Jafar Panahi et Asghar Farhadi, l’Iran à l’écran

Firoozeh dans les Les Enfants de Belle Ville @MementoFilms

Les idées reçues sur la République islamique d’Iran et sa société sont légion et tendent à ternir l’image d’un pays déjà vu de manière négative par les médias et les opinions publiques en général. Pourtant, le cinéma iranien et en particulier les œuvres de Jafar Panahi et Asghar Farhadi offrent un tout autre regard, celui d’un Iran pluriel et tiraillé par nombre de débats et conflits internes. L’occasion d’opérer un retour sur l’histoire du régime et de la société iranienne à l’aune des longs-métrages des deux plus grands cinéastes iraniens du XXIème siècle.

LE CINÉMA, UNE VOCATION PAS COMME LES AUTRES SOUS LA RÉPUBLIQUE ISLAMIQUE 

Jafar Panahi voit le jour en 1960, à Mianeh, dans l’Azerbaïdjan orientale, au Nord-Ouest de l’Iran. 1960 n’est guère une année charnière. Mohammad-Reza Shah domine sans partage le pouvoir depuis que Mossadegh a été renversé en 1953, mettant un terme à une période de pluralisme politique commencée avec l’abdication de Reza Shah en 1941. (1) Pour le cinéma, l’heure est à l’essor du film farsi, sorte de « production commerciale de qualité médiocre, banale et lucrative de films populaires » pour prendre les mots de Mamad Haghighat, qui se contente de reprendre la plupart du temps des films américains ou égyptiens, les «adaptant aux coutumes et traditions de la société iranienne». (2) À la fin des années cinquante, de nouvelles formes de récits voient le jour, consacrant un cinéma populaire et populiste, lequel met à l’écran des gens du peuple et des délaissés. (3) 

Enfant des quartiers déshérités de Téhéran, Panahi commence par l’écriture et plus particulièrement par la nouvelle. C’est presque par hasard que le jeune Jafar rencontre le cinéma : à douze ans, il joue dans un film tourné en super 8. Fasciné, il se découvre très vite un maître, Abbas Kiarostami et tous ses désirs de jeunesse se concentrent sur une seule passion,  le cinéma.

Juste avant d’entrer à l’université, Panahi découvrait, comme nombre d’Iraniens , le visage de l’ayatollah Khomeyni. Sa face, discernable de tous, était rendue singulière par le port d’un turban noir et d’une épaisse barbe blanche. Soutenu par une myriade de courants, allant des laïcs aux communistes, il renverse l’ancien régime pour y instaurer un ordre ancestral et sans classes.  La République islamique était née. Très vite, il se proclame « guide suprême » et avec l’éclatement précipité de la guerre Iran Irak, chef de guerre. Par chance, Panahi échappera à la mort mais sera emprisonné durant près de 70 jours.

Pareille atmosphère, Farhadi en fera aussi l’expérience. Ce dernier est plus jeune, il fête ses 7 ans quand le Shah tombe. L’Iran de l’enfance de Farhadi frappe par son ambivalence : si Téhéran s’affirme comme le gendarme du Golfe persique et semble être  peu à peu un acteur politique et économique important au Moyen-Orient, elle s’engouffre dans des difficultés économiques, consécutives à la baisse des revenus pétroliers. (4) À la crise d’un monde, se joint une rupture cinématographique. Pour Mamad Haghighat, le cinéma motafavet (différent) impose un style plus réaliste et réfléchi, donnant l’opportunité aux  cinéastes de se libérer des carcans précédents, essayant tous les styles et genres. (5) Malgré une lourde censure politique, nombre de films se revendiquent de ce courant et sont porteurs d’une réelle réflexion politique et sociologique, allant même jusqu’à symboliser un cinéma du désespoir. Le film motafavet par excellence demeure La Vache (Gav), présent à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en 1971 et à la Mostra de Venise ou Dariush Mehrjui dépeint avec réalisme le monde rural. C’est ce même film qu’Asghar Farhadi met à l’honneur dans Le Client (Fouroushandey), à travers sa projection par un des personnages principaux, Emad (Shahab Hosseyni), professeur dans le secondaire. 

La ville de Téhéran. Capture d’écran @Arte

Comme pour Panahi, Farhadi fera ses débuts dans le cinéma sous la République islamique. Comme pour Panahi, son attrait pour le cinéma lui vient tôt, dès l’âge de 13 ans. Cette vocation n’est pas sans origines et le cinéaste mentionne bien souvent la figure de son  grand-père,  remarquable conteur. (6) Poussé par celui-ci, il se met à tourner des films de 8mm, illustrant un réel penchant pour le « petit écran ». Il est vrai que les années soixante-dix demeurent l’acte de naissance du court-métrage et du super-8 en Iran, format idéal pour enregistrer la vie quotidienne des gens. Emporté par cette effervescence, le jeune Farhadi  s’efforce de produire, chaque année et ce jusqu’au bac, un court métrage.

De la Révolution de 1979, le cinéma iranien en sort vaincu. Symbole de la culture occidentale et de sa civilisation, les mollahs portent le pari d’en détruire toutes les représentations. (7) La fermeture des cinémas devient un phénomène massif et ceux-ci sont remplacés par des boutiques, des restaurants ou encore des bureaux des comités des Gardiens de la Révolution. Le cinéma résiste mais reste encadré, devant servir l’idéologie du régime : le scénario est contrôlé ; les acteurs choisis avec soin ; le tournage ainsi que le montage et la sonorisation sont eux aussi inspectés. La guerre Iran-Irak oblige l’État à se mobiliser davantage et le cinéma devient l’outil par excellence d’une propagande devant inciter les iraniens à aller au front. 

Il s’agit ici de créer un cinéma « détaché de toute corruption morale » selon l’expression d’Agnès Devictor, mais qui dans le même temps, s’éloigne d’une représentation fidèle de la société.

En 1989,  à la mort de Khomeyni, la censure est toujours aussi grande : la caméra ne doit pas être mahram (intime) ; celle-ci ne peut montrer une femme sans son voile, même lorsqu’elle est seule chez elle alors que les hommes eux, ne peuvent être montrés qu’en chemises manches longues. Enfin les couples, même mariés, ne peuvent se toucher. À l’évidence, il s’agit ici de créer un cinéma « détaché de toute corruption morale » selon l’expression d’Agnès Devictor, mais qui dans le même temps, s’éloigne d’une représentation fidèle de la société. (8) Cette volonté de bâtir une « communauté idéalement islamique » à l’écran conduit à des incohérences,  comme le port de la tenue islamique de façon encore plus contraignante que dans l’espace social réel. (9) Pendant le même temps, le cinéma continue de faire l’objet de vives convoitises, en particulier celles de deux institutions concurrentes :  le Département Cinématographique du Ministère de la Culture et de l’Orientation Islamiques rattaché au gouvernement et le  Centre Artistique de l’Organisation de la Propagande Islamique à la solde du Guide. (10)

C’est dans ce contexte singulier de la mise en place d’une vaste politique d’islamisation que Panahi entre à la faculté de Cinéma et de Télévision de Téhéran. Les années quatre-vingt dix symbolisent la reconnaissance internationale du cinéma iranien et de cinéastes comme Abbas Kiarostami, Bahram Beyzai, ou bien encore Mohsen Makhmalbaf. L’image et la technique générale ne cessent de se parfaire tandis que nombre de films s’exportent massivement à l’étranger. C’est l’époque du « nouveau cinéma iranien » et de la fin du paradigme blasphématoire du cinéma, caractérisé par le refus des mollahs, motivé par les hadiths, de toute forme d’image. (11) L’État, bien conscient de l’influence d’Hollywood, investit massivement dans la culture.

