Le roi est mort – Emmanuel Macron n’est que vassal

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Emmanuel Macron a réussi ce que ses deux prédécesseurs ont échoué à faire : forger sa propre image en réécrivant l’histoire française. Un geste typologique lourd de sens qui consiste à se présenter comme l’héritier des grandes figures présidentielles et monarchiques de la France. Un geste voué à l’échec, dans un contexte où la France a abandonné sa souveraineté face à la mondialisation : Macron n’est que vassal ; il ne pourra que singer les rois.


« Il y a là une différence nette entre Macron et ses prédécesseurs : il s’est choisi une image et ce choix a été accepté même par ses adversaires les plus féroces. Sur le plan symbolique, dimension essentielle du champ de bataille culturel et discursif, cela revient à une victoire considérable. »

Le 21 janvier 1793 un homme monta sur l’échafaud. Il posa sa tête sur la lunette de bois ; puis, tel un éclair, la lame tomba pour mettre fin, une fois pour toutes, au règne des Bourbons. Aujourd’hui, on a néanmoins l’impression que le spectre de ce roi nous est revenu pour hanter le paysage médiatico-politique français. Ainsi, pour donner uniquement des exemples qui démontrent la présence de ce trope là où il peut le plus étonner, c’est-à-dire à gauche, il suffit de citer l’article publié par Mediapart le 27 janvier qui retrace une semaine symbolique dans la vie du nouveau « roi-soleil » Emmanuel Macron ; dans la même veine, Jean-Luc Mélenchon a publié trois jours plus tard un billet sur son blog intitulé « La semaine du roi des riches ».[i] Parler du  « monarque présidentiel » de la Cinquième République relève du lieu commun, mais cette identification entre Emmanuel Macron, président démocratiquement élu, et la figure du roi y ajoute une nouvelle dimension puisque c’est Emmanuel Macron lui-même qui a forcé cette comparaison et y recourt incessamment de manière plus ou moins indirecte en se parant des symboles liés à la royauté : la pyramide du Louvre, Chambord, Versailles etc.

C’est là une différence indéniable entre Macron et ses prédécesseurs : il s’est choisi une image et ce choix a été accepté même par ses adversaires les plus féroces. Sur le plan symbolique, dimension essentielle du champ de bataille culturel et discursif, cela revient à une victoire considérable. On a beau essayer de faire de lui un « président des riches » et d’ironiser sur sa prétendue royauté, l’organisation ultra-verticale de LREM, sa complaisance décomplexée avec la finance et les grandes fortunes, ses duperies pseudo-écologiques ; tant qu’il réussit à se présenter comme roi, il peut pleinement assumer l’impopularité. Car il fait, il avance, il agit inexorablement, tel un monarque éclairé qui brandit le bien commun ignoré par les masses que seul lui, le roi-philosophe, peut connaître et mettre en œuvre. Son autorité reste intacte malgré tout. Elle prend ainsi une toute autre tonalité que celle de François Hollande qui détenait certes jusqu’à la fin de son mandat le pouvoir légal mais qui avait perdu toute légitimité populaire. Cette dernière est le mot-clé pour comprendre le geste typologique que Macron porte sur l’histoire afin de légitimer le présent par un passé bien revisité : la souveraineté du roi n’est pas directement déterminée par l’acquiescement du peuple.

Revenons au commencement. Car le coup a été préparé avec soin. En juillet 2015, bien avant l’annonce de sa candidature à la présidentielle de 2017, Emmanuel Macron se prononce dans l’hebdomadaire Le 1. Interrogé sur sa vision de la démocratie, il répond :

“Dans la politique française, cet absent est la figure du roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort. La Terreur a creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif : le roi n’est plus là ! On a essayé ensuite de réinvestir ce vide, d’y placer d’autres figures : ce sont les moments napoléonien et gaulliste, notamment. Le reste du temps, la démocratie française ne remplit pas l’espace. On le voit bien avec l’interrogation permanente sur la figure présidentielle, qui vaut depuis le départ du général de Gaulle. Après lui, la normalisation de la figure présidentielle a réinstallé un siège vide au cœur de la vie politique. Pourtant, ce qu’on attend du président de la République, c’est qu’il occupe cette fonction. Tout s’est construit sur ce malentendu.”[ii]

Pendant la campagne présidentielle on a beaucoup entendu parler de récit ou roman national. Le geste fait par Macron s’inscrit dans la logique d’un tel récit – c’est un acte d’interprétation et de réécriture. Un acte qui relève de la typologie, pratique théologique consistant originellement en une lecture de l’Ancien Testament à travers le prisme de l’Evangile, pratique qui a pénétré les récits politiques de toute sorte depuis très longtemps et qui a par exemple permis aux Jacobins de se revendiquer de la République Romaine. La typologie est un outil idéologique puissant, puisqu’elle permet de projeter une intentionnalité sur l’histoire : l’état actuel doit être comme il est, there is no alternative. Reconnaître le geste de Macron, reprendre fût-ce en ironisant l’étiquette qu’il s’est attribué lui-même, est donc d’une gravité énorme car même la reconnaissance ironique implique, en filigrane, l’acceptation du récit tel qu’il l’a mis en place.

« Face à l’absence non-voulue du roi, la démocratie est défaillante. Elle n’est qu’un pis-aller. Depuis le départ de De Gaulle, dit Macron, ses institutions ne peuvent aucunement garantir une souveraineté stable. »

Lire son récit national devient donc d’autant plus nécessaire, surtout après les dix premiers mois de sa présidence.  Les ordonnances ont été appliquées une première fois avec succès pour réformer le code du travail ; la réforme de la SNCF est censée se dérouler de la même manière. Les mots choisis en 2015 gagnent ainsi une toute autre importance. Face à l’absence non-voulue du roi, la démocratie est défaillante. Elle n’est qu’un pis-aller. Depuis le départ de De Gaulle, dit Macron, ses institutions ne peuvent aucunement garantir une souveraineté stable. « La démocratie ne remplit pas l’espace », dit-il, elle est en crise, de manière permanente. Même si l’on laisse passer le grossier effort de réécriture au sujet de De Gaulle (gommant daredare des événements mineurs comme Mai 1968 et la fuite du Général à Baden-Baden), cette phrase gagne en gravité face à la réforme de la Constitution annoncée, face à cet acmé de servilité imposé d’en haut, cette totale soumission du premier ministre et du gouvernement, du parlement (son président De Rugy, la majorité), par une volonté prétendument suprême, sans même parler de tout l’appareil juridique, la sphère médiatique etc. etc.. On assiste à une « exécutivisation » des institutions de la République grâce à laquelle, pourrait-on croire, Macron confirme ses propres paroles prophétiques en neutralisant tous les contre-pouvoirs existants afin de mettre en place une hégémonie hyperpuissante car guidée par une seule et même volonté. Macron essaie de se faire « leader », il veut faire de l’Etat son corps de Léviathan.

« La figure du roi, être double au corps terrestre et au corps céleste, vicaire du Christ sur Terre, n’est plus possible dans un monde foncièrement profane et a fortiori dans une République où la laïcité est devenue à son tour une sorte de religion d’Etat. »

Il est vrai que Macron « marche » mieux qu’un Hollande ou un Sarkozy ; jusqu’alors il exécute de façon très efficace (quoi est à voir plus bas) ; mais on ne peut pas le dire trop souvent : le roi restera mort. La souveraineté monarchique dont il semble se parer n’est même pas usurpée, elle n’existe tout simplement plus. Le roi n’est plus. Le roi est mort. Le roi restera mort. Il suffit de lire l’œuvre de l’historien Ernst Kantorowicz, une des lectures préférées du Président paraît-il, et notamment son ouvrage célèbre Les deux corps du roi. La figure du roi, être double au corps terrestre et au corps céleste, vicaire du Christ sur Terre, n’est plus possible dans un monde foncièrement profane et a fortiori dans une République où la laïcité est devenue à son tour une sorte de religion d’Etat. Sur le seul plan conceptuel, le geste typologique de Macron relève de la duperie. Sa tentative de décrédibiliser la démocratie jusqu’au désir même que le « peuple » pourrait en éprouver ne change rien au fait qu’il reste un représentant démocratiquement élu. Comment comprendre donc un tel geste et les effets d’ « exécutivisation » qu’il entraîne ? Pourquoi dénigrer la souveraineté populaire dont il est, certes de façon précaire, mais tout de même l’avatar afin de prétendre à une autre dont l’obsolescence semble aller de soi ?

« La normalisation de la figure présidentielle a réinstallé un siège vide au cœur de la vie politique. » Cette phrase relève d’un constat vrai : depuis dix ans, les présidents ne sont pas réélus[i], Hollande a échoué avec fracas face à sa fonction et Sarkozy est devenu une caricature. Ils ont dû vider le siège, Hollande a dû abandonner sa prétention à une réélection. Usurper sinon la fonction, du moins le signifiant du roi, démontre un souci de construction discursive censée protéger celui qui a pris sa place, car le siège vacille d’emblée. La fatigue démocratique s’exprimant notamment à travers des taux d’abstention ahurissants est bien réelle, les récentes législatives partielles en ont apporté à nouveau la preuve ; elle a néanmoins d’autres causes que la nostalgie d’un monarque disparu depuis plus de 200 ans.

Dans un entretien à Mediapart du 29 décembre 2017, le secrétaire national d’Europe Écologie-Les Verts, David Cormand caractérise le macronisme comme « un hyper-pouvoir qui accouche d’une hypo-politique ». Cette distinction permet d’indiquer la scission profonde qui caractérise la souveraineté nationale dans le cadre européen actuel et a fortiori celui du chef de l’exécutif français. Cormand renverse néanmoins l’ordre réel des choses. Car c’est précisément parce que le souverain a congédié une partie essentielle de ses pouvoirs – le pouvoir de légiférer librement – que nous assistons à une intensification du pouvoir exécutif, dont nous vivons les velléités depuis des années et dont nous voyons le plein essor maintenant. La création d’un pouvoir législatif extra- et supranational – l’UE –  dont les décisions sont mises en place par les gouvernements nationaux respectifs, a une simple conséquence : par sur toutes les questions essentielles, le pouvoir exécutif est tout ce dont dispose le souverain sur le plan national. Ainsi, si Macron dit qu’il n’y a pas d’alternative, ce n’est pas simplement un mot d’ordre néolibéral, c’est une vérité politique qui caractérise parfaitement la situation de n’importe quel souverain européen obéissant à l’ordre établi et qui donne une direction à l’action d’un gouvernement qui s’est mis à parasiter toutes les instances de pouvoir public, de la sphère juridique à France Télévisions. Plutôt qu’être la manifestation d’une nouvelle souveraineté née des profondeurs de l’histoire de France, l’hyper-exécutif macronien, tel qu’il est en train de se mettre en place relève, dans le meilleur des cas, de l’interrègne des monstres gramscien. Le souci, c’est que Gramsci ne se prononce pas sur sa durée. Et l’exécutif a encore du potentiel.

« En voyant et en décrivant Macron comme ce qu’il est et non comme ce qu’il prétend être, en lui refusant un signifiant auquel il n’a pas droit, sa fragilité politique devient évidente et peut devenir un point d’appui pour l’opposition. »

Quant à cette soi-disant royauté en revanche, la chose est simple. Le roi est mort ; le siège présidentiel est plus proche de la sellette que du trône. La ligne de conduite nous est donc déjà donnée par La Boétie : « Il ne faut pas lui ôter rien, mais lui donner rien » (Discours de la servitude volontaire, Flammarion, 2016),  En voyant et en décrivant Macron comme ce qu’il est et non comme ce qu’il prétend être, en lui refusant un signifiant auquel il n’a pas droit, sa fragilité politique devient évidente et peut devenir un point d’appui pour l’opposition. Ainsi, ce n’est point le nouveau roi de France qui reçoit en janvier 2018 des marchands venus demander un asile financier dans son pays, c’est le président français qui se couche devant les puissances financières du monde car il n’a plus le droit d’investir lui-même dans son propre pays. Ce n’est plus lui qui fait la loi. Macron n’est pas roi, il n’est que vassal. Il singe le roi devant les riches.

 

[i] De fait, sous la Ve République, à part de Gaulle (1965), aucun président n’a été réélu, sauf après une cohabitation : Mitterrand en 1988, Chirac en 2002. Dans cette situation, le président pouvait faire porter la responsabilité de la politique menée au Premier ministre (qui échouait alors à changer de costume)

 

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La fête à Macron a bien eu lieu

Le char Dracula lors de la fête à Macron ©Vincent Plagniol

Malgré la forte appréhension autour de la marche du 5 mai lancée initialement par François Ruffin et Frédéric Lordon, la “Fête à Macron” a été un succès. Celui-ci donne un bol d’air à l’opposition après les tensions et les débordements qui ont eu lieu le premier mai.

Entre Freed from desire de Gala, Despacito de Luis Fonsi et Bella Ciao, l’ambiance de la manifestation « pot au feu » de samedi était décidément bien différente de celle qui était anticipée. Exit les blacks blocks, place aux sourires et à la danse dans la joie et la bonne humeur.

Une ambiance qui permet de sortir d’un esprit défaitiste

Cela pourrait sembler anecdotique en apparence, mais la réussite de la manifestation réside essentiellement dans l’esprit qui en est ressorti. 40 000 participants selon la police, 100 000 selon l’organisation autour de François Ruffin, 160 000 selon la France insoumise ? Peu importe, il y avait du monde sous le soleil parisien. Là n’est pas l’enjeu. La manifestation du premier mai aurait pu attirer autant de participants qu’elle n’aurait pas eu beaucoup plus d’impact. Le succès de « La fête à Macron », c’est d’avoir renouvelé les codes, et surtout, d’avoir été capable de redéfinir l’agenda. En effet, parmi les tactiques de disqualification de la mobilisation sociale utilisées par le gouvernement, il y a le renvoi permanent de l’opposition sociale à une identité « aigrie », au « passé », et au « conservatisme des acquis ». Rien de tout cela ici. Les organisateurs de cette marche ont réussi à sortir de la position dans laquelle on tentait de les enfermer depuis plusieurs semaines en se montrant sous un visage optimiste et conquérant. Alors que la mobilisation semblait décroître, les cartes sont en partie rebattues. La journée du 26 mai sera de ce point de vue essentielle : l’after après le before ?

Les manifestants, nombreux, défilent dans la joie. ©Vincent Plagniol

Emmanuel Macron n’a pas le monopole du disruptif

On aura noté la présence d’un public sensiblement rajeuni dans cette manifestation rythmée malgré sa longueur, et de plus en plus dynamique à l’approche de la place de la Bastille. La mobilisation était colorée et enthousiaste. Le mot d’ordre a été suivi : “La fête à Macron” articule à la fois rejet et optimisme, désignation de l’adversaire et espoir. Pas de cagoules noires ici, et peu de casse, hormis un véhicule de Radio France attaqué. Adrien Quatennens, que nous avons contacté, déplore cet incident, mais souligne « la qualité du service d’ordre et de la relation avec la préfecture de police, qui s’était déjà démontrée à l’occasion de la marche organisée en septembre par la France insoumise ». Et le député d’ajouter que les insoumis sont « heureux qu’il n’y ait eu que très peu de violences malgré les menaces qui pesaient sur cette journée après le premier mai. Nous avons franchi un seuil. » Une façon de répondre au gouvernement qui accusait le mouvement d’exciter et d’encourager les violences.

Une mobilisation politique plus efficace que la mobilisation syndicale

Après cette journée, la balle est dans le camp des syndicats. En effet, l’opposition politique et citoyenne a montré qu’elle était capable mobiliser de façon large et transversale dans la société, et de mettre de côté les divisons syndicales qui minent la contestation depuis des semaines. La réussite de cette marche tranche avec le bilan en demi-teinte des journées d’action syndicales. A cet égard, la présence de Blacks Blocks le 1er mai peut aussi être interprétée comme la marque d’une crise du débouché syndical, dont les méthodes d’action se sont peu renouvelées. Les directions confédérales sont quant à elles perçues comme coupables d’entretenir la division et d’être incapables d’impulser une dynamique, malgré l’énergie déployée par les grévistes mobilisés partout en France.

Surmonter la division actuelle entre le syndical et le politique reste un objectif à atteindre. Pour Adrien Quatennens, toutes les forces « cherchent la formule adéquate qui permettra de faire de la journée du 26 mai une journée de débordement populaire et un raz de marée contre la politique du gouvernement ». Le député réfute par ailleurs toute tentation hégémonique à l’égard des syndicats : « La France insoumise cherche simplement à apporter sa pierre à l’édifice et à apporter une force propulsive. Nous nous mettons à disposition pour cuisiner la bonne recette qui permettra d’unifier l’opposition sociale. » Le compte à rebours a démarré avec l’approche de la coupe du monde, dont on craint qu’elle ne fasse vaquer les esprits à d’autres problématiques que le service public.

 

Jean-Luc Mélenchon sur le toit du bus de la France insoumise. ©Vincent Plagniol

Des tensions entre Jean-Luc Mélenchon et François Ruffin ?

Dans un article intitulé « La fête à Ruffin ou à Mélenchon ? », le Journal Du Dimanche se fait l’écho de rumeurs de tensions entre François Ruffin et Jean-Luc Mélenchon, et décrit un échange tendu entre le réalisateur de Merci Patron ! et Adrien Quatennens, alors qu’il était initialement prévu que le premier prenne la parole à la fin de la marche :  « Derrière l’autre bus, plus modeste, celui de François Ruffin, où s’expriment des travailleurs au micro, le chef de file de Nuit debout, et député LFI, est face à un autre député LFI, le Nordiste Adrien Quatennens. Ce dernier a les mâchoires serrées. Les deux élus du même groupe nous font comprendre qu’ils souhaitent s’expliquer hors la présence de journalistes. Nous sommes relégués à quelques mètres, à ne pas pouvoir entendre les mots de l’échange visiblement houleux. »

Des rumeurs repoussées en bloc par le député du Nord, selon qui les choses ne se sont pas du tout passées comme cela : « Il n’y a pas eu d’échanges tendu ». L’insoumis nous livre une autre version : « Ce qui s’est produit, c’est que François [Ruffin] et Frédéric Lordon ont été à l’initiative de cette marche. François a été l’interface entre nous et d’autres groupes, dont l’identité et les méthodes politiques sont différentes de celles de la France insoumise. Nous avons par ailleurs fourni notre appui et notre savoir-faire logistique aux équipes de François qui étaient en grande demande de soutien logistique. Il est certain que ces dernières semaines ont été des semaines de relatives tensions, comme lors des précédentes marches. Parce qu’il y a tout à gérer d’un point de vue logistique et politique, et en plus parce qu’il y a eu les événements du premier mai et les menaces qui pesaient sur la manifestation. François a donc eu beaucoup de pression sur les épaules et s’est retrouvé face au besoin de faire de nombreux réajustements. Hier, il est clair que cela a été remarqué, les équipes avaient atteint un niveau d’épuisement avancé. François n’était pas disposé à prendre la parole parce qu’il avait accumulé cette tension. » Le récit du JDD est donc critiqué par le député : « Ce qui est relaté par le JDD est faux, avec Manuel [Bompard] nous étions justement allés voir François [Ruffin] pour qu’il prenne la parole, parce qu’il avait été le déclencheur de cette marche et parce qu’il y avait mis toute son énergie. C’était son heure et toute la place de la Bastille l’attendait. Les gens le réclamaient. »

En attendant des éclaircissements probables du côté de François Ruffin cette semaine, c’est avant tout le succès de cette manifestation qui est unanimement pointé par les observateurs. A voir si cet essai sera transformé, on le saura le 26 mai.

« La construction d’un peuple révolutionnaire n’est pas un dîner de gala » – Entretien avec Jean-Luc Mélenchon

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour Le Vent Se Lève

Ce mardi 10 avril 2018, nous avons rencontré Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. Au cours d’une longue discussion, le député des Bouches-du-Rhône évoque le cheminement qui l’a conduit à construire le mouvement qui lui a permis d’obtenir 19,58% des voix au premier tour de l’élection présidentielle. Le leader de la France Insoumise revient librement sur ses influences intellectuelles, de son rapport souvent décrié à l’Amérique latine jusqu’à l’Espagne de Podemos, en passant par le matérialisme historique et le rôle central de la Révolution française. Cet entretien est également l’occasion de l’interroger sur les propos controversés tenus par Emmanuel Macron au sujet des rapports entre l’Etat et l’Eglise catholique, au collège des Bernardins. « La laïcité de 1905 n’a pas été inventée dans un colloque, c’est l’aboutissement de trois siècles de guerre civile ouverte ou larvée », répond-il, « revenir sur ce point, c’est revenir sur la République elle-même ». Au fil de l’échange, Jean-Luc Mélenchon dévoile sa vision de l’Etat et du rôle de tribun, s’exprime tour à tour sur Mai 68 et sur son rapport aux jeunes générations, sans oublier de saluer les mobilisations actuelles : « Il y a un facteur que personne ne prévoit et ne pourra jamais prévoir : c’est l’initiative populaire. Elle peut tout submerger, tout le monde, et tel est mon souhait ».


LVSL : Votre engagement politique est profondément marqué par l’histoire de la Révolution française et par le jacobinisme. Ceci dit, depuis quelques années, vous semblez vous inspirer du populisme théorisé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe et mis en pratique par Podemos. La campagne de la France Insoumise, à la fois très horizontale et très verticale, paraît être une synthèse entre ces deux inspirations. Peut-on parler de populisme jacobin vous concernant ?

D’abord, commençons par dire que la référence à Laclau, pour ce qui me concerne, est une référence de confort. Certes le chemin politique qui m’a conduit aux conclusions voisines et bien souvent identiques à celles d’Ernesto. Et son œuvre comme celle de Chantal Mouffe éclaire notre propre travail. Mais celui-ci est venu de bien plus loin. Notre intérêt pour Laclau venait de la rencontre avec un penseur latino-américain et que la source de notre raisonnement provenait des révolutions démocratiques d’Amérique latine. C’était une méthode politique en rupture avec ce qui existait au moment où nous avons entrepris toutes ces démarches. Je dis “nous” pour parler de François Delapierre et de moi, qui sommes les auteurs de cette façon de penser dont le débouché a été mon livre L’ère du peuple. Ce que nous disions était tellement neuf qu’aucun commentateur ne le comprenait ni même n’en sentait la nouveauté. Ils ne cessaient de nous maltraiter en voulant nous faire entrer dans une case existante connue d’eux. C’était le rôle de l’usage du mot “populiste”. Le mot permettait de nous assimiler à l’extrême droite. Même les dirigeants du PCF entrèrent dans le jeu. Oubliant leurs anciens qui avaient inventé le prix du roman populiste et imaginé le projet “d’union du peuple de France” ceux-là nous montrèrent du doigt et nous adressèrent des insinuations parfois très malveillantes. La référence à Laclau satisfaisait le snobisme médiatique et permettait de valider l’existence d’un “populisme de gauche” sans avoir besoin de l’assumer nous-même.

« Le jacobinisme est un républicanisme global. Il présuppose un peuple avide de liberté et d’égalité. »

Notre propre nouveau chemin était déjà très avancé. Nous avons effectué notre évolution à partir de l’Amérique latine et à mesure que l’on avançait, nous produisions des textes qui sont devenus des étapes de référence pour nous. Par exemple, dans le numéro 3 de la revue PRS (Pour la République Sociale), nous travaillions sur la culture comme cause de l’action citoyenne. C’est une manière décisive de mettre à distance la théorie stérilisante du reflet selon laquelle les idées sont les simples reflets des infrastructures matérielles et des rapports sociaux réels. En même temps nous tournons la page du dévoilement du réel et autres entrées en matière d’avant-gardisme éclairé. Le jacobinisme est un républicanisme global. Il présuppose un peuple avide de liberté et d’égalité. Son action révolutionnaire investit la dynamique de ses représentations symboliques. Mais bien sûr cela ne vaut que pour un pays dont la devise nationale dit Liberté-Egalité-Fraternité. Pas “honneur et patrie”, “mon droit, mon roi”, “ordre et progrès” et autres devises en vigueur ailleurs. En bref, il ne faut jamais oublier dans la formation d’une conscience les conditions initiales de son environnement culturel national.

Nous repoussons donc la thèse des superstructures comme reflet. Au contraire, les conditions sociales sont acceptées parce qu’elles sont culturellement rendues désirables par tous les codes dominants. Et de son côté, l’insurrection contre certaines conditions sociales procède moins de leur réalité objective que de l’idée morale ou culturelle que l’on se fait de sa propre dignité, de ses droits, de son rapport aux autres par exemple.

Toute cette trajectoire déplace la pensée qui est la nôtre, ainsi que son cadre, le matérialisme philosophique. Ce n’était pas la première fois que nous le faisions. De mon côté, j’avais déjà entrepris le travail consistant à repenser les prémisses scientifiques du marxisme. Marx travaillait à partir de la pensée produite à son époque. Il en découlait une vision du déterminisme analogue à celle de Simon Laplace : quand vous connaissez la position et la vitesse d’un corps à un moment donné, vous pouvez en déduire toutes les positions qu’il occupait avant et toutes celles qu’il occupera ensuite. Tout cela est battu en brèche avec le principe d’incertitude qui n’est pas une impuissance à connaître mais une propriété de l’univers matériel. Depuis 1905, avec la discussion entre Niels Bohr et Albert Einstein, l’affaire est entendue. Mais il est frappant de constater qu’il n’y ait eu aucune trace de cette discussion scientifique dans les rangs marxistes de l’époque. À l’époque, Lénine continue à écrire besogneusement Matérialisme et empiriocriticisme – qui passe à côté de tout ça. Pour ma part, sous l’influence du philosophe marxiste Denis Colin j’avais déjà mis à distance cette vision du matérialisme en incluant le principe d’incertitude. C’est la direction qu’explore mon livre A la conquête du chaos en 1991. À ce moment-là, nous comprenions que le déterminisme ne pouvait être que probabiliste. Cela signifie que les développements linéaires dans les situations humaines ne sont guère les plus probables. C’était un renouveau de notre base philosophique fondamentale. Elle percuta en chaîne des centaines d’enchaînements de notre pensée. En modifiant notre imaginaire, cela modifia aussi nos visions tactiques. L’événement intellectuel pour nous fut considérable. Puis dans les années 2000, nous avons travaillé sur les révolutions concrètes qui ont lieu après la chute du Mur. Car dans le contexte, on nous expliquait que c’était “la fin de l’Histoire”, que nous devions renoncer à nos projets politiques. Il était alors décisif d’observer directement le déroulement de l’histoire au moment où il montrait de nouveau la possibilité des ruptures de l’ordre mondial établi.

« Pour dire vrai, c’est Hugo Chávez qui nous a décomplexés. Ce fut une expérience personnelle assez émouvante. La dernière chose que j’ai faite avec lui, c’est un bout de campagne électorale en 2012. »

A ce moment-là nous étions très polarisés dans l’observation de l’Amérique latine, par le Parti des Travailleurs (PT) de Lula. Son idéologie est fondée sur une option préférentielle pour les pauvres. C’est une idéologie qui n’a rien à voir avec le socialisme historique. C’était un produit d’importation venu de « la théologie de la libération » née et propagée par les séminaires du Brésil. Elle va nous influencer par la méthode de combat qu’elle suggère pour agir et construire. Nous observions le PT de Lula, mais nous ne nous occupions alors pas du reste. Puis les circonstances nous conduisent à découvrir la révolution bolivarienne au Venezuela. D’abord cela nous déstabilise. C’est un militaire qui dirige tout cela, ce qui n’est pas dans nos habitudes dans le contexte de l’Amérique latine. Là-bas, les militaires sont les premiers suspects et non sans raison ! Dans l’idéologie dominante en Amérique du sud, la place des militaires dans l’action politique, c’est celle que lui assigne (là encore) Samuel Huntington dans Le soldat et la nation, le livre de référence qui précède Le choc des civilisations. Pinochet en fut le modèle.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

« Les gloses sur “la vraie gauche”, “la fausse gauche”, “gauche à 100%”, sont dépassées pour nous. Tout cela n’a pas de sens concret. »

La révolution bolivarienne a produit chez nous un changement d’angle du regard. Nous reprenons alors toute une série de questions dans laquelle le PT et l’expérience brésilienne ne seront plus centraux. Pour moi, le chavisme est une expérience radicalement différente de celle du Brésil. Puisqu’il faut bien mettre un mot sur celle-ci, on va parler de populisme, bien que la méthode populiste recommande précisément de ne pas se battre pour des concepts disputés et d’utiliser des mots valises, des mots disponibles, afin de les remplir de la marchandise que l’on veut transporter. Il ne sert donc à rien de lutter en Europe pour s’approprier le terme “populiste”. C’est dommage mais c’est aussi stupide que de se battre pour le mot “gauche”. Les gloses sur “la vraie gauche”, “la fausse gauche”, “gauche à 100%”, sont dépassées pour nous. Tout cela n’a pas de sens concret. Au contraire cela rend illisible le champ que l’on veut occuper. La bataille des idées est aussi une bataille de mouvement. Les guerres de positions ne sont pas pour nous.

« Il ne s’agit plus de construire une avant-garde révolutionnaire mais de faire d’un peuple révolté un peuple révolutionnaire. La stratégie de la conflictualité est le moyen de cette orientation. »

Le changement d’angle nous conduit à considérer des dimensions que nous avions laissées de côté. Pour dire vrai, c’est Hugo Chavez qui nous a décomplexés. Ce fut une expérience personnelle assez émouvante. La dernière chose que j’ai faite avec lui, c’est un bout de campagne électorale en 2012. On m’avait envoyé là-bas pour m’aider à descendre du ring après la présidentielle et la législative de 2012. Le résultat fut à l’inverse. J’ai fait campagne avec lui. J’ai tellement appris ! Dans tant de domaines. J’ai pu voir par exemple la manière de parler à l’armée. Il s’agissait d’une promotion de cadets, un quatorze juillet. J’ai écouté le discours de Chavez, qui correspondait à l’idée que je me fais de ce que doit être l’outil militaire. Il faut dire que mon point de vue a toujours été décalé par rapport aux milieux politiques desquels je viens. Peut-être parce que j’ai commencé mon engagement politique avec le fondateur de l’Armée rouge, ce qui modifie quelque peu le regard que j’ai toujours porté sur l’armée.

Je cite ce thème comme un exemple. En toutes circonstances Chavez éduquait sur sa ligne nationaliste de gauche. Évidemment le contact avec Chavez percutait des dizaines de thèmes et de façon de faire. Et surtout, il illustrait une ligne générale qui devint la mienne à partir de là. Il ne s’agit plus de construire une avant-garde révolutionnaire mais de faire d’un peuple révolté un peuple révolutionnaire. La stratégie de la conflictualité est le moyen de cette orientation. J’ai vu Chavez manier le dégagisme contre son propre gouvernement et les élus de son propre parti devant des dizaines de milliers de gens criant “c’est comme ça qu’on gouverne pour le peuple” ! Chavez partait d’un intérêt général qu’il opposait pédagogiquement aux intérêts particuliers en les déconstruisant.

« Jamais autant qu’à présent, ma façon de voir n’a été aussi enracinée dans l’apprentissage des épisodes de la Révolution française de 1789 et de la Commune de Paris. »

Au total, nourris de ces expériences, forts de ce renouveau théorique nous avons produit notre propre corpus doctrinal, consigné dans la quatrième édition de L’ère du peuple. Nous n’avons pas fait du Laclau, nous n’avons pas fait du Podemos. Nous avons fait autre chose, autrement, à partir de notre propre histoire politique et de notre propre culture politique nationale. Jamais autant qu’à présent, ma façon de voir n’a été aussi enracinée dans l’apprentissage des épisodes de la Révolution française de 1789 et de la Commune de Paris. Dans ces événements, l’auto-organisation de masse et la fédération des luttes sont omniprésents.

Pour comprendre notre trajectoire, il est important de bien observer les différentes vagues qui se sont succédées dans notre espace politique. Il y a d’abord eu l’étape d’influence du Parti des travailleurs du Brésil. Elle donne Die Linke en Allemagne, SYRIZA en Grèce, Izquierda Unida en Espagne, Bloco de esquerda au Portugal. Ici c’est la formule par laquelle une coalition de petits partis se regroupe dans un front avant de finir par fusionner. La vague suivante voit naître Podemos et ensuite la France Insoumise. Elle marque une rupture dans le processus commencé au Brésil et une série d’innovations majeures aux plans conceptuel et pratique.

En France, cette rupture arrive au terme d’un bref cycle sous l’étiquette Front de gauche. Il s’est achevé dans une impasse dominée par des survivances étroitement partisanes, des coalitions négociées entre appareils et le reste des pratiques dérisoires de la diplomatie des petits partis de l’autre gauche. Pour ma part, la rupture se produit au cours des campagnes des municipales, des régionales et des départementales. Ce fut une agonie au goutte à goutte. Le Front de Gauche s’est dilué dans des stratégies de coalitions d’un noir opportunisme qui l’ont rendu illisible. Mais on ne pouvait rompre cet engrenage à ce moment-là. En effet, les élections municipales étaient collées aux élections européennes. Il n’y avait pas le temps de redéfinir le positionnement et aucun moyen de le faire valider dans l’action de masse. Nous avons donc dû aborder les élections européennes avec la ligne Front de Gauche dans des conditions d’un chaos d’identification indescriptible. Pour finir, la direction communiste, notre alliée, n’a respecté ni l’accord ni sa mise en œuvre stratégique, expédiant l’élection comme une corvée bureaucratique, tout en tuant la confiance entre partenaires. En Espagne, Podemos a pu faire son apparition à ce moment-là à partir d’une scission de Izquierda Unida. Ce fut le moment de sa percée. En France, la direction communiste refusa absolument toute construction du Front par la base et le débordement des structures traditionnelles.

LVSL – Quelle a été l’influence de Podemos alors ?

À l’inverse des tendances de ce moment, Podemos naît dans une logique de rupture avec Izquierda Unida. Delapierre suivait de près le groupe qui a constitué Podemos. Il fréquentait leurs dirigeants et suivait leur évolution. Dès 2011, Íñigo Errejón est venu faire un cours de formation à notre université d’été du Parti de Gauche que je présidais alors. On ne s’est plus quittés. Nous avons participé à toutes leurs soirées de clôture des campagnes électorales, et réciproquement. Pendant ce temps, Syriza trahissait et le PT se rapprochait du PS en s’éloignant ostensiblement de nous. En fait, nous sommes tous des rameaux de ce qui a démarré dans le cycle du PT brésilien, qui a continué dans le cycle bolivarien et qui s’est finalement traduit par la rupture en Espagne puis en France, et dans l’invention d’une nouvelle forme européenne.

Aujourd’hui, le forum du plan B en Europe regroupe une trentaine de partis et de mouvements. Il remplit la fonction fédératrice du forum de São Paulo en Amérique latine, dans les années qui ont précédé la série des prises de pouvoir. Finalement, entre Podemos et nous, la racine est la même. C’est à Caracas que j’ai rencontré Íñigo Errejón par exemple, et non à Madrid. Ce dernier était extrêmement fin dans ses analyses. Il me mettait alors en garde contre l’enfermement du discours anti-impérialiste de Chávez dont il percevait l’épuisement. Il me disait que cela ne fonctionnerait pas auprès de la jeune génération qui en a été gavée matin, midi et soir, pendant quatorze ans. Pour lui, cette perspective stratégique et culturelle devenait stérile et donc insuffisante pour mobiliser la société. Immodestement, j’ai plaidé auprès du Commandant [Chávez] qu’il faudrait se poser la question d’un horizon positif qui témoigne de l’ambition culturelle du projet bolivarien.

