Iran : d’une insurrection l’autre

Manifestations Iran 2009 © ایران اینترنشنال

L’Iran est secoué depuis un mois par une vague de manifestations de grande ampleur à tonalité insurrectionnelle. Elles s’inscrivent dans une série de protestations hétérogènes qui ébranlent la République islamique d’Iran depuis quelques années – et dans une tradition insurrectionnelle qui caractérise, plus largement, la culture politique iranienne. Par Max-Valentin Robert et Laura Chazel.


Tout a commencé le 15 novembre dernier, lorsque le président Hassan Rohani annonça une subvention réduite de l’essence[1] : cette décision devait conduire à une hausse de 50 % du prix des soixante premiers litres mensuels, précédant une augmentation de 300 % pour celui des litres suivants[2]. Une décision d’autant moins acceptée que l’Iran subit de plein fouet les répercussions économiques des sanctions américaines[3] : d’après le Fonds Monétaire International, l’inflation dépasserait les 37 % en 2019, contre seulement 9,6 % en 2017[4]. S’ensuivit une série de protestations dans différentes villes du pays, qui poussèrent le Conseil supérieur de la sécurité nationale à instituer un véritable black-out numérique – les connexions auraient d’ailleurs chuté dans une proportion inférieure à 5 % de leur nombre habituel[5]. Au-delà de l’expression d’un certain ras-le-bol à l’égard du marasme économique, cette insurrection prit rapidement une tonalité politique affirmée, allant jusqu’à la mise en cause de la République islamique elle-même.

En Iran, l’opposition au régime en place peine à s’organiser : le « mouvement vert » de 2009 avait avant tout été porté par les couches intellectuelles aisées et n’avait pas su mobiliser les classes les plus appauvries, alors que les manifestations de 2017-2018 étaient au contraire portées par les milieux modestes et traditionalistes. Les événements contestataires en cours marquent une inflexion importante car ils semblent mobiliser tout autant les classes moyennes des grandes métropoles (Téhéran, Chiraz, Ispahan) que les milieux populaires des villes de taille plus modeste. Autre nouveauté importante, on assiste aujourd’hui à une répression extrêmement féroce de la part des autorités, la plus importante « depuis la fin de la guerre Iran-Irak en 1988 »[6] selon Thierry Coville, chercheur à l’IRIS, spécialiste de l’Iran. En effet, on compte « au moins 208 morts »[7] selon le dernier rapport d’Amnesty International publié début décembre 2019 (un chiffre parfois estimé à 900 décès), 4000 blessés[8] et « au moins 7000 » arrestations selon l’ONU[9]. Si la répression des protestations semble avoir pris une ampleur inédite, ce raidissement s’inscrit dans le cadre d’une incompréhension croissante entre des autorités politiques sclérosées et une population en proie à d’importants bouleversements sociaux, et encline à la contestation.

Une tradition insurrectionnelle ?

« Maintenant qu’un modèle de solidarité entre les déshérités s’est réalisé dans le monde islamique, il faut généraliser ce modèle entre les différentes catégories humaines sous le nom de “parti des déshérités”, qui est le parti de Dieu […]. Nous appelons tous les déshérités du monde à se rallier sous l’emblème du parti de Dieu et à triompher de leurs problèmes par l’union, la volonté, la détermination inébranlable et la résolution de tout problème qui pourrait survenir dans n’importe quel endroit et qui concerne n’importe quel peuple par l’intermédiaire du parti des déshérités.[10] » La tonalité insurrectionnelle caractérisant cette déclaration de l’ayatollah Khomeini pourrait étonner de prime abord, eu égard à l’image de conservatisme social et d’immobilisme politique à laquelle le sens commun rattache habituellement le régime iranien. Cette perception occulte cependant le fait que la République islamique est née d’un épisode révolutionnaire, et convoque fréquemment la mémoire de cet épisode pour entretenir sa légitimation, aussi bien en interne (en témoigne la délégitimation de toute force d’opposition comme « contre-révolutionnaire ») que dans le soft power qu’elle essaye de se construire (via la mobilisation d’une rhétorique se voulant anti-impérialiste et tiers-mondiste). À titre d’exemple, rappelons que le théoricien Ali Shariati (souvent considéré comme l’idéologue de la révolution islamique) décrivait le chiisme comme étant « une religion progressiste, libératrice », et assignait à chacun la responsabilité « de l’instauration du bonheur, de la justice et du progrès humain »[11]. La manifestation d’un phénomène révolutionnaire sous une forme religieuse pourrait sembler surprenante, mais ne constitue aucunement une spécificité iranienne ou moyen-orientale : après l’exécution de Charles Ier en 1649 et l’instauration du Commonwealth, l’Angleterre prit sous Cromwell une orientation sociétale nettement influencée par le puritanisme.

En Iran comme en France, contester radicalement le cadre politique existant peut être appréhendé comme un « ressourcement » auprès des dynamiques insurrectionnelles ayant donné naissance au régime lui-même

La révolution islamique constitue donc une véritable rupture fondatrice pour le régime iranien, et tend à irriguer fortement la culture politique locale. Si le pouvoir peut avoir recours à son souvenir pour tenter de marginaliser les forces protestataires, ces dernières peuvent également s’appuyer sur 1979 pour légitimer leurs modes d’action. Si les autorités se sont fondées sur la mémoire de cette insurrection (et ne cessent de la commémorer), alors le recours aux modes d’action contestataires s’en trouve d’autant plus légitimé au sein de la société elle-même. En ce sens, la révolution islamique semble occuper dans l’imaginaire collectif un espace similaire à la mémoire républicaine française : le processus de construction nationale en France s’est structuré autour du souvenir de 1789, et l’appui sur cet événement a été au cœur de l’entreprise de consolidation du nouveau pouvoir. Or, en se fondant à travers un épisode insurrectionnel, les autorités républicaines contribuèrent aussi à légitimer la mythologie révolutionnaire auprès de formations contestataires à l’égard du régime lui-même. Comme l’explique l’historien Marc Lazar[12], la longue période d’hégémonie électorale du PCF au sein de la gauche française ne s’expliquait pas seulement par une simple « transposition » du léninisme en contexte hexagonal : si la greffe communiste a pu prendre auprès d’une fraction non négligeable de l’électorat, c’est également en raison de la capacité qu’elle a eu à se fondre dans un discours national légitimant le recours aux ruptures révolutionnaires. En Iran comme en France, contester radicalement le cadre politique existant peut ne pas être perçu comme une totale incongruité, et peut même être appréhendé comme un « ressourcement » auprès des dynamiques insurrectionnelles ayant donné naissance au régime lui-même.

C’est en juin 2009 qu’éclate le plus grand mouvement contestataire qu’a connu l’Iran depuis la révolution de 1979. Ces protestations – connues sous le nom de « mouvement vert » – regroupent d’abord les partisans d’Hossein Massouvi, candidat réformiste face à Mahmoud Ahmadinejad lors de la présidentielle de 2009. De forts soupçons de fraude électorale sont exprimés face à l’annonce de la victoire du président sortant le 12 juin 2009, et des manifestations massives sont alors organisées pour remettre en cause le résultat du scrutin. Très vite, le mouvement élargit ses revendications : exigence du respect de la dignité des citoyens (droit des femmes, égalité, justice, liberté), refus des violences[13] et aspirations plus générales à une démocratisation du régime. Les mesures autoritaires prises par le gouvernement à l’encontre du mouvement – coupure de l’accès à internet, interdictions de manifester – sont accompagnées d’une répression féroce (au moins 150 morts et plus de 4000 arrestations sont recensés). Malgré l’interdiction de manifester, le mouvement prend une ampleur inédite mais sa force restera limitée pour deux raisons. D’une part, la protestation demeure majoritairement portée par les couches moyennes urbaines, malgré des tentatives d’élargissement de sa base en s’adressant aux classes populaires souffrant de la situation économique et aux minorités ethniques et religieuses via la revendication de la défense de leurs droits[14]. D’autre part, le mouvement a initialement été porté par les réformistes, un courant « docile » et « fidèle » au régime qui s’est structuré dans le cadre établi par la République islamique, et ne remet donc pas en cause les fondements mêmes de l’État mais « [se contente] d’en indiquer les “dérapages” »[15]. Seule une minorité des manifestants crient « mort au dictateur », que les réformistes tentent alors d’étouffer. En raison de sa capacité à créer une sorte d’opposition « sous contrôle », certains auteurs appellent alors à ne pas sous-estimer la résilience du régime[16].

D’autres analystes ont pourtant vu dans les manifestations de 2009 le « présage [d’]un séisme à venir »[17] qui témoignait de la fragilité du régime. Malgré son échec politique, son incapacité à rallier les classes ouvrières et ses difficultés à s’organiser, le mouvement vert a eu au moins deux répercussions non-négligeables sur le jeu politique iranien : 1) il a créé une « fracture profonde » au sein des élites et parmi les soutiens au régime[18] ; 2) il existe une forme de « résilience sociale » du mouvement maintenant inscrit dans « l’imaginaire collectif » des jeunes générations[19].

De nouvelles manifestations ont eu lieu fin 2017-début 2018 sous la présidence du “réformiste” Hassan Rohani. Les protestations débutent le 28 décembre 2017, à l’initiative du camp le plus conservateur, représenté notamment par les soutiens à l’ex-président Mahmoud Ahmadinejad, afin de protester contre « la politique d’ouverture vers le monde » de Rohani et contre « la perte de leurs avantages politiques et économiques »[20]. Très vite, le mouvement déborde les traditionalistes, et les milieux populaires s’en emparent afin de dénoncer la dégradation de leurs conditions économiques d’existence (mesures d’austérité, hausse du chômage, coupes budgétaires, corruption, augmentation du prix des denrées alimentaires, etc.). Contrairement au mouvement vert, qui peinait à élargir sa base au-delà des couches moyennes et intellectuelles urbaines, les manifestations de 2017-2018 sont donc menées par « des Iraniens de la petite classe moyenne », se considérant comme « victimes des mesures économiques »[21] libérales mises en place par le gouvernement de Hassan Rohani. Toutefois, de la même manière qu’en 2009, au-delà de simples revendications économiques, certaines franges des manifestants remettent en cause le régime dans son ensemble – aux cris de « Mort au Guide » et « Mort au régime »[22]– et des femmes enlèvent également leur voile (elles seront « rappelées à l’ordre et certaines mises en prison »[23]). Bilan des répressions : on compte au moins une vingtaine de morts, et des milliers d’arrestations.

En dépit de leurs causes diverses, les mouvements protestataires qui se sont succédé depuis 2009 furent chacun propices à l’irruption de mots d’ordre radicalement hostiles aux fondements mêmes de l’État. Les fréquentes revendications démocratiques pourraient surprendre de prime abord, si l’on ne gardait en tête les profondes mutations que connaît la société iranienne, et le fossé qu’elles tendent à accentuer entre la République islamique et la population qu’elle administre.

L’État et la société : « divorce à l’iranienne » ?

On remarque l’existence d’une profonde rupture entre la société civile iranienne et le régime des mollahs. Un « divorce à l’iranienne » entre la République islamique aux mains d’un pouvoir « [perçu] comme indélogeable »[24] et une partie de la société iranienne, plus jeune, plus éduquée, en quête de libertés individuelles, et accordant un rôle plus actif à sa population féminine.

Dans une veine provocatrice assumée, Youssef Courbage et Emmanuel Todd soulignaient, vers la fin des années 2000, la modernité démographique de la République islamique d’Iran[25] – alors présidée par l’ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad. Les données les plus récentes dont nous disposons tendent à confirmer ce constat : en 2018, le taux de fécondité iranien s’élevait à seulement 1,96 enfant par femme. Pour rappel, ce taux était de 6,4 enfants par femme en 1986. De plus, la proportion de femmes mariées (situées dans la tranche d’âge 15-49 ans) utilisant des moyens de contraception atteignait 74 % en 2000, alors que cette proportion n’était que de 11 % (pour les femmes âgées de 15 à 45 ans) en 1978. Le pourcentage de femmes alphabétisées âgées entre 15 et 49 ans est passé de 28 % en 1976 à 87,4 % en 2006. Durant la même période, la durée moyenne de leur scolarité a bondi de 1,9 à 8,9 ans. Aujourd’hui, les femmes sont d’ailleurs majoritaires au sein de la population estudiantine. D’après la journaliste Delphine Minoui, « l’instauration du port obligatoire du foulard a également contribué à donner une certaine impulsion à l’émancipation des femmes traditionnelles. Le hejab […] a, en effet, permis aux jeunes Iraniennes issues de familles conservatrices d’obtenir l’accord de leurs pères et frères pour aller étudier à l’université. […] Un “foulard passeport”, donc, qui leur permet de pénétrer plus facilement dans les sphères mixtes qui leur étaient jusqu’ici inconnues »[26] . Comme l’explique Laleh, Iranienne vivant à Lyon[27] : « Avant, [les femmes] avaient un rôle plus passif … […] Aujourd’hui, même dans les productions artistiques, par exemple dans les films, dans le cinéma iranien, ou dans les livres, dans la littérature iranienne, on voit que les femmes ont plus d’influence. C’est vrai qu’il y a le voile, mais elles ont accès à des professions comme avocates, juges, pilotes, policières … Ce n’était pas le cas avant, et maintenant pour les concours d’accès à l’université, il y a 70 % de femmes qui sont acceptées pour suivre une éducation supérieure […]. »

