Le poison de la novlangue managériale dans l’hôpital public

Depuis plusieurs années, et avec une rapidité tendant à s’accentuer, la gestion de l’hôpital public s’apparente de plus en plus à celle d’une entreprise privée. Elle s’appuie sur une logique managériale inspirée de l’industrie connue sous le nom de Nouveau management public – NMP. Sa diffusion à l’hôpital repose en grande partie sur la prolifération d’une novlangue managériale qui exerce une puissante pression sur la mobilisation mentale des agents : le langagement ou agir sur les comportements par le langage.

Prendre le pouvoir de manière quasi hypnotique sur les esprits et ainsi manipuler plus aisément médecins, soignants et personnels administratifs par la seule force du langage. Dans toutes les entreprises, des séances sont consacrées à l’enrôlement psychologique des salariés. Mais n’y a-t-il pas des limites à ne pas franchir ? On peut s’interroger en rapprochant deux citations, la seconde analysant la première sous le prisme de l’étude faite par le philologue Victor Klemperer1 de la langue employée par les nazis. En premier, à travers un courriel envoyé à tous les médecins d’une Commission médicale d’établissement, un exemple de la novlangue en cours. Aucun mot ne relève du domaine de la santé comme si le critère n’était pas à prendre en compte par le personnel médical : « Un nouveau pacte de gestion porteur d’une ambition à long terme qui repose sur des orientations stratégiques claires favorisées par un desserrement de la contrainte financière exogène (« tendanciel » ) ». Le choix des mots, les nazis l’avaient compris, est primordial comme le note Victor Klemperer dans LTI, Lingua Tertii Imperii, la langue du IIIe Reich, écrit en 1947 : « [La langue] ne se contente pas de poétiser et de penser à ma place, elle dirige aussi mes sentiments, elle régit tout mon être moral surtout si je m’en remets inconsciemment à elle. » Santé, cachez ce mot que je ne saurais entendre, pourrait-on aussi écrire en faisant référence au domaine littéraire en paraphrasant Molière.

Choisir pour un courriel ce langage, c’est choisir les valeurs de tout un courant de pensée économique. Depuis les années 1970, on assiste à une néolibéralisation dans la gestion des États fondée sur la croyance économique et politique d’une nécessité de concurrence dérégulée entre tous les acteurs. Les services publics n’ont pas tardé à suivre cette loi d’airain avec l’apparition de nouvelles méthodes managériales issues du monde de l’industrie : le Nouveau management public (NMP). Des réformes successives ont abouti à gérer, grâce au NMP, l’hôpital public comme une entreprise privée soumise à des logiques gestionnaires de « rationalisation des coûts » et de mise en concurrence des structures entre elles en visant « l’efficience économique » 12 pour faire de l’hôpital une « nouvelle industrie » 3. La logique a même été poussée jusqu’à mettre en concurrence les services médicaux entre eux.

Leurs sentiments face à ces méthodes de management est globalement d’être sous pression et d’avoir des difficultés à exercer convenablement leur métier.

Progressivement, le modèle de gestion s’est rapproché de celui de l’entreprise privée4. Alors que le service public hospitalier a longtemps représenté un secteur préservé du NMP, il est désormais un acteur agissant et innovant dans cette nouvelle voie managériale. Cette dernière est à l’origine d’une tension chez les soignants entre une certaine conception de leur métier et un nombre toujours plus important de contraintes5. Leurs sentiments face à ces méthodes de management est globalement d’être sous pression et d’avoir des difficultés à exercer convenablement leur métier. Selon leur attitude face au NMP, ils se partagent, selon leurs propres dires, en soignants « résistants », en « convertis », en « faux croyants » ou encore en « intermédiaires ambivalents » 6. L’évolution vers le « tout comptable » –ou « économisation » pour parler en novlangue – des soins qui découle de ces méthodes s’appuie sur un double discours économique de mobilisation et de justification qui vise à légitimer ces dispositions managériales dans le but de discipliner les comportements et la subjectivité du soignant7. C’est donc d’abord par le langage, par les mots et le discours que la novlangue managériale « exerce une emprise sur les soignants8 et que celle-ci constitue un dispositif visant une gouvernementalité efficace ».