« On combat les États-Unis mais on mange, on roule, on boit, on s’amuse comme eux. »

Comme je l’ai dit, ce que nous apporte fondamentalement Chávez, c’est l’idée que notre action a pour objectif de construire un peuple révolutionnaire. C’est donc une bataille culturelle globale. Mais finalement, la bataille culturelle, au sens large, est restée presque au point zéro à Caracas. Le programme bolivarien de Chávez, c’est pour l’essentiel de la social-démocratie radicalisée : le partage des richesses avant tout. C’est remarquable dans le contexte d’une société si pauvre et si inégalitaire, assaillie par la pire réaction vendue à la CIA. Mais cela laisse de côté les interrogations sur le contenu des richesses, les motivations culturelles du peuple, et ainsi de suite. On combat les États-Unis mais on mange, on roule, on boit, on s’amuse comme eux. Pourtant la révolution citoyenne est nécessairement une révolution culturelle, qui doit aussi interroger les modes de consommation qui enracinent le modèle productiviste.

Voilà ce que je peux dire de ma relation à ce que l’on appelle le populisme de gauche, à supposer que ce concept ait une définition claire. L’appropriation du mot ce n’est pas le plus important. Ce qui compte, c’est le contenu de ce qui est impliqué. Je l’ai détaillé dans L’ère du peuple.

Il s’agit d’admettre un nouvel acteur : le peuple, qui inclut la classe ouvrière, mais qui ne s’y résume pas. Je n’identifie ni ne résume la formation du peuple comme le font Ernesto Laclau et Chantal Mouffe à l’acte purement subjectif d’auto-définition du « nous » et du « eux ». Je redoute les spirales qu’entraîne souvent la philosophie idéaliste. Pour moi, le peuple se définit d’abord et avant tout par son ancrage social. Il s’agit là, d’abord, du lien aux réseaux du quotidien urbanisé dont dépend la survie de chacun. Ce sont souvent des services publics et cela n’est pas sans conséquences sur les représentations politiques collectives.

Ensuite, le peuple c’est le sujet d’une dynamique spécifique : celle du passage aux 7 milliards d’êtres humains connectés comme jamais dans l’histoire humaine. L’histoire nous enseigne qu’à chaque fois que l’humanité double en nombre, elle franchit un seuil technique et civilisationnel. Mais comme on a le nez dessus, on ne le voit pas. Je suis moi-même né dans un monde où il n’y avait que 2 milliards d’êtres humains. La population a donc triplé en une génération alors qu’il avait fallu 200 ou 300 000 ans pour atteindre en 1800 le premier milliard. Un nouveau seuil a bel et bien été franchi. Il se constate de mille et une manières. Mais l’une d’entre elles est décisive : le niveau de prédation atteint un point où l’écosystème va être détruit. Émerge donc un intérêt général humain qui sera le fondement idéologique de l’existence du peuple comme sujet politique. Le peuple va ensuite se définir par son aspiration constante, son besoin de maîtriser les réseaux par lesquels il se construit lui-même : réseaux de santé, réseaux d’écoles, etc. Le moteur de la révolution citoyenne se situe dans le croisement de ces dynamiques. Il est au cœur de la doctrine de L’ère du peuple.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

LVSL – Emmanuel Macron a déclaré que « le lien entre l’Église et l’État [s’était] abîmé, [qu’] il nous [incombait] de le réparer » et que « la laïcité n’a pas pour fonction de nier le spirituel au nom du temporel, ni de déraciner de nos sociétés la part sacrée qui nourrit tant de nos concitoyens ». Que pensez-vous de ces déclarations inhabituelles pour un chef d’État français ?

Le but de la démarche de M. Macron est d’abord politicien : récupérer les votes de la droite catholique. Néanmoins, il le fait à un prix qui engage nos principes fondamentaux. Il oublie qu’il est le président d’une République qui a sa propre histoire. Lorsqu’il dit que le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé et qu’il faut le réparer, la direction de la main tendue est claire.  Il y a un malentendu : le lien n’a pas été abîmé; il a été rompu, volontairement en 1905 ! C’est un acte historique. Il ne peut pas être question de le réparer. L’actualité de la lutte contre l’irruption de la religion en politique dans le monde entier l’interdit. Plus que jamais, la religion et les Églises doivent être à distance de l’État et en être clairement séparées. Plus que jamais notre adage doit être : les Églises chez elles, l’État chez lui.

Au demeurant, la République et la citoyenneté ne relèvent pas du même registre que celui de la foi et de la pratique religieuse. La religion est par principe close. Le dogme la clôture. À l’inverse, la République est par principe ouverte. Elle procède de la délibération argumentée. Elle ne prétend à aucun moment être parvenue à une vérité. Cela même est remis en cause par les dogmatismes religieux. Dans l’encyclique de 1906, qui condamne le suffrage universel, il est clairement énoncé que celui-ci est peccamineux en ceci qu’il affirme contenir une norme indifférente aux prescriptions de Dieu.

La réversibilité de la loi et son évolution au fil des votes montrent ce que les Églises combattent : la souveraineté de la volonté générale, le mouvement raisonné, l’esprit humain comme siège de la vérité et le caractère provisoire de celle-ci. Les Églises incarnent de leur côté l’invariance. On le voit par exemple quand elles rabâchent les mêmes consignes alimentaires issues du Moyen-Orient, ne varietur, depuis des siècles, et mises en œuvre sous toutes les latitudes. En République, on ne cantonne en dehors du changement qu’un certain nombre de principes simples, proclamés universels. Ce sont les droits de l’Homme. Ils portent en eux-mêmes une logique. Les droits de l’être humain sont ainsi non-négociables et supérieurs à tous les autres, ce qui expulse donc un acteur de la scène de la décision : une vérité révélée contradictoire aux droits de l’être humain ainsi établis.

« Ces propos d’Emmanuel Macron sont donc contre-républicains »

Dès lors, ils soumettent en quelque sorte la mise en pratique de la religion à un examen préalable que celle-ci ne peut accepter. Dans ces conditions, ni l’État ni la religion n’ont intérêt à la confusion des genres. Les Églises ne peuvent renoncer à leurs prétentions puisqu’elles affirment agir sur une injonction divine. On doit donc ne jamais abaisser sa vigilance pour prévenir leur tendance spontanée à l’abus de pouvoir.

Le lien ne doit donc pas être reconstruit.  J’ajouterai qu’il y a quelque chose de suspect à réclamer la reconstruction de ce lien précisément avec les hiérarques catholiques. Cette centralité du catholicisme dans la préoccupation macronienne est malsaine. Le président tiendrait-il le même discours devant une assemblée de juifs, de musulmans, ou de bouddhistes ? Je suppose que dans certains cas on éclaterait de rire, pour d’autres, on aurait peur, et pour d’aucuns on considérerait qu’il nous met à la merci des sectes.

« La laïcité de 1905 est l’aboutissement de trois siècles de guerre civile ouverte ou larvée. »

Fondamentalement, ces propos de Macron sont donc contre-républicains. Et ce n’est pas seulement le cas parce qu’il revient sur cet élément fondamental de la loi républicaine qu’est la séparation actée en 1905. C’est parce qu’il ignore l’histoire qui a rendu nécessaire la loi de 1905. L’histoire est une matière vivante et actuelle. L’histoire n’est pas un passé. C’est toujours un présent dans la vie d’une nation issue des ondes longues du temps. Car la compréhension des motifs qui aboutissent à la séparation des églises et de l’Etat commence bien avant 1905. On y trouvera des racines dans l’action de Philippe le Bel contre les prétentions du pape Boniface VIII à commander au temporel puisqu’il affirmait commander au spirituel. Plus ouvertement, après le retour des lumières antiques à la Renaissance, et jusqu’à la grande Révolution de 1789, la laïcité de l’Etat cherche son chemin. Mais elle ne s’oppose pas à des idées dans un colloque studieux. Elle affronte sans cesse une mobilisation armée et féroce de la part de l’ennemi. L’Eglise a fait valoir ses prétentions dans les fourgons de l’envahisseur depuis Clovis ! L’Église catholique a attendu 1920 pour reconnaître la République ! En 1906 elle condamne encore le suffrage universel. Face au dogmatisme religieux nous nous sommes continuellement opposés à des forces bien matérielles. La laïcité de 1905 est l’aboutissement de trois siècles de guerre civile ouverte ou larvée. Revenir sur ce point, si peu que ce soit, c’est revenir sur la République elle-même. Car celle-ci n’est possible comme chose commune que si les citoyens ne sont pas assignés à d’autres communautés incompatibles entre elles comme le sont celles d’essence religieuse. Or, c’est ce que fait le chef de l’État. Tout au long de son discours, il développe l’idée que l’identité d’une personne humaine serait enracinée dans sa foi et dans une forme particulière de spiritualité.

LVSL : Quelles sont d’après vous les motivations d’un tel discours ?

Je ne suis pas dupe de la manœuvre. Il s’agit pour lui d’endosser les habits du chef des conservateurs dans notre pays. Sa politique est celle d’un libéral exalté, mais il a compris qu’aussi longtemps qu’il la vendra dans les habits de la start-up, il ne peut s’appuyer que sur une minorité sociale très étroite. D’autant plus que, dans les start-ups, tout le monde n’est pas aussi cupide qu’il le croit ! Il va essayer de séduire, comme il le fait depuis le début, un segment réactionnaire très large. Après les injures gratuites contre les « fainéants », les « cyniques » et les « riens » voici le moment des travaux pratiques : les jeunes gens qui occupent les facs seraient des bons à rien et on les déloge comme des voyous. Même chose pour Notre-Dame-des-Landes, et ainsi de suite. De la même façon, la criminalisation de l’action syndicale va bon train. Il tente à présent une démarche qui va l’identifier à une certaine France catholique conservatrice. Pas sûr que celle-ci soit dupe de la manœuvre.

Quelle est la force de l’ancrage d’un tel raisonnement ? C’est qu’il postule aussi une certaine idée de l’être humain. Macron cite Emmanuel Mounier, le théoricien du « personnalisme communautaire ». Nous sommes pour notre part les tenants du personnalisme républicain. Nous adoptons le concept de personne comme sujet de son histoire. Une entité ouverte qui se construit au fil d’une vie et qui n’est pas seulement une addition d’ayant-droits de différents guichets de l’existence en société. Pour nous, on peut se construire en s’assemblant pleinement dans l’adhésion à l’idéal républicain, qui met au premier plan la pratique de l’altruisme et, plus généralement, l’objectif des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. À l’inverse, dans le personnalisme communautaire de Mounier, la personne trouve son liant dans la foi qui fonde sa communauté. Ce n’est pas là que spéculation abstraite. Je ne perds pas de vue de quoi on parle depuis le début. La vision macronienne assume de moquer la réalité d’une « religion » républicaine. C’est là une autre façon de nier le droit de l’universel à s’imposer comme norme. C’est-à-dire de ce qu’est le fait d’être un humain qui se joint aux autres grâce à une conduite alignée sur des lignes d’horizon universaliste. La condescendance de Macron pour la « religion républicaine » est significative de son incompréhension personnelle de l’idéal républicain comme vecteur du rassemblement humain. Elle peut aussi signaler son indifférence pour la force de la discussion argumentée libre des vérités révélées comme fondement de la communauté humaine. Après tout, pour lui, la loi du marché n’est-elle pas déjà plus forte que tout interventionnisme politique ? Les idéologies mercantile et religieuse relèvent toutes deux de l’affirmation sans preuve ni débat possible.

« Les républicains, en matière de morale individuelle, ne prescrivent pas de comportements. Sinon le respect de la loi. Et la Vertu comme code d’action personnel. »

Le dogme interdit au rassemblement de la communauté humaine d’être libre. On ne peut pas en discuter. On l’accepte ou on le subit. Parfois de force chaque fois que les églises en ont les moyens. C’est la raison pour laquelle elles ne peuvent avoir de place dans la décision publique. Mais attention ! On ne saurait confondre honnêtement la mise à distance et l’interdiction ou le mépris. Dans la sphère publique les églises n’ont jamais été interdites de parole ni même de campagne d’influence. Inutile de faire semblant de le croire pour en tirer des conclusions anti-laïques. Pour nous, républicains, la consigne religieuse est à jamais du domaine de la sphère privée et intime. Elle relève du débat singulier de l’individu avec lui-même au moment où il prend une décision. Vous pouvez évidemment être convaincu en tant que croyant qu’il faut faire ceci ou cela, ou même qu’il faut voter de telle ou telle manière. Cela est licite. Mais une prescription religieuse ne peut pas devenir une obligation pour les autres si la loi établit sur le même sujet une liberté d’appréciation individuelle. Car les républicains, en matière de morale individuelle, ne prescrivent pas de comportements. Sinon le respect de la loi. Et la Vertu comme code d’action personnel. Quand nous instaurons le droit à l’avortement, nous n’avons jamais dit qui devait avorter et pour quelles raisons. Cela relève de la liberté d’appréciation individuelle de la personne concernée. Du point de vue de ses convictions religieuses, une personne peut bien sûr décider de ne pas avorter. Mais pour quelles raisons l’interdirait-elle aux autres ? Il en va de même pour le suicide assisté. Il n’a jamais été question de dire aux gens quand ils devraient se suicider ! Mais s’ils veulent le faire en étant assisté, alors ils en ont la possibilité. Le dogme au contraire, et par essence, réprime ceux qui ne l’admettent pas. Dans l’usage de la liberté, la « religion républicaine » ne propose que la Vertu comme mobile.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

« On entre dans des logiques de négociation absurde avec l’Église sur la base de ses dogmes révélés. Il ne peut s’agir alors que d’une logique de concessions qui lui permettrait de les imposer à toute la société. »

Il y a donc un double abus de langage dans l’attitude de Macron. D’abord, celui qui consiste à essayer de faire croire que reconnaître la globalité d’une personne humaine à travers les ingrédients qui la font – dont sa foi – serait contradictoire à la laïcisation de l’espace public. La seconde, c’est de faire croire que nous serions des gens prescrivant par principe des comportements contraires à ceux préconisés par la religion. Les seules injonctions que nous formulons interviennent en cas de trouble à l’ordre public. Ce genre de limite de la liberté est commune. Aucune liberté n’est totale en société républicaine, sauf la liberté de conscience. Toutes les autres libertés sont encadrées donc limitées. Donc vous pensez ce que vous voulez, mais cela ne doit pas vous conduire à poser des actes illégaux. Point final. Dès que l’on sort de cela, on entre dans des logiques de négociation absurde avec l’Église sur la base de ses dogmes révélés. Il ne peut s’agir alors que d’une logique de concessions qui lui permettrait de les imposer à toute la société. La religion en politique est toujours un vecteur d’autoritarisme et de limitation des libertés individuelles.

LVSL – La laïcité renvoie à l’idée assez jacobine d’indivisibilité du peuple français et de séparation du religieux et du politique. Quelle est la place de la laïcité dans votre projet ? Doit-on craindre un retour du religieux en politique ?

Cette menace est intense. Pourtant, cela paraît contradictoire avec la sécularisation des consciences que l’on constate et qui ne se dément nullement. Pour autant le fait religieux n’est pas près de disparaître. L’adhésion aux religions repose pour partie sur la tradition. Il en est ainsi parce que la société nous préexiste, que notre famille nous préexiste. On vous enseigne des valeurs, et pour vous mettre en rapport avec les autres, vous devez passer d’abord par ces valeurs. C’est comme cela que s’opère la socialisation des jeunes individus. Le processus d’individuation du jeune se réalise dans l’apprentissage des codes de la relation aux autres. Nous n’avons pas des générations d’anarchistes dans les berceaux. Au contraire, on a des générations qui sont avides de socialisation et donc d’un conformisme enthousiaste.

Et au quotidien les comportements sont-ils débarrassés de métaphysique et même de superstition ? Bien sûr que non ! Je m’amuse d’observer que plus les objets ont un mode d’emploi et un contenu qui échappent à la compréhension de celui qui les utilise, plus la pensée métaphysique fonctionne. On a une relation plus saine et normale à un marteau et un clou qu’à un ordinateur parce que personne ne sait comment ce dernier fonctionne. C’est la raison pour laquelle vous insultez vos ordinateurs, vous leur parlez comme à des personnes, ce qui ne vous vient pas à l’esprit quand vous maniez un marteau. Il est plaisant de noter comment le mode d’emploi des objets contemporains renvoie souvent les individus dans une sphère de moins en moins réaliste. Ne croyez pas qu’au XXIème siècle, entourés d’objets très techniques, l’aptitude à la métaphysique et aux illusions de la magie aurait disparu. Cela peut être aussi tout le contraire. Je le dis pour rappeler que l’appétit de religion ne surgit pas du néant. Il y a un terreau duquel à tout moment, peut surgir une métaphysique qui s’empare de l’anxiété que provoque l’ignorance. Elle procure le seul aliment qui compte pour l’esprit : une explication. Le cerveau humain ne peut pas accepter le manque d’explications parce qu’il est construit pour assurer notre survie. Pour survivre, il faut comprendre, et il faut nommer. Il y a donc une matrice profonde à la capacité des religions à prospérer comme explication globale du monde et de ses énigmes insolubles. Pas seulement à propos des causes de la perversité des objets très sophistiqués que l’on insulte mais surtout, comme on le sait, en réponse à d’autres réalités autrement sidérantes comme la mort et l’injustice du hasard.

« Les êtres humains étant des êtres de culture, pour les pousser à s’entretuer, il faut leur trouver de bonnes raisons de le faire sans transiger. La religion en est une particulièrement commode. »

Mais dans le champ politique les religions sont surtout d’habiles prétextes. On l’a vu avec la théorie du « choc des civilisations » de Samuel Huntington. Elle repose entièrement sur l’idée que les cultures cloisonnent les êtres humains, et que les cultures sont elles-mêmes enracinées dans les religions. C’est sur cette base qu’est construite cette théorie qui aujourd’hui domine toute la pensée politique des stratèges et géopoliticiens de l’OTAN. Pour eux, quand on parle d’Occident, on ne parle en réalité que de Chrétienté. Voyez comment la religion est un prétexte entre Perses iraniens et Arabes des Emirats ! Chiites contre sunnites ? Tout cela pour habiller la lutte à mort pour l’influence régionale et la maîtrise d’une zone où se trouve 42% du gaz et 47 % du pétrole mondiaux… Les guerres impériales et les guerres régionales ont intériorisé le discours religieux pour se justifier sur un autre terrain que celui des intérêts matériels qui les animent. La surcharge religieuse facilite le conflit et permet de rendre irréconciliables les combattants qui s’affrontent. Vous voyez bien que nous ne sommes pas dans une thèse abstraite concernant la place des religions dans les conflits. Les êtres humains étant des êtres de culture, pour les pousser à s’entretuer, il faut leur trouver de bonnes raisons de le faire sans transiger. La religion en est une particulièrement commode.

En toute hypothèse, les religions n’ont relâché leur effort de conquête nulle part. Je vois bien évidemment qu’il y a des évolutions. En ce qui concerne les catholiques, je préfère l’encyclique « Laudato si » à ce que pouvait dire le Pape précédent. Dans cette vision du christianisme, les êtres humains sont coresponsables de l’achèvement de la création puisque le Pape François a fait référence dans son texte à Teilhard de Chardin. L’exigence écologique et sociale des catholiques prend alors une signification qui vient en renfort de notre combat. Il n’en demeure pas moins que l’Église catholique n’a pas lâché un demi-millimètre dans toute l’Amérique latine sur des sujets aussi fondamentaux que le droit à l’avortement – sans parler des droits des homosexuels et du suicide assisté. Alors que les révolutions démocratiques durent depuis dix à vingt ans en Amérique latine, pas un de ces pays n’a autorisé le droit à l’avortement tant l’intimidation est grande ! Seul l’Uruguay est un petit peu plus avancé sur ce plan là.

En quelques mots je veux résumer le raisonnement qui établit pourquoi la laïcité est consubstantielle au projet que porte « La France insoumise ». Car notre vision a une cohérence forte. S’il n’y a qu’un seul écosystème compatible avec la vie humaine, il y a donc un intérêt général humain. La tâche du groupe humain est de formuler cet intérêt général.  Pour cela, il faut une délibération libre. Pour que la délibération soit libre, il faut que l’homme ne domine pas la femme, que le patron ne domine pas l’ouvrier, au moment de prendre la décision et que la religion n’interdise pas d’en discuter ou prédétermine le sens de la décision qui sera prise. Pour que la délibération permette d’accéder à la compréhension de l’intérêt général, il faut donc que la société politique soit laïque et que l’État le soit. La laïcité n’est pas un supplément. C’est une condition initiale. La séparation des Églises et de l’État c’est la condition pour que soit possible un débat argumenté. Et le débat argumenté est la condition pour déterminer l’intérêt général. Ces propos peuvent vous paraître d’une banalité absolue. Mais ils tranchent avec les réflexes de notre famille idéologique. Dans les années 1970, quand l’intérêt général était invoqué, on entendait immédiatement la réplique : “intérêt général, intérêt du capital”. Cela voulait dire que ce concept était une construction de l’idéologie dominante. C’est évidemment une construction idéologique, cela va de soi, mais elle se présente désormais dans des conditions tout à fait différentes de la façon d’il y a trente ou quarante ans de cela. L’intérêt du capital ne peut jamais être l’intérêt général à notre époque. Il en est l’adversaire le plus complet. Le capital est intrinsèquement court-termiste et singulier. L’harmonie avec les cycles de la nature est nécessairement inscrite dans le long terme et le cas général.

LVSL : Lorsque des individus sont aptes à incarner le pouvoir et la dignité de la fonction suprême, on a pris l’habitude de parler « d’hommes d’État ». Lors du premier grand débat de la présidentielle, beaucoup d’observateurs ont noté que vous sembliez être le plus présidentiable et ont évoqué votre posture gaullienne. De même, votre hommage à Arnaud Beltrame a été largement salué. Qu’est-ce qu’implique le fait de « rentrer dans les habits », lorsqu’on aspire à la conquête du pouvoir et que l’on souhaite devenir une option crédible ? N’est-on pas aujourd’hui face à un vide de l’incarnation ?

J’espère que j’ai contribué à le remplir. Parce que ma campagne de 2017, davantage encore que celle de 2012, a mis en scène un personnage en adéquation avec un programme. J’ai toujours eu des discussions sur cet aspect avec mes camarades d’autres pays, je n’y suis donc pas allé à reculons. C’est ce que j’avais dit à mes amis italiens : ou bien vous assumez la fonction tribunicienne et vous montez sur la table pour incarner votre programme, ou bien cette fonction incontournable sera incarnée par d’autres. C’est ce qui s’est passé l’année où le Mouvement Cinq Étoiles de Beppe Grillo a envoyé aux pelotes la coalition qui s’était construite autour de Rifondazione comunista. Cela a été une catastrophe et j’en ai aussi tiré les leçons.

« Il y a un égalitarisme spontané du peuple français, dont la racine profonde est la grande Révolution de 1789, qui est d’abord une révolution de liberté. »

La question de “l’incarnation” est d’ordre métaphysique. Je l’aborde avec sang-froid. Je crois à ce que je dis et à ce que je fais. Si vous constatez une “incarnation”, c’est un résultat, pas un rôle. Vous ne vous levez pas le matin en mettant les habits d’un personnage comme vous avez enfilé votre pyjama le soir. C’est le programme qui produit l’incarnation s’il arrive à son heure dans le moment politique de la prise de conscience populaire. Je crois connaître le peuple français, notamment les fondamentaux de son histoire et l’essentiel de son territoire que j’ai parcouru dans tous les sens et dans bien des recoins. Le peuple français, c’est le peuple politique du continent. Il use d’expressions uniques qui traduisent son esprit égalitaire. Voyez comment on reproche un comportement à quelqu’un : “si tout le monde faisait comme vous…”. C’est une façon de dire : ce qui est bien, c’est ce que tout le monde peut faire.

Il y a un égalitarisme spontané du peuple français, dont la racine profonde est la grande Révolution de 1789, qui est d’abord une révolution de liberté. Les gens étaient persuadés que ce serait en votant qu’ils régleraient le problème. Ils voulaient même élire leurs curés à un moment donné ! Et ils se sont substitués à l’État monarchique écroulé. Jusqu’au point de vouloir fédérer ces prises de pouvoir dans une “fête de la fédération” un an après la prise de la Bastille. Le contenu de la Révolution de 1789 a produit une dynamique qui permet de comprendre comment un personnage à première vue aussi éloigné de la forme de la Révolution l’a autant et aussi fortement incarnée que Maximilien Robespierre.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

Lorsqu’on comprend cela, on comprend la substance de l’action politique. Quel est l’enjeu de la politique ? On peut le chercher chez celui-là même que l’on m’oppose parfois si stupidement : Marx, dans le “catéchisme” de la Ligue des justes, le premier texte qu’il a signé. Première question : qu’est-ce que le communisme ? Réponse : ni les soviets, ni le développement des forces productives, mais “l’enseignement des conditions de la libération du prolétariat”. C’est un fait radicalement subjectif qui est mis en avant. De même, dans L’idéologie allemande : “le communisme est le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses, (les contradictions du système) et sa conscience.” La conscience, dans la formule marxiste, pèse du même poids que le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses. Et vous avez cette phrase définitive de Marx : “le prolétariat sera révolutionnaire ou il ne sera rien”. Comment cela rien ?

On croyait alors qu’il était défini par sa place dans les rapports de production. Mais en réalité, il était défini dans le marxisme initial par son rapport culturel à lui-même ! C’est pourquoi le marxisme distingue l’en-soi du pour-soi, et entre les deux se trouve la place du politique, ce qui fait de la conscience l’enjeu principal de l’action politique en vue de la conquête du pouvoir. La stratégie de L’ère du peuple est donc dans une continuité philosophique et politique. La construction de cette conscience nécessite une prise en compte de la globalité de la condition humaine de ceux à qui l’on s’adresse.

Je dis cela pour la masse de ces discours qui n’ont aucun lien avec le quotidien des gens, et notamment avec l’idée morale qu’ils se font de leur dignité et de leur rapport aux autres. Dans L’ère du peuple, il y a un chapitre sur la morale comme facteur d’unification et de motivation d’action sociale. En ce qui nous concerne, nous avons définitivement épousé l’idée que les êtres humains sont des êtres de culture et c’est d’ailleurs à cause de cela qu’ils sont des êtres sociaux.

LVSL : Revenons à votre stratégie. Vous avez réalisé des scores très importants chez les jeunes au premier tour de l’élection présidentielle, notamment chez les primo-votants, avec 30% chez les 18-24 ans. Néanmoins, vous n’avez enregistré aucun gain chez les seniors, qui pèsent énormément dans le corps électoral effectif et ont largement voté pour Macron et Fillon. Les clivages politiques semblent devenir de plus en plus des clivages générationnels. Pourquoi votre discours a-t-il autant de mal à toucher les plus âgés ? Les baby-boomers se sont-ils embourgeoisés et sont-ils devenus irrémédiablement néolibéraux ?

Mes discours passent plus difficilement chez les seniors pour les mêmes raisons qu’ils passent plus facilement dans la jeune génération. La jeune génération a une conscience collectiviste écologiste extrêmement forte, en dépit des reproches qu’on lui fait sur l’égoïsme qu’elle semble exprimer. La conscience de la limite atteinte pour l’écosystème, du gâchis, de l’asservissement que provoque une société qui transforme tout en marché est très avancée. Nous atteignons, dans la jeune génération, la limite d’une vague qui a d’abord submergé les jeunesses précédentes.

« Mai 68, on ne montre que des personnages aussi ambigus et conformistes que Romain Goupil ou Daniel Cohn-Bendit. C’est une génération de gens qui n’ont jamais été autre chose que des libéraux-libertaires, petits bourgeois confits d’un égoïsme hédoniste sans borne, et sans danger pour le système. Ils sont restés conformes à ce qu’ils étaient. »

J’ai connu celle des années 1990 où l’idéal dominant, c’était le trader qui a réussi son opération. J’ai toujours fait des conférences dans les grandes écoles. J’y aperçois les enfants des classes socio-professionnelles supérieures. Cela me permet de voir comment les enfants de cette classe sociale, qui aimante la société, évoluent. À travers leurs enfants, on peut identifier ce qui sera rejeté ou pas ensuite. Dans les années 90, à la fin d’une conférence, il y avait deux ou trois mohicans qui venaient me voir pour me dire qu’ils étaient de mon bord. Ils le faisaient en cachette et tout rouges. Maintenant, dans le moindre amphithéâtre, il y a 20% ou 30% qui se déclarent de notre côté. Ce qui m’intéresse en particulier, c’est que les autres, ceux qui ne sont pas de mon avis, sont en désaccord avec mes conclusions mais s’accordent avec mon diagnostic. Il y a eu là la construction d’une conscience collective nouvelle. Cette génération est consciente de la rupture que cela exige. Elle l’aborde avec plus d’enthousiasme parce qu’elle sent que, par sa qualification, ses connaissances, elle est capable de répondre aux défis du monde.

En ce qui concerne les plus âgés, c’est le moment de disperser les illusions sur Mai 68. Les leaders qui sont mis en exergue aujourd’hui n’ont jamais cessé d’être des commensaux du système. Or, il ne faut pas perdre de vue que Mai 68, c’est d’abord une grande révolution ouvrière. C’est 10 millions de travailleurs qui se mettent en grève. Pourtant ils sont éjectés du tableau, comme s’ils n’existaient pas. Et dans la célébration, ou la commémoration de Mai 68, on ne montre que des personnages aussi ambigus et conformistes que Romain Goupil ou Daniel Cohn-Bendit. C’est une génération de gens qui n’ont jamais été autre chose que des libéraux-libertaires, petits bourgeois confits d’un égoïsme hédoniste sans borne, et sans danger pour le système. Ils sont restés conformes à ce qu’ils étaient. Dans la représentation de Mai 68, les médias se régalent de leurs prestations qui permettent d’effacer la réalité de classe de 68. Ils aiment montrer que la lame est définitivement émoussée. La preuve ? Leurs héros de pacotille s’en amusent eux-mêmes. Goupil ne supporte plus les militants, Cohn-Bendit les vomit…

Ce qui doit nous intéresser, c’est justement de regarder comment les vainqueurs de cette histoire en ont profité pour faire croire qu’on peut “transformer le système de l’intérieur”. “Après tout, disent-ils, on peut en tirer des avantages. Ce ne serait pas la peine de tout brutaliser”. Comment le nier ? Mais c’est avaler avec chaque bouchée l’addiction au repas tout entier. Un énorme matériel propagandiste s’est mis en mouvement contre tout ce qui est révolutionnaire. Du socialisme, on a fait une diablerie où Staline est inscrit dans Robespierre. La propagande s’est acharnée à disqualifier à la fois l’intervention populaire et son histoire particulière dans la Révolution.

« Les révolutions ne sont jamais de purs parcours idéologiques. Ce sont toujours les résultats de principes auto-organisateurs à l’œuvre dans une situation. »

En France, où se situe son modèle initial, les porte-plumes du système ont accompli un travail considérable dans ce sens, avec François Furet par exemple. Cela s’est traduit méthodiquement par des opérations d’appareils comme L’Obs et les autres organes de cette mouvance. Ils ont répandu cette disqualification du fait révolutionnaire au sein des classes moyennes sachantes qui font l’opinion et déterminent les modes de vie sur lesquels essaient de se caler la classe ouvrière et les contremaîtres, c’est-à-dire ceux qui sont la catégorie juste d’avant. De ce fait, les générations de l’échec de 68 puis du programme commun ont été pétries à pleines mains dans ces registres.

Il est alors normal que les seniors entendent moins mon discours. Il y a le poids de l’âge. On est plus conservateur en vieillissant. On s’aperçoit des vanités de l’existence qui vous agitaient quand vous étiez plus jeune. Les seniors se disent que le changement que nous proposons n’est pas possible, qu’il est trop compliqué. Prenez n’importe quel jeune d’une école d’ingénieur, il sait que c’est facile de fermer les centrales nucléaires et de les remplacer par des énergies renouvelables. Cela prendra 4, 5, 10 ans. 4, 5, 10 ans, quand vous avez 70 ans, c’est beaucoup. On se demande entre-temps si on aura de l’électricité. On me dit : “Mais Monsieur Mélenchon, vous n’allez tout de même pas sortir du nucléaire en appuyant sur un bouton ?” Dans la génération senior, une majorité trouve la tâche politique d’un niveau trop élevé. Ce qui est rassurant cependant, c’est que la tâche révolutionnaire ne résulte jamais d’un acte idéologique mais d’une nécessité qui résulte des circonstances. C’est cela notre force.

Les révolutions ne sont jamais de purs parcours idéologiques. Ce sont toujours les résultats de principes auto-organisateurs à l’œuvre dans une situation. Furet affirmait que la révolution aurait dérapé à cause d’idéologues exagérés. En étudiant les lettres qui viennent des élus des États généraux, Timothy Tackett a montré que les révolutionnaires ne sont pas des enragés mais des notables motivés mais perplexes. Ils font face à des situations qui les dépassent et apportent des réponses révolutionnaires parce qu’ils ne voient pas quoi faire d’autre. Leurs répliques sont juste celles qui leur paraissent adaptées aux circonstances. La seule chose qui est idéologiquement constante et qui traverse les bancs de l’assemblée, c’est l’anticléricalisme. Mais Timothy Tackett montre comment les gens ont répondu à des circonstances, qui, en s’enchaînant, ont détruit peu à peu tout l’ordre ancien.

« La guerre civile va défigurer la révolution de 1917 de la même manière que la guerre contre toute l’Europe a défiguré la Révolution de 1789 et a mené à la victoire de Bonaparte plutôt qu’à celle de Robespierre. »

L’ordre nouveau qui découle de cet écroulement ne s’appuie pas sur une idéologie mais sur la nécessité de répondre à la situation de tous les jours. Par exemple, en réplique populaire à la Grande Peur en 1789, se créent des milices pour se protéger des brigands. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de brigands, et une fois que la garde nationale est constituée, les miliciens ne rendent pas les armes et se donnent des missions. Les processus révolutionnaires enracinés partent toujours des préoccupations qui répondent à des circonstances qui sont insurmontables autrement que par des méthodes révolutionnaires. C’est le cas de la révolution de 1917 : il était impossible de changer le cours des évènements tant que l’on n’arrêtait pas la guerre. C’est en tout cas pour cela que s’écroulent les gouvernements successifs. Après, cela devient autre chose : la guerre civile va défigurer la révolution de 1917 de la même manière que la guerre contre toute l’Europe a défiguré la Révolution de 1789 et a mené à la victoire de Bonaparte plutôt qu’à celle de Robespierre.

Revenons au point de départ, à la question des générations et au fait d’aller chercher les seniors. Je pense plutôt que ce sont eux qui vont nous trouver tout seuls. Cela a d’ailleurs commencé. Regardez les opinions positives constatées par sondage : pour la première fois, nous passons devant la République en Marche (LREM) chez les retraités, dans la dernière enquête. Dans toutes les catégories, la France Insoumise est deuxième, sauf une pour laquelle ils restent devant nous, à savoir les professions libérales, et une pour laquelle nous sommes devant eux, à savoir justement les retraités.

LVSL – Un des problèmes récurrents des forces qui veulent changer radicalement la société, c’est la peur du “saut dans l’inconnu” pour une part non négligeable des électeurs. Comment comptez-vous affronter ce déficit de crédibilité, qu’il soit réel ou qu’il s’agisse d’un fantasme ? Comment faire en sorte que les Français n’aient aucune difficulté à imaginer un gouvernement insoumis, et comment passer du moment destituant, celui du dégagisme, au moment instituant ?

