De l’Europe à l’Asie : la démocratie comme mode de gestion de l’épidémie de Covid-19

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Le Daìl, chambre basse du Parlement Irlandais, en session d’ouverture © Johnny Bambury

En France, les décisions relatives à la gestion de l’épidémie sont prises de manière confidentielle et discrétionnaire. D’après le gouvernement et ses soutiens, cette modalité de prise de décisions se justifie par l’urgence de la situation : pour contenir la propagation du Sars-CoV-2, des réactions rapides sont nécessaires et ne peuvent s’encombrer de débats contradictoires. Or, les méthodes de gouvernement en temps de crise sanitaire retenues dans d’autres pays tendent à montrer qu’au contraire, le respect du droit ordinaire et des contre-pouvoirs débouche sur une meilleure maîtrise de la pandémie.

Ce n’est plus un secret : en France, la restriction de la liberté de mouvement se décide en Conseil de Défense, conseil spécial convoqué à la discrétion du président de la République et initialement conçu pour couvrir de la confidentialité nécessaire les réflexions ayant trait aux questions militaires sensibles. Étrange usage donc que de le convoquer pour la gestion d’une crise sanitaire, que la rhétorique guerrière utilisée par la communication gouvernementale ne saurait pleinement justifier.

L’état d’urgence sanitaire permet par ailleurs à l’exécutif de tenir l’Assemblée nationale, organe suprême du pouvoir législatif, à distance des décisions ayant trait à la gestion de la pandémie. Peut-être la considère-t-il trop occupée à débattre de sujets prioritaires à ses yeux, comme la clarification des contours d’un « séparatisme » mal défini ou le droit de filmer la police. Toujours est-il qu’il n’apprécie guère de la voir se mêler des restrictions dites « sanitaires », comme en témoigne une séquence de novembre 2020 devenue fameuse. Alors que les députés de l’opposition avaient voté un prolongement de l’état d’urgence non pas jusqu’en février comme le demandait le gouvernement, mais jusqu’au 14 décembre, Olivier Véran leur intimait de sortir de leur propre Assemblée (1).

Quels sont les résultats de cette abrogation des procédures démocratiques que la situation d’urgence sanitaire aurait réduites à des lourdeurs inutiles ? Fin 2020, la France déplorait le troisième nombre le plus élevé de morts par habitant parmi les 23 pays considérés comme des « démocraties pleines » d’après l’index de démocratie 2020 de l’Economist Intelligence Unit. Une catégorie dont la France ne fait plus partie pour l’année 2021, rétrogradée au rang de « démocratie imparfaite » (2).

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Évolution du nombre de morts du Covid19 pour 100000 habitants dans 23 démocraties – données OMS © Andy Battentier

Si l’autoritarisme constitue un facteur de réussite dans la gestion de l’épidémie, on n’ose alors imaginer l’absolutisme des dictatures aux commandes des pays dont les taux de mortalité sont les plus faibles ! Cet argument ne résiste toutefois pas à la plus sommaire des analyses ; très vite est réfutée l’idée que les méthodes prônées et appliquées par le gouvernement français soient nécessaires au contrôle de l’épidémie. Au contraire, l’étude de certains cas laisse à penser qu’en démocratie, c’est par le respect du droit normal et l’exercice effectif des contre-pouvoirs que les meilleures décisions sont prises, même en période de crise sanitaire.

En Irlande, un gouvernement qui s’appuie sur l’assemblée législative, le conseil scientifique et la population

Lors de la première vague, pendant que le président de la République convoque la nation devant le téléviseur à intervalles réguliers pour proclamer ses ordonnances face à une caméra pour seul interlocuteur, le chef du gouvernement irlandais annonçe les mesures de confinement devant la presse, le ministre de la santé à sa gauche et le chief medical officer à sa droite. Ce dernier occupe alors un poste similaire à celui de Jérôme Salomon, qu’il cumulait avec le poste de chef de la National Public Health Emergency Team (NPHET), l’équivalent fonctionnel du conseil scientifique français.

Le NPHET est toutefois bien différent : il se compose d’une dizaine de groupes de travail, rassemble plus d’une centaine de scientifiques, et son organisation relève des services compétents de l’État (3). Ces mêmes services ont été ignorés en France, le président de la République préférant s’entourer d’une douzaine de professionnels triés sur le volet, dont les avis ne sont par ailleurs que consultatifs. Ce dernier point constitue une autre différence avec le NPHET : en Irlande, les pouvoirs exceptionnels d’une forme d’état d’urgence sanitaire ont été validés par le Parlement à la condition explicite que le gouvernement agisse sur recommandation du conseil scientifique. D’où la présence de son chef lors des annonces liées au confinement, et la capacité de la presse à s’adresser directement à lui, même lorsque le chef du gouvernement est présent.

En France, le président de la République préfère s’entourer d’une douzaine de professionnels triés sur le volet, dont les avis ne sont par ailleurs que consultatifs.

Par ailleurs, pendant qu’Emmanuel Macron filait la métaphore guerrière jusqu’à discourir au milieu des tentes d’un hôpital militaire, que Christophe Castaner égrenait les menaces tout en se targuant d’avoir mis en place les « mesures les plus restrictives d’Europe », le Premier ministre irlandais tenait, là aussi, un tout autre discours. Dans la conférence de presse du 27 mars 2020 où est annoncé le confinement, il insiste sur la nécessité d’obtenir le consentement de la population quant au respect des règles. Le 10 avril, interrogé sur l’éventualité de mesures plus strictes, il répond qu’il ne souhaite pas instaurer un état policier. Lors de ces conférences, pas d’envolées lyriques sur les jours heureux ou de trémolos dans la voix, mais des objectifs chiffrés, liés à la capacité de tests ou à l’évolution des estimations du nombre de reproduction de base.

Enfin, c’est un gouvernement au ton relativement humble qui se présente chaque semaine devant le Parlement pour rendre compte de ses actions et consulter les députés. Lors des séances de questions hebdomadaires organisées pour chaque ministère, le Premier ministre comme le ministre de la Santé appellent à l’examen critique de leurs actions, aux opinions des députés de tous les bancs, et répondent aux questions qui leur sont posées sans prétendre faire de la « pédagogie ». Certes, les votes sont suspendus quand l’état d’urgence sanitaire est en place, mais l’on peut noter de réelles inflexions dans la conduite des affaires sous l’effet des réclamations des députés : ces derniers, relayant les demandes des citoyens de leur circonscription, ont par exemple accéléré le plan de déconfinement. Un scénario inenvisageable en France, où l’Assemblée nationale ne vote rien qui ne reçoive l’approbation préalable du gouvernement – quand bien même les propositions émaneraient de la majorité parlementaire.

Malgré – ou grâce – à cette relative décentralisation de la décision et aux contraintes appliquées aux actes de l’exécutif, l’Irlande comptait fin 2020 un taux de mortalité par habitant inférieur de moitié à celui de la France, fournissant ainsi un contre-exemple à l’idée que l’autoritarisme ralentit la propagation du virus. Nous allons maintenant voir qu’à cet égard, le cas de la Corée du Sud est encore plus frappant.