Ce discours managérial a tendance à complexifier les mots, à utiliser des mots à la mode, à se composer d’anglicismes, de sigles abscons et à manier des substantifs percutants renforcés par des adjectifs et des adverbes contraignants, le tout à l’origine d’un niveau de généralité et d’abstraction élevé et visant à établir une communauté de langage de manière aconflictuelle9.

Ce langage managérial, cette novlangue, exerce une fonction puissante de dispositif au sens de Foucault et d’Agamben10 et influence par conséquent la conduite des soignants, et au premier chef des médecins, notamment par enrôlement comme nous le développerons plus loin. Nous pouvons parler ici d’un engagement par incorporation de ce langage (phénomène passif par « imbibition ») ou par appropriation (phénomène actif et volontaire). Un processus que nous qualifions de « langagement » est à l’œuvre. Inspiré du terme management, lui-même issu du latin « manus agere » (agir par la main), ce néologisme, par symétrie, signifie « agir par le langage ». Il renvoie à l’utilisation de mots et d’expressions qui contribuent à artificialiser la langue comme on artificialise les sols pour enrôler les gens. Il s’appuie sur une réalité fictionnelle élaborée à des fins de manipulation : ce langage ment.

Ce langage managérial, cette novlangue, exerce une fonction puissante de dispositif au sens de Foucault et d’Agamben et influence par conséquent la conduite des soignants.

Les dispositifs managériaux

Désormais, à l’hôpital comme dans d’autres services publics, le déploiement et l’importance des dispositifs managériaux encadrent quasi totalement l’activité des soignants. Ces pratiques managériales, changeantes et difficiles à appréhender pour le profane, visent à planifier l’activité et à modeler les comportements du soignant de manière impersonnelle et insidieuse. Elle procède de ce que Michel Foucault nomme « dispositif ». Marie-Anne Dujarier, qui s’inscrit dans la tradition du concept de dispositif de Foucault11, relève trois types de dispositifs managériaux en interaction pour encadrer le travail et donc les comportements : dispositifs de finalités, de procédés et d’enrôlement12.

Le premier type renvoie au management par les nombres avec comme conséquence pour le travailleur autant d’objectifs quantifiés à atteindre et s’appuie sur toute une tradition de management communément appelée « management par les objectifs ». Il s’agit d’une fonction de contrôle du travail qui est évalué par des critères sélectifs avec des auto évaluations dans une logique de comparaison et de compétition avec d’autres services, celle-ci étant présentée comme un jeu dans lequel le travailleur est contraint de prendre part. Les dispositifs de procédés, de formes variées (méthodes, protocoles, procédures, démarches, etc.) ont pour but d’ordonner les tâches et de standardiser leurs exécutions en fixant la manière de procéder, de dire, voire de penser. Enfin, les dispositifs d’enrôlement permettent de faire accepter pour qui les utilise, les dispositifs de finalités et de procédés par le travailleur. Ils sont essentiellement discursifs et portés par la communication à l’aide « d’une sorte de script langagier managérial ». Celui-ci met l’accent sur la nécessité d’être performant, de s’adapter, d’anticiper, de réduire les déficits, d’innover… Le travail en serait rendu plus intéressant, plus épanouissant. Relever ces défis serait une promesse de développement personnel. Parfois, de manière moins positive, il informe des sanctions possibles encourues par les réfractaires.

Les conséquences des dispositifs managériaux pour le travailleur peuvent être bénéfiques puisqu’ils peuvent le soulager grâce à l’automatisation des tâches productives répétitives et pénibles. Certaines situations non productives peuvent aussi tirer bénéfice de cette automatisation avec une efficience importante et conférant une légitimité à ces dispositifs : protocoles médicaux, procédures de maintenance… Cependant, cette rationalisation de l’activité permet de réguler une organisation par le haut, à distance, loin du terrain avec des objectifs fixés par une hiérarchie ; ils deviennent peu discutables puisque censément rationnels. Ces dispositifs sont aussi porteurs de normes qui organisent le monde du travail. De part leur caractère impersonnel, « ils concrétisent un rapport social désincarné » empêchant une domination rapprochée mais muée d’une certaine façon en une « violence symbolique » théorisée par Bourdieu13.

Finalement, selon Dujarier, « ces trois types de dispositifs tentent donc d’orienter l’activité humaine vers l’atteinte de scores quantifiés, en empruntant des chemins productifs préétablis, au nom d’un sens précis ».