Les années 2000 constituent pour les deux cinéastes une consécration, lesquels vont reprendre les principaux thèmes du cinéma iranien, du drame social à la représentation de la femme, tout en contournant à leurs manières les drastiques règles qui régissent le cinéma.

Au même moment, la carrière de Panahi s’inaugure. Il réalise son premier court-métrage Deuxième regard et après un parcours universitaire sans embûche, brillant peut-on même dire, il devient l’assistant d’Abbas Kiarostami dans le tournage d’Au travers les oliviers. (Zir-e darakhatan-e zeytoun) C’est à la fin des années 1990 que Jafar Panahi réalise son premier film, Le ballon d’or (Badkonake sefid) empreint des idées de Kiarostami. Pendant ce temps-là, le jeune Farhadi, devenu étudiant, s’installe sur les bancs de la faculté de Téhéran. Ce n’est pourtant pas à l’étude du cinéma qu’il s’attellera, mais à l’art dramatique, le jury l’ayant contraint à aller dans cette direction. Alors que sa destinée semble basculer, il tombe rapidement amoureux du théâtre, qu’il décrit comme un « coup du destin». (12) Durant près de sept années, il se forge une personnalité artistique, s’initiant à Eugène Ionesco mais aussi à Henrik Ibsen dont il emprunte le pendant social. À Harold Pinter enfin, il consacra son mémoire de fin d’études. En 1998, il est diplômé et fait déjà preuve d’une grande expérience : tournage de six courts-métrages, scénarios et réalisation de deux séries pour la télévision.

Les années 2000 constituent pour les deux cinéastes une consécration, lesquels vont reprendre les principaux thèmes du cinéma iranien, du drame social à la représentation de la femme, tout en contournant à leurs manières les drastiques règles qui régissent le cinéma.

Asghar Farhadi, capture d’écran @Arte.

UNE GÉOGRAPHIE SOCIALE : TÉHÉRAN ET L’AILLEURS

L’univers de Panahi et de Farhadi est tout droit dirigé vers l’Iran. Leurs œuvres épousent la République islamique et en particulier sa capitale, Téhéran. De cette dernière, ils en font leur théâtre, leur scène la plus intime. Et le symbole même de Téhéran demeure l’avenue Ali Vasr, sorte de microcosme de la ville, qui relie riches et pauvres, religieux et laïcs. Nombre de films deviennent l’objet d’une véritable géographie sociale, à l’instar par exemple de Sang et or (Tala-ye sorkh), Prix du Jury d’un certain regard au Festival de Cannes en 2003. (13) Dans ce film, Panahi propulse le spectateur dans la routine et la monotonie de gens ordinaires, se faisant le passeur de Vittorio De Sica, réalisateur en 1948 du Voleur de Bicyclette.

Sous le sillage de la caméra de Panahi, « psychanalytique, chirurgicale, pénétrante, brutale » pour reprendre Hamid Dabashi, Téhéran apparaît comme un labyrinthe aux multiples lignes de frictions, où les plus paupérisés regardent les plus nantis, ou les hommes dominent les femmes, ou les détenteurs de l’autorité oppriment les autres.

Tel est le destin de Hussein Aqa (Hossain Emadeddin), que l’on voit déambuler dans la ville en scooter, arpentant le sud puis le nord de la ville, des bidonvilles aux tours d’habitation, en passant par les maisons palatiales. Ce livreur de pizza, animé par une éternelle quête de reconnaissance, ne peut être que frappé par l’ascension sociale de son ancien camarade de front, M.Shayesteh (Pourang Nakhael), membre à présent de la classe moyenne aisée. Il ressent d’autant plus d’humiliation quand il se fait rejeter d’une bijouterie, avenue Jordan, quartier cossu de Téhéran. Chez un client, expatrié revenu de Washington, il se met à rêver qu’à son tour, il deviendra riche et puissant. En compagnie d’Hussein, le spectateur découvre  aussi le poids de la présence policière, symbolisé par la discrète mais féroce police des mœurs, qui n’hésite pas à venir gâcher la soirée de jeunes téhéranais venus danser. Sous le sillage de la caméra de Panahi, « psychanalytique, chirurgicale, pénétrante, brutale » pour reprendre Hamid Dabashi, Téhéran apparaît comme un labyrinthe aux multiples lignes de frictions, où les plus paupérisés regardent les plus nantis, ou les hommes dominent les femmes, ou les détenteurs de l’autorité oppriment les autres. (14) En somme, le lieu idoine pour mettre en scène les promesses déchues d’une Révolution islamique qui s’était faite au nom des déshérités (mostazafan). L’occasion au passage de déroger à la règle qui interdit de dépeindre l’univers social avec noirceur , seul un « misérabilisme conventionnel » et moral devant prévaloir aux yeux du clergé. (15) Ce qui n’a pas échappé au pouvoir iranien, qui a interdit Sang et Or à la diffusion. Une telle action ne sera pas une simple parenthèse puisque à partir de ce moment, la totalité des films de Panahi feront l’objet d’une censure étendue.

Le jeune Hussein Aqa, capture d’écran @Youtube.

Il est aisé de retrouver une telle démarche dans le cinéma d’Asghar Farhadi. Chez le réalisateur iranien, cette expérience de la réalité des territoires se fait aussi sentir. (16) Dans Une Séparation (Jodai-yé Nader az Simin, 2011) Ours d’or du meilleur film, César du meilleur film étranger, Oscar du meilleur film en langue étrangère, le cinéaste donne à voir le quotidien harassant d’une jeune femme des quartiers populaires du Sud de Téhéran. Pour subvenir aux besoins de sa famille, Razieh (Sareh Bayat) doit effectuer chaque jour un interminable trajet pour rejoindre un quartier bourgeois de Téhéran afin d’y faire le ménage et de garder un vieil homme atteint de la maladie d’Alzheimer. Flanquée de sa jeune fille, la femme semble vite dépassée devant l’ampleur de la tâche, alors que dans le même temps, elle doit gérer les aléas de sa grossesse qu’elle cache à son employeur Nader (Peyman Moadi) à l’aide de son tchador.

Réalisé peu de temps après le mouvement vert de 2009, Une Séparation illustre le climat social à l’orée de la décennie 2010, caractérisé par le gouffre toujours plus grand qui sépare certains pans de la population. Un tel mouvement de contestation est représentatif de ce fossé : s’il porte les revendications des couches intellectuelles aisées – droit des femmes, égalité, justice, liberté, démocratisation du régime – il a été incapable de mobiliser les classes les plus appauvries. (17) Comme en 2009, deux couples s’affrontent, aux univers mentaux et culturels opposés. D’un coté, Razieh et son mari Hodjat (Shahab Hosseini), un couple pieu et attaché aux traditions, membre des classes populaires, devant faire face aux conséquences de la pauvreté ; de l’autre côté, Nader et Simin (Leila Hatami) symbole de la classe moyenne aisé, qui par leur mode de vie urbain, par leur façon de se vêtir mais aussi de se mouvoir et de s’exprimer, pourraient vivre dans n’importe quelle métropole cosmopolite.

Dans l’œuvre de Farhadi, c’est finalement deux mondes qui se côtoient, lesquels apparaissent comme deux univers disjoints et presque totalement étrangers à l’autre. Deux mondes néanmoins visibles aux yeux de tous et notamment des iraniens, puisque la plupart des films de Farhadi sont autorisés à être diffusés.

