et a critiqué de plus en plus violemment l’islam, donnant naissance à la première formation politique d’extrême-droite allemande depuis la Seconde Guerre Mondiale. Désormais au coude-à-coude avec le SPD pour la seconde place dans les sondages, l’AfD est donc le produit direct de l’Europe ordolibérale d’Angela Merkel qui a désindustrialisé les pays d’Europe du Sud et rendu toute gestion humaine de l’immigration impossible pour ces pays paupérisés, conduisant à une catastrophe humanitaire.

Le succès fulgurant de l’AfD a rapidement inspiré le FDP, absent du Bundestag entre 2013 et 2017, qui a vu son électorat siphonné par les chrétiens-démocrates après avoir gouverné avec eux lors du second mandat Merkel (2009-2013). Afin de séduire des électeurs partis pour la CDU-CSU, Christian Lindner a décidé d’adopter la rhétorique d’intransigeance budgétaire et de refus d’aide financière aux pays d’Europe du Sud abandonnée peu à peu par l’AfD. Cette stratégie, couplée à une opposition grandissante à l’immigration et à une campagne de communication focalisée sur la personnalité de Lindner, a permis au parti de réaliser un score relativement élevé l’an dernier, 10,7%. Le refus de participer à une nouvelle coalition avec les chrétiens-démocrates et les écologistes s’explique donc par la volonté de s’opposer depuis la droite à la CDU-CSU, en continuant à siphonner le réservoir électoral traditionnel d’Angela Merkel.

Désormais, ces deux crises atteignent le coeur de la droite allemande traditionnelle, à savoir la CDU-CSU. Malgré le soutien du SPD au projet de réforme de la zone euro d’Emmanuel Macron – qui visait la création d’un ministère des finances de la zone euro et des nouveaux instruments de contrôle des budgets nationaux pour mieux resserrer le contrôle de l’UE sur les états-membres de l’union monétaire – Merkel s’y est opposée vigoureusement, afin de ne pas céder davantage de terrain politique au FDP. La courte phase d’accueil massif de réfugiés en 2015 a quant à elle vite été remplacée par une politique de lutte contre l’immigration, notamment sur volonté de la CSU. Il faut dire que le climat politico-médiatique est devenu brûlant sur cette question à mesure que la surenchère sécuritaire se déployait et que des évènements particuliers venaient renforcer l’assimilation des réfugiés à un vaste groupe de terroristes et de criminels. Dernier exemple en date: l’assassinat et le viol d’une adolescente par un demandeur d’asile irakien, débouté en 2015 et demeuré dans le pays illégalement depuis.

“Il est fort probable que cette logique bénéficie avant tout au plus radical, à savoir l’AfD, les électeurs préférant l’original à la copie.”

La concurrence politique à droite sur les sujets sécuritaires, identitaires et sur l’euro est donc devenue de plus en plus forte ces dernières années, chaque parti adoptant des positions et des déclarations toujours plus radicales pour se différencier des autres ou dans l’espoir de ne pas céder de terrain. Il est fort probable que cette logique bénéficie avant tout au plus radical, à savoir l’AfD, les électeurs préférant l’original à la copie. A noter également que la candidate de l’AfD pour la chancellerie en 2017, Frauke Petry, a quitté le parti peu après les élections pour créer son propre parti de droite conservatrice avec l’aide de quelques anciens cadres de l’AfD : le parti bleu (Die Blaue Partei). Cette scission se fonde sans doute sur une ambition personnelle, comparable à celle de Florian Philippot en France, bien que des divergences programmatiques entre les “bleus” et les “patriotes” existent. L’émiettement des voix de droite en Allemagne pourrait toutefois se résoudre par une alliance entre droite “traditionnelle” et “extrême”, comme cela a été le cas durant la campagne des élections italiennes – entre la Lega de Matteo Salvini et Forza Italia de Silvio Berlusconi – ou en Autriche, où Sebastian Kurz – ÖVP, droite “traditionnelle” – gouverne avec le FPÖ. Ce type d’alliance a beau être de plus en plus répandu, une longue période de “normalisation” de l’extrême-droite la précède souvent – comme en Autriche où l’ÖVP et le FPÖ ont déjà gouverné ensemble entre 1999 et 2005-, alors que la droite radicale demeure un phénomène récent en Allemagne. Dans l’avenir proche, il est en tout cas certain que la politique d’immigration et européenne de l’Allemagne continuera de se durcir.

 

La “gauche” également en pleine restructuration

Sarah Wagenknecht et Dietmar Bartsch, les “spitzkandidaten” de Die Linke en 2017.

Les forces politiques communément qualifiés “de gauche” connaissent elles aussi de nombreux bouleversements. En premier lieu, le SPD, parti social-démocrate historique qui œuvra pendant des décennies pour plus de justice sociale et pour une cogestion des grandes entreprises entre syndicats et patronat, semble désormais sur la même pente déclinante que les autres partis socio-démocrates européens, sanctionnés pour leur politique néolibérale. A cet égard, l’éphémère leadership de Martin Schulz, précédemment président du Parlement Européen, mérite l’attention : élu par plébiscite – 100% des voix – lors d’un congrès du parti en mars 2017 et profitant d’un engouement médiatique pour sa candidature, il s’élève dans les sondages, avant de retomber tout aussi rapidement et d’encaisser plusieurs défaites dans des Länder où le SPD est historiquement fort. Martin Schulz mène le parti à son plus faible score fédéral depuis 1945, 20,5%, et finit par être contraint de quitter la présidence du parti après avoir accepté de former une nouvelle grande coalition avec Angela Merkel, contrairement à sa promesse durant les élections. L’usure aussi rapide d’une figure politique majeure du SPD démontre que l’insatisfaction des militants vis-à-vis des orientations suivies par le parti est grandissante, alimentant à plein le dégagisme. L’ambiance actuelle au SPD est moribonde, l’énergie militante absente, et la nouvelle présidente du parti, Andrea Nahles, ministre du travail de 2013 à 2017 et soutien de la “GroKo”, semble ne disposer ni du charisme ni de la volonté de rupture avec le centrisme merkelien que réclament les électeurs.

A en juger par les sondages, les premiers bénéficiaires du vote sanction contre le SPD semblent être les Verts, qui ont récemment progressé de plusieurs points, alors que Die Linke est stable. Pourtant, ces variations statistiques légères ne signifient rien en l’absence d’élection et les Verts pourraient tout à fait connaître le même sort que le SPD s’ils venaient à rejoindre la CDU et le SPD au gouvernement. D’après le doctorant en sciences politiques Alan Confesson, l’électorat de Die Grünen est “volatile, peu politisé, majoritairement ancré à gauche et plutôt jeune”, autant d’éléments qui pourraient être défavorables au parti dans un contexte de repolitisation et de radicalisation. Les seuls orientations politiques claires de Die Grünen et de ses militants sont l’écologie et l’accueil de réfugiés, les contorsions idéologiques étant très nombreuses sur les autres thèmes, en particulier la répartition des richesses. Avec l’effondrement du SPD et la perspective de remplacer la CSU au sein du gouvernement Merkel, nul doute que les électeurs allemands auront bientôt un avis bien plus arrêté sur la politique proposée par les Verts.

Enfin, Die Linke, issue de la fusion du successeur de l’ancien parti unique de RDA (PDS) et de dissidents du SPD sous Gerhard Schröder (WASG), va également au devant de changements majeurs. Alors que les dernières élections du Bundestag ont montré la stagnation du parti autour de 10% des voix, la sociologie et la distribution géographique du vote Die Linke se transforme. Le parti de gauche radicale réalise toujours ses meilleurs scores dans l’ex-RDA mais son électorat populaire est de plus en plus disputé par l’AfD, désormais deuxième force politique à l’Est. Au contraire, Die Linke a sensiblement progressé dans plusieurs grandes métropoles de l’ouest en septembre dernier en séduisant d’anciens électeurs du SPD ou de Die Grünen. Le parti peut donc espérer progresser davantage auprès des électeurs de sensibilité de gauche et obtenir un pouvoir plus important dans un certain nombre de municipalités à l’avenir. Même si le caractère proportionnel de la politique allemande force à l’organisation de coalitions, Die Linke pourrait donc être en mesure d’imposer un certains de ses choix au SPD et aux Verts si ces derniers s’affaiblissent.

“Depuis les élections de septembre, Wagenknecht n’a eu de cesse de critiquer le manque d’attractivité des partis politiques traditionnels, la stagnation électorale de Die Linke et de mettre en avant la nécessité d’adopter un discours ouvertement populiste pour construire un nouveau clivage à même d’attirer des électeurs ne s’associant pas nécessairement à “la gauche”.”