À titre d’illustration, l’activité de soins à l’hôpital public tend à s’exercer dans un cadre de plus en plus fréquemment défini par des experts le plus souvent non soignants. Elle est évaluée par des indicateurs jugés pertinents par ces derniers14 mais contestés par les soignants. L’exemple paradigmatique est celui de la démarche qualité dont l’ambition, via un processus de certification, vise à évaluer la qualité et la sécurité des soins dans les établissements de santé non par des soignants mais par ces seuls experts à l’aide de critères élaborés par la Haute autorité de santé (HAS)15.

L’activité de soins à l’hôpital public tend à s’exercer dans un cadre de plus en plus fréquemment défini par des experts le plus souvent non soignants.

Nous pouvons également citer dans un autre registre, comme exemple d’un chemin productif préétabli, celui de la tarification à l’activité (T2A). La T2A consiste en une « rémunération des hôpitaux sur la base de leur production en groupe homogène de malades, production renseignée dans le système d’information »16. Les recettes de l’hôpital dépendent des actes codés, souvent par les médecins eux-mêmes, dans une recherche d’accumulation d’actes dits rentables et en évitant ceux qui le sont moins. Cette logique gestionnaire conduit à la « promotion et la routinisation d’un langage médico-économique » chez les soignants. Le risque étant que la pratique de soins soit gouvernée par la logique gestionnaire de la T2A qui prône « l’efficience médico-économique » et met au cœur de la pratique les coûts et les tarifs hospitaliers.

L’ensemble des pratiques managériales exercent donc la fonction de dispositif au sens foucaldien qui permet une certaine gouvernementalité managériale et donc de diriger la conduite des hommes. Dans cet ensemble de dispositifs, le discours managérial par le processus complexe de langagement assujettit efficacement les individus par enrôlement.

Contenu et diffusion du discours managérial à l’hôpital

Le discours managérial hospitalier moderne constitue un outil privilégié pour diffuser les nouvelles pratiques managériales venues de l’entreprise privée dans le domaine du soin. Son contenu, proche de ce que l’on entend communément par « langue de bois », se caractérise par une complexification des mots17 : « initialiser » pour commencer, « finaliser » pour finir, « gouvernance » pour direction, « problématique » pour problème, « positionnement » pour position, « questionnement » pour question. Parfois, la périphrase se fait encore plus nébuleuse : vouloir devient « s’engager dans une démarche volontariste globale » ; poursuivre se transforme en « adapter une logique de consolidation » 18. Ce discours s’appuie très volontiers sur des mots à la mode et sur des substantifs aux terminaisons excessivement techniques en « ence » ou « ance » (efficience, excellence, performance, gouvernance) ou en « ion » (motivation, responsabilisation, innovation, restructuration)19. Il fait profusion d’anglicismes (reporting, benchmarking, team building, consulting), de sigles abscons confinant au sabir pour initiés. Il recourt à des oxymores (« changement permanent », « évolution continue ») véhiculant la « doublepensée » de Georges Orwell20, recycle des notions existantes, utilise des « mots-valises » et des « mots-écrans ».

Dans un contexte d’économicisation des discours, et plus particulièrement dans le contexte de la contrainte budgétaire à l’hôpital public où l’impératif de limiter les dépenses prédomine, le dialecte se teinte de termes tels que « parts de marché », « taux de croissance », « déficit », « état prévisionnel des recettes et des dépenses », « crédits d’intéressement » . Le style global se fait volontiers engageant avec des verbes et des adjectifs d’action et d’obligation. (« il faut que », « nous devons ») incitant à adapter une logique de consolidation »18.

À situation inédite doit correspondre un lexique inédit. La période pandémique actuelle n’échappe pas à cette règle de réajustement des mots en rendant caduques, désuets et pour tout dire ringards ceux utilisés jusque-là. Nous voyons donc fleurir désormais les termes de « capacitaire » à la place de nombre de lits, « distanciel » pour remplacer à distance et son pendant « présentiel », « retex » pour réunion de retour d’expérience. On dira désormais d’un service qu’il est « covidé » quand il prend en charge des patients atteints d’une infection Covid-19. Des cas groupés d’infection deviennent des « clusters », le dépistage des patients se transforme en « testing » et la recherche de cas contacts en « tracing ». Ce langage très technique, parfois aride, est qualifié par certains auteurs de « novlangue managériale » en référence à la « newspeak » de l’auteur de 1984 puisqu’elle exerce un rapport de domination non violente par dépossession des mots et délégitimation du récepteur, les soignants dans le cas de l’hôpital public, qui se sentent disqualifiés par une insuffisante maîtrise de ce discours d’autorité qui s’impose à eux.