En Corée du Sud, une importante pression populaire et des médecins à la manœuvre

Au printemps 2020, la situation coréenne dont la presse française se faisait l’écho avait de quoi inquiéter : l’épidémie y était certes maîtrisée, mais au prix d’une restriction des libertés inconcevable en France, restriction liée à un système de traçage invasif menaçant la vie privée.

À y regarder de plus près cependant, on peut se demander à bon droit dans quel État la dérive policière a été la plus marquée. Principal malentendu à dissiper d’un point de vue français : il n’existe pas d’application-espion sur les téléphones de type StopCovid ou autre en Corée, hormis pour les cas positifs ou les voyageurs en provenance de l’étranger. Un traçage direct n’est obligatoire que pour ces seules deux exceptions – de contamination et de quarantaine –, et chacun est ensuite libre de désinstaller le dispositif au bout des deux semaines réglementaires. Non que les choix faits par la Corée ne soulèvent pas quelques graves questions pour autant, mais il s’agit de les critiquer pour ce qu’ils sont : le traçage s’y effectue, certes, mais de manière uniquement rétrospective. Quand une personne est diagnostiquée positive, des épidémiologistes reconstituent ses déplacements à la main, au cas par cas, sous la supervision d’une autorité indépendante. Les étapes de son parcours sont ensuite anonymisées pour publication, et on tente de prévenir personnellement tous ceux qui auraient pu croiser sa route (en contactant les gens qui ont laissé leur numéro à l’entrée d’un bar ou d’un restaurant par exemple). Que ce soit par les mesures de confinement, les patrouilles policières pour les faire respecter ou encore le traçage en direct des téléphones via une application dédiée, la France se rapproche bien davantage du modèle chinois que coréen.

Après un an de restrictions globalement acceptées sur la liberté d’aller et venir, et plusieurs années de nouvelles lois sécuritaires attentant à des degrés divers à la protection de la vie privée, la levée morale de boucliers français face aux mesures coréennes de traçage a de quoi laisser pensif. Par-delà l’évidente comparaison – que l’on ne fait pas – de ce traçage aux confinements ou aux couvre-feux à répétition qui sont imposés en France, on ignore de surcroît une dimension importante de la situation coréenne : la population se montre dans l’ensemble d’accord avec cette mesure de gestion de l’épidémie. Cela est visible dans les outils de contestation mis en place, largement disponibles et accessibles, et qui n’ont pas été mobilisés. Les Coréens disposent en effet d’un influent système de démocratie directe. Depuis 2017, le gouvernement héberge un système de pétitions en ligne où chaque citoyen peut déposer sa demande ; si celle-ci obtient 200 000 signatures en un mois, le gouvernement a pour obligation d’y répondre.

L’opposition, en Corée, a pris une forme qui diffère de nos habitudes : plus populaire que parlementaire, elle est centrée sur la démocratie directe.

Ce système est le fruit de décennies d’activisme démocratique contre la junte et ses héritiers. La lutte n’a jamais cessé, depuis les menées contre le dictateur Park Chung-hee dans les années soixante-dix jusqu’au rocambolesque scandale et aux immenses manifestations qui ont entraîné la chute et l’incarcération de sa fille, la présidente Park Gueun-hyé, en 2016-2017. L’opposition, en Corée, a pris une forme qui diffère de nos habitudes : plus populaire que parlementaire, elle est centrée sur la démocratie directe. De nombreuses pétitions sur des sujets liés à l’épidémie de Covid-19 sont apparues sur le site de la Maison Bleue, au point qu’une couleur spécifique permettait de les distinguer. Certaines ont reçu un soutien massif, comme celle portant sur la demande de démantèlement d’une église évangélique à l’origine du plus gros cluster du pays (1,4 million de signatures), ou une autre qui exigeait la fermeture des frontières avec la Chine (750 000 signatures). Pour ce qui concerne les mesures de traçage, les débats ont porté sur l’indépendance de l’autorité qui les supervise ainsi que sur l’anonymat des données, mais pas sur le principe lui-même.

Il est important de noter par ailleurs que la Corée du Sud n’est jamais sortie de son régime normal de gouvernement. En Corée, pas de conseil scientifique trié sur le volet, mais des agences étatiques endossant le rôle que les institutions leur attribuent en temps de crise. Jusqu’à aujourd’hui, les experts de ces agences ont gardé la main haute sur la communication autour des mesures sanitaires. La directrice de la Korean Disease Control and Prevention Agency (KCDA), le docteur Jeong Eun-kyeong, a toujours occupé le devant de la scène, à la fois physiquement et métaphoriquement. Bien que les décisions politiques aient été prises institutionnellement par le gouvernement, en lien avec les agences adéquates, les annonces de mesures sanitaires étaient réalisées par les cadres de la KCDA. Les membres du gouvernement se tenaient en retrait derrière eux, vêtus de la veste jaune des secouristes intervenant lors de catastrophes naturelles. Dans un pays miné par de récurrents scandales de népotisme, ce geste souligne qu’en temps de crise, l’implication des politiciens est subordonnée à leurs compétences effectives plutôt qu’à des faveurs indues. Il s’agit là d’un message explicitement lié à l’épidémie de MERS de 2015 : l’opinion publique avait alors été davantage choquée par les dysfonctionnements liés à ces mécanismes de népotisme que par le nombre de victimes de l’épidémie.

L’exemple proposé par la Corée se montre donc diamétralement opposé à la gestion française de l’épidémie : absence de régime d’urgence, contre-pouvoirs forts et hommes politiques en retrait. Les résultats, eux aussi, s’opposent totalement à ceux constatés en France, la Corée ayant un taux de mortalité par habitant parmi les plus faibles dans les démocraties citées en introduction.

Les différences culturelles entre l’Asie et l’Europe ne suffisent pas à rendre compte des écarts dans la propagation de l’épidémie

Quoique ce dernier exemple permette d’illustrer le poids des variables culturelles, le pays n’ayant pas connu les hécatombes du Royaume-Uni ou des États-Unis par exemple, ces variables se révèlent à double tranchant lorsqu’on y regarde de plus près. L’argument culturaliste renvoyant à une force d’inertie, il tend in fine à inspirer le fatalisme plutôt que l’action, quand il ne sert tout simplement pas d’excuse à l’impéritie. C’est justement quand on essaie de faire la part des choses en comparant des pays voisins, qu’on mesure au plus proche les effets d’une réponse politique inappropriée.

La stratégie japonaise de réponse à l’épidémie, ou plutôt son absence de réponse, représente un cas d’école. Depuis le début, elle a consisté à s’appuyer exclusivement sur la discipline collective. L’opacité est demeurée la règle au point de limiter les tests pour contenir les cas positifs, dans une tentative désespérée de sauver les Jeux prévus à Tokyo. Il a même été décidé de maintenir une campagne de soutien au tourisme intérieur (« Go to Travel »), ce qui ne manqua pas de contribuer à la propagation du virus. Ainsi le Japon déplore-t-il deux fois plus de victimes que la Corée du Sud (126 décès par million d’habitants contre 51), en dépit d’une infrastructure hospitalière mieux implantée et de normes sociales plus sévères.

