La crise du bonapartisme post-soviétique et le conflit ukrainien

« Préoccupations sécuritaires », « autodétermination », « choix civilisationnel », « projet impérial », « impérialisme » ou « anti-impérialisme » : ces notions fleurissent depuis le commencement du conflit. La plupart des commentateurs, de gauche ou de droite, hostiles ou favorables à l’OTAN, évoquent « la Russie » comme un acteur monolithique, qui agirait pour défendre ses intérêts et sa vision du monde – que ce soit pour protéger ses frontières, dans un accès de paranoïa, ou pour réaliser un sinistre dessein expansionniste. Les dynamiques internes de la société russe sont laissées de côté. Comprendre la nature de la classe oligarchique russe, de son régime d’accumulation et de ses contradictions est pourtant riche d’enseignements quant aux raisons de l’invasion ukrainienne. Par Volodymyr Ischenko, chercheur à l’Université libre de Berlin et auteur de Towards the Abyss: Ukraine from Maidan to War (Verso, 2023). Traduction par Albane le Cabec [1].

Le débat portant sur les « intérêts » russes dans ce conflit est particulièrement pauvre. D’un côté, certains assimilent le positionnement de Vladimir Poutine à celui de la société russe, sans questionner les raisons de son insistance sur l’appartenance des Ukrainiens et des Russes à un peuple unique. D’autres tiennent au contraire ses déclarations pour systématiquement mensongères – ou simplement stratégiques -, et ne reflétant pas les « vrais » objectifs poursuivis en Ukraine.

À leur manière, ces deux postures jettent un écran de brouillard sur les motivations du Kremlin. Comprendre « ce que veut vraiment Poutine » requiert d’aller au-delà de quelques citations sélectionnées dans ses grands discours. Une analyse des intérêts financiers en jeu – fût-ce pour ensuite les rattacher à un discours – est autrement plus éclairante.

Le concept d’impérialisme a été brandi – souvent à tort et à travers -, y compris par certains analystes, marxistes, pour désigner les intérêts et la démarche du Kremlin. Le contexte post-soviétique diffère pourtant de celui où il a été théorisé, notamment par Lénine. Sa génération avait analysé l’impérialisme de sociétés capitalistes en voie d’expansion et de modernisation, tandis que les sociétés post-soviétiques connaissent des phases de crises, de dé-modernisation et de périphérisation : des différences de taille, qui exigent à tout le moins quelques précisions. 

En Russie, le rôle de l’État est plus important qu’ailleurs dans la reproduction de la classe dirigeante, en raison de la nature de la transformation post-soviétique.

Si l’on s’en tient au prisme « marxiste » classique, la situation russe échappe aux explications traditionnelles. L’expansion du capital financier russe ne fournit pas un motif évident pour cette agression – que l’on songe simplement aux sanctions occidentales sur une économie russe fortement mondialisée. Pas davantage que la conquête de nouveaux marchés – l’Ukraine n’attire pratiquement pas d’investissement direct étranger. Pas plus que le contrôle des ressources stratégiques – quels que soient les gisements miniers se trouvant sur le sol ukrainien, la Russie aurait besoin d’une industrie en expansion pour les absorber, ce que les sanctions économiques limitent fortement…

Face à cette difficulté, certains ont alors prétendu que la guerre pouvait procéder une forme « politique » ou « culturelle » d’impérialisme. Une explication peu convaincante – elle impliquerait que la classe dirigeante russe soit prise en otage par un maniaque nationaliste avide de pouvoir, obsédé par une « mission historique » de restauration de la grandeur nationale…

Or, Vladimir Poutine n’est ni un idéologue fanatisé (des politiques de cette nature se sont révélées marginales dans tout l’espace post-soviétique depuis deux décennies), ni un fou. Et il faut bien admettre qu’il ne s’est pas outre mesure émancipé de l’agenda de la classe dominante russe. Alors, de quoi est-il le nom ?

Le capitalisme politique – en Russie et ailleurs

Qui dirige la Russie ? Un marxiste répondrait que « la classe capitaliste » est aux commandes. Un quidam de l’espace post-soviétique s’en prendrait simplement aux « voleurs, aux « escrocs », aux « mafieux ». Une réponse plus médiatique consisterait à faire référence aux « oligarques » – terme qui met en évidence l’interdépendance entre les entreprises privées et l’État.

Historiquement, « l’accumulation primitive » du capital des pays de l’ex-bloc soviétiques s’est produite grâce à la désintégration de l’État et de l’économie soviétiques. Le politologue Steven Solnick qualifie de « pillage de l’État » le processus par lequel les membres de la nouvelle classe dirigeante ont privatisé ce qui appartenait aux entités publiques – souvent pour quelques dollars. Ils ont bien sûr tiré profit de leurs relations informelles avec les dirigeants du nouvel l’État, et des lacunes d’un système juridique intentionnellement conçu pour faciliter l’évasion fiscale et la fuite des capitaux.

L’économiste marxiste russe Ruslan Dzarasov désigne cette accumulation initiale comme une « rente d’initiés ». On retrouve bien sûr ces pratiques dans d’autres parties du monde, mais le rôle de l’État est ici bien plus important dans la création et la reproduction de la classe dirigeante russe, en raison de la nature de la transformation post-soviétique.