Dans l’œuvre de Farhadi, c’est finalement deux mondes qui se côtoient, lesquels apparaissent comme deux univers disjoints et presque totalement étrangers à l’autre. Deux mondes néanmoins visibles aux yeux de tous et notamment des Iraniens, puisque la plupart des films de Farhadi sont autorisés à être diffusés. Quoi qu’il en soit, il ne va pas sans dire qu’Une Séparation sera une pleine réussite, rendant la presse iranienne totalement dithyrambique, surtout après que le film ait glané la plus grande des récompenses, en l’occurrence un Oscar. Alors que l’agence de presse Irna s’est réjouie du succès du réalisateur iranien, le quotidien réformateur et indépendant, Etemaad, titrera : « Le succès d’un Iranien dans une soirée très française ». Ce qui tranche avec l’accueil réservé à Jafar Panahi en Iran. (18)

Simin @Mementofilms

Les deux réalisateurs ne se contentent pas seulement de faire de Téhéran le centre de leur œuvre. Héritiers d’une « modernité cinématographique iranienne » dont le road-movie constitue l’un des piliers, Panahi et Farhadi poursuivent les traces de cinéastes comme Abbas Kiarostami ou encore Mohsen et Samira Mokhamalbaf lesquels ont dessiné une cartographie variée, allant de la province du Gilan au Nord de l’Iran, à Dezli et Palanga, dans le Kurdistan iranien et irakiens. (19)

Agissant en « cinéaste social », ils n’hésitent pas à se perdre dans les confins de l’Iran. Dans Trois visages (Se rokh), Prix du scénario au Festival de Cannes en 2018, Jafar Panahi retourne dans la terre de ses origines, au Nord-Ouest de l’Iran. Pendant quelques heures, il prend place au sein d’une communauté rurale aux accents azéries. Il y confronte son progressisme et aperçoit que dans ce coin reculé d’Iran, un important carcan religieux empêche une jeune fille, Marziyeh (Marziyeh Rezaei), d’aller au conservatoire. 

Farhadi s’échappe lui aussi vers d’autres rivages, délaissant la frénésie, l’anarchie et l’irrationalité d’une ville qui selon lui, « change de visage à une allure délirante, qui détruit tout ce qui est ancien, les vergers et les jardins, pour le remplacer par des tours ». Dans A propos d’Elly (Darbareye Elly), Ours d’argent en 2009, il filme la luxuriante mer Caspienne à travers les péripéties d’un groupe d’amis diplômé en droit. Suivant les traces de son confrère Bahram Beyzai, qui avait fait de cette mer un lieu d’élection, il décrit comme nombre de ses pairs – à l’instar de la jeune réalisatrice Ida Panahanedh – une Caspienne qui ne fait plus rêver, symbole d’une société déchirée qui tente péniblement de gérer ses contradictions. (20)

HEURTS ET MALHEURS DE LA CLASSE MOYENNE

Là ou le cinéma de Farhadi se démarque de celui de Panahi, c’est dans le pari fait à l’exploration d’un Iran « contradictoire, certes, néanmoins moderne, jeune, dynamique, perpétuellement en mouvement et en constante négociation ». C’est à une description exhaustive, détaillée d’une classe sociale, la classe moyenne, que Farhadi s’attelle.

Farhadi se fait alors observateur de son propre milieu social d’origine et met à l’écran des couples dont le principal point commun demeure le fait de devoir faire face à un imprévu et à un drame qui les questionne.

Pour être précis, le cinéaste iranien jette un regard froid sur la troisième génération (nasl-e sevvom). Celle-là précisément arrivée à maturité à l’époque post-révolutionnaire et qui a intégré la totalité des valeurs islamiques . Farhadi se fait alors observateur de son propre milieu social d’origine et met à l’écran des couples dont le principal point commun demeure le fait de devoir faire face à un imprévu et à un drame qui les questionne. Tant sur leur rapport à la tradition et la modernité, au passé et au futur, au juste et à l’injuste, au mensonge et à la vérité. La mise à l’épreuve de ces couples conduit le cinéaste à mettre en perspective de façon subtile l’organisation sociale iranienne, laquelle valorise l’honneur (namus). (21) Elle amène aussi les iraniens à pratiquer la taqiyeh populaire pour reprendre le terme de Stephen Poulson. En effet, afin de protéger leur intimité et de négocier les règles en vigueur, une majorité d’individus s’est adonné à des pratiques interdites par les autorités islamiques iraniennes, comme assister à des fêtes mixtes, boire de l’alcool, écouter de la musique occidentale et regarder des films hollywoodiens. (22) Au quotidien, la taqiyeh peut aussi conduire, comme nous le verrons,  à des mensonges dévastateurs.

C’est justement le rapport à la tradition et à la vérité qui accompagne le spectateur tout au long d’À propos d’Elly. Ici,  le réalisateur iranien met en scène trois protagonistes : trois couples et leurs enfants, Ahmad (Shahab Hosseyni), un trentenaire tout juste rentré d’Allemagne, après un premier mariage raté et une jeune femme, Elly (Taraneh Alidousti) – que Sepideh (Golshifteh Farahani), jeune épouse d’Amir (Mani Haghighi), souhaite présenter au jeune homme. Farhadi est à côté de ce groupe de jeunes, non pas pour montrer leur confort, mais pour nourrir l’infernale machine de leurs contradictions. Une scène est représentative de ce constat, lorsque Amir s’emporte contre Sepideh, justifiant sa violence par des propos qui pourront choquer le spectateur :  « elle m’a obligé à porter la main sur elle. » Le jeune homme, symbole de la classe moyenne cultivée, archétype des manifestants qui ont revendiqué une égalité des droits entre les sexes, porte néanmoins encore « les traces d’un passé traditionaliste »  pour reprendre les mots de Farhadi. (23)

Le groupe de jeune qui est au centre du drame d’A propos d’Elly @Mementofilms

Au-delà de cet attachement inconscient à la tradition, le cinéaste iranien  dépeint des relations sociales mises à mal par plusieurs mensonges, dont un plus grave que les autres : Sepideh explique à la logeuse, à l’insu des deux jeunes gens, qu’Elly et Ahmad sont jeunes mariés et qu’ils effectuent leur lune de miel. (24) Lorsque la jeune Elly disparaît, le groupe d’amis est mis en contact avec le véritable fiancé. Ils n’osent toutefois pas leur dire ce qui est arrivé à sa femme. Ce sera finalement la logeuse qui apprendra au fiancé qu’Elly et Ahmad lui ont été présentés comme mariés. Face à ce terrible drame, les acteurs mesurent les conséquences des dissimulations au sein de leur propre groupe et de leurs couples. Certainement aussi, le film fait écho au climat de son temps. Sorti quelques jours avant la réélection de Mahmoud Ahmadinejad et la fin du mouvement vert, il met en avant l’omniprésence de la dissimulation et l’importance du récit de la tristesse et du deuil – lui-même symbolisé par le paradigme de Karabala – dans la société iranienne. (25) Si les premières minutes du film semblent remplies de rire, de joie et de bonheur, rompant avec une tristesse institutionnalisée, le reste du film vire au cauchemar. Farhadi nous fait alors saisir l’essentiel, celui d’un sentiment profond de crise de la jeunesse iranienne. Il y dresse une allégorie de la classe moyenne aisée : à l’euphorie du début, que l’on peut assimiler à l’engagement de celle-ci, plein d’espérance, dans la campagne présidentielle de 2009 au côté du candidat réformateur Mousavi, se joint le désespoir. Celui-là même qui accompagne le reste du film avec la disparition d’Elly et l’effondrement tout entier d’un groupe d’amis. Celui-là même qui fait écho à la fin du mouvement vert et à sa sanglante répression. (26)

En 2016, dans Le Client, la mise à l’épreuve d’un couple de la classe moyenne occupe aussi Asghar Farhadi. Contraints de quitter leur immeuble en raison de travaux, Rana (Taraneh Allidousti) et Emad s’installent provisoirement dans un appartement qui a été auparavant occupé par une prostituée. Un soir où Rana est restée seule, elle est violée. La jeune femme doit alors faire face à son traumatisme. Silencieuse, elle éprouve une honte prononcée, tandis que dans le même temps, elle tente d’oublier ce qu’il s’est passé. Alors qu’elle refuse de porter plainte, son mari décide de mener l’enquête et se fait à la fois juge et bourreau. Au point que le spectateur interroge la démarche d’Emad : fait-il cela pour l’amour de sa femme, ou bien pour sauver l’honneur de sa famille ? Le film constitue à bien des égards un débat moral complexe autour de l’honneur et de la  tentation,  de la honte et du pardon. En témoigne la réaction de la presse conservatrice et de  Raja News qui affirme que le film constitue « le film le plus vicieux de Farhadi » parce qu’il « remet en question la colère sainte » d’Emad. (27) Il sera néanmoins autorisé à la diffusion et Farhadi continuera à être « l’élu des mollah ».