La novlangue managériale exerce un rapport de domination non violente par dépossession des mots et délégitimation des soignants qui se sentent disqualifiés par une insuffisante maîtrise de ce discours d’autorité qui s’impose à eux.

Ce discours « dispensateur de vérité » décrédibilise toute velléité de contradiction, car on ne s’oppose pas à la vérité. Cette déconstruction de la réalité par le discours managérial peut être qualifié de sophistique au sens de Platon21 dans le sens où son apparente vérité repose sur un mensonge et une manipulation du réel et dont la finalité est de constituer une nouvelle réalité22. En ayant recours aux injonctions contradictoires, il amène à « rendre impossible la possibilité de répondre de manière adéquate aux demandes formulées puisqu’elles procèdent d’une impossibilité logique ». À titre d’exemple, il paraît illusoire de faire preuve d’autonomie quand l’activité professionnelle est contrainte par des objectifs multiples à atteindre et de nombreuses normes. Par conséquent, les concepts mêmes censés structurer l’organisation et promus par le discours managérial sont vidés de leur sens par un mécanisme de « sensure »23 (créativité, liberté, autonomie, innovation, réactivité). Ce discours se donne alors « les allures d’un discours logique et rationnel qui décrit une réalité extérieure au langage alors que, précisément, le propre de la fiction est de ne renvoyer à aucune réalité et de n’avoir d’existence que dans et par le langage »24.

Sandra Lucbert analyse cette façon de penser et d’édicter hors sol, à des fins de manipulation du réél dans le service public25 ou en entreprise26. Elle montre qu’à travers ce langage s’exerce une « euphémisation du pouvoir » mais également une musique d’ambiance tournant en boucle et réduisant, selon l’expression d’Orwell, « l’esprit à l’état de gramophone » 27, amené à répéter sans cesse, et sans réflexion, les concepts creux entendus en permanence.

Langagement et effets de dispositif du discours managérial

Ce discours vise à conduire les comportements sans conflit et en véhiculant une image idéale de l’organisation qui est son objet (entreprise, administration, hôpital, etc.). Les conséquences de ce discours en termes de gouvernementalité sont nombreux et insidieux, ce qui en fait un dispositif efficace. La fiction créée et véhiculée par ce discours tend à modifier les comportements et à limiter les risques « en façonnant – voire en empêchant – la prise de décision par la suspension du processus délibératif »28. Son caractère performatif repose ainsi sur la construction d’individus fictifs – le leader, l’employé modèle – simplifiant la vision du monde au sein de l’organisation : une figure d’autorité héroïque capable de simplifier la complexité et de faire face aux défis dont l’employé ou le subordonné doit suivre au plus près les objectifs, les règles, les injonctions qu’il élabore. Ce type de discours enlève donc toute initiative, tout libre arbitre, toute réflexivité, toute remise en question d’un fonctionnement érigé et édicté en idéal et conçu seulement par ceux qui sont censés avoir les ressources nécessaires pour le faire. En outre, sur cet employé ou subordonné fictif, considéré comme un individu standard, va s’appliquer tout un processus d’évaluation et de formation visant à l’améliorer de manière standardisée sans tenir compte de ses valeurs, de ses choix, de ses réflexions. Ce management s’exerce sur un travailleur dépourvu de son altérité par des méthodes qui visent à le modeler pour améliorer sa performance et le faisant ainsi qualifié de « management désincarné » par Anne-Marie Dujarier. C’est un effet extrêmement normatif que produit ce discours.