Une autre caractéristique fondamentale de la société locale est sa jeunesse : en 2018, 38,2 % des Iraniens étaient âgés de 0 à 24 ans, et l’âge médian était évalué à 30,8 ans. Selon Alfonso Giordano, « Le “baby boom” d’après la révolution qui s’est prolongé jusqu’au milieu des années 1980 a presque fait doubler la population de 34 à 62 millions en une seule première décennie. L’Iran est aujourd’hui une des sociétés les plus jeunes du monde et son évolution démographique est certainement le facteur le plus menaçant pour le statu quo[28] ». D’autres facteurs sociétaux contribuent également à ce changement progressif des mentalités : la population urbaine atteint une proportion de 75,4 % en 2019, et le taux d’alphabétisation s’élevait à 85,5 % en 2016. La progressive transformation de la religiosité est l’une des manifestations les plus emblématiques de cette évolution sociétale. Certes, 40 % des Iraniens estimaient en 2012 que les personnalités religieuses devaient exercer une « large influence » sur les questions politiques (26 % préférant une « certaine influence »), et 83 % se déclaraient favorables à l’application de la charia[29]. Toutefois, la rigidité des normes imposées par le régime semble avoir paradoxalement contribué à une amorce de sécularisation dans une partie de la société iranienne. Une dynamique constatée par Laleh : « Avec les règles religieuses, le gouvernement a imposé beaucoup de choses qui n’étaient pas agréables pour les gens. […] Ils voulaient, en surface, réaliser une société très musulmane, mais le résultat a été exactement l’inverse. […] Avant, quand j’étais petite, il y avait beaucoup de gens qui faisaient le ramadan. Mais maintenant, c’est vraiment une minorité qui suit les pratiques comme celles-là. ». Il n’est d’ailleurs pas exclu que ce début de sécularisation aille de pair avec une certaine résurgence du nationalisme iranien, historiquement construit par plusieurs de ses idéologues autour de la critique d’une islamisation perçue comme ayant conduit à une arabisation de la culture persane[30]. Un slogan particulièrement présent durant le mouvement vert (« Ni Gaza, ni Liban, je donne ma vie pour l’Iran ») illustre cette rupture d’une fraction de la population avec le discours panislamiste, ainsi qu’avec la diplomatie pro-arabe portée par le régime[31].

L’origine de la rupture entre la République islamique et la société peut être rattachée au conflit qui voyait, dès le XXème siècle, s’affronter deux traditions : l’iranisme (« modernisateur », « occidentalisant », voire « libéralisant ») et l’islamisme (« intraverti », « obsidional », « orientalisant »)[32]. Si la révolution de 1979 a indéniablement signifié la victoire politique de l’islamisme, elle n’a pourtant pas signé la mort de l’iranisme, qui perdure et résiste comme en témoigne l’apparition des multiples mouvements contestataires qui secouent l’Iran depuis 2009. Une ligne de continuité peut ainsi être tracée entre ces récents mouvements de protestation et « l’instabilité chronique » qui caractérise la vie politique iranienne depuis longtemps tiraillée entre ces deux forces antagonistes[33]. Cependant, une partie de la jeunesse iranienne contemporaine qui conteste et défie le pouvoir n’est pas simplement « libéralisante », elle est aussi « libertaire et passablement libertine »[34]; elle exprime dans le même temps une volonté d’ouverture du régime et ne s’enferme ainsi pas systématiquement dans les « errements nationalistes et xénophobes » caractéristiques de l’iranisme[35].

Cette génération contestataire est d’abord caractérisée par son rejet de deux idéologies holistes, qui mettent l’accent sur la totalité plutôt que sur l’individu, et ayant formé le cœur de la révolution de 1979 : l’islamisme et le marxisme[36]. La révolution ayant conduit au renversement de la dynastie Pahlavi a été menée par une alliance de différents groupes politiques hétérogènes – forces nationalistes laïques, marxistes, islamo-marxistes, partisans de l’ayatollah Khomeini – réunis autour de leur antioccidentalisme, de leur anti-impérialisme et de leur antisionisme. Nombre de marxistes iraniens voyaient dans l’islam une « avant-garde idéologique » et une « théorie révolutionnaire accomplie »; c’est ainsi que l’on comprend pourquoi au lendemain de la révolution de 1979 la plupart de ces « OGM islamo-marxistes » formeront « les cadres du nouveau régime »[37] . Mais c’est avant tout un rejet du chiisme politique, cœur du régime islamique, et idéologie du « renoncement de soi » au profit d’une « théocratie juste et intouchable »[38], que l’on perçoit au sein de cette génération contestataire. Au cours de la révolution de 1979, l’individu est relégué au second plan, et n’a de légitimité qu’en tant que martyr. L’idéologie du sacrifice – présenté comme « l’amour du groupe et des autres »[39] – est au centre du discours de l’ayatollah Khomeini, père de la révolution de 1979. Le sacrifice pour la communauté doit non seulement être « admiré » mais le martyre doit aussi être compris comme un « don de Dieu » car « être martyr, c’est la meilleure façon de passer vers l’éternité » [40] selon Hasan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah. Nasrallah raconte ainsi, lors d’un discours tenu en 2010, et mentionnant sa propre expérience : « En tant que père, j’ai perdu mon enfant, mais je ne suis pas triste, car mon fils est au paradis avec Dieu. Avant, la photo de Hadi était seulement dans ma maison ; maintenant, elle est partout et dans toutes les maisons »[41]. De son côté, l’ayatollah Khamenei, lorsqu’il commente le rôle des femmes dans la révolution de 1979, loue avant tout leurs qualités en tant que « mères » et « épouses » des martyrs et rappelle que leur tâche première, au cours de la révolution, fut d’« éduque[r] les martyrs »[42].

Prenant le contrepied de cette idéologie totalisante qui satanise la « passion de soi »[43], la génération contestataire met avant tout l’accent sur l’individu par la défense de l’accomplissement de soi, des libertés personnelles, et de la dignité des citoyens. Le slogan du mouvement vert –  « où est passé mon vote ? » – illustre bien cette demande croissante de liberté et le refus de l’individu « de se laisser dissoudre dans la communauté religieuse […] sur laquelle se fonde la [République] islamique »[44]. Cette génération « sans mage, ni chah »[45] place ainsi l’individu au centre de ses revendications. Une étude réalisée à partir d’enquêtes effectuées en 2005 et en 2008 a ainsi montré que la religion se présente comme l’un des principaux clivages au sein de la société iranienne. Sans surprise, les enquêtes confirment que les individus les plus religieux (également les plus âgés et les moins éduqués) sont les plus satisfaits par le régime en place, alors que les moins religieux (ainsi que les plus jeunes et les plus éduqués) demandent davantage de démocratie ; une aspiration à la démocratie corrélée avec l’insatisfaction vis-à-vis du régime[46]. On peut également souligner qu’au sein de la jeune génération de « nouvelles formes de “religiosité” »[47]apparaissent, qui s’appuient sur une réinterprétation de l’islam et s’opposent aux dogmes imposés par le régime, notamment en repensant les relations entre religion et politique et en contestant les velléités étatiques de « justification religieuse » d’une législation temporelle[48].

En dépit des transformations sociétales profondes que connaît l’Iran, il serait pour le moins hâtif et imprudent d’enterrer la potentielle résilience de la République islamique. Analysant les différents facteurs ayant assuré la pérennité de ce régime, Farhad Khosrokhavar explique que « l’État théocratique a gardé les rênes du pouvoir, autant en apprivoisant l’opposition interne, en marginalisant l’opposition externe qu’en distribuant la rente pétrolière à sa clientèle afin de préserver ses prérogatives au besoin par l’intimidation et la répression, en dépit d’une nouvelle génération qui ne partage en rien ses credo politiques[49] ». En plus de cet alliage de clientélisme et de domestication des forces contestataires, le régime peut également s’appuyer – similairement à d’autres États de la région – sur un appareil sécuritaire relativement puissant (au point que l’on pourrait envisager de définir le régime iranien comme une forme particulière de « sécuritocratie »), incarné par les pasdaran et les bassidji, principaux groupes paramilitaires du pays. L’autre facteur de consolidation sur lequel peut compter le régime est son insertion dans le « club » des puissances émergentes autoritaires : « l’Iran gravite de plus en plus dans l’orbite des pays de cette fameuse « périphérie réaliste » et, en particulier, dans celles de la Chine et de la Russie avec lesquelles il partage des intérêts convergents (la promotion d’un monde multipolaire), des défis communs (émanant principalement des pressions économiques et idéologiques des pays occidentaux), ainsi qu’une tendance à les appréhender à travers une conception asymétrique et hybride de la politique internationale.[50] » Les modalités par lesquelles s’articule le soutien mutuel entre régimes autoritaires sont d’ailleurs l’objet de réflexions particulièrement stimulantes[51].

La République islamique présente toutes les ambiguïtés d’un régime autoritaire oscillant entre un raidissement répressif et la nécessaire prise en compte d’une société en changement. L’actuelle configuration politico-institutionnelle laisse envisager une timide préférence des dirigeants iraniens pour le passage progressif à une forme (restreinte) d’« hégémonie inclusive ». Le politiste Robert Dahl soulignait trois formes d’« assouplissement » possibles pour un État autoritaire : l’évolution vers une oligarchie compétitive (à travers l’acceptation de la contestation publique), une hégémonie inclusive (via un élargissement de la participation politique) ou une polyarchie (du fait d’une conjonction de ces deux processus). En institutionnalisant des procédures électorales (marquées certes par un pluralisme limité et contrôlé) tout en optant pour la répression de toute velléité contestataire, le régime semblerait donc s’orienter vers le deuxième type de scénario[52].

Toutefois, certains éléments laissent penser que l’hégémonie de la théocratie iranienne touche à sa fin. D’une part, si en 2009 le mouvement vert était d’abord porté par les couches moyennes supérieures, les derniers événements protestataires (2017-2018, 2019), rassemblant les classes populaires iraniennes touchées par les sanctions américaines et les mesures d’austérité mises en place par le gouvernement, démontrent que le mouvement contestataire gagne en transversalité, et donc en puissance. D’autre part, si l’on suit Antonio Gramsci, les systèmes hégémoniques les plus puissants sont caractérisés par la faiblesse de leurs moyens coercitifs, devenus accessoires devant la force du consentement, devant la puissance de la « collaboration pure [du] consentement actif et volontaire (libre) »[53] des citoyens. La répression de plus en plus violente exercée par le pouvoir iranien témoignerait donc de la faiblesse de son hégémonie. Ces deux évolutions valident ainsi l’idée selon laquelle la « perspective d’une chute […] du régime islamique » pourrait devenir une « hypothèse crédible »[54].

 

[1] « Reduction in Iran’s gasoline subsidy sparks anti-government protests », Al Monitor, 17 novembre 2019. Disponible sur : https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2019/11/iran-demonstrations-oil-prices-economy-rouhani.html

[2]PERRIN Jean-Pierre, « En proie aux émeutes, Téhéran ne répond plus », Mediapart, 19 novembre 2019. Disponible sur : https://www.mediapart.fr/journal/international/191119/en-proie-aux-emeutes-teheran-ne-repond-plus

[3] « Six charts that show how hard US sanctions have hit Iran », BBC, 2 mai 2019. Disponible sur : https://www.bbc.com/news/world-middle-east-48119109

[4] Cité dans MARDAM BEY Soulayma, « Les enjeux de la contestation en Iran », L’Orient Le Jour, 18 novembre 2019. Disponible sur : https://www.lorientlejour.com/article/1195390/les-enjeux-de-la-contestation-en-iran.html

[5]PERRIN Jean-Pierre, « En proie aux émeutes, Téhéran ne répond plus », art. cit.

[6]Cité dans DE SAINT SAUVEUR Charles, « Iran : l’inquiétant durcissement du régime », Le Parisien, 10 décembre 2019. Disponible sur : http://www.leparisien.fr/international/iran-l-inquietant-durcissement-du-regime-10-12-2019-8213919.php

[7]Cité dans « Iran : “au moins 208 morts”, selon un nouveau bilan d’Amnesty International », L’Express, 2 décembre 2019. Disponible sur : https://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-moyen-orient/iran-au-moins-208-morts-selon-un-nouveau-bilan-d-amnesty-international_2109688.html

[8]FASSIHI Farnaz, GLADSTONE Rick, « With Brutal Crackdown, Iran Is Convulsed by Worst Unrest in 40 Years », New York Times, 1er décembre 2019. Disponible sur :https://www.nytimes.com/2019/12/01/world/middleeast/iran-protests-deaths.html

[9]Cité dans « At least 7,000 people reportedly arrested in Iran protests, says UN », The Guardian, 6 décembre 2019. Disponible sur : https://www.theguardian.com/world/2019/dec/06/at-least-7000-people-reportedly-arrested-in-iran-protests-says-un

[10] Cité dans KHATCHADOURIAN Anaïs-Trissa, « Etude du discours des dirigeants de la République islamique. L’Iran entre ‘’lutte contre les complots impérialistes’’ et ‘’défense des droits des peuples opprimés’’ », Les Cahiers de l’Orient, Vol. 102, N°2, 2011, pp. 113-114.

[11] Cité dans DAYAN-HERZBRUN Sonia, « Utopies anti-autoritaires et projet démocratique en contexte musulman », Tumultes, Vol. 49, N°2, 2017, p. 111.

[12] LAZAR Marc, Le communisme, une passion française, Paris, Perrin (coll. « Tempus »), 2005 (1ère éd. : 2002), 272 p.

[13]  KHOSROKHAVAR Farhad, « Le mouvement vert. Fin et suite », Vacarme, Vol. 68, N°3, 2014, pp. 199-209.