LA CENTRALITÉ DE LA FIGURE FÉMININE : L’HORIZON INDÉPASSABLE DU PATRIARCAT ? 

Ce qui frappe surtout dans l’œuvre des deux réalisateurs, c’est la place accordée à la figure féminine. Comme le décrit Agnès Devictor, sous le Shah, les femmes occupaient  à l’écran trois rôles principaux : « celui de mère traditionnelle », « d ’épouse docile » et de « séductrice dangereuse ». (28) Avant 1979, les femmes demeurent ainsi peu considérées et seul Bahram Beyzai s’attachera à dépeindre des personnages féminins plus complexes, éloignés des archétypes traditionnels. La Révolution islamique ne constitue guère une rupture puisqu’elle marginalise la femme, lui ôtant une grande partie de sa féminité. Elles doivent alors incarner la bonté, la droiture et l’honnêteté. Il faut attendre les années quatre vingt pour que  la femme joue un rôle plus positif, parfois même central. L’exemple le plus éloquent demeure le film de Kiyanush Ayari en 1988, Au-delà du feu, ou une femme « traditionnelle » réalise un acte dangereux qui permettra de sauver son mariage avec l’homme qu’elle aime.

Jafar Panahi, lui,  rompt clairement avec l’esprit des films islamiques et souligne le poids de la société patriarcale et traditionaliste iranienne. Dans Hors-Jeu (Offside), Ours d’argent à la Berlinale en 2006, un groupe de jeunes femmes tentent d’affronter l’ordre du genre spécifique à l’Iran. Ce qui les poussent à réaliser un acte banal, mais qui en Iran n’est pas anodin : se rendre à un match de football au Stade Yazidi de Téhéran. Depuis la révolution islamique, les Iraniennes se voient refuser l’accès aux stades pour les compétitions de football masculines – officiellement pour les protéger de la grossièreté masculine. Ici, les femmes sont au centre du récit, porteuses d’initiatives et de revendications. Tour à tour, les jeunes filles font preuve de malice, parvenant pour certaines à voir quelques minutes du match. Certes, elles échouent toutes, se retrouvant à la fin aux mains de militaires que le spectateur pourrait considérer comme machistes, paternalistes et zélés. Toutefois, Panahi n’enferme pas les deux sexes opposés dans d’irréductibles schémas, donnant à ceux-ci une épaisse identité. Les personnages féminins, si elles doivent quitter le stade, pour se retrouver aux mains de la police des mœurs, auront formé un collectif à la force inégalée, tout en coopérant avec leurs homologues masculins, lesquels sont loin d’être diabolisés. 

Un peu avant, en 2000, Panahi s’était fait remarquer en réalisant Le Cercle (Dayereh). Dans ce film, Lion d’or à la Mostra de Venise , le cinéaste iranien se concentre sur la vie de trois jeunes détenues : deux sont temporairement libérées de prison et la troisième s’est échappée pour se faire avorter. Sans issues, leur existence apparaît à l’écran comme sinistre, sans espoir, alors que dans le même temps, Panahi s’autorise à filmer une prostituée fumant devant la caméra. Jamais auparavant une critique de la société n’avait été aussi acerbe : «  Il n’y a de vie décente pour aucune d’entre elles, car chacune est structurellement condamnée soit par sa propre fragilité, soit par sa situation sociale – prostitution, grossesse, avortement, crime, oppression masculine – à vivre une vie en marge d’une société qui ne s’en soucie pas. » affirme Hamid Naficy. (29)

Mojdeh @Mementofilms

Moins idéaliste et engagé, Farhadi consacre aussi l’entièreté de son œuvre à la figure féminine. Faisant preuve de prudence, insistant sur la complexité et les contradictions inhérentes à la vie quotidienne, il dépeint des masculinités et des féminités. Loin de caricaturer les femmes, il fait de celles-ci une figure entreprenante, symbole du futur. Comme le rappelle Asal Bagheri, dans nombre de films du cinéaste iranien, la femme manœuvre pour changer la situation difficile dans laquelle le couple est enfermé, malgré l’obstination des hommes pour que rien ne change. Se fondant en autres sur la La Fête du feu (Cbabarshanbe Suri, 2007) elle appuie son propos sur quelques moments primordiaux du film, comme lorsque Mojdeh se fait battre par son mari après qu’elle ait tenté de découvrir qu’il lui était infidèle ou quand la maîtresse est celle qui met fin à sa relation avec le mari de Mojdeh, malgré ses pleurs. (30)

Dans chaque film de Farhadi, les décisions les plus importantes sont prises par un personnage féminin. Ce que le réalisateur assume parfaitement, évoquant « leur oppression dans l’histoire de l’Iran » qui «  les a tellement harassées qu’elles revendiquent aujourd’hui leurs droits et leur place ».

Les deux réalisateurs demeurent conscients du rôle prépondérant joué par les femmes dans l’histoire de l’Iran. Ce sont elles qui ont été à l’avant-garde de la Révolution constitutionnelle de 1906 ou encore de la Révolution islamique de 1979. Elles aussi qui aujourd’hui représentent 60 % de la population étudiante…

Les deux réalisateurs demeurent conscients du rôle prépondérant joué par les femmes dans l’histoire de l’Iran. Ce sont elles qui ont été à l’avant-garde de la Révolution constitutionnelle de 1906 ou encore de la Révolution islamique de 1979. Elles aussi qui aujourd’hui représentent 60 % de la population étudiante, occupent des postes de privilèges dans les grandes entreprises et siègent dans l’hémicycle du Parlement. (31)

Dans le même temps, le réalisme de Farhadi le pousse  à mettre en lumière la toute puissance de la figure masculine, laquelle est enfermée dans un système d’honneur et de fierté caractérisé par d’importants privilèges. Dans ses films, de nombreuses scènes de violences physiques sont filmées, en particulier contre les personnages féminins et notamment les plus démunis et subordonnés. Par ailleurs, Farhadi dépeint des couples portés par une vision traditionnelle de la famille, ou la femme est l’unique et seule actrice de l’économie domestique. Dans le domaine juridique, le deuxième sexe pâti de l’absence totale d’égalité juridique et du caractère dépassé de la jurisprudence islamique. Ce que les féministes islamiques ont ardemment critiqué, particulièrement dans la période de la reconstruction ( 1989-1997) à travers des magazines féminins comme Zanân, Farzaneh ou Zan, mais aussi durant la mandature de Ahmadinejad ( 2005-2013) ou les régressions dans les droits et les activités des femmes ont été légions. (32) À cet égard, la scène du début, au tribunal des affaires familiales,  constitue un exemple parmi tant d’autres du statut de seconde zone de la femme en Iran. Lorsque le juge avertit Simin, l’épouse de Nader, que ses raisons de divorcer sont insuffisantes (elle souhaite partir à l’étranger avec sa fille mais son époux refuse)  il se met à énumérer des motifs plus sérieux : l’addiction du conjoint à la drogue ; le fait qu’il la bat ; ou encore qu’il ne subvienne pas à ses besoins. Si ces divers motifs sont utilisées comme exemple, étant cités des article 1129 et 1130 du Code civil iranien, ils illustrent le caractère conditionnel du droit de la femme à divorcer en Iran, l’épouse de Nader ayant besoin de l’accord de ce dernier pour divorcer.