Ces phénomènes sont plus généralement subsumés par le concept de « capitalisme politique » – ou « capitalisme d’État », dans ses variantes. De nombreux penseurs, comme le sociologue Hongrois Ivan Szelenyi, ont développé ce concept traditionnellement défini par Max Weber comme l’exploitation de la fonction politique par la classe capitaliste, visant à maximiser l’accumulation de richesses. Partant, les « capitalistes d’État » – que l’on nommera ici, par commodité de langage, oligarques – désignent la fraction des détenteurs de capitaux dont le principal avantage concurrentiel provient de leur mainmise sur les institutions publiques – contrairement à ceux qui tirent leur pouvoir d’une main-d’œuvre bon marché ou d’innovations. Les oligarques n’existent pas seulement dans les pays post-soviétiques : ils tendent à bourgeonner sur les ruines des États qui ont joué un rôle structurant dans l’économie, accumulé d’importants capitaux, puis se sont brutalement ouverts au secteur privé.

Il est possible, sur ces fondements, d’aller au-delà des déclarations du Kremlin portant sur sa « souveraineté » ou ses « sphères d’influence ». Si les avantages que procure l’État aux oligarques sont fondamentaux pour l’accumulation de leur richesse, ils n’ont d’autre choix que de défendre le territoire sur lequel ils exercent un tel contrôle.

Ce besoin de « marquer le territoire » est moins fondamental pour les autres catégories de détenteurs de capitaux. Les classes dominantes « traditionnelles » ne dirigent pas l’État directement : en Occident, les institutions étatiques jouissent d’une autonomie substantielle par rapport à la classe dominante, qu’elles servent indirectement en établissant des règles qui permettent l’accumulation. Les oligarques, en revanche, n’exigent pas de l’État la simple mise en place de règles : ils souhaitent un contrôle beaucoup plus immédiat sur les décideurs politiques – lorsqu’ils n’en sont pas eux-mêmes.

Bien sûr, de nombreuses icônes du capitalisme entrepreneurial classique ont bénéficié de subventions de l’État, de régimes fiscaux préférentiels ou de diverses mesures protectionnistes. Mais, contrairement aux oligarques, leur survie et leur expansion sur le marché ne dépendent que rarement des partis au pouvoir ou des régimes politiques en place. Le capital transnational survivrait sans les États-nations dans lesquels son siège social est situé – comme en témoigne les projets de villes entrepreneuriales flottantes, « indépendantes » de tout État-nation, rêvés par les magnats de la Silicon Valley comme Peter Thiel. Les oligarques, à l’inverse, ne peuvent survivre dans la concurrence mondiale sans le territoire duquel ils tirent une rente.

Les conflits de classe à l’ère post-soviétique

Un tel « capitalisme politique » est-il viable sur la longue durée ? Après tout, l’État doit bien puiser ses ressources quelque part pour pérenniser cette redistribution ascendante… Comme le note Branko Milanovic, la corruption demeure un problème endémique du « capitalisme politique » – que l’on songe simplement à la Chine, modèle le plus abouti en la matière, où les institutions du Parti communiste ont été fragmentées par de multiples réseaux clientélaires. De telles réalités freinent les tendances à la modernisation de l’économie. Pour le dire autrement, il n’est pas possible de puiser éternellement à la même source : le « capitalisme politique » doit muer en une forme qui lui permette de maintenir un taux de profit élevé via des investissements en capital ou une exploitation intensive du travail – sans quoi la source des rentes finira par se tarir.

L’alliance entre le capital transnational et les classes moyennes des pays voisins de la Russie, représentées par des sociétés civiles pro-occidentales, traçait les contours d’un projet post-soviétique plus menaçant pour le Kremlin. Cette alliance, davantage que les oligarques traditionnels, obérait les projets d’intégration régionale.

Or, le réinvestissement et l’exploitation de la force de travail se heurtent à des obstacles structurels dans le capitalisme post-soviétique. D’une part, les oligarques eux-mêmes hésitent à s’engager dans des investissements à long terme, ayant à l’esprit que la prospérité de leur modèle dépend de la présence au pouvoir d’un certain clan. Aussi, il est généralement plus opportun pour eux de transférer leurs bénéfices vers des comptes offshore, dans une logique de profit immédiat. D’autre part, la main-d’œuvre post-soviétique, urbanisée et qualifiée, n’est pas bon marché. Les salaires relativement bas de la région n’ont été rendus possibles qu’en raison de la vaste infrastructure matérielle et des institutions de protection sociale que l’Union soviétique a laissé en héritage. Cet héritage représente un fardeau énorme pour l’État, mais il n’est pas si facile de l’abandonner sans provoquer un grognement populaire immédiat.

Dans une logique que l’on peut qualifier de « bonapartiste », Vladimir Poutine et son entourage ont cherché à mettre fin à cette guerre de « tous contre tous » qui a caractérisé les années 1990, équilibrer les intérêts de certaines fractions de l’élite, et en réprimer d’autres. Ce, sans altérer les fondements de ce « capitalisme politique ».

