Face à Erdoğan, une opposition néolibérale et incohérente

Recep Tayyip Erdoğan, président de la Turquie. © Geralt

La victoire d’Erdoğan à la présidentielle turque a été analysée en Europe comme une simple conséquence de l’autoritarisme du régime, qui aurait emprisonné ses opposants, bâillonné les médias et bourré les urnes. Or, si Erdoğan est incontestablement un autocrate, une telle lecture omet de pointer l’incohérence du programme de l’opposition. Celle-ci ne proposait en effet aucune solution à la question kurde et se contentait de promettre un retour au néolibéralisme le plus traditionnel. Article du journaliste turc Cihan Tuğal, publié par la New Left Review et traduit par Piera Simon-Chaix.

La Turquie n’en a pas fini avec les difficultés. Le 28 mai dernier, Recep Tayyip Erdoğan a été réélu pour un troisième mandat avec 52 % des voix au second tour des élections, tandis que le candidat de l’opposition, Kemal Kılıçdaroğlu, obtient 48 % des votes. Alors que la plupart des sondages avaient anticipé un retournement de la majorité parlementaire, la coalition gouvernementale nationale-islamiste a conservé sa majorité avec 320 sièges sur 600 (contre 344 lors de la précédente législature). Et même si Kılıçdaroğlu a obtenu davantage de suffrages que les précédents concurrents d’Erdoğan lors de l’élection présidentielle, son parti n’a pas été à la hauteur des attentes puisqu’il n’a obtenu que 25 % des voix aux législatives, contre 30 % des suffrages lors des municipales de 2019. L’opposition était convaincue que la hausse brutale de l’inflation et le fiasco des opérations de secours après le tremblement de terre lui offrait une occasion inédite de battre Erdoğan. Pourquoi ces espoirs se sont-ils révélés infondés ?

L’endurance du régime ne tient pas uniquement à son autoritarisme.

Il existe tout d’abord des raisons institutionnelles évidentes qui expliquent la résilience de l’erdoğanisme. Le gouvernement monopolise les médias de grande écoute et le pouvoir judiciaire depuis des années. Les prisons débordent de militants d’opposition, de journalistes et de politiciens. L’opposition kurde, la seule force organisée du pays à ne pas pencher à droite, a vu ses maires démocratiquement élus remplacés par des agents nommés par l’État, qui ont consolidé l’emprise du gouvernement sur les provinces de l’Est et du Sud-Est. Il ne s’agit cependant que de la partie visible de l’iceberg : l’endurance du régime ne tient pas uniquement à son autoritarisme. Sa popularité est bien plus profonde. Pour le comprendre, il faut tenir compte de trois facteurs majeurs que la plupart des commentateurs et des politiques refusent d’envisager.

Le premier facteur est économique. En plus de recourir aux programmes d’aide sociale pour s’arroger la confiance des fractions les plus pauvres de la population, l’administration d’Erdoğan a intégré des outils de capitalisme d’État dans son programme néolibéral. Cette combinaison a permis de maintenir la Turquie sur un chemin certes peu conventionnel, mais toujours praticable malgré les aléas rencontrés. Le régime a ainsi mobilisé des fonds souverains, mis en place des substitutions aux importations et opté pour des incitations ciblées dans certains secteurs, tels que la sécurité et la défense. Il a également abaissé les taux d’intérêt et soutenu la production des industries low tech comme la construction. Si ces mesures ont rebuté les économistes orthodoxes et la classe managériale, elles ont renforcé l’emprise de l’AKP sur les petites et moyennes entreprises et les capitalistes dépendants de l’État, ainsi que sur leurs travailleurs.

Le deuxième facteur est géopolitique. La politique étrangère du gouvernement, qui vise à établir la Turquie comme une grande puissance et un médiateur indépendant entre l’Orient et l’Occident, vient compléter son nationalisme économique. Bien sûr, la Turquie est en réalité dépourvue de la base matérielle nécessaire pour changer l’équilibre mondial des forces. Malgré tout, les partisans d’Erdoğan le présentent comme un puissant faiseur de rois, tandis que les adeptes les plus fous le voient comme le prophète d’un empire islamique en gestation. Une telle illusion participe du maintien de l’aura du président, et permet d’étayer sa légitimité, en particulier parmi les franges les plus à droite de l’AKP.

Le troisième pilier de la puissance du régime est sociopolitique : il repose sur sa capacité à l’organisation de masse. L’AKP dispose d’une forte implantation locale et chapeaute une grande variété d’associations civiles : organismes de bienfaisance, associations professionnelles, clubs de jeunesse, syndicats… Le parti tire également profit de son alliance avec le parti d’extrême droite MHP (Parti d’action nationaliste), dont l’aile paramilitaire, les Loups gris, peut compter sur ses ancrages dans l’armée, l’éducation supérieure et les quartiers sunnites de classe moyenne. Pour les classes populaires, ces groupes sont synonymes d’un sentiment de puissance, de stabilité, de force et souvent d’avantages matériels, même en périodes de difficultés économiques. La seule mobilisation capable de les égaler est celle des organisations de masse kurdes (soutenues par leurs alliés socialistes dans les régions non-kurdes). Cependant, la prévalence du sentiment anti-kurde a pour l’instant entravé la formation d’un bloc contre-hégémonique rassemblant à la fois Turcs et Kurdes.

Pendant plus d’un an, la campagne électorale turque a occulté, voire exacerbé, les problèmes les plus urgents auxquels est confronté le pays. L’opposition traditionnelle, communément surnommée la Table des six, est composée de partis laïcs et de centre-droite. Elle est dirigée par le Parti républicain du peuple (CHP) de Kılıçdaroğlu, le parti fondateur de la République turque. Si le CHP penchait plutôt à gauche dans les années soixante, il a viré à droite à partir du milieu des années 1990, à la fois en matière de politique économique et sur la question kurde. Le deuxième parti le plus important de la coalition est İyip, une ramification laïque du MHP, qui s’enorgueillit d’être tout aussi nationaliste sans néanmoins recourir de la même façon à la violence politique. Deux des partis moins importants de la coalition sont des dissidents de l’AKP, menés par l’ancien vice-Premier ministre Ali Babacan et l’ancien Premier ministre Amet Davutoğlu. Malgré leur base électorale minuscule, ces partis ont pesé d’un poids significatif dans le programme de l’opposition.

Le programme peu enthousiasmant de l’opposition

Durant la campagne, la Table des six a refusé de débattre des conséquences sociales et écologiques des réformes libérales de la Turquie des quarante dernières années ; elle a mis sous le tapis le coût de la dépendance à l’égard des puissances occidentales (qui n’a guère changé malgré la proximité croissante d’Erdoğan avec la Russie) et ne s’est pas prononcée sur la question kurde. Escamotant tous les enjeux les plus saillants du jeu politique, l’opposition a promis de conduire une grande « réhabilitation » supposée guérir tous les maux de la Turquie. Les parties les plus explicites de son programme consistait à rétablir l’État de droit et à réhabiliter les institutions étatiques en engageant des administrateurs compétents pour remplacer les fidèles d’Erdoğan.

Même si Kılıçdaroğlu a saupoudré ses discours de vagues promesses de redistribution, cette approche néolibérale constituait le cœur de son programme de politique intérieure.

L’objectif implicite de l’opposition, cependant, consistait à revenir aux stratégies de développement national antérieures à 2010 et à rétablir des relations positives avec l’Occident. Le modèle économique des années 2000, élaboré par Babacan alors qu’il était une figure majeure de l’AKP, reposait sur une privatisation rapide, des afflux de capitaux étrangers et d’énormes déficits de la dette publique. Même si Kılıçdaroğlu a saupoudré ses discours de vagues promesses de redistribution, cette approche néolibérale constituait le cœur de son programme de politique intérieure.

La politique étrangère proposée par l’opposition était tout aussi faible. La Table des six a en effet adopté une ligne largement pro-occidentale et anti-russe qui revenait en pratique à approuver l’hégémonie états-unienne au Moyen-Orient. Dans un même mouvement, l’opposition laissait de côté les problèmes régionaux les plus urgents, tels que les incursions de la Turquie en Irak et en Syrie. Questionné sur ces enjeux, Kılıçdaroğlu a affirmé que les institutions étatiques, telles que l’armée, étaient entièrement indépendantes, et qu’il était donc impossible de faire des promesses en leur nom. La coalition nationale-islamiste d’Erdoğan a, en revanche, laissé le champ libre aux sentiments anti-occidentaux et s’est engagée à affermir l’influence turque sur la scène mondiale, avec une campagne reposant sur l’entretien d’un fantasme national de renaissance ottomane.

L’opposition espérait que la flambée de l’inflation et la mauvaise gestion publique, notamment du tremblement de terre, allaient mettre à mal la crédibilité du gouvernement. Mais le mécontentement soulevé par ces problèmes n’a finalement pas suffi à renverser le pouvoir en place. Il fallait une autre vision, substantielle, populaire, concrète. La Table des six n’en avait aucune. Son programme bancal et médiocre a scellé son destin.

La question kurde

L’opposition était également confrontée à une autre difficulté : le mouvement kurde. Les Kurdes étaient exclus de la Table des six depuis les débuts de l’alliance, même s’il était évident que Kılıçdaroğlu ne pouvait pas l’emporter sans leur soutien. En dépit du soutien du CHP et de ses alliés aux incursions militaires d’Erdoğan en Syrie et en Irak, la majorité des Kurdes considérait qu’il s’agissait d’un moindre mal et le parti kurde YSP et ses alliés socialistes ont apporté leur soutien à Kılıçdaroğlu quelques semaines avant les élections. Mais les négociations avec les Kurdes ont entraîné une fracture au sein de l’opposition. Le dirigeant du İyip, Meral Akşener, a ainsi quitté la Table des six juste avant l’annonce du YSP et n’est rentré dans le jeu que quelques jours plus tard. Lorsque les résultats du premier tour sont tombés — Erdoğan en tête avec une marge de 5 % —, de nombreux commentateurs ont fait remarquer que la tentative de Kılıçdaroğlu de conquérir les Kurdes lui avait coûté la base électorale nationaliste. De fait, les données suggéraient qu’un grand nombre de votants d’İyip avaient soutenu leur parti pour les élections législatives, mais sans donner leur voix à Kılıçdaroğlu pour les présidentielles.

L’opposition a entamé un virage vers l’extrême droite durant l’entre deux tours, dans l’espoir d’attirer les votes anti-syriens et anti-kurdes tout en espérant pouvoir garder les votes kurdes motivés par l’opposition à Erdoğan.

En réaction, l’opposition a entamé un virage vers l’extrême droite durant l’entre deux tours, dans l’espoir d’attirer les votes anti-syriens et anti-kurdes tout en espérant pouvoir garder les votes kurdes motivés par l’opposition à Erdoğan. Cette stratégie ambitionnait de récupérer les 5 % de voix du candidat radical anti-immigration Sinan Oğan, un ancien membre du MHP et seul autre candidat à la présidence au premier tour. Ayant échoué à obtenir le soutien d’Oğan lui-même, Kılıçdaroğlu a signé un pacte avec son partisan le plus en vue, Ümit Özdağ, en promettant d’expulser tous les migrants indésirables — Kılıçdaroğlu a avancé le chiffre de 10 millions — et de reprendre les politiques anti-kurdes d’Erdoğan. Les libéraux ont affirmé qu’il s’agissait d’une tactique électorale, et non d’un véritable engagement. Quoi qu’il en soit, la tentative a échoué. Seule la moitié des électeurs d’extrême-droite ont reporté leurs votes sur Kılıçdaroğlu au deuxième tour, tandis que ses appels du pied vers l’extrême-droite ont démobilisé les Kurdes, avec une participation en baisse dans les provinces de l’Est et du Sud-Est.

À présent, suite à sa défaite, l’opposition traditionnelle est prise entre un libéralisme impossible à perpétuer et un nationalisme hors de contrôle. Le premier repose sur un certain nombre de perspectives illusoires : adhésion de la Turquie à l’UE, Pax Americana au Moyen-Orient et modèle économique domestique dépendant de la faiblesse du crédit. La décennie la plus prospère de la Turquie, les années 2000, reposait sur l’argent frais de l’Occident et sur des niveaux élevés de dette publique et privée. Ce modèle est devenu impossible à cause du considérable essoufflement des flux monétaires mondiaux suite aux augmentations des taux d’intérêt en Occident. Le tournant nationaliste de l’AKP des années 2010 a eu lieu en réaction à cette évolution. Son industrie militaire et ses politiques de substitution des importations ont fourni la base matérielle de ses invectives contre l’Occident d’une part et les Kurdes d’autre part. À défaut d’un soubassement matériel équivalent, les franges nationalistes les plus à droite de l’opposition classique sont creuses. Avant le deuxième tour, il est devenu clair que l’opposition ne pouvait pas égaler la rhétorique anti-kurde du gouvernement et elle a alors tenté de faire son beurre des sentiments anti-syriens. Sans les soubassements nationalistes dont jouit le régime, ce pari était cependant voué à l’échec. Il a simplement eu pour effet de rendre l’extrême-droite encore plus légitime et de renforcer les fondations idéologiques de l’erdoğanisme.

La question qui se pose désormais à la Turquie est de savoir s’il existe la moindre chance de prendre un autre chemin non-libéral, non-nationaliste, tourné vers l’avenir plutôt que vers le passé. Au cours de son troisième mandat d’Erdoğan, le nationalisme économique orienté vers l’exportation dépendra de l’exploitation accrue du travail bon marché. En théorie, cela ouvre des possibilités d’organisation des classes subalternes, grandes oubliées de tous les partis traditionnels. Plutôt que d’imiter les politiques d’exclusion du gouvernement, les forces anti-Erdoğan pourraient consacrer leur lutte à l’inclusion des travailleurs et des Kurdes dans leur coalition. L’opposition, après avoir constaté son incapacité à égaler le président en exercice en matière de nationalisme, pourrait plutôt tenter d’introduire le mouvement kurde dans le champ de la politique « acceptable ». Elle s’est pour l’instant trop reposée sur les classes moyennes, les bureaucrates et les « experts » dans sa lutte contre le populisme autoritaire d’Erdoğan. La défaite historique de 2023 est le signe qu’une opposition viable doit avant tout élargir sa base de soutien.

OTAN : le retournement de veste spectaculaire des sociaux-démocrates suédois

Rencontre entre le secrétaire général de l’OTAN et le Premier ministre suédois le 20 octobre 2022. © OTAN

Historiquement, la gauche suédoise s’est toujours opposée à une adhésion à l’OTAN. La guerre en Ukraine est cependant venue rebattre les cartes. La possibilité d’une adhésion à l’Alliance a gagné en popularité et les sociaux-démocrates suédois ont changé leur fusil d’épaule – au grand dam de nombre de leurs partisans. Aujourd’hui, la question semble réglée : à peine le débat sur l’intégration à l’OTAN a-t-il été ouvert qu’il était clôturé. Ce virage a impliqué des sacrifices dans les principes diplomatiques de la Suède, historiquement opposée à la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan. Article de Filippa Ronquist, traduit par Piera Simon-Chaix et édité par William Bouchardon.

Le 8 novembre 2022, Ulf Kristersson, Premier ministre suédois nouvellement élu, s’est rendu en Turquie. L’objectif de ce déplacement, alors que la Suède vient d’entamer son processus d’adhésion à l’OTAN, est de s’attirer les faveurs du Président turc Recep Tayyip Erdoğan. De nombreux Suédois ont été marqués par une image symbolique de cette visite : un gros plan sur la main de Kristersson, minuscule et déformée, broyée par la poigne d’Erdoğan jusqu’à virer rouge vif, est devenu viral.

Le soutien aux Kurdes sacrifié pour entrer dans l’OTAN

Lorsque la Suède a officiellement effectué sa demande d’adhésion à l’Alliance militaire, en mai dernier, de nombreux pays de l’OTAN ont chaleureusement accueilli l’idée de sa participation. Difficile d’en dire autant de la Turquie, qui n’était guère enthousiaste. Les relations turco-suédoises ont en effet rarement été au beau fixe ces dernières décennies, la Turquie ayant toujours désapprouvé le soutien accordé par la Suède aux Kurdes et à leur lutte pour l’indépendance. Dans la mesure où chaque État-membre de l’OTAN dispose d’un droit de veto à l’adhésion d’un nouveau membre, Erdoğan a clairement indiqué son intention d’y avoir recours contre la Suède, qu’il accuse de soutenir des mouvements terroristes en Turquie.