Il semble y avoir chez Farhadi et Panahi bien plus de ressemblances que de dissemblances. Certes, le premier est adulé en Iran et n’a jamais pris position contre le pouvoir en place. Respectueux de la norme islamique, il est autorisé à se produire dans son pays, devant alors jouer de la censure afin de filmer le réel avec le plus de fidélité possible. Le second quant à lui est  indésirable, connu tant pour son parti pris contre la mollarchie que pour être un  virtuose du contournement de la censure. En 2010, après s’être rendu à une cérémonie en mémoire de Neda Agha Soltan, manifestante tuée par les bassidjis (miliciens du régime) lors des manifestations de 2009, Jafar Panahi est condamné à six ans de prison et il lui est interdit de réaliser des films ou de quitter le pays pendant vingts ans. Rien pourtant n’arrête le cinéaste iranien : en 2015, il sort Taxi Téhéran (Taxi) et se mue en chauffeur muni de sa GoPro, prenant le pouls de sa ville natale. Au-delà de cette gestion des contraintes politiques, l’œuvre des deux principaux cinéastes iraniens porte en elle des similitudes somme toute bluffantes. Ils sont tous les deux des « pathologistes de la vie sociale » pour reprendre Stefan Zweig, s’attachant à dépeindre la lutte des classes qui fait de Téhéran une ville aliénante, dénonçant l’hypocrisie d’une prétendue République islamique porte-parole des déshérités, décrivant les multiples facettes de la condition féminine. Dans la droite lignée de Bahram Beyzai, d’Abbas Kiarostami, de Mohsen Makhmalbaf ou encore de Dariush Mehrjui, ils ont concouru à dresser un portrait fidèle de l’Iran, multiple, moderne, tiraillé par ses contradictions, mais aussi porteur d’universalité. Loin des poncifs décrivant la République islamique comme arriérée et archaïque.

1. Djalili, Mohammad-Reza, et Thierry Kellner. Histoire de l’Iran contemporain. La Découverte, 2017
2. Mamad Haghighat, Histoire du cinéma iranien 1900-1999, BPI Centre Georges Pompidou, 1999
3. Ibid.
4. Djalili, Mohammad-Reza, et Thierry Kellner. Histoire de l’Iran contemporain. op.cit.
5. Hamad Haghighat, Histoire du cinéma iranien 1900-1999, op.cit.
6. Laure Adler, Entretien avec Asghar Farhadi, L’heure bleue, France Inter,  13 novembre 2016
7. Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien : de l’âyatollâh Khomeyni au président Khâtami, Paris, CNRS, 2004
8. Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien : de l’âyatollâh Khomeyni au présient Khâtami, op.cit.
9. Agnès Devictor. Corps codés, corps filmés : le contrôle du corps des femmes dans le cinéma de la République islamique d’Iran. In: Culture & Musées, n°7, 2006
10. Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien : de l’âyatollâh Khomeyni au président Khâtami, op.cit.
11. Hamad Haghighat, Histoire du cinéma iranien 1900-1999, op.cit.
12.Laure Adler, Entretien avec Asghar Farhadi, L’heure bleue, France Inter,  13 novembre 2016
13. Agnès Devictor, L’Iran mis en scène, Espaces et signes, 2017
14. Hamid, Dabashi, Masters and Masterpieces of Iranian Cinema, Mage Publishers, 2007
15. Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien : de l’âyatollâh Khomeyni au président Khâtami, op.cit.
16. Agnès Devictor, L’Iran, mis en scènes, op.cit.
17. Max-Valentin Robert, « Iran : d’une insurrection l’autre », Le Vent Se Lève, 31 mai 2019. https://lvsl.fr/iran-dune-insurrection-lautre/ 
18. «Cinéma. Le succès d’un Iranien aux oscars. » Courrier International, 28 février 2012.
19. Agnès Devictor, L’Iran, mis en scènes, op.cit.
20.Agnès Devictor, L’Iran, mis en scènes, op.cit.
21. Digard J.-P., 2011, « À propos d’À propos d’Elly. Le mensonge à l’iranienne », Terrain, n° 57, pp. 36-47
22. Langford Michelle , Allegory in Iranian Cinema The Aesthetics of Poetry and Resistance, Bloomsbury Publishing, London, 2009 
23. Dossier de presse du film A propos d’Elly de Memento Films
24. Digard J.-P, « À propos d’À propos d’Elly. Le mensonge à l’iranienne »
25. Bataille commémorée chaque année, au cours de laquelle l’imam Hussain, sa famille et ses partisans ont été tués dans les plaines de Karbala par le calife omeyyade Yazid et ses forces. Voir Langford Michelle, Allegory in Iranian Cinema The Aesthetics of Poetry and Resistance, op.cit.
26. Langford Michelle , Allegory in Iranian Cinema The Aesthetics of Poetry and Resistance, op.cit.
27. «Vu d’Iran.“Le Client” d’Asghar Farhadi : un film qui irrite les conservateurs », 8 novembre 2016, Courrier international.
28.Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien : de l’âyatollâh Khomeyni au président Khâtami, op.cité
29. Asal Bagheri,« Qu’est-ce que le cinéma d’Asghar Farhadi révèle de la société iranienne ? », in Iran, une société face à la mondialisation, Paris, Moyen-Orient, octobre-décembre 2016
30. Hamid Naficy, A Social History of Iranian Cinema: Volume 4: The Globalizing Era, 1984–2010. Durham: Duke University Press, 2012)
31. Minoui, Delphine. « Iran : les femmes en mouvement », Les Cahiers de l’Orient, vol. 99, no. 3, 2010, pp. 83-89
32. Kian-Thiébaut, Azadeh. « Le féminisme islamique en Iran : nouvelle forme d’assujettissement ou émergence de sujets agissants ? », Critique internationale, vol. 46, no. 1, 2010.

L’Iran, la nouvelle cible des néoconservateurs

L’ayatollah Khomeiny, fondateur de la République islamique d’Iran, et son successeur Ali Khamenei, représentés sur les murs d’une mosquée de Téhéran © Vincent Ortiz pour Le Vent Se Lève.

L’Iran, qui a fêté le 11 février 2019 le quarantième anniversaire de sa révolution islamique, s’est de nouveau retrouvé au cœur de l’actualité avec la menace d’une guerre américaine qui pèse sur lui comme une épée de Damoclès. Si le pays traverse de réelles tensions internes, accrues par les sanctions unilatérales en provenance des États-Unis, il jouit également de sa position géopolitique la plus confortable depuis 1979. État des lieux de la situation paradoxale dans laquelle se trouve la nouvelle proie des néoconservateurs. Par Léa Meyer et Benjamin Terrasson.


