Catalogne : “nous réclamons le droit de décider” – Entretien avec Lucía Martín

Lucía Martín est l’une des principales figures de Catalunya En Comú (Catalogne En Commun), le parti politique catalan lancé fin 2016 sous l’impulsion de Xavier Domènech et de la maire de Barcelone, Ada Colau. Elle est élue au Congrès des députés depuis 2015 et siège dans le groupe En Comú-Podem, une coalition regroupant la branche régionale de Podemos et diverses forces de gauche catalanes. Co-fondatrice de la PAH, la Plateforme des Victimes du Crédit Hypothécaire, sa trajectoire est emblématique de ces militants associatifs désormais engagés dans le champ politique. Dans cet entretien réalisé au cours de l’été  dernier, nous revenons avec elle sur son parcours, les ambitions de Catalogne En Commun, les enjeux posés par l’indépendantisme catalan et le référendum du 1er octobre. 

 

LVSL : Vous êtes une des fondatrices de la PAH, qui a joué un rôle remarqué dans la vague de mouvements sociaux née dans le sillage de la crise de 2008. Pourriez-vous nous expliquer un peu en quoi il consiste et l’influence qu’il a eu sur les mobilisations sociales en Espagne et en Catalogne ?

La PAH a été fondée en février 2009, suite à la crise déclenchée par la bulle immobilière, dont les répercussions ont été plus importantes en Espagne que dans d’autres pays européens. C’est notamment parce qu’ici, en Espagne, on a encouragé pendant très longtemps l’achat de logements, de telle sorte que près de 90% des gens étaient propriétaires.

La PAH est née dans un contexte où les gens commençaient à perdre leur travail, et à se rendre compte qu’ils ne pouvaient pas payer leur hypothèque. Selon la loi espagnole, ils pouvaient non seulement perdre leur maison, mais aussi être contraints de continuer à payer leurs dettes une fois à la rue.

Nous avons travaillé avec des associations de protection des droits sociaux et d’aide sociale, qui existaient déjà avant 2009, notamment avec le mouvement pour un logement digne qui a essaimé en Espagne à partir de 2007, autour du slogan “Tu n’auras pas de maison dans ta putain de vie”. Ce mouvement a mobilisé beaucoup de jeunes, et de là est née l’idée de monter une plateforme : la PAH, qui a été selon moi l’un des plus grands mouvements sociaux de ces dernières années en Espagne.

LVSL : Par la suite, quel fut votre rapport à la plateforme municipaliste de « Barcelone en commun », qui a permis à Ada Colau, elle-même activiste emblématique de la PAH, de remporter la mairie de Barcelone  ?

Je n’y ai pas participé directement. Je suis restée davantage impliquée dans la PAH. Au coeur de la crise, aux côtés d’autres syndicats et d’associations, la PAH a présenté une initiative législative populaire  au Congrès des députés afin de modifier la législation en matière de logement. L’initiative législative populaire (ILP) en Espagne, c’est la seule manière dont disposent les citoyens pour essayer de proposer une loi. Il faut pour cela récolter un demi-million de signatures, et les présenter au Parlement. En neuf mois, nous avons récolté un million et demi de signatures, mais c’était le Parti Populaire qui avait la majorité absolue, et elle a été rejetée.

“Au coeur de la crise, la PAH a présenté une initiative législative populaire afin de modifier la législation en matière de logement (…) mais c’était le Parti Populaire qui avait la majorité absolue, et elle a été rejetée.”

Nous nous sommes donc dit qu’il n’était pas suffisant de rester en dehors des institutions, et que notre mouvement devait changer les choses d’une autre façon. C’est à la suite de cette réflexion qu’Ada [Colau], Adrià [Alemany] et Gala [Pin] ont présenté une candidature municipale, à Barcelone, avec d’autres membres du mouvement qui étaient jusqu’alors assez peu politisés.

LVSL : Maintenant que vous êtes députée au Congrès, que vous inspire justement le fait d’intégrer les institutions après tant d’années de lutte dans les mouvements sociaux ?

Je ne sais pas, il y a beaucoup de sensations différentes. Cela dépend aussi beaucoup de mes collègues, l’ambiance est particulière. Nous sommes à Madrid, la capitale de l’État central, et le Congrès ressemble à une forteresse ; nous n’y voyons pas le soleil, et je pense que c’est un lieu qui vous isole de dehors. Disons que les politiques n’évoluent pas au contact de la réalité, tout simplement car dans ces conditions, ce n’est pas possible. Je me retrouve moi-même dans un lieu qui n’a rien à voir avec mon quartier, avec la vie de tous les jours. C’est un lieu particulier, totalement différent.

Nous sommes pris dans une véritable bureaucratie, tout est très hiérarchisé. Les hommes sont bien habillés, très formels, et c’est quelque chose qu’il est très difficile de changer. Quand on arrive là sans expérience institutionnelle, il y a beaucoup de pression, dans un environnement plutôt hostile qui plus est. Mais en même temps, cela donne une grande visibilité à notre lutte, car il y a beaucoup de monde, même au Congrès des députés, qui en savent peu sur les problèmes de logement. On découvre aussi comment la politique institutionnelle fonctionne de l’intérieur, notamment à travers le veto du gouvernement face à l’opposition.

LVSL : Vous avez aussi participé à la création de « Catalogne En Commun ». Quels sont les principaux axes politiques de ce nouveau mouvement. Quelles sont vos ambitions?

Catalunya en Comú, dont le congrès fondateur s’est tenu en avril 2017, fut créé sur le même modèle que Podem [la branche régionale de Podemos]. Il s’agit d’une coalition de partis, une conjonction de forces auparavant éparses, et en même temps un espace nouveau. Se présenter aux élections générales nous paraissait indispensable. Barcelona en Comú est la candidature municipale, quand Catalunya en Comú est nationale, pour porter notre voix jusqu’au Congrès.

Il y a bien sûr le thème central de la question catalane, et notre position va dépendre des conditions du vote du 1er Octobre (1-O). D’autant plus qu’il y a des partis indépendantistes au Congrès, ERC [Gauche républicaine de Catalogne] notamment, qui font aussi partie du gouvernement catalan. De fait, on avait une candidature au Congrès des députés, à travers la coalition En Comú-Podem, mais il manquait une organisation unique et structurée derrière. Catalunya en Comú est apparu assez naturellement, pour créer un groupe catalan au Congrès.