Alors que cette expansion prédatrice du capitalisme russe commençait à se heurter à ses limites internes, les élites ont cherché à l’externaliser pour soutenir leur taux de rente, en augmentant le bassin d’extraction. C’est ainsi que l’on peut comprendre l’intensification des projets d’intégration menés par la Russie, à l’instar de l’Union économique eurasiatique. Ils se sont heurtés à deux obstacles.

Le premier, relativement mineur, réside dans la résistance des classes dominantes locales. En Ukraine, les oligarques comptaient bien conserver leur propre droit souverain à récolter des rentes d’initiés sur leur territoire. Ils ont alors instrumentalisé le nationalisme anti-russe pour légitimer leur revendication sur la partie ukrainienne de l’État soviétique en désintégration – sans réussir à développer un projet national fondé sur le développement.

Le célèbre titre du livre du second président ukrainien Leonid Koutchma – L’Ukraine n’est pas la Russie – illustre bien ce problème. Si l’Ukraine n’est pas la Russie, alors qu’est-elle ? L’échec des oligarques post-soviétiques non-russes à surmonter la crise de l’hégémonie qu’ils traversaient a fragilisé leur pouvoir, in fine dépendant du soutien russe, comme en Biélorussie ou au Kazakhstan.

L’alliance entre le capital transnational et les classes moyennes, représentées par des sociétés civiles pro-occidentales, traçait les contours d’un projet post-soviétique plus menaçant pour le Kremlin. Cette alliance, davantage que les oligarques traditionnels, obérait les projets d’intégration de la Russie. Une telle configuration offre une première réponse pour comprendre les raisons de l’invasion de l’Ukraine.

Il faut également rappeler que la stabilisation toute « bonapartiste » des institutions, imposée par Poutine, a favorisé la croissance d’une classe moyenne. Si une partie de celle-ci était financièrement liée au régime, la grande majorité était exclue de ce « capitalisme politique ». Les principales opportunités de revenus et de carrière pour ses membres résidaient donc dans une intensification des liens politiques, économiques et culturels avec l’Occident. On ne s’étonnera donc pas que cette classe moyenne ait été au premier poste de propagation du softpower occidental.

Ce contre-projet, profondément élitaire par nature, explique son peu de succès en Russie et dans le reste de l’espace post-soviétique – bien qu’une alliance avec les factions nationalistes anti-russes aient pu, en Ukraine et ailleurs, lui fournir une audience non négligeable. Aujourd’hui encore, la mobilisation des Ukrainiens contre l’agression russe n’implique pas qu’ils soient unis autour d’un tel projet.

La discussion sur le rôle de l’Occident dans l’invasion russe est généralement centrée sur la menace que représenterait l’OTAN pour la Russie. C’est un élément mis en avant par la classe dirigeante russe. Il est aisé de comprendre pourquoi : la classe oligarchique russe ne survivrait pas dans un modèle économique « à l’occidentale ». Les programmes « anti-corruption » mis en avant par les institutions européennes et nord-américaines constituent une pièce fondamentale dans leur agenda de lutte contre le « capitalisme politique » : pour les oligarques russes, le succès de ce programme signifierait la fin de la poule aux oeufs d’or.

La classe dirigeante russe est fracturée. Si certains segments subissent de lourdes pertes du fait des sanctions occidentales, l’autonomie partielle du régime russe par rapport à ceux-ci lui permet de poursuivre des « intérêts collectifs » de long terme.

En public, le Kremlin tente de présenter la guerre comme une bataille pour la survie de la Russie. L’enjeu sous-jacent est cependant la survie de la classe dirigeante russe et de son modèle oligarchique. La restructuration « multipolaire » de l’ordre mondial lui fournirait un certain répit. On comprend donc la rhétorique tiers-mondiste du Kremlin, qui tente de populariser sa vision géopolitique auprès des élites du « Sud global ». Celles-ci, à leur tour, obtiendraient le droit à leur propre « sphère d’influence ».

Crises du bonapartisme post-soviétique

Il faut garder à l’esprit les intérêts contradictoires des classes oligarchiques post-soviétiques, des classes moyennes et du capital transnational pour comprendre la genèse du conflit actuel. La crise de l’organisation politique aux fondements du « capitalisme politique » a servi de catalyseur.

Les régimes « bonapartistes », comme ceux de Vladimir Poutine ou d’Alexandre Loukachenko, se nourrissent d’un soutien passif et dépolitisé de la population. Ils tirent leur légitimité de leur capacité à surmonter le désastre de l’effondrement post-soviétique – une matrice hégémonique bien faible. De tels régimes, fortement personnalisés, sont fragiles en raison des problèmes de succession. Aucune règle n’émerge pour la passation du pouvoir, pas davantage qu’une idéologie à laquelle le nouveau dirigeant devrait se raccrocher. Aussi la succession constitue-t-elle l’un des talons d’Achille de l’oligarchie post-soviétique. Ces phases constituent des moments de fragilité, durant lesquels les soulèvements populaires ont de meilleures chances de réussir.