[14]  COVILLE Thierry, « Le mouvement vert en Iran : de ‘’Where is my vote ?’’ à la demande de démocratie », Revue internationale et stratégique, Vol. 83, N°3, 2011, pp. 18-28.

[15]KHOSROKHAVAR Farhad, « La Révolution islamique de 1979 : mutation de l’opposition politique », Confluences Méditerranée, Vol. 88, N°1, 2014, p. 36.

[16]PAHLAVI Pierre, « Comprendre la résilience de la République islamique d’Iran », Politique étrangère, 2018/3 (Automne), pp. 63-74 ; KHOSROKHAVAR Farhad, « La Révolution islamique de 1979 », art. cit.

[17] PARHAM Ramin, « Révolution dans la révolution. De 1979 à 2009, de l’islamité à l’iranité », Outre-Terre, Vol. 28, N°2, 2011, p. 225.

[18]COVILLE Thierry, « Le mouvement vert en Iran », art. cit., p. 25.

[19]KHOSROKHAVAR Farhad, « Le mouvement vert », art. cit., p. 209.

[20] GOLSHIRI Ghazal, « Iran : Le président Rohani sur la corde raide face aux manifestations », Le Monde, 1er janvier 2018. Disponible sur : https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2018/01/01/iran-le-president-rohani-sur-la-corde-raide-face-aux-manifestations_5236395_3218.html

[21] GIBLIN Béatrice, « Éditorial. L’Iran : un acteur majeur au Moyen-Orient », Hérodote, Vol. 169, N°2, 2018, p. 10.

[22]PAHLAVI Pierre, « Comprendre la résilience de la République islamique d’Iran », art. cit., p.64.

[23]  GIBLIN Béatrice, « Éditorial. L’Iran : un acteur majeur au Moyen-Orient », art. cit., p. 10.

[24]KHOSROKHAVAR Farhad, « La Révolution islamique de 1979 », art. cit., p. 44.

[25]COURBAGE Youssef, TODD Emmanuel, Le rendez-vous des civilisations, Paris, Seuil (coll. « La République des Idées »), 2007, pp. 93-103.

[26] MINOUI Delphine, « Iran : les femmes en mouvement », Les Cahiers de l’Orient, Vol. 99, N°3, 2010, p. 87.

[27] Par souci d’anonymat, le prénom et le lieu d’habitation de notre interviewéea été modifié.

[28] GIORDANO Alfonso, « Téhéran : démographie et géopolitique. Le rôle des jeunes générations », Outre-Terre, Vol. 28, N°2, 2011, p. 235.

[29] « Iranians’ Views Mixed on Political Role for Religious Figures », Pew Research Center, 11 juin 2013. Disponible sur :  https://www.pewforum.org/2013/06/11/iranians-views-mixed-on-political-role-for-religious-figures/Bas du formulaire

[30]DIRENBERGER Lucia, « Faire naître une nation moderne. Genre, orientalisme et hétéronationalisme en Iran au 19e siècle », Raisons politiques, Vol. 69, N°1, 2018, pp. 101-127.

[31]Un nationalisme isolationniste d’autant plus fort que l’Iran fait face à des phénomènes régionalistes relativement vivaces : BROMBERGER Christian, « L’Effervescence ethnique et régionale en Iran. L’exemple du Gilân », pp. 45-66, in DORRONSORO Gilles, GROJEAN Olivier (dir.), Identités et politique. De la différenciation culturelle au conflit, Paris, Presses de Sciences Po (coll. « Académique »), 2014, 304 p. En témoignent les manifestations d’octobre dernier dans plusieurs villes kurdes du pays, en protestation contre l’opération militaire turqueen Syrie du Nord : DASTBAZ Jabar, « From Rojhalat to Rojava: Kurds in Iran protest Turkish operation in north Syria », Rudaw, 12 octobre 2019. Disponible sur : https://www.rudaw.net/english/middleeast/iran/12102019

[32] PARHAM Ramin, « Révolution dans la révolution. De 1979 à 2009, de l’islamité à l’iranité », Outre-Terre, Vol.28, N°2, p. 217.

[33]Ibid, p. 217.

[34]Ibid, p. 225.

[35]Ibid, p. 217.

[36] KHOSROKHAVAR Farhad, « Le mouvement vert », art. cit., p. 207.

[37]   PARHAM Ramin, « Révolution dans la révolution », art. cit., p. 220.

[38] KHOSROKHAVAR Farhad, « La Révolution islamique de 1979 », art. cit., p. 37.

[39] CALABRESE Erminia Chiara, Militer au Hezbollah. Ethnographie d’un engagement dans la banlieue sud de Beyrouth, Paris/Beyrouth, Karthala/IFPO, 2016, p. 160.

[40]Cité dans Ibid, p. 161.

[41]Cité dans Ibid, p. 161.

[42]KHAMENEI Ali, La femme: instruction, travail et lutte (jihad), Paris, Albouraq (coll. « L’Islam autrement »), 2014,p. 49.

[43]PARHAM Ramin, « Révolution dans la révolution », art. cit., p. 223.

[44] KHOSROKHAVAR Farhad, « Le mouvement vert », art. cit., p. 206.

[45]PARHAM Ramin, « Révolution dans la révolution », art. cit., p. 225.

[46]TEZCÜR Güneş Murat, AZADARMAKI Taghi, BAHAR Mehri, NAYEBI Hooshang, « Support for Democracy in Iran », Political Research Quarterly , Vol. 65, N°2, 2012, pp. 235-247.

[47]KHOSROKHAVAR Farhad, « The New Religiosity in Iran », Social Compass, Vol. 54, N°3, 2007, p. 454.

[48]Ibid, p.455.

[49] KHOSROKHAVAR Farhad, « La Révolution islamique de 1979 », art. cit., p. 45.

[50] PAHLAVI Pierre, « Comprendre la résilience de la République islamique d’Iran », art. cit., p. 73.

[51] VON SOEST Christian, « Democracy prevention: The international collaboration of authoritarian regimes », European Journal of Political Research, Vol. 54, N°4, novembre 2015, pp. 623-638 ; TOLSTRUP Jakob, « Black knights and elections in authoritarian regimes: Why and how Russia supports authoritarian incumbents in post‐Soviet states », European Journal of Political Research, Vol. 54, N°4, novembre 2015, pp.673-690.

[52]DAHL Robert A., Polyarchie : participation et opposition, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles (coll. « UB Lire/Fondamentaux »), 2016 (1èreéd. : 1973), pp. 19-22 et 45-46.

[53]GRAMSCI Antonio, Cahiers de prison, Tome 1 : Cahiers 1, 2, 3, 4 et 5, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de philosophie »), 1996, p. 328.

[54]HOURCADE Bernard, « La République islamique entre protestation populaire et ouverture américaine », Les Cahiers de l’Orient, Vol.99, N°3, 2010, p. 18.

Contre l’atlantisme, il faut sauver l’accord iranien !

©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

Tribune de Théophile Malo, chargé des relations avec l’Afrique du Nord et le Moyen Orient dans une administration publique.

Les enjeux de la sortie des États-Unis de l’Accord de Vienne – ou Plan d’action global commun – sur le nucléaire iranien signé le 14 juillet 2015 par les cinq membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU, l’Allemagne, l’Union européenne et l’Iran, dépassent le seul Proche Orient. Par la gravité des enjeux et l’importance des acteurs impliqués, cette crise ouvre un moment d’accélération des transformations en cours de l’ordre – ou plutôt du désordre – international. La France doit en tirer toutes les conclusions.

L’annonce de Donald Trump redonne la main aux radicaux de tous bords. La conséquence la plus immédiate de la rupture de l’accord réside dans l’escalade sans précédent à laquelle on assiste entre Israël et l’Iran. Benyamin Netanyahou, qui a fait de « sa » guerre contre l’Iran et ses alliés régionaux une question de survie politique, a ordonné dès mardi soir de nouvelles frappes qui ont tué huit soldats iraniens en Syrie. Mais pour la première fois l’Iran a riposté, en direction du Golan – territoire annexé en 1981 par Israël mais toujours syrien au regard du droit international -, sans faire de victime.

« Pour parer à une telle éventualité, aux conséquences incommensurables, il est indispensable de sauver l’accord contre la volonté des États-Unis. »

La riposte iranienne, suivie d’une nouvelle série de frappes israéliennes d’une ampleur jamais vue, a été orchestrée par les « ennemis complémentaires » des faucons israéliens, les Gardiens de la révolution. Piliers de l’aile dure du régime iranien, ils n’ont jamais cru en la volonté des Etats-Unis de respecter l’Accord. La crise déclenchée par Donald Trump vient renforcer, outre leur propension à répondre à l’escalade initiée par Israël, leur campagne interne aux côtés du Guide suprême Ali Khamenei pour une relance du programme nucléaire militaire.

Pour parer à une telle éventualité, aux conséquences incommensurables, il est indispensable de sauver l’accord contre la volonté des États-Unis. Mais peut-être est-il déjà trop tard. Benyamin Netanyahou pourrait pousser à terme pour l’emploi de mesures encore plus belligènes, tel un raid en territoire iranien, des agressions en territoire libanais contre le Hezbollah etc., tant il se sent enhardi par la caution donnée par les Etats-Unis à ses positions, et le soutien d’une Arabie Saoudite elle-même obnubilée par l’Iran.

Au-delà de ces conséquences régionales gravissimes, c’est toute l’architecture de la sécurité collective qui a été piétinée avec enthousiasme par le président étasunien, tant au niveau des règles qui sous-tendent la non-prolifération que des mécanismes de négociation et, in fine, des principes même d’un droit international ramené à un gadget soumis aux caprices du plus fort. Pour justifier la dénonciation étasunienne d’un Accord entériné en 2015 à l’unanimité par le Conseil de Sécurité de l’ONU, Donald Trump a endossé les mensonges sur la soi-disant relance du programme nucléaire militaire iranien.

Il s’inscrit dans la droite ligne de la sinistre farce qui avait précédé l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003. Le tout au mépris de l’Agence Internationale pour l’Énergie Atomique dont le directeur a toujours affirmé que l’Iran respecte scrupuleusement ses engagements. En ne faisant même pas mine de proposer un nouveau cadre de négociation, et en annonçant le rétablissement immédiat des sanctions contre l’Iran, Donald Trump a choisi la ligne la plus dure parmi les possibilités qui s’offraient à lui.

« Donald Trump est en cohérence avec l’objectif, endossé par-delà les présidences, de maintenir la suprématie de ce qui demeure la première puissance du monde »

Sauf à ce que les trois puissances européennes signataires de l’accord se cantonnent au registre du témoignage verbal sans effet concret – possibilité qu’on ne saurait écarter -, une position aussi tranchée ne laisse plus de place aux timides réponses alambiquées auxquelles nous avons été habitués. Nous n’avons pas affaire à un simple accident de parcours, n’en déplaise à ceux qui, par fainéantise intellectuel ou pour sauver leurs illusions atlantistes, voient en Donald Trump un illuminé en rupture avec une politique étrangère étasunienne antérieure dépeinte comme multilatérale et bienveillante avec ses « alliés », pour ne pas dire vassaux.

Au contraire, Donald Trump est en cohérence avec l’objectif, endossé par-delà les présidences, de maintenir la suprématie de ce qui demeure la première puissance du monde malgré le déclin d’une hégémonie effritée par la montée en puissance de la Chine et le retour de la Russie. Un des outils pour ce faire est l’application extraterritoriale de la souveraineté nationale, enjeu central ici, sous tendue par une prééminence militaire indiscutable et la permanence du statut de monnaie mondiale qu’est celui du dollar.

Que cela passe par le chaos ne semble pas perturber le président étasunien. Il faut admettre ici que l’agressivité systémique d’un Donald Trump reflète, par-delà le style du président actuel, la politique étrangère étasunienne des dernières décennies. C’est au contraire la capacité d’un Barack Obama à négocier sur le dossier iranien, quelles que soient par ailleurs les limites de « sa » politique étrangère liées à ses convictions ou aux pressions exercées sur lui, qui a marqué à cet égard une exception.

Une telle opération intellectuelle serait un immense progrès pour des dirigeants européens qui depuis trop longtemps ont, au mieux, fait mine de se démarquer des États-Unis sans envisager de remise en cause de leur alliance stratégique avec un empire dont la politique étrangère constitue une menace essentielle pour la paix.

Mais désormais les dirigeant(e)s de la France, de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne sont au pied du mur. La mise en application de leur déclaration commune[1] suite au discours de Donald Trump, relativement ambitieuse en dépit de ses ambiguïtés, suppose des ruptures claires dans leur politique étrangère. Cette déclaration affirme la volonté du trio européen d’« assurer la mise en œuvre de l’accord […] y compris en assurant le maintien des bénéfices économiques liés à l’accord au profit de l’économie et la population iraniennes », et exhorte les « États-Unis à éviter toute mesure qui empêcherait la pleine mise en œuvre [de l’accord] par les autres parties ». Dans la foulée de cette déclaration Emmanuel Macron a d’ailleurs convenu avec son homologue iranien Hassan Rohani de travailler « à la mise en œuvre continue de l’accord nucléaire ».

« L’application concrète de cette déclaration supposerait donc à terme une véritable rupture dans l’histoire de la soumission européenne à l’atlantisme »

Mais le chemin est long des intentions à leur mise en œuvre. La référence aux « bénéfices économiques liés à l’accord » doit être prise très au sérieux, car elle renvoie directement à l’architecture sur laquelle repose l’accord de 2015. La question est de savoir si une entreprise désireuse de maintenir ou de développer ses activités économiques en Iran s’expose à subir un sort analogue à celui, entre autres exemples, connu par la BNP qui en 2014 a payé une amende de 9 milliards de dollars au Trésor étasunien pour avoir facilité des transactions avec le Soudan, l’Iran et Cuba.