“Notre ligne de conduite vis à répondre à trois problèmes : la crise économique et sociale, en particulier en matière de santé et de logement ; la crise démocratique, avec le problème de la corruption et l’absence de transparence ; la crise territoriale, et notamment la question catalane.”

Nous voulons représenter avant tout un nouvel espace politique. C’est un idéal politique : il n’y avait pas de programme initialement, mais à partir d’une groupe moteur auquel se sont agrégées des personnes très différentes les unes des autres, sont apparues des discussions autour de plusieurs sujets : la démocratie, la droits sociaux, la souveraineté. A partir de cette diversité, une ligne de conduite a été adoptée lors de l’assemblée d’avril 2017 mais aussi grâce aux contributions sur la page web. Notre ligne de conduite vise à répondre à trois problèmes : la crise économique et sociale, en particulier en matière de santé et de logement ; la crise démocratique, avec le problème de la corruption et l’absence de transparence ; la crise territoriale, et notamment la question catalane.

LVSL : Comme vous l’avez évoqué, le Président de la Généralité de Catalogne, Carles Puigdemont, a annoncé un référendum pour le 1-O. Quelle est votre position concernant cette échéance ?

À vrai dire, nous ne savons pas très bien en quoi consistera ce vote. Nous avons toujours défendu la tenue d’un référendum. Nous pensons que c’est une chose positive, car 80% des citoyens catalans le réclament. Le référendum que nous défendons doit être effectif et applicable : c’est ce que beaucoup de gens demandent, des deux côtés, qu’ils soient favorables ou non à l’indépendance. Nous voulons donc qu’il soit reconnu internationalement et qu’il ait des applications juridiques directes.

Mais  le référendum qui a été annoncé ne correspond pas à ces attentes. Et la réaction du gouvernement du Parti Populaire n’est pas favorable : c’est un gouvernement complètement immobiliste, qui refuse catégoriquement le dialogue. Cela dit, pour le moment, le référendum est unilatéral, et le gouvernement catalan l’instrumentalise aussi, d’une certaine façon. Des gens veulent voter, tout en sachant que ce vote n’aura pas les effets attendus.

Une chose est sûre, nous soutiendrons toute mobilisation pour réclamer le droit de décider, pour un référendum qui ne soit pas seulement une simple consultation. Mais nous affirmons aussi que le jour suivant le 1er octobre, nous continuerons de travailler, pour la réalisation du référendum que tout le monde exige. La position du gouvernement est un peu complexe, dans ce contexte.

Au sein de notre mouvement, il y a des indépendantistes, des fédéralistes, et d’autres pour qui cela importe peu. En réalité, c’est un espace pluriel, et nous défendons cette pluralité car nous vivons dans un pays qui est fait comme cela. Nous le revendiquons comme une force et comme une forme de cohérence, parce que cela apporte de la nuance, et cela implique de comprendre toutes les idées, de les accepter.

Meeting de En Comú-Podem le 11 juin 2016, avec Lucía Martín Ada Colau, Pablo Iglesias, Monica Oltra, Alberto Garzón, Xavier Domènech et Íñigo Errejón. Crédit photo : Marc Lozano / ECP

LVSL : Esquerra Republicana Catalana, la Gauche républicaine de Catalogne, soutient le référendum. En quoi vous distinguez-vous de ce parti traditionnel de l’indépendantisme catalan ?

ERC fait partie du gouvernement. Ils agissent à la manière d’un caméléon : au Congrès, ils agissent comme un parti de gauche, qui s’intéresse aux questions sociales, à l’indépendance. Mais à la Généralité de Catalogne,  ils gouvernent avec le PDeCAT [Parti démocrate européen catalan] qui n’est autre que l’ancienne CDC [Convergence démocratique de Catalogne], un parti qui est au pouvoir depuis vingt ans, corrompu jusqu’à la moelle.

Dans le gouvernement actuel ils ont mené des politiques qui ne sont en rien des améliorations sociales. À propos de l’éducation, de l’économie, ce n’est pas un gouvernement progressiste. Ils jouent donc une  partition dualiste. Au Congrès, ils sont de gauche, mais à la Généralité, ils sont libéraux. Nous leur posons donc la question : avec qui voulez-vous gouverner ? Avec la droite catalane de toujours, ou avec d’autres forces progressistes ?

LVSL : La principale différence serait donc qu’ils privilégient à tel point l’indépendance qu’ils s’unissent à la droite, alors que vous privilégiez davantage la question sociale ?

Non, car pour nous, la question sociale ne devance pas celle du référendum… Pour nous, les deux sont très liées. Nous pensons que la réalisation du référendum est quelque chose de simple, mais certains doutent encore beaucoup, craignent le lendemain.

De plus, je ne suis pas sûre que la Gauche républicaine catalane  privilégie l’indépendance, en tout cas je ne sais pas s’ils le font efficacement. Surtout en soutenant le PDeCAT, ce parti corrompu, qui représente la continuité de la droite catalane et qui parle aujourd’hui du référendum pour éviter d’aborder les autres sujets. Dans ce même parti, il y a des membres qui ne croient pas au référendum, qui ne veulent pas l’indépendance, et qui veulent représenter le parti de l’ordre. De ce fait, avec un tel panorama, je ne suis pas sûre que ERC privilégie véritablement l’indépendance.

LVSL : Depuis Podemos, l’idée de plurinationalité s’est répandue. Ils défendent en ce sens le droit de décider, mais affirment que si un référendum était organisé demain, ils défendraient le « Non »…

C’est très bien. Imaginez-vous qu’on a depuis des années un gouvernement du PP qui nous répète « on ne peut pas discuter », « consulter le peuple catalan n’a aucun sens, car c’est le peuple espagnol qui détient la souveraineté ». Le Tribunal constitutionnel a rejeté en 2010 la proposition d’un nouveau statut d’autonomie pour la Catalogne, qui avait été votée par référendum. Cela a provoqué une rupture, un sursaut favorable à l’indépendantisme.