De tels soulèvements se sont accélérés à la périphérie de la Russie ces dernières années : le mouvement « Euro-Maïdan » en Ukraine (2014), les soulèvements arméniens, la troisième révolution au Kirghizistan, le soulèvement raté en Biélorussie (2020) et plus récemment l’insurrection au Kazakhstan. Dans les deux derniers cas, le soutien russe s’est avéré structurant pour assurer la survie du régime. En Russie même, les rassemblements « pour des élections équitables » organisés en 2011 et 2012, ainsi que les mobilisations ultérieures inspirées par Alexeï Navalny, soutenus pas la classe moyenne pro-occidentale, ne sont pas anodins. À la veille de l’invasion, l’agitation populaire était en hausse, tandis que les sondages établissaient une baisse de confiance en Vladimir Poutine – et une hausse de ceux qui souhaitaient sa mise à la retraite.

Aucun de ces soulèvements n’a pourtant représenté une menace vitale pour l’ordre oligarchique post-soviétique. Ils n’ont fait que substituer une fraction de la classe dominante à une autre, aggravant la crise de la représentation contre laquelle ils étaient précisément apparus – raison de leur caractère endémique.

Comme le souligne le politologue Mark Beissinger, les phénomènes de type « Maïdan » constituent des soulèvements civiques et urbains qui, contrairement aux révolutions sociales du passé, n’affaiblissent que temporairement le régime en cours, par un renforcement conjoncturel de la « société civile » issue de la classe moyenne. Ils ne parviennent à instaurer un ordre politique alternatif, pas davantage que des mutations démocratiques durables, encore moins un infléchissement égalitaire des structures économiques. Dans les pays post-soviétiques, ces soulèvements n’ont fait qu’affaiblir l’État – et rendre les oligarques locaux plus vulnérables aux assauts du capital transnational, à la fois directement et indirectement, notamment via les ONG pro-occidentales.

L’Ukraine constitue un cas d’école. Une série d’agences « anti-corruption » ont été obstinément promues par le FMI, le G7 et la « société civile » ukrainienne suite au soulèvement « Euro-Maïdan ». Ils n’ont pourtant mis fin à aucun cas majeur de corruption au cours des huit dernières années. Leur principale réussite réside dans l’institutionnalisation de la surveillance des principales entreprises d’État par des ressortissants étrangers et des militants anti-corruption, réduisant ainsi les opportunités de récolter des rentes d’initiés pour les oligarques locaux. Aussi les élites russes ont-elles des raisons objectives de craindre les institutions occidentales…

Consolidation de la classe dirigeante russe

Divers facteurs conjoncturels permettraient de comprendre pourquoi l’invasion a été enclenchée à ce moment précis – et les raisons de son caractère désastreux : avantage temporaire de la Russie dans les armes hypersoniques, dépendance de l’Europe en énergie russe, répression de l’opposition – « pro-russe » – en Ukraine, enlisement des accords de Minsk de 2015, échec des services secrets russes en Ukraine, etc. Il s’agit ici d’esquisser à grands traits le conflit de classe à l’origine de l’invasion : celui qui oppose des oligarques souhaitant soutenir leur taux de rente par une expansion territoriale, et un capital transnational allié aux classes moyennes exclues de ce « capitalisme politique ».

Ce conflit ne se manifeste pas seulement par cette facette impérialiste. La répression qui s’abat sur les manifestants en Biélorussie et en Russie même en découle également. L’intensification de la crise d’hégémonie post-soviétique et l’incapacité de la classe dirigeante à développer un leadership politique, moral et intellectuel constituent des causes déterminantes dans l’escalade de la violence.

La classe dirigeante russe est fracturée. Si certains segments subissent de lourdes pertes du fait des sanctions occidentales, l’autonomie partielle du régime russe à leur égard lui permet de poursuivre des « intérêts collectifs » de long terme. Dans le même temps, la crise des régimes périphériques exacerbe la menace qui pèse sur la classe dirigeante russe. Les fractions les plus « souverainistes » des oligarques russes ont la main haute par rapport aux plus « compradores », – même si celles-ci comprennent qu’avec la chute du régime, ils seraient également perdants.

En déclenchant la guerre, le Kremlin a cherché à contrecarrer cette menace – et à tendre vers l’horizon d’une restructuration « multipolaire » de l’ordre mondial. Comme le suggère Branko Milanovic, la guerre confère une légitimité au découplage entre la Russie et l’Occident malgré ses coûts extraordinairement élevés – et plus le temps passe, plus la machine arrière paraît improbable. Elle permet également à la classe dirigeante russe de renforcer son organisation politique et sa légitimité idéologique. Ne voit-on pas poindre les signes d’une transformation vers un régime politique autoritaire, idéologisé et mobilisateur ?