La question politique se pose donc avec une urgence redoublée, précisément parce qu’elle est le seul levier qui puisse être actionné dans l’immédiat.

Des écarts non moins impressionnants s’observent par exemple entre les États-Unis et le Canada (1 541 contre 534) ou le Royaume-Uni et l’Irlande (1 822 contre 862). On peut même avancer sans crainte d’établir un paradoxe que la politique joue un rôle plus crucial en Occident qu’en Asie, puisque l’incompétence amène à multiplier des chiffres déjà considérables en soi. 

La question politique se pose donc avec une urgence redoublée, précisément parce qu’elle est le seul levier qui puisse être actionné dans l’immédiat. Or, dans les trois comparaisons que nous venons d’évoquer, c’est à chaque fois dans le pays où la décision a été la plus solitaire et la plus délibérément ignorante de la science – au Japon, aux Etats-Unis, dans le Royaume-Uni – que les résultats ont été les plus désastreux, avec des décisions prises en huis clos et annoncées en direct à la télévision, sans que les parlementaires ne les infléchissent significativement. En revanche, en Irlande, au Canada, ou en Allemagne, où les assemblées n’ont cessé de jouer leur rôle de contrôle, le nombre de contaminés par habitant est nettement inférieur.

On peut établir au moins de deux manières un lien entre l’exercice solitaire du pouvoir et les choix désastreux qui ont été faits dans plusieurs grandes démocraties. D’abord, dans le fait que l’absence de collégialité élimine les contre-pouvoirs ; pour reprendre la phrase de Montaigne que cite le président Macron, cette absence empêche de « frotter sa cervelle à celle d’autrui ». Ce danger existe dans les institutions du type Conseil de défense, dont l’exécutif fixe lui-même la composition, car il est exempt d’une opposition qui puisse renvoyer la balle et concevoir des politiques plus efficaces.

Mais un autre lien émerge, peut-être plus sérieux quand il est établi à l’intérieur d’une démocratie, celui où un peuple éprouve toutes les raisons de ne pas se sentir lié dans une décision solitaire, prise en huis clos, et dont les motifs lui demeurent obscurs. En refusant de rendre des comptes et en s’enfermant dans des comités secrets, le pouvoir exécutif prend le risque de responsabilités qui le dépassent et ce faisant, ne manque pas de compromettre l’adhésion populaire à sa stratégie – quand il en a une. Mais l’on pourrait aussi penser – et l’exemple coréen plaide en ce sens – qu’il n’est pas illégitime de rendre les citoyens comptables de leur passivité. Cette conclusion est aussi vieille que la science politique, c’était déjà celle de Machiavel méditant sur la première décade de Tite-Live : les émeutes peuvent souvent se révéler la condition de survie des républiques.

Notes :

(1) Voir sur France Bleu : https://www.francebleu.fr/infos/politique/olivier-veran-perd-son-calme-a-l-assemblee-nationale-elle-est-la-la-realite-de-nos-hopitaux-1604469887

(2) Source : https://www.lepoint.fr/monde/la-france-une-democratie-defaillante-03-02-2021-2412584_24.php

(3) Pour plus d’informations : https://www.gov.ie/en/publication/de1c30-national-public-health-emergency-team-nphet-for-covid-19-governance-/

Enfin une alternative politique en Irlande ?

La présidente du Sinn Féin Mary Lou McDonald (deuxième en partant de la gauche) entourée de membres de son parti. ©Sinn Féin

L’Irlande vient de vivre un séisme politique. Le Sinn Féin, parti de gauche qui défend l’unification avec l’Irlande du Nord, a devancé les deux partis de droite traditionnels, le Fine Gael et le Fianna Fáil. Ce résultat, inédit dans l’histoire politique de l’Irlande depuis son indépendance en 1920, est la conséquence des luttes menées ces dernières années contre les politiques d’austérité et pour la conquête du droit à l’avortement et au mariage homosexuel. Texte originel de Ronan Burtenshaw pour Jacobin, traduit par Florian Lavassiere et édité par William Bouchardon.


Le weekend électoral des 8 et 9 février marquera l’histoire irlandaise. Pendant près d’un siècle, la vie politique de l’île a été dominé par le duopole des partis de droite Fianna Fáil et Fine Gael. Récemment encore, en 2007, ces deux partis concentraient 68.9% des votes. Ce weekend, ce chiffre est tombé à 43.1%. Sinn Féin, parti de gauche favorable à l’unification de l’Irlande, a remporté l’élection avec 24.5% du vote populaire. Il aurait pu être le parti majoritaire de l’assemblée s’il avait été en mesure de présenter plus de candidats (les élections législatives irlandaises fonctionnent selon un système de vote préférentiel qui vise à approcher une représentation proportionnelle, ndlr). Néanmoins, l’espace vacant profita à d’autres partis allant du centre-gauche à la gauche radicale. Pendant ce temps, le Parti Vert, parti de centre-gauche comptant quelques activistes radicaux dans ses rangs, a reçu 7.1% des suffrages exprimés et 12 sièges à l’assemblée, un record.

Les sondages de sortie des urnes témoignent d’un vote générationnel. Parmi les 18-24 ans, Sinn Féin remporte 31.8% des votes alors que les Verts réalisent 14.4%, la gauche radicale People Before Profit (Le peuple avant les profits, ndlr) 6.6%, les Sociaux-démocrates 4.1% et les autres partis de gauche font également de bons résultats. Parmi la frange des 25-35 ans, les chiffres sont équivoques, Sinn Féin remportant 31.7% des votes d’adhésion. Un chiffre presque similaire à celui exprimé en faveur de Fine Gael et de Fianna Fáil réunis (32.5%). Le dernier sondage Irish Times/IPSOS MRBI réalisé avant l’élection montre également une forte division de classe. Le Sinn Féin remporte à peine 14% des suffrages des classes moyennes et aisées (catégorie dite AB), tandis qu’il remporte 33% des votes exprimés parmi les ouvriers et les chômeurs (catégorie DE). Du côté des ouvriers qualifiés (C2), les 35% du Sinn Féin rivalisent quasiment avec les 39% exprimés en faveur des deux partis de droite Fine Gael et Fianna Fáil. 

Les Verts réalisent leur plus haut résultat (16%) parmi la catégorie des classes moyennes et aisées. Mais même au sein de ce groupe, l’électorat vert rejoint celui du Sinn Féin sur les enjeux liés à cette élection : 32% d’entre eux placent le système de santé comme leur premier sujet de préoccupation et 26% considèrent qu’il s’agit du logement. L’insatisfaction du statu quo politique et économique a donc indéniablement été la première motivation du vote.