“La position de Podemos a été très bien reçue. C’est une force importante pour promouvoir le référendum. Il était impossible d’imaginer, il y a trois ans, qu’il y ait un tiers du Congrès des députés à Madrid en faveur du droit de décider.”

Et maintenant, nous avons un parti avec des ambitions nationales, qui défend le droit à décider ici en Catalogne, ou encore en Andalousie. Je pense donc que la position de Podemos a été très bien reçue. C’est une force très importante pour promouvoir le référendum. Il était impossible d’imaginer, il y a trois ans, qu’il y ait un tiers du Congrès des députés à Madrid en faveur du droit de décider. Avoir un parti avec des ambitions étatiques qui défende le référendum était impensable. Et jusqu’à 50% de la population espagnole est d’accord avec cette position.

LVSL : Au sein de Catalunya en Comú, seriez-vous plutôt favorables à un État fédéral dans lequel la Catalogne pourrait avoir une autonomie plus importante, ou bien davantage portés sur l’indépendance?

Je ne peux pas me positionner là-dessus, car nous ne l’avons pas encore suffisamment discuté entre nous. Nous n’avons pas encore fait de consultation sur ce point précis. Nous avons déjà discuté ensemble de la plurinationalité et du droit de décider car c’est un thème indispensable, mais il faut désormais interroger les citoyens pour savoir ce qu’ils veulent. C’est l’étape suivante, un travail que nous devons mener sérieusement. Il y aura des discussions, des débats, et nous consulterons bien évidemment notre base, probablement par internet.

Entretien réalisé par Léo Rosell et Vincent Dain. Traduit de l’espagnol par Alexandra Pichard et Léo Rosell. 

 

 

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http://www.elnacional.cat/es/politica/lista-26j-en-comu-podem-marta-sibina-lucia-martin_103586_102.html

Catalogne : le gouvernement Rajoy choisit la répression

Manifestation pour le droit de la catalogne à l’auto-détermination. 10 juillet 2010 ©JuanmaRamos-Avui-El Punt. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

« Voulez-vous que la Catalogne soit un État indépendant sous la forme d’une république ? ». C’est à cette question que les 5,5 millions d’électeurs catalans sont invités à répondre dimanche 1er octobre. Le gouvernement espagnol, qui ne reconnaît pas la validité juridique de ce référendum organisé par le gouvernement indépendantiste catalan formé en janvier 2016, a enclenché depuis deux jours une série d’arrestations et de perquisitions d’élus et hauts responsables indépendantistes. Le président indépendantiste de la Généralité de Catalogne, Carles Puigdemont, a dénoncé un « coup d’État » tandis qu’Ada Colau, maire de Barcelone, parle de « scandale démocratique » et d’une « dérive autoritaire ». Depuis, des manifestations de soutien au peuple catalan sont organisées partout à travers le pays pour dénoncer l’attitude du gouvernement Rajoy. A Barcelone, des milliers de personnes se sont retrouvées dans la nuit de mercredi à jeudi  au centre de la ville autour du cri « Votaremos ! » (« Nous voterons ! »).

 

Entre Madrid et Barcelone, une tension croissante depuis 2008 

Les récentes dégradations des relations entre Madrid et Barcelone pointent les limites que connaît aujourd’hui « l’Espagne des autonomies », formule institutionnelle héritée de la transition démocratique qui proclame à la fois « l’indissoluble unité de la nation espagnole » et « le droit à l’autonomie des nationalités et des régions qui la composent »[1]. La crise de 2008 a remis la question de l’indépendance de la Catalogne au cœur des débats en donnant une nouvelle impulsion aux partis indépendantistes catalans (de tous bords politiques) qui dénoncent « l’impossibilité de convoquer un référendum d’autodétermination dans le cadre la légalité espagnole »[2]Récemment, tous les sondages indiquaient qu’environ 70% des Catalans, qu’ils soient favorables ou opposés à l’indépendance, désiraient pouvoir s’exprimer sur la question à travers un référendum reconnu par Madrid[3].  

Les revendications indépendantistes se déclinent de différentes manières : d’un indépendantisme de gauche progressiste, représenté par la CUP qui se définit comme une organisation anticapitaliste, écologiste, assembléiste et féministe[4], jusqu’à un indépendantisme conservateur, xénophobe et réactionnaire. Cependant, la crise de 2008 a accéléré de manière générale le sentiment indépendantiste. Jordi Gomez, docteur en science politique, revient sur la montée du sentiment national dans un article publié dans Le Monde en juin 2017 dans lequel il explique que « jamais, depuis l’intégration de la Catalogne à l’Espagne, l’idée de faire sécession n’a été aussi partagée ». Il ajoute que « la montée de l’indépendantisme procède d’un sentiment d’iniquité territoriale que la crise économique de 2008 n’a fait qu’accentuer. La baisse de l’activité économique conjuguée à une chute des recettes fiscales a en effet relancé le débat sur la répartition de l’impôt entre État et communautés autonomes »[5]. On observe notamment depuis quelques années une multiplication de drapeaux catalans indépendantistes à Barcelone sur les façades d’immeubles.

La relation entre le gouvernement espagnol et les indépendantistes catalans commence donc à se détériorer dès 2008. En juin 2010, le Tribunal constitutionnel, sans remettre en cause l’existence d’une nation catalane, invalidait pourtant 14 articles du nouveau statut d’autonomie de la Catalogne, voté quatre ans plus tôt par le Parlement de Catalogne, le Congrès des députés, le Sénat et validé par référendum. Cette décision juridique, appuyée par le Parti populaire, a largement favorisé l’aggravation des tensions entre la Catalogne et Madrid.

Lors des élections autonomiques de novembre 2012, les indépendantistes obtiennent une majorité au Parlement de Catalogne. Le 9 novembre 2014, un premier référendum portant sur l’indépendance de la Catalogne, non reconnu par le Tribunal constitutionnel, est organisé par les partis indépendantistes. Il est présenté comme un « vote sur l’avenir politique de la Catalogne » et comme une simple « consultation ». Avec 80% des suffrages, le « oui » à l’indépendance arrive largement en tête. Un résultat à relativiser compte tenu du nombre important d’abstentionnistes (63%) et de l’appel au boycott du vote par l’opposition, mais qui contribue néanmoins à dégrader les relations entre la Catalogne et le gouvernement espagnol.