Pour Vladimir Poutine, il s’agit essentiellement d’une autre étape dans le processus de consolidation post-soviétique entamé au début des années 2000, consistant à apprivoiser les oligarques russes. Le récit de la prévention des catastrophes et de la restauration de la « stabilité » constituait une première étape. Un nationalisme conservateur plus articulé lui emboîte le pas, dirigé à l’encontre d’acteurs extérieurs – comme les Ukrainiens et l’Occident – ou intérieurs – les « traîtres » cosmopolites.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Behind Russia’s War Is Thirty Years of Post-Soviet Class Conflict »

L’invasion de l’Ukraine renforce la fraction militariste des élites américaines

© Marius Petitjean pour Le Vent Se Lève

L’écrasante responsabilité du Kremlin dans le déclenchement de la crise actuelle ne doit pas conduire à ignorer ses causes de long terme. Le refus constant, de la part des États-Unis, de poser des limites à l’expansion de l’OTAN vers l’Est a contribué à envenimer les relations avec la Russie. À l’inverse, en prenant la décision d’envahir l’Ukraine, Vladimir Poutine a exaucé les voeux les plus profonds des faucons de Washington. Il a fragilisé le segment isolationniste des élites américaines, au profit de sa fraction la plus militariste.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie rompt huit années de fragile statu quo. En vertu des accords de Minsk – que la Russie et l’Occident s’étaient engagés à défendre – les régions de Donetsk et Louhansk devaient gagner en autonomie, tout en continuant à faire partie de l’Ukraine. La décision de Vladimir Poutine a eu pour effet d’enterrer cet accord.

Le droit international prévoit des procédures pour mener à bien les missions de maintien de la paix – justification officielle de l’invasion de l’Ukraine par le chef d’État russe. L’envoi unilatéral de troupes dans un pays voisin n’en fait pas partie. C’est pourquoi le représentant du Kenya aux Nations unies, qui s’était abstenu de condamner les actions de la Russie au début du mois de février, a déclaré au lendemain de l’invasion que cette action « [portait] atteinte à l’intégrité territoriale de l’Ukraine », la comparant à la manière dont les frontières des pays africains ont été tracées et redessinées par les empires européens. L’ordre international fondé sur le droit possède ses tâches aveugles et est souvent instrumentalisé, mais du moins permet-il de poser des limites à l’action du fort à l’égard du faible.

Pour les éditorialistes, l’invasion russe corrobore leur leur vision du monde : on ne peut pas discuter avec le maître du Kremlin, seule une démonstration de force peut l’arrêter. C’est, à peu de choses près, exactement l’approche que Washington et ses alliés ont adoptée ces dernières années.

Depuis, Vladimir Poutine a fait comprendre au monde qu’il était heureux d’intensifier son entreprise guerrière. Envoyer des « soldats de la paix » est une chose. Le faire après avoir reconnu l’indépendance de régions contrôlées par des séparatistes soutenus par la Russie – une perspective que Poutine avait rejeté une semaine avant l’invasion -, tout en affirmant qu’ils se trouvent sur un territoire russe, est la manifestation d’une ambition rien moins qu’impériale.

Des causes et des conséquences

Reconnaître tout cela n’implique pas de faire l’économie d’une analyse de la responsabilité occidentale dans cette montée en tension. Comme l’a récemment écrit le politologue Stephen Walt : « On peut tout à la fois reconnaître que les décisions prises par la Russie sont totalement illégitimes, et qu’une géopolitique américaine alternative au cours des dernières décennies les aurait rendues moins probables ».

Les bataillons d’éditorialistes qui avaient prédit – et parfois espéré – une invasion russe se sont appuyés sur la décision du Kremlin pour corroborer leur vision du monde : Poutine est le nouvel Hitler, il cherche à ressusciter l’Union soviétique, on ne peut pas discuter avec le maître du Kremlin, et seule une démonstration de force peut l’arrêter. C’est, à peu de choses près, exactement l’approche que Washington et ses alliés ont adoptée ces dernières années.

Les mois qui ont précédé l’invasion de l’Ukraine, les Occidentaux ont tenu une ligne « dure » dans les négociations avec la Russie. En décembre, Vladimir Poutine mettait sur la table une offre initiale à caractère maximaliste : il réclamait un engagement légal de non-adhésion à l’OTAN de l’Ukraine et la Géorgie, la réintégration par Washington du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) dont Donald Trump s’était retiré. On trouvait également une série d’exigences moins réalistes concernant les activités de l’OTAN dans les anciennes républiques soviétiques. Mais c’est la première revendication qui était, pour le Kremlin, la plus importante. Poser des limites à l’expansion de l’OTAN vers l’Est a longtemps constitué une antienne non seulement pour Vladimir Poutine, mais aussi pour les élites russes pro-occidentales – une revendication que divers responsables américains considéraient il y a peu comme compréhensible.

Il est probable que le Kremlin ait réellement projeté d’envahir l’Ukraine depuis des mois, comme les responsables occidentaux l’affirmaient. Mais n’ont-ils pas contribué à déclencher ce qu’ils prétendaient vouloir éviter ?

Alors que Moscou brandissait la menace d’une intervention contre l’Ukraine si ses revendications continuaient à être ignorées, qu’ont fait les dirigeants occidentaux ? Ils ont refusé de céder, de manière répétée, même s’ils ont dans le même temps reconnu que l’Ukraine ne rejoindrait pas l’alliance de sitôt – et ont clairement indiqué qu’ils ne se battraient pas pour la défendre.

Cette volonté de maintenir une posture intransigeante a atteint des sommets de bêtise au début du mois de février. La ministre britannique des Affaires étrangères Liz Truss a engagé la discussion avec son homologue russe Sergei Lavrov – après avoir dîné dans un lieu huppé avec l’épouse d’un proche de Poutine, lequel avait dépensé une petite fortune pour l’occasion. Face à Liz Truss qui exigeait le retrait des troupes russes, Sergei Lavrov lui demandait si elle reconnaissait la souveraineté de la Russie sur les régions de Rostov et de Voronezh. La ministre britannique a répondu que le Royaume-Uni « ne reconnaîtrait jamais la souveraineté de la Russie sur ces régions »… avant qu’un diplomate mieux informé l’informe qu’il s’agit de régions russes !