L’époque de la solidarité suédoise avec les Kurdes est bel et bien finie.

Il a fallu attendre plusieurs semaines pour qu’Erdoğan revienne sur sa position, contre des concessions importantes. Finalement, un accord tripartite entre la Turquie, la Suède et la Finlande (les deux pays scandinaves ayant déposé leur demande d’adhésion en même temps) a été trouvé en juin. Celui-ci prévoit que les deux Etats d’Europe du Nord mettent un terme au soutien octroyé aux Unités de protection du peuple (YPG), la milice majoritairement kurde en Syrie, et au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), le parti en lutte pour l’autonomie kurde dans les régions du Sud-Est de la Turquie et du Nord de l’Irak.

Les deux pays ont également accepté d’accélérer le traitement des nombreuses demandes d’extraditions de la Turquie, qui concernent pour la plupart des Kurdes accusés de terrorisme ou d’association avec le PKK. Enfin, la Suède et la Finlande ont entériné la relance des exportations d’armes en direction de la Turquie « dans le cadre de la solidarité de l’Alliance ». Cette décision met un terme à l’embargo sur les armes que la Suède et la Finlande imposaient à la Turquie depuis 2019, date à laquelle les deux pays nordiques avaient refusé de continuer à produire des licences d’exportation d’armes vers la Turquie, suite à son offensive militaire contre les positions kurdes en Syrie.

Le message adressé aux Kurdes, qu’ils se trouvent en Suède ou ailleurs, est clair : l’époque de la solidarité suédoise avec les Kurdes est bel et bien finie. Pour les nombreux Kurdo-Suédois membres du Parti social-démocrate ou de la gauche suédoise au sens large, il s’agit d’une trahison particulièrement cruelle. À peine deux ans auparavant, la ministre sociale-démocrate des Affaires étrangères de Suède, Ann Linde, publiait un tweet de soutien aux Kurdes et enjoignait la Turquie à retirer ses troupes du nord de la Syrie. Il y a encore un an, le gouvernement social-démocrate ne parvenait à se maintenir au pouvoir qu’en passant un accord avec la députée indépendante Amineh Kakabaveh, une ancienne combattante kurde des peshmergas.

Par un concours de circonstances improbable, Kakabaveh avait été exclue du Parti de gauche (gauche radicale) et s’était retrouvée propulsée dans une position où elle était en mesure de faire et de défaire les majorités parlementaires. Les sociaux-démocrates n’ont alors eu d’autre choix que de quémander son vote tandis qu’en retour, la députée exigeait un soutien sans faille à l’indépendance kurde. Il en a résulté un accord entre la députée et le Parti, signé en novembre 2021. Suite à celui-ci, Erdoğan a alors accusé la Suède d’accueillir des terroristes kurdes « même au Parlement ». Mais tout a changé à partir de 2022. En août, Ann Linde comparait le drapeau du PKK à celui de Daech, tout en assurant à la Turquie que l’accord passé avec Kakabaveh était devenu caduc en juin, à l’issue de la session parlementaire suédoise.

Le lent rapprochement de la Suède et de l’OTAN

Sur le plan moral, la Suède paye donc un lourd tribut pour son adhésion à l’OTAN. En retour, elle espère obtenir de l’Alliance des garanties de sécurité que le statut d’État non-aligné ne lui donnait jusqu’alors pas la possibilité d’obtenir. C’est bien sûr l’aggravation de la situation sécuritaire en Europe depuis la guerre en Ukraine qui est convoquée pour appuyer l’idée que la Suède ne peut plus se passer de telles garanties. En effet, lorsqu’il est devenu clair, au printemps dernier, que la Finlande envisageait d’adhérer à l’OTAN [1], beaucoup de Suédois ont estimé que leur pays n’avait d’autre option que d’imiter son voisin, un partenaire militaire et stratégique majeur.

La Suède se repose d’ores et déjà implicitement sur l’OTAN en ce qui concerne sa sécurité en cas d’attaque, et assez explicitement sur les autres États membres de l’Union européenne, dont bon nombre sont eux-mêmes membres de l’OTAN.

Si le revirement est particulièrement fort au cours de la dernière année, le rapprochement entre la Suède et l’OTAN a débuté il y a déjà une trentaine d’années. Depuis les années 1990, la Suède a graduellement accru sa coopération avec l’OTAN en participant à des missions et à des exercices conjoints, notamment au Kosovo, en Afghanistan et en Libye. La Suède se repose d’ores et déjà implicitement sur l’OTAN en ce qui concerne sa sécurité en cas d’attaque, et assez explicitement sur les autres États-membres de l’Union européenne, dont bon nombre sont eux-mêmes membres de l’OTAN [2]. Suite au traité de Lisbonne et à ses propres engagements unilatéraux, la Suède est de toute façon déjà tenue de soutenir la plupart des membres de l’OTAN en cas d’attaque (avec quelques exceptions notables, notamment les États-Unis, le Canada et la Turquie). Refuser l’adhésion à l’OTAN dans de telles circonstances n’aurait donc, selon certains, guère de sens. En effet, la Suède supporte déjà concrètement une grande partie des coûts et des risques associés à l’adhésion à l’OTAN (la Russie voit déjà clairement que la Suède s’est rangée parmi ses adversaires), sans pour autant recevoir de garanties de sécurité en retour.

S’ils sont bien rodés, les arguments en faveur de l’adhésion méritent d’être nuancés. Les sanctions économiques très fortes et les importantes défaites militaires encourues par la Russie ont largement réduit sa capacité à mener une guerre conventionnelle. De plus, en dépit du choc que représente l’invasion de l’Ukraine, les velléités de la Russie d’envahir les pays de son voisinage étaient déjà évidentes depuis l’invasion de la Géorgie en 2008 et de la Crimée et de l’est de l’Ukraine en 2014. Si l’attaque à grande échelle lancée contre l’Ukraine en février 2022 a certes constitué une surprise pour beaucoup d’observateurs, c’est surtout car elle a mis en évidence le fait que Vladimir Poutine était prêt à courir des risques bien plus importants qu’on ne le supposait.

Un argument plus solide, utilisé notamment pour convaincre les Suédois de gauche opposés à l’OTAN qui ne considèrent pas que l’invasion de l’Ukraine par la Russie ait entraîné une hausse de la menace sécuritaire pour la Suède, est qu’une adhésion à l’Alliance constituerait un acte de solidarité à l’égard de la Finlande et des autres États baltes. Pour beaucoup, c’est justement en se refusant à entrer dans l’OTAN que la Suède adopterait une attitude moralement contestable. Néanmoins, le prix à payer pour une telle solidarité avec la Finlande et les États baltes est celui d’une rupture de la solidarité suédoise avec les Kurdes.

Clôture du débat sur l’OTAN

Pour la gauche suédoise, à peine le débat sur l’adhésion à l’OTAN avait-il commencé qu’il était déjà clôturé. Le Parti social-démocrate, le plus grand mouvement de gauche en Suède, a joué un rôle central dans ce processus. Historiquement, ce parti avait toujours été favorable à la politique de non-alignement militaire traditionnelle de la Suède [3].

Début mars 2022, le Parti social-démocrate, à l’époque au gouvernement, repoussait encore fermement les avances de l’OTAN. Mais la situation a brutalement évolué. Le 16 mars, les sociaux-démocrates ont désigné un groupe de travail sur les questions de sécurité, en charge d’analyser la situation sécuritaire de la Suède et ses options politiques suite à l’invasion russe en Ukraine. Le 22 avril, ils initiaient un « dialogue interne » au sein du parti sur les questions de sécurité. Le 13 mai, le groupe de travail sur la sécurité a publié ses conclusions, où l’adhésion à l’OTAN est décrite comme une option avantageuse pour la Suède. Le 15 mai, les sociaux-démocrates se prononcent en faveur de l’adhésion. Trois jours plus tard, la Suède déposait sa demande officielle d’adhésion, en même temps que la Finlande.

Le pari des sociaux-démocrates n’a pas suffi pour remporter les élections.

Un revirement aussi rapide, en quelques semaines à peine, sans débat ni vote, sur une politique de non-alignement défendue depuis des décennies, a constitué un choc brutal pour de nombreux membres du parti. Mais c’est exactement ce que l’on pouvait être en droit d’attendre des sociaux-démocrates. Le Parti social-démocrate suédois (SAP), l’un des partis politiques les plus prospères de l’Europe post-Seconde Guerre mondiale (de 1932 à 2022, le SAP n’a été que 17 ans dans l’opposition, ndlr), est structuré selon un centralisme vertical. Au moment où un revirement de l’opinion s’est fait sentir – les sondages d’opinion de mars montraient qu’une majorité de Suédois se prononçait, pour la première fois, en faveur d’une adhésion à l’OTAN – et à l’approche de nouvelles élections, les sociaux-démocrates n’ont pas tardé à réagir.

La direction du parti craignait de perdre des électeurs tentés par la droite en s’opposant à l’adhésion à l’OTAN. À l’inverse, l’adhésion ne présentait qu’un faible danger sur le plan électoral : tout électeur déçu par ce revirement se tournerait vers le Parti de gauche ou les Verts, des petits partis sur lesquels les sociaux-démocrates s’appuient de toute façon pour former des coalitions. L’un des risques à être un parti prospère est, semble-t-il, la tendance à évoluer à l’aveugle, en suivant des stratégies électorales à court terme. Néanmoins, le pari des sociaux-démocrates n’a pas suffi pour remporter les élections. Même si leur positionnement favorable à l’adhésion à l’OTAN a entraîné une légère hausse des intentions de vote lors de la campagne, le bloc de gauche s’est trouvé incapable de former un gouvernement de coalition. À présent, la Suède est dirigée par une coalition de quatre partis de droite, dont le plus important est celui des démocrates suédois, un parti aux origines néonazies.

La gauche non-alignée en difficulté

Le Parti de gauche et les Verts ont conservé leur position anti-OTAN, mais leur critique de l’Alliance n’a pas été particulièrement virulente ni contraignante. Les deux partis sont, dans une certaine mesure, limités par le fait que les sociaux-démocrates sont, et ont toujours été, leur unique moyen d’accéder au pouvoir. Plusieurs figures des écologistes se sont publiquement prononcés en faveur de l’OTAN, tandis que le Parti de gauche ne s’est pas manifesté outre mesure pour critiquer l’Alliance lors de la campagne, comme si sa demande d’un référendum sur l’OTAN n’était plus d’actualité. Le Parti de gauche s’est également mis dans une position difficile en votant contre l’envoi d’aide militaire à l’Ukraine en février, une décision accueillie avec indignation, y compris par des sections de la gauche anti-OTAN. Face aux critiques, la direction du parti a finalement changé de position quelques heures avant le vote.

Le Parti de gauche et les Verts avaient intégré leur défaite dès le revirement des sociaux-démocrates.

Mais à ce stade, le mal était déjà fait. Pour le grand public, la solidarité de la gauche avec l’Ukraine se cantonne à des discours sans substance. Au cours des mois qui ont suivi, il est devenu de plus en plus difficile de se positionner en faveur d’un soutien à l’Ukraine tout en demeurant farouchement opposé à l’OTAN. Sans oublier que de nombreux activistes et personnalités politiques de gauche étaient trop occupés à lutter contre les néonazis dans leur propre pays pour s’inquiéter du rôle joué par la Suède vis-à-vis de l’impérialisme américain ou du nationalisme turc sur la scène internationale.

La demande d’adhésion de la Suède auprès de l’OTAN a ouvert une plaie béante au sein de la gauche suédoise. Cette plaie semble pourtant s’être déjà refermée, comme si rien ne s’était passé. Le Parti de gauche et les Verts avaient de toute façon intégré leur défaite dès le revirement des sociaux-démocrates. Avec l’accord tripartite signé entre la Turquie et le nouveau gouvernement de droite, qui est encore moins opposé que les sociaux-démocrates à l’extradition des Kurdes vers la Turquie, les obstacles à l’adhésion de la Suède à l’OTAN sont de moins en moins nombreux.

Pour la gauche suédoise, qu’elle soit favorable ou non à l’OTAN, la nouvelle situation nécessite à présent un changement de perspective. L’une des objections les plus solides que la gauche suédoise oppose à l’OTAN est que l’Alliance ne remplit pas le rôle de défense collective qu’elle prétend jouer. De trop nombreuses missions de l’OTAN, comme les opérations en Afghanistan et en Libye, ont tellement dérogé à leur objectif initial que les prétentions de l’Alliance ne sont plus que des écrans de fumée.

La Suède comme la Finlande sont en général fermement opposées au recours aux forces militaires de l’OTAN dans des opérations en dehors des frontières de l’Alliance pour des raisons qui ne sont pas étroitement liées à l’autodéfense collective (même s’il faut noter que les deux États ont participé aux opérations en Afghanistan, et que la Suède était présente en Libye). Aux yeux de certains, l’intégration probable dans l’Alliance atlantique permettra à la diplomatie de la Suède et de la Finlande de contrecarrer ses menées militaires… à moins qu’elle n’entraîne l’érosion de leur autonomie décisionelle.

Notes :

[1] La Finlande partage une frontière de 1 340 km avec la Russie et le souvenir de l’invasion soviétique de 1939 demeure un événement important dans la culture nationale.

[2] A l’exception de la Finlande et de la Suède, en cours d’adhésion, seuls l’Autriche et l’Irlande sont membres de l’UE mais pas de l’OTAN.

[3] Si la Suède se déclarait jusqu’à récemment non-alignée, la neutralité a elle été définitivement enterrée en 1995 lors de l’adhésion de la Suède à l’Union européenne. Les deux statuts ne signifient pas la même chose : la neutralité implique de ne prendre aucune position dans aucun conflit, tandis que le non-alignement suppose seulement de ne pas être membre de tel ou tel camp.

La question kurde face au nationalisme arabe

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Illustration d’une tribu kurde dans le Nouveau Larousse illustré de 1898 © Larousse

Le 9 octobre 2019, après l’annonce du retrait des troupes étasuniennes au Nord-Est syrien, la Turquie lance une opération militaire qui achève d’enterrer le projet d’un Kurdistan syrien autonome. Les forces du régime de Damas reprennent alors les enclaves kurdes le long de la frontière turque, suite à un accord conclu avec le plus grand parti kurde de Syrie, le Parti de l’union démocratique. Cet épisode marque l’arrêt du processus d’autonomisation territoriale des Kurdes syriens au Rojava et semble souligner encore une fois l’impossible territorialisation de la question kurde.


Le territoire est défini comme « l’un des attributs essentiels d’une communauté politique, dont il marque les limites géographiques». La territorialisation permet d’ancrer géographiquement la kurdicité dans un espace donné. Le peuple kurde, qui représente entre 35 et 45 millions de personnes, est une ethnie originaire du Kurdistan, un territoire historiquement à cheval entre quatre États (Iran, Irak, Syrie, Turquie). Il ne s’agit pas d’une identité homogène de par la fragmentation géographique et politique des différentes entités kurdes, mais la matrice commune est la kurdicité, l’identification à l’identité culturelle et linguistique kurde.

À la genèse de la revendication d’une autonomie territoriale kurde

 « L’identité kurde est étroitement liée au territoire » analyse Massoud Sharifi Dryaz, spécialiste de l’espace kurde. Cette citation met en exergue la dimension fondamentale du processus de territorialisation pour inscrire géographiquement le projet politique kurde. Mais la mise en place d’un tel projet politique est complexifiée par les lignes de fractures historiques du nationalisme kurde, mais aussi par la difficile affirmation des entités kurdes sur les scènes politiques nationales. Au début du XXème siècle, les principaux partis kurdes espèrent un territoire kurde unifié. Mais progressivement, on assiste à une polarisation de la question kurde de par la fragmentation géographique et politique des différentes entités kurdes. Le géopolitiste Didier Billion note ainsi que : « La question kurde est éminemment plurielle et chaque dynamique nationale, encore traversée par des lignes de fractures entre Kurdes ». L’unification géographique du Kurdistan relève d’un imaginaire politique kurde, mais n’a jamais véritablement été une feuille de route des partis kurdes.