“En 2010, le Tribunal constitutionnel invalidait 14 articles du nouveau statut d’autonomie de la Catalogne. Cette décision juridique, appuyée par le Parti populaire, a largement favorisé l’aggravation des tensions entre la Catalogne et Madrid.”

En Espagne, dans certaines communautés autonomes, la vie politique se polarise autour de la question de l’autonomie ou/et de l’indépendance à tel point que les commentateurs reconnaissent l’existence de plusieurs « Espagnes électorales » [6]. C’est ainsi que l’on comprend la formation de la  coalition électorale Junts pel Sí (Ensemble pour le oui) à l’occasion des élections autonomiques de 2015 qui regroupe, entre autres, le parti libéral Convergence démocratique de Catalogne (CDC), majoritaire au Parlement de Catalogne depuis 2010, et la Gauche républicaine de Catalogne (ERC). Le 27 septembre 2015, les indépendantistes, Junts pel Sí et la CUP, obtiennent, lors des élections autonomiques anticipées, la majorité en sièges au Parlement de Catalogne (72/135). Artur Mas, candidat de Junts pel Sí et président depuis 2010 de la Généralité de Catalogne annonce la tenue d’un véritable référendum sur l’indépendance 18 mois après sa victoire. En mars 2017, suite à l’organisation de la « consultation » de 2014, il sera condamné à deux ans d’inéligibilité.

En janvier 2016, dans le cadre de la formation du gouvernement indépendantiste, la coalition de gauche radicale indépendantiste CUP (Candidature d’unité populaire) et la coalition  Junts pel Sí, malgré leurs fortes divergences politiques, passent un accord afin d’accélérer le processus de sécession avec l’Espagne. La CUP s’oppose toutefois radicalement à la candidature d’Artur Mas, pressenti pour un nouveau mandat à la tête de la communauté autonome.  Un accord est finalement trouvé entre les indépendantistes de droite et de gauche : le 12 janvier 2016, Carles Puidgemont (Convergence démocratique de Catalogne, devenue en juillet 2016 Parti démocrate européen catalan) est ainsi nommé président de la Généralité de Catalogne avec l’appui des dix députés de la CUP. Les commentateurs soulignent alors « la victoire d’un président indépendantiste », Le Monde constate que « la Catalogne se choisit un président pour l’amener vers la sécession »[7]. Le 1er octobre 2017, les Catalans sont invités, une nouvelle fois, à se prononcer sur l’indépendance de la Catalogne et à répondre à la question suivante : « Voulez-vous que la Catalogne soit un État indépendant sous la forme d’une république ? ».

Le 7 septembre 2017, le Parlement catalan vote la loi de transition (Ley de TransitoriedadJurídica catalana), un texte de 89 articles qui prévoit que la Catalogne « se constitue en une République de droit, démocratique et sociale »[8] et que « la souveraineté nationale réside dans le peuple de Catalogne »[9]. Le texte détaille l’organisation de la République catalane si le « oui » l’emporte lors du référendum du 1er octobre et revient, entre autres, sur la question du système judiciaire, du contrôle des frontières, de la nationalité catalane (qui ne serait pas incompatible avec la nationalité espagnole).

L’inflexibilité du gouvernement espagnol

Les relations entre le gouvernement espagnol et la Généralité se sont nettement envenimées ces dernières semaines, à l’approche de la date du référendum. Le 7 septembre dernier, suite aux recours déposés par le gouvernement central, le Tribunal constitutionnel espagnol suspendait en urgence la loi de référendum adoptée par le Parlement catalan. Le 13 septembre, le procureur général de l’État espagnol citait à comparaître devant la justice 700 maires de communes ayant affiché leur soutien au référendum sur l’indépendance. Les élus mis en cause ont reçu le soutien appuyé de Carles Puigdemont et de Ada Colau, tandis que le ministre de la Justice espagnol déclarait à leur sujet dans un entretien à la presse conservatrice : « S’ils sont 700 maires à commettre un délit, ils seront 700 à aller en procès ». Le 15 septembre, le ministère espagnol des Finances a instauré un « système de contrôle des paiements » de la Généralité catalane, s’immisçant ainsi dans les finances publiques régionales afin que « pas le moindre euro » ne puisse être affecté à l’organisation du référendum.

Le conflit politique a franchi un seuil ce mercredi 20 septembre, lorsque la Garde Civile procède à l’arrestation de 13 hauts responsables du gouvernement et de l’administration catalane, parmi lesquels le bras droit du vice-président de la région : Oriol Junqueras. Des perquisitions sont menées dans les locaux des départements des finances, des affaires extérieures ou encore des affaires sociales de la Généralité de Catalogne, dans l’objectif de désarticuler le noyau des organisateurs du référendum du 1er octobre. La Police nationale s’est également infiltrée dans les locaux des anticapitalistes de la CUP. Le ministère de l’Intérieur annonce par ailleurs avoir saisi près de 10 millions de bulletins de vote dans la localité de Bigues i Riells, près de Barcelone.

Cette gigantesque opération policière intervient pourtant au lendemain d’un désaveu infligé au gouvernement par le Congrès des députés. Le 19 septembre, le parti de centre-droit Ciudadanos, hostile au droit à l’autodétermination, déposait une proposition de loi visant à soutenir l’action de Mariano Rajoy dans la gestion de la crise catalane. L’initiative a été rejetée par la majorité de la chambre (PSOE, Unidos Podemos, nationalistes catalans et basques). C’est donc sans l’approbation du Parlement que le gouvernement espagnol a pris la décision d’emprunter la voie de la répression.