Une révolte contre l’austérité

Ce tournant était en germe depuis quelques temps déjà. Depuis une dizaine d’années, la scène politique de l’Irlande est en pleine mutation. En 2010, lorsque la déroute du système bancaire irlandais fut à son paroxysme et que la Troïka imposa son amer agenda de mesures d’austérité, il semblait qu’une brèche favorable à un changement s’ouvrait. Le Parti travailliste irlandais (Irish Labour Party) remonta à plus de 30% dans les sondages suite aux manifestations de masse des syndicats contre l’injustice d’un sauvetage du système bancaire payé par les travailleurs ordinaires.

Finalement, le Parti travailliste rassemblera 19.4% des votes, son plus haut score, mais choisit de trahir ce mandat et de participer au gouvernement d’austérité avec Finn Gael. L’histoire de la gauche irlandaise est jonchée de ce genre de calamités. Toutes les alternatives de gauche qui réalisèrent une percée, de Clann na Poblachta dans les années 1940 au Workers Party/Democratic Left and Labour aux travaillistes eux-mêmes en 1992, finirent par soutenir l’un ou l’autre des partis de droite. Après les élections de 2011, Sinn Féin devint l’alternative, même si beaucoup d’observateurs ont cru que ce phénomène se dissipait.

En 2014, l’enfant modèle se rebelle. Les tentatives de la coalition Fine Gael-Labour de faire payer l’eau ont déclenché une colère d’ampleur inédite. Après tant d’années de coupes budgétaires et de gel des salaires, cette nouvelle taxe régressive a fait exploser le profond mécontentement populaire.

Pendant quelques années, l’Irlande fut l’égérie des politiques d’austérité de l’UE. Alors que la Grèce, l’Espagne, l’Italie et le Portugal connurent des manifestations de grande ampleur et des changements sur le terrain politique, l’Irlande paraissait relativement calme. Les commentateurs internationaux s’émerveillaient devant la stabilité de ce système politique.

Mais en 2014, l’enfant modèle se rebelle. Les tentatives de la coalition Fine Gael-Labour de faire payer l’eau ont déclenché une colère d’ampleur inédite (en Irlande, l’eau est gratuite quel que soit le montant consommé, ndlr). Après tant d’années de coupes budgétaires et de gel des salaires, cette nouvelle taxe régressive a fait exploser le profond mécontentement populaire. Pour beaucoup, l’implication de l’oligarque Denis O’Brien dans l’installation des compteurs d’eau indiquait qu’il s’agissait d’une première étape vers la marchandisation de l’eau irlandaise et la privatisation du réseau.

S’ensuivirent des confrontations dans les campagnes pauvres et les provinces ouvrières du pays où les habitants s’opposèrent aux tentatives d’installation des compteurs d’eau. Pour coordonner cette lutte, les partis de gauche et les syndicats mirent sur pied une vaste campagne, Right2Water (littéralement droit à l’eau, ndlr). 30.000 manifestants étaient attendus lors de la première manifestation, ils furent finalement plus de 100.000 (l’Irlande compte 4,8 millions d’habitants, soit un niveau comparable au 1,5 million de manifestants le 5 décembre 2019 en France, ndlr). Durant l’année qui suivit, les manifestations à 6 chiffres s’enchaînèrent et l’enjeu de l’eau devint ainsi le cri de ralliement de la profonde frustration à l’égard de l’establishment irlandais.

 

Une nouvelle génération progressiste

Parallèlement, une nouvelle génération d’adultes a vu le jour en Irlande. L’effondrement économique irlandais les a touchés de plein fouet : baisses des aides sociales, création de frais de scolarité universitaire, salaires précaires, loyers élevés, chômage… Comme les générations précédentes, beaucoup ont émigré, maintenant le contact à leur pays grâce aux nouvelles technologies, et beaucoup ont fini par revenir.

Cette génération est la plus progressiste de l’histoire irlandaise. Les scandales à répétition liés à l’Eglise, qui ont marqué l’histoire de l’Irlande depuis des décennies, les ont exaspéré : du couvent de la Madeleine à “l’affaire X” en passant par les bébés morts de Tuam. En réponse, de jeunes activistes se mobilisèrent pour défier la constitution, particulièrement conservatrice, et la position de pouvoir qu’elle offre à l’Eglise Catholique.

En 2015, l’Irlande devient le premier Etat au monde à légaliser le mariage homosexuel via un référendum. L’écart du résultat, 62% contre 38%, fut une surprise pour beaucoup mais indiquait surtout l’arrivée de profonds changements. Les transformations étaient si profondes que même les partis de droite ont adopté des positions plus progressistes sur les enjeux de société. Pour la nouvelle génération d’Irlandais, il était temps de débarrasser le pays des vieilles attitudes réactionnaires qui avaient rendu possibles autant d’injustices.

Mais même après le succès fracassant du référendum sur le mariage pour tous, obtenir le droit à l’avortement n’était pas une mince affaire. L’avortement a longtemps été un sujet controversé dans la politique irlandaise, et le référendum de 1983 avait conduit le pays à adopter l’une des législations les plus restrictives du monde occidental. Même “l’affaire X” de 1992, lorsqu’une jeune fille de 14 ans victime d’un viol se vit refuser le droit de sortir du territoire pour avorter, échoua à changer la donne.

C’est la mort de Savita Halappanavar en 2012 qui fut décisive. Halappanavar s’était vu refuser un avortement qui aurait pu lui sauver la vie dans un hôpital de Galway et une sage-femme déclara à la famille que c’était en raison du fait que « l’Irlande est un pays catholique ». L’indignation populaire donna lieu à des marches et veillées et à la formation de nombreux groupes pro-choix, souvent dirigés par de jeunes activistes s’engageant pour la première fois en politique. En 2014, l’affaire Savita fut suivie d’un autre scandale: une femme dénommée “Y” obtint l’asile en Irlande et découvrit qu’elle était enceinte suite à un viol dans son pays natal. Au lieu de recevoir l’avortement qu’elle avait demandé, “Y” fut contrainte d’accoucher par césarienne, même après qu’elle eut refusé de s’alimenter et de boire, et clairement énoncé ses intentions suicidaires.

Cet épisode donna naissance à une campagne pour l’abrogation du huitième amendement, qui avait fait entrer l’interdiction de l’avortement dans la constitution irlandaise en 1983. En 2018, après des années de lutte, les activistes réussirent à organiser un nouveau référendum sur la question et le résultat fut encore plus spectaculaire que celui concernant le mariage homosexuel : 66.4 % pour la fin de l’interdiction d’avorter en Irlande.

Vers une nouvelle République

Pour une grande partie de cette nouvelle génération, les frustrations économiques et celles sur les questions sociétales vont de pair. Depuis la victoire sur la question de l’avortement, les mobilisations contre la crise du logement ont connu une recrudescence en Irlande. Cette crise est le résultat direct des politiques favorables aux promoteurs immobiliers, un refus de construire des logements sociaux et un laisser-faire dans la régulation.