J’en traite justement dans un récent post de blog, dans lequel je commente l’actualité, en fonction des phases connues du mouvement révolutionnaire « populiste », la phase destituante et la phase instituante sont liées par un mouvement commun. On rejette en s’appropriant autre chose et vice versa. Il ne faut jamais oublier le contexte. Nous sommes dans un moment de déchirement de la société.

Nous offrons un point de rassemblement. La France Insoumise est le mouvement de la révolution citoyenne. C’est-à-dire de la réappropriation de tout ce qui fait la vie en commun. Il englobe des catégories qui ne sont pas toujours dans des dynamiques convergentes. Elles sont même parfois contradictoires. La fédération des catégories sociales, d’âge et de lieu se fait par leurs demandes respectives. Il y a besoin d’une coïncidence des luttes avant d’avoir une convergence de celles-ci. Chacune a sa logique. On vient d’évoquer les seniors : l’augmentation de la CSG les rapproche d’autres catégories. Rien à voir avec l’attrait de mon image. Le programme d’un côté, et la capacité du groupe parlementaire à le mettre en scène de l’autre, voilà de solides repères pour l’opinion qui observe et se cherche.

« Si je deviens moins franc du collier, je sors de la stratégie de la conflictualité qui est la seule capable de produire de la conscience, de l’action, de la confiance et du regroupement. »

Alors, qu’est-ce qui va rassurer ? La perception de notre détermination. Pourquoi les gens seraient-ils attirés par Monsieur Macron, qui sème un désordre indescriptible dans tout le pays et qui raconte des choses insupportables sur la laïcité et ainsi de suite ? La France Insoumise, elle, sait où elle va. Nous défendons l’idée qu’il y a un intérêt général et que la loi doit être plus forte que le contrat. Il y a des gens que ça rassure, à proportion du fait qu’ils se détournent des autres. Ça ne se fait pas tout seul. Je ne cherche pas à devenir de plus en plus rassurant pour rassembler autour de moi. Si je le faisais, je renoncerais au ciment qui unit notre base entre l’aile la plus radicale et l’aile la plus modérée.

« La construction d’un peuple révolutionnaire n’est pas un dîner de gala. »

On me reproche d’être clivant ? Mon score n’en serait-il pas plutôt le résultat ? Il faut abandonner l’illusion communicationnelle. Avoir le bon slogan et le bon message ne réconciliera pas tout le monde. Pour réconcilier tout le monde, il faudrait baisser d’un ton ? Je ne le ferai pas. Je compte davantage sur l’obligation de la prise de conscience de devoir sauter l’obstacle de la routine et de la résignation. Et si je deviens moins franc du collier, je sors de la stratégie de la conflictualité qui est la seule capable de produire de la conscience, de l’action, de la confiance et du regroupement. La construction d’un peuple révolutionnaire n’est pas un dîner de gala.

LVSL – Mitterrand s’est confronté aux mêmes types de problématiques pour accéder au pouvoir en 1981…

1981, ce n’est pas la révolution. La société n’est pas déchirée, et François Mitterrand n’est pas lui-même un révolutionnaire. Toutes les composantes du programme commun ont pensé qu’elles allaient changer les choses par le haut. La “force tranquille”, c’est un slogan à la fin de la campagne. Il y a maintenant un mythe sur ce sujet. On aurait gagné grâce à un slogan ? Réfléchissez ! Ça n’a aucun sens. On a gagné par 30 ans d’accumulation politique. Le programme commun commence dans la bouche de Waldeck-Rochet en 1956. Cela a pris un temps fou avant d’arriver à construire une base où socialistes et communistes arrivent à se réconcilier et à entraîner le reste de la société ! Et il aura fallu la grève générale de Mai 68 pour brasser la conscience populaire assez profondément.

On ne gagne pas avec des slogans sans ancrages. Les slogans doivent correspondre à des situations. La situation dans laquelle je me trouve aujourd’hui, c’est la nécessité de construire une majorité. Pour cela, elle doit trouver son enracinement social à la faveur d’une élection. Quand la température politique monte, l’information circule très vite, les consciences peuvent faire des choix positifs et négatifs. Il y a des gens qui votent pour moi parce qu’ils ne savent pas pour qui d’autre voter, il y en qui le font parce qu’ils trouvent que ce que je dis est bien et que le programme leur paraît efficace, et puis il y a des gens qui votent pour moi en se disant que voter pour n’importe quel autre n’apportera rien. Pour eux, c’est donc le vote utile.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

Nous avons construit une situation électorale. À l’intérieur de cette situation, nous construisons, à travers le programme, une base sociale de masse pour le changement de fond que nous portons. En 2012, nous avons eu 4 millions de voix. En juin 2016, j’avais dit “à chacun d’en convaincre un autre ! Si on fait 8 millions de voix, on a gagné”. Finalement, nous avons fait 7 millions, et n’avons pas gagné. Mais on a quand même gagné 3 millions d’électeurs ! Puis aux élections législatives, comme en 2012, on en a reperdu la moitié. La moitié de 4 millions, ça n’est pas la moitié de 7 millions. Cette fois-ci, on a obtenu un groupe parlementaire. Cela a permis le franchissement d’un nouveau seuil. Nous avons substitué une image collective, celle du groupe, à une image individuelle, celle du candidat. Et, dorénavant tous azimuts, nous couvrons et influençons de nombreux secteurs de la société. Voilà des acquis formidables de notre action et de notre lutte ! Le point d’appui s’est formidablement élargi.

Maintenant, le pays entre en ébullition sociale et idéologique. Tant mieux ! Parce qu’à l’intérieur de ça, pour la première fois, des milliers de jeunes gens se construisent une conscience politique. On peut voir que c’est la première fois qu’il y a un mouvement dans les facs depuis très longtemps, tout comme dans les lycées. Il y a aussi des milliers et des milliers d’ouvriers qui se mettent en mouvement pour faire la grève, et ce sont les secteurs les plus déshérités de la classe ouvrière qui tiennent le coup le plus longtemps. Par exemple, chez Onet, pendant des mois, les pauvres gens qui nettoient les trains et les voitures, les femmes qui font les chambres dans les hôtels, ont tenu trois mois de grève sans salaire !

On sent donc que dans la profondeur du pays, il y a une éruption. Je ne dis pas que ça va suffire ! Mais rappelez-vous que notre but est de construire un peuple révolutionnaire. Ce n’est pas de construire une fraction d’avant-garde révolutionnaire qui prend le pouvoir par surprise. Cela n’a jamais marché, et les nôtres en sont tous morts à la sortie. Ce n’est pas comme cela qu’il faut faire. Construire un peuple révolutionnaire, cela veut dire ne compter que sur la capacité d’organisation qu’il contient et avancer pour qu’il se constitue en majorité politique.

« Nous ne sommes pas les psalmodieurs d’un catéchisme auquel devraient se conformer les masses. Nous sommes leurs éclaireurs, parfois leurs déclencheurs, toujours leurs serviteurs. »

En ce moment, l’école de la lutte fonctionne à plein régime : si le pouvoir macroniste fait une erreur de trop, le mouvement va s’accélérer. Je ne peux pas vous dire aujourd’hui dans quel sens il va s’accélérer. De la même manière que je ne peux pas vous dire aujourd’hui ce qui se passera le 5 mai. Est-ce que ce sera un rassemblement de protestation ? Ou est-ce que ce sera le moment qui verra converger une colère terrible du pays ? Je compte qu’il soit la dernière étape avant la formation d’une fédération des luttes qui vienne à l’appel commun des syndicats et des mouvements politiques. C’est ce qu’on appelle une stratégie : un ensemble de tactiques de combat au service d’un objectif.

Nous ne sommes pas les psalmodieurs d’un catéchisme auquel devraient se conformer les masses. Nous sommes leurs éclaireurs, parfois leurs déclencheurs, toujours leurs serviteurs. La lutte n’a pas pour objet de cliver à l’intérieur du peuple, c’est l’inverse. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé qu’on tourne la page des tensions au mois de septembre avec la CGT, qu’on tire des leçons de l’épisode précédent. Nous sommes appuyés sur une lutte de masse. Maintenant, son objet est l’enracinement. L’enracinement, cela veut dire l’élargissement. Et pour qu’elle puisse s’élargir, il faut que cette lutte trouve une respiration propre, pas qu’on la lui amène de l’extérieur.

Cela signifie, entre autres, que l’objet tactique du commandement politique, c’est de régler les deux questions qui nous ont scotchés la dernière fois, en septembre : la division syndicale et la séparation du syndical et du politique. Quand je dis le syndical, je parle de l’articulation du mouvement social, car celui-ci n’existe pas à l’état brut. Il existe à travers des médiations, que ce soit la lutte Onet, la lutte des femmes de chambre ou la lutte des cheminots, le syndicat aura été l’outil. Toutes ces luttes transitent par une forme d’organisation syndicale pour se structurer. Cela peut aussi parfois créer des tensions à l’intérieur de ce champ, quand la masse a le sentiment que les consignes syndicales ne correspondent pas à son attente.

LVSL – La lutte des cheminots de la SNCF semble plus populaire que prévue, y compris, et de façon assez étonnante, chez des Français de droite. Comme s’il s’agissait de lutter contre le fait de “défaire la France et son État”. Quel regard portez-vous sur la mobilisation ? Quel doit être votre rôle dans celle-ci ?

Pour nous, il ne s’agit pas de créer un clivage droite-gauche à l’intérieur de la lutte. Cela n’a pas de sens, parce qu’il y a des gens qui votent à droite et qui sont pour la SNCF ou le service public. D’ailleurs, la droite de notre pays n’a pas été tout le temps libérale. Il y a tout un secteur de la droite qui est attaché à d’autres choses et qui entend nos arguments. C’est ce que certains amis de “gauche” ne comprennent pas forcément ou n’ont pas toujours envie d’entendre.

Alors, quelle va être notre ligne ? Fédérer le peuple. On ne décroche pas de cette orientation. Mais sa mise en œuvre varie selon les moments et les contextes de conflictualité. Par quoi passe-t-elle aujourd’hui ? Cela peut être par un déclencheur qui va l’embraser dans un mouvement d’enthousiasme, d’insurrection. À d’autres moments cela passe par des combinaisons plus organisées. C’est pourquoi, aujourd’hui, mon emblème, c’est Marseille. Pourquoi Marseille ? Parce qu’il y a un poste de pilotage unifié où la CGT prend l’initiative de réunir tout le monde, où CGT, FSU-Solidaires, UNEF, syndicats lycéens et partis politiques se retrouvent autour de la même table pour faire une marche départementale. Mais il n’y a ni mot d’ordre commun, ni texte d’accord. Chacun sait pourquoi il vient et le dit à sa façon. Là, on voit véritablement ce qu’est un processus fédératif.

« Mais il y a aussi un facteur que personne ne prévoit et ne pourra jamais prévoir : c’est l’initiative populaire. Elle peut tout submerger, tout le monde, et tel est mon souhait le plus profond. »

Après la destruction du champ politique traditionnel à la présidentielle, le temps est passé où des partis de la gauche, et autres sigles de toutes sortes, lançaient un appel après s’être battus pendant trois heures pour trois mots dans une salle close, et réunissaient moins de monde dans la rue qu’il n’y avait de signataires en bas de l’appel. Je caricature bien sûr, mais tout le monde sait de quoi je parle. Il faut en finir avec cela, nous sommes entrés dans une autre époque. Une époque plus libre pour innover dans les démarches. La formule fédérative marseillaise, c’est peut-être la formule de l’union populaire enfin trouvée. Parce qu’elle est sans précédent. La tactique et la stratégie politique règlent des problèmes concrets.

Mais il y a aussi un facteur que personne ne prévoit et ne pourra jamais prévoir : c’est l’initiative populaire. Elle peut tout submerger, tout le monde, et tel est mon souhait le plus profond. Parce que quand l’initiative populaire submerge les structures, elle n’a pas de temps à perdre. Elle va droit au but et elle frappe à l’endroit où se trouve le nœud des contradictions.

“Les insoumis, c’est mon plan B” – Entretien avec Raphaël Enthoven

©Vincent Plagniol pour LVSL

Raphaël Enthoven est enseignant, philosophe et animateur de chronique radio sur Europe 1. Il est notamment très présent sur Twitter. Nous avons voulu l’interroger sur sa critique des abstentionnistes, sur le populisme, et sur ses polémiques récurrentes avec la France insoumise. Cet entretien était aussi l’occasion d’aborder la republication de Bagatelles pour un massacre de Louis-Ferdinand Céline et l’émergence de la question des Fake News.


 

LVSL – En 2015, vous avez qualifié les abstentionnistes de «  fainéants et d’ingrats », « de gagne-petit  » et « de malhonnêtes », qui « brandissent la nullité des politiques opportunément pour justifier leur flemme », d’« irresponsables », d’« enfants gâtés » et de «  snobs » qui ont « une tellement haute opinion de [leur] propre opinion » qu’ils auraient « l’impression de la souiller en la mêlant à la tourbe des autres ». En clair, «  leur comportement ne renseigne pas sur la nullité des élus, mais sur celle des électeurs ». En 2017, vous avez ajouté que l’abstention des électeurs de Jean-Luc Mélenchon cachait une proximité avec les thèses du Front National. L’abstention, à forte composante populaire, n’est-elle pas plutôt le signe d’un dysfonctionnement de notre système démocratique, d’une perte de confiance quasi totale du peuple envers ses représentants ?

J’ai d’abord traité les abstentionnistes de « snobs ». Plus que des fainéants, des nuls, des ingrats, des nazes, des mauvais citoyens qui nous donnent des leçons de citoyenneté, j’y vois des snobs, c’est-à-dire des gens qui se font une si haute opinion de leur opinion qu’ils ne supporteraient pas de la voir mêlée à la tourbe des autres, ils auraient l’impression de la souiller en la mêlant à d’autres opinions que les leurs. C’est une sorte d’absolutisme citoyen, ou d’absolutisme civique, qui est en réalité à mon avis l’alibi de quelque chose de beaucoup plus simple : la flemme, le refus de considérer que la moitié de quelque chose vaut mieux que la totalité de rien. C’est au fond le paradoxe de l’abstentionniste : il ne fait rien parce qu’il veut tout changer. À cet égard il me semble, moi qui ne suis pas politique et n’ai aucun suffrage à briguer, qui n’ai pas besoin de flatter les gens pour qu’ils votent pour moi, que l’un des problèmes démocratiques n’est pas seulement la faiblesse des représentants ou l’incurie des représentants, mais aussi le fait qu’un régime démocratique, puisqu’il brigue le suffrage des gens, est fondé à flatter les gens et par conséquent à ne pas leur dire leur fait. En l’occurrence, il fallait leur dire leur fait : c’est un geste nul de s’abstenir, parce que c’est un geste qui se vit comme un engagement, un dégagement qui se vit comme un engagement.

Chez les Insoumis, on pousse l’abstentionnisme jusqu’à s’abstenir de poser les questions qui fâchent : dans l’entre-deux tours, les Insoumis ont lancé une grande consultation de leurs militants sur internet pour leur permettre de s’exprimer sur leur choix au second tour. Le sondage proposait trois possibilités : vote blanc, abstention, ou Emmanuel Macron. Or il y en avait une quatrième : Marine le Pen. Cependant, partant du principe que les Insoumis ne voteraient pas Marine le Pen, les concepteurs de cette vaste consultation démocratique ont préféré gagner du temps et ne pas leur poser la question – tout ça au nom d’un approfondissement de la démocratie. Je n’arrive pas à digérer une telle mauvaise foi. Les Insoumis partagent avec le Front National des positions quasiment communes sur l’OTAN, Shenghen, la Syrie, la Russie, l’Europe, la retraite à soixante ans, le protectionnisme, l’usage du référendum, le dégagisme, la haine des médiacrates et des oligarques, l’ambition d’être les candidats “du peuple”, le rejet des traités de libre-échange, etc. Mais qu’importe ! Le FN, c’est le Diable, donc nos militants ne s’y tromperont pas… à quoi bon leur poser la question ? Quand Jean-Marie Le Pen est arrivé en finale en 2002, Jean-Luc Mélenchon a présenté le vote au second tour comme un devoir républicain malgré la nausée d’un bulletin « Chirac ». Si le même homme, quinze ans plus tard, alors que Marine Le Pen est en finale, pousse la mauvaise foi jusqu’à exclure la possibilité même du vote FN dans la « grande consultation » qu’il a offerte à ses militants, c’est qu’en lui-même, l’ombre portée d’une haine antique pour le diable frontiste recouvre encore, un peu, l’inavouable constat d’une parenté profonde avec l’essentiel de son projet. Bref, qui se ressemble s’abstient. Autre point : vous avez dit que la majorité des abstentionnistes vient des milieux populaires. C’est possible. Mais ça n’en fait pas moins de l’abstention un choix. Dont la responsabilité incombe à celui qui choisit de ne pas choisir.

 

LVSL – Vous identifiez dans beaucoup de vos analyses un clivage libéraux-souverainistes. Qu’est-ce qui, selon vous, fonde ce clivage ? En quoi peut-il s’articuler avec certaines fractures sociales, entre classes moyennes aisées et classes populaires ?

Raphaël Enthoven ©Vincent Plagniol pour LVSL

En peu de mots : cette analyse me vient de 1992, à l’époque du traité de Maastricht, et du spectacle qu’a constitué pour un citoyen de 16 ans le fait de voir Jean-Pierre Chevènement et Philippe de Villiers à la même tribune. C’était surréaliste ! La rencontre, chère à Lautréamont, d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection ! En réalité, c’était l’aurore d’une réalité politique nouvelle, dont le curseur ne serait ni la sociologie ni l’adhésion ou le refus à la loi du marché, mais l’Europe. Les partis politiques ont mis un temps fou à s’adapter à cette altération des paradigmes qui justifiait que Philippe de Villiers et Jean-Pierre Chevènement fussent sinon sur la même tribune, du moins dans le même camp. Ce paradigme nouveau qui oppose libéraux et souverainistes – à l’époque « européens » et « nationalistes » –a mis 25 ans à s’installer dans le paysage politique français, et a été ratifié, à mon sens, par la victoire de Macron, qu’on a tort de combattre, à mon avis, avec les outils hérités de l’ancien clivage. Macron est d’un autre métal que les ennemis traditionnels de Mélenchon ou de Wauquiez. Qu’ils visent à droite, à gauche, au centre, ils se trompent de cible. Macron aura un adversaire à sa mesure le jour où un(e) politique sera en mesure d’incarner une autre Europe.

Vous évoquez dans vos questions les couches populaires, qui seraient négligées par le diagnostic que je porte sur l’asbtention. C’est faux. Que le dénuement soit propice à l’abstention, nul ne le nie, qu’il y ait des causes objectives au désengagement, c’est certain. Que les gens qui ont le sentiment d’être abandonnés ne prennent pas la peine de déposer un bulletin dans l’urne, c’est l’évidence. Mais encore une fois, ça n’enlève rien au fait que l’abstention demeure un choix. L’opinion n’est pas seulement la fille du niveau de vie. Les humains pensent plus loin que ce qu’ils éprouvent. Pour le pire, ça donne des gens arrogants qui parlent de ce qu’ils ignorent. Pour le meilleur, ça donne des gens libres qui pensent au-delà du simple calcul de leur intérêt. Quoi qu’il en soit, on peut penser malgré ce qu’on vit, et pas seulement comme on vit.

 

LVSL – La sociologie ne fournit donc pas une explication pertinente du vote ?

Si. Une explication. Or, on ne dit pas grand-chose de quelque chose quand on se contente de l’expliquer. Et les centaines d’études qui démontreront (à juste titre) que la participation au vote dépend du niveau de vie seraient toutes bien en peine d’entrer dans les raisons intimes qui portent un électeur, un jour, à ne pas se déplacer pour voter. L’insigne faiblesse d’une certaine façon de pratiquer la sociologie ne vient pas de ses diagnostics (qui sont souvent pertinents, étayés, éclairants) mais du sentiment que ses diagnostics contiennent l’alpha et l’oméga d’un phénomène, alors qu’ils en manquent l’essentiel, je veux dire : la singularité. Le réel est d’une étoffe dont les mouffles du sociologue peinent à saisir la finesse, en particulier quand il prétend saturer l’horizon du vrai et bascule, par idéologie, dans le déni. Quand le sociologue Geoffroy de Lagasnerie prend la défense des incendiaires qui ont mis le feu à une voiture de police quai de Clichy, il invoque une « séquence politique » (comprenant les « lois Valls » et les « violences policières ») dont la totalité serait masquée par les images de violences diffusées en boucle sur BFMTV… Or, c’est lui, à l’inverse, qui tente (vainement) de recouvrir ces images (dont la violence dessert son discours) en les recouvrant d’un écran de fumée qu’il appelle « séquence politique » ! Cette façon de penser, qui écrase les perceptions sous l’idée qu’il convient de se faire du monde porte un nom : le théorisme. Et la sociologie (comme la philo) en est souvent l’ancillaire.

 

LVSL – Vous aviez critiqué la vision du peuple défendue par Inigo Errejon dans l’entretien que celui-ci nous a accordé – critique qui résonne avec votre chronique « Qu’est-ce qu’un candidat du peuple ? » transcrite dans votre ouvrage « Morales provisoires » (« le rêve du candidat du peuple, c’est toujours le pouvoir absolu »). Les mouvements “populistes de gauche” européens, qui s’appuient sur les travaux des philosophes Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, expriment la volonté de “construire un peuple” non essentialiste en posant une frontière politique entre “ceux d’en haut” et “ceux d’en bas”. Pouvez-vous revenir sur vos critiques ?

Je trouve que l’expression de « populisme de gauche » constitue à la fois un oxymore et un aveu. Un oxymore, dans la mesure où le populisme n’est pas un contenu de pensée, mais une façon de présenter ses idées comme la seule émanation du « peuple », tout en donnant à ce mot le sens et l’étendue qui conviennent aux idées qu’on défend. Le populisme, c’est la tentative d’annexion du peuple tout entier par une partie de lui-même, représentée par quelqu’un qui dit parler au nom de tous.

Or, quel aveu, quand on sait cela, qu’un « populisme de gauche » ! Le populisme est né le jour où un morceau du peuple (qu’on appelle « la masse ») s’est pris pour le peuple tout entier et s’est donné un leader charismatique pour porter cette vérité, au prix des libertés individuelles. Parler d’un « populisme de gauche », colorer le populisme, c’est reconnaître qu’on n’a pas la même idée du peuple qu’un autre « candidat du peuple », et que le « peuple » qu’on prétend incarner n’est, par conséquent, que l’usurpateur temporaire de ce titre.

Raphaël Enthoven ©Vincent Plagniol pour LVSL

LVSL – Mais tout le monde n’est-il pas « populiste » aujourd’hui ?

En tout cas, le populisme existe depuis que Marx a présenté comme condition de l’émancipation la formation « d’une sphère qui possède un caractère d’universalité par l’universalité de ses souffrances et ne revendique pas de droit particulier, parce ce n’est pas une injustice particulière qu’on lui fait subir, mais l’injustice tout court, qui ne puisse plus se targuer d’un titre historique, mais seulement du titre humain… » Autrement dit, le jour où le prolétariat s’est pris pour l’humanité, une partie du peuple s’est donné le droit de se prendre pour le peuple tout entier. Ce geste est indéfiniment reproduit depuis, que ce soit (tout récemment) par Nicolas Sarkozy, Jean-Luc Mélenchon ou Marine Le Pen et même, dans une moindre mesure, Emmanuel Macron.

 

LVSL – On peut le considérer comme une revendication d’universel…

Ce n’est pas une revendication d’universel. C’est un viol de l’universel par la majorité (et encore). C’est la confusion du peuple et de la masse. C’est un peuple métonymique. Or, il est important d’en parler, car sous l’abstraite captation de l’idée de peuple par une portion du peuple (qui serait plus fondée qu’une autre à l’incarner), il y a l’idée que la loi peut ne pas être la même pour tous selon l’endroit du peuple où nous nous situons. Quand Jean-luc Mélenchon s’indigne que les salariés d’Air France soient punis pour avoir arraché la chemise de leur DRH, il demande que la loi ne soit pas la même pour tous. Ce qui laisse entendre que ce n’est pas par esprit républicain qu’il réclame une santion exemplaire pour les puissants qui échappent à la loi, mais par haine des riches. Comme toujours, chez Mélenchon, le masque républicain est partiellement recouvert par le rictus marxiste. De la même manière, quand les Insoumis de Tours envoient à cinquante « journalistes » « en vue » (dont Cyril Hanouna ou Thierry Ardisson) des questions que posent d’ordinaire le fisc et la police, (Rémunération, différentes activités, statut des employés, montant des prestations en cas de conférences, et surtout opinion politique), ils n’adressent pas un questionnaire, mais un interrogatoire. Si une entreprise, par exemple, s’aventurait à ficher les opinions politiques de ses salariés, les insoumis seraient vent debout (et ils auraient raison) ! Or, ce droit que les Insoumis reconnaissent au commun des salariés, ils le dénient aux journalistes « en vue », comme ils disent. La loi est la même pour tous, sauf pour ceux dont, en les sortant du droit commun, les Insoumis laissent entendre qu’ils sont déjà hors-la-loi. Le simple fait que le « questionnaire » ne soit adressé qu’à une cinquantaine de personnes triées sur le volet (selon les critères des expéditeurs) est une façon de présenter immédiatement ces 50 destinataires comme suspects… Vous qui recevez cette lettre, vous êtes sous l’œil du peuple qui vous soupçonne à bon droit de le trahir et de formater son esprit au profit du pouvoir en place. Voilà ce que ça veut dire.

 

LVSL – Mais n’est-ce pas le propre de la politique que de créer un clivage, un conflit entre un « nous » et un « eux » ?

Tout dépend de ce que l’on entend par « politique ». C’est une politique très pauvre, à mon avis, qui prend un tel clivage, puisqu’elle culmine en chien de faïence, avec un « nous » face à un « eux ». « Nous » face à « eux » : la légitimité de notre contenu ne vient pas de nos arguments, mais de la légitimité sociale qui est la nôtre. « Nous » face à « eux » s’opposent comme deux conceptions primitives de l’éthique de la responsabilité et de l’éthique de la conviction. Il y aurait d’un côté les gens dont la conviction est si pure et si noble qu’elle les dédouane des conséquences de leurs actes, et de l’autre côté, les gens qui brandiraient la responsabilité pour en fait faire passer en douce un ordre social défavorable aux classes populaires. C’est une conception très réductrice du binôme de Max Weber. Il n’y a pas d’éthique de conviction qui ne soit frangée, bordée par l’éthique de responsabilité, et inversement. Autrement dit, ce qu’on croit opposé comme deux positions morales – ou une position morale et une qui refuse de l’être – est en réalité beaucoup plus mélangé que ça. Le « nous » face à « eux » est trop commode. Je ne connais pas de « nous », je ne connais pas de « eux ». Je connais une nation, un peuple, riche de ses disparités, riche de ses différences, et dont les institutions ont pour objet de ménager, en droit, la possibilité d’une discussion qui ne soit pas un procès d’intention, c’est-à-dire qui ne soit pas immédiatement réduite à l’origine ethnique ou socio-culturelle du débatteur.

 

LVSL – Mais dans l’action même des débatteurs politiques, n’y a-t-il pas systématiquement l’expression d’un clivage ? Gauche-droite, nous-eux, Macron et les réformateurs contre le système qui a failli, Fillon contre le bloc médiatico-judiciaire, etc… N’est-ce pas une permanence du politique ?

J’ai tendance à penser que les bons politiques déconstruisent les clivages. Construire un clivage, ce n’est pas créer de la contradiction ou de la dialectique dans une société, c’est créer de l’opposition.  C’est aussi créer un sentiment de savoir ; quand vous construisez un clivage, vous êtes vous-même le légat d’une vérité absolue, qui vous vient simplement du fait que vous appartenez à une partie du peuple, et qu’en conséquence comme il y a un « nous » derrière vous, vous êtes le porte-parole d’une vérité face à la vérité d’en face. Tout cela culmine dans un dialogue de sourds.

La grande politique n’est pas dans l’édification des clivages mais dans leur résolution, ou plus exactement dans la complication des clivages par la possibilité d’entendre un autre argumentaire que le sien. Je ne vois pas de meilleure politique que celle qui fait droit, qui célèbre et qui porte au pinacle l’opinion qui n’est pas la sienne, tout en lui frappant loyalement au visage – ou disons au-dessus de la ceinture. On perd cela dans la construction de clivages et leur fondation sociologique.

 

LVSL – A la fin de votre ouvrage, vous remerciez Jean-Luc Mélenchon, non sans malice, pour vous avoir « offert tellement de sujets ». Au-delà des critiques que vous lui adressez dans votre livre (où vous le rapprochez, notamment, de la figure de Pierre Poujade) et dans vos chroniques, quel regard portez-vous sur son rôle lors de l’année politique écoulée ? Quelles ont été ses réussites, où a-t-il achoppé ?

Raphaël Enthoven pour LVSL ©Vincent Plagniol

Il y a de la malice, bien sûr. Mais il y a d’abord de la tendresse. Et surtout, de la reconnaissance ! La raison pour laquelle je parle tant de Jean-Luc Mélenchon (et encore, je me retiens) n’est pas à situer dans une haine quelconque ou je ne sais quelle obsession malsaine pour le leader charismatique de la France Insoumise. En fait, c’est beaucoup moins romanesque que ça… Le travail du chroniqueur quotidien est un boulot harassant, qui vous impose, chaque jour, non pas de trouver un sujet, mais d’être trouvé par un sujet. Les bonnes chroniques ne sont jamais celles qu’on fabrique, comme un artisan, pièce par pièce, laborieusement. Les bonnes chroniques coulent de source. Quand l’idée vous en vient, vous n’avez plus qu’à recopier. Or, ce genre de miracles (qui embellissent les journées) n’arrivent pas tous les jours. La plupart du temps, le chroniqueur cherche péniblement un thème qui le laisse un peu moins froid que les autres, et quand c’est vraiment la misère, il va sur Wikipédia ou sur Hérodote.com pour savoir si, d’aventure, il y a quelques décades, un truc un peu marrant n’aurait pas eu lieu ce jour-là… Et quand je n’ai vraiment rien trouvé, qu’il est 17h et que l’heure du bain des enfants arrive à grands pas, il me reste toujours, comme un kit de survie, un diamant dans le bras, un plan B toujours dispo, le blog de Jean-Luc Mélenchon ! Et là, c’est merveilleux. En deux secondes, Manuel Valls est un « nazi », Fidel Castro est un grand homme, le drapeau européen est un drapeau intégriste, Poutine est innocent, les médias sont des salauds, Cazeneuve est un assassin… C’est la caverne de Jean-Luc ! Je me promène au milieu de ces sujets possibles, disponibles, marrants, fous, avec la volupté (que j’imagine incalculable) d’un consommateur millionnaire dans les travées de la grande épicerie du Bon Marché. Les gens disent : « vous êtes obsédé par les Insoumis ». Ce n’est pas vrai : les Insoumis, c’est mon plan B.

La différence entre la plupart des insoumis et moi, c’est que, personnellement, Jean-Luc Mélenchon ne m’a jamais déçu. Il a toujours été à la hauteur de mes attentes. Ses outrances, son verbe, son sans-gêne, sa démagogie et sa maladresse produisent des paradoxes comme s’il en pleuvait. J’ajoute à cela qu’il est l’homme le moins susceptible du monde : je l’ai attaqué peut-être 25 fois à une heure de grande écoute sur Europe 1, et il ne m’a jamais répondu. Grâces lui en soient rendues. Comme sa valeur, sa prudence est rare.

Cela dit, je voudrais revenir sur le parallèle avec Poujade. Jean-Luc Mélenchon arrive à l’Assemblée, et entre autres perles dit (sic) « je vais lui apprendre, au matheux, les contrats de travail », parlant de Cédric Villani, lequel a dirigé l’Institut Henri Poincaré et vu passer, à ce titre, une foule de contrats de travail pendant plusieurs années… Au-delà de l’anecdote, il est intéressant de relire les « mythologies » que Roland Barthes consacre à Poujade (voir « Poujade et les intellectuels ») ; il analyse la dénonciation de l’aspect mathématique des intellectuels – leur prétendue déshumanisation par la mathématique. Le paradoxe de cette déshumanisation par la mathématique chez l’intellectuel que Poujade critique parce que lui, contrairement aux intellos qui font les géomètres, a les pieds sur terre, le paradoxe c’est qu’avoir les pieds sur terre, c’est célébrer, dit Barthes, un monde de computation homogène, un monde exclusivement de chiffres. On retrouve cette double tendance propre à Poujade : célébrer la chaleur du petit commerce, et en même temps rappeler que pour un bon commerçant, un sou est un sou. Ces deux dimensions du poujadiste français dans les années 1950, on les retrouve quand on a soudain quelqu’un qui au nom de la réalité même, s’en prend à un mathématicien, et considère un peu comme Poujade évaluait « l’intello » qui plane au-dessus de la difficulté du monde, que ce n’est pas de sa faute s’il ne comprend rien : il faut lui apprendre la vie. Qu’on soit Poujade ou Mélenchon (c’est pareil), l’ennemi, c’est la tête. C’est l’organe du calcul. Chez Poujade, l’hypertrophie de la tête était le signe d’une nature anémiée (à l’image de Mendes France, « fichu comme une bouteille de Vichy »). La tête est de trop. Trop large, trop grosse, incommode… Mieux vaut l’enlever, ou s’en passer. Comme dit la reine des cartes dans Alice, sans voir qu’elle pousse le cri de ralliement des démagogues : « qu’on leur coupe la tête ! ». Chez Mélenchon, c’est autre chose. Pour Jean-Luc Mélenchon, l’intellectuel est trop léger, trop loin des réalités de la vie. De la bouteille de Vichy, on est passé au schtroumpf volant que ses camarades attachent à une corde et gavent de briques pour éviter qu’il ne décolle.

Je termine ici avec Jean-Luc Mélenchon, parce que je pourrais rester des heures sur ce personnage merveilleux. J’ai vraiment pour lui une affection sincère et une profonde admiration devant l’ingénuité de ses paradoxes. L’une des choses les plus intéressantes avec Jean-Luc Mélenchon, c’est l’apparence de franchise avec laquelle il ne sort jamais de l’ambiguïté. Je n’en donnerais que trois exemples, pour l’agrément de vos lecteurs.

Quand Fidel Castro est mort, le Caudillo Mélenchon a fait un discours en Franpagnol, au lyrisme délirant (« Fidel, Fidel, l’épée de Bolivar marche dans le ciel ! »), traitant au passage tous ceux qui étaient moins tristes que lui de « traîtres », d’imposteurs, de bourgeois etc. Très bien. Restent quelques questions anecdotiques : comment le partisan du pluralisme (qu’est Jean-Luc Mélenchon, jusqu’à nouvel ordre) peut-il vanter un système de parti unique ? Comment le militant d’une presse libérée de toute influence peut-il glorifier un pays dont les habitants n’ont eu accès qu’à un seul journal pendant soixante ans ? Comment l’homme qui tient l’emploi du 49.3 pour un coup de force peut-il pleurer l’homme qui a privé son peuple d’élections libres, et faisait assassiner ses opposants ? En un mot, comment peut-on revendiquer l’insoumission comme programme politique tout en s’inclinant devant celui qui a réduit son propre peuple en esclavage ? D’où vient le double discours de Mélenchon, impitoyable avec les injustices de notre démocratie, mais étonnamment indulgent avec les crimes de la dictature cubaine ? La réponse que propose Mélenchon est toute métaphysique. De même qu’aux yeux de Leibniz, les tragédies humaines ne sont pas vues comme des tragédies mais des étapes nécessaires à l’accomplissement du meilleur des mondes possibles, de même, aux yeux de Mélenchon, les crimes de Fidel Castro ne sont que les étapes nécessaires au succès de la lutte anticapitaliste dont il reste le symbole. Au fond, le crime est soluble dans l’espérance, comme le réel est soluble dans le rêve… « Voir le mal, c’est mal voir » disent les Leibniziens. C’est commode.