Malgré la vague de protestation qui s’est emparée du pays dans les heures qui ont suivi les premières interventions policières, le Parti populaire reste fermé à toute négociation. Au cours d’une allocution télévisée organisée dans la soirée, Mariano Rajoy s’est montré particulièrement inflexible : « La désobéissance est un acte totalitaire », a-t-il déclaré, allant jusqu’à comparer la Généralité de Catalogne à des« régimes non démocratiques ». Le chef du gouvernement a affiché sa détermination à « faire appliquer la loi sans renoncer à aucun des instruments de l’État de droit », laissant planer la menace d’un usage de l’article 155 de la constitution, qui permettrait tout simplement à l’Etat espagnol de suspendre l’autonomie de la Catalogne. Une option envisagée et appuyée par la présidente du gouvernement régional d’Andalousie, la socialiste Susana Diaz, si la Généralité devait persévérer dans son projet sécessionniste.

Protestations populaires et appels au dialogue

Les arrestations du 20 septembre ravivent une mémoire douloureuse, celle de l’expression des singularités régionales écrasées par l’autoritarisme franquiste. Nombreux sont ceux qui, sur les réseaux sociaux, comparent les agissements de la Garde Civile à la répression subie par les nationalistes catalans sous la dictature.

Les réactions ne se sont pas fait attendre. A Barcelone, 40 000 manifestants ont afflué sur la Gran Vía avant de se rassembler devant le ministère régional de l’Économie pour dénoncer les opérations policières. Les travailleurs de l’institution ont déployé une longue banderole du haut d’un balcon pour réclamer la libération des responsables arrêtés plus tôt dans la journée, tandis que le vice-président de la Généralité y a été accueilli dans l’après-midi par des ovations. Podem – la branche régionale de Podemos – a mis à disposition ses locaux aux militants anticapitalistes regroupés devant le quartier général de la CUP, perquisitionné par la Police nationale. En Catalogne, ce sont des dizaines de milliers de citoyens qui ont exprimé leur indignation à travers des mobilisations organisées dans les villes de la communauté autonome. De nombreux rassemblements se sont par ailleurs tenus dans toute l’Espagne, comme sur la Puerta del Sol à Madrid, en défense des « libertés démocratiques ».

Après avoir convoqué une réunion extraordinaire du conseil exécutif de la Généralité, Carles Puigdemont a dénoncé une « honte démocratique », une « agression coordonnée pour éviter que le peuple de Catalogne puisse s’exprimer en liberté le 1er octobre ». Pour le président de la Généralité, « l’Etat espagnol a suspendu de fait l’autogouvernement de la Catalogne et a décrété un état d’exception ». La maire de Barcelone Ada Colau, qui a exprimé à plusieurs reprises ses doutes quant à la feuille de route du gouvernement catalan, n’en a pas moins fustigé le « scandale démocratique » et la « dérive autoritaire » de l’Etat espagnol, appelant dans la foulée à « défendre les institutions catalanes ».

Au Congrès des députés, la tension s’est ressentie lors de l’intervention particulièrement virulente du chef de file de la Gauche républicaine de Catalogne (ERC), Gabriel Rufían, s’adressant à Mariano Rajoy avant de quitter l’hémicycle : « je vous demande et j’exige que vous retiriez vos sales mains des institutions catalanes (…) Sachez que la volonté du peuple catalan est imparable, et sachez qu’il ne s’agit plus d’une lutte pour les droits nationaux de la Catalogne, mais d’une lutte pour les droits civiques ».

Le PSOE s’est quant à lui montré mal à l’aise devant la tournure prise par les événements. La direction du parti a tardé à réagir, recommandant aux députés socialistes de s’abstenir de faire des déclarations aux médias. Le secrétaire à l’organisation, Luis Abalos, a pris la parole dans la journée, exhortant la Generalité de Catalogne à annuler le référendum du 1er octobre afin « d’ouvrir la voie au dialogue démocratique ». En revanche, le parti n’a pas pris la peine de condamner les opérations menées par la Garde Civile, précisant qu’elles résultent de l’application d’une décision judiciaire. S’ils ont reconnu le caractère plurinational de l’Espagne lors de leur dernier congrès fédéral, dans le sillage de la victoire de Pedro Sánchez, les socialistes restent fermement opposés à la tenue d’un référendum sur l’indépendance de la Catalogne, quelles qu’en soient les conditions. « Le PSOE n’accepterait pas de couper en morceaux la souveraineté nationale », s’est ainsi exprimé le porte-parole de l’Exécutif socialiste le 18 septembre dernier.

“Podemos est à l’heure actuelle l’unique force politique d’envergure nationale à se positionner ouvertement en faveur d’un référendum d’autodétermination pacté entre l’État espagnol et le gouvernement catalan.”

Du côté de Unidos Podemos, les réactions sont sans équivoque. Pablo Iglesias déclarait aux médias à son arrivée au Congrès des députés : « je ne veux pas qu’il y ait en démocratie des prisonniers politiques alors même qu’un parti politique parasite les institutions », en référence au Parti populaire et aux multiples affaires de corruption qui l’affectent. Plusieurs députés ont pris part au rassemblement organisé sur la Puerta del Sol à Madrid en faveur de la démocratie et du dialogue. Bien que ses dirigeants critiquent la démarche unilatérale de la Généralité en vue de la consultation du 1er octobre, Podemos est à l’heure actuelle l’unique force politique d’envergure nationale à se positionner ouvertement en faveur d’un référendum d’autodétermination pacté entre l’État espagnol et le gouvernement catalan.

Dans un entretien accordé à LVSL, Íñigo Errejón résumait la position du parti sur la question territoriale : « nous souhaitons discuter librement avec les Catalans, nous voulons qu’ils puissent décider par eux-mêmes de rester avec nous ou non. Nous, nous souhaitons qu’ils restent. Nous pensons que la conception que nous avons de notre pays va dans cette direction, qu’elle aide à ce qu’ils souhaitent rester avec nous. Nous sommes la force politique qui tente de réinvestir un patriotisme progressiste tout en reconnaissant que la Catalogne est une nation et qu’elle doit pouvoir exercer son droit à l’autodétermination. ».

Unidos Podemos est à l’origine de la création d’une assemblée d’élus « pour la fraternité, le vivre-ensemble et les libertés » qui doit se réunir à Saragosse ce dimanche. Si le Parti nationaliste basque (PNV), la Gauche républicaine de Catalogne (ERC) et le Parti démocrate européen catalan (PDeCAT) ont répondu favorablement à l’invitation, le PSOE a accueilli l’initiative froidement, jugeant préférable que les débats se tiennent au sein de la commission d’étude créée par le Congrès des députés sur proposition des socialistes. Une commission qui ne se réunira pas avant le 1er octobre. Preuve que la question catalane n’a pas fini de semer le trouble parmi les gauches espagnoles.