La revendication politique kurde d’une autonomie géographique apparaît dans les années 1880 d’après le politiste Hamit Bozarslan. Peu de temps après, des organisations autonomistes kurdes voient le jour dans chaque État, comme par exemple le Hevî en Irak en 1912, puis le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) syrien en 1957. L’échec d’un premier processus d’autonomisation au Kurdistan irakien dans les années 1970 rebat les cartes des stratégies politiques kurdes avec l’apparition d’un conglomérat de nouvelles organisations, parmi lesquelles le Parti ouvrier du Kurdistan (PKK) qui voit le jour en Turquie en 1977 et œuvre également en Syrie dès les années 1990. Le Parti Union démocratique (PYD) naît ensuite en 2003 en Syrie, il s’agit d’une projection du PKK turc avec lequel il est lié. Chaque mouvement défend un projet territorial propre aux enjeux du pays dans lequel il s’inscrit. Les mouvements kurdes sont ainsi historiquement hétérogènes malgré une matrice identitaire commune, et un désir d’autonomie territorial.

Les Kurdes, longtemps mis au banc des politiques nationalistes arabes

Le Kurdistan n’a jamais été un État, il s’agit davantage d’un territoire aux frontières poreuses. Suite à la bataille de Tchaldiran (1514), les partages du territoire du Kurdistan entre l’Empire perse et l’Empire ottoman, peuvent cependant être considérés comme les prémices du découpage actuel de ce territoire. Les accords franco-anglais de Sykes-Picot en 1916 sont également régulièrement pointés du doigt pour expliciter la problématique frontalière du Moyen-Orient, mais ils n’ont jamais été appliqués dans leur tracé et ne représentent pas les frontières actuelles (seulement 16% et 26% d’après le géographe Michel Foucher). Dans chacun des quatre États sur lesquels s’étend le territoire du Kurdistan a eu lieu un processus d’autonomisation inachevé, ainsi qu’un processus de marginalisation étatique qui peuvent apparaître comme la matrice commune des trajectoires différenciées entre Irak, Syrie, Iran, et Turquie.

En Irak et en Syrie notamment, la fin de la colonisation occidentale consacre le renouveau du projet de nation panarabe, avec l’émergence du parti Baath’. Le processus d’affirmation d’une nation arabe entre en contradiction avec l’expression d’une kurdicité sur ces mêmes territoires. Situés en périphérie de chacun de ces États, les territoires kurdes apparaissent comme de potentiels bastions de contre-pouvoir. L’affirmation du nationalisme arabe passe dès lors par le contrôle de la population sur ces territoires ruraux alors isolés, et par la quasi absence de développement de ces régions, ce qui conditionne une dépendance économique à l’État central.

 

En Syrie et en Irak, la lente reconnaissance des Kurdes

En Irak, le poète Hadji Qadirî Koyî peut être considéré comme un père du nationalisme kurde, il a fait de la langue un outil de combat. La revendication linguistique a ainsi été longtemps la matrice identitaire des kurdes, jusqu’à la fin de la monarchie irakienne (en 1958). Les Kurdes irakiens demandaient notamment à avoir accès à l’enseignement de leur langue. Les Constitutions irakiennes ont successivement reconnu (1925), puis nié (1963) l’existence de l’ethnie kurde. Mais dans les années 1960, après plusieurs insurrections kurdes, l’Irak durcit le ton et mène une politique d’assimilation. Le régime encourage l’abandon de l’ethnicité kurde, conformément à l’idéologie panarabe du régime baath’iste. Ainsi, lors des recensements, les Kurdes sont incités à se déclarer arabe. À la fin des années 1970, après l’échec d’un premier processus d’autonomisation (qui avait été entériné par Saddam Hussein en mars 1970), les Kurdes prennent à nouveau les armes face au régime. Dès lors, des campagnes génocidaires sont menées par le régime dans les territoires kurdes. Parmi celles-ci, le génocide d’Anfal en 1988, perpétré par le régime de Saddam Hussein, où environ 180 000 Kurdes ont été assassinés, parfois à l’arme chimique comme dans la bourgade d’Halabja. A la chute de Saddam Hussein, et suite au retrait étasunien, les Kurdes irakiens obtiennent la reconnaissance par le gouvernement central de leur territoire autonome, dont la capitale est Erbil. Le kurde est finalement reconnu comme langue officielle dans la Constitution irakienne de 2005. L’État central irakien tolère l’autonomie territorial mais reste cependant frileux aux revendications indépendantistes, usant régulièrement de leviers de pression pour limiter celles-ci (ainsi, après l’annonce d’un référendum indépendantiste en 2017, Bagdad suspend les liaisons internationales des aéroports du Kurdistan irakien).

En Syrie, les Kurdes sont présents dans différentes régions mais trois espaces sont géographiquement prépondérants: Kobané, Afrin et Djéziréh. Historiquement, les politiques assimilationnistes furent longtemps la donne. Dans les années 1960, on assiste à la mise en place d’une politique répressive envers les Kurdes, avec une stratégie d’arabisation pour asseoir la souveraineté du régime Baath’iste, qui se revendique du panarabisme. Ainsi, le programme de la « ceinture arabe » entre 1973 et 1976 consiste en l’installation de fermes de colons arabes entre le territoire kurde syrien et turc, dans la région de Djéziréh, afin de créer une zone tampon arabe, et de prévenir tout risque d’autonomisation du territoire. Le pouvoir syrien avait mis en place une politique d’ingénierie démographique pour qu’aucune des régions ne soit à majorité kurde. Il mobilise également des leviers économiques avec des politiques de marginalisation ethnique de l’emploi (les kurdes ne pouvaient ainsi pas accéder aux emplois publics). La nationalité syrienne fut également retirée à certains Kurdes en 1962. Ces politiques assimilationnistes ont eu pour effets le renforcement du nationalisme kurde. En Syrie, les première revendications autonomistes kurdes peuvent être datés des manifestations de 2005. La révolution syrienne de 2011 apparaît ensuite comme une fenêtre d’opportunité pour remettre sur le devant de la scène les revendications kurdes puisque les forces militaires kurdes s’imposent comme incontournables (l’armée kurde regrouperait 35 000 volontaires). Dès lors, le Parti de l’union démocratique (PYD) affirme un relatif soutien au régime de Damas, en usant de méthodes autoritaires pour que les kurdes ne montrent pas de velléités anti-régime. En 2011, commence l’ouverture de négociations entre le PYD et le régime syrien pour le contrôle kurde du Nord-est syrien, zones peuplées majoritairement de Kurdes, en échange de la sécurisation du territoire face à Daesh. On ne peut parler véritablement d’une alliance entre les deux partis, il s’agit davantage d’un compromis avec le régime de Damas. Laisser ces zones sous contrôle kurde a permis à celui-ci de se focaliser sur les grandes villes clefs et contre l’Armée syrienne libre. La lutte contre l’État islamique va, à ce titre, permettre au PYD d’acquérir une légitimité, et ses victoires ont été ainsi le catalyseur de son affirmation autonomiste. Mais cette affirmation reste intrinsèquement liée aux visées stratégiques du régime de Damas, limitant de fait la possibilité d’un ancrage temporel.

 

Exacerbé par l’idéologie panarabe en Syrie et en Irak, le processus de formation des États-nations a conditionné une centralisation de l’identité, en niant toute spécificité des minorités kurdes. D’après le politiste Sami Zubeida, «l’identité kurde n’a acquis de signification politique qu’avec la création, souvent sur des critères ethniques des États-nations dont les Kurdes ont été écartés». La stratégie politique kurde et sa marge d’action sont avant tout conditionnées par les évolutions sociopolitiques des pays dans lesquels ils évoluent. La crise de légitimité de l’État-nation, est dès lors apparue comme une fenêtre d’opportunité pour les revendications autonomistes. À l’instar d’Erbil, qui joue la carte de la coopération avec le gouvernement central, l’on assiste à un changement de paradigme dans la revendication territoriale kurde. Elle passe d’une stratégie de guérilla face au pouvoir central pour conquérir une indépendance, à une coopération avec celui-ci pour la reconnaissance d’une autonomie territoriale de type fédéraliste.


Bibliographie

  • Nay, Olivier. Lexique de science politique, Paris : Dalloz, 2011
  • Sharifi Dryaz, Massoud. « Les Kurdes du Moyen-Orient : une minorité nationale trans- étatique », Maghreb – Machrek, vol. 235, no. 1, 2018, pp. 45-67.
  • Billion, Didier. « L’improbable État kurde unifié », Revue internationale et stratégique, vol. 95, no. 3, 2014, pp. 18-31.
  • Bozarslan, Hamit. « Les Kurdes et l’option étatique », Politique étrangère, vol. eté, no. 2, 2014, pp. 15-26.
  • Foucher, Michel. Le retour des frontières. C.N.R.S. Editions, 2016

Aux origines de l’autonomisme kurde

Dispersées dans quatre pays (Iran, Irak, Syrie, Turquie), les populations kurdes occupent régulièrement le devant de la scène médiatique en raison de leur volonté autonomiste persistante. Celle-ci, issue d’une histoire qui s’étale sur plusieurs siècles, est souvent laissée de côté en raison de sa complexité. Cependant, seule la prise en compte de la profondeur historique de leur conscience nationale permet de comprendre à quel point le facteur kurde est devenu déterminant dans les enjeux géopolitiques moyen-orientaux.


Au cœur du Moyen-Orient médiéval, les Kurdes occupent une position charnière entre des Empires hostiles. Au XIIIème siècle après la disparition du Sultanat ayyoubide fondé par le prince kurde Saladin, le Kurdistan est majoritairement dominé par l’immense Empire mongol qui s’étend de l’Asie centrale jusqu’à l’est Anatolien. Plus au Sud, on retrouve le Sultanat mamelouk comprenant l’Égypte ainsi que la Cisjordanie et une grande partie de la Syrie actuelles. Entre ces deux Empires, les Kurdes jouent un rôle stratégique en s’alliant à l’un ou l’autre. Ce rôle de pivot est de nouveau occupé par les Kurdes au milieu du XVIème siècle lorsque le sultan ottoman Soliman le Magnifique fait de ceux-ci ses alliés dans sa lutte contre la Perse. Bien que les Kurdes conservent une « irrépressible tendance à la sédition » (Boris James), ils sont intégrés à la stratégie ottomane en raison de leurs remarquables qualités guerrières.

Cependant à la fin du XVIème siècle, l’idée d’une nation kurde indépendante commence à faire son chemin et est théorisée dans le Charafnameh dès 1596. Cette conscience nationale repose sur la singularité historico-culturelle des Kurdes. Les origines de ces derniers sont difficiles à établir car ce peuple est mentionné dès 400 avant Jésus-Christ. On sait cependant que les Kurdes descendent des tribus iraniennes qui ont progressivement migré de l’Asie mineure vers des régions plus au Sud au début du second millénaire avant Jésus-Christ. En matière religieuse, les Kurdes sont d’abord zoroastriens avant la conquête arabe qui leur impose l’islam au IXème siècle. 80% des Kurdes sont aujourd’hui sunnites et 12% d’entre eux sont chiites. Il existe également des minorités yézidie, chrétienne et juive, principalement émigrée en Israël. Davantage que la religion, c’est donc surtout la langue qui cimente la conscience nationale kurde. Appartenant au groupe linguistique iranien, les langues kurdes comportent pourtant de nombreuses différences avec le persan. L’importance des persécutions visant ce peuple a également contribué à créer une communauté de destins entre les Kurdes peuplant aujourd’hui quatre Etats (Iran, Irak, Syrie, Turquie) mais qui demeurent comme le relève Camille Bordenet « le plus grand peuple apatride du monde. »

Les Kurdes et le Sultanat ottoman

En cette fin du XIXème siècle depuis son palais de Topkapı, le sultan-calife turc Abdülhamid II (1876-1909) sent que son autorité vacille. Son Empire, presque continuellement grignoté par ses puissants voisins depuis le XVIIème siècle, est également ébranlé par l’essor des revendications des minorités arabe et arménienne notamment. Aussi conscient de la nécessité de réorganiser son territoire, un de ses prédécesseurs, le sultan Mahmoud II (1808-1839) avait engagé dès 1839 des réformes modernisatrices appelées Tanzimat (réorganisation en turc). Pourtant, celles-ci ne semblent pas en mesure d’enrayer les difficultés structurelles qui menacent la survie même de “l’homme malade de l’Europe”. Aussi, confrontées à l’évolution rapide de la donne géopolitique, les relations entre le pouvoir impérial déclinant et les Kurdes suivent une trajectoire particulière et connaissent plusieurs revirements. Au milieu du XIXème siècle, craignant l’émergence d’autorités rivales sur son territoire, Istanbul achève d’abord de mettre au pas les principautés kurdes auxquelles le sultan Sélim Ier (1512-1520) avait accordé l’autonomie durant son règne. Cette réaffirmation de l’autorité impériale doit cependant affronter des révoltes princières qui parviennent parfois à ébranler l’assise ottomane dans la région. Mais, invariablement, la domination turque finit par y être rétablie plus ou moins rapidement. À la fin de ce siècle, Abdülhamid II tente de se concilier la faveur des Kurdes en s’appuyant sur des unités auxiliaires issues de leur rang pour protéger les frontières impériales ainsi que pour réprimer le nationalisme arménien : les hamidiyeh. En outre, le sultan insiste sur son statut de calife, symbolique de son autorité religieuse du monde musulman, et joue la carte du panislamisme pour obtenir le soutien des musulmans non-turcs de l’Empire. Ces politiques ont comme conséquence notable la marginalisation des minorités chrétiennes notamment arménienne. Elles renforcent un sentiment anti-arménien déjà présent au sein de plusieurs tribus kurdes qui participent aux massacres des Arméniens et des Chaldéens connus sous le nom de “massacres hamidiens” à la fin du XIXème siècle.

La révolution jeune-turque

Devant l’incapacité du sultan à enrayer le délitement ottoman, une révolution éclate et aboutit à la restauration du Parlement ottoman en 1908. À l’origine de ce mouvement, on trouve le Comité Union et Progrès (CUP), structure politique d’un mouvement révolutionnaire et nationaliste très populaire dans les rangs des officiers : le mouvement Jeune-Turc. De nombreux Kurdes soutiennent cette organisation et deux d’entre eux Abdullah Cevdet et Ishak Sükuti figurent parmi les principaux fondateurs du mouvement. Après l’échec d’une contre-révolution monarchiste l’année suivante, Abdülhamid II est déposé et remplacé par son demi-frère Mehmed V (1909 – 1918). L’objectif des Jeunes-Turcs est ni plus ni moins de sauver l’Empire. Afin d’y parvenir, le mouvement tente ce que Philippe Boulanger décrit comme “une synthèse entre le califat, la modernité et l’islam”. Différents courants s’opposent alors au sein du CUP concernant le rôle que doivent jouer les minorités constitutives de l’Empire et le courant ethniciste finit par l’emporter. La défaite ottomane de Sarikamis face aux Russes en 1915 lors de la Première Guerre mondiale fournit au triumvirat jeune-turc au pouvoir le prétexte pour planifier le génocide des Arméniens cette même année. Rendues responsables de la défaite, les populations chrétiennes de l’Empire sont massacrées et là encore plusieurs tribus kurdes y participent. Parmi ces dernières, il faut cependant noter que les Kurdes alévis de la région de Dersim protègent les persécutés. L’ampleur de l’implication kurde dans le génocide arménien est encore aujourd’hui un sujet de débat historique. Remarquons néanmoins que contrairement à l’État turc, plusieurs organisations kurdes ont reconnu la responsabilité kurde dans ces massacres.

Du traité de Sèvres au traité de Lausanne

À la sortie du premier conflit mondial, les astres semblent alignés pour permettre la réalisation des revendications autonomistes voire indépendantistes des Kurdes. D’abord, l’Empire Ottoman, obstacle à l’émancipation d’une large partie du Kurdistan figure au rang des vaincus de la Grande Guerre et est promis au démembrement. Ensuite, le principe d’autodétermination des nationalités affirmé dans les fameux 14 points du président américain Woodrow Wilson légitime la création d’un État kurde. Enfin, les Kurdes apparaissent à cette époque comme les meilleurs alliés des Occidentaux au centre d’un espace instable en pleine réorganisation géopolitique. La conjugaison de ces trois facteurs explique que le traité de Sèvres, acte de démantèlement de la Sublime Porte, prévoit la mise en place d’États arménien et kurde indépendants dans l’Est anatolien. Signé le 10 août 1920, ce traité qui cantonne globalement le territoire turc à l’Anatolie est immédiatement rejeté avec virulence par le nouvel homme fort d’Istanbul : Mustafa Kemal. Ce dernier reprend rapidement les combats contre les Alliés et rallie de nombreux Kurdes à sa cause. Ce soutien a priori étonnant au pouvoir kémaliste s’explique par la stratégie jeune-turque de l’époque. En effet, Kemal prône alors l’unité turco-kurde face aux puissances occidentales et se montre conciliant en promettant l’autonomie au Kurdistan turc. En outre, le discours kémaliste d’alors associe pleinement les Kurdes à son projet d’édification d’une Turquie moderne. C’est donc par milliers que les Kurdes viennent renforcer les troupes kémalistes qui remportent la victoire en 1923. Dans la foulée, celles-ci obtiennent la révision du traité de Sèvres par le traité de Lausanne ratifié le 21 septembre de la même année. La Turquie agrandit alors son territoire et Kemal exulte. Une fois son objectif atteint, ce dernier opère une complète volte-face en enterrant les promesses faites aux Kurdes et débute alors une politique brutale de négation de l’identité de ceux-ci. Désormais lâchés par les Occidentaux, trahis par le nouveau pouvoir turc et victimes de leurs divisions internes, les Kurdes viennent de subir un terrible revers dans leur quête d’un État. Cependant, cet échec ne suffit pas à éteindre leurs aspirations nationales qui se manifestent à nouveau dès les années suivantes.