Cet épisode embarrassant est symptomatique de l’approche diplomatique du Royaume-Uni et des États-Unis à l’égard de la Russie : une ligne dure doit être tenue coûte que coûte… même lorsqu’elle est totalement hors de propos.

[NDLR : pour une analyse des causes de l’intransigeance occidentale – notamment le poids du complexe militaro-industriel et des pétroliers américains, lire sur LVSL l’article de Politicoboy : « Ukraine : les pompiers pyromanes »]

Alors même qu’ils refusaient de négocier, les États-Unis et le Royaume-Uni ont déployé une campagne de communication visant à alerter sur l’imminence d’une invasion russe. Sombres prophéties et refus de satisfaire une quelconque demande russe se sont succédés pendant plusieurs semaines. La panique suscitée par les prédictions américaines a entraîné le retrait des observateurs internationaux de l’Est de l’Ukraine, censés vérifier l’effectivité du cessez-le-feu dans cette région… entraînant ainsi une explosion de violences, et créant le prétexte même que la Russie utilise à présent pour envoyer ses troupes – et que les responsables occidentaux ont naturellement invoqué pour affirmer qu’ils avaient raison depuis le début.

Il est probable que le Kremlin ait réellement projeté d’envahir l’Ukraine depuis des mois, comme les responsables occidentaux l’affirmaient. Mais n’ont-ils pas contribué à déclencher ce qu’ils prétendaient vouloir éviter ? En refusant toute négociation et en conduisant à un accroissement des tensions dans la région, n’ont-ils pas mis en place un terreau favorable que Poutine a su exploiter ?

La guerre économique et les livraisons d’armes pour seul horizon ?

À ce stade, la stratégie russe n’est pas claire. Le Kremlin fait-il monter les enchères pour arracher des concessions à l’Occident ? Prévoit-il de créer une zone tampon formellement indépendante, mais de facto pro-russe, à l’Est de l’Ukraine ? Et à terme d’annexer cette partie du pays ? Ou bien envisage-t-il de faire de la plus extravagante des prédictions occidentales une réalité : tenter d’occuper l’intégralité du territoire ukrainien ? L’Ukraine deviendrait alors le nouvel Afghanistan de la Russie…

Quels que soient les exercices de prospective auxquels on se livre, on voit mal en quoi l’approche dure des Occidentaux offre une quelconque chance à l’Ukraine de recouvrer sa souveraineté.

De même que les livraisons d’armes américaines en Syrie n’ont pas peu fait pour alimenter le phénomène djihadiste, c’est l’extrême droite ukrainienne – y compris sa frange néonazie – qui risque de bénéficier de cette ingérence.

On aurait tôt fait de sous-estimer la brutalité de la guerre économique en cours, et l’ampleur de ses conséquences sur la population américaine et européenne. Si les gouvernements occidentaux sanctionnent les combustibles fossiles russes, l’inflation pourrait s’envoler aux États-Unis – ceux-ci étant les seconds fournisseurs étrangers de pétrole aux États-Unis.

[NDLR : pour une analyse de l’impact des sanctions occidentales contre la Russie, lire sur LVSL l’article de Frédéric Lemaire : « Sanctions contre la Russie : une arme à double tranchant ? »]

La situation pourrait encore s’aggraver si, à la suite de représailles russes, les exportations de blé russe en venaient à se tarir. Les répercussions sur les prix des denrées alimentaires pourraient être majeures, ainsi que sur l’industrie des semi-conducteurs – dont les difficultés font grimper en flèche les prix des voitures et des vols – et toutes les industries qui dépendent des matières premières importées de Russie. La paralysie durable de l’Ukraine, elle-même exportatrice mondiale de céréales et de matières premières utilisées pour les semi-conducteurs, aurait des effets similaires.

L’Europe est tout aussi exposée – le vieux continent est un acheteur majeur de pétrole et de gaz russes. Les pays d’Asie centrale, qui dont une partie de l’économie repose sur les envois de fonds issus de Russie, ne sont pas en reste. Quant aux pays importateurs de céréales qui dépendent de l’Ukraine et de la Russie en la matière – comme l’Égypte -, ils risquent d’assister à une montée en flèche des prix alimentaires, ce qui pourrait générer des bouleversements politiques supplémentaires.

Si le scénario catastrophique d’une escalade n’est pas à exclure, c’est plus probablement à un enlisement du conflit que l’on va assister – où des troupes régulières et paramilitaires ukrainiennes, armées par les États-Unis et l’Union européenne, continueront d’affronter l’envahisseur russe. De même que les livraisons d’armes américaines en Syrie n’ont pas peu fait pour alimenter le phénomène djihadiste, c’est l’extrême droite ukrainienne – y compris sa frange néonazie – qui risque de bénéficier de cette ingérence.