En attendant, la progression du vote AfD dans l’électorat populaire menace de transformer l’image de Die Linke en parti des classes moyennes éduquées, urbaines et jeunes, un bloc électoral important mais évidemment insuffisant. Inspiré par les expériences populistes de la France Insoumise et de Podemos, Sarah Wagenknecht, idéologiquement et personnellement proche de Jean-Luc Mélenchon – tout comme son compagnon et ancien dirigeant de Die Linke Oskar Lafontaine -, prévoit de lancer un mouvement politique similaire au mois de septembre. L’ancienne co-candidate à la chancellerie – partageant la fonction avec le peu charismatique Dietmar Bartsch (ex-WASG) afin d’assurer un équilibre en les différentes tendances du parti – prévoit ce geste depuis un certain temps déjà. Depuis les élections de septembre, Wagenknecht n’a eu de cesse de critiquer le manque d’attractivité des partis politiques traditionnels, la stagnation électorale de Die Linke et de mettre en avant la nécessité d’adopter un discours ouvertement populiste pour construire une nouveau clivage à même d’attirer des électeurs ne s’associant pas nécessairement à “la gauche”. Après la publication d’un rapport détaillé sur la stratégie de la FI par la Fondation Rosa Luxembourg, le think-tank du parti, et le récent congrès de Die Linke à Leipzig marqué par des luttes de pouvoir internes, la rupture semble consommée entre quelques grandes figures du parti et Sarah Wagenknecht. L’ancienne économiste est en particulier critiquée pour son opposition à l’ouverture totale des frontières soutenue par le parti, mais c’est surtout sa volonté de dynamiter les murs du parti et de d’adopter un discours plus populiste qui semble déranger. La question européenne est également une ligne de fracture importante, Die Linke comptant à la fois des soutiens de la stratégie plan A/plan B et des européistes critiques proches de Diem25 mais rejetant catégoriquement toute idée de sortie de l’UE. Si les contours exacts du mouvement populiste de gauche de Sarah Wagenknecht ne seront pas connus avant la fin de l’été, on peut s’attendre à l’émergence d’une nouvelle force politique similaire à la France Insoumise et ayant au moins le mérite de s’attaquer aux défis stratégiques majeurs du parti.

Avec la fragilisation de la coalition gouvernementale, l’épuisement politique du SPD et d’Angela Merkel, la radicalisation des partis de droite sur les questions migratoires et européennes et l’émergence à venir d’un mouvement de gauche populiste, la politique allemande est à son tour atteinte par les recompositions visibles ailleurs en Europe. Un tournant politique majeur, comparable à l’arrivée d’un nouveau président à l’Elysée, est cependant peu probable dans une démocratie parlementaire proportionnelle où les coalitions sont indispensables. Par ailleurs, la structure démographique de l’Allemagne, plus âgée que les pays voisins, et les bons indicateurs macroéconomiques – avec toutes les limitations que chacun connaît – laissent à penser que la transition vers un nouvel équilibre politique devrait prendre un certain temps. Néanmoins, l’après-Merkel se prépare dès aujourd’hui et la demande d’alternative aux grandes coalitions successives devrait continuer à progresser. Comme dans bon nombre d’Etats européens, l’extrême-droite capte pour l’instant l’essentiel de cette demande de rupture, rendant un travail de repolitisation considérable plus que jamais nécessaire pour la gauche radicale.

 

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« La France n’est jamais plus grande que lorsqu’elle l’est pour tous les hommes »

Le droit d’asile est consubstantiel à l’idéal républicain. Déjà la Constitution de l’an I proclame que « le peuple français donne asile aux étrangers bannis de leur patrie pour la cause de la liberté. Il la refuse aux tyrans. » A la Libération, le droit d’asile est solennellement réaffirmé dès le préambule de la Constitution marquant ainsi l’importance qui lui est accordée. Le collectif Hémisphère Gauche revient dans cette tribune sur le projet de loi asile et immigration. 

L’esprit et l’effectivité de ce droit sont aujourd’hui mis en danger. Le projet de loi asile et immigration est tout entier habité par une logique de suspicion, Hospes Hostis[1], tendant à faire primer des considérations répressives sur les droits fondamentaux. Il organise un traitement expéditif des demandes d’asile en multipliant l’emploi des procédures accélérées. Il engage également les réfugiés dans une course contre la montre en resserrant les délais de recours des demandeurs avec pour résultat attendu la multiplication du nombre de « déboutés ». Il met en place un renforcement inédit des moyens coercitifs d’enfermement et d’éloignement dans le prolongement des nouveaux outils de surveillance des centres d’hébergement d’urgence mis en place par la circulaire du 12 décembre 2017.

Pour justifier sa politique, le ministre de l’intérieur a cédé à l’image de « la submersion » de notre pays par des étrangers qui fuient pourtant la guerre et la misère. Mais la réalité est aux antipodes. Entre 2012 et 2016, le nombre de demandeurs d’asile a progressé légèrement en France de 60 000 à 85 000. Dans le même temps, il passait en Allemagne de 80 000 à plus de 700 000 tandis que le Liban gère depuis le début du conflit syrien la présence de plus d’un million de déplacés sur son sol. Notre tradition d’accueil s’essouffle et la France n’est plus le refuge qu’elle fut hier pour les persécutés du monde entier.

Le durcissement des conditions d’accueil est pourtant vain et source de troubles. Sans décourager les départs des réfugiés vers l’Europe, il les contraint, à l’arrivée, à une forme de clandestinité, à la vie dans les bois, aux situations de désordre public qui font notre actualité et alimentent la colère légitime des Français.

“Une politique migratoire de gauche doit s’inspirer de ce courage et proclamer avec fierté Hospes Hospiti Sacer[2]. Elle doit affirmer la centralité de la personne humaine et déborder la question de l’asile politique.”

Le Gouvernement trouve toutefois à se consoler dans la popularité de sa politique. Or celle-ci est plus supposée que réelle. Partout les élus locaux comme le maire de Grande-Synthe, dans le Nord, ou le maire de Palerme, en Italie, qui ont organisé l’accueil des migrants ont été solidement soutenus par leurs administrés. L’édile sicilien qui avait osé déclarer « en Sicile, une chose très belle est arrivée, nous avons été envahis par les immigrés » a été le seul maire d’Italie réélu au premier tour. Il y a une prime citoyenne au courage politique et à la défense de l’humanisme européen.

Une politique migratoire de gauche doit s’inspirer de ce courage et proclamer avec fierté Hospes Hospiti Sacer[2]. Elle doit affirmer la centralité de la personne humaine et déborder la question de l’asile politique. Le projet de loi semble porté par l’idée qu’une politique d’accueil des réfugiés implique d’opérer une distinction entre «vrais» demandeurs d’asile et migrants dits «économiques». Or, une telle distinction est inopérante dans les faits – les causes de l’exil sont toujours multifactorielles – et il existe un continuum de situations individuelles.

Dans ce contexte, nous proposons un nouveau statut du réfugié en situation « de détresse humanitaire ». Ce statut serait fondé sur des critères débordant la persécution politique en tenant compte de la détresse économique, de celle résultant du changement climatique ou encore de celle liée à la survenue de grandes catastrophes sanitaires.

« La France n’est jamais plus grande que lorsqu’elle l’est pour tous les hommes. »

Dans le même temps, il nous faut assurer la soutenabilité de l’accueil en maîtrisant les flux humains à moyen et long terme. Une telle stratégie implique une action diplomatique de la France et de l’Europe pour stabiliser le Moyen-Orient et un vaste plan Marshall européen pour l’Afrique. Il est inconcevable à long terme, qu’un océan de prospérité, l’Europe, soit séparé par quelques centaines de kilomètres d’un océan de pauvreté sans susciter d’importantes migrations.

Dans l’immédiat, porter l’effort français d’aide au développement à 0,7% du PIB, conformément à nos engagements internationaux, serait salutaire. La France doit aussi, sur le modèle de l’accord de Paris pour le climat, prendre rapidement l’initiative d’une conférence internationale des grandes migrations car comme l’indique justement Malraux dans son Hommage à la Grèce : « La France n’est jamais plus grande que lorsqu’elle l’est pour tous les hommes. »

[1] Tout étranger est un ennemi

[2] L’hôte est sacré pour celui qui le reçoit.

Quand Gérald Andrieu part à la rencontre du “Peuple de la frontière”

Capture d’écran youtube : https://www.youtube.com/watch?v=GJsjc-ZlvKk

A propos de Gérald Andrieu, Le peuple de la frontière, Ed. du Cerf, 2017. Cet ouvrage retrace le périple d’un journaliste le long de la frontière française pendant la campagne présidentielle.