Le mois de mai a été particulièrement tendu dans le Golfe persique. Les États-Unis, guidés par leur doctrine de pression maximale visant à faire chuter le régime iranien, ont annoncé au début du mois leur intention de mettre fin aux passe-droits permettant à certains États d’acheter du pétrole iranien. Ces pays sont au nombre de huit, parmi lesquels la Chine, l’Inde, la Turquie, l’Irak… Une telle décision a des conséquences plus que problématiques sur une économie iranienne déjà exsangue. Le 12 mai, lorsque 4 tankers ont été attaqué dans le détroit d’Ormuz – dont deux saoudiens – les projecteurs se sont braqués sur l’Iran, sans que l’on en sache plus à l’heure actuelle. Deux jours plus tard un oléoduc saoudien était visé par un drone venu du Yémen. Ces prétextes ont été immédiatement saisis par Donald Trump, son secrétaire d’État Mike Pompeo et John Bolton, conseiller à la sécurité nationale proche des néoconservateurs, pour faire monter la pression. La 5ème flotte américaine (un porte-avions, plus de 1500 hommes et des bombardiers) ont été envoyés dans le Golfe, les représentants diplomatiques américains présents en Irak ont été pour partie rapatriés, le tout accompagné de discours en provenance des deux bords soufflant le chaud et le froid sur la perspective d’une guerre. Les tensions ont légèrement décru jusqu’à une nouvelle attaque de tanker, le 13 juin, encore attribuée à l’Iran, qui s’en est défendu. Une étincelle, peut-être celle-là, pourrait suffire pour enclencher une mécanique d’escalade des tensions.

Cet état de tension critique contraste avec la situation géopolitique d’ensemble de l’Iran, relativement confortable.

L’invasion américaine de l’Irak a paradoxalement favorisé un régime désigné membre de « l’axe du mal » par George W. Bush et les néoconservateurs américains.

L’Iran – ce n’est pas la moindre de ses réussites – est parvenu à transformer son plus grand rival régional, l’Irak, en allié. L’intervention américaine de 2003 a bouleversé les relations entre les deux pays et l’équilibre de la région. La chute de Saddam Hussein est celle d’un adversaire personnel de l’Iran. En 2015, lorsque les Gardiens de la Révolution (aussi appelés Pasdaran) récupèrent la ville de Tikrit des mains de l’État islamique, ils atteignent la ville d’origine de Saddam Hussein. Ils plantent alors un drapeau iranien sur le mausolée de l’ancien dictateur. L’invasion américaine de l’Irak a paradoxalement favorisé un régime désigné membre de « l’axe du mal » par George W. Bush et les néoconservateurs américains. Pour l’Iran, un concurrent régional majeur a subitement disparu. Mieux : le nouveau système politique irakien a permis à la population chiite, majoritaire, de prendre le pouvoir. Un rapprochement s’est naturellement opéré. L’Iran a dès lors envoyé ses unités d’élites, les Force Al-Qods, secourir l’Irak chiite contre l’État Islamique, influencé par les généraux sunnites déchus du régime baasiste. Le 11 mars, à l’occasion de la première visite d’État du président iranien Hassan Rohani à Bagdad, son homologue irakien, Barham Saleh, s’est déclaré « chanceux » d’avoir l’Iran pour voisin.

Ces relations de voisinage apaisées ouvrent de belles perspectives à l’Iran, et la porte de la Méditerranée. Bachar el-Assad est un allié historique de l’Iran. En survivant à la guerre civile débutée en 2011 et à l’État islamique officiellement disparu en mars 2019, il représente un atout de choix pour les Iraniens. À proximité de la Syrie, le Liban est lui aussi très attentionné vis-à-vis de l’Iran. Téhéran est le grand argentier du Hezbollah libanais chiite et de sa branche armée, qui constituent pratiquement les seules forces militaires de ce petit pays. La route semble donc toute dégagée pour permettre au pétrole et au gaz iraniens de faire leur chemin jusqu’à la Méditerranée et à l’Europe. Toutefois, rien n’est encore certain. L’assise territoriale de l’EI a disparu mais pas son influence dans la région. La guerre a particulièrement frappé les infrastructures pouvant permettre l’acheminement des ressources.

L’Iran semble également avoir maîtrisé la menace saoudienne, du moins sur le court terme. Par son soutien particulièrement appuyé à la rébellion des Houthis chiites relancée en 2014, le pays des mollahs a contraint les Saoudiens à s’embourber dans une guerre atroce et interminable qui les a considérablement affaiblis. Le Qatar, placé sous embargo par l’Arabie saoudite, l’a en grande partie été pour la relation qu’il entretient avec l’Iran. Le Bahreïn et sa population majoritairement chiite a menacé de basculer avec les printemps arabes. Enfin, les Émirats Arabes Unis et Oman partagent des intérêts économiques et géographiques sur le Golfe Persique et le détroit d’Ormuz avec l’Iran.

Incontestablement, les Iraniens jouissent aujourd’hui des meilleurs atouts géopolitiques de la région. Un état de fait qui a le don d’agacer prodigieusement Donald Trump. La ratification de l’accord de Vienne, qui a mis fin aux ambitions nucléaires de l’Iran, a été particulièrement complexe. Longtemps bloqué par la position ferme du président conservateur Mahmoud Ahmadinejad, un accord de principe est signé en 2013 entre les cinq membres du conseil de sécurité, suivis de l’Allemagne et de l’Iran, suite à de fortes pressions exercées par les États-Unis.

L’objectif avoué de Donald Trump, conseillé par le néoconservateur John Bolton, est de provoquer la chute d’un régime honni des Etats-Unis depuis sa naissance en remettant en cause l’accord sur le nucléaire. La révolution islamique de 1979 a fait perdre aux États-Unis un véritable pays de Cocagne – des contrats d’armement juteux, des ressources pétrolières abondantes, etc. -, un vassal géopolitique dans la région, et lui a infligé un revers diplomatique humiliant. La crise des otages, l’enlèvement sous les yeux du monde entier de 56 Américains pendant plus d’un an, ont infligé une blessure d’orgueil profonde au pays de l’Oncle Sam. Un courant néoconservateur très influent au sein de l’État américain pousse en permanence à une action vengeresse contre l’Iran. Donald Trump, qui y est sensible, a agi pour le rétablissement des sanctions économiques. Elles infligent des dommages généraux à la société iranienne, mais touchent avant tout les foyers les plus modestes. Entre mars et novembre 2018, l’économie iranienne s’est contractée de 3,8%. L’anticipation des sanctions et une politique extérieure très ambitieuse ont eu un impact sur l’économie iranienne dès 2016. Le pays était déjà frappé en 2017 d’un taux de chômage dépassant les 11%. La population, qui a été la première à subir les conséquences des sanctions, doit de nouveau faire face à une inflation galopante et à une pénurie des biens de consommation.

L’élection présidentielle à venir marquera un tournant décisif quant à l’avenir du régime de la République islamique et de sa capacité à répondre aux aspirations de sa population, qu’elles soient sociales ou économiques.

Dès fin 2017 près de Machhad, au nord-est du pays, les manifestations fleurissent, touchant même la cité sainte de Qom, une première sous ce régime théocratique autoritaire. Les mouvements sociaux se multiplient et fragilisent le président Hassan Rohani, déjà très impopulaire depuis sa réélection en 2017. Pourtant, le régime conserve une forme de stabilité que les États-Unis souhaitent mettre à mal en jouant sur le nerf de la guerre : le pétrole. Dès le 22 avril, Donald Trump promet d’empêcher la totalité des exportations iraniennes ; menaces mise à exécution début mai.