La réponse ne fait guère de doute. Le nouvel ambassadeur des États-Unis en Allemagne, un des principaux partenaires commerciaux de l’Iran, a ainsi sommé dès mardi sur twitter, le jour même de sa prise de fonction, les entreprises allemandes à cesser leurs activités en Iran. L’application concrète de cette déclaration supposerait donc à terme une véritable rupture dans l’histoire de la soumission européenne à l’atlantisme, marquée par un volet qu’on nommera ici juridico-économique tout aussi important que son volet militaire.

Autant il a été difficile à Washington par le passé de faire appliquer les sanctions par la Chine ou la Russie, autant les banques européennes, et plus spécifiquement françaises, par leur imbrication avec le marché étasunien, sont tétanisées à l’idée de contourner les sanctions. En définitive, seul un rapport de force d’État à État pourrait libérer de cette pression les acteurs économiques européens souhaitant investir en Iran. Il s’agit bien là d’un choix politique. Cette déclaration n’est donc qu’un point de départ. Deux trajectoires opposées sont désormais possibles.

Soit la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne reviennent dans le giron dès que les États-Unis menaceront de s’en prendre à toute entité qui parmi leurs « alliés » dérogera aux sanctions étasuniennes. Cette hypothèse est d’autant plus à craindre que le plan de repli saute aux yeux dans leur déclaration qui précise : « d’autres sujets majeurs de préoccupation doivent être pris en compte. Un cadre de long terme pour le programme nucléaire de l’Iran après l’expiration de certaines des dispositions du JCPoA [Joint Comprehensive Plan of Action], à partir de 2025, devra être défini. Alors que notre engagement en faveur de la sécurité de nos alliés et partenaires dans la région est indéfectible, nous devons également traiter de façon rigoureuse les préoccupations largement partagées liées au programme balistique de l’Iran et à ses activités régionales déstabilisatrices, en particulier en Syrie, en Irak et au Yémen ».

On retrouve ici les principaux griefs initiaux des États-Unis, d’Israël et de l’Arabie Saoudite contre l’Accord. Les signataires européens n’en tirent pas à ce stade les mêmes conclusions que cette coalition belliciste. Mais il est permis de penser, au regard de leur alignement systématique des dernières années, que tout incident grave pouvant être attribué à l’Iran, et de manière plus générale toute difficulté dans les nouvelles négociations qu’ils appellent de leurs vœux pourra servir d’excuse à un réalignement officiel – une sortie de l’Accord – ou déguisé – une réticence à contourner les sanctions – sur la position étasunienne. Échaudé, le Guide suprême iranien Ali Khamenei a d’ailleurs d’ores et déjà déclaré qu’il ne fait pas confiance aux européens pour donner des « garanties réelles » qu’ils ne prendront pas demain les mêmes positions que les États-Unis, poussant Hassan Rohani à exiger des européens ces mêmes garanties.

Soit ce trio, ou à défaut un de ses membres, se donne les moyens de contourner les sanctions étasuniennes, comme l’ont par exemple fait par le passé les banques chinoises ou indiennes dans le cadre des importations de pétrole iranien. Mais à défaut d’être conditionné à une remise en cause – par ailleurs plus que souhaitable – du volet militaire de l’atlantisme, qu’on imagine mal de la part de Theresa May, Angela Merkel et Emmanuel Macron, un tel choix implique au minimum une rupture claire avec son volet juridico-économique.

« Face aux transformations en cours de l’équilibre des puissances, […] l’heure est venue de faire des choix courageux. »

Dans un accès d’utopisme on pourrait par exemple rêver que l’euro soit enfin utilisé pour contribuer à éroder le statut exorbitant du dollar, sur lequel repose en partie la capacité des États-Unis à punir ceux qui refusent d’appliquer leurs sanctions contre un pays tiers. Conscient de ce qui se joue, le président du parlement iranien a d’ailleurs de son côté estimé que les européens ont une occasion de montrer qu’ils ont le « poids nécessaire pour régler les problèmes internationaux ».

Il a raison sur ce point. Face aux transformations en cours de l’équilibre des puissances, et devant la dangereuse fuite en avant belliciste des États-Unis, l’heure est venue de faire des choix courageux. Emmanuel Macron, prompt à se poser en « leader » européen et à endosser une posture « gaullo-mitterrandienne » jusqu’à ce jour démentie par une orthodoxie atlantiste sans faille, a une occasion historique de remettre la politique étrangère de la France dans le sens de l’indépendance et au service de la paix. Espérons qu’il saura la saisir.

 

[1] http://www.elysee.fr/communiques-de-presse/article/declaration-conjointe-du-president-de-la-republique-emmanuel-macron-de-la-premiere-ministre-theresa-may-et-de-la-chanceliere-angela-merkel/

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Iran : la persécution silencieuse des minorités religieuses

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Muharram_in_cities_and_villages_of_Iran-342_16_(120).jpg © Payam Moein

En Iran, les minorités religieuses se retrouvent confrontées à un pouvoir central aux politiques très paradoxales : certaines de ces communautés sont à la fois protégées et exclues par l’État iranien. Chrétiens, Juifs ou Zoroastriens vivent en effet dans un pays musulman à plus de 95%, chiite dans sa grande majorité. Et dans cette République islamique, appartenir à l’une des rares minorités religieuses est synonyme de discrimination, voire de persécution. Alors que certaines religions « historiques » bénéficient d’un statut spécial, leur garantissant une relative liberté de culte et de sièges au Parlement, d’autres, comme les Bahaïs, voient leurs droits les plus fondamentaux violés depuis des décennies.


Des minorités religieuses issues d’une longue sédimentation

Site funéraire zoroastrien où étaient exposés les corps des défunts à proximité de Yazd.

Si l’on connaît surtout l’Iran pour la loi islamique qui y est appliquée, plusieurs communautés religieuses y subsistent malgré tout. Avant l’arrivée de l’islam, le zoroastrisme était la religion officielle de l’Iran sous les Sassanides. Il a été battu en brèche avec l’invasion arabe au VIIème siècle, et l’islamisation progressive de l’Iran pendant les quatre siècles suivants.

On y trouve également l’une des plus anciennes communautés chrétiennes du Proche et du Moyen-Orient, puisque l’Église de Perse aurait été fondée par l’apôtre Thomas. Les Chrétiens y ont néanmoins été persécutés par les souverains Sassanides, car ils les considéraient comme des représentants de l’Empire romain, subversifs et déloyaux. Avec la conquête islamique de la Perse, et le statut de la dhimma, le statut des minorités religieuses, chrétiennes comme juives, évolue : dépositaires d’une partie de la Vérité révélée, ces minorités étaient protégées par le sultan et avaient le droit de pratiquer leur foi, à condition de reconnaître la suprématie de l’islam.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’Iran abrite aussi la deuxième communauté juive du Moyen-Orient après Israël. Ses membres descendent pour certains des Juifs restés dans la région après l’exil en Babylone, au VIème siècle av. J.-C.. Cette communauté est restée importante jusqu’en 1979, alors que les communautés juives des autres pays du Moyen-Orient avaient presque disparu suite à la création d’Israël. Bien que la Constitution de 1979 donne un statut officiel aux Juifs et même un siège au Parlement, de nombreux membres de cette communauté ont émigré vers Israël, étant accusés par le régime de sionisme et de collusion avec Israël et les Etats-Unis.

Des libertés limitées

Femme zoroastrienne à Yazd.

En Iran, le chiisme est aujourd’hui la seule religion légitime, proclamée religion d’État suite à la Révolution islamique de 1979. Cependant, la Constitution autorise la plupart des minorités à professer leur culte et à vivre sous la protection de l’État. Au Parlement, trois sièges sont même réservés aux Chrétiens arméniens, chaldéens et assyriens, un siège pour les Juifs, un autre pour les Zoroastriens. En revanche, la Constitution prévoit que la voix d’un non-Musulman – ou d’une femme -, vaut la moitié de la voix d’un Musulman dans un tribunal.

Dans ce pays où le paradoxe est roi, on croise des Chrétiennes coiffées du hijab islamique, en chemin pour l’église où l’on célèbre Noël en toute discrétion. Ces minorités ont, certes, officiellement le droit d’exister, mais dans des conditions très strictes et avec des libertés réduites. L’intégralité des minorités religieuses est soumise à la pratique rigoriste de l’islam. Aucune d’elle ne peut exercer publiquement son culte, sous peine d’être accusée de prosélytisme.

Si les Chrétiens, les Zoroastriens et les Juifs peuvent se marier selon leurs « rites » et conserver certains de leurs lieux de cultes, les pratiquants doivent impérativement s’enregistrer auprès des autorités, ce qui contribue à répertorier les « impies » pour mieux les discriminer plus tard. En cas « d’oubli », les sanctions sont sévères et peuvent aller jusqu’à l’arrestation des responsables.

Ces trois communautés ont fondé leurs propres écoles et sont théoriquement libres de transmettre leur culture religieuse aux leurs. Seulement, l’État est en réalité omniprésent et interfère dans tous les domaines.  Les programmes scolaires sont vérifiés et parfois censurés par le gouvernement, le persan est la seule langue d’enseignement autorisée, et des maîtres musulmans sont présents dans toutes les écoles. Les jeunes filles sont contraintes de porter le hijab bien que cela ne soit pas prescrit par leur religion. Surtout, l’État nomme les directeurs de ces lieux d’enseignement.

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Cartographie des religions en Iran

Les conséquences de cette surveillance sont dévastatrices pour les religions qui n’ont pas réussi à fonder une communauté soudée. Le zoroastrisme par exemple ne compte plus que 30 000 fidèles en Iran, résidant surtout dans de petits villages, contrairement aux Juifs et aux Chrétiens réunis dans des agglomérations. Leur nombre a drastiquement diminué ces dernières années notamment car les adeptes subissent une discrimination à l’embauche – de très nombreux emplois leur sont interdits -, ce qui a étouffé cette communauté entre dettes et chômages. En plus de l’emprisonnement de plusieurs de leaders zoroastriens, la dispersion des membres à travers l’Iran a limité la solidarité leur permettant de s’organiser.

S’ajoute à cela l’interdiction de se convertir pour un musulman, donc presque impossible de grossir les rangs de ces communautés en Iran. Par exemple, il est formellement prohibé aux non-Chrétiens et aux Chrétiens farsis, nés en Iran et n’appartenant pas originellement à cette communauté, de célébrer Noël. En termes légaux, la Constitution iranienne estime qu’un Iranien né d’un père musulman est musulman, il lui est par conséquent interdit de choisir, changer ou renoncer aux croyances religieuses chiites. Ainsi, une conversion est considérée comme relevant de l’apostasie et est soumise à la peine de mort.

Les Sunnites et les Bahaïs, minorités persécutées

Les Sunnites, quant à eux, ne bénéficient même pas du statut de minorité religieuse. Ils sont tout simplement ignorés par le pouvoir central, qui les considère comme des citoyens de seconde zone. Pourtant les musulmans sunnites iraniens représentent entre 9 et 15% de la population, principalement concentrés dans les zones frontalières de l’Iran et dans le Golfe persique. A l’époque du Chah, le sunnisme était reconnu, et son développement encadré mais largement autorisé. Mais depuis la Révolution islamique, les Sunnites ne bénéficient plus d’aucun type de reconnaissance, et ne disposent d’aucun accès à la politique depuis 1979. Les lieux de culte sunnites sont formellement interdits, tout comme l’accès à l’ensemble des emplois publics ou gouvernementaux.

Quelques contestations ont fait leur apparition en 2015, notamment après la destruction de lieux de cultes sunnites par des agents gouvernementaux. Molavai Abodlhamid, l’un des dirigeants de cette communauté, avait alors écrit une lettre au Guide suprême et au Président, pour réclamer un assouplissement des règles encadrant la vie des minorités religieuses. Une revendication restée sans réponse.

Les Bahaïs, eux, sont bien trop occupés à survivre pour se réclamer du moindre droit. Cette communauté rassemblant 300 000 fidèles selon Human Rights Watch, forme la première minorité religieuse dans le pays, après les Sunnites. La religion bahaïe est née au XIXe siècle, se réclamant d’un courant chiite messianique, convaincu de l’imminence de l’arrivée du mahdi, le « guidé ». Depuis la Révolution de 1979, cette religion monothéiste est strictement interdite par le régime en place. Si l’on s’en tient à l’International Religious Freedom Report de 2015, ils ne peuvent pas entrer à l’université, ni occuper un emploi public, bénéficier d’une aide publique – accordée aux autres citoyens – ou d’une retraite. De même, ils ne disposent pas de droit à la justice ou à la propriété.

En somme, aucun droit civil ou politique, en plus des lieux de cultes détruits ou des cimetières profanés. « Un bahaï est un mhdur ad-damm, quelqu’un dont le sang peut être versé en toute impunité », souligne Christian Cannuyer, auteur de l’ouvrage Les Bahaïs (éditions Brepols, 1988). Le fait que la religion bahaïe se veuille fédératrice et à vocation universelle y est probablement pour quelque chose. Sa doctrine met l’accent sur l’égalité et sur la paix : l’unité des religions et du genre humain. Cette religion se réclame de principes tels que la non-violence, l’égalité absolue entre hommes et femmes ou la complémentarité entre sciences et religions.