Sur Assad, c’est encore mieux ; Jean-Luc Mélenchon a dit dans une revue de presse, à l’époque des bombardements sur Alep, que lorsque « qui que ce soit » bombarde, c’était « condamnable ». Il y avait 99,98% de chances qu’il s’agisse d’Assad mais il n’a pas voulu le préciser : le nom d’Assad n’a même pas été prononcé. Il s’est contenté de dire que « qui que ce soit » – si ça se trouve, ce sont les méchants Américains – derrière les bombardements, il faut le condamner. C’est ce mélange de franchise et d’implicite qui me fascine. Moi, Jean-Luc, je vous parle cash mais je ne me mouille pas… Excellent.

Le sommet de l’ambiguïté étant atteint dans l’entre-deux tours, quand Mélenchon explique aux gens (pendant 32 minutes) que « pour clarifier le débat », il ne va pas leur dire pour qui il va voter. J’adore ! L’amertume, chez Mélenchon, est si manifeste… Même quand on souhaite ardemment sa défaite, on a envie de l’embrasser au lendemain de l’échec, tant il porte soudain le visage de l’enfant digne qui, les lèvres tremblantes, dit « même pas mal ! » aux parents dont il reçoit la fessée.

En un mot, Vladimir Jankélévitch a dit : « on peut très bien vivre sans philosophie, mais moins bien ». Eh bien, pour un chroniqueur, on peut très bien vivre sans Jean-Luc Mélenchon mais moins bien.

 

Récemment, vous avez engagé une polémique avec Alexis Corbière autour de la réédition de Bagatelle pour un massacre. Vous critiquez régulièrement les lois mémorielles. Au delà de ces exemples, les sociétés occidentales tournent autour du débat sur la liberté d’expression. Certains considèrent que vous confondez liberté et licence et qu’en adoptant une approche conséquentialiste, on peut justifier l’opposition à la réédition d’écrits antisémites. Qu’en pensez-vous ? Vous opposez-vous à toute limitation légale de la liberté d’expression ?

Le conséquentialisme n’est pas un bon avocat de l’interdiction de ces livres. Dire que la lecture de Céline aurait pour effet de produire du nazisme dans l’opinion publique me semble prêter à ces textes une puissance qu’ils n’ont pas du tout. En amont de la polémique que j’ai eue avec Alexis Corbière sur les pamphlets de Céline, j’avais eu la même polémique contre Jean-Luc Mélenchon à l’époque de la réédition de Mein Kampf (la différence réside dans le fait que Corbière, mieux élevé ou plus susceptible, me répond, lui, contrairement à JLM !). Jean-Luc Mélenchon était hostile à sa réédition chez Fayard avec un appareil critique, et faisait valoir que Mein Kampf, qui avait convaincu des tas de gens d’être nazis, risquait d’en convaincre d’autres… Passons sur le fait que Mein Kampf est aujourd’hui accessible en deux clics, dans des versions douteuses et dépourvues d’appareil critique. Ce qui est paradoxal dans la prise de position de Mélenchon, c’est qu’à l’occasion du débat sur ce texte, il déploie une lecture anti-marxiste de l’histoire. La lecture marxiste de l’histoire – très sommairement, car elle est pleine de raffinements et de subtilités – indexe l’émergence du phénomène nazi sur la misère sociale, sur les tensions sociales, sur un prolétariat qui n’est pas écouté par une bourgeoisie déclinante… Or, tout ça est vrai : la République de Weimar porte une lourde responsabilité dans la montée du nazisme. Mais qu’en est-il, alors, de la liberté de choix ? A quel moment un individu est-il responsable de l’adhésion délibérée à une idéologie mortifère ? Comment expliquer que tous ceux qui ont connu la misère ne soient pas devenus nazis ? Dans les années 1930, Alain était le premier à s’opposer aux marxistes en rappelant que le nazisme était aussi un choix – ce débat rappelle celui qui oppose, aujourd’hui, à la culture de l’excuse le discours selon lequel ce n’est pas seulement la misère ni l’inculture qui produisent Daech, mais aussi l’adhésion volontaire à une pensée haineuse. Ce débat-là était fondamental, puisqu’il posait la question de la responsabilité des votants, au fond, dans l’arrivée du nazisme. Or, quand Mélenchon déclare que Mein Kampf peut convaincre les gens d’aller vers le nazisme, il fait droit à une lecture non marxiste de l’histoire, à une lecture responsabilisante… Il en a le droit, mais alors ça signifie que, selon lui, on ne peut pas indexer le choix du nazisme ou du fondamentalisme sur la misère sociale… Une autre ambiguïté du Prince de l’ambiguïté.

Raphaël Enthoven ©Vincent Plagniol pour LVSL

Sur les lois mémorielles, j’ai changé d’avis – comme sur l’interdiction des spectacles. J’ai commencé par expliquer (avec des arabesques de khâgneux) qu’il n’était pas attentatoire à la liberté que l’Etat nous dise ce qu’il était bon de considérer comme un génocide ou pas, que c’était au contraire une condition de la liberté, et que l’importance de l’enjeu justifiait que l’Etat sortît de son rôle pour dire le Vrai… En un sens, c’est vrai. En un autre ça ne fonctionne pas : il n’appartient pas à l’Etat de contenir l’histoire. Je ne peux pas à la fois m’opposer à l’idée d’un roman national vendu par François Fillon pendant la campagne, à l’idée que toute erreur dans l’existence commence par le sentiment de détenir la vérité, et approuver le fait que l’Etat légifère sur de tels sujets. Il y a là une tension interne ; le premier que j’ai vu saisi par cette tension était Patrick Devedjian : le libéral en lui est totalement hostile aux lois mémorielles, mais l’Arménien ne supporterait pas qu’on supprimât les lois reconnaissant le génocide arménien. Il le reconnaissait lui-même. J’aime cette contradiction et je porte d’une certaine façon la même… et je ne sais pas quoi en faire. J’imagine que c’est une richesse.

Maintenant, sur les pamphlets. Il faut n’avoir pas lu ces pamphlets, comme il faut n’avoir pas lu Mein Kampf pour leur prêter la moindre force de conviction. Le taré qui, lisant les pamphlets de Céline, se dit : « mais bon sang, bien sûr, je suis antisémite, vive l’antisémitisme, j’ai toujours détesté les Juifs sans le savoir ! », celui-là détestait les Juifs avant de lire Céline. Deuxième chose : ces pamphlets sont écrits non pas dans le style du Voyage au bout de la nuit mais dans le style de Mort à crédit. Céline est arrivé dans cette phase d’écriture où il multiplie les points de suspension : ça rend ces pamphlets extrêmement difficiles à lire, très complexes. Ce sont des délires sertis dans des points de suspension. Après, historiquement c’est intéressant : Céline est le légat d’un antisémitisme tout à fait singulier, qui prend pour cible les Juifs et les « Nègres ». On le découvre dans les travaux de Taguieff sur l’antisémitisme de Céline ; il est intéressant de voir que Céline est sur des positions qui sont, d’un point de vue scientifique, celles de Georges Montandon [médecin et théoricien du racisme proche de Céline] : c’est l’idée que le Juif et le « Nègre » c’est un peu la même chose, la même race pourrie, « latine »… Montandon s’était vécu lui-même comme l’inspirateur d’Hitler, raison pour laquelle on a cru par la suite que Céline avait eu beaucoup d’influence ; on a juste fait grand cas des déclarations délirantes de ce paranoïaque mégalomane qu’était Montandon, qui s’est pris pour ce qu’il n’était pas. Cependant, ce syncrétisme judéo-négro est intéressant, parce qu’il apparaît dès le Voyage au bout de la nuit ; il y a une seule occurrence dans le Voyage au bout de la nuit, quand il parle de la musique « judéo-négro-bolchévique ». On sent que chez lui, tout ça est lié. On sent que cet homme, déjà antisémite lors de la rédaction du Voyage mais qui cachait son antisémitisme parce qu’il voulait gagner de l’argent avec son livre – un chef-d’oeuvre absolu, l’un des plus grands livres du XXème siècle, sinon le plus grand – n’y laisse affleurer qu’une petite pointe de haine.

Au-delà de ce débat, c’est la question de savoir si la morale (ou le Bien) est fondée à justifier la publication d’un texte. Le Bien, c’est-à-dire l’idée qu’on se fait du Bien, n’autorise pas qu’on modifie les textes, qu’on change la fin de Carmen parce qu’on ne veut pas montrer le meurtre d’une femme (ce qui est un contre-sens tragique sur la pièce elle-même), qu’on interdise de voir la Belle au bois dormant parce qu’il y a un baiser sexiste à la fin, ou bien qu’on se prive de la lecture des pamphlets de Céline (qui sont parfaitement accessibles en ligne sans appareil critique) au nom du fait qu’ils seraient susceptibles de convaincre les gens. C’est prendre les gens pour des cons que de croire qu’ils peuvent être convaincus par ces textes. C’est fonctionner comme Rousseau qui dans sa Lettre sur les spectacles dit à d’Alembert qu’il veut interdire les spectacles (il pensait notamment à Phèdre) « qui montrent des forfaits que le peuple ne devrait pas supposer possible ». Quand j’entends Alexis Corbière dire que les gens n’ont pas les moyens de lire ces pamphlets que lui, prof de lettres, a lus, je trouve qu’il est aux antipodes de l’ambition démocratique qui est la sienne.

 

LVSL – Cette polémique ne trouve-t-elle pas son prolongement dans la volonté d’Emmanuel Macron de faire voter une loi contre les fake news ? N’est-ce pas là un autre versant de cette dérive qui conduirait l’Etat à traiter non plus du domaine de la légalité mais à s’arroger le monopole de la distinction du vrai et du faux ?

Merci de cette bonne question. Je crois que c’est différent ; je veux le penser, si je me trompe je serai le premier à le dire et à le reconnaître. Je veux penser que c’est différent sur un point. Alexis Corbière (il est intéressant de suivre son cheminement, il y a quelque chose de cordial et presque chaleureux dans la discussion que l’on peut avoir avec lui) avait pointé cette différence. Il avait déclaré que cette loi sur les fake news portait en elle quelque chose de totalitaire, parce qu’elle donnerait à l’Etat le pouvoir de définir le vrai et le faux. Cela met Emmanuel Macron, au fond, dans la position de Staline ; c’est le législateur qui sait ce qui est le vrai et le faux. C’est une objection très forte sur la question des fake news.

Et pourtant. Il faut travailler la critériologie : qu’est-ce qui fait qu’une fake news est une fake news ? Le lecteur de Montaigne que je suis retient d’un des chapitres de ses Essais que (c’est une phrase de Montaigne) « autant peut faire le sot, celui qui dit vrai que celui qui dit faux ». Je prends un exemple très simple : quand Marine le Pen dit à Emmanuel Macron : « j’espère que l’on ne va pas découvrir que vous avez un compte offshore aux Bahamas », elle dit peut-être quelque chose de techniquement vrai. Rien n’empêche que Macron, comme Cahuzac, ait créé un compte quelque part où il ait caché son argent, après tout ! En tout cas, nous n’avons pas la preuve que c’est faux. En revanche, ce qu’on peut démontrer, c’est que c’est une information qui a été prélevée à l’arrache sur un site d’extrême-droite, ourdie par des trolls, un quart d’heure avant le débat de l’entre-deux tours. Les méthodes de captation de l’information que Marine le Pen propose suffisent à disqualifier l’information elle-même quand bien même on ne connaîtrait pas la réponse à la question de savoir si Macron possède, oui ou non, un compte offshore aux Bahamas. La vérité n’est pas un bon critère pour lutter contre les fake news. « Aucune désinformation n’est inoffensive ; se fier à ce qui est faux, produit des conséquences néfastes. » C’est en ces termes que le Pape François est intervenu (sur Twitter) dans le débat mondial sur la question des fake news et les moyens de lutter contre elles… En un sens, c’est parole d’Evangile. Quel allié dans la lutte quotidienne contre la désinformation ! Le Pape en personne, le vicaire du Christ entre dans l’arène et défend la probité journalistique contre les imposteurs qui défigurent l’opinion. C’est une divine surprise (comme dirait l’autre). Le problème, c’est que les moyens qu’il propose non seulement ne sont pas à la hauteur de l’ennemi qu’il pourfend, mais, en vérité, sa démarche est contre-productive.

Les outils dont il dispose dans le combat qu’il veut mener contre les falsificateurs sont à la fois inoffensifs pour l’adversaire et dangereux pour la cause qu’il défend. Que dit le Pape ? « Aucune désinformation n’est inoffensive ». Autrement dit : toute désinformation est nocive. Et sous les rumeurs, sous les calomnies, sous les falsifications, il y a des esprits malins qui oeuvrent contre la vérité. Or, ces propositions sont acceptables par le complotiste, ou l’amateur de fake news imbu lui-même du sentiment de lutter contre la désinformation et les grandes manœuvres des médias dominants qui lancent rumeurs et calomnies pour faire taire les voix dissidentes… Mais le Souverain Pontife précise ensuite sa pensée, en affirmant (sic) que « l’antidote le plus radical au virus du mensonge est de se laisser purifier par la vérité… » Allez dire ça à un complotisteIl vous rira au nez. Pour une raison simple : « se laisser purifier par la vérité », c’est exactement ce qu’il a l’impression de faire en développant sa théorie ! Il ne s’agit pas de dire que le Pape parle le même langage que les falsificateurs. Dieu m’en garde ! Mais de dire que le discours sublime selon lequel c’est l’intime lumière purificatrice de la vérité qui nous rendra clairvoyants et généreux, et nous aidera à séparer le bon grain de l’ivraie… est, à mon avis, récupérable par le discours fétide selon lequel on nous cache tout, les médias nous mentent, les politiques sont tous pourris et, dans ce marais, quelques vaillants citoyens luttent, comme des lumières dans la nuit, au péril de leur réputation, pour la vérité que les puissants dérobent au peuple… Les deux ne disent pas la même chose, évidemment. Mais le 2nd ne voit pas le 1er comme un adversaire… Car l’un et l’autre ont en commun de croire en la lumière de la Vérité. L’un et l’autre cherchent un sens à ce monde, et refusent que les hasards ne soient que des coïncidences. Et comme aucun des deux discours ne se satisfait du réel, l’un et l’autre ont leurs martyrs, qui sont des martyrs de la foi, et que les supplices confortent dans le sentiment d’être dans le vrai. C’est la raison pour laquelle le Pape n’est pas un bon allié, en fait, dans la lutte contre la désinformation, car ces paroles, si sages et saintes soient-elles, sont aussitôt désamorcées par ceux qu’elles visent. C’est aussi la raison pour laquelle brandir la vérité contre la fake news me semble une mauvaise méthode. Parler de rigueur dans la captation de l’information, dans le sourçage de l’information, me semble être possible : une loi sur les fake news se rapproche dans cette perspective d’une loi sur la déontologie journalistique, qui n’est (peut-être) pas si loin de la charte que proposaient les Insoumis.

 

LVSL – N’y a-t-il pas une contradiction entre prêter aux individus une responsabilité comme vous le faites, et soutenir une loi qui leur indiquerait quels sites sont fiables et quels sites ne le sont pas ? N’ont-ils pas aussi la liberté de distinguer les sites fiables des sites non fiables ?

Je suis professeur et je crois profondément à la liberté des individus ; c’est la raison pour laquelle j’enseigne. Mais mon enseignement passe aussi par des recommandations, que je ne vois pas comme des entraves à la liberté de jugement de celui qui les reçoit. Je n’essaie pas de faire passer mon opinion, j’essaie d’inviter chacun à conquérir ou à construire une opinion qui soit vraiment la leur et qui ne soit pas celle qui vient d’un autre : c’est une condition de la liberté. Il n’est pas liberticide de faire valoir des compétences, ou de mettre à profit des compétences, pour indiquer qu’ils seront mieux servis dans tel endroit que dans tel autre. Vous êtes libres (quand vous en avez les moyens) d’aller dans une gargotte ou dans un grand restaurant ; quelqu’un qui sait la différence entre les deux est fondé à vous indiquer la chose ; vous pouvez librement ensuite choisir d’aller à l’un ou l’autre… En un sens, l’élève qui hésite entre la lecture du blog de Mélenchon et celle du Capital de Marx est dans la même situation que le client du restaurant.

Raphaël Enthoven ©Vincent Plagniol pour LVSL

LVSL – Il y a le professeur et la loi. La loi sur les fake news pourrait aller jusqu’à la fermeture de sites…

Je suis contre la fermeture de sites. J’étais même contre la fermeture de sites de désinformation sur l’IVG qui avaient fleuri à une époque ; des sites monstrueux, extrêmement bien faits, disant aux femmes qu’il était important de « prendre leur temps »… jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible d’avorter. J’étais contre leur interdiction : je voulais qu’un combat se mène à l’horizontale, et que d’autres sites les pointassent comme des sites de désinformation, en expliquant les raisons pour lesquelles ils sont des sites de désinformation. Il n’y a pas de contradiction là-dedans.

Prenons le Décodex, le décodeur du Monde. J’en ai discuté avec Samuel Laurent, et lui ai demandé de quel droit il pouvait labelliser des informations, et qui labellisera le labellisateur. C’est une question terrible et insoluble en démocratie. Qui vous met en situation de donner votre avis ? Qui vous donnera la légitimité de l’opinion que vous portez ? Il avait tout un arsenal de réponses sur les compétences journalistiques, le travail effectué, l’examen des méthodes, la neutralité dans la déconstruction des méthodes qui ne visait pas tel ou tel régime d’opinion, mais qui visait telle ou telle façon de faire. Il y a des éléments de réponse… mais c’est un débat crucial, fondamental : comment lutter contre les fake news sans s’approprier le vrai ? Sur cette question, il faut résister (quand on ne brigue pas les suffrages) à la tentation d’une réponse univoque.

 

LVSL – 3 ans après l’attentat à son encontre, Charlie Hebdo continue de déchaîner les passions. Souvent instrumentalisé, ce journal subversif et athée militant a été érigé en symbole national de la liberté d’expression. Trois ans après, l’expression “je suis Charlie” a -t-elle la même signification ? Comment analysez-vous les conflits qui se sont cristallisés autour de cette formule ?

Il y a un malentendu sur le « Je suis Charlie », parce que ceux qui ne sont pas Charlie font passer le « Je suis Charlie » pour un « j’adhère à Charlie », ou je « m’abonne à Charlie ». Or, ce n’est pas cela qui est en jeu. Il faut inlassablement revenir sur cette arnaque qui consiste à dire « vous êtes Charlie, alors vous approuvez Charlie ». Non. Le dessin de Riss qui représente Aylan [Aylan Kurdi, l’enfant retrouvé mort noyé sur une plage turque en septembre 2015] la tête dans le sable avec une affiche McDo « deux pour le prix d’un », celui qui représente Taubira en singe, même pour se moquer du rassemblement raciste du Front National, ne m’ont pas fait rire. Des tas de choses m’ont fait hurler de rire, d’autres ne m’ont pas fait rire du tout : mais c’est sans conséquence, je reste à jamais Charlie. Le fait d’être Charlie n’est absolument pas soumis à la qualité des dessins que l’on a sous les yeux. Être Charlie, c’est souscrire à ce que le journal représente, et non pas à ce qui est représenté dans le journal. Sur la base d’un malentendu, un tas de gens se disent de bonne foi qu’ils ne sont pas Charlie, et d’autres qui instrumentalisent cette confusion pour faire passer le fait d’être Charlie pour une adhésion à Charlie. Dissiper cette ambiguïté me semble une chose très importante, car c’est ajouter une nuance dans le débat.

Quant aux rassemblements « toujours Charlie », je ne comprends pas pourquoi « toujours Charlie » n’est qu’une opinion parmi les autres. Je ne vois pas comment on peut ne pas être « toujours Charlie » ou « à jamais Charlie »… Je ne comprends pas comment, si l’on postule qu’un citoyen est attaché à sa liberté, si l’on part du principe que l’assassinat de caricaturistes est une entame à la liberté de chacun, on peut ne pas être « toujours Charlie ». Il faut ne pas adhérer à cette idée pour ne pas être « toujours Charlie ». Ou alors il faut vraiment inscrire le « je suis Charlie » dans une ambition idéologique qui remonte aux calendes grecques, qui consisterait à écraser telle ou telle parole, ou à se faire les soutiers de l’islamophobie, pour justifier de n’être pas Charlie… ça n’a aucun sens ! Les gens qui ont voulu interdire la lecture publique de Charb [sa Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes] montrent juste qu’ils n’ont pas lu son texte. Son texte défend exactement toutes les causes au nom desquelles ils veulent en interdire la lecture.

 

LVLS – Votre présence active sur les réseaux sociaux vous vaut d’être régulièrement interpellé. Vous en avez d’ailleurs tiré un texte « Le Parti Unanime règne en maître sur Twitter et il tue le débat ». Comment conciliez-vous la dictature de l’immédiateté et l’inflation de polémiques générées par Twitter et la prise de distance nécessaire au regard critique du philosophe ou du professeur de philosophie ?

Un mot sur le « Parti Unanime ». Il s’agit, en fait, de la tyrannie de la majorité. La majorité n’est tyrannique que si le régime qu’elle entend exercer est un régime moral, et non pas un régime légal. Légalement, la majorité ne peut pas être tyrannique, légalement il est normal que la majorité gouverne. La majorité n’est tyrannique que lorsqu’elle veut faire prévaloir le convenable ; c’est en cela que l’on peut parler de tyrannie de la majorité, comme de « politiquement correct ». Le politiquement correct est un art, au nom du débat, qui consiste à faire taire l’opinion qui disconvient. « Tyrannie de la majorité », « politiquement correct », ne sont pas des oxymores, mais au contraire correspondent à une ambition morale très précise. En cela, le « Parti Unanime » n’est pas le parti d’une opinion unique, c’est le parti d’un mode de pensée unique. L’idée de ce Parti Unanime m’est venue quand j’ai pris des distances (trop tôt, d’ailleurs pour être entendu) avec « Balance ton porc » qui me semblait exposer, au nom de la libération de la parole, un risque d’enfermement des individus qui pouvaient être innocents, et mettre dans le même panier dragueurs et prédateurs (Haziza et Weinstein n’ont qu’un seul point commun, qui n’est sûrement pas celui d’être un prédateur sexuel…). Je n’ai pas aimé les amalgames que permettait « balance ton porc ». Je n’ai pas aimé que Nassira El Moaddem (qui dirige le Bondy Blog) s’indignât que Bernard-Henri Lévy dît que Frédéric Haziza n’avait rien à voir avec Harvey Weinstein et qu’elle y vît l’expression du communautarisme… Immonde et infalsifiable procès d’intention, qui donne au sentiment détestable que les juifs se protègent entre eux les contours flatteurs d’une lutte contre le communautarisme. En vérité, le « balance ton porc » me semblait devoir être tempéré par un « dénonce ton porc », et le régime de la justice légale me semblait devoir l’emporter sur les tribunaux populaires. Ce qui est banal.

Mais que j’aie tort ou raison, j’y voyais l’occasion intéressante d’en discuter. Or, c’est exactement ce dont les gens ont peur. Le problème d’une discussion, ce ne sont pas les interlocuteurs, mais ceux qui veulent à tout prix empêcher qu’elle ait lieu. Parmi ces gens figure le sinistre Julien Salingue, animateur de cette petite Pravda égarée dans un monde pluraliste, qu’on appelle Acrimed. Salingue est allé découper et extraire une formule (sur Nafissatou Diallo et DSK) dans un texte que j’avais écrit en 2011 sur l’affaire DSK, dans le seul but de montrer que j’étais aussi raciste que misogyne. C’est une falsification (un texte tronqué) que son auteur présente avec tout l’attirail de la probité philologique. Au scrupule de l’archiviste (qui a dû chercher longtemps) se mêle la désinformation du falsificateur qui tronque un texte en spéculant sur les bons sentiments de ceux qui n’en liront que ce morceau. Quel est le but ? Interdire le débat en disqualifiant l’interlocuteur. Disqualifier l’interlocuteur au mépris de toute rigueur, jeter l’opprobre sur Lui, quitte à perdre soi-même son honneur, pour échapper aux questions qu’il pose. Ainsi fonctionne le Parti Unanime. Mais ce mode de fonctionnement est vieux comme l’envie… Dans Zadig de Voltaire, le héros babylonien compose un jour, sur une tablette, un poème à la gloire du roi ; or, la tablette se brise, et laisse voir le contraire, puisqu’on y lit : « Par les plus grands forfaits, Sur le trône affermi / Dans la paix publique / C’est le seul ennemi ». Le roi pense que ces vers sont dirigés contre lui : Zadig est emprisonné, et l’envieux qui a dérobé la tablette refuse de restituer l’autre moitié. Heureusement, on la retrouve enfin et on recompose la tablette ; les deux derniers vers prennent ainsi un tout autre sens : « Par les plus grands forfaits, j’ai vu troubler la terre. Sur le trône affermi le roi sait tout dompter. Dans la publique paix l’amour seul fait la guerre : c’est le seul ennemi qui soit à redouter. » Il s’agit en réalité d’un éloge du roi. Il s’est passé exactement la même chose avec la falsification de mon texte – toutes proportions gardées – par le tenant du Parti Unanime. C’est une falsification de la parole sous couvert d’un examen plus approfondi de cette parole.

Ce qui est intéressant n’est pas mon cas, mais de comprendre à quel point un espace qui se vit comme un espace de dialogue est en réalité un espace de censure dirigée contre une opinion que l’on veut faire taire, car elle ne va pas dans le sens de l’idée qu’une foule se fait de ce qu’il convient de penser. Ce régime qui, sous couvert de certitude, pratique la censure, est extrêmement répandu sur Twitter qui pourtant célèbre la liberté… Or, pour que la liberté ne soit pas un vain mot (mais le risque délibérément assumé par des gens qui ne redoutent ni de se tromper ni de changer d’avis), encore faut-il que les gens soient honnêtes et surtout, courtois. Rien ne manque plus à Twitter que la civilité (dit l’homme qui insulte pêle-mêle tous les abstentionnistes…). Ou le vouvoiement. Car le vouvoiement (qui est un apprentissage de la distance) est peut-être la meilleure façon de conduire d’une opinion qu’on brandit à un argument qu’on propose.

Les gauches européennes tentent de converger à Marseille

Les 10 et 11 novembre, des participants de 80 organisations syndicales et politiques de plus de 30 pays étaient à Marseille pour un Forum européen des gauches européennes. Deux jours de débats à l’initiative du Parti de la Gauche Européenne (PGE) qui fait dialoguer des formations diverses ; l’occasion pour LVSL d’interroger certains de leurs représentants.

Pendant deux jours, des partis communistes ou d’affiliation marxiste comme le PCF ou le PTB croisaient représentants de Podemos, du Bloco de Esquerda, Syriza, Diem25 (formation de l’ancien ministre démissionnaire grec Varoufakis) et représentants de la gauche de la sociale démocratie. A noter, un grand absent : la France insoumise de Jean Luc Mélenchon, pourtant député de Marseille et présent dans la cité phocéenne ce weekend.

L’objectif affiché du Forum était de dégager des lignes de convergence communes aux gauches en Europe pour s’organiser contre la domination du consensus libéral. Une mission compliquée du fait d’un manque structurel de coopération politique efficace des forces antilibérales sur le vieux continent et alors que les gauches semblent plus que jamais divisées quant à la stratégie à adopter face à l’Union européenne.

Le modèle revendiqué de l’initiative est le forum de São Paulo qui dans les années 1990 avait su faire converger des forces diverses en Amérique latine contre l’ordre néolibéral. Une perspective qui sera difficile à atteindre. Ces forums – auxquels on peut ajouter celui du Plan B qui se tenait récemment à Lisbonne initié par les forces populistes de gauche – restent encore peu médiatisés et souffrent souvent de manque de débouchés. Il s’agit pourtant de lieux importants d’échanges d’idées et ils témoignent en filigrane de l’état des gauches européennes.

Deux ans après, la crise grecque toujours source de divisions

Il est désormais évident que la séquence politique de mai 2015 ayant conduit à la capitulation forcée du gouvernement grec face à l’Union européenne a durablement établi une nouvelle ligne de fracture dans les gauches européennes. On peut pour s’en convaincre comparer le Forum de Marseille à une initiative passée, celle du Forum européen des alternatives de 2014, quelques mois avant le référendum grec. Étaient alors présents non seulement Jean Luc Mélenchon mais aussi Zoé Konstantopoulou, à l’époque Présidente du Parlement grec et aujourd’hui l’une des opposantes au gouvernement Tsipras. Les choix faits par le gouvernement grec et l’incapacité à faire collectivement barrage à la politique brutale des créanciers de la Grèce par la gauche de l’époque ont conduit à une situation de division durable des forces anti-austérité.

Marc Botenga, responsable Europe du PTB à la table de son parti

Cependant, un certain nombre de participants ne comprennent pas l’absence du leader de la France insoumise alors que des membres de Podemos ou du Bloco de Esquerda sont présents, et que ces mouvements sont aussi impliqués avec la FI aux sommet du plan B. Pour Anne Sabourin, coordinatrice de l’événement, la FI « fait partie de la même famille politique » et son absence « l’isole de partenaires indispensables ». Ce boycott peut être interprété comme une volonté d’afficher une radicalité sur la question européenne, mais pour l’organisatrice du forum « il ne s’agit pas de coalition électorale, mais de convergences concrètes sur des campagnes qui engagent collectivement les participants. »

Il y a quelques semaines, lors d’un voyage en Grèce le leader de la France insoumise avait déjà consciencieusement évité de rencontrer le parti Syriza au pouvoir tout en affichant son soutien à Zoe Konstantopoulou, une des opposantes de gauche au gouvernement. Irrité, le secrétaire général de Syriza présent à Marseille charge : « la division des forces anti-austérité serait le tombeau de la gauche en Europe ».

À l’occasion de son déplacement en Grèce, Jean-Luc Mélenchon a par ailleurs vivement critiqué le fonctionnement du Parti de la Gauche Européenne et du groupe de la GUE-NGL au Parlement européen dont il était membre avant son élection à l’Assemblée nationale. Jugeant que ces organes au fonctionnement confédéral sont trop hétérogènes et manquent de visibilité politique, il a rappelé que si le Parti de Gauche en était membre, ce n’est pas le cas de la France insoumise. Le député des Bouches-du-Rhône a donc affiché une volonté de distanciation.

Ce qui se joue en toile de fond est l’émergence souhaitée par la France Insoumise d’une gauche populiste européenne structurée. Car, pour l’instant, la radicalité de Jean-Luc Mélenchon n’est pas la ligne dominante parmi les gauches européennes. Au Parlement européen, le poids d’organisations qui optent pour un discours prônant le changement profond de l’Union européenne (comme Die Linke en Allemagne) domine sur les tenants de la rupture et du “plan B”.

Elefteria Angeli, représentante de la jeunesse de Syriza

Néanmoins, pour Elefteria Angeli, représentante de la jeunesse de Syriza « ce Forum est le début d’un dialogue productif sur ce qui doit changer en Europe. Je prends l’exemple de l’organisation de jeunesse de Syriza pour laquelle je parle, qui est une organisation marxiste : nous parlons de construire le socialisme au 21e siècle. Cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas ouverts à la discussion avec des organisations qui n’ont pas cela comme valeurs centrales. On doit garder des lignes rouges comme sur la dette publique par exemple. Mais il faut aussi penser à tout ce qu’on a en commun avec des organisations qui s’opposent à l’austérité. »

À l’évidence, faire travailler ensemble ces deux courants est de plus en plus compliqué, mais pour Marisa Mathias, députée européenne portugaise du Bloco de esquerda, “Il ne faut pas faire des collectifs factices car il y a des choses différentes et qu’on ne partage pas. Mais ce n’est pas un problème, il faut se concentrer sur ce qui nous rassemble. Je suis portugaise, nous avons une expérience du gouvernement qui démontre qu’il n’y a aucune contradiction entre identité et convergence politique. On doit essayer cela à tous les niveaux de notre action politique. Il y a plusieurs mouvements au niveau européen, il faut voir ce qu’ils apportent et on ne doit pas construire des murs entre les mouvements, ils ont des natures différentes. On doit être engagés dans tout ce qui peut ajouter quelque chose.”

Quelles convergences stratégiques entre partenaires hétérogènes ?

La question des convergences stratégiques et des formes qu’elles doivent adopter reste donc ouverte. Car si tous s’accordent sur la nécessité d’une réponse concertée au consensus néolibéral européen, les priorités dictées par les contextes nationaux ne sont pas partout les mêmes.

Pour Marc Botenga, responsable Europe du Parti du travail de Belgique « quand on parle aux travailleurs de Belgique on voit qu’ils veulent une rupture. Comme l’establishment européen est uni, il doit y avoir selon nous des luttes européennes pour repartir d’une feuille blanche avec les traités européens. »

Un point de vue qui serait certainement nuancé par certains participants au forum, et notamment par les  membres du “Progressive Caucus”, un jeune espace de discussion qui regroupe au Parlement européen certains sociaux-démocrates de gauche, verts et membres de la GUE/NGL.

Marisa Matias du Bloco de Esquerda aux cotés  d’Emmanuel Maurel lors d’un atelier sur le libre-échange

Pour Emmanuel Maurel, eurodéputé PS membre du Progressive Caucus et présent à Marseille, « les convergences existent en vérité. Prenons l’exemple du Parlement européen : sur 80% des sujets importants, on a des convergences entre la GUE-NGL, les Verts et une partie du groupe social-démocrate. » tout en ajoutant : « Je dis bien une partie des sociaux-démocrates, car évidemment ce courant est traversé par de sérieuses contradictions. Mais disons quand même qu’une partie continue à croire en la transformation sociale et renoue avec une critique du système capitaliste. Si organisationellement on n’en voit pas le résultat c’est d’abord qu’il y a une tradition d’éclatement à gauche qui se justifie souvent historiquement, mais compte tenu de l’urgence le mieux est tout de même de travailler à des convergences. »

Il semble difficile aux acteurs de s’accorder sur une conception commune du projet européen, mais des luttes concrètes montrent pour eux qu’il est possible d’avancer. C’est en tout cas ce que pense le responsable du PTB : « Je prends souvent l’exemple des dockers européens qui, dans les luttes, ont su agir de concert, de même lors du mouvement contre le TTIP. De ces luttes naîtront l’alternative. », avant d’ajouter qu’en l’état actuel il n’était pas envisageable en Belgique de pactiser avec des verts et des sociaux-démocrates qui soutiendraient le projet européen actuel.