Le coût exorbitant des loyers a démoli les niveaux de vie et la perspective d’une vie décente de la jeune génération. La voix d’Eoin Ó Broin, porte-parole du Sinn Féin pour le logement, fait écho chez ces jeunes grâce à son argumentaire décryptant les décisions politiques qui ont conduit à cette situation et offrant une solution politique pour changer la donne. Les classes populaires, où la proportion de « travailleurs pauvres » augmente sans cesse, sont également très impactées par cette crise du logement. De plus en plus d’Irlandais rejoignent les rangs des sans-abris alors qu’ils sont employés à temps complet. Un nouveau record de 10.514 personnes SDF a été atteint en octobre, mais les chiffres réels sont sans doute plus élevés.

L’année 2019 a également battu des records en termes de nombre d’hospitalisés contraint de séjourner sur des brancards (108.364) alors que la liste d’attente de malades en attente de rendez-vous dans les hôpitaux est aussi au plus haut (569.498). L’hégémonie des partis de droite dans la politique irlandaise a conduit le pays à ne jamais réellement développer de système de soins digne de ce nom comme c’est le cas au Royaume-Uni avec le service national de santé (NHS). Conjugué à un financement insuffisant et à une gestion défaillante, cette situation a créé une grave crise sanitaire.

Cette réalité contraste avec le récit porté par le Fine Gael et le Fianna Fáil, qui soutient son gouvernement au parlement sans en faire partie. Sur la scène internationale, “Ireland Inc.” est présentée comme un modèle de réussite ayant réussi à rebondir après la récession grâce à son statut de paradis fiscal.

Deux Irlandes sont apparues : l’une profitant du boom des investissements étrangers dans les secteurs de la finance, du pharmaceutique et des technologies et l’autre contrainte de s’accommoder de ce système économique, celui d’un coût de la vie élevé sans progression significative des salaires.

En réalité, deux Irlandes sont apparues : l’une profitant du boom des investissements étrangers dans les secteurs de la finance, du pharmaceutique et des technologies et l’autre contrainte de s’accommoder de ce système économique, celui d’un coût de la vie élevé sans progression significative des salaires. Début février, c’est cette nouvelle Irlande des jeunes et des classes qui rejette le duopole Fine Gael/Fianna Fáil et recherche des alternatives qui s’est exprimée par le vote. Elle exige un vrai renouveau politique qui rompe avec des décennies de politiques sociétales et économiques de droite, qui s’attaque à la crise climatique et construise un monde plus juste. Pas seulement au Sud mais sur l’île toute entière, c’est-à-dire unifiée.

Dans Erin’s Hope, le célèbre socialiste irlandais James Conolly écrit sur la nécessité de rebâtir les fondations de l’Irlande sur une base progressiste. Selon lui, le rôle de la gauche est de « de susciter un nouvel esprit du peuple » et de « mobiliser à nos côtés la totalité des forces et facteurs sociaux et politiques de mécontentement ». La percée électorale du Sinn Féin et plus largement la montée en puissance d’une vaste alternative de gauche contre Fine Gael et Fianna Fáil est une avancée décisive dans cette mission historique. Mais la route est encore longue. Désormais, l’heure est à la convergence de ces forces et facteurs de mécontentement dans le cadre de la formation d’un gouvernement capable d’apporter une alternative.

L’énergie de changement déployée par l’élection a des chances d’être freinée par les négociations pour former une coalition qui pourraient accaparer des semaines, voire des mois. Il est tout à fait possible que cela aboutisse à la formation d’un autre gouvernement dominé ou incluant un des vieux partis de la droite irlandaise. Selon la presse, une “super coalition” incluant Fine Gael, Fianna Fáil et les Verts pourrait être à l’ordre du jour.

Échapper à ce scénario suppose un mouvement d’une grande ampleur capable de fédérer les différents partis de gauche, les syndicats, les mouvements sociaux et les organisations de la société civile, un mouvement qui soit capable d’éviter que la volonté d’une alternative ne retombe en résistant aux assauts de ceux qui veulent que cette rébellion contre l’establishment irlandais n’ait pas de lendemain. La base d’un tel mouvement populaire est claire : celle d’une nouvelle république qui tourne la page de la longue histoire de politiques conservatrices de l’Irlande et qui refonde intégralement le système politique et économique. Une Irlande qui, comme le déclara Connolly, « offre pour l’éternité des garanties contre le besoin et la privation, à travers l’assurance la plus sûre que l’homme ait jamais reçu… la République Socialiste d’Irlande ».

40 ans après Bloody Sunday : l’Irlande du Nord toujours fracturée par les séquelles de la guerre civile

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« How long must we sing this song ? » « This song », celle que le groupe irlandais U2 a intitulé « Sunday Bloody Sunday », en référence à un sombre dimanche de 1972 où quatorze manifestants catholiques trouvèrent la mort sous les balles de l’armée britannique, a été érigée au rang de symbole de la guerre civile irlandaise. Ce conflit politique et religieux de plusieurs décennies opposa les « républicains », partisans d’une Irlande catholique unifiée, aux « loyalistes », fidèles à la couronne d’Angleterre. Combien de temps encore les échos de la guerre civile se feront-ils entendre ? En 1998, la signature des Accords du Vendredi saint y mettait officiellement fin. En vingt ans, le recours aux armes a cédé la place à la confrontation des mémoires et des symboles. Un nouveau champ de bataille sur lequel trouvent à s’exprimer les fractures de la société nord-irlandaise, qu’aucun accord de paix n’a pu réparer. 


C’est l’un des points d’achoppement majeurs des discussions autour de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne : le statut de la frontière qui sépare la République d’Irlande, indépendante, des six comtés composant l’Irlande du Nord, rattachée au Royaume-Uni. Le Brexit ouvre la porte à un scénario pourtant explicitement rejeté par les signataires des accords de paix de 1998, qui ont mis fin à trente ans de guerre civile dans le pays : la mise en place, le long de la ligne entre les deux Irlandes – qu’actuellement aucun signe distinctif ne trahit – des mêmes dispositifs de contrôle et de filtrage qu’à n’importe quelle frontière entre l’Union européenne et un pays non-membre. Une solution que de nombreux nord-irlandais considèrent comme inenvisageable, voire dangereuse : « Qu’ils remettent des hommes armés à la frontière, et on aura tôt fait de les tuer » déclare ainsi Daniel, un vieil homme ayant toujours vécu à Derry-Londonderry. Le nom même de cette ville nord-irlandaise, à la frontière avec le Donegal (République d’Irlande), témoigne de la profonde division de la société nord-irlandaise. Certains républicains voient dans l’appellation « Londonderry » une traduction de l’impérialisme britannique sur ce qu’ils considèrent comme des territoires occupés, tandis que les nationalistes revendiquent par ce symbole leur appartenance à l’union entre la Grande Bretagne et l’Irlande du Nord. Pour ces derniers, c’est l’hypothèse de l’établissement de contrôles frontaliers renforcés qui isoleraient l’Irlande du reste des îles britanniques qui échauffe les esprits, en faisant craindre une dislocation du Royaume-Uni. Ainsi, les débats autour du Brexit ne font que révéler des lignes de fracture qui n’ont jamais cessé de structurer la société nord-irlandaise.