La campagne présidentielle que Gérald Andrieu a vécue aurait pu faire l’objet d’un épisode de Voyage en terre inconnue. L’ancien rédacteur en chef de Marianne a en effet choisi de s’éloigner des mondanités parisiennes, des plateaux de télévision et des meetings, pour aller à la rencontre de ce peuple de la frontière, de « donner la parole à ces gens à qui les responsables politiques reprochent d’avoir peur alors que dans le même temps ils font si peu pour les protéger et les rassurer. » Une peur que le changement ne soit plus un progrès, mais un délitement continu de leurs conditions de vie. Pour autant, cette frontière longue de 2200 km, qu’il a arpentée de Calais à Menton, ne se résume pas qu’à un « grand Lexomil-istan peuplé de déprimés. »

Comme l’auteur le rappelle, il n’est pas le premier à adopter cette démarche à rebours du journalisme politique traditionnel. Jack London était allé à la rencontre du « peuple de l’abîme » de l’est londonien en 1902. George Orwell, quant à lui, rapporta le Quai de Wigan de son expérience auprès des mineurs du nord de l’Angleterre, dans les années 1930. Gérald Andrieu rentrera de ce périple avec de nombreuses histoires tantôt alarmantes sur l’état du pays, tantôt touchantes, mais toujours symptomatiques de ces Français qui n’attendaient pas et n’attendaient rien d’Emmanuel Macron. Rien d’étonnant, puisqu’ils font sûrement partie de « ceux qui ne sont rien » …

À la recherche d’une frontière introuvable

Sécurité, immigration, mondialisation, désindustrialisation, chômage, Europe, protectionnisme, souveraineté ou encore transition énergétique sont autant de sujets qui, comme Gérald Andrieu le remarque, « passent » par la frontière. Et comme pour justifier cette expédition, il ajoute que c’est en arpentant cette frontière « que l’on dressera le diagnostic le plus juste de l’état de la France », avant d’évoquer la thèse de la France périphérique du géographe Christophe Guilluy.

Mais au-delà du fond, la frontière offre un autre avantage de poids à ce journaliste politique : « être, par essence, à l’endroit le plus éloigné de Paris, le plus distant des candidats et des médias. », dixit celui qui avait couvert pour Marianne, en 2012, la campagne de François Hollande, de Jean-Luc Mélenchon et d’Eva Joly. Un exercice auquel il refuse désormais de se prêter, critiquant le journalisme politique, dans un formidable passage d’autocritique : « ce métier a cela de formidable : il se pratique de façon totalement hémiplégique. Il s’agit en effet de côtoyer au plus près les prétendants au trône sans jamais discuter avec ceux qui décident s’ils le méritent. » Sans parler du mépris de « cette race des “seigneurs des rédacs“ » pour le « populo », le Français moyen …

Et pourtant, un « vestige du temps d’avant Schengen », un « objet vintage ». Voilà ce qu’est devenue cette frontière, condamnée physiquement à une trace d’un passé révolu. Un constat amer, alors que l’invisibilisation de la frontière physique va de pair avec le réemploi des anciens postes frontières : un magasin de chocolats Leonidas, un musée à la gloire du film de Dany Boon Rien à déclarer, entre autres. L’auteur se plaît aussi à railler les visiteurs du musée européen de Schengen, avec leurs perches à selfie : « Ils aimeraient trouver un fond sur lequel poser. Mais sans succès. Comment photographier ce que l’on ne voit pas, ce qui – du moins physiquement – n’existe pas ? », avant de renchérir : « Après tout, qui aurait envie de se faire photographier devant le traité de Lisbonne sinon des masochistes ? »

Pour réhabiliter la frontière, qui protège les « humbles », l’auteur n’hésite pas à s’appuyer sur les thèses de Régis Debray, selon lequel la frontière a une fonction ambivalente, car si elle dissocie, elle réunit également, créant des interactions dynamiques. Elle filtre et régule, de telle sorte que selon lui, la définir comme une passoire, « c’est lui rendre son dû. »

 

Immigration et identité : entre inquiétudes et solidarité

L’immigration et les questions d’identité tiennent bien sûr une place importante dans l’ouvrage. Le récit s’ouvre à Calais, sur des dizaines de silhouettes clandestines, éclairées par les gyrophares des fourgons de CRS, et se termine dans la vallée de la Roya, où l’auteur rencontre Cédric Herrou, militant emblématique de l’accueil des migrants. À Steenvoorde, Damien et Anne-Marie Defrance gèrent l’association Terre d’errance, qui leur vient également en aide. « Mami » – puisque c’est le surnom que lui ont donné des migrants érythréens -, lit avec émotion un SMS que l’un d’entre eux lui a envoyé : « Le soleil brille le jour, la lune brille la nuit, toi tu brilles toujours dans mon cœur ».

Malheureusement, tous les habitants rencontrés par Gérald Andrieu n’entretiennent pas de telles relations avec ces migrants, jugés par certains indésirables. « Ils sont chez eux », se plaint un commerçant, craignant pour son chiffre d’affaire. Depuis, il n’a apris qu’une phrase en anglais : « Not for you here ! ». S’il pointe du doigt le rôle de la France dans la chute de Kadhafi, et les déstabilisations qu’elle a entraînées, sa préférence pour 2017 semble aller à la candidate du Front national. « On le sait tous deux », ponctue laconiquement l’auteur.

À Wissembourg, le malaise est palpable. Cette ville, dont était originaire l’un des assaillants du Bataclan, est hantée par l’incompréhension de cet acte : « Pourquoi ici ? » Cette interrogation sans réponse dévoile chez les habitants de cette commune un sentiment proche de la culpabilité. Pour Denis Theilmann, président du club de football de la ville, dans lequel Foued Mohamed-Aggad a joué étant jeune, « il y a un problème d’identification à la France », chez cette génération des 20-25 ans. « Le plus incroyable, c’est qu’à force de se considérer comme mis à l’écart, ils finissent par se mettre eux-mêmes à l’écart. » Une phrase qui fait écho à la situation d’Hicham, qui ne s’est jamais senti aussi français que depuis qu’il travaille en Suisse.

Pour autant, Gérald Andrieu refuse la vision d’une « France du repli sur soi » : et pour cause, sur plus de 2 000 kilomètres, aucune porte ne lui a été fermée, exception faite d’élus locaux embarrassés. « La générosité est présente. » Il peut sembler étonnant de devoir le rappeler, mais « on nous a tant répété que cette France pensait mal … » De plus, il salue le courage de certains de ces habitants.

« Ils n’ont pas tous abandonné, les Français. Ils se battent. Plus solidaires qu’on ne le dit. Avec plus de dignité, souvent, que certains de leurs représentants. Avec, aussi, un humour et une poésie du quotidien touchants et attachants. »

 

Désindustrialisation et déclassement, principaux terreaux du FN ?

L’enclavement de ces villes, dont certaines sont « en lambeaux », peut sembler paradoxal pour un territoire frontalier. Pourtant, il se conjugue à une misère palpable : « on ne devine pas seulement des fins de mois difficiles, mais des milieux et des débuts aussi. » Samantha, qui gère un magasin de rachat d’or à Fourmies, relève avec humour : « On est dans le 5-9. Comme on dit : le 5 on touche les allocs. Le 9, il n’y a plus rien ! »

Face à Monique, ancienne salariée de l’entreprise de production de soie Cellatex, Gérald Andrieu tente de se rassurer : « Il y a de la fierté derrière ces larmes dissimulées, de cette fierté ouvrière que je suis venu chercher avec ce voyage pour faire mentir ceux qui nous expliquent parfois que le peuple ne saurait être animé de si nobles sentiments. » En effet, elle a fait partie des « 153 de Givet » qui sont allés, pour maintenir leur usine, jusqu’à séquestrer les représentants des autorités, déverser de l’acide dans la Meuse, et menacer de tout faire sauter.

Maurad, le leader CGT de l’époque, se prononce quant à lui pour « la réinstauration des barrières douanières aux frontières de l’Europe », tout en dénonçant, lucide, « le dumping social à l’intérieur même de la zone euro. » Il prône alors une « harmonisation sociale et fiscale de l’Europe. » Seul moyen, semble-t-il, de protéger notre économie. À Givet, c’est Jean-Luc Mélenchon qui est arrivé en tête du premier tour, avec 29,62%, devant Marine Le Pen avec 24,23%, et Emmanuel Macron, avec 17,94%. Il est pourtant rare, dans cette France-là, que la leader du Front national n’arrive pas en tête du premier tour.

À Fesches-le-Châtel, la fermeture prochaine du bureau de poste entraîne une réflexion sur la lente disparition des services publics. Et de surcroit, celle de la poste, qui tient un rôle symbolique sur le territoire national, puisqu’elle « vous relie au monde », qu’elle incarne partout la présence de l’État et que, pour toutes ces raisons, elle est « ancrée dans la mémoire collective des Français. » L’auteur – une fois n’est pas coutume – reprend une note de l’Ifop de 2016, portant sur les européennes de 2014, selon laquelle le vote FN est favorisé par l’absence d’une poste. Elle révèle jusqu’à 3,4 points de différence entre une commune possédant un bureau de poste et une qui n’en dispose pas.

Extrait de la note de l’Ifop, sur le vote FN aux européennes de 2014, en fonction de la présence de services.

Faisant écho aux thèses de Christophe Guilluy sur la France périphérique, abandonnée par les pouvoirs publics, cette fermeture signe dans leur esprit « le déclassement de leur commune. Et le leur, par ricochet. » Et comme pour donner raison à cette analyse, les résultats électoraux, rapportés laconiquement, tombent tel un couperet : au premier tour, Marine Le Pen arrive très largement en tête, avec plus de 41% des voix, suivie de Jean-Luc Mélenchon et de François Fillon, obtenant respectivement tenant 16,8 et 14,6%. Au second tour, elle y recueille même 57,56% des voix.

 

 

La faute à l’UE ?