 

Les Kurdes face au kémalisme

Comme le rappelle Philippe Boulanger, les Kurdes “ne sont pas des éléments extérieurs, étrangers aux dynamiques nationales” de leurs pays respectifs. Pour autant, leurs revendications autonomistes voire indépendantistes se heurtent à des États centralisateurs porteurs de nationalismes souvent opposés aux revendications kurdes. Le rapport conflictuel entre les Kurdes et Ankara – nouvelle capitale turque – est ainsi entériné par le traité de Lausanne et le nouveau tournant ethniciste du nationalisme jeune-turc. Une fois les Grecs et les Arméniens repoussés en dehors du pays, les Kurdes apparaissent comme le dernier obstacle à l’homogénéité ethnique de la jeune et très centralisatrice République turque. Aussi, cette dernière refuse la reconnaissance même de l’identité kurde et fait interdire l’usage de leur langue à l’école et dans l’Administration. Le mot même de “Kurdes” est banni du vocabulaire des nouvelles autorités qui le remplacent par l’expression “Turcs des montagnes”. Cette politique violente entraîne plusieurs soulèvements kurdes dans les années suivantes.

Les Kurdes face au nationalisme arabe

Hors de Turquie, les Kurdes traversent également d’autres évolutions géopolitiques lorsque l’Irak et la Syrie accèdent véritablement à l’indépendance après-guerre. C’est le cas de la Syrie en 1946 et de l’Irak qui devient vraiment souveraine lors du coup d’État nationaliste du général Kassem en 1958. Echaudés par les difficultés rencontrées durant leurs décennies de combat politique, les nationalistes arabes sont déterminés à ne pas céder un pouce de leur pays durement gagné aux nationalistes kurdes, si bien que le conflit entre les Kurdes et Bagdad commence dès l’immédiat d’après-guerre. Fondé en 1946 par Moustafa Barzani, le Parti Démocratique du Kurdistan s’oppose d’abord à Kassem avant d’affronter dix ans et un coup d’État plus tard le régime impitoyable de Saddam Hussein. Dans le même temps, les services secrets américains s’appuient sur les mouvements autonomistes kurde dans lesquels ils voient un instrument destiné à briser la construction nationale irakienne et brider la souveraineté de Bagdad. La répression du mouvement kurde par Saddam Hussein atteint son paroxysme en 1988 avec l’opération Anfal supervisée par le cousin du dirigeant irakien : Ali Hassan al-Majid surnommé “Ali le chimique” en raison de son utilisation des gaz chimiques pour massacrer les populations kurdes notamment dans la ville d’Halabja. Les bombardements des États-Unis et de leurs alliés contre l’Irak après l’invasion par celle-ci du Koweït en 1991 a pour débouché la mise en place d’une protection onusienne sur une grande partie du Kurdistan irakien. Celle-ci préserve les régions concernées des velléités génocidaires de Saddam Hussein. Elle entérine des décennies d’alliance entre les principaux mouvements kurdes et les États-Unis, et préfigure les nouvelles convergences entre la volonté autonomiste kurde et la vision géostratégique américaine qui apparaissent après l’invasion de 2003.

Les Kurdes face au centralisme du Shah puis de la République islamique

Enfin, les mouvements kurdes s’expriment également à l’Est du Moyen-Orient : au sein d’un Empire Perse qui en ce début du XXème siècle est vieillissant. En 1925, le jeune officier Reza Pahlavi (1925 – 1941) renverse le pouvoir qadjar pour lui substituer sa dynastie soutenue par les Britanniques. Dans le même temps, les Kurdes iraniens se soulèvent à plusieurs reprises dans les années 1920-1930. D’abord contre les autorités britanniques puis contre le régime du Shah en raison de sa politique violente de négation de la langue et de l’identité kurdes. L’année 1946 marque un nouvel épisode de la rébellion kurde contre Téhéran avec le soulèvement puis la création dans l’extrême Nord-Ouest du pays de la République de Mahabad. Établie par le Parti Démocratique du Kurdistan et soutenue par l’Union Soviétique, cette République est rapidement détruite par les troupes iraniennes en décembre suivant. Éphémère, cet État kurde de Mahabad occupe cependant une place importante dans l’historiographie kurde. Trois décennies plus tard, l’Iran et la géopolitique régionale sont profondément bouleversés par la révolution de 1979. Avant de devenir exclusivement islamiste, celle-ci est aussi bien soutenue par les partisans de l’ayatollah Khomeiny que par les libéraux, les communistes ainsi que les Kurdes en butte au centralisme autoritaire du Shah. Mieux organisés hiérarchiquement et idéologiquement, les mollahs partisans de Khomeiny imposent leurs vues et leur concept de République islamique. L’ayatollah Khomeyni, futur Guide Suprême de la Révolution avait feint de vouloir accorder aux Kurdes l’autonomie désirée mais retourne sa veste dès sa victoire entérinée. Une fois encore, les revendications autonomistes et démocratiques des Kurdes sont foulées au pied.

L’influence des mouvements marxistes

Le dernier quart du XXème siècle voit se produire une évolution majeure dans le nationalisme kurde avec la création en 1978 du PKK : le Parti des Travailleurs du Kurdistan. Fondée notamment par son charismatique leader Abdullah Öcalan en Turquie, cette organisation a ceci d’inédit que sa matrice idéologique et d’abord marxiste et issue des mouvements révolutionnaires turcs. À l’instar de nombreuses organisations d’extrême-gauches et d’extrême-droites de la période, le PKK s’engage dans la lutte armée contre l’État turc et organise des attentats dès la fin des années 1970. Isolée par rapport aux autres organisations kurdes en raison de sa radicalité, la formation d’Öcalan est engagée dans la guerre civile kurde de 1992 au cours de laquelle elle affronte les organisations kurdes irakiennes soutenues par Ankara. Cependant, l’aura indéniable de la formation marxiste conduit les autres partis kurdes à coopérer avec elle. Ainsi, au milieu des années 1990, le PKK se mue en un parti national kurde désormais intégré dans le mouvement nationaliste. Un autre tournant idéologique du parti intervient avec la théorisation par Öcalan du confédéralisme démocratique en 2005. Plutôt qu’un État kurde indépendant, ce principe politique cherche à établir un auto-gouvernement multiethnique “qui prône une société égalitaire, paritaire, respectueuse des droits des minorités” (Mireille Court et Chris Den Hond). Reprise par le Parti de l’Union Démocratique syrien (PYD), cette idée est expérimentée dans le Rojava à partir de 2014. Cet héritage idéologique met en lumière l’importante influence exercée par cette formation au sein des mouvements kurdes.

Le GRK irakien et la marche vers l’autonomie

Plus à l’Est en Irak, la fin du XXème siècle voit aussi la donne évoluer avec l’émergence du gouvernement régional du Kurdistan. Ce dernier est parfois considéré comme de facto un État kurde au sein de l’Irak tant son autonomie est large. Citons comme exemples la maîtrise par le GRK de son commerce et même l’existence d’une armée propre à la région : les peshmergas. L’établissement et la stabilisation d’une autonomie kurde en Irak étaient pourtant loin d’être acquis tant l’hostilité de Saddam Hussein fut violente vis-à-vis des revendications kurdes. Cependant, la protection onusienne permet au Kurdistan irakien de bénéficier d’une autonomie très importante à partir de 1991. Celle-ci est pérennisée lors de la chute d’Hussein en 2003 par l’union des clans de Barzani et de Talabani – ce dernier étant le fondateur de l’Union Patriotique du Kurdistan – qui cette fois sont parvenus à surmonter leurs divisions. Ces principaux mouvements soutiennent l’invasion menée par les Etats-Unis et leurs alliés, qui s’appuient sur les Kurdes pour saper l’autorité du régime de Bagdad. L’autonomie du Kurdistan irakien, perçue comme le produit de l’ingérence américaine, constitue depuis un sujet de tensions pour le gouvernement central irakien.

Les Kurdes face à Daech et l’expérience du Rojava

Né toujours en Irak à la fin des années 2000, le groupe État islamique connaît un essor considérable et international durant les années 2010 qui lui permet d’auto-proclamer son califat en 2014. Sa dimension profondément obscurantiste et la multiplication de ses attentats sur toute la surface du globe en font l’ennemi numéro un dans la région. Les grandes nations occidentales refusent cependant d’utiliser des troupes au sol et les rapports conflictuels qu’elles entretiennent avec le régime syrien de Bachar el-Assad vont les amener à trouver des alliés en se tournant vers les Kurdes. Ces derniers bénéficient également du soutien des Russes qui leur procurent de l’armement. Les peshmergas irakiens comme les YPG/YPG syriens se révèlent ensuite particulièrement efficaces dans la lutte contre les djihadistes. Les premiers l’emportent à Mossoul quand les seconds reprennent Kobané. Le prix payé est lourd : 36 000 Kurdes meurent au cours du conflit. Le 17 mars 2016, fort de ses succès militaires dans le Nord syrien, le PYD proclame la création d’une fédération démocratique (existante de facto depuis 2014) au Rojava. Cette dernière constitue une enclave féministe, démocratique et laïque au milieu des dictatures et des groupes djihadistes qui ensanglantent la région ; érigée en modèle exportable à l’ensemble des zones kurdes de la région, elle doit pourtant en grande partie son existence au soutien logistique des États-Unis…

Plus d’un siècle de combats nationalistes et autonomistes n’ont pas suffi à établir un Kurdistan indépendant. L’opposition de régimes autoritaires, l’inconstance des alliances occidentales – nouées avec les nationalistes kurdes ou leurs ennemis selon qu’ils se trouvent en Irak ou en Turquie – et les divisions internes des Kurdes ont constitué autant d’obstacles à l’accomplissement de cet objectif. À la question de l’autonomie kurde vis-à-vis des États-nations se pose celle de l’indépendance à l’égard des empires – américain et russe, qui n’ont jamais hésité à appuyer la cause kurde lorsqu’elle convergeait avec leurs intérêts géostratégiques. Le mouvement kurde compte plusieurs succès fragiles à son actif, comme la quasi-indépendance du Kurdistan irakien et l’autonomie du Rojava ; ces victoires contre les puissances régionales n’ont cependant été acquises qu’au prix d’un pacte conclu avec les puissances globales dont les termes sont incertains et fluctuants. Ces accès régionaux à l’autonomie mettent aussi au jour l’importante faculté d’évolution idéologique des nationalistes kurdes qui pour certains d’entre eux s’orientent vers l’autonomie dans un cadre confédéral (Syrie) bien que l’idée d’indépendance demeure un horizon souhaité notamment en Irak comme l’ont montré les référendums de 2005 et de 2017. Célébrés en raison de leur lutte contre le djihadisme, les Kurdes s’ils en ont été bien mal récompensés par le président américain Donald Trump, en ont néanmoins retiré une large sympathie auprès de l’opinion internationale et une attention nouvelle portée sur leurs aspirations. Notamment sur l’expérience démocratique et confédérale du Kurdistan syrien. Acteurs toujours centraux de la géopolitique du Moyen-Orient, les Kurdes demeurent toujours en butte à des États peu disposés à leur accorder l’autonomie. Pour autant, ces premiers n’ont pas renoncé à leurs revendications autonomistes dont l’épilogue risque de s’étirer encore pendant plusieurs décennies.

Les ambitions expansionnistes d’Erdogan – Entretien avec Jean Marcou

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Le Président turc, Recep Tayyip Erdogan. @ TheKremlin

Depuis quelques mois déjà, Idlib est devenu l’épicentre du conflit syrien. Le 5 mars, Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan ont conclu un accord de cessez-le-feu, devant mettre aux interminables affrontements dans la province. Si le dirigeant turc a mobilisé une bonne partie de ses forces en Syrie, et s’affirme à présent en Libye, la Russie de Vladimir Poutine mais aussi certaines monarchie du Golfe semblent voir ce va t-en guerre turc d’un mauvais oeil. Pour décrypter cet expansionnisme, nous avons interrogé Jean Marcou, titulaire de la Chaire Méditerranée-Moyen-Orient de Sciences Po Grenoble. Retranscription par Dany Meyniel, entrevue par Clément Plaisant.


LVSL – En fin d’année dernière, le 9 octobre, la Turquie a lancé une opération « Source de Paix » qui visait à affaiblir le PYD (Parti d’union démocratique) dans le nord de la Syrie. Quelques mois après, elle est toujours engagée de façon importante, notamment à Idlib. La Turquie peut encore espérer quelque chose en Syrie ?

Jean Marcou  L’intervention du 9 octobre suivait les mêmes objectifs que les deux autres interventions militaires, à savoir celle d’Afrin en 2018 et celle de Jarablous sur la rive occidentale de l’Euphrate. L’objectif de toutes ces interventions, mais aussi de cette entrée militaire de la Turquie dans le conflit syrien, était pour l’essentiel d’empêcher la montée en puissance des Kurdes syriens, ainsi que la constitution d’une zone autonome kurde syrienne sur la majeure partie de la frontière entre la Turquie et la Syrie.

Un problème demeure au passage sur ces zones : ce sont des territoires syriens tenus par l’armée turque. Si Ankara s’y est installée, a souvent investi ou rétabli des services, y compris avec l’ambition d’accueillir des réfugiés qui avaient été accueillis en Turquie, ces territoires devront, dans le contexte d’un règlement définitif du conflit, être rendus au gouvernement qui dirigera la Syrie. Un tel gouvernement aura, au passage, toutes les chances d’être baasiste, le régime de Damas ayant reconquis une bonne partie de son territoire.

Le grand dossier reste toutefois Idlib. De fait, ce cas est un peu différent. Les forces turques ne sont pas des forces d’intervention – comme c’était le cas précédemment – mais d’interposition, qui ont été établies ici au terme de l’accord de Sotchi en septembre 2018, lequel visait justement à stabiliser les dernières zones de conflit qui existaient en Syrie. À l’heure actuelle, la situation a évolué parce que le régime syrien maîtrise une grande partie de ses territoires et souhaite investir cette zone avec le soutien de ses alliés russes et iraniens. Or, dans cette zone, il y a près de quatre millions de réfugiés qui ont fui les zones reconquises par le régime. Le problème pour la Turquie est que si Idlib devait être reconquis par les forces syriennes – les Russes poussent dans ce sens -, c’est une nouvelle crise humanitaire qui pourrait concerner plusieurs centaines de milliers voire plusieurs millions de personnes. Cette crise humanitaire est donc problématique, au-delà des questions matériels posés pour le régime de Recep Tayyip Erdogan. Les enjeux liés aux réfugiés sont cruciaux, lesquels ont fait perdre énormément de voix à l’AKP. Pour Recep Tayyip Erdogan, il n’est pas question de supporter une nouvelle crise migratoire à Idlib qui risquerait d’entamer son crédit au niveau national. 

Cette situation difficile dans laquelle se trouve actuellement la Turquie à Idlib reflète le bilan du processus d’Astana. Avec le lancement de ce processus, la Turquie a négocié avec des acteurs qui soutenaient le camp opposé – à savoir la Russie et la Syrie – parce qu’elle était en désaccord avec ses alliés sur le soutien aux kurdes. Si ce même processus lui a permis de contenir la poussée kurde en Syrie, il n’est pas certain que le bilan final de celui-ci soit aussi favorable à la Turquie aujourd’hui. Derrière le processus d’Astana, il y a aujourd’hui d’une certaine manière la victoire du régime syrien et de ses alliés russes et iraniens. Cet échec risque remettre en cause les positions de la Turquie en Syrie de même que les accords qui ont été passés notamment dans la zone d’Idlib. 