« Affirmer que Mohammed n’est pas le dernier prophète et que les femmes sont les égales des hommes est insupportable pour les ayatollahs», expliquait la représentante des Bahaïs en France, Hamdam Nadafi, dans un article pour La Croix paru début 2017. L’acharnement du gouvernement iranien sur cette minorité, s’il trouve ses racines dans des rivalités historiques, trahit la nature profondément politique de ces persécutions. Selon la législation iranienne, tuer un Bahaï n’est pas considéré comme un crime. 200 d’entre eux ont ainsi été exécutés entre 1979 et 2010, des centaines emprisonnés.

L’État théocratique iranien : garant des discriminations ?

L’hostilité entre les deux confessions sunnite et chiite a certes toujours été radicale, mais la fluctuation des relations est aussi due en grande partie aux tensions géopolitiques entre l’Iran et les royaumes sunnites, l’Arabie Saoudite en tête. Il est donc fondamental de ne pas négliger la dimension politique d’une telle répression.

Le système politique iranien est fondé sur un islam absolutisé, dogmatique, et surtout institutionnalisé, avec un véritable clergé. La structure étatique est unique en son genre, puisqu’il s’agit d’une République islamique. Paradoxalement, la souveraineté se partage entre Dieu et le peuple. L’association du clergé aux institutions politiques a mené à l’intégration juridique et institutionnelle de certains groupes religieux ou ethniques comme les Chrétiens d’Arménie, au détriment d’autres groupes alors victimes d’une exclusion totale, tels que les Sunnites ou les Bahaïs.

Malgré l’arrivée au pouvoir de Rohani en 2013, que beaucoup de médias occidentaux se sont aventurés à qualifier de « modéré », la liberté religieuse continue à se détériorer. Depuis 2013, le nombre de membres des minorités religieuses emprisonnés ne cesse d’augmenter, et le Code pénal islamique continue à justifier allégrement des violations graves des droits de l’Homme. On a du mal à imaginer une amélioration de cette situation, sans une altération profonde du caractère théocratique de l’État iranien.

Les mouvements de contestation ont laissé entrevoir une lueur d’espoir mais le système semble bel et bien voué à rester en place. Après trente-huit ans de République islamique, politique et religieux semblent ainsi durablement liés en Iran, sans que rien n’annonce un effondrement ou un assouplissement du régime sur la question, au grand malheur des minorités religieuses.

Crédits :

Cartographie des religions en Iran : https://www.lesclesdumoyenorient.com/Cartographie-des-religions-4-L-Iran.html

Déceptions et protestations dans l’Iran de Rohani

Huit ans après la vague contestataire violemment réprimée qui avait touché le pays suite à la réélection de Mahmud Ahmadinejad, une nouvelle série de manifestations, entachées de violences, secoue la République Islamique d’Iran. Dans un contexte qui diffère profondément de celui de 2009, ces événements révèlent les faiblesses internes d’un pays qui apparaissait jusque là comme un pôle de stabilité appelé à jouer un rôle hégémonique sur une partie de la région. Si les contestations, unifiées autour de revendications économiques, paraissent rassembler des courants politiques hétéroclites, sans mot d’ordre unificateur, elles ébranlent la classe politique iranienne et mettent en évidence les blocages auxquels est confronté le pays, tant à l’intérieur qu’à l’international.

L’illusion d’une stabilité hégémonique ? 

Commencée le 28 décembre à Masshad, deuxième ville du pays, par un rassemblement contre la vie chère, une vague de manifestations s’est étendue à tout l’Iran, touchant de nombreuses villes de province, avant de s’essouffler à partir du 5 janvier, sans que l’on puisse présager de la suite des événements. Réagissant à ces nouvelles, les médias occidentaux ont abondamment diffusé les paroles de l’avocate et prix Nobel de la paix Shirin Ebadi, qui y voyait « le début d’un grand mouvement » d’opposition, et les images d’une jeune femme enlevant son voile en place publique, symbole s’il en est d’une volonté de changement radical de la société iranienne. Cette dernière information procédait en réalité d’un amalgame trop rapide entre la vague contestataire et le mouvement des « mercredi blancs » lancé depuis plusieurs mois par la journaliste Masih Alinejad, qui revendiquait la fin des arrestations de femmes pour voile « mal porté » à Téhéran et s’est achevé par un demi-succès  La vidéo avait en réalité été prise la veille, et on ne peut à l’heure actuelle pas relier le mouvement des mercredi blancs aux contestations des jours suivants, articulées autour de revendications économiques et sociales.

Ce mouvement soudain, qui ne porte pas encore de nom, a de quoi surprendre les observateurs occidentaux, auxquels parvenaient il y a moins de deux mois les images de la réélection du président modéré Hassan Rohani, fêtée dans les rues de Téhéran par ses partisans malgré les déceptions de son premier mandat. Cette réélection prévisible (les présidents iraniens font traditionnellement deux mandats depuis l’établissement de la République Islamique) et sans heurts semblait annoncer la probable poursuite du processus d’ouverture de l’Iran, et Rohani gardait à son crédit la signature des accords sur le nucléaire du 14 juillet 2015, aboutissement de 15 ans de négociations qui garantissaient la limitation du programme nucléaire iranien en échange de la levée progressive des sanctions économiques et de l’embargo sur les armes.

“Le poids du Hezbollah chiite dans la politique libanaise, le maintien au pouvoir du président syrien Al-Assad, et la participation active de l’Iran à la lutte contre l’Etat Islamique à travers le soutien apporté au gouvernement chiite irakien permettaient au pays d’afficher son poids dans la région.”

Cet accord historique ouvrait la voie au retour de l’Iran tant sur la scène politique internationale que sur la scène des puissances économiques, soulevant une vague de commentaires, enthousiastes ou inquiets.Le poids du Hezbollah chiite dans la politique libanaise, le maintien au pouvoir du président syrien Al-Assad, allié de longue date, et la participation active de l’Iran à la lutte contre l’Etat Islamique à travers le soutien apporté au gouvernement chiite irakien (ironie de l’histoire, le commandement des forces irakiennes est revenu de facto à des militaires iraniens ayant participé à la guerre Iran-Irak de 1980-1988, dont le très populaire général Qasem Soleymani) permettaient au pays d’afficher son poids dans la région. La situation géopolitique semblait donner raison à l’ouvrage de Robert Baer, commentateur américain, ancien agent de la CIA et partisan de longue date d’une entente avec l’Iran face à l’axe sunnite (Iran : l’irrésistible ascension, 2009), qui décrivait la montée en puissance du pays, conséquence inévitable de la politique américaine de l’ère George W. Bush. Vu de France, l’Iran faisait figure de futur Eldorado économique, les intérêts français, présents depuis longtemps, pouvant s’implanter davantage (citons les accords avec Peugeot-Citroën du premier janvier 2016 et ceux avec Total du 8 novembre de la même année ).

La portée de cet accord est certes est remise en cause par l’arrivée au pouvoir de l’administration Trump aux Etats-Unis. Dès sa campagne électorale, le milliardaire a dénoncé la main tendue d’Obama et les accords avec l’Iran ; une ligne qui n’a pas varié depuis son arrivée au pouvoir, et qui n’est pas sans rappeler l’intransigeance de l’administration Bush, qui avait inclu l’Iran dans l’ « axe du mal » en 2002, malgré la présence à la tête de l’Iran du réformateur Khatami. Cependant, l’Iran semble afficher plusieurs facteurs de stabilité, avec un régime qui laisse une marge d’expression à la volonté populaire (sans que soit permise néanmoins la remise en cause de la forme du régime, le conseil des Gardiens de la Constitution verrouillant les candidatures), une transition démographique en voie de s’achever, avec une moyenne d’âge tournant autour de 30 ans (contre 20 en Irak, 24 dans des pays comme le Pakistan et l’Egypte), ainsi qu’une population largement éduquée. L’Iran ne semblait pas se prêter à une nouvelle vague de protestations rappelant celle de 2009.

Une vague contestataire très différente de celle de 2009https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/4/4f/Tehran_protest_%281%29.jpg

Un rassemblement le 16 juin 2009. Les manifestations qui ont suivi la réélection d’Ahmadinejad étaient structurées autour d’un motif politique clairement défini et de symboles identifiables, comme la couleur verte qui donna son nom au mouvement. Rien de tel aujourd’hui. ©Milad Avazbeigi

Difficile de ne pas comparer les événements actuels à ceux survenus en 2009 suite à la réélection du président nationaliste Mahmoud Ahmadinejad, entachée de fraudes et largement contestée par les partisans de son adversaire, le réformiste Mir Hossein Mousavi. Cette vague de contestation intervenue dans les grandes villes réunissait des centaines de milliers d’Iraniens appartenant à une population globalement plus jeune qu’aujourd’hui qui exprimait sa colère devant ce qui apparaissait comme le refus de prendre en compte sa parole. Réprimée avec une extrême violence par le pouvoir, le mouvement avait finalement été étouffé, et la présidence d’Ahmadinejad et des conservateurs s’était poursuivie jusqu’à son terme en 2013.

“Si la jeunesse étudiante y a pris une part active, cette contestation met en mouvement des catégories davantage populaires, périphériques et moins politisées.”

La situation de 2018 apparaît radicalement différente : le gouvernement, modéré mais soutenu par les réformateurs, qui s’étaient désistés en 2013 au profit de Rohani, ne prône pas la fermeture du pays, et les échecs de sa politique d’ouverture internationale ne peuvent lui être totalement imputés face à un Donald Trump partisan d’une fermeté extrême. 2009 avait vu, au contraire, une dizaine de jours avant le soulèvement post-électoral, le président Obama prôner la main tendue au monde musulman dans son discours du Caire. De fait, le mouvement actuel présente des différences frappantes.

Alors que les protestations de 2009 étaient le fait d’une jeunesse urbaine des grandes villes rassemblée autour d’un même mot d’ordre (la contestation des résultats de l’élection, le rejet de la politique conservatrice d’Ahmadinejad), le mouvement actuel est moins fort, au moins dans un premier temps, dans la capitale (malgré les 450 arrestations effectuées à Téhéran, visant pour la plupart des personnes de moins de 25 ans ) pour toucher en priorité les provinces, avec notamment de nombreuses villes petites et moyennes. Si la jeunesse étudiante y a pris une part active, cette contestation met en mouvement des catégories davantage populaires, périphériques et moins politisées.

Qui est derrière la contestation ? 

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Les deux visages du pouvoir en Iran: le Guide Ali Khamenei, successeur de Khomeiny et garant des institutions de la République Islamique, et le président élu Hassan Rohani. Théologien et cadre du régime depuis sa fondation, ce dernier fait aujourd’hui figure de modéré mais peine à satisfaire les attentes des réformateurs. ©farsi.khamenei.ir

Si les autorités, par la voix du guide Khamenei, sorti de son silence le 2 janvier, et de plusieurs officiels, pointent la responsabilité des Etats-Unis et des puissances occidentales, ainsi que celle des adversaires traditionnels du régime, l’Arabie Saoudite et le mouvement politique en exil des Moudjahidin du Peuple, il est difficile de définir un courant politique qui serait derrière les manifestations. Les vidéos diffusées sur les réseaux sociaux montrent des scènes d’arrachages de portraits du guide Khamenei, des slogans hostiles au régime voire anti-islam et arabophobes (un courant nationaliste hostile à l’islam existe et s’exprime régulièrement, mais reste très minoritaire). Reste que dans le même temps une partie de l’opposition officielle à Hassan Rohani a montré dans les premiers jours une certaine bienveillance à l’égard des manifestants, le mouvement ayant commencé, comme le faisait remarquer sur l’antenne de France Inter la journaliste Mariam Pirzadeh, dans la ville de Masshad, où l’imam de la prière du vendredi n’est autre que le beau-père de l’opposant conservateur Ibrahim Raïssi. Le guide a d’ailleurs mis en garde les conservateurs proches de Mahmoud Ahmadinejad contre la tentation de récupérer le mouvement.

Que la contestation ait été ou non encouragée en sous-main par l’opposition politique, qu’elle soit ou non entretenue par des réseaux étrangers (Donald Trump montre, quoi qu’il en soit, la volonté de mettre en avant la colère du peuple iranien et la violence de la répression pour justifier sa propre politique d’opposition systématique à l’Iran), il semble clair que les rassemblements procèdent d’abord d’un mouvement spontané, exprimant le mécontentement d’une large partie de la population face aux difficultés économiques.

“L’Iran reste marqué par l’augmentation du coup de la vie et des inégalités. Prônant la libéralisation de l’économie et l’ouverture aux intérêts des grands groupes étrangers, les réformateurs peuvent difficilement promettre la réduction de ces inégalités. Les conservateurs sont, de leur côté, fortement liés aux milieux commerçants du bazar.”

La levée des sanctions n’a en effet pas apporté le développement ni l’ouverture souhaités, d’autant plus que les acquis de la présidence sont menacés par la nouvelle administration américaine. L’Iran reste marqué par l’augmentation du coup de la vie et des inégalités qui restent importantes malgré un système redistributif. Prônant la libéralisation de l’économie et l’ouverture aux intérêts des grands groupes étrangers, les réformateurs peuvent difficilement promettre la réduction de ces inégalités. Les conservateurs sont, de leur côté, fortement liés aux milieux commerçants du bazar. Le chômage est également élevé, officiellement à 11,5% de la population active, et probablement bien plus important, en réalité.

Vers un blocage prolongé ?