 

 

Par Laura Chazel et Vincent Dain. 

 

 

[1]  Hubert Peres, Christophe Roux (dir.), La Démocratie espagnole. Institutions et vie politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Didact Sciences politiques », 2016.
[2]  Ibidem.
[3]  NC, « Des milliers de manifestants rassemblés à Barcelone dans la nuit de mercredi à jeudi », Europe 1, 21 septembre 2017.
[4]   Neuville Richard, « Catalogne: CUP, une organisation « assembléiste » et indépendantiste », www.ensemble-fdg.org, Mars 2016.
[5]  Gomez Jordi, « Jamais, depuis l’intégration de la Catalogne à l’Espagne, l’idée de faire sécession n’a été aussi partagée », Le Monde, 15 juin 2017.
[6]  Ibidem.
[7]  NC, « Espagne: la Catalogne se choisit un président pour l’amener vers la sécession », Le Monde, 09 janvier 2016.
[8]  Tallon Pablo, « Catalunya se constituye en una República de Derecho, democrática y social », http://cadenaser.com, 28 août 2017.
[9]  Morel Sandrine, « Les indépendantistes catalans menacent de faire sécession », Le Monde, 23 avril 2017.

 

 

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Manifestation pour le droit de la catalogne à l’auto-détermination. 10 juillet 2010 ©JuanmaRamos-Avui-El Punt. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Il y a 70 ans, l’Inde et le Pakistan naissaient dans le sang et les larmes

Ali Jinnah, leader de la Ligue Musulmane et J.Nehru chef du Congrès signent l’indépendance et la partition de l’Inde. ©IndiaHistorypic. L’image est dans le domaine public.

Il y a 70 ans, Jawaharlal Nehru prononçait son fameux discours “Tryst with destiny”. Après 2 siècles d’exploitation coloniale, l’Inde redevenait libre. A quelques milliers de kilomètres de là, à Karachi, une autre cérémonie, présidée par Mohammad Ali Jinnah, se tenait. Le colon britannique était chassé. Il laissait derrière lui deux nations marquées au fer rouge : celui de la misère causée par l’exploitation coloniale et celui d’une partition qui assurait aux Anglo-Américains de garder la main sur le port de Karachi et de trouver un contrepoids, en Asie, à une Inde beaucoup trop grande et beaucoup trop désireuse de porter son indépendance sur le plan géopolitique.

Quand l’Inde reprend sa liberté, elle se retrouve saignée à blanc par deux siècles d’exploitation coloniale. Selon, l’historien indien Bipan Chandra, en 1947, le taux d’illettrisme atteint 84% chez les hommes et 92% chez les femmes. Durant la seconde partie du dix-neuvième siècle, les famines se multiplient pour cumuler lors de celle qui frappe le Bengale et fait près de 3 millions de morts en 1943. Le taux de mortalité était de 25 pour 1000 quand la mortalité infantile atteint les 190 pour 1000. Le manque de structures de santé entraîne le développement du choléra, de la dysenterie et de la malaria (qui affecte alors un quart de la population) et ne laisse guère qu’une trentaine d’années d’espérance de vie aux Indiens nés à cette époque. On est bien loin des “effets positifs de la colonisation”.

Un rapt de l’Inde sciemment organisé

Beaucoup avanceront l’état peu reluisant de la société indienne avant l’arrivée des colons britanniques. Il nous faut alors étudier la politique menée par les représentants de la couronne britannique pour analyser les effets de la colonisation.

Le déclin industriel et l’effondrement de la production agricole apparaissent clairement. Dans la première moitié du 20ème siècle par exemple, la production agricole par tête baisse de 14%. Cela tient à une raison simple : le rapt organisé du revenu paysan. Lorsqu’ils mettent la main sur l’Inde, les Britanniques permettent à un petit nombre de gros agrariens (zamindars) de mettre la main sur les terres cultivables. Ainsi, en 1940, 70% de la terre est contrôlée par les grands propriétaires terriens. Avec l’Etat colonial et les prêteurs sur gage, ils contrôlent la moitié de la production agricole indienne. Imposant une part de la production reversée à l’Etat toujours plus insoutenable (allant de la moitié à près de trois quarts du revenu agricole dans certaines zones), les Britanniques faisaient peser la totalité de la charge sur les métayers qui devaient s’endetter auprès de prêteurs sur gage (qui terroriseront par la suite tout le monde) pour réorienter leur production afin d’arriver à payer les taxes fixées par l’Etat colonial. Les paysans abandonnent les productions vivrières pour des productions (indigo, thé, coton…) répondant aux besoins de la couronne avec des conditions de travail proches de l’esclavage dans les plantations de thé par exemple.

Sur le plan industriel, la colonisation a détruit la production locale. Très vite, la compagnie des Indes s’octroie le monopole du commerce avec le sous-continent. Alors que le monde se tourne vers le protectionnisme, l’Inde est un marché juteux pour les Britanniques. Elle déverse ses produits manufacturés dans le pays, faisant dire à Marx que l’Angleterre “inonda le pays d’origine du coton avec des cotonnades”.  Le textile de Lancashire est déversé sur le sol Indien, tandis que l’Inde est transformée en fournisseur de matières premières et de produits nécessaires à la couronne (thé, jute, indigo, coton, épices, graines oléagineuses…). Elle organise d’ailleurs tout son réseau ferré pour drainer les matières premières indiennes des lieux de production vers les ports (Kolkata, Mumbai, Karachi) afin de les importer en Grande-Bretagne à faible coût ou de les exporter en Chine par exemple. Deux chiffres résument le régime d’économie coloniale : entre 1935 et 1939, les productions agricoles, le tabac et les matières premières constituent 68.5 % des exportations Indiennes quand  les produits manufacturés représentent 64% de ses importations.