LVSL – En définitive, la Turquie serait « le grand perdant » du processus d’Astana ?

J.M Il est trop tôt pour le dire. Ankara en a retiré certains avantages, même si le processus d’Astana lui sera sans doute beaucoup moins bénéfique que ce qu’elle avait pensé. Elle a mangé le pain blanc de celui-ci et maintenant elle risque de devoir en subir les mauvais aspects.

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Hassan Rohani, Président de la République islamique d’Iran avec Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine le 16 septembre 2019. @ TheKremlin

LVSL – Cet expansionnisme ne se réduit pas au seul théâtre syrien. Ankara est ainsi présent, depuis peu, en Libye. Il y a eu début janvier, un vote des députés qui autorise l’envoi des troupes pour soutenir les forces du gouvernement d’entente nationale libyenne de Monsieur Fayez el-Sarraj situé à Tripoli. Peu avant déjà, un autre accord de prospection a été signé et octroie désormais à Ankara une vaste zone économique exclusive. Que veut la Turquie en Libye ? 

J.M C’est un double accord – passé le 27 novembre 2019 – qui a déclenché cette dimension libyenne de la politique régionale turque. Le premier est un accord de délimitation des zones exclusives, de délimitation maritime entre la Turquie et la Libye. Le second est essentiellement militaire, puisqu’il prévoit l’envoi de troupes pour soutenir le gouvernement de Fayez el-Sarraj à Tripoli. 

Deux éléments permettent de comprendre de telles dispositions. Premièrement, le positionnement de la Turquie en Méditerranée orientale mais aussi dans cette partie orientale de l’Afrique. Deuxièmement, enfin, la situation de la guerre civile syrienne. 

L’accord maritime reste indiscutablement lié à des développements auxquels nous avons assisté depuis plusieurs mois, voire plusieurs années. Ce sont à la fois les problèmes maritimes de la Turquie et de la Grèce en mer Égée, mais aussi la question des ressources gazières principalement à Chypre, puis en Méditerranée orientale.

La Turquie est le pays qui a la plus longue façade maritime sur la Méditerranée. Ankara semble néanmoins se retrouver enclavé, du fait des iles grecques, tout comme de cette affaire de Chypre et des ressources gazières au large de ce même pays. L’application du droit de la mer, la délimitation des zones exclusives en Méditerranée orientale, ne jouent par ailleurs guère en sa faveur. Les événements qui se sont précipités ces derniers mois – les prospections gazières au large de Chypre, l’exploitation par Israël du gisement Leviathan, les possibilités par l’Égypte d’exploiter ce gisement énorme Zohr qui est le plus gros de la zone – ont accéléré ce sentiment. La Turquie est déjà enclavée par les îles grecques en Méditerranée, qui s’étendent jusqu’aux îles du Dodécanèse en mer Égée, c’est-à-dire pratiquement jusqu’au golfe d’Antalya.

Cet accord de zone exclusive avec le gouvernement libyen – qui est le gouvernement de Tripoli, théoriquement le gouvernement reconnu par l’ONU – apparaît comme un moyen pour la Turquie de se désenclaver et de créer une sorte de couloir entre la mer Égée d’un côté et de l’autre côté, les délimitations de zones exclusives liées au gaz au large de Chypre, du Liban, de l’Égypte et d’Israël. 

L’objectif de désenclavement apparait comme sous-jacent de la stratégie turque, malgré l’existence de débats sur la légalité de cette délimitation comme d’ailleurs sur les autres partages qui ont eu lieu. 

LVSL – Qu’en est-il de l’accord militaire ? 

J.M – Ce deuxième accord vise à soutenir le gouvernement de Tripoli. Il donne la possibilité au pouvoir turc d’envoyer des troupes. Il existe pourtant une différence assez notable entre la possibilité d’envoyer des troupes et le faire. Pour l’instant, la marge n’a pas encore été franchie même si la Turquie a envoyé des supplétifs syriens qu’elle avait utilisés lors de ses interventions en Libye.

Pour Fayez el-Sarraj, la situation apparait extrêmement difficile. Il est sous la pression des troupes du général Khalifa Haftar qui sont aux portes de Tripoli. Si le gouvernement de Fayez el-Sarraj tombe, l’accord maritime sera de facto rendu caduc. Il existe donc cette volonté, chez les Turcs, de soutenir le gouvernement de Fayez el-Sarraj afin de garantir cet accord maritime et les positions de la Turquie dans la région. 

Par ailleurs, les adversaires de Fayez el-Sarraj, c’est-à-dire les Émirats, l’Égypte, voire des pays européens comme la France, sont aussi les adversaires de la Turquie. Une rivalité très forte s’est installée en Libye, entre la France et la Turquie. Le souvenir de l’intervention franco-britannique en 2011, qu’elle avait très mal acceptée, est particulièrement âpre. Or la Turquie avait des positions économiques très fortes en Libye avant les printemps arabes, qu’elle espère reconquérir après la fin de la guerre civile en négociant avec Fayez el-Sarraj. 

La Turquie a aussi cherché à exporter le processus d’Astana en Libye, c’est-à-dire en passant un accord avec la Russie ou tout au moins en négociant avec Moscou, bien que celle-ci d’ailleurs soutienne le général Haftar. Pour l’instant, la Turquie se retrouve dans une position presque similaire que ce soit en Syrie ou en Libye, ce qui illustre les limites de cette manœuvre. Néanmoins, Recep Tayyip Erdogan a annoncé il y a peu, la tenue d’un sommet le 5 mars, entre la Russie, la Turquie, l’Allemagne et France. C’est un schéma qui avait déjà été proposé par la Turquie il y a un ou deux ans et qu’elle ressort à cette occasion. 

À l’heure actuelle, la situation est donc délicate puisque la Turquie est dans une relation de plus en plus tendue avec la Russie. De plus, les Européens sont intéressés tant par le dossier libyen que par le dossier syrien, pour des raisons principalement stratégiques et migratoires. Toutefois, il n’est pas sûr qu’ils s’engagent dans ce processus, avec autant de vigueur que ne le souhaiterait la Turquie. 

En même temps, la relation turco-américaine et plus précisément la relation entre Donald Trump et Recep Tayyip Erdogan n’est pas rompue. En Syrie et en Libye, il existe un rapprochement des points de vue parce que les Américains ont soutenu la Turquie sur Idlib et qu’à l’heure actuelle, ils discutent avec le gouvernement de Tripoli. Les Américains, quoi qu’il en soit, ont des positions très complexes sur les deux dossiers, même s’ils ne sont pas complètement hors du jeu. 

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L’ancien Secrétaire à la Défense, Jim Mattis, avec Fayez al Sarraj. @ Brigitte N. Brantley

 

LVSL – Les ambitions de la Turquie vont au-delà de la Méditerranée, plus précisément au Soudan ou en Somalie. Que cela vous inspire t-il ?

J.M La Turquie s’est beaucoup investie en Somalie et au Soudan. Au Soudan, elle a été très proche de l’ancien gouvernement, c’est-à-dire du président soudanais, Omar el-Béchir, qui a été renversé l’année dernière par l’armée. Depuis ce coup d’État, elle a perdu des positions. Par ailleurs l’Égypte, les Émirats, l’Arabie Saoudite ont vu d’un mauvais œil cette forte présence turque. On constate ainsi qu’il y a une contre-offensive justement de ces trois acteurs, parce que le renversement de l’ancien président soudanais a permis de casser cette logique de coopération turco-soudanaise. 

Les difficultés du gouvernement Fayez el-Sarraj mettent les positions turques dans cette zone de l’Afrique à rude épreuve. C’est pourquoi, plus généralement, en Libye et au Soudan, la Turquie joue une partie notable de son influence dans la zone. 

LVSL – Membre de l’OTAN, la Turquie multiplie les palinodies à l’égard de la Russie. Est-ce que les intérêts économiques et géopolitiques de la Turquie vont la pousser à se rapprocher progressivement de la Russie ? 

J.M – La situation apparait actuellement tendue avec la Russie. Un rapprochement a été effectué pour expulser les occidentaux du débat syrien et des questions régionales (avec le processus d’Astana). Le paradoxe pourtant est qu’aujourd’hui, la Turquie sollicite les États-Unis sur Idlib, voire sur la Libye. 

Ces relations ne sont pas rompues parce qu’il ne faut pas l’oublier que cette relation est construite désormais sur un ensemble de liens qui n’ont eu de cesse de se développer au cours des dernières années. Ce sont des liens d’abord économiques, plus précisément énergétiques, avec l’alimentation de la Turquie en gaz russe. L’accord créant le gazodoc Turkish Stream est à ce titre important puisqu’il évacue le gaz russe vers l’Europe par le Sud passant par la Turquie, et qui donc permet d’éviter l’Ukraine. Ce type d’accord, conclu sur plusieurs dizaines d’années, est un engagement à long terme, très stratégique pour la Turquie mais aussi pour la Russie. La Turquie, quoi qu’il en soit, est un client important en termes de gaz. Pour preuve, en 2015, lorsque Ankara a battu un avion russe, jamais Moscou n’a menacé la Turquie de lui couper le gaz. Il existe dès lors une coopération inter-dépendante en matière énergétique sur le plan du gaz et de l’énergie nucléaire parce que la Russie construit la première centrale nucléaire turque. 

Il faut ajouter, ces derniers mois, l’acquisition par la Turquie de missiles russes S400, des missiles de défense aérienne. En définitive, on remarque un certain nombre de dossiers sensibles où Russes et Turcs sont liés, ce qui probablement explique que cela soutienne des relations politiques qui peuvent parfois être tendues.

LVSL – Le président turc est confronté à des difficultés économiques mais aussi électorales. Par cet expansionnisme à tout va, ce va t-en guerre, Erdogan ne cherche-t-il pas à reconquérir l’opinion publique et notamment les ultra-nationalistes du MHP (Parti d’action nationaliste) ?

J.M – En partie, oui. Pour se maintenir au pouvoir, élargir sa base électorale ou en tout cas la sécuriser, R. Tayyip Erdogan avait deux options : soit de s’allier avec les kurdes du HDP (Parti démocratique des peuples) soit de s’allier avec les nationalistes. Depuis 2015, il a fait le choix de s’allier avec les nationalistes et les ultra-nationalistes. Il est donc normal qu’il mène des politiques, sur ce plan-là et sur le plan international, qui satisfont les nationalistes. Maintenant, ces raisons domestiques jouent un rôle mais n’expliquent pas tout. 

LVSL – Vous évoquez dans un article de la revue « Moyen-Orient » cette tendance du pouvoir à restructurer un héritage ébranlé par de multiples phénomènes. Erdogan par exemple exalte un passé qui est mythifié par les Turcs devant redevenir, selon vos termes, fiers de leurs ancêtres ottomans. Il célèbre en autres aussi depuis 2015 l’anniversaire de la prise de Constantinople dans le quartier de Yenikapi. Récemment, l’historien ottomaniste Olivier Bouquet, dans une tribune au Monde, évoque la justification par Erdogan au nom du passé de l’intervention turque en Libye. Que dire de cette utilisation de l’Histoire, selon vous, par le pouvoir turc ? 

J.M – Il est aisé de retrouver dans la pratique du pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, ce souvenir de la puissance du passé. Rappelez-vous que lorsque la Turquie est intervenue en Libye, certains ont pu affirmer “mais que fait-elle là-bas ?” Il ne faut pas oublier pourtant que la Turquie a été pendant plusieurs centaines d’années sur ses terres en Libye et qu’elle en a été expulsée que par la guerre tripolitaine en 1911. Il existe, dans la politique étrangère du président turc, cette idée qu’il a exprimé d’ailleurs en Méditerranée orientale qui est peu ou proue la suivante : nous sommes une puissance régionale et on ne peut pas nous ignorer. Cette idée précise, que, en Syrie, en Libye ou en Méditerranée orientale, les Turcs ont leur mot à dire sur tous ces dossiers. Dans le contexte actuel, on peut mobiliser l’Histoire. Erdogan sait très bien le faire : il le fait pour légitimer cette présence turque notamment sur tous ces terrains d’actions. 

LVSL – L’armée turque reste largement ébranlée par le dernier coup d’État. L’AKP aime par exemple, dans ses meetings électoraux, mettre en valeur par des clips, la modernisation de son armée. Qu’en est-il vraiment ? La Turquie a-t-elle les moyens de ses ambitions ?

J.M – La Turquie est une économie émergente. Il est vrai que les résultats économiques des dernières années ont été plus difficiles, plus poussifs mais elle reste dans les vingt grandes économies mondiales. 

L’armée turque est une armée puissante même si elle a été entamée techniquement par le coup d’État. Cependant, il ne faut pas oublier qu’une des forces de l’armée turque reste sa production d’armements nationaux – qui ne la met pas complètement à l’abri des embargos toutefois. Elle utilise ainsi très largement des armements qui sont les siens, ce qui la rend de plus en plus autonome.

Il peut y avoir des ambitions qui vont au-delà des capacités de la Turquie en particulier sur cette affaire libyenne. Si l’intervention turque en Syrie a été relativement simple à faire sur le plan opérationnel, du fait du caractère transfrontalier de l’opération, une intervention en Libye serait plus compliqué, eu égard aux moyens logistiques à déployer. L’épisode d’Idlib illustre cette idée que la Turquie est une puissance dans la région, mais dont les moyens peuvent s’avérer limités à la fois matériellement mais aussi stratégiquement. En Syrie, l’intention ultime de la Turquie n’est pas d’affronter la puissance russe. Si sa position économique actuelle et les moyens militaires dont elle dispose lui permettent de peser plus sur la scène internationale qu’auparavant, elle est confrontée à certaines limites.

Les Kurdes, éternels instruments des grandes puissances

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Un défilé de soldats du YPG. @Kurdishstruggle

Comment les fers de lance de la lutte contre l’État islamique ont-ils pu être abandonnés à leur sort ? Posée de cette manière, la question ne permet pas de comprendre la manière dont la question kurde s’insère dans les agendas des grandes puissances. Les populations kurdes, à tendance séparatiste, rétives aux constructions nationales irakienne, syrienne ou turque, installées sur d’abondantes ressources naturelles et dans des zones stratégiques capitales, représentent des moyens de pression idéaux pour les grandes puissances – qui instrumentalisent avec cynisme la cause kurde pour faire prévaloir leurs intérêts dans la région.


Considérer les Kurdes comme une entité culturelle homogène, qui serait habitée par la conscience d’appartenir à un seul et même peuple, n’aide en rien à comprendre les enjeux qui traversent cette question. D’un nombre d’au moins 35 millions, descendants des tribus indo-européennes installées depuis 4000 ans au Proche-Orient, les Kurdes sont, loin de l’image que l’on s’en fait, un peuple divisé en plusieurs groupes linguistiques (on y parle sorani, kurmandji, gorani, zaza) mais aussi confessionnels (il existe au sein des Kurdes des alévis, des yézidis, des chiites). Surtout, ils sont dispersés entre quatre pays : l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie. Une série de facteurs qui apparaissent comme autant de freins au nationalisme kurde. 

Les territoires du Kurdistan syrien, irakien et turc abritent d’importantes ressources naturelles et constituent de ce fait des zones stratégiques d’une importance capitale pour ces États. Comme l’a montré le géographe Fabrice Balanche, au Rojava, la zone située à l’est de Deir el-Zor – à proximité de la frontière irakienne – contient une quantité considérable d’hydrocarbures ; 50% du pétrole de Syrie y serait produit. Cet espace a également constitué, au début de la guerre civile, le grenier à blé de la Syrie. Sur les zones kurdes de Turquie, Ankara contrôle différents amonts dont celui de l’Euphrate et du Khabour, indispensables à l’irrigation. Le territoire kurde d’Irak abrite quant à lui un tiers des ressources pétrolière du pays, exploitées par des compagnies étrangères – notamment la compagnie russe Rosneft. Cette abondance de ressources permet de comprendre pourquoi les États turc, syrien et irakien ne souhaitent aucunement l’apparition d’un Kurdistan indépendant ; elle explique également l’ingérence d’une multiplicité d’acteurs internationaux.