[NDLR : pour une analyse des forces d’extrême droite ukrainiennes, lire sur LVSL l’article de David Fontano : « Nationalisme en Ukraine : mythe et réalité »]

Il semble que la Maison blanche et l’Union européenne aient décidé de persévérer sur cette ligne dure. Quelle que soit la magnitude des sanctions et des livraisons d’armes, ce sera la population ukrainienne qui, en dernière instance, en souffrira.

Vladimir Poutine porte indéniablement la responsabilité du déclenchement de ce conflit. Mais qui peut dire que les Occidentaux ont cherché à éviter cette situation ?

Le chant du cygne de l’impérialisme russe

La population russe ne sortira pas indemne de la guerre d’agression menée par le Kremlin. Déjà touchée par les sanctions occidentales, elle verra sa situation socio-économique se détériorer si celles-ci sont amenées à durer. Mais il y a plus : l’État russe, qui concilie de manière précaire des intérêts oligarchiques, pourrait entrer dans un stade de crise, tant ses élites sont divisées au sujet de la guerre. Enfin, la Russie a de fortes chances de sortir affaiblie de cette séquence – reléguée au rang des États voyous, appauvrie, sans doute contrainte à une dépendance croissance à l’égard de la Chine… et confrontée à une OTAN renforcée sur son flanc Ouest.

Le conflit ukrainien apparaît comme le produit d’une série de crises remontant à une époque plus ou moins lointaine. Le facteur de long terme est la crise définitive de l’idée nationale-impériale du XIXe siècle, aujourd’hui anachroniquement réaffirmée par le chef d’État russe – après avoir été rangée au placard par l’expérience soviétique. Sur le moyen terme, nous assistons à la sortie chaotique de l’expérience multinationale de l’URSS ; les différents États qui ont émergé de cet effondrement partagent une même incapacité à réorganiser les relations entre des pays liés par mille fils historiques, culturels et identitaires.

Hic et nunc, enfin, c’est la tentative menée par Vladimir Poutine de mettre à bas tout un paradigme de relations internationales où le temps joue contre lui. S’il semble encore possible au chef d’État russe de réduire l’Ukraine au rang de voisin inoffensif, gouverné par un État failli, cela lui sera hors de portée dans cinq ou dix ans.

L’une des conséquences les plus tangibles de cette guerre réside dans le renforcement de la mythologie nationale ukrainienne. Vladimir Poutine avait déclaré que l’Ukraine n’existait pas – ce qui est à présent difficile à nier !

L’impérialisme requiert des moyens conséquents. Quiconque connaît l’Europe de l’Est sait que la bataille de Moscou pour l’hégémonie dans cette région est déjà perdue. Ses frontières occidentales sont parsemées de voisins – de Tallinn à Bucarest, de Varsovie à Kiev – qui ne veulent plus rien avoir à faire avec lui. Quels que soient leurs nombreux points de discorde, ils sont unanimes sur un point : plus jamais Moscou.

Cette guerre est le dernier coup d’estoc porté par un gouvernement aux abois ; elle accélère la longue crise de l’hégémonie russe. Chacune des décisions de Vladimir Poutine diminue la marge de manœuvre pour les suivantes – jusqu’à ce qu’elle soit réduite à peau de chagrin.

Retour du bâton

La guerre s’achèvera bientôt, et elle s’achèvera en catastrophe pour la Russie. Le pays est en effet gouverné par un système sénile et usé, qui fonctionne sur un équilibre précaire entre les intérêts des oligarques et des grandes entreprises. Institutionnellement fragile, l’État russe est fondé sur la gestion clientéliste et paternaliste d’une architecture fédérale complexe – au sein de laquelle de nombreux citoyens culturellement non-russes ne voient pas d’un bon oeil le tournant national-impérial de Vladimir Poutine. Fortement interconnectée avec l’Occident, l’économie russe se trouve dans une position subalterne sur tous les fronts, à l’exception de l’approvisionnement en gaz. Démoralisée et désabusée, l’opinion publique, quant à elle, réagira avec colère aux gigantesques coûts d’une guerre impopulaire.

Qu’a donc accompli le chef d’État russe, en l’espace de quelques jours ?

Il a tout d’abord renforcé la mythologie nationale ukrainienne ; il avait déclaré que l’Ukraine n’existait pas – ce qui est à présent difficile à nier ! Il a fourni une légitimité éclatante aux éléments d’extrême droite – y compris néo-nazis – de la société ukrainienne, qui revendiquent tout le mérite de la résistance contre l’envahisseur. L’extrême droite ukrainienne n’est pas la seule à profiter de la conjoncture : elle porte également les mouvements fascistes russes. Le ton du discours public russe est en effet donné par les nationalistes, militaristes et fascistes de tous bords.

[NDLR : pour une analyse des mouvements d’extrême droite ukrainiens, lire sur LVSL l’article de David Fontano : « Nationalisme ukrainien : mythe et réalité »]

Vladimir Poutine a également détruit le semblant de softpower russe qui subsistait encore en Europe de l’Est. Il a renforcé les perspectives d’expansion de l’OTAN, et l’a rendue attrayante pour des pays qui, auparavant, la regardaient d’un oeil distant – comme la Finlande. Il a envenimé les relations avec Pékin qui – si l’on fait fi de ses intérêts propres en Ukraine – proclame haut et fort l’intangibilité des frontières nationales et n’a aucune envie de se pendre à la corde de Poutine.