L’élection présidentielle iranienne a mis en lumière le clivage entre une élite révolutionnaire vieillissante, nationaliste et conservatrice représentée par l’ayatollah Khamenei, et le réformiste Rohani, réélu en 2017 pour un mandat de quatre ans. Une réélection suivie fin décembre 2017 par une vague de contestations, la plus importante que le pays ait connue depuis 2009 et la réélection du conservateur Mahmoud Ahmadinejad. Rohani semble avoir perdu une grande partie de ses soutiens réformateurs et reste la cible des critiques conservatrices. Les deux camps politiques semblent déconnectés des réalités sociales de leur pays et inconscients des aspirations de la jeunesse iranienne. Les manifestations contre le régime sont violemment réprimées. Selon les chiffres d’Amnesty International, en 2018, 7 000 personnes ont été arrêtées et au moins 26 manifestants ont été tués dont 9 sont morts dans des conditions suspectes pendant leur détention. En cinq ans, le gouvernement de Rohani a exécuté pas moins de 87 femmes. Le 11 mars, l’avocate et militante des droits de l’Homme Nasrin Sotoudeh, emprisonnée pour « rassemblement et collusion contre le régime » a été condamnée par le tribunal révolutionnaire de Téhéran à 38 ans de prison et 148 coups de fouet. Des manifestations en son soutien ont eu lieu, principalement dans la capitale iranienne. Ces tensions représentent une vraie menace intérieure de déstabilisation pour le régime. L’élection présidentielle à venir marquera un tournant décisif quant à l’avenir du régime de la République islamique et de sa capacité à répondre aux aspirations populaires, qu’elles soient sociales ou économiques.

L’autre grande menace pour la stabilité du régime vient de sa force armée, le corps des Pasdaran. Constituée comme une troupe fidèle à la révolution face aux militaires de métier du Chah dont se méfiait l’Ayatollah, elle joue aujourd’hui un rôle de plus en plus important. Les anciens combattants Pasdaran engagés lors de la guerre contre l’Irak, ont une forte influence politique. Mahmoud Ahmadinejad a été élu grâce à eux en 2005 en jouant sur un discours anti-élites, y compris anti-élites religieuses. Aujourd’hui, les gardiens de la révolution continuent de jouer un rôle de contrôle social par leur milice intérieure : les Bassidj. Mais d’après Gilles Kepel, chercheur spécialisé sur le Moyen-Orient une des menaces pour le président pourrait être « la montée de la figure charismatique de Qassem Soleimani [ndlr : chef des forces d’élite des Gardiens de la révolution]. Il pourrait signifier qu’un militaire prendrait l’ascendant sur les religieux ; on assisterait alors à la montée d’une sorte de nouveau Reza Chah, un homme fort, à la fois soutenu par les nationalistes et adoubé par les mollahs ? » Après avoir connu un nationalisme ethnique, arabe, perse, kurde, puis des tensions intimement liées aux questions religieuses, le Moyen-Orient pourrait s’acheminer, à l’image de l’Iran, vers un nationalisme teinté d’une religiosité bien stratégique.

Déceptions et protestations dans l’Iran de Rohani

Huit ans après la vague contestataire violemment réprimée qui avait touché le pays suite à la réélection de Mahmud Ahmadinejad, une nouvelle série de manifestations, entachées de violences, secoue la République Islamique d’Iran. Dans un contexte qui diffère profondément de celui de 2009, ces événements révèlent les faiblesses internes d’un pays qui apparaissait jusque là comme un pôle de stabilité appelé à jouer un rôle hégémonique sur une partie de la région. Si les contestations, unifiées autour de revendications économiques, paraissent rassembler des courants politiques hétéroclites, sans mot d’ordre unificateur, elles ébranlent la classe politique iranienne et mettent en évidence les blocages auxquels est confronté le pays, tant à l’intérieur qu’à l’international.

L’illusion d’une stabilité hégémonique ? 

Commencée le 28 décembre à Masshad, deuxième ville du pays, par un rassemblement contre la vie chère, une vague de manifestations s’est étendue à tout l’Iran, touchant de nombreuses villes de province, avant de s’essouffler à partir du 5 janvier, sans que l’on puisse présager de la suite des événements. Réagissant à ces nouvelles, les médias occidentaux ont abondamment diffusé les paroles de l’avocate et prix Nobel de la paix Shirin Ebadi, qui y voyait « le début d’un grand mouvement » d’opposition, et les images d’une jeune femme enlevant son voile en place publique, symbole s’il en est d’une volonté de changement radical de la société iranienne. Cette dernière information procédait en réalité d’un amalgame trop rapide entre la vague contestataire et le mouvement des « mercredi blancs » lancé depuis plusieurs mois par la journaliste Masih Alinejad, qui revendiquait la fin des arrestations de femmes pour voile « mal porté » à Téhéran et s’est achevé par un demi-succès  La vidéo avait en réalité été prise la veille, et on ne peut à l’heure actuelle pas relier le mouvement des mercredi blancs aux contestations des jours suivants, articulées autour de revendications économiques et sociales.

Ce mouvement soudain, qui ne porte pas encore de nom, a de quoi surprendre les observateurs occidentaux, auxquels parvenaient il y a moins de deux mois les images de la réélection du président modéré Hassan Rohani, fêtée dans les rues de Téhéran par ses partisans malgré les déceptions de son premier mandat. Cette réélection prévisible (les présidents iraniens font traditionnellement deux mandats depuis l’établissement de la République Islamique) et sans heurts semblait annoncer la probable poursuite du processus d’ouverture de l’Iran, et Rohani gardait à son crédit la signature des accords sur le nucléaire du 14 juillet 2015, aboutissement de 15 ans de négociations qui garantissaient la limitation du programme nucléaire iranien en échange de la levée progressive des sanctions économiques et de l’embargo sur les armes.

“Le poids du Hezbollah chiite dans la politique libanaise, le maintien au pouvoir du président syrien Al-Assad, et la participation active de l’Iran à la lutte contre l’Etat Islamique à travers le soutien apporté au gouvernement chiite irakien permettaient au pays d’afficher son poids dans la région.”

Cet accord historique ouvrait la voie au retour de l’Iran tant sur la scène politique internationale que sur la scène des puissances économiques, soulevant une vague de commentaires, enthousiastes ou inquiets.Le poids du Hezbollah chiite dans la politique libanaise, le maintien au pouvoir du président syrien Al-Assad, allié de longue date, et la participation active de l’Iran à la lutte contre l’Etat Islamique à travers le soutien apporté au gouvernement chiite irakien (ironie de l’histoire, le commandement des forces irakiennes est revenu de facto à des militaires iraniens ayant participé à la guerre Iran-Irak de 1980-1988, dont le très populaire général Qasem Soleymani) permettaient au pays d’afficher son poids dans la région. La situation géopolitique semblait donner raison à l’ouvrage de Robert Baer, commentateur américain, ancien agent de la CIA et partisan de longue date d’une entente avec l’Iran face à l’axe sunnite (Iran : l’irrésistible ascension, 2009), qui décrivait la montée en puissance du pays, conséquence inévitable de la politique américaine de l’ère George W. Bush. Vu de France, l’Iran faisait figure de futur Eldorado économique, les intérêts français, présents depuis longtemps, pouvant s’implanter davantage (citons les accords avec Peugeot-Citroën du premier janvier 2016 et ceux avec Total du 8 novembre de la même année ).

La portée de cet accord est certes est remise en cause par l’arrivée au pouvoir de l’administration Trump aux Etats-Unis. Dès sa campagne électorale, le milliardaire a dénoncé la main tendue d’Obama et les accords avec l’Iran ; une ligne qui n’a pas varié depuis son arrivée au pouvoir, et qui n’est pas sans rappeler l’intransigeance de l’administration Bush, qui avait inclu l’Iran dans l’ « axe du mal » en 2002, malgré la présence à la tête de l’Iran du réformateur Khatami. Cependant, l’Iran semble afficher plusieurs facteurs de stabilité, avec un régime qui laisse une marge d’expression à la volonté populaire (sans que soit permise néanmoins la remise en cause de la forme du régime, le conseil des Gardiens de la Constitution verrouillant les candidatures), une transition démographique en voie de s’achever, avec une moyenne d’âge tournant autour de 30 ans (contre 20 en Irak, 24 dans des pays comme le Pakistan et l’Egypte), ainsi qu’une population largement éduquée. L’Iran ne semblait pas se prêter à une nouvelle vague de protestations rappelant celle de 2009.