Des siècles de domination britannique

L’Irlande du Nord est une entité géographique issue de la guerre d’indépendance irlandaise de 1919-1921, au cours de laquelle les séparatistes catholiques se soulevèrent contre l’emprise coloniale britannique. Une entreprise victorieuse qui se solda par la création de l’État libre d’Irlande au Sud, mais qui consacra par là même la partition de l’île, la Couronne conservant dans son giron les six comtés à majorité protestante. La discrimination des populations catholiques, entretenue par un système électoral inégalitaire et la répression violente par l’armée britannique de toute revendication séparatiste constituèrent un terrain favorable au déclenchement, à la fin des années 1960, de ce qui est nommé les « Troubles » : trente années de guerre civile rythmées par les attentats des groupes paramilitaires (l’IRA, Irish Republican Army pour les républicains et l’UVF, Ulster Volunteer Force pour les loyalistes), qui firent plus de 3500 morts. Après plusieurs déclarations de cessez-le-feu, c’est finalement la signature par les autorités politiques d’Irlande du Nord, de la République d’Irlande et de la Grande-Bretagne des Accords du Vendredi saint, le 10 avril 1998, qui permit d’échapper à la spirale de la violence, en accordant un statut de semi-autonomie à l’Irlande du Nord. Ces accords sont cependant loin de satisfaire les aspirations des plus radicaux. Pour ces derniers, ils ne font que maintenir l’assujettissement économique et administratif injustifié d’une partie de l’Irlande à la Grande-Bretagne et confèrent aux catholiques nord-irlandais un statut de minorité culturelle, insupportable au regard de l’histoire.

Catholiques contre protestants ?

On aurait tôt fait de réduire cette division à celle, pluriséculaire, qui oppose les catholiques aux protestants, associés respectivement aux républicains et aux loyalistes. S’il est vrai que ces deux catégories se recoupent de manière relativement serrée, nombreux sont ceux qui affirment que la religion n’est pas le principal responsable de l’organisation de la société en deux pôles antagonistes. Pour ceux-là, le clivage politique et identitaire l’emporte sur la question religieuse. Davantage que comme une finalité, celle-ci s’affirme comme un moyen utile à l’expression et à l’organisation des revendications communautaires : elle est de ce fait même hautement susceptible d’être instrumentalisée. En conférant une dimension sacrée aux objets de conflit et de division de la société, elle les éloigne en effet du terrain du politique. Il n’en reste pas moins que pour décliner leur identité, la plupart des Nord-Irlandais commencent par renseigner leur appartenance religieuse, preuve de la place déterminante que celle-ci occupe dans les relations interpersonnelles. Une propension à lire le monde social selon l’unique prisme catholique/protestant que certains Nord-Irlandais préfèrent tourner en ridicule : une boutade assez répandue au sein des deux communautés veut que n’importe qui se présentant comme juif se verra de suite rétorquer « mais juif catholique ou juif protestant ? »

Si l’appartenance confessionnelle conditionne assez largement l’identité sociale des Nord-Irlandais, cela est avant tout la conséquence d’une polarité qui structure la société Nord-irlandaise, antérieure aux questions religieuses, qu’entretiennent discours et institutions. Outre l’association quasi-immédiate au camp des républicains ou à celui des loyalistes, cette identification détermine en effet souvent le lieu de résidence et de scolarisation. Dès le plus jeune âge, un enfant Nord-Irlandais apprend à se définir comme membre d’une des deux communautés, mais surtout contre ceux de l’autre. En Irlande du Nord, où seules 6% des écoles réunissent à la fois des catholiques et des protestants, il n’est pas rare d’entendre de jeunes adultes affirmer n’avoir presque jamais adressé la parole à une personne de l’autre camp. Dans les villes comme Belfast ou Derry-Londonderry, drapeaux et fresques murales indiquent clairement l’appartenance d’un quartier à l’une des deux communautés. Tandis que, dans le quartier de The Fountain, passages piétons et panneaux de signalisation sont repeints aux couleurs du drapeau britannique, dans celui du Bogside, on trouve sur chaque mur le portrait d’un martyr de la cause républicaine. Chaque communauté réinvestit ainsi les événements historiques pour les transformer en symboles mémoriels. Un nouveau champ de bataille sur lequel chacun vise à faire triompher sa conception de l’identité Nord-irlandaise et de son histoire, inépuisable source de références à l’héritage disputé.

Dans les esprits, la guerre civile

Des objets de conflit tirés de l’histoire, mais également de l’actualité internationale : sur les Murals, immenses fresques murales, le visage de Bobby Sands – militant républicain incarcéré à Maze et décédé en 1981 après soixante-six jours de grève de la faim, Margaret Thatcher ayant refusé de lui octroyer le statut de prisonnier politique – jouxte ceux de prisonniers palestiniens ; le drapeau irlandais alterne avec celui de la Catalogne. Le clivage de la société Nord-irlandaise est ainsi entretenu en permanence par de multiples références exogènes, qui dépassent les frontières irlandaise et britannique et ne cessent d’en renouveler les modalités. Se percevant comme un peuple sous occupation étrangère, celle de la majorité protestante fidèle au Royaume-Uni, certains au sein de la population catholique sont particulièrement sensibles au thème de la colonisation et affichent par là même leur solidarité avec tous les peuples assujettis à l’échelle internationale : les Palestiniens, victimes de l’emprise colonisatrice israélienne ou, dans une moindre mesure, les nationalistes catalans, considérés comme soumis au joug espagnol. Si la comparaison est loin de faire consensus, elle a le mérite d’attester de la prégnance, dans les mentalités, du paradigme de la guerre civile.

Une grille de lecture qui conditionne tous les débats de société et de politique extérieure, mais également de nombreux autres aspects de la vie sociale a priori moins politisés. Tourisme, musique, style vestimentaire, sport etc. autant d’éléments qui permettent d’associer un citoyen Nord-Irlandais à l’une ou l’autre des communautés. Les plus fervents défenseurs de l’Angleterre lors de la dernière Coupe du Monde de football de 2018 se trouvaient réunis dans le pub The Royal (Belfast). Lors de la défaite de l’équipe anglaise contre la Croatie, les larmes des supporters contrastent avec les cris de joie du pub situé à quelques mètres de là à peine, fréquenté par des républicains. A la question « qui supportez-vous ? », ces derniers sont nombreux à répondre « anyone but England » (« n’importe qui d’autre que l’Angleterre »).