Si Hassan Rohani a cherché à conserver sa position de modéré, en différenciant les manifestants exprimant des revendications légitimes des « fauteurs de trouble », et que les autorités iraniennes ont communiqué sur les arrestations et les conditions du maintien de l’ordre, nouveauté qui a surpris les journalistes étrangers, la vague de manifestations n’en met pas moins en avant les difficultés de la population, tandis que la violence du régime demeure, avec 21 morts, dont une majorité de protestataires, à la date du 2 janvier.

Après une journée de mercredi plus calme que la précédente et marquée par d’importantes mobilisations en soutien au régime, le mouvement semble s’être essoufflé, dans un contexte où le guide Khamenei et les dirigeants de la force d’élite du régime, les Gardiens de la Révolution, ont promis « la fin de la sédition », ce qui laisse présager une intensification de la répression en cas de reprise. Reste que les protestations ont mis en évidence les blocages du pays, et le sentiment de déception qui se dessine après plusieurs années de gouvernement des modérés, qui ne sont parvenus ni à améliorer les conditions de vie des Iraniens ni à sortir le pays de son isolement, les pressions américaines sur les échanges avec le pays se poursuivant malgré la fin officielle des sanctions. Dans le même temps, les coûteux succès militaires à l’étranger n’apportent en rien la certitude de la sécurité et de l’hégémonie, à l’heure où le bras de fer avec l’Arabie Saoudite, les Etats-Unis et Israël s’intensifie.

Les déclarations sans nuances du président américain, face aux slogans anti-impérialistes des manifestations pro-régime et aux discours martiaux des tenants du pouvoir religieux iranien laissent la désespérante impression d’une histoire qui se répète, ponctuée d’espoirs déçus.

 

Les chiffres démographiques sont tirés des bases de données de la Banque Mondiale (pour le coefficient de GINI) et du CIA World Factbook (pour  l’âge moyen).

Renaud Girard: “Hollande a fait de lourdes fautes d’orientation diplomatique”

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François Hollande © Matthieu Riegler, CC-by
Renaud Girard est correspondant de guerre au Figaro depuis 1984. Il a couvert pratiquement tous les conflits des trente dernières années (Afghanistan, Bosnie, Cambodge, Colombie, Croatie, Gaza, Haïti, Irak, Kosovo, Libye, Rwanda, Somalie, Syrie, Ukraine…). Il a aussi traité les grandes crises mondiales, diplomatiques, économiques, financières. Il a reçu en 2014 le Grand Prix de la Presse internationale, pour l’ensemble de sa carrière. Il vient de publier Quelle diplomatie pour la France ? aux éditions du Cerf. 
 
***

Dans votre ouvrage, vous développez le concept « d’ennemi principal ». Celui de la France serait selon vous l’islamisme sunnite. Pouvez-vous préciser ce que cela signifie et ce que ça implique pour notre diplomatie ?

L’islamisme sunnite est notre ennemi principal, car c’est lui qui tue nos enfants nos rues. Au contraire, ni l’Iran, ni Vladimir Poutine, ni Bachar el-Assad ne commettent d’attentats contre la France. Il est donc faux de considérer que Bachar el-Assad et Daech seraient deux maux équivalents. Non Daech est pire car Daesh nous attaque.  

A partir de là, les conséquences sont très simples. Nous devons tout faire pour éradiquer le djihadisme sunnite. Cela doit être notre priorité absolue. Si pour y arriver, nous devons travailler avec l’Iran, avec la Russie de Vladimir Poutine ou avec le régime de Bachar el-Assad, alors il faut le faire.

Souvenons de Churchill. Dès que l’URSS fut attaquée par Hitler, Churchill (qui connaissait toutes les horreurs et les crimes du totalitarisme stalinien) proclama aussitôt son alliance avec Staline face à Hitler. Staline avait bien des défauts, mais contrairement à Hitler, il ne tuait pas de citoyens britanniques. Au contraire, il était lui aussi attaqué par Hitler. Il était donc normal de s’allier avec lui. Indépendamment des divergences idéologiques ou des préoccupations morales. Face à l’hésitation des parlementaires conservateurs, Churchill déclara « si Hitler avait envahi l’Enfer, je m’allierais avec le Diable. »

Pensez-vous que la politique extérieure de la France ait pu, comme on l’entend souvent, contribuer à faire prospérer cet ennemi principal, qu’il s’agisse d’ailleurs du soutien passé et trop poussé à des dictateurs fusse-t-il laïcs (comme en Irak), ou, plus récemment, d’un excès d’interventionnisme (comme en Libye) ?

Il faut se défier de l’exagération, de la repentance et de l’auto-flagellation. L’islamisme n’est pas le produit de la politique occidentale. L’islamisme est issu de problématiques internes au monde musulman. C’est l’Egyptien Hassan el-Banna qui a créé la première association islamiste (les Frères Musulmans) en 1928 avec pour but de rétablir le Califat après son abolition. Ce rétablissement du Califat est aussi au cœur de l’action de Daech. Mais ce ne sont pas les Occidentaux qui ont aboli le Califat : c’est le héros national turc Mustapha Kemal Atatürk ! 

Croire que tous les maux viennent de nous contribue paradoxalement à infantiliser les musulmans. Le dénigrement de l’Occident par les occidentaux n’est pas seulement du masochisme, il est aussi une forme d’ethnocentrisme raciste dans lequel tout tournerait autour de l’Occident. Les musulmans aussi ont une Histoire et sont responsables de leur Destin.  

Certes, des interventions occidentales inadaptées ont pu renforcer l’islamisme. Cela a notamment été le cas avec la catastrophique Guerre d’Irak. En fait, nous avons agi à contresens à l’égard des dictateurs laïcs. Quand ces dictateurs étaient puissants, nous les avons soutenus à bout de bras. Pourtant, ils avaient une mauvaise gouvernance et enfermaient leurs pays dans la corruption et le népotisme, ce qui renforçait les islamistes.  Ensuite, quand ils ont été contestés, nous nous sommes retournés contre eux au moment même où ils devenaient le dernier rempart contre l’islamisme. Nous les avons soutenus quand leur mauvaise gouvernance nourrissait l’islamisme, nous les avons combattus quand leur résistance pouvait nous protéger de l’islamisme. Si demain Bachar el-Assad tombe, les alaouites et les druzes seront génocidés, les chrétiens devront (dans le meilleur des cas) s’exiler au Liban, les églises seront détruites, la liberté religieuse sera abolie et un micro-Etat terroriste se constituera au cœur du Moyen-Orient.  

De Gaulle disait que « le rôle historique de la France était de réconcilier la Russie avec l’Europe, voire l’Amérique ». Dans son livre La France atlantiste, Hadrien Desuin explique quant à lui que « ce que la France a sans doute de meilleur à apporter au monde, c’est la résistance à l’hégémonie ». Vous-même dites enfin que loin de se résoudre à un monde unipolaire, notre pays doit jouer un rôle de médiation et d’équilibre. Tout cela n’est-il pas préjuger un peu de notre influence et de notre centralité, à l’heure où la France semble de moins en moins écoutée dans le monde ?

Non, pas du tout. Notre pays conserve encore un poids important. La France est la 6ème ou 5ème puissance mondiale. 275 millions de francophones (chiffre qui est amené à progresser) font de sa langue la sixième langue la plus parlée au monde. Le réseau diplomatique français est le plus important au monde avec celui des Etats-Unis. La France dispose de l’arme atomique et d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Son poids militaire est considérable. Nous avons ainsi apporté une contribution militaire importante en Afghanistan, en Libye on contre Daech. 

La France est aussi, qu’on le veuille ou non, « le gendarme de l’Afrique » (Côte d’Ivoire, Centrafrique, Mali…). Notre opération au Mali a contribué à la sécurité de tous les européens, mais seuls deux pays de l’UE étaient capables de réaliser une telle intervention : la France et le Royaume-Uni. Or, je ne vous apprendrai rien en vous disant que le Royaume-Uni (qui n’a pas participé à l’opération malienne, menée de bout en bout par la France) est en train de quitter l’UE. Nous allons donc être la seule puissance militaire de toute l’UE. Et cela tout le monde le sait. A commencer par les Etats-Unis qui comptent sur nous pour la sécurité du continent africain.

En outre, je crois que ce que la France peut apporter en diplomatie (résistance à toutes les hégémonies, quelles qu’elles soient, multilatéralisme, monde multipolaire, médiations…) correspond à un vrai besoin international. Nous avons aujourd’hui un triangle stratégique Etats-Unis – Russie – Chine qui est fondamentalement instable. Il faudrait le remplacer par un carré stratégique Etats-Unis – Russie – Chine – France, où la présence française constituerait un élément stabilisateur. Mais pour cela la France doit cesser d’être le caniche des Etats-Unis, adopter une attitude réaliste sur bon nombre de dossiers (Syrie, Ukraine-Rusie…) et s’appuyer sur son appartenance à l’UE. Pour que l’UE soit un appui solide pour la France, il faut renforcer l’UE par la mise en place d’un protectionnisme européen qui lui permettrait de protéger ses intérêts économiques face au dumping chinois et à la dictature juridico-financière des Etats-Unis. 

De plus, il n’y a pas besoin d’être une grande puissance pour faire des médiations efficaces. La Norvège, la Suède, la Suisse, le Qatar ou Oman sont ainsi des médiateurs efficaces. Si tous ces pays y arrivent, je ne vois pas pourquoi nous qui sommes plus peuplés et plus puissants, nous ne le pourrions pas. Par exemple, c’est en Norvège qu’avaient été signés les accords d’Oslo en 1993. La Norvège joue aujourd’hui un rôle important dans les médiations impliquant le Hamas. Cela est rendu possible par le fait que la Norvège n’appartienne pas à l’UE, car l’UE considère que le Hamas est un groupe terroriste et a gelé toute diplomatie avec Gaza depuis que le Hamas y a gagné les élections. Pourtant, ces élections avaient été surveillées par des émissaires de l’UE qui les avaient déclarées valides. De même, le Qatar a développé un intense activisme diplomatique, multipliant les propositions de médiation. C’est par exemple à Doha (capitale du Qatar) que se sont installés les cadres du Hamas ou que les insurgés Talibans ont ouvert une représentation diplomatique. Autre exemple, c’est grâce au Sultanat d’Oman que les accords historiques  de 2015 sur le nucléaire iranien ont pu être conclus entre l’Iran et les Etats-Unis. En 2007, j’avais proposé une médiation entre l’Iran et les Etats-Unis, médiation qui aurait été assurée par la France et qui reposait sur les mêmes principes que celles qui a finalement abouti en 2015… mais sans la France cette fois. En 2007, ma proposition avait été sabotée par un petit clan de diplomates français néo-conservateurs. 

Si la France voit son influence reculer dans le monde, ce n’est pas tant à cause d’une baisse structurelle de sa centralité que de lourdes fautes d’orientation diplomatique. En ce qui concerne notre déclin diplomatique, la France est l’artisan de son propre malheur. Un seul exemple : en 2012, pensant que Bachar el-Assad ne passerait pas l’année, nous avons fermé notre ambassade à Damas. Grave erreur. En faisant cela, nous nous sommes privés d’une précieuse source de renseignements, qui aurait pu être bien utile dans la lutte contre le terrorisme. De plus, nous nous sommes interdit toute médiation pour résoudre le conflit syrien.  

Vous développez longuement l’idée selon laquelle la France doit cesser de craindre la Russie, pour, au contraire, se rapprocher d’elle. Dans quel but ? Est-ce crédible à l’heure où la France ne présente plus, selon le spécialiste américain Tony Corn, qu’un intérêt très faible pour Moscou ?

Tony Corn est un éminent spécialiste. Ses analyses sont de haut niveau. Mais n’oublier pas que, comme vous l’avez dit vous-même, il est… américain ! Il propose donc un point de vue typiquement américain, conforme aux intérêts et à la vision des Etats-Unis. Relativiser le lien entre France et Russie lui permet de militer pour l’intégration de la France dans un bloc stratégique atlantique aux côtés du Royaume-Uni et des Etats-Unis.  

Si aujourd’hui la France présente un intérêt faible pour Moscou, c’est parce que sous la Présidence de François Hollande (2012-2017), la France a adopté une politique néo-conservatrice : opposition à l’accord sur le nucléaire iranien, hostilité forcenée à Bachar el-Assad et surtout intransigeance face à la Russie. La France a joué pleinement le jeu des sanctions contre la Russie alors que cela pénalisait nos propres producteurs agricoles et industriels. Par exemple, la crise des agriculteurs français en 2015 est en grande partie due aux sanctions prises contre Moscou. Nos agriculteurs se sont retrouvés doublement étranglés : d’une part, ils ne pouvaient plus exporter en Russie, d’autre part, les agriculteurs allemands connaissaient le même problème et déversaient donc leurs marchandises sur le marché français au détriment de nos agriculteurs. Il était évident que dans de telles conditions la Russie ne pouvait que se désintéresser, à regret, de la France.  

Mais si la France changeait d’attitude, la Russie s’intéresserait de nouveau à elle. La Russie s’intéresse bien au Venezuela ou à l’Algérie (à raison !), je ne vois donc pas pourquoi elle ne s’intéresserait pas à  la France.

Deux arguments de poids peuvent ici être évoqués. D’une part, la Russie est actuellement pénalisée par les sanctions économiques européennes. De plus, la Russie s’inquiète de l’expansion de son allié et voisin chinois, qui, un jour, pourrait bien avoir des vues sur la Sibérie russe. La Russie a donc tout intérêt à ne pas rester isolée et à réintégrer la famille européenne. Et c’est là justement que la France peut jouer un rôle en aidant la Russie à revenir dans la famille européenne, selon le projet du Général de Gaulle d’une Europe qui irait de l’Atlantique à l’Oural.