Ce besoin de convergence semble d’autant plus pressant pour les forces politiques de gauche des « petits pays » de l’Union. Car dans l’éventualité de leur arrivée au pouvoir, la possibilité d’imposer un rapport de force favorable avec les institutions européennes serait alors compliquée « nous savons qu’en Belgique, si nous sommes seuls, nous n’arriverons pas à changer fondamentalement les choses dans toute l’Europe. C’est pourquoi nous voulons changer le rapport de forces. Certaines problématiques sont simplement inenvisageables au niveau national, comme celle du climat. » estime Marc Botenga.

Si une initiative comme le Forum de Marseille propose un espace de dialogue salué par les participants, la seule bonne volonté n’est pas suffisante pour agréger des forces politiques aussi diverses et développer des actions communes. Pour beaucoup le travail ne doit pas être fait à l’envers, et devrait d’abord s’axer sur les propositions plutôt que sur la démarche de création d’une structure ex-nihilo. Un défi que devront maintenant relever les forces du forum de Marseille d’ici le prochain rendez-vous annoncé pour 2018 : passer du constat à l’action commune. Une coordination ad hoc a été mise en place pour préparer des campagnes d’action commune et établir un forum permanent.

En 1889, il y a plus de 100ans, la IIe internationale était capable d’imposer le 1er mai comme fête du travail partout dans le monde avec la revendication de la journée de 8 heures. Cette initiative partait alors de deux postulats : l’existence d’un intérêt commun à tous les travailleurs et la conscience de la nécessité d’une organisation unitaire pour le défendre sur des bases offensives.

Les situations sont évidemment différentes. Les modes d’actions doivent être actualisés. Et bien que nous soyons dans l’Europe de la libre circulation et de la communication, il reste pourtant difficile pour ces forces de s’accorder sur de simples campagnes communes réalisées a minima. Cela montre que l’identification de revendications à portée majoritaire, fondées sur des intérêts politiques partagés par les travailleurs européens, devrait précéder l’instauration d’un cadre prédéfini.

Pour de nombreuses organisations, et en l’absence de perspectives réelles, il est plus tentant de se concentrer sur le contexte national et de se contenter d’adopter des positions qui font office de marqueurs politiques. Cette politique de l’autruche décrédibilise les forces anti-austérité, en éludant la question des moyens de mise en œuvre de leur programme. L’ordo-libéralisme européen bloque tout horizon politique, et c’est bien ce mur qu’il faudra casser dans l’imaginaire politique collectif pour convaincre les peuple de la viabilité et de la faisabilité d’un projet social.

Quelle stratégie européenne pour la gauche ?

©Sam Hocevar. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Alors que le CETA est entré en application et que le président Macron a dévoilé ses perspectives de réforme de l’UE, la contestation de l’Europe néolibérale semble faire du surplace. Si la renonciation d’Alexis Tsipras, encore dans toutes les têtes, est unanimement rejetée, deux visions différentes semblent fracturer les forces de gauche entre tenants de la renégociation des traités européens et ceux prêts à en sortir. Quelle crédibilité accorder aux propos de Yanis Varoufakis ou au plan B soutenu par Jean-Luc Mélenchon ? Surtout, comment articuler les efforts de toute la gauche du continent pour mettre en place un modèle alternatif ? A l’heure où le gouvernement français veut restreindre la souveraineté nationale et ses attributs et où le FDP et la CSU allemands refusent toute forme de solidarité, l’avenir de l’Europe est plus que jamais crucial.

L’impact de l’Union Européenne sur la vie du demi-milliard de citoyens qui y vivent est désormais largement connu : libre-échange sauvage au sein du marché commun et via les accords bilatéraux avec des pays étrangers (CETA, TAFTA, JETA…), politique agricole commune encourageant la surproduction industrielle pour gonfler les exportations et réduire les coûts d’approvisionnement des distributeurs, droits sociaux rognés dans tous les sens, austérité de gré ou de force, privatisations et ouverture à la concurrence obéissant à une logique dogmatique qui n’apporte rien de positif sinon des profits pour quelques uns. Face à un tel bilan, la réponse de la gauche ne peut être que le rejet de cette entité technocratique qui se veut la pointe avancée du néolibéralisme.

A ce titre, il est jouissif de constater l’effondrement des forces “social-démocrates” (Pasok grec, PS, SPD allemand , SDAP néerlandais, restes blairistes du Labour britannique…) sur tout le continent après qu’elles ont soutenu de telles politiques depuis plusieurs décennies. Mais la transformation rapide et heureuse des paysages politiques nationaux en faveur de structures renouant avec les fondamentaux de la gauche, qu’ils s’en réclament ou non, demeure inutile tant qu’un certain nombre d’institutions – Commission Européenne, BCE, ECOFIN, Parlement gangrené par les lobbys et les arrangements de partis – continuent de dicter les conditions dans lesquelles les politiques nationales peuvent être menées. Le Président de la Commission Européenne Jean-Claude Juncker, lui-même “élu” par arrangement des puissants, n’a jamais caché cette réalité, la résumant avec un étonnant cynisme par la formule : “il ne peut y avoir de choix démocratiques contre les traités européens”.

“En jouant sur leur détestations réciproques, la droite radicale et les néolibéraux se sont mutuellement renforcés en asséchant progressivement une gauche intellectuellement exsangue.”

Bien sûr, il est aisé de critiquer un organe politique aussi pourri que l’Union Européenne, le confronter sur tous les terrains et proposer une alternative viable est autrement plus difficile et beaucoup s’y sont cassé les dents, Alexis Tsipras en particulier. Jusqu’ici, une certaine paresse intellectuelle a conduit la gauche à refuser de creuser ces questions et préférer se rattacher à des mots d’ordre aussi creux que “démocratisons l’Europe” ou “l’Europe sociale” sans intention de remettre en cause les fondements mêmes de l’UE. Durant les 2 ou 3 dernières décennies, les partis de gauche classiques ont usé de ce discours à l’outrance sans progresser sur un quelconque point, si ce n’est celui de l’inventivité novlinguistique.

Autant de temps perdu et de déceptions accumulées qui ont nourri les forces de droite radicale aujourd’hui aux portes du pouvoir, fortes d’un discours nationaliste simpliste qui fait l’économie des nuances et des subtilités des questions socio-économiques et environnementales. En jouant sur leur détestations réciproques, la droite radicale et les néolibéraux se sont mutuellement renforcés en asséchant progressivement une gauche intellectuellement exsangue.

Le rapport de force actuel en Europe est favorable à nos adversaires puisqu’ils construisent leur monde en opposition les uns par rapport aux autres : la Fidesz de Viktor Orban et le PiS polonais se nourrissent de la détestation légitime de l’UE tandis que Macron et le Parti Démocrate italien ne tiennent que par des “fronts républicains” brinquebalants dénonçant le populisme pour mieux légitimer la technocratie antidémocratique. Le cas du Brexit constitue d’ailleurs un excellent contre-exemple, dans la mesure où la droite radicale, voyant son premier adversaire disparaître du jour au lendemain, s’est retrouvée en manque de haine et confrontée à une réalité inattendue.

Pour l’heure, la position de la gauche sur la question européenne n’est pas claire et divise ses propres rangs. Quelle est la bonne stratégie pour forcer la main à l’adversaire et fédérer un engouement suffisamment large pour rompre le fatalisme et la résignation ? Dans la montagne de propositions pondues par les thinks tanks et les hommes politiques, peu méritent que l’on retienne leur attention. Ici, il s’agit revenir sur les propos classiques de démocratisation de l’Europe, les projets de Yanis Varoufakis et la question centrale du “Lexit” (ndlr: “left-exit”, une sortie de l’Union Européenne sur un projet de gauche).

Les solutions classiques discréditées

Durant les dernières décennies, le discours de la “gauche de gouvernement” s’est concentré sur la revendication de démocratisation des instances européennes, en particulier le Parlement Européen, organe d’avalisation des décisions de la Commission et du Conseil européen depuis sa création en 1979. Les avancées réalisées sur cette question se sont révélées extrêmement minces, comme en atteste le registre des lobbyistes à Bruxelles et à Strasbourg qui n’est que facultatif. L’organisation de la procédure législative européenne demeure extrêmement dominée par la Commission Européenne sur laquelle l’organe strasbourgeois ne dispose que d’un droit de censure qui n’a jamais été utilisé.

“La très grande majorité des propositions de lois émanent en réalité des fonctionnaires de la Commission dans des conditions d’opacité totale, et sous une influence profonde des lobbys industriels.”

Au mieux le Parlement peut-il proposer à la Commission de légiférer sur un sujet, ce qui ne comporte aucun caractère contraignant et de telles situations sont rares. Dès lors, le Parlement européen ne peut que se contenter de retoucher les textes proposés par le travail commun de la Commission et du Conseil de l’Union Européenne (réunion des ministres nationaux relevant des mêmes thématiques) ou éventuellement de les bloquer. Lorsque l’on sait que l’intervention d’un député européen est plafonnée à 1 minute et que l’absentéisme est élevé, on mesure à quel point le Parlement européen est loin d’être l’espace de débat démocratique qu’il est censé être. Ainsi, ce sont les ministres et les commissaires non élus qui sont à l’origine de la quasi-totalité de la production législative de l’Union.

Etant donné les disparités des calendriers électoraux nationaux et la complexité des sujets, la très grande majorité des propositions de lois émanent en réalité des fonctionnaires de la Commission dans des conditions d’opacité totale, et sous une influence profonde des lobbys industriels. Le cas des accords de libre-échange est encore plus scandaleux puisqu’ils sont négociés dans le secret absolu par des négociateurs choisis par la Commission et que le Parlement Européen est mis devant le fait accompli un fois l’accord rédigé, ne pouvant plus l’amender.

Même en supposant qu’il existe un Parlement européen élu avec une forte participation dans tous les pays membres, dans le cadre de véritables campagnes démocratiques, ce qui est on ne peut plus éloigné de la réalité, les équilibres internes du Parlement sont conçus pour favoriser le consensus néolibéral : les partis politiques nationaux se rassemblent au sein de groupes parlementaires européens qui ne représentent une cohérence idéologique que très limitée. Ainsi, les partis à la droite de l’échiquier politique se regroupent dans le Parti Populaire Européen (PPE) et votent en bloc sur tous les sujets tant que les accords tacites entre leaders nationaux sont tenus. La Fidesz de Viktor Orban, qui ne doit sa qualification de parti de droite qu’à l’existence du parti néo-nazi Jobbikéchange sa participation au PPE, nécessaire pour faire tenir la majorité en place, contre l’indulgence de l’UE sur la politique intérieure du gouvernement hongrois qui est pourtant en effraction notoire avec les principes démocratiques contenus dans les traités européens.

La création de listes transnationales, souhaitée par Emmanuel Macron, ne consisterait alors qu’à présenter devant les électeurs européens ces alliances partisanes hétéroclites derrière des étiquettes vides de sens dans les différents cadres politiques nationaux. De même, face à la forte présence des mouvements nationalistes dans l’hémicycle strasbourgeois depuis 2014, le schéma de la Grande Coalition, incarnation même d’une supercherie démocratique, a été mis en place pour garantir une majorité systématique jusqu’aux prochaines élections européennes. Ajoutons à cela un mode d’élection qui donne aux petits Etats, notamment les paradis fiscaux de Malte, Luxembourg ou Chypre, une représentativité considérable et l’on comprend pourquoi les textes sur la lutte contre l’évasion fiscale sont systématiquement bloqués.

“Comme le déclarait Yanis Varoufakis, la proposition de Thomas Piketty ne ferait que légitimer les politiques d’austérité en leur conférant un vernis démocratique, ce qui était peu ou prou le plan de l’ancien ministre des finances allemand, Wolfgang Schaüble.”

Au vu de l’impuissance notoire du Parlement Européen, on n’ose imaginer à quoi ressemblerait le Parlement de la zone euro de Thomas Piketty. Compte tenu de la tendance de la “gauche de gouvernement” à former des grandes coalitions avec la droite pour modifier quelques virgules de textes, l’austérité ne serait certainement pas mise en défaut de sitôt, si l’on se base sur ses estimations et les espoirs de Benoît Hamon d’une victoire de Martin Schulz aux élections allemandes en septembre dernier. En revanche, la mise en place d’un tel organe ne pourrait être acceptée par l’Allemagne qu’à une condition : celle du transfert de toutes les compétences budgétaires des Etats membres de la zone euro vers ce Parlement, afin de mettre fin aux marges de manoeuvre nationales pour reporter les programmes d’austérité tant souhaités par la CDU-CSU et le FDP allemands. Comme le déclarait l’économiste et ancien ministre grec des finances Yanis Varoufakis au terme d’un débat en France, la proposition de Thomas Piketty ne ferait que légitimer les politiques d’austérité en leur conférant un vernis démocratique, ce qui était peu ou prou le plan de l’ancien ministre des finances de Mme Merkel, Wolfgang Schaüble.

Ainsi, les propositions de démocratisation des instances européennes qui se contente de conférer plus de pouvoir au Parlement Européen sont quasi-inutiles tant que la BCE demeure indépendante, que la Commission Européenne demeure aussi opaque et que le droit d’initiative citoyenne est tant limité. Surtout, de telles propositions nécessiteraient de franchir un nouveau palier d’intégration européenne en faveur d’une hypothétique démocratisation d’organes justement conçus pour ne pas l’être. Pour le futur proche, le cadre national demeure donc sans nul doute le cadre d’expression populaire le moins imparfait.

Les contradictions de Yanis Varoufakis et de Diem25

Économiste reconnu et ancien ministre des finances grec durant les 6 premiers mois du gouvernement Tsipras, Yanis Varoufakis s’est imposé comme l’un des critiques les plus reconnus de l’UE depuis sa démission après le non-respect du référendum “OXI” (ndlr: OXI signifie non en grec, choix exprimé par 61% des électeurs vis-à-vis du mémorandum d’austérité de la Troïka) de Juillet 2015. Désormais à nouveau enseignant à la London School of Economics, il publie Adults in the Room (Conversation entre adultes en français) pour dévoiler les coulisses des négociations européennes de 2015. Yanis Varoufakis a créé un mouvement dénommé Diem25 pour “démocratiser l’Europe”. Partant du constat de l’échec des revendications traditionnelles et rejetant l’option du “Lexit”, il propose une stratégie hybride de désobéissance concertée aux traités européens et d’indifférence aux menaces d’exclusion des institutions européennes. Cette proposition en apparence alléchante pour répondre à la division des gauches européennes sur cette question souffre pourtant d’importantes faiblesses. 

L’éventualité de la sortie n’est jamais évoquée de manière cohérente : Varoufakis et son mouvement se prononcent effectivement contre, considérant que des référendums de sortie ne peuvent qu’être monopolisés par les droites dures qui en profiteraient pour appliquer leur programme nationaliste. Ce faisant, il convainc les instances européennes de sa préférence pour l’UE plutôt que pour la sortie de celle-ci, ce qui ne manquera pas d’affaiblir considérablement sa position dans les négociations.

L’Eurogroupe, la BCE et les instances politiques de l’UE n’auraient pas intérêt à céder aux demandes de leurs adversaires si ceux-ci ne sont pas prêts à remettre en cause leur appartenance aux institutions européennes. Malgré la primauté juridique des institutions européennes sur de larges pans de l’économie et de la politique des Etats-membres, les dissidents acquis au programme de Diem25 n’auraient qu’à répondre par la continuité de leur désobéissance. C’est alors que le réel rapport de force débuterait : si les “rebelles” disposent d’un poids important dans la zone euro ou dans l’UE en général – suivant le type de politiques combattues – il est possible de faire céder les organisations européennes sur bon nombre de points et d’obtenir une avancée, même partielle.

Mais si la désobéissance se cantonne à quelques villes, quelques régions ou à un ou deux Etats faibles de l’UE, l’asymétrie de puissance demeurera considérable et les mesures prises par les organes européens forceront le retour à la table des négociations. C’est la situation qu’a connu la Grèce : après avoir refusé pendant 6 mois de se soumettre aux diktats de la Troïka, elle s’est retrouvée à cours d’argent et un contrôle des capitaux a été imposé par la BCE. La Grèce a été forcée de choisir entre sortie de la zone euro et obéissance aux politiques néolibérales. La position de Varoufakis est alors plus ambigüe que jamais : dans son dernier livre, il considère la sortie préférable à la soumission mais se refuse en à parler – tout comme Syriza avant les élections de 2015 – afin de faire porter la responsabilité de l’exclusion sur l’UE. Si la sortie est une option envisageable, pourquoi ne pas la brandir comme menace dans les négociations ? Pourquoi ne pas être parfaitement clair avec le peuple et le préparer à cette éventualité ?

Evidemment, Diem25, comme n’importe quel David opposé à un Goliath, est optimiste. L’objectif du mouvement est de créer un front d’opposition à l’Europe néolibérale transcendant les appartenances partisanes, une organisation qui soit suffisamment mobilisatrice pour “créer un demos européen” au lieu de se résigner à utiliser seulement les structures nationales dans la lutte. On ne peut que souhaiter la réussite de Diem25 dans sa volonté de concrétiser le vieux rêve d’un internationalisme européen, au moins temporaire, permettant de transformer l’UE et la zone euro. Si le mouvement y parvenait, il s’agirait du plus grand bouleversement politique sur le vieux continent depuis la chute des régimes communistes autoritaires en 1989.

“Il est impossible de bâtir une stratégie de transformation radicale de l’Europe en espérant vainement un alignement des astres dans une majorité de pays européens, qu’il s’agisse de l’arrivée simultanée de gouvernements de gauche radicale au pouvoir ou du soulèvement d’un peuple européen espéré par Diem25.”

Toutefois, les mouvements anti-TAFTA, anti-CETA ou autres sont demeurés faibles malgré la popularité de leurs positions dans les populations. Le dernier mouvement étant parvenu à une puissance notable à l’échelle européenne était le Forum Social Européen et cela commence à dater. Dans une union plus divisée que jamais et avec très peu sinon aucun relais au sein des mouvements sociaux et des partis dans les cadres nationaux – Diem25 ne souhaite pas s’associer à des formations politiques pour rester ouvert à tous – on est en droit d’être sceptique sur les chances de succès du mouvement. Surtout, il est étrange d’entendre un tel discours de la part de Yanis Varoufakis, personnage flamboyant qui ne se réfère presque jamais au peuple grec dans son livre, donnant à penser que les tractations bruxelloises n’étaient qu’une partie d’échecs entre puissants alors que l’austérité, les privatisations, la destruction du droit du travail et la récession ont eu des conséquences bien réelles sur des millions d’individus.

De même, Syriza, n’a pas non plus appelé à une mobilisation de soutien en Europe alors même que le continent entier a vécu au rythme de la confrontation gréco-européenne pendant 6 mois. Les ambitions personnelles de Tsipras et de Varoufakis et leur distance manifeste avec le peuple grec sont justement l’exemple même de ce qu’il ne faut plus faire.

Ainsi, la stratégie de Diem25, basée sur un internationalisme utopiste hérité du 19ème siècle, fait largement fi de la – triste – réalité des rapports de force. Etant donné la difficulté pour la gauche radicale de remporter les élections dans un seul pays européen – la Grèce et le Portugal étant les seuls exemples et leurs résultats plus que mitigés – il est impossible de bâtir une stratégie de transformation radicale de l’Europe en espérant vainement un alignement des astres dans une majorité de pays européens, qu’il s’agisse de l’arrivée simultanée de gouvernements de gauche radicale au pouvoir ou du soulèvement d’un peuple européen espéré par Diem25. L’éventualité d’une sortie de l’Union Européenne ou de la zone euro doit donc être considérée sérieusement.

Le “Lexit”, point de discorde

Malgré les effets désastreux de la construction européenne sur la démocratie, les droits des travailleurs, les systèmes de protection sociale, les services publics ou l’agriculture, l’option de la sortie des traités européens fait figure de tabou à gauche alors que les populations y sont de plus en plus enclines et que la réalité oblige à l’envisager en cas d’échec des volontés de renégociation. Toute ambiguïté ou toute déclaration légèrement “eurosceptique” est systématiquement clouée au pilori par les médias dominants et les donneurs de leçons désavoués depuis des lustres. Alors pourquoi la gauche s’interdit-elle encore de penser le “Lexit”, non comme fin en soi, mais comme une éventualité préférable à la prison austéritaire et ultralibérale qu’est l’UE ?

Les arguments sont connus : l’UE aurait apporté la paix sur un continent ravagé par deux guerres mondiales et des millénaires de combat, y renoncer signifierait aider les nationalistes dangereux qui sont déjà aux portes du pouvoir. Yanis Varoufakis, comme beaucoup d’autres, explique d’ailleurs son refus de cautionner un “Lexit” par le fait qu’une campagne de sortie de l’UE dans le cadre d’un référendum national serait automatiquement dominée par les forces réactionnaires et nationalistes. Une telle affirmation est un aveu d’impuissance et de lâcheté absolu : si l’extrême-droite parvient obligatoirement à bâtir son hégémonie idéologique sur ce sujet, la gauche n’a plus qu’à vendre des réformes de l’UE auxquelles plus personne ne croit et à soutenir les néolibéraux par “front républicain”.

Si la sénilité intellectuelle de la gauche l’empêche de concevoir ce risque pour parvenir à respecter ses engagements de démocratie et d’harmonie sociale et environnementale, l’ordolibéralisme s’appliquera sans fin jusqu’à ce que la cage de fer soit brisée par la haine nationaliste et  la rengaine xénophobe. Se refuser à lutter contre l’extrême-droite dans les référendums en lui préférant toujours l’oligarchie néolibérale “ouverte” revient à reconnaître la victoire irréversible de ces deux courants sur la scène politique.

Il est possible d’avoir une critique radicale de l’Europe, jusqu’à la sortie, et ne pas laisser de terrain à la droite radicale. Le référendum français de 2005 a prouvé que cela était possible, cette victoire n’a pas été uniquement celle des haines racistes. Le Brexit est en train de faire éclater au grand jour l’incompétence et l’irresponsabilité du UKIP et de l’aile droite du parti conservateur. Ces derniers fuient les responsabilités, cherchent d’autres boucs émissaires et prônent un monde toujours plus inégalitaire et antidémocratique. En face, une alternative s’est imposée en un temps record et les Britanniques la plébiscitent toujours davantage : celle du Labour de Jeremy Corbyn. Au Royaume-Uni, c’est bien le Brexit qui a achevé la droite radicale et fait renaître l’espoir.

“L’extrême-droite se nourrit des renoncements, des peurs et du désir égoïste de préserver – avec un certain chauvinisme – ce qui peut l’être. Face à cela, un “Lexit” propose une sortie par le haut de la prison ordolibérale qui a des chances de conquérir le vote des sceptiques.”

D’aucuns mettront en avant les conséquences économiques néfastes : celles-ci s’expliquent entièrement par la politique désastreuse du parti conservateur et du New Labour. Si le gouvernement britannique s’était préoccupé de la sauvegarde de l’industrie et de sa modernisation par des investissements conséquents dans les usines menacées et la recherche et développement, la productivité moyenne du Royaume-Uni ne serait pas la plus faible parmi les pays développés. Au lieu de cela, les gouvernements Thatcher, Major, Blair, Brown, Cameron et May n’ont fait qu’encourager la destruction du secteur secondaire, le jugeant archaïque et trop peu rentable, pour développer une économie de bulle immobilière, de petits boulots précaires dans les services et une industrie financière toujours plus prédatrice.

Une structure économique aussi fragile est un château de cartes, il est en train de s’effondrer. Bien sûr, un choc économique important est à envisager à court-terme chez les autres Etats mettant en oeuvre une sortie. Il y a même de grandes chances que celui-ci soit inévitable. Mais nous sommes à la croisée des chemins : ou de nouvelles bulles financières éclatent, nos entreprises industrielles disparaissent les unes après les autres et la misère et la colère rance explosent, ou bien nous décidons d’engager une reconstruction de notre Etat, de nos services publics et de notre économie sur des bases saines, en offrant à la population une raison de se fédérer en peuple pour bâtir un avenir meilleur.

Au vu de la demande pour un changement politique radical et de l’inévitabilité de la détérioration socio-économique, environnementale et démocratique dans un scénario de prolongement du statu-quo, il est suicidaire de ne pas avoir le courage d’assumer le risque d’une éventuelle sortie devant les électeurs. L’extrême-droite se nourrit des renoncements, des peurs et du désir égoïste de “préserver” – avec un certain chauvinisme – ce qui peut l’être. Face à cela, un “Lexit” propose une sortie par le haut de la prison ordolibérale qui a des chances de conquérir les votes des sceptiques si la campagne est menée avec honnêteté et sérieux.

“L’appui de millions d’européens, peu importe leurs affiliations politiques, sera un atout décisif dans le rapport de force avec les forces néolibérales et réactionnaires, qui pourra servir de tremplin à la construction d’une Europe alternative dans le cas d’un échec des négociations et d’un “Lexit”.”

Bien sûr, le “Lexit” ne doit pas être une fin en soi, seulement un joker absolu dans le face-à-face avec l’oligarchie bruxelloise. Si les négociations ne donnent pas des résultats suffisants sur la lutte contre le pouvoir des lobbys, la convergence fiscale, sociale et environnementale ou la fin de l’austérité, le “Lexit” sera la carte à abattre. La désobéissance civile prônée par Diem25 est évidemment à mettre en oeuvre, mais elle ne peut servir de solution de long-terme. Quant à un mouvement populaire de contestation pan-européen, il s’agit d’une priorité pour construire l’Europe alternative que nous revendiquons depuis si longtemps. L’initiative de Diem25 doit être appuyée malgré la personnalité ambigüe de Yanis Varoufakis. Tout mouvement de gauche radicale arrivant au pouvoir doit appeler à serrer les rangs derrière toutes les organisations à même d’aider à la réussite d’un projet de réforme radicale de l’UE.

L’appui de millions d’européens, peu importe leurs affiliations politiques et le gouvernement en place dans leurs pays, sera un atout décisif dans le rapport de force avec les forces néolibérales et réactionnaires, qui pourra servir de tremplin à la construction d’une Europe alternative dans le cas d’un échec des négociations et d’un “Lexit”. C’est justement le travail du “Plan B”, dont le cinquième sommet s’est tenu ce week-end au Portugal en pied de nez au traité de Lisbonne adopté dix ans plus tôt. Il est heureux que celui-ci fédère des membres de Die Linke, du Bloc de Gauche portugais, du Parti de Gauche suédois, de l’alliance rouge-verte danoise, de Podemos, du Parti de Gauche – quasiment fondu avec la France Insoumise – et de formations plus marginales en Grèce et en Italie derrière une stratégie commune dite “plan A – plan B” similaire à celle défendue par Jean-Luc Mélenchon durant la campagne présidentielle.

Bien que cette initiative soit assez peu médiatisée et dominée par les représentants politiques, l’avancement progressif des négociations et l’optimisme qui s’en dégage témoignent de la popularité grandissante de cette stratégie au sein des élites politiques européennes. Plus ce “plan B” grandira en popularité et en précision, plus la gauche européenne disposera d’un cadre d’action cohérent alliant une feuille de route stratégique – “plan A – plan B” – et le soutien mutuel des forces alliées pour le mener à bien.

“Epaulée par une mobilisation pan-européenne de masse et la menace d’un référendum de sortie, la demande de renégociation des traités européens peut aboutir, surtout si elle émane de poids lourds de l’UE et de la zone euro.”

L’attaque simultanée des forces néolibérales contre les derniers restes de l’Etat-providence et de l’extrême-droite contre la solidarité internationale et interclassiste ne peut conduire la gauche à attendre l’éclatement des contradictions et des colères, comme certains marxistes l’espéraient dans les années 1930. Les appels niais à des transformations cosmétiques de l’UE ne font plus recette. Voilà trente ans que les mots d’ordre sont les mêmes. Or la situation a évolué et nous sommes attendus de pied ferme pour combattre nos adversaires jusqu’au bout à travers une tactique cohérente. Les derniers naïfs qui croient à une renégociation aisée face à des ennemis surpuissants et qui sont prêts à jeter à la benne leur programme pour rester dans l’UE sont en train de disparaître : à l’élection présidentielle française, cette position incarnée par Benoît Hamon –  quasi-unique point de discorde avec Jean-Luc Mélenchon – a récolté à peine 6% des suffrages.

Le défaitisme de ceux qui affirment que la renégociation est impossible car elle requiert l’unanimité, position portée par l’UPR de François Asselineau par exemple, nie la réalité du rapport de force: nombreux sont les Etats en infraction avec les principes juridiques européens sans que rien ne leur en coûte (les limites arbitraires de déficit et de dette publique imposées par le Traité de Maastricht ne sont guère respectées et les Etats d’Europe Centrale flirtent avec les frontières des critères démocratiques). Epaulée par une mobilisation pan-européenne de masse et la menace d’un référendum de sortie, la demande de renégociation des traités européens peut aboutir, surtout si elle émane de poids lourds de l’UE et de la zone euro. Sinon, il sera temps d’abandonner une Europe, qui au lieu de nous protéger, nous amène chaque jour plus proches d’un conflit généralisé.

 

 

Crédits photos: ©Sam Hocevar. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

 

La France Insoumise doit se glisser dans tous les interstices de la société – Entretien avec Manuel Bompard

Manuel Bompard est mathématicien et a été directeur de campagne de Jean-Luc Mélenchon. C’est une des chevilles ouvrières de La France Insoumise et de sa stratégie. Nous avons souhaité l’interroger dans le cadre de notre série d’été sur la France Insoumise.

LVSL : Vous faites partie d’une génération qui maîtrise les codes d’internet, désormais au cœur de la stratégie de la France Insoumise. Peut-on voir dans la campagne de 2017 une bifurcation dans l’usage politique d’internet ?

Je ne suis pas sûr que l’on puisse parler de virage ou de bifurcation. En réalité, cela n’a pas été aussi brutal, il y a eu un certain nombre d’étapes intermédiaires pour passer de la campagne du Front de Gauche en 2012 à la campagne de la France Insoumise en 2017. Il ne s’agit pas d’un processus chimiquement pur à travers lequel on passerait d’une stratégie à l’autre. Il y a eu des tâtonnements, des essais, à l’instar du Mouvement pour la 6ème République (M6R). Par cette expérimentation, nous avons insisté sur la notion de réseau social au sens large : nous avons mis en place une plateforme numérique qui visait à remplacer le rôle traditionnel des organisations politiques.  

Aujourd’hui, la plateforme France Insoumise permet de faire ce que faisaient traditionnellement les partis politiques : commander du matériel, s’organiser collectivement avec d’autres personnes, etc. Cela permet de fonctionner de manière moins rigide que les organisations politiques, et de commencer à mettre en oeuvre notre principale idée : rendre le mouvement poreux vis à vis de la société. L’impasse dans laquelle nous étions, y compris avec le Front de Gauche, c’est que la frontière entre les militants politiques engagés et le reste de la population était devenue presque impossible à franchir. Les gens percevaient les militants comme des moines. La démarche M6R était un premier test pour déterminer si nous arrivions à remédier à cela. 

A une échelle encore embryonnaire, les élections intermédiaires ont été marquées par des tentatives, dans certains départements et dans certaines régions, d’aller au delà des cartels d’organisations politiques pour faire des mouvements plus larges ouverts à tous ceux qui souhaitaient y participer.  Des initiatives citoyennes qui sont restées assez marginales, car ce sont des élections qui ne politisent pas la société. Mais il y avait des bribes, des tests.

“Le mot “Insoumis” joue le rôle de ce que Laclau appelle le signifiant vide : chacun y vient avec ses revendications, c’est une manière de passer du particulier au collectif”

A la fin d’une campagne électorale on a toujours tendance à refaire l’histoire, mais beaucoup de nos initiatives relevaient de l’intuition, sans avoir été théorisées à l’avance. Je sais qu’à LVSL, vous êtes des lecteurs d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe. Chez ces deux auteurs, il y a une idée importante, celle du « signifiant vide ». Prenez le mot « Insoumis » par exemple. On ne l’a pas choisi suite à une discussion théorique mais en inscrivant cinquante slogans sur une feuille avant de choisir celui qui nous plaisait le plus. D’ailleurs, on optait au début pour « La France Insoumise, le peuple souverain », puis nous nous sommes dits que « La France Insoumise » c’était suffisant. Mais après quelques mois, nous nous sommes rendus compte que le mot “Insoumis” joue le rôle de ce que Laclau appelle le signifiant vide, c’est à dire que chacun y vient avec sa revendication, son sujet, comme une manière de passer du particulier au collectif. On peut être insoumis pour de multiples raisons.

LVSL : Quelle place accordez-vous aux réseaux sociaux dans votre action politique ? 

Il faut commencer par définir ce qu’on entend par réseaux sociaux. Il y a d’abord la plateforme numérique de la France Insoumise qui constitue un premier test d’auto-organisation par internet. Les gens peuvent s’engager par internet dans des dynamiques de mobilisation. On trouve aussi le Discord Insoumis, qui prolonge la plateforme avec des initiatives qui émergent par elles-mêmes.  

Internet a pris une telle place dans la vie aujourd’hui, que nous nous sommes demandés comment utiliser au mieux tous les outils proposés pour mener la bataille culturelle. La dimension « nouveaux médias » a été très forte dans la campagne avec l’usage de Youtube. Facebook et Twitter c’est presque désuet maintenant, tout le monde le fait. Pour lutter contre l’idéologie dominante sur internet, les nouveaux médias comme Youtube permettent d’élaborer une stratégie précise. Nous avons à ce sujet des sources d’inspiration, la Tuerka notamment [programme de télévision animé par Pablo Iglesias en Espagne]. 

LVSL : L’expérience espagnole des précurseurs de Podemos a donc été une source d’inspiration dans la création de vos propres médias ? 

Oui, bien sûr. Mais il ne s’agit pas seulement d’être ses propres médias. Etre ses propres médias, cela fait 40 ans qu’on en entend parler. Tout le monde veut être son propre média. L’idée forte que l’on retrouve dans la Tuerka, et que l’on a essayé de mettre en oeuvre à notre tour – peut être pas encore suffisamment –  c’est de s’approprier les codes populaires. Nous ne voulons pas faire un nouveau média élitiste uniquement destiné au groupe de personnes déjà intéressées par ce qu’on raconte. Il ne suffit pas de faire des reportages sur la Loi travail, des interviews de syndicalistes engagés, même si c’est très bien. On ne peut pas concurrencer les médias traditionnels sur ce créneau, car c’est un média de niche.

Jean-Luc Mélenchon invité de Pablo Iglesias dans l’émission “Otra vuelta de Tuerka”

Ce qui me semble important, et nous l’avons décliné dans l’émission Esprit de campagne, c’est donc l’idée de s’approprier les codes populaires, ceux des séries télévisées, des JT, afin de les retourner contre le système. C’est la dimension la plus importante, et elle vient d’Espagne. Podemos a beaucoup travaillé là-dessus. Pour prendre un exemple, on pourrait imaginer une série à la House of Cards dans laquelle nous serions au pouvoir, nous nous confronterions aux évènements de l’actualité et nous nous montrerions sous une forme de shadow cabinet dynamique. 

De ce point de vue, le travail de la France Insoumise sur les réseaux sociaux est lié au fait qu’on ne souhaite pas rester entre nous, heureux de comprendre le code du travail mieux que les autres. Non, nous voulons parvenir à utiliser des codes de communication qui permettent à tout le monde de se sentir intéressé, afin que notre message percute la vie quotidienne de chacun.

LVSL : Quelle était la stratégie médiatique de la France Insoumise durant la campagne électorale ? 