Pour autant, absence de communication et rivalités symboliques sont loin d’être les seuls vestiges de la guerre civile. Si les deux camps ont officiellement abandonné la lutte armée, des heurts ponctuels sont régulièrement reportés et des associations comme Cooperative Ireland regrettent l’influence toujours bien réelle de paramilitaires retraités au sein des communautés. Chacun des deux camps accuse l’autre d’entretenir un climat de violence et d’endoctriner les plus jeunes en glorifiant l’action de l’IRA et de l’UVF. Des tensions exacerbées à l’occasion de célébrations annuelles, qui sont pour chaque communauté l’occasion de témoigner de son poids démographique et de sa capacité à faire corps. Ainsi, chaque année, à l’approche du 12 juillet, villes et villages d’Irlande du Nord se préparent à accueillir une des plus grandes manifestations loyalistes : la marche orangiste célébrant la mémoire de la bataille de la Boyne, qui en 1690 donna lieu à la victoire du roi protestant Guillaume III d’Orange sur le catholique Jacques II. Si dans certains comtés l’ambiance est plus festive que violente, à certains endroits l’événement donne régulièrement lieu à des affrontements directs, poussant certaines familles catholiques à quitter leur ville le temps d’un week-end. Lors des festivités, les cris de ralliement cèdent parfois la place à des insultes à peine dissimulées envers les républicains et la culture irlandaise. Symbole ultime de la conflictualité et apogée de la soirée, les immenses bonefires, réunions de centaines de personnes autour de drapeaux irlandais en feu. A Belfast, où a lieu le plus grand bonefire d’Irlande du Nord, les flammes atteignent également des drapeaux palestiniens et européens, que l’imaginaire collectif associe désormais largement à la cause républicaine.

Réparer les fractures

Certaines voix s’élèvent cependant, qui refusent de considérer ces factures profondes comme inaltérables, comme des bases immuables sur lesquelles reposerait l’avenir des six comtés. Elles font échos à un discours de plus en plus partagé, celui de centaines de Nord-Irlandais se déclarant comme la « majorité silencieuse », enjoignant les responsables politiques à cesser de lire chaque débat à l’aune de la lutte pour ou contre la réunification. De nombreuses associations, en partenariat avec certaines municipalités, cherchent à mettre en place des espaces de rencontre et de dialogue, où l’identité de citoyen Nord-irlandais primerait sur celle de républicain ou de loyaliste, de catholique ou de protestant : expositions, clubs de débats dans les bibliothèques publiques, cellules de réflexion sur la rénovation urbaine, etc. Des programmes dits de « réinsertion » s’adressent spécifiquement aux anciens prisonniers républicains. Ils visent à leur permettre de développer une identité sociale en-dehors de leur étiquette d’ancien combattant. Alors que les enfants fréquentent encore des squares différenciés selon leur appartenance communautaire, les programmes scolaires sont constamment revisités afin d’offrir la vision la plus nuancée et factuelle possible du conflit. Une version commune à tous qui pourrait rivaliser avec celles issues de leur socialisation primaire – les discours variant évidemment selon la religion et l’histoire de la famille – et ainsi servir de base à la formation de leurs idées politiques. Pour autant, il ne s’agit en aucun cas d’ignorer la multiplicité des mémoires héritées du conflit ou de nier l’importance des divisions politiques qui continuent d’irriguer la société. Ces initiatives ont avant tout pour mérite de remettre en cause leur caractère naturel, irrévocable, indépassable. Et de relativiser cette notion exigeante qu’est la paix et son corollaire, l’absence de toute forme de racisme ou d’intolérance, qui ne se résume pas à l’absence de guerre mais doit pouvoir s’incarner dans chaque structure de la société.

Droit à l’avortement en Irlande : une victoire historique

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Manifestation pro-choice en Irlande

Le vendredi 25 mai 2018 restera sans doute comme l’un des jours les plus importants de l’histoire de la République d’Irlande. En votant à 66,4 % pour le rejet du 8ème amendement, le peuple irlandais s’est massivement exprimé en faveur de la libéralisation de l’avortement et a ainsi mis fin à l’inacceptable contrôle du corps des femmes inscrit dans la constitution. En effet, cet amendement adopté par référendum en 1983 gravait dans le marbre l’égalité des droits de la mère et de l’enfant à naître. Pour le quotidien The Irish Times, il s’agit du résultat de référendum le plus remarquable depuis l’indépendance, et le Taoiseach, le Premier ministre Leo Varadkar, a salué “un moment historique”. 


La fin du 8ème amendement

Pour reprendre l’expression de la juriste Claire Lagrave, “la forte tradition catholique a toujours imprimé sa marque sur la politique familiale irlandaise”. En effet, pour des raisons historiques, le catholicisme a toujours été un élément essentiel de l’identité et de la culture irlandaises. Cela s’est traduit comme on le sait par une prohibition très restrictive de l’avortement. Criminalisé depuis 1861, sa pratique était passible d’une peine de prison à vie jusqu’en 2013, et de 14 ans depuis. En septembre 1983, le peuple irlandais alla même jusqu’à constitutionnaliser son interdiction en votant à 66,9 % en faveur de l’introduction de l’article 40.3.3 dans Bunreacht na hÉireann, la Constitution irlandaise, dans lequel l’État reconnaissait le droit à la vie des enfants à naître, droit égal à celui de la mère : le fameux 8ème amendement. Le peuple irlandais a affirmé son attachement à cet amendement en refusant par deux fois son assouplissement en 1992 et en 2002.

Cet amendement fait aujourd’hui l’objet de nombreuses polémiques. En effet, il oblige chaque année près de 5 000 Irlandaises à se rendre au Royaume Uni ou à acheter illégalement des pilules sur internet à leurs risques et périls. Sans parler des nombreuses femmes ne disposant des moyens économiques pour partir à l’étranger et choisissant donc de pratiquer elles-mêmes l’avortement par d’atroces mutilations. Du fait de cet amendement, l’Irlande a par ailleurs été l’objet de plusieurs condamnations internationales. Ainsi, en 2010, elle fut condamnée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme dans l’affaire A, B et C vs Irlande à la suite d’un fait divers tragique très médiatisé qui avait conduit à la mort d’une femme enceinte à qui l’on avait refusé l’avortement alors que le fœtus n’était pas viable.

Face à des polémiques de plus en plus fortes, le gouvernement a mis en place en juillet 2016 une assemblée citoyenne ayant pour mission d’examiner un certain nombre de sujets, parmi lesquels celui de l’avortement. Après de nombreuses audiences et délibérations, celle-ci s’est exprimée en faveur d’une révision de la législation en la matière, notamment par l’abrogation du 8ème amendement. Une commission parlementaire fut alors mise en place pour préparer le terrain pour la tenue d’un référendum courant 2018.

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Leo Varadkar, Premier ministre irlandais, durant la campagne du “yes”.