Frontière oblige, l’Union européenne – et à travers elle notamment les accords de Schengen – est un sujet central de cet ouvrage, tel un spectre qui hante chaque page. Et lorsque l’on en parle, c’est rarement en bien, dans « cette France qui a du mal à voir les bienfaits de l’UE et d’une économie débridée, cette France du « non » au référendum de 2005, assommée et bâillonnée trois ans plus tard par le traité de Lisbonne. »

À Hussigny-Godbrange, à la frontière avec le Luxembourg, « tout l’emploi – et la vie qui va avec – s’est fait la malle à une poignée de kilomètres de là, au Luxembourg ». Chaque jour, 15 à 20 emplois y sont créés. C’est même le premier employeur de Nancy ! Ici, à Hussigny, 80% des actifs y travaillent. Ces frontaliers, qui font la navette tous les jours, sont plus de 360 000 en France. Ce qui constitue un véritable problème pour les recettes des communes, reléguées au rang de « tristes communes-dortoirs », avec des besoins de services publics pourtant non-négligeables.

C’est l’occasion pour l’auteur d’évoquer le monde liquéfié décrit par Zygmunt Bauman, société sans plus aucun repère fixe, menée par les valeurs de mouvement et de flexibilité, « débarrassée de ce qui pourrait constituer un obstacle au commerce et au bonheur, comme les États-nations. » Un poil dystopique, et qui n’est pas pour rassurer cette France en mal de repères.

De même, à Modane, ce sont plus de 1 500 emplois qui ont été détruits, directement ou indirectement à cause de Schengen, provoquant chez de nombreux habitants, comme Claudine, « un regret non pas de la frontière, mais de l’économie de la frontière. »

Mais sur l’Union européenne, ce sont encore les agriculteurs qui semblent les plus véhéments. César, éleveur de vaches, est « pour l’Europe, pour l’harmonisation, mais si l’Europe, c’est ça, ça ne [lui] pose pas de problèmes de la quitter. » Même son de cloche chez Eric, encarté à la Confédération paysanne, qui accuse : « Cette UE, elle nous a flingués […] L’Europe nous a donné une monnaie unique avec une inflation considérable, mais aussi des normes draconiennes. » Une équation devenue insupportable pour ces petits agriculteurs.

 

Un divorce définitif avec la gauche ?

Cette situation illustre également le divorce entre la gauche et les classes populaires. Une mutation des forces de gauche qui permettrait d’expliquer en partie la fuite d’anciens électeurs de gauche vers le FN ? Peut-être, en partie du moins. La ville de Fourmies est elle aussi marquée par un vote FN élevé, et ce, malgré un paradoxe apparent : « Le FN n’a pas d’assise locale. Aucun Fourmisien ne se revendique militant frontiste », selon Jean-Yves Thiébaut, secrétaire de la cellule locale du PCF.

Nostalgique de la campagne du « Non » de gauche en 2005, il regrette le fait que vis-à-vis de ces Français, « la gauche n’est plus audible. […] Il faudrait par exemple éclaircir notre position sur l’Union européenne. Ce n’est pas de cette Europe que nous voulons. Mais la changer de l’intérieur, on l’a vu, c’est impossible… » Au premier tour, Marine Le Pen y arrive en tête avec 37,28%, suivie par Jean-Luc Mélenchon avec 20,49%, et Emmanuel Macron, avec seulement 16,82%. Au second tour, elle obtient 55,72%.

Gérald Andrieu se trouve à Saint-Laurent-en-Grandvaux lors des primaires citoyennes de la gauche – qui n’ont attiré qu’une petite centaine de votants sur 4500 inscrits. Une retraité de l’éducation nationale lui avoue : « Je n’ai pas choisi Hamon en pensant qu’il pourrait remporter la présidentielle. J’ai voté pour lui pour l’avenir du PS. Enfin, si le PS a un avenir … » Au fond, elle aussi est réticente au revenu universel. Et selon l’auteur, il en va de même pour le reste de cette France périphérique, qui « attend d’un dirigeant politique non pas qu’il prophétise et accepte une future disparition du travail, qu’il renonce en définitive, mais qu’il propose au contraire des pistes pour lutter contre son absence bien réelle aujourd’hui, le temps partiel subi, la mobilité imposée, etc. Et surtout que ce travail permette de vivre dignement, ici et maintenant. »

Comment mieux illustrer la déconnexion entre la gauche sauce Terra Nova qui a acté la fin du travail et de la classe ouvrière, et cette valorisation du travail dans les classes populaires ? S’en suit une analyse de la chute du PS, qui accuse notamment le tournant de 1983 à partir duquel la gauche cesse de défendre les classes populaires, et concentre son discours sur la défense des minorités, entraînant une promotion du « chacun » plutôt que du « commun ».

Jean-Marie, élu communiste d’Hussigny, voit dans le vote FN une réponse désespérée à la déstructuration du cadre de vie, et à l’aspect factice du clivage gauche/droite. « Beaucoup d’ouvriers votent maintenant FN. Au début, j’avais du mal à croire que d’anciens électeurs de gauche soient passés au Front national. Mais ils nous le disent : “Aux élections locales, pas de problèmes, on vote pour vous. Mais pour le reste … » Leur argumentaire est simple : « On a essayé la gauche. On a essayé la droite. Pourquoi pas eux ?“ » Lui va voter Mélenchon, même si les querelles entre le leader de la France insoumise et ceux du PCF l’agacent. Dans la commune limitrophe du Luxembourg, son candidat est tout de même arrivé assez largement en tête, avec 34,83% des voix, devant Le Pen et Macron, respectivement à 22,17% et 21,31%.

 

Une frontière invisible mais hermétique : la Macronie

Finalement, Gérald Andrieu a bel et bien rencontré une frontière : à son retour à Paris, il a eu « l’impression d’en franchir une et de pénétrer dans un autre pays qui n’existait pas à peine cinq mois auparavant : la Macronie. » Une frontière dont les gardes n’étaient autres que ses confrères, qui lui demandaient ce que les habitants de la France périphérique pensaient de Macron. « Ils auraient aimé que les Français l’adorent ou qu’ils le détestent. Mais ils ne comprenaient pas ce désintérêt. »

A priori, l’une des causes de ce rejet vient du fait que ces Français « n’attendent pas que leur pays se change en une start-up nation avec à sa tête un supermanager dopé à la pensée positive. »

« Macron en appelle à l’optimisme ? Une bonne part des Français rencontrés ont beau regarder autour d’eux, ils voient toujours aussi peu de raisons d’espérer, et ne comptent pas se convertir à la méthode Coué […] Macron est un européiste convaincu ? Il lui reste à être convaincant car ils ont souvent le sentiment d’être réduits au rang de chair à canon d’une guerre industrielle, commerciale et financière dont l’Europe actuelle ne les préserve pas ou, pire encore, qu’elle encourage. »

Face au projet du candidat d’En Marche !, ils semblent aspirer à davantage de « protection et de pérennité. Que l’on mette enfin des freins à ce monde engagé dans ce qu’ils considèrent être une “marche forcée“ ou une “marche folle“. »

Les Français que Gérald Andrieu a rencontrés sont toutefois lucides sur ce qui mine la situation économique et sociale en France et dans le monde. Ils pointent du doigt « la recherche du profit et l’obsession du court-termisme qui détruisent tout, les valeurs et les repères d’hier qu’ils regrettent de voir peu à peu abandonnés. », mais aussi la tendance des hommes politiques à préférer leurs intérêts personnels à l’intérêt général, en pleine affaire Fillon.

Et avec le faible engouement de ces Français pour le candidat élu le 7 mai dernier, avec une si faible base sociale, « on a atteint le stade ultime de la politique hors-sol. »

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Capture d’écran youtube : https://www.youtube.com/watch?v=GJsjc-ZlvKk

Couverture du Peuple de la frontière, Ed. du Cerf, https://www.editionsducerf.fr/librairie/livre/18188/le-peuple-de-la-frontiere

Vidéo de l’INA sur les Cellatex, http://www.ina.fr/video/CAB00038108

Le populisme démocratique à l’épreuve de l’immigration

Crédit Photo :
Bateau de migrants qui traversent la méditerranée

Ecrit par Mario Rossi et paru initialement le 23 juin 2017 dans la revue italienne Senso Comune. Nous avons décidé de reproduire cet article afin d’offrir à nos lecteurs un point de vue étranger, qui peut être raffraichissant, sur une question qui fait débat. La traduction a été réalisée par Astrée Questiaux.


À l’occasion des dernières élections présidentielles françaises, le mouvement « La France Insoumise » dirigé par Jean-Luc Mélenchon a fait grand bruit, pour avoir brisé, l’un après l’autre, de nombreux tabous de la gauche traditionnelle. L’immigration n’a pas fait exception. Mélenchon a sans cesse affirmé vouloir intervenir sur les causes des phénomènes migratoires : guerres, famines, changements climatiques. Mais ce n’est pas tout : il a également franchi le Rubicon au sujet des frontières. Bien que rappelant le devoir de solidarité à l’égard des demandeurs d’asile, il a toutefois soutenu l’idée que la France ne peut plus se permettre d’accueillir ceux qui arrivent à la recherche d’un travail, qu’on appelle les “migrants économiques”. Cela marque un changement radical, non seulement par rapport au reste de la sphère progressiste – qui en effet n’a pas lésiné sur les attaques à son encontre – mais aussi par rapport à la position de Mélenchon lui-même, il y a cinq ans, lorsqu’il était candidat à la présidentielle pour le “Front de Gauche”.