Notre objectif était de répondre à l’invisibilisation dans les médias. Nous avons réalisé deux types d’émission dans cette optique. La première, Pas vu à la télé, avait vocation à remédier à l’invisibilisation des gens qu’on ne voit jamais sur les plateaux de télévision, ces gens qui luttent contre le contrôle au faciès, pour le droit à mourir dans la dignité, des gens investis dans le combat pour la question sociale. Nous nous sommes dits que si les médias ne voulaient pas en parler, nous allions le faire.  

La deuxième émission, c’est la Revue de la semaine, qui remédiait cette fois-ci à l’invisibilisation des thématiques. Cela nous permettait de parler des thèmes dont on avait envie de parler. Antoine Léaument, entre autres, a fait un boulot formidable sur ce sujet. L’émission Pas vu à la télé était un format un peu trop long pour devenir véritablement viral, donc les jeunes de l’équipe ont poussé pour adopter un format plus court, qui correspondait mieux à ce qui se faisait le plus sur Youtube. Nous avons repris les codes des youtubers, des vidéos qui fonctionnaient le mieux. On nous a notamment mis en garde sur le fait de ne pas rechercher l’esthétique, car ce n’est pas forcément le plus efficace. C’est vrai pour les vidéos, mais aussi pour tous les visuels qu’on publie sur les réseaux sociaux : on a constaté que les visuels les plus beaux ne sont pas nécessairement ceux qui marchent le mieux. 

LVSL : On a beaucoup parlé de la construction du “personnage” Jean-Luc Mélenchon dans la campagne… 

Oui, c’est une autre dimension de la campagne qui allait au delà des réseaux sociaux, à savoir quelle figure devait incarner Jean-Luc Mélenchon dans l’élection présidentielle. En 2012, il tenait la position de celui qui devait enfoncer des portes à coups de pied. Cela a été beaucoup critiqué, mais c’est facile de refaire l’histoire a posteriori. On l’avait théorisé mais cette fois-ci cela ne pouvait pas être la même chose. Jean-Luc Mélenchon disposait déjà d’une notoriété et il n’était plus nécessaire d’ouvrir les portes à coups de pied. Au contraire, il fallait essayer de construire un seuil de crédibilité. Pour plaisanter, on parlait de la figure de “l’instituteur du peuple”. 

“Quand on a préparé les deux grands débats, on a voulu que Jean-Luc Mélenchon soit au dessus, qu’il n’entre pas dans la basse-cour avec les autres, qu’il tienne un discours pour l’intérêt du pays et du peuple.”

Jean-Luc [Mélenchon] devait incarner la figure rassurante. Quand on a préparé les deux grands débats, on a voulu faire en sorte qu’il soit au dessus, qu’il n’entre pas dans la basse cour avec les autres, qu’il tienne un discours pour l’intérêt du pays et du peuple. Y compris, s’il le faut, qu’il donne la leçon à tout le monde. Nous voulions qu’il démontre sa maîtrise des sujets, que son humanité ne se fait pas au détriment d’une forme de sérieux et de crédibilité. Ça a marché dans les débats, avec l’humour, dont on ne parle pas assez. L’humour en politique est très important. La petite blague sur « il faut bien qu’il y ait un débat au PS » a bien fonctionné, par exemple.

 

LVSL : Dans quelle mesure avez-vous tenté de mener ce travail de crédibilisation, de présentation de la France Insoumise comme force alternative ? 

Ce travail, nous devons le mener, et je ne suis pas sûr que nous soyons encore parvenus à le faire. Je n’ai aucun regret sur la campagne, mais manifestement c’est sur cet aspect là que nous n’avons pas réussi à remplir notre objectif. C’est peut être ce qui nous a coûté la victoire : les gens étaient plutôt d’accord avec notre programme, mais cela leur faisait encore peur. En même temps, nous voulons transformer radicalement la société. Evidemment, si vous ne voulez apeurer personne, il suffit de dire que vous n’allez rien changer. Il faut bien trouver un compromis, car au bout d’un moment la communication prend le dessus, on évince la conflictualité et on ne change pas la société.

Dans la campagne, nous avons décidé de nous centrer sur le programme, ce n’est pas toujours ce que font les candidats aux élections. Certains candidats sont créés sur la base d’une stratégie ou sur une ligne, le nôtre l’a été sur un programme, que nous avons beaucoup travaillé. On a sorti le programme en décembre, puis on a lancé les livrets thématiques. C’était une manière de montrer qu’on avait le programme le plus fouillé, un programme sérieux et raisonnable. Dans ce travail, nous avons mis à distance cet écueil de l’extrême gauche qui consiste à concevoir le programme comme un panier de course. Nous avons fait attention à garder un seuil de crédibilité.

Tournage de l’émission consacrée au chiffrage du programme de la France Insoumise.

Nous avons donc sorti le livre L’Avenir en commun. Nous l’avons largement diffusé et nous avons organisé deux journées nationales autour du programme. Ensuite, l’émission sur le chiffrage a été un temps fort dans la crédibilisation. On a essayé de désamorcer les polémiques de manière intelligente. On a manié l’humour et la dérision, ce qui évite de nous situer dans la marginalité, marginalité dans laquelle vous vous placez plus rapidement si vous jouez la figure du syndicaliste en colère.

Encore une fois, tout n’a pas été théorisé, on affinait et on ajustait nos intuitions au fil du temps. La crédibilisation, on l’avait posée comme un objectif en tant quel tel, dans les conditions actuelles je pense qu’on l’a plutôt bien réussi. Désormais, il nous faut approfondir ce travail.

LVSL : Comment envisagez-vous aujourd’hui de poursuivre dans cette voie ? 

D’abord, il ne faut pas avoir peur d’être la première force d’opposition. Il ne faut pas vouloir s’en cacher. Certains copains disent « non, on n’est pas la première force d’opposition, on est la force d’alternative ». Je suis d’accord pour dire que nous sommes la première force d’alternative, mais il ne faut pas avoir peur d’incarner les responsabilités qui sont les nôtres, et les responsabilités qui sont les nôtres consistent aussi à s’opposer aux mauvais coups. Mais évidemment, cela ne suffit pas.

A l’Assemblée notamment, quand on combat un projet de loi, il faut déposer une contre-proposition de loi. Les règlements de l’assemblée ne permettent pas toujours de le faire mais rien n’empêche d’organiser une conférence de presse des députés pour présenter ce que nous aurions fait à ce moment là. Des outils de communication pourraient nous permettre de montrer ce qu’on ferait si on était aux responsabilités.

Il y a aussi un aspect moins communicationnel, davantage tourné vers le terrain : nous devons être présents dans la société, pas uniquement être la force alternative parce qu’on a le meilleur programme. Nous débattons aujourd’hui de l’auto-organisation, de la manière dont la France Insoumise peut être un outil pour le peuple quand il se met en mouvement. Aux universités d’été, nous avons fait des ateliers sur les formes d’auto-organisation qui existent à Marseille, par exemple avec des gens qui s’organisent entre eux pour gérer le ramassage des ordures car il n’est plus assuré près de chez eux. D’autres qui s’organisent pour assurer la sécurité du quartier, mais d’une manière plus intelligente que l’extrême droite. Tout cela est sans doute très embryonnaire, mais c’est une source d’inspiration géniale.

“Notre alternative n’a de sens que si elle est poreuse vis-à-vis de la société, elle n’est pas un enfermement dans un espace saturé de codes militants (…) On essaie de faire émerger un ordre alternatif.”

C’est à mettre en lien avec la crédibilité, car lorsque les gens ont un problème de logement et commencent à construire un collectif, si leur premier réflexe est de venir nous voir pour savoir comment on peut les aider, cela signifiera qu’on a une crédibilité pour résoudre les problèmes concrets. Résoudre les problèmes, ce n’est pas seulement une question de communication nationale. Au quotidien, localement, quand quelqu’un a une galère,  il faut être là pour l’aider.

Je le relie à ce que je disais précédemment sur la porosité du mouvement avec la société. Il ne s’agit pas de former un petit groupe de gens dans un coin, coupé du reste de la société et heureux de partager les mêmes codes. Notre alternative n’a du sens que si elle est poreuse vis-à-vis de la société, elle n’est pas un enfermement dans un espace saturé de codes militants, ce n’est pas de cette manière que je l’envisage. Notre espace a vocation à agréger et non pas à mettre à distance les gens. On essaie de faire émerger un ordre alternatif. 

LVSL : Vous évoquiez tout à l’heure la théorisation a posteriori et les écrits d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe. Dans quelle mesure leurs travaux ont-ils influencé votre démarche ? 

Effectivement, tout n’est pas de l’intuition, et heureusement. C’est pour cela que nous faisons des journées comme celles-ci, avec des formations théoriques. Parfois, les signaux que nous envoient la société ne sont pas suffisamment mûrs pour percevoir que cela correspond à une théorie, on en prend parfois conscience a posteriori. C’est ce que je disais sur le mot “Insoumis”, c’est dans la pratique que l’on a compris son impact. Je ne crois pas au fait que la théorie précède la pratique, c’est une idée réductrice. Je crois qu’il y a une dialectique entre la théorie et la pratique en permanence. On avait des fondements théoriques lorsqu’on a lancé la campagne, et les retours du terrain ont impacté cette dernière. On ne peut pas se contenter de plaquer une théorie, car si la société ne réagit pas comme on l’entend, on va dans le mur. 

On a bien sûr une dette intellectuelle, pas seulement envers le courant populiste, mais aussi vis-à-vis du marxisme, vis-à-vis des fondamentaux de l’écologie politique. Pour revenir à la campagne, nous avions effectivement travaillé Laclau et Mouffe, notamment. Cela ne signifie pas que nous sommes d’accord dans l’équipe avec l’ensemble des théories de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau. Tous les gens de l’équipe n’ont pas le même rapport à Laclau. Personnellement, je fais partie de ceux qui en sont le plus proche, mais d’autres en sont plus éloignés. Nous nous inspirons plutôt de principes, car certains aspects de leurs travaux sont très théoriques, nous sommes plus focalisés sur la mise en application.

Dans cette mise en pratique, on retrouve l’idée de transversalité, le fait de mobiliser des affects. La principale source d’inspiration dans la théorie populiste, c’est le refus du marxisme mécanique qui imprègne la culture d’une partie de la gauche radicale. Quand j’ai commencé la politique, il n’y a pas si longtemps, j’ai fait des formations au matérialisme. Je suis un scientifique, ma première réaction c’était de dire « mais si l’avènement de la révolution est inéluctable du fait du développement des forces productives, alors à quoi sert-il que nous fassions tout cela ? ». J’avais une vision purement mécanique des processus marxistes, dans lesquels tout est supposé se dérouler selon un schéma prédéfini. Ensuite, il y a eu Gramsci, avec ses contradictions, puis Laclau et Mouffe, qui nous apprennent à ne pas voir les choses d’un point de vue mécanique.

Manuel Bompard.

Il ne suffit pas que les gens soient d’accord à 100% avec le programme pour qu’ils votent pour nous. Dans une campagne comptent aussi les émotions, les atmosphères, les dynamiques collectives. Car la force va à la force. Nous avons pensé notre campagne en séquences, chaque séquence devant se terminer par un rassemblement de masse. Et à chaque fois, cette masse devait grandir. Notre premier pari était le rassemblement de Stalingrad en juin 2016. Ensuite, la convention de Lille en octobre 2016 pour que les gens comprennent qu’on créait un objet politique nouveau. Puis la séquence du 18 mars, avec le rassemblement sur la place de la République. Il ne s’agit pas uniquement de convictions sur la base du programme, il nous fallait créer une atmosphère, tout cela devait être joyeux. J’étais très content lorsque j’ai vu que le mot le plus associé à notre campagne était le bonheur. C’est un affect, cela signifie qu’on a fait passer un message, les gens souriaient dans nos meetings. Cette dimension du populisme me semble très importante. 

La question de la frontière est aussi essentielle. C’est un classique, on le faisait déjà auparavant, mais on a continué à désigner des ennemis, à nous construire en opposition à l’oligarchie. L’idée centrale consiste à ne pas avoir de délimitation préalable au sein de la population, autre que cette frontière avec l’oligarchie. On s’adresse à la population dans son ensemble, y compris des gens qui, traditionnellement, ne sont pas nos électeurs. C’était marrant, parce que beaucoup de gens nous ont dit que leurs grands parents qui ont toujours voté à droite ont cette fois-ci voté pour Mélenchon. C’est hallucinant. Certains se demandent si c’est vraiment cela qui a fonctionné dans la campagne. Je crois que oui, ce n’est pas une réécriture de l’histoire : on a mordu sur des secteurs qui n’étaient traditionnellement pas de notre électorat. C’est une dimension qu’on peut considérer comme « héritée »  du populisme.

“Du populisme, je retiendrais donc ces éléments : la transversalité, se construire à travers une frontière, mobiliser des affects, parler de sujets qu’on n’évoque pas habituellement.”

Ensuite, il faudrait qualifier ce que veut dire « populisme », car il y a beacoup de théories populistes. Dans notre équipe, Benoit Schneckenburger a écrit un livre sur le populisme. Laclau et Mouffe sont intéressants, et Chantal Mouffe était présente aux universités d’été, mais le populisme ne se réduit pas à leurs écrits.

Je retiendrais donc ces éléments : la transversalité, se construire à travers une frontière, mobiliser des affects, parler de sujets qu’on n’évoque pas habituellement. Quand on s’empare de la question vegan, des droits des animaux, on fait de la transversalité, de même lorsqu’on publie un livret sur le terrorisme et qu’on parle de l’armée : les gens ne nous voyaient pas arriver sur ces sujets.

LVSL : Une dimension centrale de la campagne a consisté à s’éloigner des codes traditionnels de la gauche radicale. Vous évoquiez les signifiants vides, comment en êtes-vous venus à adopter des éléments de discours différents de ceux de 2012 ?  

Au début de la campagne, on s’est rendu compte que tous nos mots avaient été volés, et on ne savait plus lesquels utiliser. Le débat est parfois crispant quand il s’agit de déterminer si on doit utiliser le terme « gauche » ou non. Entre nous la question ne se pose pas, on se considère tous de gauche. Mais le mot « gauche » nous a été volé. Il est difficile aujourd’hui de parler de gauche, de socialisme, de communisme, même si ce sont des beaux mots. Le progressisme, Macron nous l’a dérobé. Même les fachos se mettent à nous voler des mots, des symboles, comme le patriotisme. Les Républicains ont pris la République. Il faut donc inventer de nouveaux mots, et nous n’avons pas fini de régler cette question. 

On parle d’opposition écologique et sociale, mais nous ne sommes pas seulement une opposition. On parle d’humanisme social et écologique, mais c’est un peu long comme dénomination. Peut-être que le mot « Insoumis » est le bon, car c’est celui qui s’impose dans la société.  On débat, on se pose des questions. Ecosocialisme c’était un beau mot, mais parler de socialisme aujourd’hui…

LVSL : Ne faudrait-il pas disputer à Macron le progressisme pour éviter d’être relégué dans la catégorie des « conservateurs de tous bords » qu’il cherche à construire ? 

Oui, il a déjà commencé à le faire. Lorsqu’il explique que « les Français n’aiment pas les réformes », par exemple. C’est la rhétorique sarkozyste, et il faut la démonter. C’est une belle construction de sa part par ailleurs. Il a réussi à créer cette contradiction dans la société entre ceux qui sont pour la réforme et ceux qui sont pour l’immobilisme. Mais nous ne sommes pas pour l’immobilisme, il y a 300 propositions dans notre programme.

LVSL : Les acteurs qui s’opposent à la future Loi Travail peuvent être tentés d’adopter une posture défensive sur le thème « il faut défendre 100 ans de lutte sociale »…

C’est vrai. On peut se permettre de dire cela quand on conteste la méthode. On ne peut pas laisser passer le fait que Macron utilise les ordonnances au milieu de l’été pour changer une législation héritée de 100 ans de travail. Ce n’est pas forcément un problème de dire cela. Parce que c’est une manière de renforcer notre argument : Macron ne peut pas briser tout ce travail en deux mois. En revanche, sur le fond, ce discours n’est pas efficace.

“Il faut retourner les outils de l’adversaire contre lui : ce que Macron propose de faire à propos du droit du travail, c’est ce qui a été fait depuis vingt ans.”

Sur un plateau télévisé, la question n’est pas de savoir ce qui est juste mais de savoir ce qui peut être utilisé comme un outil. Dans le film La Sociale, de Gilles Perret, l’un des protagonistes s’exprime et regrette que nous ayons abandonné la marche en avant sur le code du travail et adopté de purs discours de résistance pour conserver ce que nous avons réussi à obtenir par le passé. Je sais que nos adversaires vont essayer de nous enfermer dans ce discours. Il faut donc prendre les choses dans l’autre sens, retourner les outils de l’adversaire contre lui : ce que Macron propose de faire à propos du droit du travail, c’est ce qui a été fait depuis vingt ans. 

LVSL : Dans les meetings, le slogan qui revient le plus est « Résistance », ce qui témoigne d’une certaine manière de la persistance d’une position défensive…

Oui, le problème c’est que nous n’avons pas trouvé autre chose, et cela ne se fait pas tout seul. Pendant la campagne, on a aussi scandé « Dégagez ! ». Là encore, on ne peut pas faire comme s’il n’y avait aucun lien entre 2012 et 2017. Toute la première partie de notre longue histoire, c’est la création d’un premier espace de contestation sur lequel se sont ensuite développés des terreaux plus larges. « Résistance », c’est un héritage de 2012 auquel les gens sont attachés. C’est comme cela que je le vois.

LVSL : L’enjeu de ces prochaines années consiste-t-il à passer de la logique de résistance à la mise en évidence qu’il est possible de prendre le pouvoir et de faire les choses autrement?

Si le problème se résumait aux slogans dans les meetings, on aurait pris le pouvoir dans ce pays depuis longtemps. Il ne suffira pas de changer nos slogans, même s’ils ont leur importance et construisent une histoire. En Espagne, Iñigo Errejón insiste beaucoup sur l’échéance des élections municipales. Mais pour nous, il y aura d’abord un affrontement crucial avec le pouvoir lors des élections européennes, car le mode de scrutin, la centralisation des listes autour des grands partis, vont en faire le premier test électoral. Cela ne va pas être facile, mais ce sera un affrontement national avec le pouvoir. Les élections municipales, c’est un peu différent, certains phénomènes ne sont pas toujours déterminés par le contexte national. 

Par ailleurs, il ne faut pas, au nom d’une forme de guerre de position, abandonner totalement la guerre de mouvement. On peut toujours essayer de se construire une crédibilité, en gommant tous les points de conflictualité, en faisant des compromis. Mais on peut aussi considérer que notre crédibilité viendra de l’échec des autres. Il faut faire attention à ce qu’on fait, les gens sont énervés. Je suis d’accord à 99% avec Iñigo Errejón, mais je crois qu’il faut réussir à exprimer une radicalité qui existe dans la société. Le slogan « Résistance » dans les meetings n’est peut être pas le plus approprié, mais  le slogan de Podemos en juin 2016, « le sourire d’un pays » n’exprimait pas suffisamment la colère.

“Je ne voudrais pas qu’au nom de la crédibilisation, nous options pour une stratégie gentillette qui ne parle qu’aux centres-villes : il y a de la colère dans ce pays.”

On ne peut pas être l’excité qui crie et qui n’est jamais content. Mais on ne peut pas non plus être ceux qui pensent que tout va bien, que le pays est magnifique. Il y a des problèmes dans ce pays, il y a de la colère, des gens qui sont énervés, qui en ont marre et qui envoient tout balader. Il faut aussi leur parler. Je ne voudrais pas qu’au nom de la crédibilisation, nous options pour une stratégie gentillette qui ne parle qu’aux centres villes : il y a de la colère dans ce pays.

LVSL : Comment envisagez l’avenir du mouvement en termes d’organisation, de structuration ? 

Nous avons lancé une boite à idées pour recueillir les opinions des inscrits. A titre personnel, je suis radicalement opposé à ce qu’on décline le mouvement en structures locales, en une organisation avec des responsables par villes, des secrétaires fédéraux. Cela nous ramènerait deux ans en arrière. Ce qui ne signifie pas qu’il faille négliger l’échelle locale. Mais je suis opposé à ce que nous construisions une organisation locale qui transforme tout en positions de pouvoir et oriente l’activité du mouvement exclusivement vers l’intérieur. C’est précisément ce qui crée l’absence de porosité : vous vous regardez les uns les autres pendant que le monde extérieur s’éloigne. 

Il me semble qu’une des forces de la FI dans les campagnes a été sa facilité d’accès : on vient, on dit ce qu’on a envie de faire, et en vingt minutes on peut commencer à appartenir au mouvement. Et pas seulement de manière formelle, mais appartenir en agissant. C’est l’action qui fédère. Une deuxième grande force a été la multiplicité des formes et des rythmes d’engagement, des méthodes utilisées. Si vous n’avez pas le temps parce que vous travaillez ou vous vous occupez de votre famille, mais que vous avez deux heures de libre, vous pouvez les mettre à contribution en passant des coups de téléphone pour convaincre des électeurs. Ou à l’inverse, si vous avez trois jours par semaine parce que vous êtes à mi-temps, alors vous pouvez participer à une caravane dans les quartiers. Chacun, selon son parcours, ses compétences, son savoir-faire et ses envies peut apporter une pierre à l’édifice. Le mouvement fédère par l’action et par les objectifs communs, le programme étant l’objectif autour duquel tout le monde se retrouve.

Troisième point : un mouvement tourné vers l’action et non vers les discussions théoriques. Non pas parce qu’il ne faut pas avoir de débats théoriques. Nous en avons, comme en témoignent notre échange et les débats qu’on a organisés aux amphis d’été. Mais toujours avec l’idée d’articuler la théorie et la pratique : mieux comprendre le monde pour le transformer, et le transformer pour mieux le comprendre. Je ne méprise pas les cercles de réflexion théorique, mais ce n’est pas ce que nous souhaitons construire. Nous souhaitons que la plateforme permette une fluidité d’action, qu’elle crée aussi une multiplicité de points de contact avec des secteurs particuliers de la société, comme un mouvement à plusieurs têtes.

Meeting de Jean-Luc Mélenchon à Marseille, le 9 avril 2017.

Dans mon esprit, on pourrait avoir des espaces pour les syndicalistes, pour les élus, pour les écologistes, et chacun de ces espaces contribuerait à une même galaxie avec une certaine autonomie d’action. Notre mouvement doit pouvoir se glisser dans tous les interstices de la société et générer chaque fois des espaces qui s’adaptent à la forme de cet interstice. Par exemple, les copains qui sont allés à Bure nous disent qu’il y a une radicalité dans les mouvements écologistes à côté de laquelle on ne peut pas passer. Mais si on dit aux gens de la ZAD de venir dans la France Insoumise, ce n’est pas leur truc. On doit essayer d’avoir un espace, un point de contact entre eux et nous, on pourrait les aider et eux pourraient nous apporter beaucoup de leur côté. Et dans mon idée, n’importe quelle action locale doit être appuyée et financée : si un groupe d’appui veut mener une campagne parce qu’un établissement va fermer à côté de chez eux, ils peuvent compter sur la plateforme nationale.

La dernière dimension concerne l’auto-organisation, même s’il reste encore beaucoup à défricher. On fait parfois des erreurs. Dans mon groupe d’appui, on a fait des tests et on s’est rendu compte qu’on se trompait lorsqu’on pensait à la place des gens : nous ne sommes pas des prestataires de services, nous n’avons pas vocation à aller dans les quartiers pour leur imposer des choses, nous ne sommes pas des commerciaux. Nous avons donc changé d’approche, on a cherché à créer un espace de discussion dans le quartier pour faire émerger par les habitants des revendications et des projets d’auto-organisation. Et on ne va surtout pas le faire à leur place, on va les laisser faire et leur servir de point d’appui. On réfléchit donc à avoir des locaux dans les grandes villes où l’on peut expérimenter ce type de pratique, un peu comme le fait Podemos. Voila mon état d’esprit à cette heure, même s’il reste des choses à préciser.

LVSL : Cette formule peut-elle se révéler durable avec le passage d’une séquence politique chaude à une phase plus froide ? Pensez-vous que les Insoumis resteront mobilisés ? 

La présidentielle est une période chaude, les particules s’accélèrent et il y’a des collisions dans tous les sens. La période inter-électorale est plus froide. Bien sûr que des gens mobilisés dans la campagne le seront moins demain, la question c’est de savoir à quel niveau et en quelle proportion. Il me semble, et les journées d’été en attestent, qu’il y a certes une frustration de ne pas avoir réussi mais aussi et surtout le sentiment qu’on a préparé le terrain pour la fois d’après. Il y a un enthousiasme, une volonté conquérante, et l’actualité sociale va être chargée. Nous avons une position centrale dans la société, les gens s’intéressent à ce qu’on fait. Autant de raisons qui les poussent à continuer à se mobiliser. les résultats des élections offrent des potentialités. Les scores réalisés dans les quartiers populaires des grandes villes sont extraordinaires. Nous y sommes très attendus, on l’a vu avec les caravanes pendant l’été, les gens nous disent « au moins vous, vous revenez là, vous ne nous avez pas abandonnés ». Et en tant que militant politique, quand vous entendez ça, normalement vous revenez encore la fois d’après, car il y a une responsabilité qui pèse sur vos épaules.

“Les scores réalisés dans les quartiers populaires des grandes villes sont extraordinaires. Nous y sommes très attendus, on l’a vu avec les caravanes pendant l’été.”

Je ne dis pas que les 500 000 personnes qui ont signé sur la plateforme vont être en mouvement en permanence, si c’était le cas, on ferait reculer la Loi travail très facilement. Mais quelque chose a pris, quelque chose est né. Tout cela ne va pas être facile, on l’a vu lors des législatives. Nous avons nous-mêmes perdu des voix dans les législatives. Mais en réalité, je suis d’accord avec tous ces gens qui ne sont pas retournés voter : on a fait campagne en expliquant qu’il fallait passer à une VIe Républque, et pour cela prendre le pouvoir dans le cadre de la Ve et gagner la présidentielle. Mais une fois la présidentielle passée, on a dû expliquer que les législatives donnaient tout de même la possibilité de freiner Macron. Les gens votent pour que leurs problèmes soient résolus, pas pour embêter celui qui a été élu à la présidentielle. Des gens se sont mobilisés lors de la présidentielle conscients que c’est là que tout se jouait, puis ont considéré que c’était plié et qu’il fallait encore attendre cinq ans. Il y en a, mais je pense qu’on observe tout de même un enthousiasme et une source énergie.

LVSL : Comment la France Insoumise entend-elle lutter contre le Front national ?

D’abord, on prend en compte les problèmes des gens, la misère. Ce n’est pas très original, mais c’est la base. On n’a pas peur de s’aventurer sur des terrains glissants, comme le travail détaché. Deuxièmement, on refuse de lui laisser l’apanage de certains sujets, comme la laïcité, le droit de vivre en sécurité dans ce pays. A un moment donné, nous avons réussi à nous faire enfermer dans l’idée que nous n’étions pas préoccupés par les questions de sécurité. Mais qui sont les premières victimes des problèmes de sécurité ? Ce ne sont pas les bourgeois du XVIe arrondissement de Paris. On parle souvent de la violence dans les quartiers populaires, et les premières victimes des violences dans les quartiers populaires sont les habitants de ces quartiers populaires. 

Il ne faut pas laisser ces thèmes au Front national, ni lui laisser les symboles : le drapeau, l’hymne. Si quelque chose a progressé dans la campagne c’est bien cela. Et pas seulement dans notre campagne, dans le pays : les gens étaient fiers d’avoir le drapeau bleu-blanc-rouge. C’est quelque chose de collectif : quand tout le monde commence à le porter, on se dot « je suis comme lui, je peux aussi le porter ». Quand seuls les fachos brandissent le drapeau, on se dit « je ne le prends pas, sinon on va me dire que je suis avec eux ».

“Il ne faut pas laisser ces thèmes au Front National, ni lui laisser les symboles : le drapeau, l’hymne (…) Ce n’est pas parce qu’on parle de son pays qu’on est nationaliste.”

Il faut accepter de poser la question européenne. Peut être que cela nous a fait perdre des voix. Tous les gens de la classe moyenne supérieure que je rencontre me disent que si on avait eu un discours plus apaisé sur l’Europe on aurait pu gagner. Mais je connais aussi plein de gens qui n’auraient pas voté pour nous si cela avait été le cas. Il faut travailler : ce n’est pas tant un problème de radicalité que de précision quant à la manière de formuler ce sujet. On ne doit donc pas laisser le monopole de la question européenne et du protectionnisme au Front National.

Il ne faut pas nous laisser gangréner par un courant qui considère que tout se joue à l’échelle internationale, que la nation n’est plus un levier pour changer la société, qu’il faut se concentrer sur les conférences internationales. Je crois totalement l’inverse. Je respecte cet état d’esprit mais nous pensons que le pouvoir se prend dans le cadre de la nation. Il faut bien entendu travailler avec d’autres pays mais c’est d’abord dans le pays dans lequel on est qu’on veut prendre le pouvoir. Ce n’est pas parce qu’on parle de son pays qu’on est nationaliste.

C’est aussi le cas sur la question de la laïcité. Certains courants à gauche ont fait des bêtises, ont considéré par exemple, ce qui est insultant pour tout le monde, qu’on ne progresserait dans les quartiers populaires que si on commençait à faire des compromis avec la question laïque. C’est considérer que les habitants des quartiers populaires sont déterminés par la religion, c’est absurde. Certains ont une religion, c’est très bien, ils en ont le droit. Mais ne faisons pas ce type de bêtises qui créent un terreau pour le FN.

Et dernière chose, il faut cesser avec ce discours de la diabolisation qui les renforce. A chaque fois que vous dites à Marine Le Pen qu’elle est le diable, les gens veulent voter pour le diable, car ceux qui sont présentés comme les organisateurs du paradis proposent un paradis qui ne leur correspond pas. 

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http://www.publico.es/publico-tv/otra-vuelta-de-tuerka/490285/otra-vuelta-de-tuerka-jean-luc-melenchon

https://www.rts.ch/info/monde/8547421-francois-hollande-doute-de-la-capacite-a-gouverner-de-jean-luc-melenchon.html

http://www.liberation.fr/france/2017/08/24/la-france-insoumise-ouvre-ses-premieres-journees-d-ete-a-marseille_1591761

http://www.rfi.fr/france/20170219-presidentielle-2017-jean-luc-melenchon-chiffre-son-programme

“Notre objectif ultime est la prise du pouvoir” – Entretien avec Adrien Quatennens

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Exclusif. Portrait de Adrien Quatennens, depute de la 1e circonscription du Nord, membre du groupe France insoumise. Lille. Le 20 aout 2017. Credit: Sarah ALCALAY/Sipa

Adrien Quatennens est député France Insoumise de la première circonscription du Nord. A seulement 27 ans, il est une des figures montantes du mouvement et s’est notamment illustré par son discours en séance extraordinaire sur la réforme du Code du travail. A l’occasion de notre couverture des universités d’été de la France insoumise, nous avons souhaité l’interroger. Au programme : sa circonscription d’origine, le rôle de l’État, la loi travail et les mobilisations à venir, le FN et la question européenne.

 

LVSL : Vous êtes député de la première circonscription du Nord, située dans l’agglomération lilloise, qui est une circonscription populaire, à l’image du département du Nord hors métropole lilloise. Comment percevez-vous le fait d’être député de cette “France des oubliés”, ravagée à la fois par la désindustrialisation, le chômage, et la poussée du vote Front National ? Est-ce une responsabilité particulière ?

Tout d’abord, en soi, le fait d’être député, et de surcroit jeune député et député de la France Insoumise, est déjà une grande responsabilité, car nous sommes 17 dans cette Assemblée et nous avons été élus avec l’objectif clair d’incarner l’opposition écologique et sociale à Macron et à sa majorité, qui est écrasante dans l’Assemblée. Certains auraient pu penser que notre nombre ne nous donnait pas les moyens d’avoir prise sur le débat parlementaire, mais la session extraordinaire a démontré que même à 17, nous réussissions à nous faire davantage entendre et comprendre que les 300 députés de la majorité présents en face de nous. De ce point de vue, la « pente » qui a été prise par le début du quinquennat Macron laisse penser qu’à mesure que le temps va s’écouler, notre responsabilité va aller en grandissant. Car au-delà de la force d’opposition, nous devons être en capacité de démontrer que nous sommes prêts à être l’alternative pour la suite : c’est notre objectif premier.

Sur la question du territoire, la circonscription à laquelle j’appartiens est, certes, en quelque sorte à l’image du département, mais pas seulement. Le département du Nord est caractérisé par le fait que sa partie sud, celle qui jouxte le Pas-de-Calais, se compose d’anciennes zones industrielles sinistrées où le Front National fait des scores élevés — sur les 8 députés FN, 5 viennent de la grande région Hauts de France. Il est également marqué par l’abstention qui est un fait politique dans le pays. Mais c’est un territoire qui regorge d’énergie et de possibilités.

“Au-delà de la force d’opposition, nous devons être en capacité de démontrer que nous sommes prêts à être l’alternative pour la suite : c’est notre objectif premier.”

Plus précisément, lorsque l’on parle de la première circonscription du Nord, il s’agit du centre-ville de Lille et des quartiers sud. Lille est l’une des villes françaises qui subit le plus le phénomène de ségrégation : le centre urbain abrite des quartiers où habite une population plutôt favorisée que d’aucuns appelleraient « bobos », tandis que dans le sud de la ville sont ancrés les quartiers populaires — Lille sud, Wazemmes, Moulins — qui sont à la fois marqués par une plus forte abstention mais aussi par un vote plus important en faveur de la France Insoumise. Il est assez intéressant d’observer la carte électorale de Lille : si on trace la sociologie du vote à grands traits, on remarque que plus on monte vers le nord, plus les gens votent mais moins ils votent pour nous. A l’inverse, plus on descend, moins ils votent mais plus ils votent pour nous. Cela dit, le vote France Insoumise est fort dans toute la ville, la présidentielle l’a démontré.

La circonscription se compose également de deux autres villes, que l’on pourrait être tenté de considérer de façon précipitée comme des « villes dortoirs », alors qu’elles ont leur propre dynamisme : il s’agit de Faches-Thumesnil et de Loos. Faches-Thumesnil est une ville dirigée depuis le début des années 2000 par un maire de droite, Nicolas Lebas. A l’Assemblée, il serait plutôt « Constructifs » que « LR ». La ville de Loos est davantage marquée par la présence du FN — bien que ce vote reste contenu par le vote lillois. Le FN y a notamment réalisé de beaux scores à la présidentielle, mais c’est aussi une ville où nous avons prouvé notre capacité à convaincre l’électorat FN de venir vers nous. Nous veillons particulièrement à nous attaquer à la montée du vote FN, qui s’est par exemple développé dans Lille sud, mais il est très clair que dans l’entre-deux tour de la législative, les électeurs qui dans un premier temps avaient exprimé leur colère en votant FN, réalisent que LFI est aussi l’expression d’une colère, bien qu’elle n’ait pas le même aboutissement politique : il y a donc eu un report de voix assez net, notamment à Loos.