Une vague contestataire très différente de celle de 2009https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/4/4f/Tehran_protest_%281%29.jpg

Un rassemblement le 16 juin 2009. Les manifestations qui ont suivi la réélection d’Ahmadinejad étaient structurées autour d’un motif politique clairement défini et de symboles identifiables, comme la couleur verte qui donna son nom au mouvement. Rien de tel aujourd’hui. ©Milad Avazbeigi

Difficile de ne pas comparer les événements actuels à ceux survenus en 2009 suite à la réélection du président nationaliste Mahmoud Ahmadinejad, entachée de fraudes et largement contestée par les partisans de son adversaire, le réformiste Mir Hossein Mousavi. Cette vague de contestation intervenue dans les grandes villes réunissait des centaines de milliers d’Iraniens appartenant à une population globalement plus jeune qu’aujourd’hui qui exprimait sa colère devant ce qui apparaissait comme le refus de prendre en compte sa parole. Réprimée avec une extrême violence par le pouvoir, le mouvement avait finalement été étouffé, et la présidence d’Ahmadinejad et des conservateurs s’était poursuivie jusqu’à son terme en 2013.

“Si la jeunesse étudiante y a pris une part active, cette contestation met en mouvement des catégories davantage populaires, périphériques et moins politisées.”

La situation de 2018 apparaît radicalement différente : le gouvernement, modéré mais soutenu par les réformateurs, qui s’étaient désistés en 2013 au profit de Rohani, ne prône pas la fermeture du pays, et les échecs de sa politique d’ouverture internationale ne peuvent lui être totalement imputés face à un Donald Trump partisan d’une fermeté extrême. 2009 avait vu, au contraire, une dizaine de jours avant le soulèvement post-électoral, le président Obama prôner la main tendue au monde musulman dans son discours du Caire. De fait, le mouvement actuel présente des différences frappantes.

Alors que les protestations de 2009 étaient le fait d’une jeunesse urbaine des grandes villes rassemblée autour d’un même mot d’ordre (la contestation des résultats de l’élection, le rejet de la politique conservatrice d’Ahmadinejad), le mouvement actuel est moins fort, au moins dans un premier temps, dans la capitale (malgré les 450 arrestations effectuées à Téhéran, visant pour la plupart des personnes de moins de 25 ans ) pour toucher en priorité les provinces, avec notamment de nombreuses villes petites et moyennes. Si la jeunesse étudiante y a pris une part active, cette contestation met en mouvement des catégories davantage populaires, périphériques et moins politisées.

Qui est derrière la contestation ? 

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/c1/Government%27s_yearly_Ramadhan_meeting_with_Ayatollah_Ali_Khamenei_03.jpg
Les deux visages du pouvoir en Iran: le Guide Ali Khamenei, successeur de Khomeiny et garant des institutions de la République Islamique, et le président élu Hassan Rohani. Théologien et cadre du régime depuis sa fondation, ce dernier fait aujourd’hui figure de modéré mais peine à satisfaire les attentes des réformateurs. ©farsi.khamenei.ir

Si les autorités, par la voix du guide Khamenei, sorti de son silence le 2 janvier, et de plusieurs officiels, pointent la responsabilité des Etats-Unis et des puissances occidentales, ainsi que celle des adversaires traditionnels du régime, l’Arabie Saoudite et le mouvement politique en exil des Moudjahidin du Peuple, il est difficile de définir un courant politique qui serait derrière les manifestations. Les vidéos diffusées sur les réseaux sociaux montrent des scènes d’arrachages de portraits du guide Khamenei, des slogans hostiles au régime voire anti-islam et arabophobes (un courant nationaliste hostile à l’islam existe et s’exprime régulièrement, mais reste très minoritaire). Reste que dans le même temps une partie de l’opposition officielle à Hassan Rohani a montré dans les premiers jours une certaine bienveillance à l’égard des manifestants, le mouvement ayant commencé, comme le faisait remarquer sur l’antenne de France Inter la journaliste Mariam Pirzadeh, dans la ville de Masshad, où l’imam de la prière du vendredi n’est autre que le beau-père de l’opposant conservateur Ibrahim Raïssi. Le guide a d’ailleurs mis en garde les conservateurs proches de Mahmoud Ahmadinejad contre la tentation de récupérer le mouvement.

Que la contestation ait été ou non encouragée en sous-main par l’opposition politique, qu’elle soit ou non entretenue par des réseaux étrangers (Donald Trump montre, quoi qu’il en soit, la volonté de mettre en avant la colère du peuple iranien et la violence de la répression pour justifier sa propre politique d’opposition systématique à l’Iran), il semble clair que les rassemblements procèdent d’abord d’un mouvement spontané, exprimant le mécontentement d’une large partie de la population face aux difficultés économiques.

“L’Iran reste marqué par l’augmentation du coup de la vie et des inégalités. Prônant la libéralisation de l’économie et l’ouverture aux intérêts des grands groupes étrangers, les réformateurs peuvent difficilement promettre la réduction de ces inégalités. Les conservateurs sont, de leur côté, fortement liés aux milieux commerçants du bazar.”

La levée des sanctions n’a en effet pas apporté le développement ni l’ouverture souhaités, d’autant plus que les acquis de la présidence sont menacés par la nouvelle administration américaine. L’Iran reste marqué par l’augmentation du coup de la vie et des inégalités qui restent importantes malgré un système redistributif. Prônant la libéralisation de l’économie et l’ouverture aux intérêts des grands groupes étrangers, les réformateurs peuvent difficilement promettre la réduction de ces inégalités. Les conservateurs sont, de leur côté, fortement liés aux milieux commerçants du bazar. Le chômage est également élevé, officiellement à 11,5% de la population active, et probablement bien plus important, en réalité.

Vers un blocage prolongé ?

Si Hassan Rohani a cherché à conserver sa position de modéré, en différenciant les manifestants exprimant des revendications légitimes des « fauteurs de trouble », et que les autorités iraniennes ont communiqué sur les arrestations et les conditions du maintien de l’ordre, nouveauté qui a surpris les journalistes étrangers, la vague de manifestations n’en met pas moins en avant les difficultés de la population, tandis que la violence du régime demeure, avec 21 morts, dont une majorité de protestataires, à la date du 2 janvier.

Après une journée de mercredi plus calme que la précédente et marquée par d’importantes mobilisations en soutien au régime, le mouvement semble s’être essoufflé, dans un contexte où le guide Khamenei et les dirigeants de la force d’élite du régime, les Gardiens de la Révolution, ont promis « la fin de la sédition », ce qui laisse présager une intensification de la répression en cas de reprise. Reste que les protestations ont mis en évidence les blocages du pays, et le sentiment de déception qui se dessine après plusieurs années de gouvernement des modérés, qui ne sont parvenus ni à améliorer les conditions de vie des Iraniens ni à sortir le pays de son isolement, les pressions américaines sur les échanges avec le pays se poursuivant malgré la fin officielle des sanctions. Dans le même temps, les coûteux succès militaires à l’étranger n’apportent en rien la certitude de la sécurité et de l’hégémonie, à l’heure où le bras de fer avec l’Arabie Saoudite, les Etats-Unis et Israël s’intensifie.

Les déclarations sans nuances du président américain, face aux slogans anti-impérialistes des manifestations pro-régime et aux discours martiaux des tenants du pouvoir religieux iranien laissent la désespérante impression d’une histoire qui se répète, ponctuée d’espoirs déçus.

 

Les chiffres démographiques sont tirés des bases de données de la Banque Mondiale (pour le coefficient de GINI) et du CIA World Factbook (pour  l’âge moyen).