 D’autre part, la France et la Russie ont des liens historiques anciens. Quand j’ai interviewé Vladimir Poutine lors de sa venue en France, le 29 mai 2017, il venait d’inaugurer l’exposition du Trianon, à Versailles, commémorant le tricentenaire du voyage de Pierre le Grand en France. Dans son interview, il a rappelé que les liens entre nos deux pays remontaient au 11ème siècle, lorsque la Princesse russe Anne de Kiev épousa le roi des Francs Henri 1er à Reims en 1051, ce qui ne nous rajeunit pas. N’oublions pas non plus l’alliance de revers conclue avec la Russie par Sadi Carnot face à l’Allemagne, alliance qui nous sauva lors de l’invasion allemande en 1914. Ni que nous fûmes dans le même camp lors de la Seconde Guerre mondiale. Cette proximité historique permet à la France d’être un partenaire important pour la Russie.

Poignée de main « virile » et abondamment commentée avec Trump, accueil de Poutine à Versailles, quel jugement portez-vous sur les premiers pas d’Emmanuel Macron sur la scène internationale ?

Emmanuel Macron a eu raison d’inviter Vladimir Poutine en France. J’ai trouvé des choses très encourageantes dans son grand entretien accordé au Figaro ainsi que dans celle de Jean-Yves Le Drian au Monde (29/06). Je trouve donc positifs les débuts du Président Macron. Cependant, il est encore trop tôt pour se faire un avis global. Il faut attendre pour pouvoir juger.

Crédits :
© Matthieu Riegler, CC-BY https://commons.wikimedia.org/wiki/File:François_Hollande_-_Janvier_2012.jpg

« Faire le mariole avec Trump pourrait coûter cher à Macron » – entretien avec Tony Corn

©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

 

Né à Paris en 1956, Tony Corn a travaillé pour le Département d’Etat américain de 1987 à 2008, et a été en poste à Bucarest, Moscou, Paris, Bruxelles et Washington. Il a enseigné les études européennes à l’U.S. Foreign Service Institute, l’école de formation des diplomates américains. Il est l’auteur de plusieurs articles publiés dans Le Débat, dont le dernier, Vers un nouveau concert atlantique, est paru dans le n°194 (mars-avril 2017). Il livre ci-dessous un point de vue américain sur les Etats-Unis de Trump, l’Europe de Merkel et la France de Macron. 

***

Dans un article publié dans la revue Le Débat en 2014, vous appeliez la France à s’unir le plus étroitement possible avec les Anglo-Saxons. Vous disiez précisément que « pour la France aujourd’hui, le principal multiplicateur de puissance n’est pas son appartenance à ce géant économique, nain politique et larve militaire qu’est l’Europe mais, à tout prendre, son association au sein de directoires discrets avec les Anglo-Saxons ». L’élection de Trump aux États-Unis et celle de Macron en France changent-elles la donne ? Entre première poignée de main commentée dans les moindres détails et passe d’armes autour de l’accord de Paris, la relation entre les deux présidents ne semble pas commencer sous les meilleurs auspices….

Je serais plus optimiste que vous. Chacun à leur manière, Trump et Macron sont avant tout des mavericks qui ont gagné leur pari respectif contre le Système – ce qui ne peut manquer de créer une certaine complicité entre les deux hommes. Cela dit, l’un comme l’autre étant des néophytes en politique étrangère, il y aura inévitablement quelques « couacs » dans le court terme. 

Côté américain, Trump est avant tout un dealmaker : autant il peut être pragmatique dans le cadre de relations bi- ou tri-latérales, autant il devient mal à l’aise et « psycho-rigide » à mesure que le cadre se multilatéralise davantage (comme on l’a vu au G7 ou, a fortiori, au sommet des 28 membres de l’OTAN). Plus que jamais, donc, la France aura intérêt à traiter le maximum de dossiers dans un cadre « minilatéraliste » de type P3 (Etats-Unis, Royaume-Uni, France).  

Deuxième observation : l’Elysée devra prendre en compte que, tant dans la forme que dans le fond, la politique de Trump est, pour une bonne part, une politique en Trump-l’œil, si j’ose dire. Trump a recruté pas mal de gens qui ne partagent pas ses opinions, s’inspirant en cela de la fameuse formule de Lyndon Johnson : « celui-là, il vaut mieux l’avoir à l’intérieur de la tente en train de pisser dehors, qu’à l’extérieur en train de pisser dedans. » Il s’ensuit que les personnes dont le nom apparaît dans les organigrammes officiels ne sont pas nécessairement les plus influents, notamment sur les dossiers sensibles. Sur la Russie, par exemple, c’est officiellement Fiona Hill – partisane d’une ligne dure – qui est en charge à la Maison-Blanche ; en réalité, Trump a un back channel avec Poutine via Kissinger (et Thomas Graham, l’ancien Monsieur Russie de Bush, aujourd’hui directeur de Kissinger Associates), qui est, lui, partisan d’un rapprochement avec la Russie. 

Comme s’il y avait une sorte de diplomatie américaine parallèle ?

Disons que le véritable centre de gravité de la politique étrangère américaine aujourd’hui, ce n’est pas Tillerson, Mattis ou McMaster (« les trois adultes », comme on les appelle), mais une jeune femme inconnue du grand public, mais bien connue des insiders : Dina Powell. En tant que numéro deux du NSC (National Clandestine Service), c’est elle qui préside le « Deputies Committee », et donc qui gère la politique étrangère au jour le jour. De plus, elle a plus beaucoup plus d’expérience de la politique étrangère et de « l’interministériel » que son boss nominal, le général McMaster. Enfin, à l’inverse des « trois adultes », Powell est très bien introduite dans la tribu Trump. Dina et Donald, c’est un peu « la Belle et la Bête » à la Maison-Blanche. Si j’étais d’humeur badine, je dirais que si le jeune Manu parvient à séduire la jolie Dina, celle-ci pourrait devenir sa meilleure avocate auprès du vieux Donald !!

Troisième point : l’Elysée devra se rappeler que si, sur certains dossiers (comme la Russie), Trump est en conflit ouvert avec l’Establishment américain, sur bon nombre d’autres dossiers (l’OTAN en général, l’Allemagne en particulier), il ne fait que dire tout haut ce que l’Establishment dit tout bas depuis un certain temps déjà. J’ai lu récemment dans la presse française qu’en omettant les traditionnelles génuflexions au sujet de l’Article 5, « Trump avait porté un coup à la crédibilité de l’OTAN ». On marche sur la tête ! 

L’Amérique contribue 70% du budget de l’OTAN ! Et voilà maintenant six ans que, par la voix du secrétaire à la défense Bob Gates, l’Establishment américain a fait connaître son exaspération à l’égard des free riders européens ! Jugez plutôt : alors que l’Allemagne a accumulé mille milliards d’excédent commercial durant ces cinq dernières années, l’armée allemande est de plus en plus une bouffonnerie sans nom : la moitié du matériel militaire allemand est inutilisable ; quant aux soldats allemands, ils ne sortent jamais de leurs bases quand ils sont en Afrique, et ils n’hésitent pas à quitter, au bout de douze jours, un exercice de l’OTAN de quatre semaines sous prétexte qu’on ne leur a pas payés leurs heures supplémentaires ! Dans un récent sondage du Pew Center, 56% des Américains, mais seulement 38% des Allemands, se disaient favorables à l’utilisation de la force pour défendre un allié. 58% des Allemands s’y déclarent opposés !

Voilà six ans, donc, que les Européens en général, les Allemands en particulier, « portent un coup à la crédibilité de l’OTAN » en continuant de faire la sourde oreille aux injonctions de Washington. D’où la « gaffe calculée » – et parfaitement justifiée – de Donald Trump. D’ailleurs, même si son attitude à Bruxelles a été un peu trop bourrue dans la forme, il n’a pas été désavoué dans le fond par les véritables « poids lourds » américains (Henry Kissinger, George Schultz, Jim Baker, Condi Rice, etc…).  Les Européens devraient même s’estimer heureux que Trump n’ait pas mis davantage les points sur les « i » en rappelant cette évidence : l’article 5 n’a jamais garanti une automaticité d’action – seulement une automaticité de consultation. 

Côté français, vous disiez donc qu’Emmanuel Macron est lui aussi un néophyte en politique étrangère…

C’est même pire : c’est quelqu’un qui vient de l’Inspection des finances – autant dire la pire (dé)formation qui soit pour la diplomatie. A l’exception d’un Couve de Murville, ces gens-là n’ont jamais rien compris à la politique étrangère. Je pense sincèrement que Macron peut, avec le temps, acquérir l’étoffe d’un véritable chef d’Etat. Mais il va falloir qu’il désapprenne le mode de pensée technocratique des « gnomes de Bercy », et qu’il ait l’humilité d’apprendre le mode de pensée stratégique auprès des vrais « pros » (essentiellement Le Drian et Védrine). Ce qui est encourageant, c’est que Le Drian, tout en gardant un œil sur la Défense, a hérité des Affaires étrangères, de l’Europe, du Développement, du Commerce extérieur, du Tourisme, de la Francophonie, des Français de l’étranger, etc. Le Drian est quasiment un vice-président ! 

Macron arrive au pouvoir dans une conjoncture internationale très particulière. Durant le quart de siècle qui a suivi la fin de la guerre froide, la « diplomatie coopérative » a été la norme dans les relations entre les Etats, et la « diplomatie coercitive » a été l’exception. Or nous sommes entrés dans une ère où la diplomatie coercitive va devenir de plus en plus fréquente, et dans ce domaine, la diplomatie française a tout à réapprendre. Si je n’avais qu’un conseil à donner à l’intellectuel Macron, ce serait de délaisser l’herméneutique philosophique pour la sémiologie diplomatique – en clair, de troquer Temps et Récit de Paul Ricoeur pour Arms and Influence de Thomas Schelling. Pour déniaiser les Inspecteurs des finances, rien ne vaut ce Machiavel moderne qu’est Schelling – qui est aussi Prix Nobel d’économie…

Macron devra aussi apprendre qu’en politique étrangère, le plus difficile n’est pas de décider quelle position adopter sur tel ou tel dossier, mais de hiérarchiser ses priorités, et cela selon le seul critère qui vaille : l’intérêt national. Cet exercice est d’autant plus délicat que, sur nombre de dossiers, les capacités d’action de la France sont limitées sans l’appui de l’allié américain, et que les priorités (plus encore que les positions) de cet allié ne coïncident pas nécessairement avec celles de la France. Il faut toujours garder à l’esprit qu’il y a une asymétrie.

Asymétrie au niveau géographique, d’abord. L’Allemagne est certes dans le collimateur de Trump, mais « l’Europe » en tant que telle est le cadet de ses soucis. A l’origine, la priorité de Trump était de faire ce que l’on appelle un « Nixon in reverse », c’est-à-dire d’opérer un rapprochement avec la Russie afin de mieux endiguer la Chine. Or la russophobie ambiante à Washington est telle qu’un tel programme a été ajournée. La nouvelle priorité de Trump, semble-t-il, c’est désormais le monde musulman, et plus précisément la succession saoudienne. Et là, il faut être attentif au fait qu’une politique qui, du point de vue du court terme, apparaît comme « surréaliste », peut en fait constituer la politique la plus « réaliste » qui soit du point de vue du long terme.

Surréaliste, c’est le mot, même si Trump n’est pas le premier chef d’Etat à prétendre vouloir lutter contre l’islamisme tout en demeurant le meilleur ami de l’Arabie saoudite…

Justement, ce n’est pas si simple. Schématiquement et depuis la création de la Ligue Islamique Mondiale et de l’Organisation de la Conférence Islamique par Riyad dans les années 1960, l’Arabie saoudite a dépensé 90 milliards de dollars pour la propagation globale du salafisme, et s’est progressivement imposé comme une sorte de Califat du monde sunnite. Or depuis 2015, un « printemps saoudien » a de facto commencé avec la décision du vieux roi Salmane (82 ans) de rompre avec la tradition et de nommer son neveu (57 ans), prince héritier, et son propre fils (31 ans), héritier en second. Contrairement à Obama qui, dès 2009, s’était éloigné de l’Arabie saoudite pour se rapprocher de l’Iran, Trump veut se rapprocher de Riyad afin de s’assurer que la succession conduise bien à une relève générationnelle, ce qui du même coup permettrait au Califat saoudien de faire, à terme, son « Vatican II », si je puis dire. 

En bref, dans la mesure où Trump «soutient» l’Etat qui a le plus contribué à la propagation du djihadisme dans le passé, c’est seulement au sens où la corde «soutient» le pendu. Quant à la diabolisation rhétorique de l’Iran, elle paraîtra évidemment « surréaliste » au moment même où les Iraniens plébiscitent le modéré Rohani. En revanche, cette diabolisation est tactiquement « réaliste » dans la mesure où elle permet aux chefs d’état arabe de « vendre » à leurs opinions publiques l’idée d’un rapprochement avec Israël (un rapprochement qui peut conduire, à terme, à une résolution de la question palestinienne). Bref, dans ce domaine plus que dans tout autre peut-être, la politique de Trump est une politique en Trump-l’oeil. 