Personnellement, je suis satisfait chaque fois que j’entends « J’ai hésité à voter Le Pen ou Mélenchon, et finalement j’ai voté Mélenchon » : quelle plus grande satisfaction que d’avoir réussi à convaincre que c’est vers cette colère-là qu’il fallait se tourner ? Aux journalistes qui me disent alors que c’est la preuve de la porosité entre nos électorats, que nos thématiques sont finalement assez proches, je réponds, « Expliquez-moi comment vous faites pour faire tomber ou baisser le FN si ce n’est en lui prenant des électeurs ? »

Adrien Quatennens à l’Assemblée nationale. Crédit : Bertrand Guay/AFP

LVSL : De façon assez surprenante, vous avez été élu avec le soutien du candidat PS/MRC perdant, et avec les éloges du candidat FN Eric Dillies dans l’entre-deux tours. Votre victoire s’est faite d’une courte tête (46 voix). Ces soutiens, qui ne sont pas forcément désirés – notamment en ce qui concerne le candidat du Front National – révèlent en creux l’enjeu principal pour La France Insoumise : convaincre les classes moyennes urbaines et diplômées qui votaient traditionnellement PS et convaincre les classes populaires tentées par le vote FN. Comment aller plus loin dans ce sens ? Autrement dit, comment aller chercher ceux qui ne sont pas encore là ?

En effet, ce soutien n’était clairement pas désiré. Ce qui est très net est que sur une circonscription telle que celle-ci, c’est-à-dire une circonscription qui était le bastion du PS local, on remarque bien que la façon de fonctionner du PS, y compris dans sa mobilisation des réseaux municipaux, n’a plus la prise qu’elle avait auparavant, et c’est ce que j’ai pu vérifier avec les législatives. J’ai pu craindre pendant la campagne, malgré le désarroi du PS et le fait que leurs électeurs nous disaient depuis longtemps qu’ils ne voulaient plus de ce parti, que l’activation de leurs réseaux et de ce qu’ils avaient réussi à monter au sein de la municipalité ne fasse tout de même leur bénéfice. Finalement, cela n’a pas du tout été le cas. Les gens en ont définitivement soupé.

Ensuite, on a effectivement le vote de droite, mais qui dans cette circonscription reste minoritaire. Le phénomène numéro un demeure l’abstention criante. Enfin, il y a la question du FN : dans les débats du premier tour, notamment télévisés, le candidat FN n’était pas sur la posture ethniciste de son parti mais davantage sur une posture souverainiste, et je voyais bien que notre argumentaire ne lui déplaisait pas totalement, quand bien même les finalités politiques s’opposent : alors que le FN veut que La France retrouve son indépendance pour opérer un repli identitaire promis à l’impasse, nous voulons que la France retrouve son indépendance pour affirmer son caractère universaliste et marcher aux avant-postes des grands défis humains à relever comme la planification écologique. L’appel à voter pour nous du FN, nous ne l’avons certainement pas demandé, et plus qu’autre chose, il a surtout permis à notre adversaire principal, à savoir En Marche, de créditer la thèse selon laquelle il y avait bien une alliance des deux extrêmes, une porosité dans l’argumentaire et le programme politique, alors que c’est tout à fait sans fondements. L’essentiel pour nous est de convaincre, et nous ne faisons pas le tri pour savoir qui nous cherchons à convaincre.

“Alors que le FN veut opérer un repli identitaire promis à l’impasse, nous voulons que la France retrouve son indépendance pour marcher aux avant-postes des grands défis humains à relever comme la planification écologique.”

Selon moi, le principal chantier qui s’ouvre devant nous, et donc le principal enjeu, est de juguler l’abstention. Le fait qu’on soit à présent dans un temps qui n’est plus contraint par un calendrier électoral serré permet de faire de cet enjeu une priorité : l’idée est de réussir, hors temps électoral, à créer des méthodes qui localement permettent de réduire l’abstention. C’est évidemment un problème qui nous préoccupe depuis un moment puisque nous avons été très présents dans les quartiers populaires depuis le début de la campagne, en lançant notamment les caravanes insoumises dès début 2016 pour amener la question des droits.

Il me semble que LFI doit permettre de continuer à mener la bataille culturelle à travers les campagnes thématiques et apporter le contenu politique qui est le nôtre. Mais dans le même temps, nous devons être capables de nous dire que ce n’est pas seulement en allant dans les quartiers populaires qu’on va réussir à les faire revenir à la politique : il faut que nous, les militants politiques, soyons conscients des problématiques auxquelles sont confrontées les gens et que nous soyons en capacité d’y répondre, en étant des facilitateurs de l’auto-organisation. Je disais par exemple à mes camarades à Lille que s’ils voient un quartier où il leur semble qu’il y a un besoin criant en soutien scolaire, ils pourraient organiser les conditions de création de ce soutien scolaire. Cela reviendrait à répondre directement à des problématiques pour faire en sorte que la politique ne soit pas vécue comme hors sol : ainsi, notamment dans un contexte où les municipalités ont de moins en moins de marges de manoeuvre financières, cela démontrerait une capacité des citoyens à s’auto-organiser. Je pense qu’il y a là un coup double à jouer : à la fois mener les campagnes thématiques, et en même temps se mettre au service de la population pour recréer le lien entre la politique et les citoyens.

En ce qui concerne le FN, j’ai toujours considéré que son électorat n’était pas sa propriété, qu’il ne lui appartient pas, que les électeurs du FN ne sont pas le FN, et cela fait longtemps que de notre côté, nous ne répondons plus de la caricature qui veut que ces électeurs soient d’affreux fascistes. Certes, il y en a, mais le vote FN dans notre pays est d’abord et avant tout un vote qui exprime une colère, un ras-le-bol, une volonté de donner un coup de pied dans la fourmilière, et charge à nous de faire la démonstration que le vote FI est aussi l’expression d’une colère : ce qu’il faut alors prouver est que la question n’est pas d’engendrer une colère pour la colère, mais de savoir ce que l’on fait de cette colère. Au projet ethniciste du FN s’oppose ici le projet propulsif de LFI qui permet d’ailleurs bien souvent de répondre au terreau qui crée la montée du FN, à savoir notamment les problématiques sociales. Pour résumer, il y a véritablement deux enjeux primordiaux : Ne pas céder un pouce à Macron et sa majorité, et faire la démonstration que l’on peut incarner la suite.

LVSL : Parmi les causes de la montée du FN dans le Nord et le Pas-de-Calais, on revient souvent sur le fort taux de chômage des zones concernées. On parle moins souvent du recul généralisé de l’État et des services publics, de la perte de lien social qui va avec. Pourquoi l’État a-t-il abandonné ces territoires ? Comment les réinvestir, et selon quelle vision de l’État ?

Très clairement, on voit bien qu’après l’ère des Trente Glorieuses, avec l’émergence de l’économie libérale, les dirigeants ont particulièrement misé sur le tertiaire dans le Nord. Or, il y a divers endroits où ce n’était absolument pas adapté, et cela a participé de cette ségrégation que l’on retrouve notamment dans des villes comme Lille.

Sur la question de l’emploi, il est nécessaire de réaffirmer le fait que le problème du chômage n’est pas celui du « chômage volontaire », contrairement à ce que les gouvernements successifs ont cherché à démontrer. Sous Hollande par exemple, le gouvernement ressassait en permanence la musique des emplois non pourvus. Nous sommes sans cesse dans l’obligation de rappeler ce qu’est la réalité statistique sur les emplois non pourvus : aujourd’hui, si je ne me trompe pas, on a affaire à 1 emploi non pourvu pour 300 chômeurs, ce qui correspond véritablement à une situation de pénurie d’emplois. A la France Insoumise, nous prônons un modèle de relance de l’activité qui serait nécessairement centralisé par l’Etat, car l’Etat est la courroie de transmission de grandes politiques de relance permettant de réactiver le levier de l’emploi. La planification économique que nous proposons permettrait de créer des centaines de milliers d’emplois, ce qui est une nécessité absolue.

“Là où l’Etat cède du terrain, deux forces avancent essentiellement : la logique de privatisation et le pouvoir de l’argent d’abord, puis la misère sociale.”

On aurait tort de croire que c’est en rabotant le modèle social français par des lois telles que la Loi Travail que l’on va créer de l’emploi : ce type de politiques est mené depuis longtemps, même bien avant Sarkozy. Elles se fondent sur l’idée que flexibiliser davantage le marché du travail et augmenter la compétitivité va créer de l’emploi, alors que l’on voit bien qu’il n’y a pas de corrélation entre le droit du travail et la baisse du chômage. Il faut donc commencer par battre en brèche cet argumentaire politique majoritaire qui provoque un sentiment de culpabilité chez les gens. La seconde étape sera d’expliquer que le principal problème est la relance de l’activité. En ce sens, stratégiquement, nous considérons par exemple que l’Etat français a davantage intérêt à conserver des boîtes comme Alcatel et les grands secteurs stratégiques, plutôt qu’à batailler pour flexibiliser davantage le marché du travail, car la première option apportera bien plus d’emplois à long terme. Il est nécessaire d’annihiler l’idée selon laquelle le seul objectif est la politique de l’offre, la concurrence libre et non faussée entre tous, et qu’à la fin le moins disant social remporte la bataille.

De fait, là où l’Etat cède du terrain, deux forces avancent essentiellement : la logique de privatisation et le pouvoir de l’argent d’abord, puis la misère sociale. Les politiques libérales menées depuis les années 1980 ont toujours été suivies par la montée du chômage. Très clairement, il y a un lien de cause à effet entre le désengagement de l’Etat, dicté notamment par les politiques budgétaires impulsées par l’Union européenne, et la montée du chômage, provoquant un cercle qui s’auto-entretient. Plutôt que de jouer une compétition perdue d’avance et qui pousse au moins-disant social, nous pourrions faire tant d’autres choses qui nécessitent des compétences et des énergies dont la France regorge.

 

LVSL : La vieille gauche radicale a longtemps été très méfiante vis-à-vis de la fonction tribunicienne, associée au culte de la personnalité et aux pires dérives du XXème siècle. A tel point que l’émergence de nouvelles figures politiques avec la création du groupe LFI en a surpris plus d’un : François Ruffin ; Ugo Bernalicis ; ou encore vous-même. Vous étiez-vous préparé à jouer ce type de rôle ? La présence de tribuns est-elle la clé du succès pour les mouvements progressistes auparavant en mal de visibilité ?

Le fait d’avoir un groupe à l’Assemblée qui a attiré l’intérêt des médias a permis au public ainsi qu’aux milieux politiques et médiatiques de découvrir quelque chose qu’ils ignoraient, c’est-à-dire que LFI ne se cristallise pas uniquement autour de Jean-Luc Mélenchon. Ce dernier est de longue date soucieux des compétences des gens qui l’entourent et de faire en sorte que d’autres figures émergent. Il est intéressant de remarquer que nous sommes passés sous leurs radars pendant longtemps, jusqu’à aujourd’hui. Ugo, moi, et tant d’autres, malgré notre jeune âge, avions depuis des années des responsabilités locales comme bénévoles, nous prenions la parole en public, nous faisions des campagnes et nous nous rendions visibles sur les places publiques, ce qui ne nous a pas empêchés de passer inaperçus — les médias locaux nous reprenaient de temps en temps sans toutefois s’intéresser à nous dans le détail.

Personnellement, depuis que je milite, il me tient à coeur, mais c’est aussi le propre de notre courant, d’être dans la formation permanente, de beaucoup lire et d’écrire également, d’avoir la capacité de prendre la parole en public et de savoir construire un discours : quand on sait qu’on a une demi-heure et un objectif fixé, il faut faire en sorte de ciseler son propos de manière à aller droit au but. Nous sommes donc rompus à l’exercice.

Prenons le cas de la Loi Travail : je me suis trouvé au premier plan uniquement parce que j’avais choisi de travailler dans la Commission d’Affaires Sociales qui se penchait en premier sur ce texte, puisque nous nous étions répartis les commissions entre les 17 députés que nous sommes. Lorsque nous avons décidé de déposer une motion de rejet et que notre motion a été tirée au sort — puisque plusieurs groupes en avaient déposé une également —, il a fallu choisir un orateur pour prendre la parole. Le groupe fonctionne en collectif. Le but n’est pas de se singulariser les uns des autres, au contraire. Or, compte tenu de ce qui avait été fait en Commission d’Affaires Sociales et étant donné que mes deux camarades de commission étaient d’accord pour que je m’y colle le premier, il a été décidé que je défendrais cette motion.

Je suis donc rentré chez moi le week-end, j’ai préparé le discours, et très honnêtement, lorsque je l’ai achevé, je n’ai pas eu le sentiment d’avoir fait quelque chose d’exceptionnel, mais simplement d’avoir accompli ma tâche qui était de produire un discours respectant les trente minutes de parole et visant un objectif clair. Puis je suis monté à la tribune, et j’ai prononcé mon discours comme tout un chacun dans ce mouvement l’aurait fait à ma place et sans me dire que ce que je faisais était formidable. Pourtant, lorsque je suis descendu de la tribune et que j’ai rallumé mon téléphone, jai réalisé l’ouragan que ce discours avait provoqué : les médias nous découvraient.

J’ai compris que pour les députés de la majorité mais aussi pour les communistes, cela représentait l’arrivée d’un OVNI qu’ils n’avaient pas vu venir, c’est-à-dire cette génération montante de gens entre vingt et trente ans, très soucieuse de se former — vous en faites sûrement partie d’ailleurs — et capable de monter en puissance. C’est pour cette raison que Jean-Luc disait déjà depuis un moment : « Ne croyez pas que lorsque vous en aurez fini avec moi, vous en aurez terminé, parce qu’avec eux, vous en prenez pour quarante ans ». Je l’entendais aussi répéter aux gens du groupe : « Je suis ravi qu’on vous entende davantage ». Il faut réussir à amplifier ce mouvement collectif.

Cela me permet aussi de rebondir sur l’analyse que Lenny Benbara fait dans l’article que vous avez publié lorsqu’il dit que le niveau atteint lors de la session extraordinaire doit être maintenu, et que pour cela, il faut engranger une logique qui incarne l’alternative. Je pense que le discrédit de Macron va se poursuivre voire s’accélérer, et à mesure qu’il tombe, nous devons symboliser le changement et la capacité à prendre la relève.

 

LVSL : La France Insoumise a réalisé de très bons scores dans la métropole lilloise, et a été capable de faire élire deux députés dans le département. Ces résultats constituent à l’évidence un point d’appui pour le futur, notamment pour les élections municipales de 2020. Quelle stratégie de long terme comptez-vous mettre en place pour asseoir votre implantation ? La mairie de Lille est-elle un objectif ? Cela posera à terme, la question des alliances éventuelles que le mouvement peut nouer s’il veut prendre des mairies…

Il est évident que la mairie de Lille ainsi que d’autres mairies d’envergure nationale sont un objectif très clair pour le mouvement, objectif qui se place dans la continuité de notre stratégie. Dire le contraire serait mentir. Mon état d’esprit, qui est d’ailleurs assez partagé dans LFI, est que tous nos actes politiques, que ce soit dans l’Assemblée ou au sein du mouvement en ce qui concerne les campagnes thématiques ou encore les élections intermédiaires, sont des étapes intermédiaires vers notre objectif ultime qui demeurera toujours la prise du pouvoir dans ce pays. Certains groupes politiques peuvent considérer qu’avoir un groupe parlementaire est déjà un accomplissement en soi et qu’ils peuvent en rester là, mais ce n’est en rien notre cas : pour nous, l’Assemblée n’est qu’une étape de plus.

Avant les municipales, il y a les Européennes, et le pari que je fais d’ici là est que l’illusion Macron va s’éroder plus vite que prévu. Actuellement, nous tendons à prouver que le renouveau qu’il semble incarner, parce qu’il est un jeune président qui prétend mettre à la porte la vieille classe politique et parce qu’il prône de nouvelles pratiques, n’est qu’illusoire. On remarque déjà dans son gouvernement les mêmes fêlures, des gens liés par les mêmes affaires — quand on voit qu’en plein débat sur la confiance, Pénicaud se fait prendre la main dans le sac des stock options… Notre but est donc de mettre à jour le continuum qui existe entre les politiques de droite de Sarkozy, les politiques prétendument de gauche de Hollande, et les politiques centristes de Macron : il faut faire la démonstration, bien qu’elle se fasse d’elle-même, que ces gens-là, derrière des oppositions qui sont feintes pour pouvoir se partager le pouvoir politique, ont un socle idéologique de l’ordre de 70 à 80% de commun – si l’on met de côté les questions sociétales – car c’est la commission européenne qui se tient derrière eux.

Deux hypothèses se présentent alors concernant l’avenir : soit la situation reste telle qu’elle est aujourd’hui et les élections intermédiaires dictent la suite. Soit un événement fortuit bouscule les choses et nous devons alors nous tenir prêts à tout moment. Si c’est le calendrier électoral qui dicte la suite, voyons : les premières élections intermédiaires sont les européennes, qui seront un moment idéologiquement intéressant pour nous où il faudra faire la preuve que nous sommes bien là face au « grossiste » [la commission européenne, NDLR] qui impulse les politiques nationales depuis trop longtemps. L’élection européenne devra être la traduction dans les urnes de la déflagration contre Macron. C’est aussi l’occasion pour nous d’avoir davantage d’élus, donc de monter en crédibilité et de gagner en visibilité afin de pouvoir s’exprimer.

Puis arrivent les élections municipales — il se peut d’ailleurs qu’elles aient lieu en 2021 et non en 2020, et qu’elles viennent s’ajouter aux régionales et aux départementales. Nous devons donc être préparés à décrocher le plus de positions possibles. Ainsi, pour revenir à votre question après ce passage de contextualisation, il apparaît que oui, dans la métropole lilloise, étant donné que LFI a été capable de décrocher deux anciens bastions socialistes avec la première et la deuxième circonscription du Nord, il y a clairement plusieurs villes de la métropole que nous pouvons remporter aux élections municipales. Cela nous ferait arriver à la veille de la présidentielle dans une position totalement différente de celle où se trouvait Jean-Luc Mélenchon en 2016 lorsqu’il a lancé le mouvement, avec la force de dire que nous incarnons l’alternative, face à un Front National qui à l’inverse est d’ores et déjà en difficulté. A l’Assemblée, les frontistes sont presque inaudibles, et leur parti est rongé par des guerres intestines. Je crois qu’ils sont assez durablement enlisés.

En ce qui concerne la question des alliances aux municipales, tout va dépendre des européennes. Je souscris totalement à l’idée que nous ne devons plus mettre le doigt dans des stratégies qui nous latéralisent avec la tambouille des chapelles à gauche, et qu’il faut refuser les assises de refondation et autres potages qui semblent se profiler. Ces gens sont en cendres et pensent que l’on va pouvoir faire renaître le phénix, alors que pour notre part, nous avons plutôt intérêt à poursuivre la stratégie qui a fonctionné lors des présidentielles et des législatives, c’est-à-dire celle qui consiste à opposer peuple et oligarchie, le « nous » et le « eux » que théorise Chantal Mouffe. Cela s’incarne d’ailleurs dans les nouvelles têtes du mouvement et au sein de notre électorat : plusieurs fois, lors de la campagne, des gens sont venus me voir en me disant que si Mélenchon avait été candidat du Front de gauche en 2017, jamais ils ne l’auraient ne serait-ce qu’écouté.

“Nous cherchons donc à élargir notre électorat en refusant les codes politiques par lesquels on essaie de nous enfermer dans une position minoritaire.”

La campagne de Mélenchon en 2012 par exemple restait très ancrée dans les codes traditionnels de la gauche radicale, notamment dans l’imagerie politique. C’’était déjà un premier filtre qui a fait que certaines personnes ne sont pas allées plus loin. En effet, même si nous avons raison d’être attachés à nos drapeaux rouges, lorsqu’il s’agit de convaincre la majorité de la population nous ne pouvons plus nous présenter comme la gauche radicale, ce qui implique de mettre les drapeaux au placard. De la même manière que lorsque Benoît Hamon ouvre un meeting en disant qu’il s’adresse à la gauche socialiste, comment peut-il prétendre gouverner le pays s’il commence par parler à une stricte minorité ? Nous cherchons donc à élargir notre électorat en refusant les codes politiques par lesquels on essaie de nous enfermer dans une position minoritaire.

Les alliances dépendent donc moins de LFI que de la manière dont les autres vont se positionner. Certains continuent à avoir des œillères et à penser que le choix qu’a fait Mélenchon en 2016 était de se lancer dans une grande aventure en solitaire pour avoir le contrôle, alors que c’était un choix tout à fait réfléchi, fruit d’une réflexion politique profonde. Aujourd’hui, ils commencent à réaliser qu’ils avaient tort. Dès lors, soit ils se rapprochent de l’espace de discussion dans lequel nous les accueillons à bras ouverts, soit ils décident de continuer à alimenter la sclérose de cette gauche déclinante. Ainsi, selon leur positionnement, nous ferons nos propres choix de discussion. Il faut notamment les appeler à la cohérence. Par exemple, lorsque mon adversaire socialiste – François Lamy, l’ancien ministre – critiquait la potentielle Loi Travail de Macron en se posant comme la caution de gauche à cette loi,  que je lui répondais que c’était le PS qui avait ouvert la brèche et qu’il répliquait « oui mais moi c’est différent », il y avait clairement un problème de cohérence entre lui et son propre parti. Nous leur demandons simplement une clarification. C’est-à-dire, par exemple, de voter contre la confiance au gouvernement, et cela ne dépend alors que d’eux. S’ils l’avaient fait, ils nous trouvaient à la table de discussion sans aucun problème.

LVSL : En Espagne, Podemos aussi refusait la latéralisation, mais pour gouverner Barcelone, Madrid et d’autres villes, ils ont dû passer des accords avec le PSOE bien qu’ils se fassent la guerre au niveau national. Peut-être est-il possible de trouver des gens mieux disposés au niveau local…

Nous verrons bien ce qu’il en est. Pour ma part, je suis désormais convaincu qu’il faut de la clarté et qu’il faut pour cela se tenir éloigné des tambouilles. Laissons les autres faire leur travail de réflexion propre. Ils doivent encore comprendre notamment que la langue qu’ils parlent est bien souvent une langue morte. Nous devons de notre côté faire ce dont nous sommes capables par nous-mêmes. Si nous utilisons véritablement les ressources dont nous disposons à l’action, nous pouvons lever de grands espoirs.

Pour le moment, on voit bien que l’on est dans un grand moment de recomposition des partis politiques, et c’est d’ailleurs aussi le cas à droite car En Marche vient marcher sur les plates-bandes des Républicains, ce qui déclenche des débats houleux chez ces derniers. Nous n’avons pas ce problème-là : le travail de construction idéologique et stratégique est fait, et nous avons donc un temps d’avance car nous sommes déjà dans le moment où nous pouvons discuter avec les autres et envisager la manière dont il faut avancer.

 

LVSL : Lors de la session extraordinaire, l’Assemblée nationale a adopté la loi d’habilitation qui permet au gouvernement de réformer le code du Travail par ordonnances. La réforme devrait permettre d’inverser la hiérarchie des normes, de précariser le CDI, de revoir le périmètre du licenciement économique ou encore d’outrepasser les syndicats (référendum, négociation sans délégué syndical mandaté). Pouvez-vous exposer plus concrètement les intentions du gouvernement ? En quoi cette loi diffère-t-elle de la loi El Khomri ?

Cette loi et les précédentes sont la traduction directe de directives européennes qui tracent les contours de la législation du Travail, avec pour logique de fond l’idée que le principal problème est celui du coût du travail et de son manque de flexibilité et de compétitivité. Il faut ici répéter qu’il n’y a pas de corrélation entre le droit du travail et la baisse du chômage, ce qui a été démontré par l’OCDE, mais aussi par le bilan du quinquennat Hollande. Pour notre part, la première étape est donc de démontrer que l’analyse de la question de l’emploi n’est pas bonne, et par la suite de prouver que ces lois ne profitent qu’au secteur des actionnaires d’entreprise, car sous couvert de dialogue social on renforce l’arbitraire patronal.

Sur la loi en tant que telle, la différence avec les précédentes, qui précisaient leur contenu, est que celle-ci est une loi dite « d’habilitation à légiférer par ordonnance sur » c’est-à-dire une loi qui délimite un périmètre à l’intérieur duquel le gouvernement pourra, disons-le franchement, faire à peu près ce qu’il voudra. Ce périmètre pose la suprématie des accords d’entreprise dans la hiérarchie des normes : Jean-Luc Mélenchon utilise donc à raison l’expression de « un code du Travail par entreprise », car c’est bien l’objectif du gouvernement qui souhaite que tout se fasse, dixit la ministre du travail, « au plus près du terrain ». Cela signifie qu’on rompt avec le cadre républicain d’une loi qui s’applique à tous. Selon le lieu où l’on travaille, on peut être soumis à un ordre juridique différent.

Rassemblement de la France Insoumise sur la place de la République à Paris, le 3 juillet 2017.

En ce qui concerne les points importants de la loi, on peut évoquer la question des instances représentatives du personnel — le comité d’entreprise, le CHSCT, les délégués du personnel — qui ont actuellement des compétences et des délégations propres, et que, sous prétexte d’archaïsme et de manque d’efficacité, on veut faire fusionner pour créer une instance unique. Il peut en résulter une perte de levier d’action pour les syndicats. La philosophie générale de la loi, en résumé, est de faire en sorte que toute autre personne que celles qui étaient habilitées à négocier aujourd’hui puisse le faire. Il s’agit de contourner les syndicats. On nous vend entre autres les bénéfices du référendum d’entreprise en prétendant que cela donne la parole au salarié, alors que l’on sait très bien que cela se déroule sous chantage, comme le montre par exemple le cas de Smart où les employés ont accepté une augmentation du temps de travail dans des conditions lamentables par crainte de licenciement et de délocalisation : référendum, certes, mais sous la forme d’un pistolet sur la tempe.

Il y a quelques éléments sur lesquels il faut également insister, comme la barémisation, non pas des indemnités prudhommales comme on le croit, mais des dommages et intérêts aux prudhommes, qui permettrait dorénavant à un patron de savoir combien va lui coûter un licenciement abusif. La loi préconise aussi l’extension du contrat de chantier à d’autres domaines que le bâtiment, c’est-à-dire qu’il pourra y avoir des chantiers dans tous les domaines : le contrat de chantier est présenté juridiquement comme un CDI alors qu’en réalité, il s’agit d’une mission, donc d’un CDD qui de surcroît ne comprend pas d’indemnités de précarité. Cela correspond à une véritable précarisation de l’emploi.

Un autre point important est que le texte du gouvernement dit qu’il faut revoir le périmètre d’appréciation des difficultés économiques des entreprises, mais il ne dit pas que ce sera le cas au périmètre national. Or, quand le texte passe au Sénat, celui-ci précise qu’il veut que ce soit un périmètre national. Il y a donc tout un jeu politique du « passe-moi le sel, je te passe le poivre » entre les uns et les autres, c’est-à-dire qu’une majorité ouvre une brèche en disant qu’elle ne souhaite pas aller plus loin, puis le Sénat qui est à droite passe derrière pour marquer le pli, et En Marche repasse finalement afin d’entériner le projet. J’ai personnellement assisté à la lecture à l’Assemblée du texte qui s’était durci en passant par le Sénat, suite à laquelle a été mise en place une commission mixte paritaire — c’est-à-dire sept députés et sept sénateurs — qui avait pour objectif de partir du texte du Sénat afin de trouver un compromis sur les points de désaccords : j’ai alors pensé que ce serait à nouveau une guerre de tranchées interminable, mais le travail a été expédié en une heure car ils s’étaient accordés sur à peu près tout, notamment sur les concessions faites à la droite et surtout sur un point central de la loi qui est l’appréciation du périmètre économique. C’est donc dans un jeu d’alliance objective entre la majorité et son opposition que le texte se trouve durci.

“La loi actuelle ne fait donc qu’achever de retourner l’ordre juridique et social qui régit les salariés du privé, à savoir environ 18 à 20 millions de personnes (…) Le projet d’Emmanuel Macron, c’est le remplacement du chômage de masse par l’emploi précaire.”

Néanmoins, ce texte n’est qu’un processus d’aboutissement de ce que l’on observe depuis des années, car la loi El Khomri avait déjà fait l’essentiel, et c’est une logique qui est valable dans plein d’autres secteurs. Prenez par exemple la privatisation des secteurs stratégiques comme EDF, où la législation n’a jamais été bouleversée d’un seul coup car les acteurs de ce changement savaient que cela serait impossible. Ils entreprennent donc toujours de « saucissonner » l’objectif en diverses lois qui passent à mesure que les quinquennats avancent, et si l’on rassemble tout — par exemple l’ensemble des lois comprenant notamment la loi de sécurisation de l’emploi, la loi Rebsamen, la loi Macron, la loi El Khomri et la loi Pénicaud —, on se retrouve face au saucisson dans son entier.

La loi actuelle ne fait donc qu’achever de retourner l’ordre juridique et social qui régit les salariés du privé, à savoir environ 18 à 20 millions de personnes. Le choix de l’été 2017 comme moment pour faire passer cette loi n’était d’ailleurs pas anodin, puisque l’Assemblée n’était pas encore tout à fait installée, et je caricature à peine lorsque je dis que nous devions étudier le texte dans les escaliers : nous avions trois ou quatre jours pour le lire et déposer l’amendement dans des conditions délétères. Tout a été pensé méthodiquement pour être sûr qu’il n’y ait pas de contestation possible. Le projet d’Emmanuel Macron, c’est le remplacement du chômage de masse par l’emploi précaire.

LVSL : Comment envisagez-vous la contestation sociale contre cette nouvelle loi Travail ? Ne craignez-vous pas une léthargie populaire liée à la période post-électorale et à la rapidité avec laquelle cette réforme est menée ?

Comme je le disais, tout a été calculé pour que la contestation sociale soit minorée, entre la venue de l’été et une session extraordinaire dans un moment où le Parlement n’était pas encore aguerri. Je considère même que la convocation du Congrès de Versailles le lundi où les amendements étaient attendus en Commission d’affaires sociales a contribué à freiner le travail d’amendement — même si je n’irais pas jusqu’à dire que le Congrès a été convoqué dans ce but.

Il est clair, étant donné ce que je viens d’expliquer, que le moment pourrait ne pas être favorable à une contestation sociale. Néanmoins, il y a un réveil attendu, notamment de l’opposition syndicale, puisque nous avons par exemple des syndicats comme la CFE-CGC qui ne sont pourtant pas les plus virulents et qui clament leur mécontentement. D’ailleurs, pour revenir au texte de loi, le fait de séparer les différents syndicats pour qu’ils ne s’assoient pas à la même table, tout en cachant cela sous une multiplicité de réunions, est aussi un choix stratégique. Toutefois, bien que nous ayons chez LFI notre propre analyse du texte de loi, nous nous gardons bien de commenter les stratégies syndicales et de prendre position sur les décisions des syndicats. En tous cas, j’entends de nombreux syndiqués autour de moi qui affirment qu’ils vont débrayer comme il se doit à la rentrée.

LVSL : A l’occasion de ces contestations, la France Insoumise va encore apparaître comme le camp de la résistance. Dans ces conditions, comment peut-elle faire émerger un ordre alternatif à la pagaille néolibérale ?

Nous avons autour de nous des gens qui ont rédigé un code du Travail alternatif, en collaboration avec un comité de recherche : il s’agit d’un code qui serait réellement émancipateur et protecteur, et que l’on voudrait faire prévaloir aujourd’hui car il permettait à l’employé d’être un véritable citoyen dans l’entreprise. On peut donc aussi, en disant que l’on défend le code du Travail, en proposer une version améliorée.

Pour revenir sur la mobilisation, je peux vous assurer que nous allons y contribuer. Nous avons commencé à nous préparer dès la session parlementaire, notamment en répandant les débats dans le pays afin qu’ils ne restent pas cloisonnés à l’Assemblée : il y a ainsi déjà eu des actions organisées par des militants de LFI afin d’expliquer les enjeux de la loi. Néanmoins, il est certain qu’il faut que le mouvement se réveille. Je suis inquiet de constater le décalage qui existe entre la gravité de ce qui se passe à l’Assemblée et le climat dans le pays : nous sommes face à une véritable liquidation d’un siècle d’acquis sociaux. Mais nous nous trouvons au terme d’un processus où tous les rapports au travail ont été individualisés, et il est donc très compliqué de mobiliser les gens pour engranger un phénomène collectif qui permettrait de défendre le modèle social que nos opposants sont en train de démonter méthodiquement, sachant qu’ils sont bien organisés pour le faire.

Pour l’instant, nous allons faire en sorte que la mobilisation syndicale du 12 septembre soit la plus importante possible. Notre initiative de mouvement politique sera le 23 septembre, durant laquelle le mot d’ordre sera « Contre le coup d’état social », car nous lions aussi à cela d’autres éléments qui participent de la même logique libérale, comme le fait que le CETA sera appliqué dès le 21 septembre transitoirement sans vote du Parlement. Cette marche du 23 septembre n’est pas celle de La France Insoumise. C’est notre initiative mais tout le monde peut s’en saisir.

Meeting du candidat Jean-Luc Mélenchon, le 18 mars 2017, sur la place de la République à Paris.

LVSL : A l’occasion des élections européennes, quelle ligne doit tenir LFI ? En effet, votre électorat ne souhaite pas forcément sortir de l’UE, même s’il est très critique et qu’il veut récupérer des parts de souveraineté, tandis que l’électorat FN est le plus eurosceptique. Allez-vous rester sur l’idée du plan A/plan B ? Allez-vous accentuer le rapport de force et envisager de sortir de l’euro en cas d’échec des négociations ?

La préparation de la sortie de l’euro est incluse dans le plan B. Le FN est pétri de contradictions sur cette question, mais en tout cas jusqu’à présent, dans son projet politique, il incluait la sortie de l’Union européenne. Ce que nous disons est différent. Nous souscrivons à l’idéal européen tel que conçu à sa création, c’est-à-dire un idéal de coopération entre les peuples pour éviter que la guerre ne revienne. Mais on remarque rapidement qu’une fois que les bonnes intentions ont été dictées, la construction européenne a été une construction libérale où l’économie a tout dirigé, et il en résulte aujourd’hui un paquet bien ficelé de pays qui n’ont pas les modèles sociaux ni les mêmes niveaux fiscaux et auxquels on a dit : « que le meilleur gagne ». Cela crée d’importantes tensions économiques qui contredisent largement les motivations pacifiques premières de la création de l’UE. Il y a donc un dévoiement complet de l’idéal européen.

“Si LFI arrive au pouvoir, et nous nous y préparons, elle s’assiéra à la table des négociations en disant que la France, pays fondateur de l’UE, refuse que le système se maintienne tel qu’il est : il sera alors temps de renégocier les traités.”

Aujourd’hui, nous considérons qu’il faut lutter contre l’Europe libérale qui nous enferme dans des directives, et il faut donc assumer un rapport de force, notamment face à l’Allemagne qui a des intérêts économiques totalement divergents des nôtres. L’Allemagne est un pays vieillissant là où la France rajeunit et sera bientôt la première puissance démographique d’Europe ; l’Allemagne est sur un système de retraite par capitalisation alors que nous avons un système par répartition, ce qui ne nécessite pas un euro fort contrairement à eux.

Si LFI arrive au pouvoir, et nous nous y préparons, elle s’assiéra à la table des négociations en disant que la France, pays fondateur de l’UE, refuse que le système se maintienne tel qu’il est : il sera alors temps de renégocier les traités. Nous avons la liste, dans le plan A, des revendications que nous souhaitons faire entendre. Nous savons bien que les pays à qui nous allons soumettre cela, l’Allemagne en tête, n’y ont pas intérêt, bien que d’autres pays seront très probablement de notre côté, tels que l’Espagne, le Portugal et l’Italie. Si la réponse est positive, nous pourrons avancer vers la construction d’une autre Europe. Si la réponse est négative, il sera temps d’appliquer le plan B : nous commencerons par désobéir et nous organiserons une sortie unilatéralement.