Chiffres en mains, ce choix parait hautement symbolique : en France, en 2016, les permis de séjour accordés pour des raisons économiques ont représenté moins d’un dixième du total des permis de séjour délivrés. Ce simple constat concernant les affaires de nos voisins transalpins offre l’occasion d’une réflexion plus large sur la position que peut prendre un populisme démocratique vis-à-vis de l’immigration.

La distinction entre un populisme réactionnaire et un populisme progressiste passe véritablement par là. Certains politologues ont justement élaboré les concepts de populisme exclusif et inclusif pour souligner la souplesse du “peuple”, comme signifiant vide. Dans le premier cas, on aura recours au chauvinisme dans le souci de présenter l’étranger comme une menace contre la souveraineté. En revanche, un peuple construit de façon inclusive tournera son regard vers le haut pour identifier son ennemi : les élites et leur cupidité. L’immigration, dans ce second cas, est diluée dans une solution discursive plus large, qui en empêche la politisation.

De nombreux mouvements populistes ont fait leur beurre sur l’attaque contre les étrangers et la peur de la diversité. En Italie comme ailleurs, une partie importante des classes populaires affiche son soutien à des politiques qui font de la fermeture des frontières leur cheval de bataille. Les forces de la réaction mettent ainsi la gauche traditionnelle dos au mur. Ils parviennent à remporter leurs batailles rhétoriques en dépeignant leurs adversaires comme des élites centrées sur leur propre bien-être, des “bobos moralisateurs”, qui restent sourds aux cris de mécontentement qui surgissent du plus profond de la société. De son côté, la gauche se limite souvent à encaisser, ou à suivre la droite sur son terrain de jeu. Comment sortir de cette impasse ? Comment répondre de nouveau au besoin de protection sans céder aux discours d’exclusion ? Il est nécessaire de regarder le problème en face, au lieu de l’ignorer. Cela implique le fait de ne pas faire l’impasse sur une confrontation honnête, peut-être dérangeante, avec les questions les plus complexes liées aux flux migratoires. Je proposerai ici une très brève analyse de deux aspects décisifs, parmi tant d’autres.

Un premier thème est celui du travail. Pour revenir au cas français, le Front National obtient de très bons scores même dans les endroits où il est difficile de croiser un étranger – ce qui prouve à quel point les discours politiques exercent un fort pouvoir. Ces mêmes endroits ont d’autre part souvent fait l’expérience d’un délitement du tissu industriel, et par conséquent du tissu social. Si je pense à l’Italie, qui est elle aussi constellée de zones similaires, il convient d’inverser la base de ce discours, en donnant un visage aux véritables responsables des processus de désindustrialisation : les hommes politiques qui ont opté pour des politiques industrielles allant à l’encontre de l’intérêt national, à l’instar des grandes multinationales qui s’enrichissent sans réellement payer d’impôts.

Deuxièmement, la référence abusive à la dégradation des périphéries urbaines porte en elle une véritable urgence. La mondialisation, paradoxalement, a des conséquences plus destructrices dans des zones bien délimitées. Les personnes ont petit à petit abandonné les centres-villes ou les campagnes, pour s’en aller peupler des lieux devenus bien souvent inhospitaliers. C’est là que peut surgir plus facilement un combat matériel chez les citoyens ordinaires : pour la maison, l’école, les hôpitaux. En un mot, pour la protection sociale. Les derniers arrivants, dans de tels contextes, sont parfois perçus comme des bénéficiaires illégitimes du système . Ici aussi, il est fondamental de rebattre les cartes de manière radicale : l’explosion des inégalités est le fruit de choix politiques qui visent à drainer les richesses vers le haut. Il est nécessaire d’agir à contre-courant, en rendant les systèmes locaux de protection sociale plus altruïstes, équitables et ouverts. La lutte contre les inégalités, ainsi que contre le racisme, passe également par là.

Notre boussole est celle de la solidarité et de l’internationalisme. Bien que l’histoire de l’émancipation du peuple ait parfois choisi la fermeture au détriment de l’accueil, c’est à la logique inclusive que nous devons faire appel pour articuler notre identité. Les décès quotidiens en Méditerranée remettent en question notre sens même d’humanité, et nous ne pouvons pas céder d’un pouce sur cela. Bien que l’hostilité et le scepticisme soient palpables chez de nombreuses personnes, la fraternité entre les peuples s’appuie sur certains éléments du sens commun à caractère transversal présents dans la culture italienne, dans ses composantes tant laïques que religieuses. C’est de cela qu’il faut partir.

Crédit Photo : http://www.senso-comune.it/raffaele-bazurli/populismo-democratico-alla-prova-dellimmigrazione/

L’Allemagne est le pays le plus souverainiste d’Europe – Entretien avec Coralie Delaume

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Coralie Delaume est essayiste, co-auteur de La fin de l’Union européenne (Michalon, 2017) et animatrice du site L’arène nue.

Coralie Delaume est essayiste, co-auteur de La fin de l’Union européenne (Michalon, 2017) et animatrice du site L’arène nue où elle aborde régulièrement les problématiques liées à l’Allemagne.

 

Commençons par le fait marquant de l’élection. La CDU réalise son pire score depuis 1949. Le SPD tombe à 20%. Comment expliquer que leur « modèle », si parfait nous dit-on, déplaise tant aux Allemands ?

Je ne sais pas si c’est le « modèle » qui leur déplaît, ou la crainte que celui-ci ne finisse par être détruit qui les a mobilisés. Je pense qu’il y a des deux et que c’est difficile à démêler.

Le « modèle » ne convient sans doute plus à l’électorat de gauche, celui qui aurait dû voter SPD. On le sait, le pays est très inégalitaire. Il compte un nombre record de travailleurs pauvres, de personnes contraintes de cumuler plusieurs emplois, de salariés – surtout des femmes – contraints au temps partiel subi, etc. Par ailleurs, l’Allemagne souffre de sous-investissement chronique en raison d’une préférence marquée pour l’austérité budgétaire, et certaines infrastructures (routes, ponts) sont en piteux état. De nombreux articles sont récemment parus dans la presse française sur ces questions et c’est une très bonne chose. Il est temps qu’on atterisse et que l’on sorte de la fascination longtemps exercée par le « modèle allemand ». Le Monde lui même a fini par se réveiller avec un papier sur « L’envers du miracle allemand » paru au lendemain du scrutin.

Une partie de l’électorat social-démocrate s’est donc détournée du SPD, qui gouvernait main dans la main avec la droite depuis quatre ans, et n’a absolument rien fait pour infléchir la trajectoire. Ayant appartenu à la « Grande coalition » dirigée par Angela Merkel, le parti social-démocrate n’apparaît plus comme une alternative. D’où son score piteux et son choix d’aller se refaire une santé dans l’opposition, non sans avoir pris soin de placer à la tête de son groupe au Bundestag une représentante de l’aile gauche du parti, Andrea Nahles, ce qui semble indiquer une prise de conscience quant aux raisons de l’échec.

Mais si les électeurs de gauche ont jugé le SPD insuffisamment à gauche, les électeurs de droite ont vraisemblablement jugé, eux aussi, le bilan de la CDU insuffisamment à droite. Eux sont satisfaits du « modèle allemand » excédentaire, austéritaire, idéal pour préserver l’épargne d’une population qui vieillit.  Ils ne veulent en aucun cas partager les fruits de la politique actuelle avec les autres pays européens, souvent jugés dispendieux. D’où une dimension « souverainiste » marquée dans le vote de droite, qu’il s’agisse du vote AfD, ou du vote FDP. Les libéraux allemands du FDP, avec lesquels Merkel va devoir négocier (ainsi qu’avec les Verts) pour former une coalition, sont en effets devenus des souverainistes ombrageux. Ils ne veulent en aucun cas que l’Europe se transforme en « union de transferts », et militent pour que les pays déficitaires soient mis au ban de la zone euro.

L’autre fait majeur de cette élection, c’est la percée de l’AfD qui se situe à 13%. Elle a repris un million d’électeurs à la CDU. Pourtant, l’AfD reste un parti libéral. Pourquoi cette percée dans une Allemagne fracturée par les inégalités ?

Pour la même raison que je viens de donner concernant le FDP : c’est un vote de droite qui juge la CDU insuffisamment à droite. Je pense d’ailleurs qu’il faut regarder le phénomène AfD et FDP avec les mêmes lunettes. Car le second est la version fréquentable et propre sur elle de la première. En Allemagne, les partis les plus souverainistes sont extrêmement libéraux. C’est une particularité logique. Elle tient à la position de pays excédentaire de la République fédérale, à sa situation de créancier des autres pays européens.

L’autre raison pour laquelle l’AfD a fait un très bon score est évidemment l’importance prise par la question migratoire pendant la campagne. Et pour cause ! L’Allemagne, dont le solde migratoire était négatif jusqu’en 2010, a accueilli près de trois millions et demi de personnes en cinq ans (2011-2016), dont plus d’un million sur la seule année 2015, celle de la « crise des migrants ».