Il existe une asymétrie Etats-Unis / France au niveau « fonctionnel », ensuite. Macron n’a pas encore assimilé le fait que, lorsqu’on est le président d’une grande puissance comme la France, il y a lieu de faire une différence très nette entre high politics et low politics. La prolifération nucléaire relève de la première, le réchauffement climatique, que cela plaise ou non, relève de la seconde. L’Accord de Paris, qui n’inclut aucun mécanisme contraignant, mérite bien son sobriquet de « Pacte Briand-Kellog de l’environnement ».  D’ailleurs, même si tous les signataires tenaient toutes leurs promesses, tout le monde sait bien que l’impact à long-terme de cet accord serait extrêmement modeste : une réduction de l’ordre de 0,2 degré à l’horizon 2100. D’ici là, l’arme nucléaire, aux mains de pays comme la Corée du Nord ou de l’Iran, aura eu le temps de faire beaucoup plus de dégâts environnementaux que le réchauffement climatique. Il faut donc garder le sens des proportions même s’il faut évidemment regretter que Trump ait choisi de « sortir » d’un accord qui allait dans le bon sens. 

Est-il vrai selon vous que la poignée de main « virile » entre Trump et Macron a vexé le premier et précipité la sortie de l’accord ? 

Disons que pour des raisons de politique intérieure, Macron a cru bon d’en rajouter une louche. Il est actuellement en campagne électorale. Or il n’a lui-même été élu que par 44% des inscrits, et 43% de ses électeurs ont d’ailleurs voté contre Marine Le Pen plutôt que pour lui. Il est donc à la recherche d’une majorité, d’où le parti-pris d’un certain histrionisme sur la scène internationale, avec des boursouflures du genre « la vocation de la France est de mener ces combats qui impliquent l’humanité toute entière ». Appelons cela la posture Aldo Macrone : « plus belle-âme que moi, tu meurs ! ». Compte tenu de la proverbiale vanité des Français, une telle posture sera évidemment payante électoralement. Pour autant, il ne faut pas oublier qu’il y a aura sans doute un prix diplomatique à payer.

En diplomatie, en effet, tout est affaire de calibrage. Autant la fameuse poignée de main  était en elle-même acceptable, autant Macron a eu tort de se livrer à une exégèse de sa gestuelle dans les colonnes du Journal du Dimanche (« Trump, Poutine et Erdogan sont dans une logique de rapports de force… il faut montrer qu’on ne fera pas de petites concessions, etc… »). Un président ne devrait pas dire ça. D’abord, parce que lorsque l’on commente ses propres actions, on ressemble à « Flamby. »  Ensuite parce que comme comme vous le dites et comme l’a révélé le Washington Post, cette interview au JDD a fortement irrité Trump, et n’a pas peu contribué à sa décision de sortir de l’accord de Paris. Macron a cru bon de réagir à cette sortie en « remettant le couvert » – cette fois, en invitant les scientifiques américains à venir se réfugier en France !!

Il serait bon que le Président français comprenne rapidement 1) que la politique étrangère en général (et pas seulement celle de Trump, Poutine, Erdogan) est un rapport de forces avant d’être un débat d’idées ; 2) que l’Amérique et la France ne boxent pas tout à fait dans la même catégorie ; et 3) que la France n’a rien à gagner à se lancer dans une surenchère verbale. Pour dire les choses simplement : une croisade anti-Trump sur une question de low politics risque fort de mettre en péril la coopération franco-américaine dans le domaine de la high politics. La confusion entre « faire le président » et « faire le mariole » pourrait coûter d’autant plus cher que Trump est du genre rancunier. En bref, on ne voit pas très bien ce que la France aurait gagné si demain Washington décidait de cesser toute assistance militaire aux opérations militaires françaises en Afrique.

Votre jugement sur l’Union européenne est en général assez dur. Faites-vous partie de ceux qui pensent que l’UE est devenue un instrument au service de Berlin ? L’arrivée au pouvoir de Macron en France vous semble-t-il de nature à changer la donne et à relancer le « couple franco-allemand » ?

Un jugement assez dur ? En 1991, à la veille de Maastricht, le ministre belge des affaires étrangères avait défini l’UE comme « un géant économique, un nain politique, une larve militaire ». Un quart de siècle plus tard, force est de constater que rien n’a changé. L’Europe est toujours « l’idiot du village global » (Védrine) ; la seule nouveauté, c’est qu’entretemps, la France elle-même est devenue « l’idiot du village européen. » Dès 2005, l’opinion française avait compris que « les Français sont les cocus de l’intégration européenne » (Marcel Gauchet). Depuis plus de dix ans, en revanche, les élites françaises sont toujours dans le déni, ou continuent de croire qu’elles pourront masquer (ou compenser) un alignement toujours croissant de la France sur l’Allemagne au niveau intra-européen par un activisme brouillon au niveau extra-européen, que ce soit en Libye (Sarkozy) ou en Syrie (Hollande).

Il n’y a qu’en France, où les médias – qui dépendent, pour une bonne part, des annonceurs publicitaires allemands pour leur survie financière – pratiquent l’auto-censure et/ou nient l’évidence : l’UE est bel et bien un instrument au service de Berlin. Voilà des années que le FMI, le Treasury américain et les médias étrangers ne cessent de répéter qu’avec un excédent commercial de plus de 6 pour cent de son PIB, l’Allemagne est en violation des traités européens. Dans une récente interview avec Spiegel, Wolfgang Schäuble lui-même reconnaissait que, sans l’existence de l’euro, l’excédent allemand serait la moitié de ce qu’il est aujourd’hui. 

Que peut faire la France ? Sortir des traités européens ? Quitter l’euro ? 

La France ne retrouvera sa crédibilité diplomatique que le jour où elle n’aura plus peur de faire du brinkmanship avec l’Allemagne. Au début de l’année, le gouverneur de la Banque de France a voulu faire peur aux Français en déclarant qu’une sortie de l’euro coûterait 30 milliards par an à la France. C’était là une façon technocratique, et non stratégique, de voir les choses. Une sortie de la France de l’euro signifierait, concrètement, la fin de l’euro. Or d’un point de vue stratégique, ce qui compte en dernière instance, c’est que l’Allemagne aurait beaucoup plus à perdre (130 milliards) que la France elle-même (30 milliards) d’une fin de l’euro. Et c’est précisément cette asymétrie qui donne à la France une certaine marge de manœuvre dans un game of chicken avec l’Allemagne. C’est seulement en menaçant l’Allemagne d’une « sortie » (et donc d’une explosion) de l’euro que Paris (soutenue en sous-main par Washington) pourrait rééquilibrer la relation franco-allemande. Mais pour mettre en œuvre une telle « politique du bord du gouffre », encore faut-il avoir quelque chose dans le pantalon ! 

Depuis 1945, l’Allemagne a un énorme avantage sur la France : elle n’est pas membre permanent du Conseil de Sécurité. A l’inverse des Français, les Allemands n’ont donc pas été tenté de se disperser dans la « gouvernance globale » et la « gestion des crises », et ont eu tout loisir de son concentrer sur leur « intérêt national » au sens le plus traditionnel du terme. 

Durant les quatre années où il fût ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius a paru s’occuper de tout (de la COP 21 à la crise syrienne), sauf de l’intérêt national français. Fabius n’a montré aucun intérêt pour l’Europe, pour l’Afrique, ou encore pour la vocation maritime de « l’Archipel France. » Et à aucun moment, il ne s’est posé la question : quel est, au juste, l’intérêt national français en Syrie ? Sans être inexistant, cet intérêt est-il si vital qu’il faille adopter une attitude aussi rigide sur une question cruciale (le départ d’Assad) ? Et surtout, est-il si vital qu’il faille tenter de forcer la main des Américains ? Le capital d’influence de Paris sur Washington n’est pas illimité : quitte à forcer la main des Américains, autant le faire pour des questions qui relèvent de l’intérêt national français (par exemple, en demandant une plus grande assistance militaire au Sahel). Je vois qu’au sein des deux principaux think-tanks français, l’IFRI et l’IRIS, le concept d’« intérêt national », qui avait disparu du discours français depuis un quart de siècle, fait aujourd’hui un timide retour. Il était temps.   

Vous écrivez que pour l’Allemagne, le partenaire d’avenir est la Pologne parce que les deux pays partagent le même désintérêt pour le Sud (Afrique) et le même intérêt pour le Partenariat oriental (Biélorussie, Ukraine, Moldavie). Dans ce cadre, la France n’a-t-elle pas intérêt, pour éviter un tête à tête inégal avec Berlin, à soigner avant tout sa relation avec les pays d’Afrique francophone au Sud, et avec la Russie à l’Est ?

Pour ce qui est de l’Afrique, pas de souci. On peut compter sur Le Drian pour rappeler à Macron l’importance stratégique de ce continent pour l’avenir de la France. Pour ce qui est de la Russie, le problème est plus complexe. Il y a un paradoxe historique : de Louis XIV à Napoléon III inclus, la France a totalement raté ses rendez-vous avec la Russie alors même que les Russes étaient demandeurs, et qu’une alliance avec la Russie aurait pu constituer un véritable multiplicateur de puissance pour la France. A l’inverse, depuis « l’étrange défaite de 1940 » , les Français, à intervalles réguliers, se prennent à rêver d’une « bonne et belle alliance » avec la Russie alors que pour cette dernière, la France ne présente plus désormais qu’un faible intérêt, que ce soit sur le plan économique ou militaire. 

En 1944, Staline refusa sans ménagement de soutenir les projets de De Gaulle sur l’Allemagne. En 1966, Brejnev ne daigna même pas se rendre à Paris à l’invitation du même De Gaulle, et se contenta d’envoyer Kossyguine. En 1991, Mitterrand se fit plus russe que les Russes et milita en faveur d’une Confédération européenne incluant la Russie et excluant l’Amérique. Cette idée saugrenue ne mena qu’à une marginalisation de la France, et c’est un partnership in leadership germano-américain qui pilota l’élargissement de l’UE et de l’OTAN. Aujourd’hui plus que jamais, pour Moscou, les rapports avec Washington, Pékin et Berlin restent autrement plus importants que les rapports avec Paris. Pour la Russie, la France ne sera jamais qu’un partenaire tactique, et non stratégique. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille traiter cavalièrement la Russie !

Macron ne l’a pas traitée cavalièrement. Il a reçu Poutine en grandes pompes à Versailles…. 

C’est une erreur d’interprétation ! L’organisation de la récente visite de Poutine à Paris trahit, au mieux, une certaine improvisation et, au pire, un amateurisme consternant. Les rencontres entre chefs d’état doivent être « pensées » longtemps à l’avance et chorégraphiées au millimètre près. Il y a toute une sémiotique à prendre en compte et, dans le cas de la Russie, une certaine symétrie à respecter. Très schématiquement : dès lors que Poutine venait à l’occasion de la commémoration d’un voyage de Pierre le Grand en France (signal : « la Russie reconnait la grandeur de la civilisation française »), Macron se devait d’aller visiter le nouveau centre culturel russe avec Poutine (signal : « la France reconnait la grandeur de la civilisation russe »). Concrètement, l’impression d’ensemble qui ressort de cette visite est que les communicants de l’Elysée ont instrumentalisé Versailles, Poutine et trois siècles de relations franco-russes à des fins purement électoralistes. J’ignore évidemment la teneur des discussions privées entre les deux hommes : mais ce qu’il était impossible d’ignorer durant la conférence de presse, c’était le body language de Poutine – celui d’un homme qui a le sentiment d’avoir été pris en embuscade. L’Elysée peut s’attendre à des représailles…

Je ne serais pas surpris si, par exemple, Moscou faisait comprendre à Paris que, pour la Russie, la France n’est en aucun cas une indispensable nation. Sur la Syrie, Poutine dispose déjà du cadre multilatéral d’Astana, d’une part, et de sa relation bilatérale avec Washington d’autre part – ce qui est largement suffisant. Même chose en ce qui concerne l’Ukraine : il n’a sûrement pas du échapper aux diplomates français en poste à Washington que le jour même où le président Trump rencontrait le ministre russe Lavrov, le vice-président Pence, lui, rencontrait le ministre ukrainien Klimkine (le tout, sous la houlette de Henry Kissinger). Or, pour Poutine, ce White House Format, s’il venait à être institutionnalisé, serait autrement plus intéressant que le Normandy Format (Allemagne, Russie, France, Ukraine) que tente de réactiver Macron. 

Contrairement à ce que s’imaginent certains paléo-gaullistes aujourd’hui encore, l’Amérique et la Russie n’ont aucunement besoin de la France (ou de quelque pays que ce soit) comme « médiateur ». En revanche, Trump lui-même aurait bien besoin d’un soutien français dans sa guerre avec ce que l’on appelle les Beltway Bandits (le Beltway est le nom du boulevard périphérique de Washington). Pour des raisons économiques autant qu’idéologiques, les Beltway Bandits, depuis la crise de Crimée, ne cessent de pousser à la confrontation avec la Russie, et disposent d’une formidable machine de propagande. La France devra se montrer particulièrement vigilante à l’égard de toute tentative d’ « enfumage » émanant de Washington. En particulier, si d’aventure un commandant en chef (par définition américain) de l’OTAN venait à sortir du rôle strictement militaire qui est le sien et à faire des déclarations politiques, l’Elysée ne devrait pas hésiter à remonter publiquement les bretelles de ce Général Folamour – quitte à causer des vapeurs aux Norpois de service. 

Que ce soit à l’égard de Berlin ou de Washington, un peu de brinkmanship ne peut pas faire de mal à la diplomatie française. Le brinkmanship, c’est d’ailleurs ce qui fait tout le sel de la diplomatie – à condition d’être parfaitement calibré et ciblé…

Crédit photo : ©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.