La genèse des États-nations qui abritent les populations kurdes permet également de comprendre pourquoi celles-ci sont loin de souhaiter unanimement leur indépendance ; elle a en effet été caractérisée par une volonté d’homogénéisation culturelle calquée sur les groupes dominants. Pour le sociologue Massoud Sharifi Dryaz, « En général, dans ces pays, la manifestation de l’identité ethnique, linguistique, culturelle et religieuse des groupes minoritaires a été interprétée comme une attaque sérieuse qui compromet l’unité nationale, l’intégrité territoriale et la sécurité nationale ». La Turquie a expérimenté cela avec vigueur, dès 1923. Les Kurdes de Turquie, plus grande minorité non turcophone du pays, ont dû se plier à la politique nationaliste d’Atatürk et abandonner la perspective d’obtenir des droits particuliers. Si en Irak, la royauté au pouvoir – de 1932 à 1958 – ignore les Kurdes, en 1958, le nouveau régime gouverné par Qasim, à tendance communiste, s’appuie sur cette population pour combattre les baassistes. En 1968, dès l’arrivée du Parti Baas, les dirigeants au pouvoir promeuvent un nationalisme arabe, qui vise à unir tous les peuple arabes dans une seule nation. On retrouve la même configuration en Syrie dès 1963 avec l’arrivée du Parti Baas au pouvoir, puis en 1970 avec Hafez el-Assad, Président de la Syrie jusqu’en 2000. Les baassistes se sont attachés à mettre en avant « l’exception arabe sur les autres minorités ethniques », avec des mesures coercitives visant à réprimer l’affirmation de l’identité kurde, précise Massoud Sharifi Dryaz. Pour le sociologue français, « dans le cadre du système international des États-nations, les acteurs non étatiques qui défient le pouvoir politique dominant sont considérés comme une menace pour la paix, la sécurité et l’intégrité territoriale et la souveraineté des États ».

Nul ne s’étonnera, dans ces circonstances, que la déstabilisation du Moyen-Orient par les États-Unis à partir des années 1990 puis 2000 ait profité, à bien des égards, au mouvement kurde.

Carte réalisée en 2006 illustrant la vision du Moyen-Orient de Ralph Peters, ancien lieutenant-colonel membre d’un think thank néoconservateur. Source: Ralph Peters, “blood boders : how a better Middle East would look”, Armed Forces Journal, carte réalisée par Chris Broz.

Au Kurdistan irakien et syrien, d’éternelles divisions.

C’est dans ce contexte – mais aussi du fait du rapprochement turco-syrien (1) – que le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), fondé en 1978 en Turquie, juge opportun de changer radicalement de doctrine. En 1995, au cinquième congrès du PKK, les dirigeants dont leur leader Abdullah Öcalan abandonnent la revendication de l’indépendance d’un Kurdistan, pour privilégier l’autonomie démocratique au sein de la Turquie. Puis, dès 2003, à la faveur de l’intervention en Irak et de la guerre civile syrienne en 2011, le PKK opte pour une régionalisation de la cause kurde (2). Avec un agenda socialiste, communaliste et libertaire – dans une région marquée tant par des régimes autoritaires que par la prédation des entités économiques multinationales -, la principale organisation kurde mise alors sur l’effondrement des États d’Irak et de Syrie en s’appuyant sur ses « organisations sœurs ». Le Parti de l’Union Démocratique (PYD) syrien a lui aussi fait de l’autonomie démocratique – par le biais d’institutions parallèles capables de concurrencer celles de l’État en place – un de ses fondements.

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À côté de soldats des Unités de résistance de Sinjar, le portrait d’Abdullah Öcalan, l’un des fondateurs du PKK. @ Kurdishstruggle

Les interventions en Irak et la guerre civile en Syrie ont aussi accéléré le processus d’autonomisation du mouvement kurde, tout en le poussant paradoxalement dans une logique de fragmentation. Après la guerre en Irak, en 2003, les États-Unis font endosser aux nationalistes kurdes irakiens le rôle de partenaires. Profitant de cette situation nouvelle, les dirigeants de ce Kurdistan irakien décident alors de ne plus se focaliser sur la lutte kurde dans les pays voisins. Selon le sociologue franco-kurde Abel Bakawan, « La « carte du Kurdistan » n’était plus commune à tous, car le Kurdistan du GRK s’arrêtait bien à la frontière de la Turquie, de l’Iran et de la Syrie. Le combat des Kurdes d’Irak ne se livrait plus pour l’intégration de Mahabad (Iran), de Diyarbakir (Turquie) et de Qamichli (Syrie) à la carte du Kurdistan du GRK.» Cette stratégie s’avère fructueuse et le Kurdistan irakien a pu acquérir une véritable autonomie – certes en partie acquise dès 1991 via le concours de la puissance américaine – en se dotant en 2005 d’une région fédérale reconnue dans la Constitution irakienne. Estimant que leurs revendications ont été suffisamment prises en compte et voyant la situation se dégrader grandement en Syrie, la majorité du mouvement kurde irakien ne souhaite guère s’étendre au delà du territoire du Gouvernement du Kurdistan Irakien (GRK). Un indicateur, s’il en est, que l’idée d’un État kurde est loin d’être unifiée et monolithique. 

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Carte issue d’un reportage de France 24 intitulé 24 HEURES À ERBIL. Au nord, en violet le Gouvernement régional du Kurdistan, avec comme capitale Erbil. En blanc, le pouvoir central irakien avec comme capitale Bagdad. Capture / @France24

En Syrie, les Kurdes sont résolument divisés. Les populations kurdes ne sont pas uniformément réparties sur le territoire ; selon la politologue syrienne Bassma Kodmani, ils seraient plus d’un millions entre Damas et Alep, et le reste dans le Nord-Est Syrien. C’est à la faveur du retrait volontaire en 2012 des troupes de Bachar el-Assad des provinces Nord et Nord-Est syriennes qu’est formé le Rojava (nommé en septembre 2018 AANES, pour “Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie”). Dans cette zone, on retrouve environ un million de Kurdes, dont de nombreux partisans du PYD – fondé en 2005 par certains militants du PKK turc. Le Rojava n’est pas pour autant un bloc homogène puisque les Kurdes y côtoient des Assyriens et des Arabes. La lutte contre l’État islamique constitue la raison d’être de la branche armée du PYD, les Unités d’élites de protection (YPG), auxquelles s’ajoute la brigade féminine des Unités de protection de la femme (YPJ).

Le 23 mars 2018, à Baghouz, les Forces Démocratiques Syriennes (FDS), dont beaucoup de combattants sont des Kurdes, mettent fin au Califat de l’ÉI, après des mois d’une âpre bataille. Les nombreuses victoires acquises par les Kurdes ne doivent cependant pas voiler une réalité essentielle : celle de l’impotence des forces armées kurdes. Si les Kurdes possèdent une longue tradition guerrière et excellent largement dans l’art de la guérilla, leurs forces armées sont cependant caractérisées par un sous-équipement chronique. Sans un soutien occidental appuyé, leur efficacité militaire aurait été bien moindre.

L’obsession turque face à la question kurde

L’intervention turque du 9 octobre dernier, approuvée un bref temps par le président américain Donald Trump, avait pour objectif de briser la stratégie transnationale des Kurdes, sur fond d’enjeux électoraux internes (3). Depuis que le PKK a déclaré la guerre à l’État turc en 1984, les gouvernements n’ont eu cesse de vouloir endiguer toute menace (4), Ankara voyant dans le PYD syrien une émanation du PKK. Le 24 août 2016, avec l’opération « Bouclier de l’Euphrate » en Syrie, la Turquie décide de chasser Daech de la rive occidentale de l’Euphrate et d’empêcher le PYD de s’y installer.

Erdoğan lance alors, avec l’aval de Moscou, l’opération « Rameaux d’Olivier » qui débouche sur la bataille d’Afrin, visant une nouvelle fois le PYD. Finalement, avec l’opération « Source de paix », lancée le 9 octobre et terminée le 22 octobre, Erdoğan a de nouveau cherché à affaiblir le PYD et à sécuriser la partie orientale de la frontière syrienne. Une réussite relative, puisque le Président turc, qui avait présenté à l’ONU son plan d’installation d’un million de réfugiés Syriens dans cette poche de de 480 kilomètres de long, ne garde finalement la main que sur une zone longue de 120 kilomètres et large de 32 kilomètres.

Si la Turquie se réjouit de l’opération « Source de Paix », elle a pourtant multiplié les échecs en Syrie. L’instauration d’un régime à tendance islamiste, qu’elle appelait de ses vœux, a échoué. Le pays, qui s’est engouffré dans les affres d’une crise économique profonde, doit absorber dans le même temps trois millions de réfugiés syriens. Sans oublier que l’attitude pour le moins permissive de l’administration turque à l’égard des djihadistes étrangers qui ont rejoints les camps d’al-Nosra et de l’État islamique a largement favorisé l’entrée en scène des milices des YPG.

https://www.arte.tv/fr/videos/086138-003-F/arte-regards-que-vont-devenir-les-detenus-combattants-de-l-ei/
Carte issue d’un documentaire d’ARTE regards, intitulé “Que vont devenir les détenus combattants de l’ÉI ?” En vert est matérialisée la zone tampon que le Président turc Recep Tayyip Erdogan veut instaurer. Capture / @Arte

La Syrie, précurseur d’un Moyen-orient « post-américain » ?

Donald Trump met quand à lui fin à une longue coopération avec les Kurdes, que les États-Unis ont pourtant abondamment aidés, notamment durant la bataille de Kobané. Un revirement qui ne surprendra guère ceux qui se sont penchés sur l’histoire tumultueuse des relations entre les Kurdes et les États-Unis. Après le déclenchement de la rébellion kurde de septembre 1961 dirigée contre l’État irakien, les États-Unis choisissent de ne pas intervenir, se rangeant de facto dans le camp de Bagdad. Tout change lorsqu’en 1968 Ahmad Hassan al-Bakr et Saddam Hussein prennent le pouvoir et se rapprochent de Moscou. Washington décide alors d’aider militairement les Kurdes, afin de conserver son hégémonie intacte dans la région. Une aide à laquelle les États-Unis mettent fin en approuvant les Accords d’Alger du 6 mars 1975, qui sonnent la fin du projet d’autonomisation des Kurdes irakiens.

De la même manière, en l’espace de quelques jours, Donald Trump est parvenu à approuver la décision turque d’intervenir au Rojava avant de sanctionner Ankara pour cette même intervention. Un tel revirement était prévisible. Le soutien américain aux entités kurdes d’Irak et de Syrie a envenimé les relations avec la Turquie.

Faut-il voir dans la décision de Donald Trump le souhait de maintenir une présence militaire, directe ou indirecte, dans la région ? Une telle motivation irait à l’encontre de la critique des endless wars, que le candidat Trump n’a cessé de marteler durant la campagne présidentielle et que la plupart des médias considèrent encore comme étant à l’origine de nombre de ses décisions politiques. En réalité, par-delà les discours et les cérémonies officielles, la politique étrangère américaine est marquée par un expansionnisme sans précédent depuis l’ère Bush et caractérisée notamment par une hausse considérable des sanctions économiques, ainsi qu’une augmentation faramineuse du budget militaire. La dimension isolationniste de l’agenda de Donald Trump au Moyen-Orient doit donc être considérablement relativisée. Le Secrétaire à la Défense Mark Esper a d’ailleurs déclaré que les Américains resteraient présents en Syrie, non loin de Deir ez-Zor, pour aider les FDS à protéger les puits de pétrole face à l’Etat islamique.

Trump maintient ainsi sa politique de palinodies et de revirements à l’égards des Kurdes syriens et du gouvernement turc, s’alliant avec les uns et les autres au gré des circonstances. Michael Klare, professeur au Hampshire College, l’a résumé de façon limpide : « « L’Amérique d’abord », et tous les autres pays appréciés en fonction d’un seul critère : représentent-ils un atout ou un obstacle dans la réalisation des objectifs américains fondamentaux ? ».

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Le Président américain Donald Trump en compagnie de son homologue russe Vladimir Poutine lors du G20 à Osaka. @ TheKremlin

Le moment Poutine

Alliée historique de Damas, la Russie a porté en Syrie son implication à des niveaux inégalés (5). Les dirigeants russes, à l’instigation de Bachar el-Assad, ont décidé d’intervenir en Syrie. Pour Vladimir Poutine, il fallait à tout prix éviter un scénario à la libyenne, marqué par une désintégration de l’appareil étatique. Le chef d’État russe avait également en tête la lutte contre le terrorisme. Un spectre hantait toujours les plus hautes sphères, celui de la vague de terreur qui a frappé la Fédération de Russie durant les deux guerres de Tchétchénie. Pour le Kremlin, la perspective d’un déferlement de combattants russophones venus rejoindre les rangs des organisations terroristes n’était pas à exclure. Elle s’est matérialisée lorsque plus de 5000 russophones, provenant principalement du Caucase du Nord et du reste de la Russie, se sont rendus en Syrie pour y combattre.

Finalement, le 30 septembre 2015, la première opération armée de Moscou en dehors des frontières de l’ex-URSS depuis 1979 est lancée. La Russie aura tout au long du conflit usé d’une fine stratégie géopolitique, prenant en compte le mauvais souvenir de l’intervention afghane de 1979 mais aussi celles des États-Unis en Irak et Afghanistan. Bien qu’elle ait terni son image sur la scène internationale en raison des bombardements meurtriers sur Alep, cette intervention lui a permis une victoire à moindre coût, sans enlisement.

Moscou a par ailleurs entretenu des relations globalement bonnes avec les Kurdes. Le conflit syrien n’a guère changé le donne, même si la Russie a pu faire pression sur l’AANES et les FDS afin qu’ils abandonnent leur alliance avec Washington. Si les relations entre la Russie et les Kurdes ont connu des refroidissements (lors de la bataille d’Afrin, les Russes ont donné le feu vert aux Turcs pour intervenir), le gouvernement russe a porté la cause kurde au forum d’Astana en janvier 2017, évoquant la perspective d’une « autonomie culturelle ». Avec l’accord du 22 octobre 2019, les dirigeants russes sont parvenus à stopper l’intervention turque, ce qui continue de démontrer leur faculté à déterminer les orientations en Syrie.

Quels arguments les représentants du Rojava peuvent-ils avancer pour accéder à une forme d’indépendance ou d’autonomie, hormis la nécessité de devoir anéantir l’État islamique ? Au confluent de divers États-nations bien décidés à garantir leur souveraineté, lieu d’abondantes ressources, il est destiné à jouer les subalternes. Une situation qui satisfait les grandes puissances, qui s’appuient sur les Kurdes au gré de leurs intérêts. La déstabilisation du Moyen Orient qui a conduit à la désintégration de la Syrie et de l’Irak aurait pu constituer la première étape vers la constitution d’un État kurde ; il n’en a rien été. Aujourd’hui, seul le Gouvernement du Kurdistan irakien semble tenir, même si le référendum d’indépendance organisé par Erbil a provoqué l’ire de Bagdad (6). Un Kurdistan irakien qui a mis de côté toute idée de solidarité avec son voisin syrien, le laissant en proie aux agendas des puissances locales et mondiales…

 


1. Le 20 octobre 1998, la Syrie déclare retirer son soutien au PKK et Abdullah Öcalan est expulsé de Syrie pour être remis aux autorités turques. La principale organisation kurde a alors largement craint pour sa survie.

2. Voir le très bon livre d’Olivier Grojean, La révolution kurde, le PKK et la fabrique d’une utopie, publié en 2017 aux Éditions La Découverte.

3. Sur l’action de la Turquie en Syrie et particulièrement sur l’instrumentalisation des enjeux de politiques internes, l’article de Jean-Paul Burdy intitulé « La Turquie d’Erdoğan dans un environnement régional recomposé » et paru dans le numéro de novembre-décembre 2018 de Questions internationales, apparaît fondamental.

4. Sur un récit exhaustif de la guerre en Syrie et de l’implication des grandes puissances, on conseillera l’excellent dernier livre de Gilles Kepel, Sortir du chaos, les crises en Méditerranée et au Moyen Orient, paru en 2018 aux Éditions Gallimard. 

5. Un exemple tout récent le donne à voir : le lancement de l’opération « Griffe », en mai 2019, visant à affaiblir le PKK au Nord de l’Irak.

6. Bagdad a par ailleurs repris dans le même temps la province pétrolifère de Kirkouk, ce qui montre une nouvelle fois l’importance des ressources naturelles dans la question kurde.

7. En 2017, Erbil a organisé un référendum d’indépendance, approuvé à 92% par les Kurdes irakiens en 2017. Cependant, le pouvoir central a brisé toute velléité d’émancipation en refusant de reconnaître le référendum d’indépendance.