Ces immigrés ont d’abord été des Européens, dont l’installation en Allemagne a été favorisée par le principe de la libre circulation des personnes dans le Marché unique et qui, pour les ressortissants des pays d’Europe du Sud, se sont décidés à quitter leur pays en raison du chômage. La République fédérale, qui investit peu dans son propre avenir, aime en effet à ponctionner la main d’œuvre qualifiée disponible chez ses voisins.

Aux flux intra-européens se sont ensuite ajoutés les « migrants », auxquels Angela Merkel a ouvert les bras sans restriction en 2015 pour des raisons ambivalentes, que le sociologue Wolfgang Streeck décrit dans Le Débat comme nées d’un désir conjoint d’expier la « crise grecque » et de fournir des travailleurs bon marché au patronat du pays : « il appartiendra aux historiens d’expliquer les mobiles qui se cachent derrière l’ouverture des frontières allemandes à la fin de l’été 2015. Il semble y a voir eu un désir de détourner l’attention du massacre du gouvernement grec Syriza inspiré par l’Allemagne et de regagner une certaine hauteur morale (…) [En même temps] l’économie allemande souffrait d’une pénurie chronique de main d’œuvre avec la crainte, au sein du patronat, que des goulets d’étranglement ne fassent monter les salaires ». Les motivations d’Angela Merkel furent donc probablement multiples. En tout état de cause, une société ne peut absorber un tel choc démographique en un temps aussi court sans en être profondément secouée.

Die Linke peine à dépasser la barre des 10%. Le parti est divisé entre la ligne de Sarah Wagenknecht et celle de son aile modérée. Die Linke est marginalisé par une sociale-démocratie et des Verts alignés sur la CDU, et semble dans une impasse stratégique. Comment expliquer l’échec du Front de Gauche allemand ?

D’abord, dans le contexte allemand, je pense que le vieillissement de la population joue un rôle. Il n’est pas illogique que le « dégagisme » d’une population âgée se traduise par un vote protestataire de droite, davantage que par un vote révolutionnaire de gauche. En plus, les Linke n’apparaissent pas forcément toujours comme une force nouvelle, puisqu’ils exercent actuellement le pouvoir en Thuringe (où il dirigent une coalition « rouge-rouge-verte »), et dans le Brandebourg (au sein d’une coalition dirigée par le SPD).

Ensuite, je pense que Die Linke partage les mêmes difficultés que d’autres partis de gauche en Europe. D’une part, nombre de formations de gauche « radicale » investissent la seule question sociale, ce qui ne fait souvent que les positionner à la gauche de la social-démocratie et ne suffit pas à leur conférer un vrai statut de force alternative. Leur logiciel peut apparaître comme insuffisant au regard des questions soulevées par la mondialisation. Les électeurs potentiels des « gauches alternatives » attendent probablement un discours protecteur plus global que celui – même s’il est juste – sur les inégalités. Même leur vision de l’économie – pourtant leur point fort – relève parfois plus d’une dénonciation de l’ordre établi que de la formulation de véritable propositions. Comme le dit ici Aurélien Bernier, « la gauche radicale passe trop de temps à contrecarrer [le] modèle actuel et pas assez à promouvoir le sien (…) Quel est le modèle alternatif ? Leur contre-projet est un nouveau keynésianisme mais est-ce suffisant ? Peut-on revenir à un système de régulation de la mondialisation sans passer par des nationalisations massives, ni un protectionnisme assumé ? ». Bref, il reste à Die Linke comme à d’autres (de la France insoumise à Podemos) à formuler un projet global, qui soit à la hauteur des enjeux du moment.

Une alliance de la CDU d’Angela Merkel avec le FDP, de retour au Parlement, semble se profiler. Est-ce que cela ne condamne pas les velléités fédéralistes d’E.Macron et toute idée de réconciliation entre l’Allemagne et les pays du Sud ? Un autre résultat aurait-il changé la donné de ce point de vue ?

La coalition future (si elle voit le jour) sera une coalition tripartite, avec le FDP certes, mais également avec les Verts. Elle sera difficile à former, et rien que cela contrarie les plans d’Emmanuel Macron. Tant qu’il n’y a pas de gouvernement définitif en Allemagne, on ne peut pas faire grand chose en Europe. Or ce sera long tant sont grandes les divergences de vues entre les partis concernés.

Pour répondre à votre question, il est évident que la présence du FDP dans la coalition va jouer à plein. Le chef de ce parti, Christian Lindner, a d’ailleurs déclaré que les projets d’union de transfert portés par le Président français étaient pour lui une « ligne rouge ». «Un budget de la zone euro – M. Macron parle de plusieurs points de PIB et cela représenterait plus de 60 milliards d’euros pour l’Allemagne – où l’argent atterrirait en France pour les dépenses publiques ou en Italie pour réparer les erreurs de Berlusconi, serait impensable pour nous et représenterait une ligne rouge», a-t-il dit en substance. Les choses pourraient même aller plus loin qu’un simple refus des propositions d’Emmanuel Macron, et l’on pourrait s’orienter vers l’expression d’une volonté de « rigidifier » la gestion actuelle de la zone euro. Lindner a en effet invité Mario Draghi à « corriger » la politique monétaire de la Banque centrale européenne, jugée elle aussi trop souple, trop généreuse. Notons que les Libéraux briguent actuellement le ministère allemand des Finances. Or celui-ci se libère puisque Wolfgang Schäuble va diriger le Bundestag.

Il faut ajouter que le statut de premier parti d’opposition conquis de l’AfD va contribuer à droitiser le paysage politique du pays. L’AfD est un parti anti-immigration, libéral et eurosceptique. Si son discours porte principalement, désormais, sur les questions identitaires, cette formation s’est originellement constituée autour de l’économiste Bernd Lucke, et en tant que parti anti-euro. Or la CSU bavaroise et une partie de la CDU sont furieuses de s’être laissées dépasser à droite. Elles vont se raidir, que ce soit sur les sujets identitaires ou sur la question de l’euro.

En Europe de l’Est, on constate une montée des discours hostiles à l’UE et à l’Allemagne. C’est le cas en Pologne, en Hongrie et en Slovaquie. Peut-on assister à des changements géopolitiques dans une zone jusque-là cantonnée à un rôle d’Hinterland allemand ?

Les discours hostiles à l’UE, l’eurodivergence, les tensions centrifuges, sont à l’œuvre dans tous les États membres. Ce mélange d’identitarisme et de souverainisme que l’on appelle « populisme » par commodité progresse partout, y compris chez les gagnants de l’intégration européenne comme l’Allemagne. Les Pays d’Europe centrale et orientale sont spécialement touchés, et les gouvernements polonais ou hongrois semblent plus frondeurs que la moyenne. Mais il est possible aussi que ce soit une façon pour eux de gérer une souveraineté limitée, qui l’a d’ailleurs presque toujours été. Comme vous le dites, ils forment « l’Hinterland » de la République fédérale. Leurs économies sont des bases arrières de l’espace productif allemand, et ils ne peuvent pas tout se permettre.

Pour autant, sans doute faut-il commencer à questionner la manière dont on ont été « réunies» les deux Europe après la chute du mur de Berlin. Quand on analyse le scrutin législatif allemand du 24 septembre et qu’on voit comment a voté l’ancienne Allemagne de l’Est (où l’AfD est désormais le second parti), quand on voit ce qui se passe dans les « pays de l’Est », on  s’interroge. Dans son livre intitulé Le second Anschluss, le sociologue italien Vladimiro Giacché qualifie « d’annexion » la manière dont l’ex-RDA a été incluse dans « la famille occidentale », et décrit un processus particulièrement brutal, tant économiquement que politiquement. Quant à Emmanuel Todd, il note dans son tout dernier livre : « le système médiatique européen s’inquiète de la montée des forces conservatrices et xénophobes en Pologne et en Hongrie, de la persistance de la corruption en Roumanie et en Bulgarie, mais il se refuse à analyser, jour après jour, le processus de destruction sociale et humaine qu’a amorcé pour ces nations l’intégration à l’Union (…). La cruelle réalité est que loin d’être de nouveaux eldorados, la Pologne, la Hongrie et les autres pays sont les lieux d’une angoisse fondamentale face à l’avenir ». Nous en sommes là.

 

Crédits photo : Margot l’hermite

Quelles perspectives pour Die Linke?

Oskar Lafontaine, fondateur de Die Linke. ©Dirk Vorderstraße. Licence : Creative Commons Attribution 2.0 Generic license.

L’Allemagne semble sur un nuage : la croissance économique reste forte, les protestations de l’extrême-droite ont baissé en intensité et la chancelière Merkel semble avoir déjà obtenu un quatrième mandat à l’heure où le dégagisme fait des siennes sur tout le continent. Autre particularité : alors que la gauche radicale a le vent en poupe depuis quelques années, Die Linke semble progresser très lentement et sans enthousiasme, alors que le contexte social est tout aussi insupportable qu’ailleurs. D’où vient cette stagnation et comment y remédier?