Enfin, dernier élément d’exploitation développé par la littérature nationaliste indienne : le drainage de capitaux depuis l’Inde vers le Royaume-Uni. Bipan Chandra le chiffre à un nombre compris entre 5 et 10% du revenu national Indien. On peut ajouter que, lorsque le système colonial s’est mis à tourner à plein régime, la moitié du budget du gouvernement indien est allouée aux dépenses militaires. Enfin, le système de taxe fut particulièrement injuste. 53% du revenu fiscal venait des taxes imposées aux paysans. 16% venait de la taxe sur le sel. Les prêteurs sur gages, les bureaucrates et les grands propriétaires terriens payaient quand à eux bien peu d’impôts.

 Une indépendance marquée au fer rouge de la partition

Après la guerre, il apparaît clair aux Anglais qu’ils ne peuvent rester plus longtemps en Inde à moins d’installer une intenable répression militaire de masse. L’élection des travaillistes ne fait qu’accélérer le processus. Depuis la mutinerie commencée par les Cipayes, les soldats indiens de l’armée britanniques, en 1857, le mouvement anti-impérialiste indien ne fait que s’intensifier. Les révoltes paysannes et tribales se multiplient. Dans le Deccan, après le boum du prix du coton dans les années 1860, sa dégringolade provoque un mouvement social intense. Les Indiens répondent à la partition du Bengale par le lancement du “swadeshi movement”, une vaste opération de boycott des produits britanniques et de promotion de l’industrie indienne. Au début du XXème siècle, la montée de Gandhi au sein de l’appareil du Congrès le conduit à lancer trois grands mouvement de luttes non violentes (en 1920 avec le mouvement de non-coopération puis en 1930 avec la marche contre la taxe sur le sel) jusqu’au vaste Quit India movement en 1942. Mais cette histoire, que l’on nous raconte souvent, de Gandhi soulevant les masses cache d’autres formes de révoltes anti-impérialistes tout autant nécessaires pour chasser les Britanniques d’Inde. Il est à noter les nombreuses grèves notamment dans la production de coton et dans le secteur ferroviaire et les cent et unes révoltes paysannes contre le vol institué des productions agricoles par l’administration coloniale qui fait exploser la dette paysanne culminent dans la création du All India Kisan Sabha qui va inspirer les réformes agraires que le Congrès devra mener après l’indépendance.

Durant la guerre, le Congrès refuse de cesser le mouvement anti-impérialiste. Cela conduit à la formation d’un “Gouvernement provisoire de l’Inde libre” (allié par anti-colonialisme à l’Empire japonais et à l’Allemagne nazie) par l’ancien président du Congrès Subhas Chandra Bose et à la levée d’une Indian National Army soutenue par le Japon et d’une Free Indian Legion soutenue par l’Allemagne et intégrée à la Waffen-SS (le poids de cette seconde organisation est néanmoins à relativiser, la Free Indian Legion comptant moins de 3 000 combattants contre plus de 40 000 pour l’Indian National Army). Pour le Congrès il s’agissait de faire comprendre à la couronne qu’elle devrait quitter le pays après la guerre.

Cependant après la guerre, la chose n’est pas dite. Pour Churchill, laisser une Inde aussi immense, du Kashmir à Kanyakumari et d’Attock à Cuttack, libre et indépendante paraît insupportable. La couronne trouve les Congressistes beaucoup trop socialistes et leur volonté de non-alignement lui fait craindre un rapprochement avec Moscou. Si Churchill a toujours méprisé le “fakir à demi-nu”, les travaillistes voudront eux, aller plus vite vers l’indépendance.

Dans ce contexte, la résolution de Lahore – revendiquant un Pakistan indépendant – adopté par la Ligue Musulmane en 1940 constitue un grand bouleversement. Ici, il faut avancer à pas feutrés. Contrairement à ce que raconte le film Le Dernier Vice-Roi des Indes, Churchill n’avait pas établi de plan de partition deux ans à l’avance. Ce document, Security of India and the Indian Ocean, prévoit cependant la nécessité de garder des garnisons anglaises dans l’Etat princier du Balouchistan. À contrario, le plan proposé par le cabinet en 1946 va plutôt dans le sens d’une Inde fédéralisée mais unie que vers une partition. Je remarque simplement que, comme le note Sumit Sarkar, le journal du vice-roi des Indes, Wavell, avant-dernier vice-roi des Indes indique que Churchill “semble préférer la partition entre l’Hindustan, le Pakistan, et le Princestan”. Une balkanisation de l’Inde en somme. C’est ce que proposera Mountbatten par la suite. Il se verra opposé un refus catégorique de Nehru qui voit bien la tentative de vassalisation de l’Inde.

Au delà de ce point qui déchaîne les passions, l’histoire nous a montré que l’existence du Pakistan a bénéficié aux Anglo-Américains. En effet, il affaiblissait une Inde qui, sous la direction de Nehru, choisissait la voie du non alignement et sous la direction d’Indira Gandhi signera même un important accord militaire avec l’URSS. Les guerres indo-pakistanaises leur assureront un allié de poids dans la région où la Chine leur est hostile. Par ailleurs, l’accès au port de Karachi est stratégique pour l’accès au pétrole et le transport de marchandises.

Mais en 1945, la partie n’est pas jouée. La société indienne est en pleine ébullition indépendantiste. Les 21, 22 et 23 novembre 1945, une explosion étudiante demandant la libération des prisonniers de l’Indian National Army fait tâche d’huile. Les taxis et les travailleurs des tramways se mettent  en grève. De nombreuses entreprises suivent le mouvement. La révolte tourne à l’émeute. Il faudra 33 morts et 200 blessés pour que l’ordre soit rétabli. En février, une révolte de la même nature intervient. La grève générale paralyse Kolkatta et les syndicats nationaux du rail, de la poste et de la fonction publique menacent eux, aussi, de se mettre en grève. Une manifestation réunissant 80 000 personnes contre les centres de rationnement se déroule à Allahabad. La répression fait 84 morts et 300 blessés. Dans ces révoltes, il est à signaler que le drapeau du Congrès, le drapeau rouge et le drapeau vert de la Ligue Musulmane se rejoignent. Lors de ce même mois de février, une mutinerie partant de Mumbai s’étend aux bases navales du pays. 78 bateaux et 20 bâtiments sont touchés par la mutinerie. La grève générale menée par le parti communiste paralyse Mumbai et s’en suit une violente répression. Des révoltes paysannes et ouvrières agitent le pays du Tebhaga au Punnapra Vayalar et culminent dans la guérilla paysanne du Telengana touchant 3000 villages sur 5 ans.