« Le malheur des Kurdes est d’occuper un territoire trop géostratégique » – Entretien avec Mehmet Ali Doğan

Combattantes kurdes Source: https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:YPJ_fighters_3.jpg
Combattantes kurdes. @Wikimedia Commons

Mehmet Ali Doğan, anthropologue spécialiste de la question kurde, a accepté de répondre à nos questions et de nous éclairer sur la situation actuelle au nord-est de la Syrie. Entretien mené par Eugène Favier-Baron, Elsa Margueritat et Sylvain Pablo Rotelli. Retranscrit par Dany Meyniel.


LVSL – On entend souvent parler du peuple kurde un peu comme d’une catégorie homogène. Pourriez-vous nous éclairer sur les différentes tendances qui traversent la communauté kurde et sur les rapports de force qui existent en son sein ? plus particulièrement, quelle était la spécificité de l’établissement kurde au Rojava pour cette communauté dans sa diversité ?

Mehmet Ali Doğan – Les Kurdes forment une communauté ou bien une nation de plus de quarante millions d’habitants, composée naturellement d’athées, de religieux, d’individus de divers sensibilités politiques, au même titre que les français ou les palestiniens. Le malheur des Kurdes est d’occuper un territoire au croisement de trop d’enjeux géostratégiques. Si le peuple kurde n’a pas bénéficié d’un État durable dans son histoire, c’est parce que le territoire qu’ils revendiquent a toujours été convoité par les puissances grecques, romaines, arabes puis turques.

Au XIXe siècle l’Empire ottoman perd du pouvoir et impose pour la première fois aux Kurdes et aux Arméniens le service militaire obligatoire. Ceux-ci refusent, le service militaire n’ayant pas été obligatoire jusque-là (il s’agissait alors d’une armée professionnelle). Les Arméniens bénéficiaient d’un certain avantage : ils géraient la petite industrie de la manufacture ainsi que l’éducation et le commerce. Parmi les groupes ethniques présents au sein de l’Empire ottoman, les Arméniens étaient les seuls à avoir adopté les modèles nationalistes européens, tandis que les Kurdes avaient conservé leur structure féodale et une organisation tribale au sein de leur région.

Au XXe siècle, parce que les Arméniens bénéficiaient de cette avancée, le mouvement des Jeunes-Turcs, calqué sur le modèle jacobin, fait son apparition. Pourquoi avoir suivi ce modèle plutôt que celui suisse ou allemand davantage tolérants à l’égard des groupes ethniques ? Parce qu’en adoptant ce modèle, les Arméniens auraient pu prendre le contrôle d’un nouvel État, d’une nouvelle République, étant eux-mêmes plus intégrés du fait d’une culture pré-capitaliste. C’est dans ce contexte que survient le génocide arménien. Une partie des Kurdes a accepté de faire partie des brigades qui ont persécuté les Arméniens, contre la promesse d’une plus grande autonomie au sein de la République turque. En 1923, année de naissance de cette République, cette promesse ne fut pas honorée et les Kurdes ont commencé à se révolter. On assiste alors principalement à des révoltes tribales, sans réelle dimension nationale. Entre 1923 et 1938, plus de 500 000 Kurdes sont assassinés.

Lors de la Seconde Guerre mondiale, et sous l’influence de l’Union soviétique et du socialisme dans la région, les Kurdes ont commencés à créer des mouvements d’obédience socialiste. En 1945, Joseph Staline apporte son soutien au Parti Démocratique du Kurdistan qui fonde alors une République dans la région de Mahabad en Iran, qui ne subsistera guère longtemps. Un an durant, l’Armée Rouge y empêche l’intervention de militaires iraniens. Le gouvernement iranien négocie alors avec l’Union soviétique afin de trouver une solution concernant les divers mouvements séparatistes qui s’étaient dotés de régimes autonomes cette année-là. Ces négociations se soldent par la fin de la République du Mahadab de la main des militaires iraniens, encouragés et armés par les Etats-Unis. Tous les dirigeants de ce petit Etat indépendant furent massacrés et ceux qui ont pu se sauver se sont réfugiés à Moscou, notamment Molla Mustafa Barzani, le père de Masud Barzani .

L’Union Soviétique, dans le contexte de la Guerre Froide, finit par retourner en Irak afin de libérer certains Kurdes. Jusqu’en 1975, l’URSS soutient les Kurdes contre le parti Baas, le parti de Saddam Hussein, en Irak. Mais à partir de cette date, les soviétiques négocient avec Bagdad et s’engagent à ne plus défendre les Kurdes. Barzani, qui a alors dix ans de formation bolchévique et communiste et qui s’avère être un chef tribal sans véritable objectif politique, part pour Washington. Dès lors, les États-Unis n’ont cessé de soutenir la cause kurde face au régime irakien – d’où un rapprochement pragmatique entre les Kurdes d’Irak (se sentant trahis par l’URSS) et les États-Unis.

Le mouvement de jeunesse de 1968 en France a connu une grande influence en Turquie, puisqu’elle bénéficiait de davantage d’outils de communication, de relations économiques, commerciales et diplomatiques avec l’Europe que ses voisins. Les Kurdes de Turquie ont donc été très inspirés par mai 1968 et vont jusqu’à créer leur propre mouvement de jeunesse. En 1978, c’est la naissance du Parti des Travailleurs Kurdes, le PKK, d’idéologie marxiste-léniniste. L’étymologie du nom fait référence à l’influence exercée par la révolution vietnamienne et le Parti des Travailleurs du Vietnam à Hồ Chí Minh. Le parti se calque même sur le modèle d’unification du Nord-Vietnam et du Sud-Vietnam en souhaitant unifier le sud et le nord du Kurdistan (sud de l’actuelle Turquie) de façon comparable.

Après le coup d’État militaire de Kenan Evren le 12 septembre 1980, le PKK et son leader Abdullah Öcalan se réfugient en Syrie puis au Liban aux côtés des palestiniens réfugiés à Beyrouth. Ils commencent alors pour la première fois à former la guérilla professionnelle du PKK. En août 1984, le PKK entame une insurrection dans la région de l’Anatolie du Sud-Est. Cette action entraîne beaucoup de sympathie, y compris parmi les militants pacifiques et notamment en raison de la terreur qui régnait en Turquie depuis le coup d’Etat militaire. Le nouveau gouvernement d’alors se montre beaucoup plus répressif que ses prédécesseurs à l’encontre des Kurdes. On recense à peu près 600 000 arrestations, tortures et assassinats. La guérilla apparaît alors comme le seul moyen de répondre à la violence du gouvernement d’Evren.

A partir de 1990, les effectifs de la guérilla du PKK atteignent près de 20 000 guérilleros, un nombre que les Turcs n’avaient pas anticipé. La lutte armée connaît alors beaucoup de succès en limitant considérablement le nombre de victimes civiles. le PKK évite les affrontements dans les zones civiles par crainte d’être qualifié au niveau international d’organisation terroriste.

En 1998, à l’occasion du sixième congrès du PKK, Öcalan, qui se trouve alors en Europe, souhaite établir une politique qui ne prévoit plus la création d’un nouvel Etat kurde, concept qu’il ne juge plus adapté aux logiques du XXIe siècle. Le PKK met alors en avant une idéologie confédérale démocratique au détriment de son idéologie marxiste dogmatique. Désormais le PKK s’interroge sur l’État-nation et ses caractères sur la domination d’un petit groupe ou d’une classe, sur les classes populaires, la domination d’un groupe ethnique, linguistique, religieux ou culturel sur les autres, la domination de l’homme sur la femme ainsi que sur la question du productivisme et de l’industrialisation aveugle des États au détriment des peuples et de la planète. D’autres peuples comme les Arabes, les Persans, les Arméniens et même certains Turcs ont approuvé cette nouvelle tendance et ont voulu y participer. C’est ainsi que s’explique le succès du Parti Démocrate des Peuples en Turquie qui lutte dans des conditions incroyables ; une moitié des dirigeants étant en prison, l’autre risquant sa vie au quotidien.

Le KCK est ensuite constitué, le groupe des communautés au Kurdistan, qui réunit non seulement les Kurdes de Turquie mais également les Kurdes d’Iran, d’Irak et de Syrie. La condition sine qua non pour faire partie de cette organisation est l’acceptation du principe de confédéralisme démocratique, et le rejet de l’idée de création d’un État national. Dans l’optique, par exemple, de libérer les Kurdes d’Iran, il faudrait ainsi démocratiser l’Iran et obtenir des droits culturels, économiques, sécuritaires et politiques dans le pays. On ne peut demander aux Kurdes qui vivent en-dehors de la région du Kurdistan de revenir, au risque d’adopter le même modèle qu’Israël.

Après l’intervention américaine de George W. Bush, les Kurdes d’Irak ont eu accès à une bien plus grande autonomie, ce qui a eu pour effet de faire émerger une toute nouvelle bourgeoisie. 40% du pétrole irakien est alors géré par les Kurdes d’Irak qui préfèrent continuer de vivre dans ce nouveau système néo-libéral au détriment des Kurdes du Nord. Barzani s’était alors souvent allié avec la Turquie pour ses propres intérêts économiques, sa famille gérant une zone riche en pétrole et en ressources de gaz naturel. Le type d’indépendance revendiqué est comparable à celle des catalans : une indépendance économique qui s’affranchit de l’unité kurde. Dans cette conception, il est possible de vivre avec les peuples voisins, car ce sont les États qui sont coupables de répression, or le précédent israélo-palestinien est une impasse.

Le Kurdistan syrien a donc suivi ce projet, jusqu’en 2011 et jusqu’au Printemps arabe. Ce printemps devint très rapidement un hiver arabe en raison du soutien des puissances mondiales au mouvement des Frères musulmans, créé à l’origine pour lutter contre l’Union soviétique durant la Guerre Froide, en Tunisie, en Egypte mais également en Libye. Cette dernière a connu une intervention contre Kadhafi pour finalement tomber dans les mains d’organisations liées à Al-Qaïda.

L’intervention en Syrie a donné lieu à un schéma similaire. La Syrie, c’est seulement 60% de la population qui se trouve être sunnite. Parmi les 40% restants, il y a des alaouites, des chrétiens, des juifs, etc. La majorité sunnite n’avait pas accès au pouvoir, et la famille de Bachar al-Assad étant alaouite, à mon sens, la France de Sarkozy, les Européens et les États-Unis ont provoqué la guerre en Syrie en voulant sortir de la dépendance à la Russie en terme de gaz naturel. Le Qatar avait alors proposé à ces pays d’exporter du gaz naturel, transitant par la Syrie, mais Bachar al-Assad a refusé au motif de relations d’alliance avec son partenaire russe. Les gouvernements se sont alors alliés aux groupes rebelles de manière aveugle. Ces groupes étaient présentés comme des organisations ayant pour but de démocratiser la Syrie. Les Kurdes ont alors refusé de participer à ce conflit armé et ont constitué des unités d’auto-défense (YPG), l’armée syrienne étant occupée à éradiquer les groupes rebelles. Durant cette période trouble, les Kurdes ont eu l’occasion de commencer à appliquer le modèle confédéral démocratique. Ce modèle, je le rappelle, se pose contre la domination d’une classe sur l’autre, d’un groupe ethnique ou religieux sur un autre, contre le sexisme et souhaite mettre en place un système d’éducation égalitaire. A titre d’exemple, on pourrait citer la lutte des femmes kurdes contre Daesh qui ont participé à la libération de la partie nord et de la partie est de la Syrie.

Les Turcs ont eu peur que les Kurdes parviennent à se doter d’un territoire qui irait jusqu’à la Méditerranée avec une autonomie confédérale démocratique. Ils ont donc attaqué la ville de Jarablus sous prétexte de la libérer de Daech. En moins de douze heures, les quinze mille combattants de Daesh ont laissé la ville aux Turcs sans qu’il n’y ait eu un seul mort. La Turquie a revendiqué cette victoire, qui est un voile d’illusions. Les combattants de Daesh ont rasé leur barbe et ont mis des uniformes de l’armée nationale syrienne. Le constat est le même pour la ville d’Idlib. Cette stratégie n’a servi qu’à endiguer l’avancée kurde. La conquête kurde n’était pas seulement militaire, c’était l’expérimentation d’un nouveau modèle qui ne faisait pas peur qu’aux Turcs. Un modèle qui entend réformer le capitalisme et mettre en place un socialisme dogmatique et qui fait ses preuves depuis 2012. Selon moi, l’attaque turque n’est pas purement anti-kurde mais est aussi motivée politiquement. La réaction du président Donald Trump en témoigne : il s’oppose alors à une organisation jugée marxiste, communiste ou encore anarchiste. Finalement, la République du Rojava a été parfaitement instrumentalisée contre l’Etat islamique, servant également à laver l’image des États-Unis qui avaient aidé dans les premiers temps de la révolution syrienne des organisations islamistes.

LVSL – Quelles instabilités régionales le conflit peut-il à terme générer ? Peut-on s’attendre à une résurgence de Daesh après l’offensive turque ? 

MAG – Effectivement, une résurgence de Daesh est possible, mais pas de la part des prisonniers, qui sont bien contrôlés par les Kurdes. La menace islamiste, si elle doit resurgir, le fera d’abord à Idlib ou Jarablus, ainsi que depuis les autres régions désormais contrôlées par les Turcs qui ont envoyé durant l’offensive des milliers de mercenaires formés par l’Armée nationale syrienne. Désormais, ils occupent la partie nord de la Syrie, ce qui constitue une infraction directe aux règles des Nations Unies. L’Armée nationale de Syrie ne représente absolument pas celle de la République de Syrie. Parmi ces mercenaires, une trentaine d’organisations sont liées à Al-Qaïda. On peut ainsi citer l’exemple de Soliman, dont le nom fait référence à l’un des sultans turcs durant l’Empire ottoman. D’autres sont les héritiers directs de Daesh, qui ont simplement changé leur nom au moment de l’invasion turque. Certes, avec les accords russes et américains, les Kurdes peuvent rester dans la région. Cependant, ces organisations sont anti-alaouites et surtout anti-kurde. Comment assurer la stabilité de la région avec ces organisations qui contrôlent désormais les villes d’Idlib, Afrine, Jarablus et Ras al-Ayn ? Donc oui, il peut y avoir une résurgence de Daesh dans ces villes, mais certainement pas depuis Rakka qui est contrôlée. Évidemment, si la Turquie décide de bombarder Rakka, le péril peut revenir mais ça ne semble pas être le cas pour le moment. Au contraire, il semblerait que les Turcs souhaitent davantage créer un conflit durable entre ces organisations et les Kurdes. Lorsque Erdogan menace l’Europe d’une vague de réfugiés, il évoque clairement le destin de ceux-ci s’ils ne sont finalement pas envoyés en Occident : le projet d’Erdogan est de les envoyer dans les zones désormais occupées par les mercenaires. La majorité de ces réfugiés sont des Turcomans et des Arabes de confession sunnite, ce qui faciliterait la manipulation par les islamistes de ces familles. Il est donc clair que la politique d’Erdogan concernant la région est d’y semer un conflit qui pourrait durer des dizaines d’années.

LVSL – Sur quoi la configuration bi-partite actuelle, entre d’un côté un accord kurdo-syrien et de l’autre un accord russo-turque peut-elle déboucher ? L’Occident est-il hors jeu dans une telle équation ? Quelles vont êtres les conséquences pour les Kurdes dans la région ? Ne craignez vous pas que l’accord avec Al-Assad se solde par un renoncement territorial [la Russie a annoncé le retrait total des populations kurdes depuis, ndlr] ?

MAG – De mon point de vue, la seule solution, et je crois qu’elle est entrain de se réaliser, est celle d’un accord entre les Kurdes de Syrie et le gouvernement syrien. Les deux ont en commun de vouloir défendre des territoires syriens. Les Kurdes dans cette région ne sont pas tant attachés à leur indépendance qu’à la garantie que les droits culturels, ethniques ou religieux – pas seulement des Kurdes, mais aussi des populations qui cohabitent dans cette zone – soient respectés, et que leur soit reconnue certaine autonomie politique. Or, ni les Américains ni les Russes, qui chacun ont leur part d’intérêts dans la région, ne sauraient fournir une telle garantie.

L’une des dernières réunion du Conseil de sécurité des Nations Unies portait sur le sort des milliers de Kurdes qui avaient été chassés de chez eux. Le gouvernement syrien a alors immédiatement défendu les Kurdes, du moment que les Turcs et les organisations islamistes sortaient du territoire syrien. Les Turcs bénéficient d’un soutien direct ou indirect de la part des États-Unis. L’armée syrienne, avec l’appui des Russes avec qui ils entretiennent une alliance militaire antérieure à la guerre civile, ont réussi à reprendre certaines villes comme Manbij, Qamichli et Kobané. La Russie peut certes être un allié de circonstance, mais sur le long terme, je suis opposé à la présence des Russes sur le territoire syrien. En tant qu’elle est une puissance mondiale, la Russie entretient un jeu trouble avec la Turquie et l’Arabie Saoudite ; elle ne peut être un acteur de confiance. C’est entre les mains du peuple syrien que doit résider la solution.