Le 24 Septembre auront lieu, comme tous les 4 ans, des élections renouvelant la totalité du Bundestag, le parlement fédéral allemand. La chancelière Angela Merkel, dont le parti chrétien-démocrate est donné grand favori, a de fortes chances d’obtenir un quatrième mandat. Elle a pour adversaire principal le SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands, le parti social-démocrate) avec qui elle a pourtant gouverné le pays durant les quatre dernières années. Les sociaux-démocrates ont bien quelque peu tenté de se positionner en alternative à leur allié de gouvernement en préférant l’ancien président du Parlement Européen Martin Schulz (qui dirigeait l’institution en coalition avec le Parti Populaire Européen, groupe parlementaire de la droite) au terne vice-chancelier de la coalition Sigmar Gabriel, mais sans grand succès. L’accession de celui-ci à la chancellerie, sur laquelle Benoît Hamon basait ses plans de refonte des traités européens, est plus que compromise.

Décrit avec précision comme un “produit médiatique” par le Monde Diplomatique, Martin Schulz a mené une campagne basée au départ sur des revendications sociales peu crédibles au regard de son parcours, avant de ne laisser dépasser que de légères différences entre son programme et celui de la CDU-CSU (“Die Union”, le parti d’Angela Merkel). Étonnamment, sans doute en raison de la meilleure santé économique du pays – bien qu’elle occulte une précarité omniprésente et d’importantes disparités entre l’Est et l’Ouest – les sociaux-démocrates, acquis à la “troisième voie” centriste-libérale depuis les années Schröder (chancelier SPD de 1998 à 2003 ayant conduit les tristement célèbres réformes Hartz) semblent promis à un avenir moins morose que celui de nombre de leurs alter-egos européens. La capacité de Merkel à assécher leur programme durant les 4 dernières n’aura peut-être pas raison du plus vieux parti politique allemand cette année, mais le jeu de miroirs pratiqués par les deux principaux partis allemands indique une voie claire vers une lente marginalisation.

“Peu importe la composition finale du gouvernement, la tendance ordo-libérale devrait demeurer et les concessions au grand patronat allemand s’accentuer en présence du FDP au gouvernement.”

Quelque soit le résultat final, l’Allemagne sera, sauf surprise, gouvernée par un gouvernement de coalition étant donné que le système électoral d’outre-Rhin garantit une représentation à la proportionnelle de tous les partis réunissant plus de 5% des voix. Puisque la CDU-CSU exclut toute coalition avec l’AfD, nouveau parti de droite radicale qui avait manqué de peu la marche pour entrer au Bundestag en 2013, la chancelière devra chercher ses alliés auprès du très libéral FDP ou de Die Grünen (les Verts, parti écologiste). A moins – plus improbable – qu’elle ne décide de reconduire la Große Koalition. Peu importe la composition finale du gouvernement, la tendance ordo-libérale devrait demeurer et les concessions au grand patronat allemand s’accentuer en cas de présence du FDP au gouvernement. Suite aux excédents budgétaires fédéraux records, une baisse d’impôts est notamment envisagée.

Face à ce paysage politique éclaté et très largement dominé par la droite conservatrice, et malgré l’omniprésence de la précarité et une certaine lassitude des Allemands à l’égard de leur chancelière, le parti de gauche radicale Die Linke, né en 2007 de la fusion d’anciens communistes et de frondeurs du SPD, semble stagner dans les sondages et peine à élargir son électorat. L’élan trouble-fête initial de la fin des années 2000 et la position de troisième force au Bundestag tenue depuis 2013 sont loin derrière. Les sondages, malgré bon nombre de limites, prévoient un score aux environs de 10%, une maigre progression par rapport aux dernières élections alors que la gauche radicale a le vent en poupe sur le reste du continent. Les raisons en sont multiples, mais il semble clair que de nombreux chantiers théoriques et stratégiques vont devoir s’ouvrir dans ce parti au terme des élections de cette année.

La centralité de la question migratoire

L’un des thèmes qui a dominé la campagne électorale, contribuant assez largement à la domination sans partage de la scène politique allemande par Angela Merkel, est celui de l’accueil des réfugiés. Le pays en a accueilli plus d’un million dans la seule année 2015 et les protestations d’une partie de la population allemande, notamment le fait du groupe Pegida, ont été nombreuses. Angela Merkel a su utiliser avec succès cet accueil pour mettre en avant la dimension humaniste qu’il comprend, avant d’en restreindre très largement le flot à travers un accord avec la Turquie. Cela lui a permis de satisfaire les exigences de son allié bavarois la CSU et d’éviter une fuite trop importante des électeurs a sa droite en faveur de l’AfD. Jusqu’ici, cette stratégie de triangulation, consistant à récupérer une demande politique de l’adversaire, a fonctionné à merveille en sa faveur, de la même manière que la mise en place d’un salaire minimum, revendiqué depuis longtemps par le SPD et Die Linke.

Le parti de la gauche radicale ne traverse pas ce contexte de la même manière : les prises de position de Sahra Wagenknecht, tête de liste de Die Linke, ont donné naissance a de longs débats et a une importante contestation au sein de son parti. Il est fort probable que ses orientations soient étrillées et présentées comme les raisons d’une mauvaise performance électorale une fois les résultats connus. Bien que le parlementarisme allemand cède moins à la personnalisation de la politique qu’en France, et que le parti, tout comme les Verts et l’AfD, présente deux têtes d’affiche, Sahra Wagenknecht en est de loin la représentante la plus connue.

En effet, à la suite des viols durant les célébrations du Nouvel An à Cologne, la candidate a appelé à la déportation, de manière individuelle, des réfugiés reconnus coupables de crimes, à renforcer les effectifs de police mis à mal par l’austérité budgétaire permanente et à limiter le nombre de réfugiés accueillis. Ce faisant, Wagenknecht est allée à l’encontre de la tradition humaniste et antiraciste de son parti. Si le programme de Die Linke conserve les traits classiques de la gauche radicale – accroissement de l’aide au développement, interdiction des exportations d’armes allemandes vers les pays en développement, critique des interventions armées occidentales et des impacts du libre-échange sur les populations vulnérables… -, il est indéniable que la position du parti sur cette question est devenue beaucoup plus opaque.

L’idée que les immigrés servent en général de main-d’oeuvre bon marché au patronat allemand et que leur exploitation fait d’eux une population clé pour les propositions socio-économiques du parti fait consensus. Toutefois, le parti doit aussi prendre en compte l’inquiétude grandissante des Allemands concernant la sécurité de leurs emplois, remise en question par l’arrivée d’une nouvelle armée de réserve, et l’exaspération quant au coût de cet accueil alors que l’Etat-providence a été constamment fragilisé depuis une quinzaine d’années. Ce problème d’articulation des demandes de différents pans de la société est particulièrement présent à l’Est où l’assise électorale de Die Linke et de l’AfD est plus forte qu’ailleurs et a mené le parti à une forme de tergiversation sur la question. Ces débats font d’ailleurs écho à ceux d’autres formations de gauche radicale en Europe, cherchant à articuler de la meilleure manière l’antiracisme et l’utopie d’un monde sans frontières avec la complexité de la réalité. Pour les intéressés, voici les arguments des soutiens de ce choix discursif et ceux de ses adversaires.

“Si le programme de Die Linke conserve les traits classiques de la gauche radicale, il est indéniable que la position du parti sur la question migratoire est devenue beaucoup plus opaque.”

Pour ne rien arranger, les prises de positions de Wagenknecht et de son conjoint Oskar Lafontaine, ancienne figure du SPD, ministre des finances de Gerhärd Schröder durant à peine quatre mois et membre fondateur de Die Linke, ont fait le jeu des médias hostiles, trop heureux d’exagérer les divisions et de torpiller Wagenknecht, mais aussi de ses adversaires de “l’aile droite” de Die Linke. Les dirigeants de la région de Thuringe, land gouverné par Die Linke en coalition “rouge-rouge-vert” avec le SPD et Die Grünen, et qui n’hésite pas à participer aux déportations d’immigrés organisées par le gouvernement fédéral, sont portant peu exemplaires sur la question. Quant à “l’aile gauche” de Die Linke, à l’exception de son soutien à Sahra Wagenknecht, elle semble avoir manqué de stratégie claire depuis plusieurs années, d’après le récit de Loren Balhorn, membre berlinois de Die Linke et contributeur de Jacobin Magazine sur les thématiques allemandes. Ces chamailleries internes ne sont pas nouvelles dans un parti-cartel, mais elles tombent sans doute au pire moment, en aspirant l’énergie et la bonne volonté des militants dans des débats peu constructifs tant cette question est sujette au règne de l’émotion, au détriment des actions de campagne et des mobilisations. 