Mais la menace du plan B n’est pas un objectif politique en soi, et il participe même d’une manière à rendre crédible le plan A. C’est parce que nous avons un plan B, que nous pouvons mettre en avant avec force le plan A. En ce sens, Alexis Tsipras, en Grèce, a fini par plier car il a cru que le plan A suffirait. Jean-Luc Mélenchon, quant à lui, croit véritablement que si Merkel et les autres lui opposaient une fin de non recevoir et qu’il tentait de s’en aller, ils ne le laisseraient pas quitter la salle car ils feraient le calcul de ce que cela leur coûterait. En effet, si la France sort de l’Europe, cela aurait pour conséquence la dislocation de l’Europe. Le pari que nous faisons est que l’Europe ne peut tenir sans la France. Toutefois, si nous devons en arriver à appuyer sur le bouton nucléaire, nous le ferons. Ce n’est pas une menace en l’air. Mélenchon l’a dit, dans ces formules lapidaires : « Entre l’application de notre programme, et l’Union européenne, nous choisirons toujours le programme. Entre la souveraineté du peuple français et le respect des traités européens, nous choisirons toujours la souveraineté ». Mais il est important de rappeler que le problème n’est pas « l’europe en soi » mais « cette europe là ».

Entretien réalisé par Antoine Cargoet, Sarah Mallah et Lenny Benbara

 

Crédits photo :

Sarah ALCALAY

http://www.lejdd.fr/politique/comment-les-deputes-de-la-france-insoumise-saisissent-le-leadership-de-lopposition-3386561

http://www.europe1.fr/politique/la-photo-comme-un-bachelier-qui-a-reussi-son-examen-3389120

Université d’été : le PCF veut affronter l’avenir

Avec plus de 1100 participants, l’édition 2017 de l’université d’été du PCF s’est tenue du 25 au 27 août à Angers. Un nombre non-négligeable après une séquence électorale difficile.

Sourire au PCF. « C’est un succès inédit, cela fait plus de 15 ans que l’on organise des universités d’été et nous n’avions jamais rencontré un succès aussi massif » se réjouit Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de l’université d’été.

Salle plénière de l’université d’été

LVSL était un des rares médias à couvrir l’événement dont il faut reconnaître le succès numérique. La séquence des présidentielles semble avoir coûté cher à la visibilité du parti au profit de La France Insoumise. Ensuite, les législatives ont clairement acté la rupture des ex-partenaires. L’université d’été est donc aussi l’occasion d’une réflexion des communistes sur la période que traverse leur parti.

« On a vécu une année très contrastée, entre le bon score du candidat que nous avons soutenu à la présidentielle et son refus de l’unité aux législatives où les résultats ont été les pires de notre histoire, en dépit du fait que nous ayons augmenté le nombre de nos députés ».

Signe de cette rupture consommée, la France Insoumise, qui tenait son rendez vous d’été en même temps à Marseille, n’a pas envoyé de représentant à Angers. Pour Pierre Laurent, secrétaire national du Parti, c’est « un manque de respect déplorable ».

Réaffirmation de l’identité communiste

La volonté de reconquête et de renouvellement du parti semble se traduire par un réinvestissement de thèmes qui font son identité. Beaucoup jugent en son sein que le délaissement de marqueurs et d’idées proprement communistes ont participé à l’effacement de la visibilité politique du parti. Parmi eux, André Chassaigne, chef de file des députés communistes à l’Assemblée semble avoir une formule toute trouvée : « Comme dans le sport, on aura franchi une étape quand les communistes joueront leur propre basket, leur propre jeu, pas celui des autres ».

Le programme de l’université comme le discours de Pierre Laurent ont cherché à mettre à l’agenda cette volonté d’allier l’originalité du discours du PCF sur ses fondements marxistes à une indispensable adaptation aux changements de la vie politique du pays. Le secrétaire national du parti a ainsi appelé à une « révolution démocratique contre le capital ». À l’approche d’une rentrée militante contre la « Loi travail XXL » Pierre Laurent cherche à remobiliser ses troupes en marquant un passage à l’offensive : « il n’y a pas meilleurs que les communistes quand il s’agit de résister, mais nous sommes aussi des conquérants ».

Critiques du “populisme de gauche”

André Chassaigne lors de la présentation de son livre “Et maintenant monsieur le Président ?”

S’inscrivant dans ce mouvement de réaffirmation, le rejet de l’hypothèse du populisme de gauche a pris une place importante lors de ces journées. Deux conférences, de Gérard Mauger, chercheur au CNRS et de Jean Quétier, professeur de philosophie à l’université de Strasbourg, étaient consacrées à l’analyse critique de cette notion. Pour ce dernier, le populisme de gauche de Chantal Mouffe opérerait une lecture post-moderne de Gramsci en vidant son analyse de son contenu de classe, pour ne s’accaparer que sa réflexion stratégique. L’approche relativiste que propose la méthode populiste, axée sur une analyse discursive plutôt que classiste, si elle est efficace dans la compétition politique, s’opposerait donc à l’universalisme de la pensée marxiste.

« Le communisme n’est pas soluble dans le populisme de gauche » a ainsi affirmé Pierre Laurent à la tribune. Un message qui vise à se distinguer de la France Insoumise.

Pour autant Guillaume Roubaud-Quashie tempère : « Sur le populisme il n’y avait pas de volonté agressive, le monde ne se résume pas à la FI, mais il faut analyser ce phénomène qui reçoit un écho important. C’est une notion qui propose de reconfigurer la politique et il n’est pas certain que nous ayons à y gagner comme communistes. Mais avant de la rejeter nous devons prendre le temps de la comprendre, c’est une démarche de compréhension ».

Le renouveau du parti en perspective

Au banquet, plus de 1000 personnes.

L’engouement rencontré par l’université d’été doit marquer le départ de la séquence amorcée par le parti vers son renouvellement. Processus qui est censé culminer avec un congrès extraordinaire en 2018. Selon le secrétaire national « L’heure est venue de notre propre révolution politique. Il faut changer tout ce qui doit l’être ». Un pari ambitieux mais nécessaire si le parti veut retrouver de la visibilité.

S’il veut exister comme force positive et autonome dans le paysage politique français, le PCF est mis face à la nécessité de trouver les moyens d’affirmer la singularité de son projet. Cette tâche ne sera pas évidente dans la mesure où la concurrence avec la France Insoumise fait rage et où cette dernière a la volonté de prendre le leadership de la contestation sociale.

« On ne peut pas reprocher à certains de vouloir se développer au détriment d’autres forces politiques, mais nous ne sommes pas dans la même optique » explique Guillaume Roubaud-Quashie, « nous avons un objectif de civilisation qui n’est pas le populisme de gauche et qui est autrement plus vaste : le communisme. C’est le projet du siècle car il n’est pas certain que la planète ait le luxe de survire à un siècle de capitalisme de plus. La France a besoin d’un parti communiste comme force politique forte et organisée mais nous continuons de tendre la main ».

Le Parti devra néanmoins affronter l’épreuve des sénatoriales lors desquelles l’existence de son groupe est mis en danger. Un enjeu politique majeur pour Pierre Laurent qui a déclaré que seul le PCF serait en mesure de former un groupe de gauche au Sénat face à l’éclatement des socialistes. Le secrétaire national a jugé que si la haute chambre devait se vider d’élus de gauche cela laisserait les mains libres au Président de la République pour modifier la Constitution à sa guise sans passer par la voie référendaire.

 

(Vidéo du PCF)

Venezuela : l’indulgence de la presse française pour la violence d’extrême-droite

Une voiture de la police scientifique brûle pendant une lutte manifestation anti-Maduro. en février 2014. ©Diariocritico de Venezuela. TOPSHOTS-VENEZUELA-DEMO-VIOLENCE TOPSHOTS. AFP PHOTO / LEO

Au Mexique, la prétendue guerre totale contre les cartels de drogue lancée en 2006 par le président Felipe Calderón et poursuivie par son successeur Enrique Peña Nieto aurait déjà fait entre 70 000 et 100 000 morts et disparus et le bilan macabre continue de s’alourdir. Cependant, la situation au Mexique ne fait pas les gros titres de la presse française ; c’est un autre pays latino-américain traversant une profonde crise économique, sociale et politique, qui retient l’attention des médias de masse : le Venezuela.

Quel est le ressort de cet effet médiatique de miroir grossissant sur les convulsions vénézuéliennes et d’invisibilisation des autres pays latino-américains ? C’est qu’au-delà du parti pris atlantiste de la classe dominante française, le Venezuela est également instrumentalisé à des fins de politique intérieure. Autrement dit, avec le Venezuela, le camp néolibéral fait d’une pierre, deux coups : relayer l’agenda géopolitique de Washington qui n’exclut pas une intervention militaire et donner des uppercuts à la gauche de transformation sociale (FI et PCF), quitte à banaliser l’aile la plus radicale de la droite vénézuélienne qui est aujourd’hui en position de force au sein de la MUD, la large et composite coalition d’opposition au chavisme. Il ne s’agit pas de prétendre ici que les forces de l’ordre vénézuéliennes ne seraient responsables de rien, qu’Hugo Chávez  Frías et son successeur seraient irréprochables et n’auraient commis aucune erreur, notamment en matière de diversification économique ou de lutte contre l’inflation ou bien encore que le “chavisme” ne compterait pas, dans ses rangs, des éléments corrompus ou radicaux. Il s’agit de mettre en lumière que le parti pris médiatique majoritaire en faveur de l’opposition vénézuélienne, y compris de l’extrême-droite, répond à la volonté de marteler, ici comme là-bas, qu’il n’y a pas d’alternative au modèle néolibéral et à ses avatars, pour reprendre la formule consacrée et popularisée en son temps par Margaret Thatcher, fidèle soutien de l’ancien dictateur chilien, Augusto Pinochet.

 

Le Venezuela bolivarien, une pierre dans la chaussure des Etats-Unis d’Amérique

 

Depuis l’arrivée au pouvoir d’Hugo Chávez , devenu rapidement une figure mondiale de la lutte antiimpérialiste, les relations entre le Venezuela, qui dispose des premières réserves de pétrole brut au monde et les Etats-Unis d’Amérique, première puissance et plus grand consommateur de pétrole mondial, se sont notoirement détériorées. Il y a, d’ailleurs, une certaine continuité dans la politique agressive des Etats-Unis envers le Venezuela bolivarien entre les administrations Bush, Obama et Trump.  En avril 2002, le gouvernement Bush reconnait de facto le gouvernement Caldera, issu d’un putsch militaire contre Hugo Chávez  puis finit par se rétracter lorsque le coup d’état est mis en échec par un soulèvement populaire et une partie de l’armée restée fidèle au président démocratiquement élu. Du reste, le rôle des Etats-Unis d’Amérique dans ce coup d’état ne s’est pas limité à une simple reconnaissance du gouvernement putschiste. Dès lors, les relations ne cesseront plus de se détériorer entre les deux pays. En 2015, Barack Obama prend un décret qualifiant ni plus, ni moins, le Venezuela de « menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale et la politique extérieure des Etats-Unis ». Qui peut sérieusement croire que les troupes bolivariennes s’apprêtent à envahir le pays disposant du premier budget militaire au monde ? Ce décret ahurissant sera prolongé et est toujours en vigueur aujourd’hui. En décembre 2016, Donald Trump, nomme Rex Tillerson au poste de secrétaire d’état, un homme qui a eu de lourds contentieux avec le gouvernement vénézuélien lorsqu’il était PDG de la compagnie pétrolière Exxon Mobil. La nouvelle administration annonce rapidement la couleur en multipliant les déclarations hostiles à l’égard de Caracas et en prenant, en février 2017, des sanctions financières contre le vice-président vénézuélien Tarik El Aissami, accusé de trafic de drogue. Bien entendu, aucune preuve ne sera apportée quant au présumé trafic de drogue et les sanctions consistent en un gel de ses avoirs éventuels aux Etats-Unis sans que l’on sache s’il a effectivement des avoirs aux Etats-Unis, l’idée étant avant tout de décrédibiliser le dirigeant vénézuélien aux yeux de l’opinion publique vénézuélienne et internationale. Tout change pour que rien ne change. Les médias français se sont contentés de relayer la propagande américaine sans la questionner.

La droite réactionnaire vénézuélienne jugée respectable dans la presse française

 

Fait inquiétant : la frange la plus extrême et « golpiste » de la droite vénézuélienne semble avoir les faveurs de l’administration Trump. La veille de l’élection de l’assemblée nationale constituante, le vice-président Mike Pence a téléphoné à Leopoldo López, figure de cette frange radicale, pour le féliciter pour « son courage et sa défense de la démocratie vénézuélienne ». Lilian Tintori, l’épouse de López, accompagnée de Marco Rubio, un sénateur républicain partisan de la ligne dure et de l’ingérence contre Cuba et le Venezuela, avait été reçue à la Maison Blanche par Donald Trump, quelques mois plus tôt. Qui se ressemble, s’assemble. Pourtant, après avoir largement pris parti pour la campagne d’Hillary Clinton au profil bien plus rassurant que Donald Trump, la presse française dominante, y compris celle qui se réclame de la « gauche » sociale-démocrate (Libération, L’Obs), ne semble guère s’émouvoir, aujourd’hui, de cette internationale de la droite réactionnaire entre les Etats-Unis d’Amérique et le Venezuela. Nous avons pourtant connu notre presse dominante plus engagée contre l’extrême-droite comme, par exemple, lorsqu’il s’agissait de faire campagne pour Emmanuel Macron au nom du vote utile contre Marine Le Pen.

Leopoldo Lopez. ©Danieldominguez19. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Il faut dire que la presse dominante a mis beaucoup d’eau dans son vin en ce qui concerne ses critiques à l’encontre de Trump depuis qu’il est à la tête de l’Etat nord-américain, comme on a pu notamment le constater lors de sa visite officielle le 14 juillet dernier. De plus, notre presse entretient de longue date un flou bien plus artistique que journalistique sur la véritable nature politique d’une partie de l’opposition vénézuélienne voire sur l’opposition tout court. Ainsi dans un article du Monde, on peut lire que la « Table de l’Unité Démocratique » (MUD) est une « coalition d’opposants qui va de l’extrême-gauche à la droite ». S’il existe bien une extrême-gauche et un « chavisme critique » au Venezuela comme Marea Socialista ou le journal Aporrea, ce courant politique n’a jamais fait partie de la MUD qui est une coalition qui va d’Acción Democratica, le parti social-démocrate historique converti au néolibéralisme dans les décennies 80-90 à la droite extrême de Vente Venezuela de Maria Corina Machado et de Voluntad Popular de Leopoldo López. En février 2014, L’Obs publie un portrait dithyrambique de Leopoldo López. Sous la plume de la journaliste Sarah Diffalah, on peut lire que « sur la forme, comme sur le fond, Leopoldo López est plutôt brillant », que c’est un « homme de terrain », « combattif », qu’il a une « hauteur intellectuelle certaine », qu’il « peut se targuer d’une solide connaissance dans le domaine économique », que « la résistance à l’oppression et la lutte pour l’égalité, il y est tombé dedans tout petit », qu’il est un « époux modèle », qu’il a une « belle allure » et qu’il est devenu « le héros de toute une frange de la population ». On y apprend également que Leopoldo López est « de centre-gauche » ; Henrique Capriles, un autre leader de l’opposition, serait ainsi « plus à droite que lui ». Pourtant, dans le dernier portrait que L’Obs consacre à Leopoldo López, on lit bien qu’il « présente l’aile la plus radicale de la coalition d’opposition » ! Leopoldo López n’a pourtant pas évolué idéologiquement depuis 2014… et L’Obs non plus. Cherchez l’erreur.

Le magazine américain Foreign Policy, peu suspect de sympathie pour le chavisme, a publié, en 2015, un article sur la fabrication médiatique du personnage de Leopoldo López intitulé « The making of Leopoldo López » qui dresse un portrait de l’homme bien moins élogieux que celui de L’Obs. L’article répertorie notamment tous les éléments qui prouvent que Leopoldo López, à l’époque maire de la localité huppée de Chacao (Caracas), a joué un rôle dans le coup d’état d’avril 2002 quand bien même, par la suite, la campagne médiatique lancée par ses troupes a prétendu le contraire. L’article rappelle également qu’il est issu de l’une des familles les plus élitaires du Venezuela. Adolescent, il a confié au journal étudiant de la Hun School de Princeton qu’il appartient « au 1% de gens privilégiés ». Sa mère est une des dirigeantes du Groupe Cisnero, un conglomérat médiatique international et son père, homme d’affaires et restaurateur, siège au comité de rédaction de El Nacional, quotidien vénézuélien de référence d’opposition.  Ce n’est pas franchement ce qu’on appelle un homme du peuple. Après ses études aux Etats-Unis – au Kenyon College puis à la Kennedy School of Government de l’université d’Harvard -, il rentre au Venezuela où il travaille pour la compagnie pétrolière nationale PDVSA. Une enquête conclura plus tard que López et sa mère, qui travaillait également au sein de PDVSA, ont détourné des fonds de l’entreprise pour financer le parti Primero Justicia au sein duquel il militait. L’Humanité rappelle ses liens anciens et privilégiés avec les cercles du pouvoir à Washington ; en 2002, il rencontre la famille Bush puis rend visite à l’International Republican Institute, qui fait partie de la NED (National Endowment for Democracy) qui a injecté des millions de dollars dans les groupes d’opposition tels que Primero Justicia.

En 2015, Leopoldo López est condamné par la justice vénézuélienne à 13 ans et neuf mois de prison pour commission de délits d’incendie volontaire, incitation au trouble à l’ordre public, atteintes à la propriété publique et association de malfaiteurs. Il est condamné par la justice de son pays pour son rôle d’instigateur de violences de rue en 2014, connues sous le nom de « guarimbas » (barricades), pendant la campagne de la « salida » (la sortie) qui visait à « sortir » Nicolás Maduro du pouvoir, élu démocratiquement un an auparavant. Ces violence se solderont par 43 morts au total dont la moitié a été causée par les actions des groupes de choc de l’opposition et dont 5 décès impliquent les forces de l’ordre, selon le site indépendant Venezuelanalysis. L’opposition, les Etats-Unis et ses plus proches alliés vont s’employer à dénoncer un procès politique et vont lancer une vaste campagne médiatique internationale pour demander la libération de celui qui est désormais, à leurs yeux, un prisonnier politique (#FreeLeopoldo). La presse française dominante embraye le pas et prend fait et cause pour Leopoldo López. Pour le Monde, il est tout bonnement le prisonnier politique numéro 1 au Venezuela.

Pourtant, à l’époque, la procureure générale Luisa Ortega Diaz, qui, depuis qu’elle critique le gouvernement Maduro, est devenue la nouvelle coqueluche des médias occidentaux et suscite désormais l’admiration de Paulo Paranagua du Monde qui loue son « indépendance »,  estimait que ces « manifestations » « [étaient] violentes, agressives et [mettaient] en danger la liberté de ceux qui n’y participent pas ». Paulo Paranagua parlait, quant à lui, de « manifestations d’étudiants et d’opposants [sous-entendues pacifiques, ndlr], durement réprimées » dans un portrait à la gloire de Maria Corina Machado, très proche alliée politique de Leopoldo López, présentée comme la « pasionaria de la contestation au Venezuela » comme l’indique le titre de l’article. Notons que si Luisa Ortega est aujourd’hui très critique du gouvernement Maduro, elle n’a, en revanche, pas changé d’avis sur la culpabilité de Leopoldo López et la nature des faits qui lui ont valu sa condamnation. Dans l’article de Sarah Diffalah de l’Obs, la stratégie insurrectionnelle de la « salida » est qualifiée de « franche confrontation au pouvoir » qui constitue néanmoins « une petite ombre au tableau » de López, non pas pour son caractère antidémocratique et violent mais parce qu’ elle a créé des remous au sein de la coalition d’opposition car, selon la journaliste, « certains goûtent moyennement à sa nouvelle médiatisation ». Et la journaliste de se demander s’il ne ferait pas « des jaloux  ». Cette explication psychologisante s’explique peut-être par le fait que Leopoldo López avait déclaré à L’Obs, de passage à Paris, qu’il entendait trouver des « luttes non-violentes, à la façon de Martin Luther King » et que Sarah Diffalah a bu ses paroles au lieu de faire son travail de journaliste.

Des opposants armés et violents dans les quartiers riches de Caracas repeints volontiers en combattants de la liberté et de la démocratie

Le chiffre incontestable de plus de 120 morts depuis le mois d’avril, date à laquelle l’opposition radicale a renoué avec la stratégie insurrectionnelle, est largement relayé dans la presse hexagonale sauf que l’on oublie souvent de préciser  que « des candidats à la constituante et des militants chavistes ont été assassinés tandis que les forces de l’ordre ont enregistré nombre de morts et de blessés » comme le rappelle José Fort, ancien chef du service Monde de l’Humanité, sur son blog. Par exemple, la mort d’Orlando José Figuera, 21 ans, poignardé puis brûlé vif par des partisans de l’opposition qui le suspectaient d’être chaviste en raison de la couleur noire de sa peau, en marge d’une « manifestation » dans le quartier cossu d’Altamira (Caracas), n’a pas fait les gros titres en France. On dénombre plusieurs cas similaires dans le décompte des morts.

Exemple typique de ce qui s’apparente à un mensonge par omission : dans un article de Libération, on peut lire que « ces nouvelles violences portent à plus de 120 morts le bilan de quatre mois de mobilisation pour réclamer le départ de Nicolás Maduro » sans qu’aucune précision ne soit apportée quant à la cause de ces morts. On lit tout de même plus loin qu’« entre samedi et dimanche, quatre personnes, dont deux adolescents et un militaire, sont mortes dans l’Etat de Tachira, trois hommes dans celui de Merida, un dans celui de Lara, un autre dans celui de Zulia et un dirigeant étudiant dans l’état de Sucre, selon un bilan officiel. » Le journaliste omet cependant de mentionner que parmi ces morts, il y a celle de José Félix Pineda, candidat chaviste à l’assemblée constituante, tué par balle à son domicile. La manipulation médiatique consiste en un raccourci qui insinue que toutes les morts seraient causées par un usage disproportionné et illégitime de la force par les gardes nationaux et les policiers, et qu’il y aurait donc, au Venezuela, une répression systématique, meurtrière et indistincte des manifestants anti-Maduro forcément pacifiques. L’information partielle devient partiale. L’article de Libération est en outre illustré par une photo de gardes nationaux, accompagnée de la légende « des policiers vénézuéliens affrontent des manifestants le 30 juillet 2017 ». Les images jouent en effet un rôle central dans la construction d’une matrice médiatique.

Les titres d’articles jouent également un rôle fondamental dans la propagation de la matrice médiatique « Maduro = dictateur vs manifestants = démocrates réprimés dans le sang ». Et Marianne de titrer sur « l’assemblée constituante, élue dans un bain de sang », faisant écho au titre d’une vidéo de 20 minutes « Venezuela : après l’élection dans le sang de l’Assemblée constituante, l’avenir du pays est incertain », au titre de l’article du Dauphiné « après le bain de sang, le dictateur Maduro jette ses opposants en prison », à celui de L’express « Maduro saigne le Venezuela » ou encore au titre d’un article du Monde « Au Venezuela, une assemblée constituante élue dans le sang », signé par Paulo Paranagua, le journaliste chargé du suivi de l’Amérique Latine du quotidien, particulièrement décrié pour sa couverture de l’actualité vénézuélienne. A cet égard, Thierry Deronne, un belge installé de longue date au Venezuela, a écrit et publié, cette année, sur son blog, un article décryptant le traitement pour le moins discutable du Venezuela par Le Monde et Maurice Lemoine, ancien rédacteur en chef du Monde Diplomatique, s’était fendu, en 2014, d’un courrier au médiateur du Monde à ce sujet.

Au micro de la radio suisse RTS (07/07/2017), le même Maurice Lemoine s’insurge contre ces raccourcis médiatiques : « J’y suis allé pendant trois semaines [au Venezuela, ndlr]. Les manifestations de l’opposition sont extrêmement violentes, c’est-à-dire que vous avez une opposition qui défile de 10h du matin jusqu’à 1h de l’après-midi et, ensuite, elle est remplacée par des groupes de choc de l’extrême-droite avec des délinquants. […] Ils sont très équipés et c’est une violence qui n’a strictement rien à avoir avec les manifestations que nous avons ici en Europe. On vous dit « répression des manifestations au Venezuela, 90 morts ». C’est pas vrai ! C’est pas vrai ! […] En tant que journaliste, je m’insurge et je suis très en colère. Dans les 90 morts, vous avez 8 policiers et gardes nationaux qui ont été tués par balle. Vous avez, la semaine dernière, deux jeunes manifestants qui se sont fait péter avec des explosifs artisanaux. Vous avez des gens, des chavistes, qui essayent de passer une barricade et qui sont tués par balle, c’est-à-dire que la majorité des victimes ne sont pas des opposants tués par les forces de l’ordre et, y compris dans les cas – parce qu’il y en a eu – de grosses bavures et de manifestants qui sont victimes des forces de l’ordre, les gardes nationaux ou les policiers sont actuellement entre les mains de la justice. Il y a une présentation du phénomène qui, de mon point de vue de journaliste, est très manipulatrice. »

En outre, la presse mainstream insiste lourdement sur la « polarisation politique », certes incontestable, au Venezuela pour mieux cacher une polarisation sociale à la base du conflit politique. Comme le souligne Christophe Ventura, chercheur à l’IRIS et spécialiste de l’Amérique Latine, dans une interview à L’Obs, « l’opposition peut se targuer d’avoir le soutien d’une partie de la population mais il ne s’agit sûrement pas du peuple « populaire ». Principalement, ce sont des classes moyennes, aisées, jusqu’à l’oligarchie locale tandis que le chavisme s’appuie sur des classes plus populaires, voire pauvres. En fait, le conflit politique qui se joue aujourd’hui cache une sorte de lutte des classes. L’opposition a donc un appui populaire en termes de population mais pas dans les classes populaires. » Les manifestations de l’opposition se concentrent, en effet, dans les localités cossues de l’est de la capitale (Chacao, Altamira) gouvernées par l’opposition tandis que les barrios populaires de l’ouest de la capitale restent calmes. La base sociale de l’opposition est un détail qui semble déranger la presse mainstream dans la construction du récit médiatique d’un peuple tout entier, d’un côté, dressé contre le « régime » de Nicolás Maduro et sa « bolibourgeoisie » qui le martyrise en retour, de l’autre côté. Ainsi, les manifestations pro-chavistes qui se déroulent d’ordinaire dans le centre de Caracas sont souvent invisibilisées dans les médias français. Le 1er septembre 2016, l’opposition avait appelé à une manifestation baptisée « la prise de Caracas » et les chavistes avaient organisé, le même jour, une contre-manifestation baptisée « marée rouge pour la paix ». Une journée de double-mobilisation donc. Le Monde titrera sur « la démonstration de force des opposants au président Maduro » en ne mentionnant qu’en toute fin d’article que les chavistes avaient organisé une manifestation le même jour qui « a réuni quelques milliers de personnes ». Ces quelques milliers de chavistes, n’auront pas le droit, eux, à une photo et une vidéo de leur manifestation… D’autant plus qu’ils étaient sans doute plus nombreux que ce que veut bien en dire le quotidien. Dans un article relatant une manifestation d’opposition de vénézuéliens installés à Madrid qui a eu lieu quelques jours plus tard,  Le Monde mentionne la « prise de Caracas » du 1er septembre mais réussit le tour de force de ne pas mentionner une seule fois la « marée rouge » chaviste. En réalité, les deux camps politiques avaient réuni beaucoup de monde, chacun de leur côté, illustrant ainsi la polarisation politique et sociale du Venezuela.

A gauche, des guarimberos trop souvent présentés dans notre presse comme des manifestants non violents. A droite, des militaires blessés par une explosion, le jour de l’élection pour la constituante. Une vidéo de l’attaque relayée par le Times : https://www.youtube.com/watch?v=_aZeqpD4ggM

Les photos des manifestations de l’opposition et des heurts avec les forces de l’ordre sont largement diffusées et les événements sont traités comme un tout indistinct alors que ces mobilisations d’opposition se déroulent en deux temps, comme l’explique Maurice Lemoine et que les manifestants pacifiques de la matinée ne sont pas les mêmes « manifestants » qui, encagoulés, casqués et armés, s’en prennent aux forces de l’ordre dans l’après-midi. Cet amalgame rappelle le traitement médiatique des mobilisations sociales contre la Loi Travail sauf que, dans le cas français, les médias de masse avaient pris fait et cause pour le gouvernement et les forces de l’ordre et avaient stigmatisé le mouvement social, en amalgamant manifestants et casseurs qui passeraient, soit dit en passant, pour des enfants de chœur à côté des groupes de choc de l’opposition vénézuélienne. Ce parti pris médiatique majoritaire s’explique sans doute parce qu’au Venezuela, le gouvernement est antilibéral et l’opposition est néolibérale, conservatrice voire réactionnaire tandis qu’en France, c’est précisément l’inverse. Sous couvert de dénoncer la violence, la presse de la classe dominante défend, en réalité, à Paris comme à Caracas, les intérêts de la classe dominante.

 

Le Venezuela devient un sujet de politique intérieure en France

Un dessin du caricaturiste Plantu pour L’Express

Après avoir publié  une interview de Christophe Ventura en contradiction avec sa ligne éditoriale, certes relayée sur sa page Facebook à une heure creuse et tardive (lundi 31/07/2017 à 21h41) et sans véritable accroche, L’Obs renoue avec la stratégie d’instrumentalisation du dossier vénézuélien pour faire le procès de la gauche antilibérale française en relayant sur Facebook le surlendemain, cette fois-ci à une heure de pointe (18h30 pétantes), un article intitulé « Venezuela : La France Insoumise peine à expliquer sa position sur Maduro », agrémenté de la photo choc d’une accolade entre Hugo Chávez et Jean-Luc Mélenchon. Le texte introductif précise qu’un tweet a refait surface. Un tweet qui date de… 2013. Plutôt que d’informer les lecteurs sur la situation au Venezuela, la priorité semble donc être de mettre l’accent sur des enjeux purement intérieurs. Une avalanche d’articles dénonçant les « ambiguïtés » de la France Insoumise s’abat sur la presse hexagonale. Le Lab d’Europe 1 se demande « comment la France Insoumise justifie les positions pro-Maduro de Mélenchon ». A France Info, on semble avoir la réponse : « désinformation », situation « compliquée » : comment des députés de La France Insoumise analysent la crise vénézuélienne ».

L’hebdomadaire Marianne, quant à lui, parle des « positions équilibristes de la France Insoumise et du PCF ». LCI titre sur le « malaise de la France Insoumise au sujet de Maduro » puis publie une sorte de dossier sur « Jean-Luc Mélenchon et le régime chaviste : économie, Poutine, constituante, les points communs, les différences ». Une partie de la presse alternative et indépendante de gauche n’est pas en reste non plus, à l’instar de Mediapart qui se fait depuis plusieurs mois le relai médiatique en France du « chavisme critique », un courant politique qui participe depuis longtemps au débat d’idées au Venezuela et qui n’est pas dénué d’intérêt pour comprendre la réalité complexe du pays et de sa “révolution bolivarienne”. Ainsi, le journal d’Edwy Plenel, très modérément alternatif sur l’international et sur Mélenchon, en profite pour régler ses comptes avec la FI et le PCF en dénonçant leurs « pudeurs de gazelle pour le Venezuela ». Les députés insoumis sont sommés de s’expliquer à l’instar d’Eric Coquerel face aux journalistes d’Europe 1 qui ne lui ont posé presque que des questions sur le Venezuela alors qu’il ne s’agissait en aucun cas d’une émission spéciale sur le pays latino-américain. Ce déploiement médiatique ressemble furieusement à une injonction morale faite à la France Insoumise et à son chef de file dont on reproche avec insistance le silence sur le sujet, de condamner, bien entendu, ce « régime » honni et de souscrire au discours dominant. Les insoumis et les communistes français ne sont pas seuls au monde dans cette galère médiatique. Unidos Podemos, en Espagne, fait face au même procès médiatique depuis des années. Outre-Manche, c’est Jeremy Corbyn et ses camarades qui sont, en ce moment, sur la sellette.

Florilège de tweets d’hier et d’aujourd’hui

Cette instrumentalisation franco-française du Venezuela ne date pas d’hier. On se souvient par exemple de la polémique lancée par Patrick Cohen, à 10 jours du 1er tour des élections présidentielles, sur l’ALBA, de la manchette du Figaro du 12 avril « Mélenchon : le délirant projet du Chavez français » et des nombreux parallèles à charge entre le Venezuela bolivarien et le projet politique du candidat qui ont émaillé la campagne. La rengaine a continué pendant les élections législatives avec un article du Point sobrement intitulé  « Venezuela, l’enfer mélenchoniste », publié la veille du second tour. Aujourd’hui, le coup de projecteur médiatique sur l’élection de l’assemblée constituante vénézuélienne est, une fois encore, l’occasion d’instruire le procès des mouvements antilibéraux français : ainsi, pour Eric Le Boucher (Slate), le Venezuela est « la vitrine de l’échec du mélenchonisme. En réalité, la FI et le PCF, ont tort, aux yeux du parti médiatique, de ne pas adhérer au manichéisme ambiant sur une situation aussi grave et complexe et à sa décontextualisation géopolitique. Ils refusent également d’alimenter la diabolisation et le vieux procès en dictature que se traîne le chavisme depuis presque toujours alors qu’en 18 ans de « révolution bolivarienne », 25 scrutins reconnus comme transparents par les observateurs internationaux ont été organisés, que l’opposition contrôle d’importantes villes, des États et l’Assemblée Nationale et que les médias privés d’opposition sont majoritaires (El Universal, Tal Cual, El Nuevo País, Revista Zeta, El Nacional  Venevision, Televen, Globovision, etc.). Que la gauche antilibérale puisse considérer le chavisme comme une source d’inspiration pour ses politiques de redistribution des richesses et non pas un modèle « exportable » en France, contrairement à ce que bon nombre de journalistes tentent d’insinuer (Nicolas Prissette à Eric Coquerel, sur un ton emporté, « franchement, est-ce que c’est ça, le modèle vénézuélien que vous défendez ? » sur Europe 1) semble être un délit d’opinion dans notre pays.

Puisque le Venezuela est en passe de devenir un véritable sujet de politique intérieure, rappelons aux éditorialistes de tout poil et autres tenants de l’ordre établi que, par leur atlantisme aveugle et leur libéralisme économique forcené, ils se persuadent qu’ils défendent la liberté et la démocratie au Venezuela alors qu’ils sont tout simplement en train d’apporter un soutien médiatique et politique international décisif à la stratégie violente de l’extrême-droite vénézuélienne et ce, quelles que soient les critiques légitimes que l’on puisse faire à l’exécutif vénézuélien et aux chavistes. Leur crédibilité risque d’être sérieusement entamée la prochaine fois qu’ils ressortiront l’épouvantail électoral du Front National pour faire voter « utile ».

Crédits photo :

Une voiture de la police scientifique brûle pendant une lutte manifestation anti-Maduro. en février 2014. ©Diariocritico de Venezuela. TOPSHOTS-VENEZUELA-DEMO-VIOLENCE
TOPSHOTS. AFP PHOTO / LEO. Licence : Attribution 2.0 Generic (CC BY 2.0)