Tous les partis politiques de gauche prirent rapidement position en faveur de l’abrogation, tels que le Labour, Sinn Fein, les Verts, les Sociaux-Démocrates, ou encore People Before Profit. Les deux grands partis historiques, Fine Gael et Fianna Fail, tous deux généralement classés à droite du spectre, ne prirent pas position sur la question préférant respecter la liberté de conscience de leurs militants. Néanmoins, leurs leaders respectifs, Leo Varadkar et Michéal Martin, se sont résolument engagés en faveur de l’abrogation de l’amendement. Face à cette unanimité des partis, seul le très conservateur Renua Ireland prit position en faveur du no. La campagne n’en fut pas moins âpre, et l’avortement devint le centre d’attention de tous les débats.

Une large victoire du yes

Avec une participation électorale de 64,13 % et un vote yes à 66,4 %, il s’agit bien d’un véritable plébiscite en faveur du droit à l’avortement, beaucoup plus massif que ce qui avait été prédit par les instituts de sondage. Plus spécifiquement, c’est le caractère homogène du vote qui est notable. Ainsi, sur les 40 circonscriptions électorales, seule celle du Donegal (région rurale du nord est) s’est exprimée en faveur du maintien de l’amendement à 52 %. Le vote yes a même atteint plus de 77 % dans certaines zones de Dublin.

Les sondages de sortie des urnes ont montré qu’il ne s’agissait pas d’une homogénéité uniquement géographique, mais aussi démographique. De fait, si on note une adhésion quasi unanime chez les jeunes (87 % de yes chez les moins de 25 ans), les aînés restent eux aussi largement favorables au rejet du 8ème amendement, avec 63 % de yes chez les 50-64 ans. De même, 65 % des hommes se seraient exprimés en faveur du rejet, un niveau presque égal à celui des femmes (70 %).

Si cette victoire plébiscitaire peut surprendre au premier abord, il ne faut pas s’y tromper. Elle trouve ses racines dans un processus long et profond. De fait, depuis 1995, le peuple irlandais a accepté coup sur coup la levée de l’interdiction constitutionnelle du divorce ainsi que la légalisation du mariage homosexuel. Alors que la société irlandaise a longtemps été parmi les plus traditionalistes et les plus conservatrices du monde occidental, elle a entrepris depuis les années 80 une véritable révolution discrète des mœurs.

Une évolution progressive des consciences

Et cela s’exprime notamment par la progressive perte d’influence de l’Église catholique au sein de la population irlandaise. Ainsi, tandis qu’en 1973, 91 % des Irlandais déclaraient se rendre au moins une fois par semaine à l’église, ils n’étaient plus que 46 % en 2006, et 25 % parmi les moins de 35 ans. Différents facteurs expliquent ce déclin progressif de l’Église catholique dans la société irlandaise. Le premier est sans aucun doute les nombreux scandales d’abus sexuels sur mineurs qui ont éclaté ces dernières années, et qui ont considérablement délégitimé la parole de l’Église en matière de moralité publique et de protection de l’enfant, notamment exposés dans le rapport Ryan de 2009. La formidable croissance économique du pays depuis les années 1990, ainsi qu’une plus grande exposition aux influences culturelles extérieures, ont également pu jouer un rôle dans cette évolution progressive.

Cette mutation de l’opinion publique irlandaise sur la question de l’avortement s’explique aussi par un certain nombre de scandales qui ont frappé le pays et profondément marqué les consciences. L’affaire Halappanavar en 2012 a constitué un véritable tournant. Savita Halappanavar était une jeune femme d’origine indienne à qui l’on refusa l’avortement sous prétexte que sa grossesse mettait en danger sa santé, et non pas sa vie, et finit par mourir d’une infection foudroyante dans l’hôpital de Galway. Cette affaire eut un très grand retentissement et fut comme un signal d’alarme pour de très nombreuses jeunes Irlandaises sur les dérives auxquelles pouvait mener le 8ème amendement.

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Manifestation en hommage à Savita Halappanavar : “Les croyances des pro-choice ont tué Savita Halappanavar.”

Enfin, cette mutation est aussi le résultat de l’influence jouée par le droit international. En effet, l’Irlande a été reconnue plusieurs fois coupable d’avoir enfreint le droit des femmes en les obligeant à terminer leur grossesse même dans des cas de fœtus non viable, jusqu’à ce qu’il meure in utero, ce qui a pu également faire évoluer les consciences.

Quelles conséquences pour l’Irlande ?

Si ce référendum marque une étape historique dans l’ouverture du droit à l’avortement dans la République d’Irlande, il n’en est néanmoins pas l’aboutissement. Maintenant que l’interdiction constitutionnelle a été levée, il reste au Parlement à légiférer pour déterminer les conditions auxquelles sera soumise la pratique de l’IVG.

Le projet de loi qui avait été présenté par le gouvernement avant la tenue du référendum prévoyait une ouverture sans limite jusqu’à 12 semaines de grossesse, une ouverture jusqu’à 24 semaines en cas de risque pour la santé de la mère, et ensuite uniquement en cas de malformation fœtale (des conditions très similaires à celles du droit français). Néanmoins, il se pourrait qu’un certain nombre de députés de la majorité gouvernementale ayant fait la campagne du no cherchent à obtenir des compromis. Au lendemain du scrutin, Katie Fenton, l’une des figures de proue de la campagne du no, a notamment appelé Leo Varadkar à tenir son engagement de n’ouvrir l’avortement que dans des conditions restrictives.

Politiquement, le résultat de ce référendum est une victoire considérable pour le premier ministre Leo Varadkar, arrivé au pouvoir il y a moins d’un an. Alors que c’était la première fois que les Irlandais étaient appelés aux urnes depuis sa prise de pouvoir, cette victoire bien plus large que ce que prédisaient les sondages renforce considérablement le jeune leader de Fine Gael, le parti au pouvoir. Ainsi, la formation a gagné environ 7 points de pourcentage dans les intentions de vote depuis sa nomination. Dans ces conditions, Varadkar pourrait être tenté de provoquer des élections anticipées pour asseoir son leadership. Ce renforcement pourrait se révéler d’une importance cruciale à l’heure où le futur de l’Irlande du Nord n’a toujours pas été éclairci dans le cadre des négociations du Brexit.

Il reste encore de nombreux anachronismes dans la constitution irlandaise qui mériteraient un dépoussiérage. Mais l’attention semble aujourd’hui se tourner davantage vers l’Irlande du Nord, où la législation en matière d’IVG, demeure l’une des plus strictes d’Europe : la victoire dans le sud de l’île a en effet suscité un nouvel espoir chez de nombreux militants, au nord. Mais le bras de fer s’annonce serré avec le gouvernement de Theresa May, qui compte dans sa majorité le Democratic Unionist Party (DUP), un parti nord-irlandais ultra-conservateur farouchement opposé à toute libéralisation de l’avortement. De quoi alimenter encore un peu plus les tensions dans cette petite province, alors que de plus en plus de Nord-Irlandais se disent favorables à une réunification avec le sud de l’île en cas de Brexit.

Crédits :

http://assets.nydailynews.com/polopoly_fs/1.3787256.1517302085!/img/httpImage/image.jpg_gen/derivatives/article_750/ireland-abortion.jpg.

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