La peur de révoltes populaires de masse agite les Britanniques. Ils croient que le Congrès peut lancer un mouvement qui emportera tout. Chez les caciques du Congrès et de la Ligue musulmane, on réprouve la violence des émeutes voire même le principe de la mutinerie. À partir de 1946, les émeutes communautaires enflamment le pays et les Britanniques mettent plus de temps à réagir que pour réprimer les révoltes indiennes. Ainsi, lors de l’émeute de Kolkata en août 1946, qui fait 4000 morts, l’armée met 24 h à intervenir. La politique britannique de divide and rule entre Hindous et Musulmans continue et ses effets semble lui échapper

Dans ce chaos, les Britanniques veulent aller vite. Ils craignent une révolution incontrôlable. C’est ce qu’explique Wavell le 29 mars 1946 : “la nécessité d’éviter un mouvement de masse ou une révolution qui sont dans les moyens du Congrès, et que nous ne sommes pas sûrs de pouvoir contrôler”. Il faut dire que les grèves et les révoltes paysannes se multiplient. En avril, une grève éclate dans les quatre coins de l’Inde au sein de la police. Les travailleurs du rail et de la poste menacent d’une grève à l’été. Selon Sumit Sarkar, l’année 1946 connaît plus de 1600 mouvements de grève impliquant près de 2 millions de travailleurs. Même après les premières émeutes communautaires de l’hiver, en janvier, Kolkata est inondé d’étudiants communistes, congressistes ou liguistes protestant contre la mise à disposition de l’aéroport au service des avions français qui mènent une guerre coloniale au Vietnam. Dans le même temps, les communistes mènent une grève victorieuse de 85 jours dans le secteur du tramway, grève à laquelle se joignent les travailleurs du port. Même les ingénieurs du rail se mettent en grève. À Kanpur, une nouvelle grève menace de bloquer la production de textile et de charbon. La peur du rouge agite les Britanniques qui voient la très puissante Kisan Sabha mener des guérillas paysannes dans le Telangana. L’appareil congressiste s’alarme aussi de ce qu’ils analysent comme une fièvre révolutionnaire. Une résolution d’août 1946 condamne le “manque de discipline” et le “manquement aux obligations des travailleurs”. Les élections législatives (au cours desquelles seuls 1% des Indiens peuvent voter pour le niveau national et 10% pour le niveau régional) donnent à voir une large victoire du Congrès dans l’électorat non-musulman et un raz de marée de la Ligue Musulmane au sein de ce dernier. Les communistes, qui ont appuyé toutes les révoltes contrairement aux deux autres partis, sont mis en pièce par un électorat très restreint.

La peur du rouge et la crainte d’une guerre confessionnelle dans le pays vont peu à peu pousser le Congrès, composé principalement de notables, à accepter la partition. Après la construction d’un gouvernement intérimaire bancal et l’acceptation d’un compromis intenable (une Inde fédérale avec un gouvernement central cantonné aux affaires étrangères et à la communication laissant la possibilité à la ligue musulmane de dominer le Nord-Est et le Nord-Ouest du pays et d’aller vers la sécession de régions qui comme le Bengale contiennent 46% de non-musulmans), l’opposition bornée de Jinnah – qui boycottera l’assemblée constituante et appellera la “nation musulmane” à l’action directe – et la volonté des Congressistes d’arriver au pouvoir en évitant des effusions de violences communautaires ou des révoltes populaires trop importantes les conduira à accepter la partition. Pour les Britanniques, la situation évolue dans le bon sens. Ils pensent qu’amener la Congrès au pouvoir le plus vite possible les obligera à mater les révoltes.

Le Sang et les larmes de la liberté au prix de la partition

Le 15 août, l’Inde et le Pakistan deviennent indépendants. Le Bengale et le Penjab sont divisés en deux. En divisant l’Inde selon des limites religieuses, le Congrès espérait limiter les violences. Résultat : on assista à l’un des plus grands mouvements de migrations jamais connus. 15 millions de personnes ont traversé la frontière à pied ou en train. 1 à 2 millions de personnes en sont mortes de faim, de soif, de contamination ou victimes des émeutes. Des trains arrivaient à Amritsar, à Delhi ou à Lahore remplis de cadavres. Au moins 75 000 femmes ont été enlevées, violées et mariées de force.

La partition est le résultat de plusieurs facteurs : les tensions communautaires, attisées notamment par les Anglais et les extrémistes hindous et musulmans. C’est aussi le résultat de la fermeté avec laquelle la Ligue musulmane a refusé tout compromis pour obtenir le Pakistan. Pour Sumit Sarkar, elle tient aussi au fait que le Congrès n’a pas voulu s’appuyer sur un mouvement populaire de masse pour appuyer sa volonté de garder une Inde unie mais a préféré troquer une arrivée rapide au pouvoir au profit d’une partition, qui pensaient-ils, permettrait d’éviter la guerre civile puisqu’un point de non retour était atteint. Il ne faut pas oublier l’importance de l’influence de leaders comme Sardar Patel qui finiront par avoir des sympathies pour les nationalistes hindous et pousseront pour une partition qui protégerait les Hindous d’une sécession totale du Penjab et du Bengale.

Aujourd’hui encore, la partition hante le destin des Indiens et des Pakistanais. Le séparatisme couve dans le Kashmir et dans une moindre mesure dans le Penjab tandis que l’élection du nationaliste hindou Narendra Modi n’augure rien de bon ni pour les minorités musulmane et chrétienne d’Inde ni pour la paix entre l’Inde et le Pakistan.

Crédits photo : M.A.Jinnah, leader de la Ligue Musulmane et J.Nehru ,chef du Congrès signent l’indépendance et la partition de l’Inde. ©IndiaHistorypic. L’image est dans le domaine public.