Parallèlement, dans les années 1960, le parti Baas a décidé de créer un corridor arabe dans la région en chassant les Kurdes. La Turquie fait aujourd’hui la même chose, en installant en Syrie du nord des Arabes mais également des pro-turcs. Le gouvernement syrien et la République du Rojava se posent totalement contre cette politique de colonisation qui peut engendrer un autre conflit dans la région.

LVSL – La Communauté internationale s’inquiète de ce qui a pu être qualifié de volonté génocidaire des Turcs à l’encontre du peuple kurde, est-ce-que selon vous il y a une véritable volonté de nettoyage ethnique [on peut penser par exemple aux circonstances de l’assassinat politique de Havrin Khalaf] ? Craignez-vous que ce genre d’exaction puisse embraser une situation déjà tendue avec la communauté kurde de Turquie ?

MAG – Le timing de cette intervention turque interpelle. Erdogan a été affaibli par les élections municipales d’Istanbul et l’opposition a remporté une première manche contre l’AKP, qui est en train de se diviser en trois factions. C’est ce moment-là qu’a choisi le président Erdogan pour créer une ambiance nationale. Les partis, que ce soit le CHP kémaliste ou d’autres ont été obligés de soutenir cette intervention parce qu’Erdogan l’a placée sur le terrain de la sécurité nationale. Ce sont les mêmes rouages qu’ont utilisé les Jeunes-Turcs après la première guerre mondiale contre les Arméniens. L’accent est mis sur l’exacerbation nationale, les Kurdes sont traités de traîtres, de terroristes, tout comme les Arméniens étaient accusés d’être amis des Russes ou des chrétiens. Or concrètement, les Kurdes de Syrie n’ont commis à ce jour aucun acte terroriste contre la Turquie, il s’agit d’un mensonge total. Si la totalité des Kurdes ne sera probablement pas directement prise pour cible, l’armée turque sous-traite une partie des opérations actuelles à des milices qui sont souvent d’ex-islamistes recyclés par la Turquie.

La Turquie à l’heure du renouveau politique et de la contestation électorale

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Muharrem entouré par ses soutiens du CHP pendant la campagne présidentielle

Le 24 juin 2018 restera sans doute un jour historique pour la Turquie. Les citoyens turcs sont convoqués à un double scrutin, pour des élections à la fois présidentielles et législatives. Alors que ces élections se déroulent un an et demi avant leur date officielle, anticipées par le président en exercice, Recep Tahip Erdoğan, elles promettent bien des surprises. Retour sur un climat politique en pleine effervescence, marqué à la fois par l’espoir d’un renouveau électoral, ainsi que par les contradictions d’un Etat autoritaire qui n’a pas dit son dernier mot.


Des élections anticipées aménagées au gré de manipulations constitutionnelles et de stratégies politiques

Le 18 avril, Erdoğan avait annoncé l’anticipation de ces élections, entérinée le 20 avril par la Grande Assemblée nationale, au sein de laquelle son parti détient la majorité des sièges. Les motivations sont avant tout d’ordre constitutionnel : il s’agit d’appliquer au plus vite la réforme de la Constitution votée à une courte majorité lors du référendum entaché de soupçons de fraudes d’avril 2017. Cette réforme de la constitution vise justement à faire disparaître le rôle de Premier ministre, au profit d’un poste de chef de l’État aux prérogatives très élargies : possibilité de promulguer des décrets présidentiels, de nommer et révoquer des hauts fonctionnaires, de choisir des membres du Conseil supérieur de la magistrature… Ces élections doivent donc marquer le passage de la Turquie à un régime purement présidentiel, allant dans le sens de la concentration des pouvoirs dans les mains d’une figure autoritaire, niant jusqu’à la possibilité même d’existence d’une opposition et d’un contre-pouvoir parlementaire.

http://en.kremlin.ru/events/president/news/49702
Recep Tayyip Erdogan : un dictateur présidentiel concentrant tous les pouvoirs

D’autre part, dans l’avancée de ce scrutin, il y a aussi des motivations de stratégie électorale. En choisissant d’avancer sa date, Erdoğan voulait empêcher que Le Bon Parti (Iyi Parti) tout récemment crée par l’ancienne ministre de l’Intérieur Meral Akşener de participer à l’élection. En effet, cette ancienne figure du MHP (parti d’extrême droite nationaliste), promet dans cette nouvelle formation de droite conservatrice laïque de voler des voix à l’AKP d’Erdogan, parti islamiste, nationaliste et conservateur, qui comporte aussi un électorat centriste qui peut être séduit par Meral Aksener. Afin de tout de même permettre au Bon parti de participer à cette élection décisive, 15 députés du CHP (Parti républicain du peuple, démocrate et laïc) ont décidé de rejoindre le parti, qui a tout de même pu former un groupe parlementaire. Avec ces élections prématurées, le pouvoir central cherchait donc à prendre par surprise ses opposants, et à accentuer leur position de faiblesse. Le parti Kurde (HDP), est en effet mis en difficulté pour l’organisation de la campagne, étant donné que la majeure partie de ses leaders et bon nombre de ses sympathisants sont incarcérés, et que leur assise parlementaire est plus réduite que jamais.

Cette course électorale est rendue d’autant plus inéquitable par la mainmise sur les médias, dans la mesure où 90 % des canaux d’informations, aussi bien publics que privés, sont sous contrôle gouvernemental. En période électorale, la propagande se trouve donc redoublée sous toutes ses formes, et il suffit de regarder n’importe quelle chaîne de télévision pour que le visage d’ Erdoğan envahisse l’écran après quelques minutes.

L’autre grande motivation pour l’avancée du scrutin est liée à des questions économiques. Comme le rappelle Didier Billion, Docteur en Sciences Politiques, le contexte économique turque joue un rôle fondamental : « Il ne faut pas oublier que l’AKP a toujours bâti ses succès électoraux sur les succès économiques et préfère donc que les élections se tiennent avant que la situation économique ne se dégrade ». En effet, malgré sa croissante florissante de 7,4 % en 2017, la Turquie doit faire face au désamour des investisseurs étrangers, à une inflation qui reste bien enracinée, tandis que la livre turque a perdu plus de 10 % de sa valeur par rapport à l’euro depuis le début de l’année. Ainsi, comme le résume l’économiste indépendant Mustafa Sönmez :  «Le gouvernement ne pouvait pas prendre le risque d’attendre encore. Pour les investisseurs locaux et internationaux, il y avait beaucoup de points d’interrogation sur la situation. Maintenant, ils ont une date. Ils vont attendre le scrutin et voir ce qu’il en ressort».

Sondage du 6 juin sur le premier tour des élections présidentielles

Pourtant, derrière tous ces motifs à l’avantage du parti autoritaire qu’est l’AKP, cette précipitation laisse aussi entrevoir le sentiment d’une baisse de popularité, confirmée par les récents sondages, et la peur inavouée de perdre les élections dans une échéance plus lointaine. Comme le rappelle Didier Billion, « recourir à des élections anticipées n’est jamais un signe de force, c’est plutôt un signe de faiblesse ». Cette hâte du gouvernement d’Erdoğan est ainsi interprétée par l’opposition comme l’élection en panique d’un pouvoir démuni, qui offre à ses électeurs l’aveu de faiblesse le plus évident. Néanmoins, cet affaiblissement électoral ne manquera pas d’être compensé par des mesures policières répressives, sous couvert de l’État d’urgence, encore prolongé de 3 mois dans le cadre du scrutin.

Cet état « d’exception » offre la possibilité de comptabiliser les bulletins sans tampon officiel, donne le droit aux forces de l’ordre de pénétrer dans les bureaux de vote et offre au Conseil électoral l’autorité de redessiner la carte électorale ou de déplacer les urnes pour des raisons de sécurité. Autant de mesures qui favorisent sans vergogne la manipulation des voix et le trucage des élections. Pourtant, malgré l’hégémonie de l’AKP sur tous les plans, il semblerait que le processus démocratique ne soit pas éteint. Ces élections sont bien loin d’être le simulacre d’une structure électorale moribonde, et mobilisent au contraire une opposition très organisée, beaucoup plus vivace que ce qui était attendue par le gouvernement. Au total, six candidats se présentent pour les présidentielles, et cette pluralité d’opposants entre en écho avec les revendications des citoyens turcs, qui n’avaient plus pris la parole dans l’espace public depuis la répression des manifestations de Gezi Park en 2013. Les élections ouvrent un nouvel espace de contestation et de revendication, et offrent d’autres visages à l’avenir de la Turquie que celui d’Erdoğan.

Un échiquier politique inédit pour des élections précipitées

Malgré des débuts chaotiques, les campagnes pour ces élections décisives sont donc bien lancées en Turquie. Sur ce nouvel échiquier on rencontre donc six candidats. D’abord, le trop connu Recep Tayyip Erdogan, à la tête d’une coalition entre l’AKP et le MHP, qui brigue une nouvelle fois les présidentielles afin de s’assigner ce mandat à vie ; son principal adversaire, Muharrem Ince, le candidat du parti kémaliste CHP ; puis Meral Akşener pour le Iyi Parti ; Selahattin Demirtaş pour le parti Kurde du HDP, qui fait campagne depuis sa cellule de prison ; et enfin Temel Karamollaoğlu et Doğu Perinçek, qui représentent respectivement l’extrême droite islamiste et l’extrême gauche des travailleurs. Ainsi, dans les rues d’Istanbul, comme dans celles d’Izmir et d’Ankara, les stands des partisans se côtoient sur les places publiques, rivalisant de tracts et de chansons en faveur de leur candidats. Les plus petites villes sont aussi concernées par cette frénésie, tous les murs sont couverts d’affiches de campagne, et même les particuliers choisissent parfois d’arborer sur la façade de leur immeuble une banderole de plusieurs mètres à l’effigie du candidat qu’ils soutiennent. Les boulevards sont quant à eux parcourus tout le jour par des camionnettes équipées de puissants mégaphones qui diffusent aussi fort que possible des chansons de propagande. Les conversations dans les cafés, sur les places évoquent sans relâche la grande passion politique.

“C’est aussi un tribun de gauche, qui sait s’adresser à la foule, et a une profonde conscience des inégalités sociales qui traversent son pays. En un mot, Muharrem Ince suit la voix populiste, il va au devant du conflit avec Erdoğan, l’attaque sur tous les fronts.”

Les choses bougent donc, en Turquie. Et si les citoyens se prennent autant d’affection pour ces élections, c’est bien car l’espoir du renouveau, concret, se dessine. Celui-ci est incarné par la personne de Muharrem Ince, adversaire imprévu qui emporte toutefois un succès fulgurant. Professeur de physique aux origines modestes, il séduit par sa laïcité à toute épreuve, sans dénigrer la dimension religieuse dans la sphère personnelle. Fervent partisan de la justice, de l’État de droit, de la démocratie et de la liberté individuelle, ses premières mesures comme président seraient d’abolir l’État d’urgence et de rétablir une constitution parlementaire. Par-delà ces valeurs républicaines, il est aussi connu et apprécié pour sa répartie, son humour et la finesse de ses discours, toujours ponctués par des jeux de mots ou un vers de poésie. Car Muharrem Ince est un poète, et un homme de lettres, qui fait preuve de talents oratoires considérables. C’est aussi un tribun de gauche, qui sait s’adresser à la foule, et a une profonde conscience des inégalités sociales qui traversent son pays. En un mot, Muharrem Ince suit la voix populiste, il va au devant du conflit avec Erdoğan, l’attaque sur tous les fronts.

Que ce soit sur l’inflation en hausse, le chômage, la presse et la justice muselées, ses liens passés avec la confrérie Gülen qui est désormais l’ennemi national tenu pour responsable de la tentative de coup d’État de 2016, Muharrem Ince frappe fort, et souligne les contradictions et les échecs collectionnés pendant seize ans par le leader de l’AKP. Il tire parti de l’électorat traditionnel du CHP, mais il a aussi su rallier certaines franges de la population qui avaient cessé depuis bien longtemps de voter, désabusées par les dérives autoritaires du parti islamiste au pouvoir depuis 16 ans. Il séduit donc en dehors des frontières de son parti, et réunit, dans un pari assez étonnant, bon nombre de générations. Umur, étudiant de 24 ans témoigne : « Ce que j’apprécie chez Muharrem Ince, c’est qu’il n’est pas seulement le candidat du CHP, il a une approche beaucoup plus large : il se veut le président de tous. La Turquie est aujourd’hui un pays très divisé, socialement et politiquement. C’est un candidat qui désire la paix, sans aucune oppression envers les minorités – kurdes notamment – mais sans rejeter non plus les musulmans. Il est capable de représenter tous les segments de cette société éclectique. Ce n’est vraiment pas un candidat typique du CHP, contrairement à Kemal Kılıçdaroğlu, l’ancien leader du parti, qui a perdu six élections et a laissé la dictature s’installer, alors que le CHP aurait dû être la plus grande force d’opposition à l’AKP, et le renfort contre l’islam politique. C’est pour cette raison que je voterai pour le Parti Kurde aux législatives ; ils doivent siéger au Parlement, et représentent un contre-pouvoir plus fort symboliquement contre Erdoğan. Par contre, pour les présidentielles, ce sera Muharrem Ince. »

La voix populiste empruntée par Muharrem Ince est donc tout à fait inédite : il ne s’agit pas d’un populisme traditionnel de gauche, mais plutôt d’un populisme d’urgence, de celui qui se doit de rétablir la démocratie, en s’appuyant sur tous les appuis électoraux possibles, des plus religieux déchantant devant l’autoritarisme croissant d’Erdoğan, à ceux qui avaient depuis longtemps fait défection à la vieille structure du CHP. Son programme est d’ailleurs plutôt celui d’un démocrate centriste : il promet de rétablir une justice indépendante, de redonner sa liberté à la presse et aux intellectuels, de mener une politique internationale de paix et de coopération, de relancer le processus d’intégration dans l’Union européenne, de développer l’éducation, la santé, et de relancer l’économie et le commerce… Le tout sans utiliser le palace présidentiel titanesque construit par Erdoğan, qui deviendra un centre pour la recherche scientifique. Ses rassemblements ne désemplissent pas, depuis la très symbolique rencontre de Bursa le 1er juin, qui a réuni des milliers de personnes dans cette ville connue pour être un fief de l’AKP, il enchaîne les meetings aux quatre coins du pays. Il est attendu ce soir à Izmir, où il promet encore de rassembler les foules.

Un espoir de renouveau malgré les menaces du gouvernement

Les résultats du 24 juin sont donc attendus avec hâte par les citoyens turcs. Néanmoins, le spectre du trucage des élections fait peser un poids conséquent sur les bureaux de vote. L’AKP avait été capable, pendant le référendum d’avril 2017 de comptabiliser des bulletins non scellés, et d’envoyer dans les localités kurdes des forces spéciales menaçant de brûler les villages. Ici encore, la volonté d’impressionner devant les urnes demeure, comme l’a prouvée la fuite d’une réunion privée des cadres de l’AKP le 14 juin, où Erdoğan est vu exhortant les représentants du parti à se rendre à l’avance et en nombre aux bureaux de vote afin d’y assurer une pression pendant le déroulé du scrutin, pour prendre la mainmise sur les urnes. Il ciblait en particulier Istanbul, afin d’y « finir le travail avant qu’il ait commencé ». La vigilance démocratique est donc de mise.

Cependant, pour bon nombre d’observateurs politiques, Erdoğan ne passera pas la barre des 50 % de voix au premier tour, ce qui laisserait place lors d’un potentiel second tour à une opposition regroupée autour du candidat vainqueur au sein de l’Union de la Nation. Cette coalition réunit les sociaux-démocrates, et toute la droite. Le Parti Kurde n’a pas rejoint cette union, néanmoins, si Muharrem Ince est le candidat du second tour, il y a fort à penser que les électeurs du HDP pourront reporter leurs voix sur le candidat du CHP. L’opposition coalisée s’organise maintenant, pour empêcher les fraudes dans les urnes. La semaine qui s’annonce sera donc brûlante en Turquie, et les tensions ne risquent pas de s’apaiser d’ici le 8 juillet 2018, date du second tour tant espéré.