Dès sa fondation, Die Linke a en effet hérité de plusieurs décennies de cultures politiques différentes : anciens communistes d’Allemagne de l’Est du défunt parti PDS, lui-même héritier du SED, le parti unique de la République Démocratique Allemande, militants des anciens groupuscules maoïstes et du parti communiste de l’Allemagne de l’Ouest – le stalinisme et le maoïsme n’étant que de lointaines affiliations partisanes abandonnées depuis par l’écrasante majorité des militants – et transfuges du SPD en désaccord avec la politique de troisième voie néolibérale choisie par celui-ci dans les années 2000. Cette addition des forces de gauche, proche de l’ancien Front de Gauche, de Syriza en Grèce ou de Izquierda Unida en Espagne, était une réussite dans le contexte porteur de la naissance du parti en 2007 – réformes Hartz et Agenda 2010 mis en place par le SPD et mouvement pacifiste-antimilitariste suite à la participation à l’intervention occidentale en Afghanistan – mais les évolutions politiques des dernières années ont fait ressurgir des divisions.

Des orientations stratégiques a revoir ?

Le contexte politique n’est cependant pas la seule raison du creux de vague actuel, les choix stratégiques de Die Linke en sont également responsables. Suite à une percée lors des élections fédérales de 2009 et des autres élections tenues à la même période, Die Linke a en effet envoyé la majeure partie de ses militants dans les Landtage (les parlements des Länder) ou au Bundestag (le parlement fédéral, situé à Berlin) et s’est largement focalisé sur le travail parlementaire. S’en est suivi un désinvestissement de la sphère des mouvements sociaux et un éloignement vis à vis des citoyens : Loren Balhorn parle à ce sujet d’une “normalisation” qui rend le parti moins attractif aux yeux des déçus de la politique, dont l’AfD est la première à profiter. Néanmoins, celui-ci insiste sur le fait que l’apparition de Die Linke a offert un visage et une voie à la gauche radicale, mais aussi des ressources financières, matérielles et même intellectuelles via la fondation Rosa Luxemburg. Par ailleurs, le parti semble avoir pris la mesure de la nécessité de participer aux mouvements sociaux et de penser le parlement comme un miroir des confrontations et des débats de la société plutôt que comme le lieu central de l’action politique. L’initiative de Bernd Riexinger, coprésident du parti, et de Katja Kipping, figure du socialisme libertaire, dénommée “connective party”, vise à expérimenter cette stratégie “dedans-dehors” en s’intéressant en particulier aux précaires du milieu hospitalier et aux nouveaux mouvements sociaux des industries de services : fast-food, grands magasins, sécurité ou encore centres d’appels. En somme, les millions d’occupants de minis-jobs.

“Die Linke a envoyé la majeure partie de ses militants dans les Landtage ou au Bundestag et s’est largement focalisé sur le travail parlementaire. S’en est suivi un désinvestissement de la sphère des mouvements sociaux et un éloignement vis-à-vis des citoyens.”

Demeure cependant une question cruciale sur laquelle Die Linke n’a jamais été parfaitement clair : celle de la position à adopter vis-à-vis du SPD. En raison de ses scores limités et du proportionnalisme électoral allemand, Die Linke ne peut gouverner seul. Se montrer trop intransigeant sur ses demandes risque alors d’entraver les offres de coalition, d’enfermer Die Linke dans une opposition permanente et de décourager les électeurs de voter pour une force renonçant à l’exercice du pouvoir. Sauf à obtenir une très peu probable majorité de voix, Die Linke est donc condamné à former des coalitions lorsque des occasions intéressantes se présentent. Seuls deux partis ont suffisamment de poids politique et de proximité – parfois lointaine, tout de même – idéologique : Die Grünen et le SPD. Les scores des premiers sont similaires à ceux de Die Linke et ne permettent pas d’envisager une somme suffisante. Die Grünen a néanmoins suffisamment de malléabilité idéologique pour qu’on y trouve des anticapitalistes tout comme des néolibéraux, ce qui laisse un certain espace pour coopérer.

Difficile d’en dire autant du SPD, qui a abandonné le marxisme depuis le congrès de Bad-Godesberg en 1959, mis en place des mesures libérales très controversées sous Schröder et participé à deux grandes coalitions avec la CDU-CSU de Merkel (2005-2009 et 2013-2017). Toutefois, le SPD gouverne en coalition avec Die Linke en Thuringe, au Brandebourg et à Berlin. En raison de sa structure complexe faite de nombreux courants, Die Linke est régulièrement divisé sur la position à adopter vis-à-vis de du SPD : le Forum Socialisme Démocratique (Forum Demokratischer Sozialismus) et le Réseau de la Gauche Réformiste (Netzwerk Reformlinke) sont favorables à des alliances alors que d’autres courants les rejettent. La Gauche Anticapitaliste (Antikapitalistische Linke) à laquelle appartient Sahra Wagenknecht demande quant à elle des garanties minimales telles qu’un moratoire sur les privatisations ou sur la baisse des dépenses sociales. Les premiers slogans de Die Linke “Richesse pour tous” et “plus la gauche est forte, plus le pays devient juste socialement”, en plus d’être creux, semblaient tendre une main au SPD pour peu que celui-ci veuille bien lâcher un peu de lest sur certaines questions. L’année 2017, marquée par l’accession à la tête du SPD de Martin Schulz, au discours plus critique vis-à-vis de l’Agenda 2010 que nombre de ses prédécesseurs mais apparaissant cependant prêt à gouverner avec Merkel, a une nouvelle fois fait ressurgir ces débats. Cette année, Die Linke s’oriente vraisemblablement à nouveau vers l’opposition.

Que changer ?

A l’aune de ce bilan en demi-teinte – résultats corrects et enracinement confirmé d’une force importante à la gauche du SPD mais errements stratégiques – Die Linke va sans doute devoir travailler en profondeur à rendre son message plus audible. Le programme est globalement complet et certains visages bien reconnus à l’échelle nationale, mais il est temps de refaçonner la communication du parti pour qu’il cesse enfin d’apparaître en marge de la centralité politique exercée par le SPD et l’union CDU-CSU. Die Linke ne peut mener une opposition institutionnelle permanente et attendre la bonne volonté d’un dirigeant du SPD pour pouvoir mettre en oeuvre ses propositions, le cas Schulz en est la démonstration irréfutable. Peut-être qu’une figure comparable à Jeremy Corbyn ou à Pedro Sánchez émergera et transformera le SPD, mais que se passera-t’il si ce n’est pas le cas? Et si cela prend cinq ou dix ans, durant lesquels la précarité et la pauvreté continueront d’augmenter en dehors des secteurs tournés vers l’exportation qui bénéficient des conventions collectives et de la cogestion avec les syndicats?

“Die Linke doit revendiquer la centralité du jeu politique, non pas sur un axe gauche-droite vidé de sa signification par les grandes coalitions, mais sur un clivage à créer entre le peuple victime de l’ordo-libéralisme et des élites politiques et économiques dont le programme se résume à la préservation du statu-quo.”

Le choix d’une structure de parti-cartel est évidemment critiquable mais en changer paraît compliqué, au moins à court-terme. La communication du parti, elle, peut être revue bien plus rapidement. Die Linke ne peut continuer à apparaître comme l’hémisphère gauche du SPD qui lui rappelle de temps en temps son passé glorieux de défense du prolétariat. Le parti doit revendiquer la centralité du jeu politique, non pas sur un axe gauche-droite vidé de sa signification par les grandes coalitions, mais sur un clivage à créer entre le peuple victime de l’ordo-libéralisme et des élites politiques et économiques dont le programme se résume à la préservation du statu-quo. En bref, un discours populiste similaire à ceux qui ont porté en quelques années la France Insoumise, Podemos, Jeremy Corbyn ou Bernie Sanders plus proches du pouvoir que n’importe quelle force de gauche radicale depuis 30 ans. Rien ne force non plus Die Linke à conférer à Die Grünen l’hégémonie des questions environnementales. Le scandale lié au diesel, la part toujours trop importante du charbon dans le mix énergétique, les grands projets inutiles comme le nouvel aéroport de Berlin ou le projet ferroviaire Stuttgart 21 suscitent une vague de contestation qui ne peut être ignorée. On entend pourtant trop peu Die Linke sur ces sujets.

Face au peu d’entrain que suscite des élections que l’on dit jouées d’avance et à une situation sociale qui ne s’améliore pas, la demande d’une alternative monte inexorablement. Elle ne tardera pas à éclater au grand jour lorsque la phase de prospérité actuelle montrera des signes de faiblesse et que la chancelière Merkel, exténuée par 4 années supplémentaires d’exercice du pouvoir, ne saura y répondre. Merkel a certes privé ses adversaires de revendications phares comme le salaire minimum, l’accueil de réfugiés et la sortie progressive du nucléaire, et elle devrait donc vaincre par K.O. dimanche. Mais sa probable victoire écrasante ne sera pas un triomphe : elle signera l’ajournement d’une politique alternative et une résignation à la meilleure situation possible dans le carcan austéritaire, anti-inflationniste, libéral et mondialisé qui règne en Europe. La nature ayant horreur du vide, si Die Linke ne renouvelle pas rapidement son discours et sa stratégie globale, l’AfD saura en profiter. La droite radicale devrait obtenir un score comparable à celui de Die Linke, en baisse par rapport à son boom des deux dernières années. Elle va pourtant faire son entrée au Bundestag. La stabilité apparente de la politique allemande cache sans doute un avenir beaucoup plus tumultueux.