Et après ?

Une Russie reléguée au rang des États voyous, appauvrie, sans doute contrainte à une dépendance croissance à l’égard de la Chine, confrontée à une OTAN renforcée à l’Ouest ?

La guerre de Poutine donnera à l’Ukraine une centralité sans précédent ; elle sortira de ce conflit grandie d’un prestige nouveau, avec une cohésion patriotique renouvelée, ainsi – du moins peut-on le conjecturer – qu’une hégémonie politique durable pour la droite nationaliste la plus dure. Une telle Ukraine sera la clé de voûte de la politique américaine – et « européenne » – dans la région est-européenne. Cela signifiera un rééquilibrage substantiel des rapports de force dans cette zone.

Le « Russe du quotidien » n’a pas les moyens de comprendre les conséquences à long terme de cette guerre.

Quelle porte de sortie pour la Russie ? Plusieurs voies sont envisageables :

• Un changement radical d’orientation politique

• L’enlisement dans la situation actuelle, avec les conséquences décrites plus haut et un déclin inévitable de la puissance russe.

• Un coup d’État et la mise à l’écart de Vladimir Poutine pour préserver les oligarques et les intérêts des entreprises qu’il ne protège plus – un nombre croissant d’entre elles s’opposant à la guerre et à ses conséquences néfastes sur l’économie russe.

• Un effondrement de l’État russe

L’issue la plus souhaitable, à l’heure actuelle, réside certainement dans un départ de Vladimir Poutine à l’issue d’élections – du moins partiellement – libres. Mais quelle force politique, dans la Russie contemporaine, a intérêt à un tel processus, ou pourrait le superviser ?

Sans doute pas le patriarche de l’Église orthodoxe russe, dont les dernières déclarations – soutenant la guerre, bien qu’appelant hypocritement à épargner les vies civiles – l’ont discrédité ; pas plus que membres du Parlement, ou ceux de la Cour constitutionnelle. Tous sont des créatures de Vladimir Poutine. Des décennies de glissement autoritaire ont amené le pays à un point où il n’est pas possible de concevoir une institution qui pourrait servir de garant au processus de démocratisation.

Désastre pour la population russe

Quid de l’opinion publique ? Les Russes, dans leur grande majorité, sont hébétés. Peu imaginaient qu’une telle issue puisse être envisageable à l’égard d’un pays si proche, géographiquement et culturellement.

Le « Russe du quotidien » n’a pas les moyens de comprendre les conséquences à long terme de cette guerre. Il imagine qu’il va continuer à vivre comme avant ; depuis des années, les médias gouvernementaux lui répètent que les réserves financières et aurifères russes permettront au pays d’être autosuffisant. En réalité, les sanctions décrétées contre la Russie, en particulier son débranchement partiel du système SWIFT et le gel de ses devises – qui résident dans des banques étrangères – affecteront durement l’économie russe.

[NDLR : lire sur LVSL l’article de Frédéric Lemaire : « Sanctions contre la Russie, une arme à double tranchant » et celui de Julien Chevalier, Yannick Malot et Sofiane Devillers Guendouze : « SWIFT : l’arme atonique ? »]

L’or n’est guère utile pour effectuer des paiements courants. Même si l’on envisageait de le vendre à ce stade, on ne sait pas sur quels comptes le produit de la vente pourrait être versé. Le rouble continuera de s’effondrer et les circuits d’importation seront frappés d’une inflation croissante ; les prix des biens de consommation vont s’envoler tandis que les marchandises vont se raréfier, dans un pays où l’inégalité des revenus est considérable et où il n’existe pas de protection sociale efficace. En dehors de Moscou, le revenu moyen des Russes varie entre 300 et 600 euros par mois.

L’économie russe est plus fragile qu’elle ne le semble, affaiblie par des décennies de pillage oligarchique à tous les niveaux. Même les principales compagnies aériennes ne possèdent pas leurs avions, car ils sont presque tous loués à des compagnies étrangères : si elles le décidaient, le tourisme se tarirait indéfiniment en Russie.

Une majorité de Russes adhère probablement à la propagande du Kremlin. Mais que dit-elle ? Elle ne mentionne pas qu’il s’agit d’une guerre de conquête, elle n’évoque pas les crimes commis contre la population ukrainienne ; elle évoque une opération rendue nécessaire pour sauver le peuple ukrainien lui-même du militarisme, du nazisme et de l’asservissement à l’impérialisme américain. Les Russes qui soutiennent les opérations militaires russes pour ces raisons ne sont donc pas des appuis de long terme pour le régime.

Dans l’opinion publique russe, on trouve cependant une forte fraction nationaliste et autoritaire. Cette fraction est moins importante en termes quantitatifs que par sa richesse et son pouvoir au sein de la société. Oligarques et anciens combattants, policiers et membres des services secrets, groupes liés au commerce d’armes, associations « patriotiques »… Le risque d’une guerre civile n’est pas à exclure – dans un pays doté de la bombe nucléaire. Avec une issue qui pourrait être celle d’une dictature fascisante.