Le discours managérial exerce également un pouvoir et une violence symboliques. L’accaparement des mots place le destinataire dans une situation d’ « insécurité linguistique », c’est à dire dans une position où celui-ci perçoit son propre discours comme illégitime en regard du modèle normatif du discours managérial29. Ceci génère une auto-délégitimation du locuteur qui, ne parlant finalement pas le même langage, inhibe sa parole qu’il considère comme moins juste, plus simple et se sent donc moins compétent. De plus, ce discours entraîne un effet de sidération pouvant mettre une partie des auditeurs en situation d’incompréhension et les excluant de fait du mécanisme de décision. Cette novlangue managériale peut être à l’origine d’une emprise et d’un importante souffrance au travail en perdant « la confiance dans la capacité à dire et à faire sens » . Celle-ci en vient à être intériorisée par le travailleur et il devient difficile de s’en défaire soit pour se défendre soit pour analyser la situation sous un autre angle. Cette appropriation forcée exerce alors une « violence secondaire » car le sujet devient dépendant à cette novlangue pour en critiquer son emprise. De cette façon, elle met au silence celui qui en souffre : « Elle lisse, normalise le vécu par un langage qui laisse peu voire pas de place à l’interprétation, et permet d’euphémiser voire d’occulter la violence en limitant le partage émotionnel sur le vécu existentiel ». Finalement, le discours managérial constitue un dispositif puissant, grâce à « une triple fonction : idéologique en véhiculant les valeurs des dirigeants ; symbolique comme signe du pouvoir ; pragmatique en tant qu’outil d’influence du comportement »29.

Le discours managérial exerce également un pouvoir et une violence symboliques plaçant le destinataire dans une situation d’ « insécurité linguistique ».

Langagement tel que le pratique l’hôpital public

Au niveau institutionnel, les réunions de service, de pôle ou encore de commission médicale d’établissement s’enchaînent alors dans un flux ininterrompu de verbiage inintelligible qui s’écoule en permanence et dont il finit par ne rien ressortir de concret si ce n’est d’avoir perdu son temps, parfois le sens de son métier et donc pour un médecin, l’essence de ce qui est son travail : soigner les gens. Le point de départ de cette réflexion est le souvenir douloureux de l’auteur de ces lignes au cours d’un séminaire organisé en grande pompe dans un CHU pour programmer, à l’échéance de dix ans, des travaux d’envergure sur un site hospitalier. Les équipes administratives et soignantes étant jugées insuffisamment compétentes en la matière, le CHU s’était offert un grand cabinet de consultants pour l’occasion. L’objectif affiché était celui de réduire, grâce à ce cabinet, les centaines d’heures nécessaire de réunions pour un tel projet en deux jours de séminaire. Ce fut un spectacle grandiose de vidéos engageantes sur la mission de ce cabinet dans ce projet, de diaporamas où l’esthétique de l’iconographie le disputait à celle de la novlangue et d’ateliers de mises en situations que l’on ne rencontre jamais mais pour lesquelles ils nous a été dispensés gracieusement des outils pour désormais mieux s’en sortir. Quant à l’objectif des travaux dans tous ce galimatias et cette profusion d’inventions ludiques, il a semble-t-il été rapidement perdu de vue. Toutefois, ce séminaire a été l’occasion d’apprendre grâce à une vidéo touchante ce qu’est l’empathie (nombre de spectateurs étaient soignants et n’ont pas bronché) ou une autre volontairement maladroite sur comment optimiser sa pause café (alors que ce qui fait l’intérêt d’une pause est justement de ne rien optimiser mais de lâcher un peu prise).

De ce flux ininterrompu de verbiage inintelligible, il finit par ne rien ressortir de concret si ce n’est d’avoir perdu son temps, parfois le sens de son métier et donc pour un médecin, l’essence de ce qui est son travail : soigner les gens.

Ce grand raout, certainement coûteux30, pour arriver aux conclusions finalement que tout est décidé avant ou après et de nous donner que la seule illusion d’avoir participé aux décisions. Avec des moments d’émouvante naïveté lorsque les médecins tentaient d’expliquer leurs souhaits et besoins et que l’interlocuteur, consultant, nous ramenait sans cesse sur son terrain sans fournir de réponses concrètes mais en ayant recours à ce type de réponse systématique : « Nous ne sommes pas là pour discuter du nombre de lits nécessaires », autre formulation du célèbre sketch de Coluche : « Écrivez-nous ce dont vous avez besoin, nous vous expliquerons comment vous en passer ». Ce séminaire renfermait la quintessence de ce qui vient d’être développé : euphémisation du pouvoir, censure, délégitimation de l’interlocuteur, insécurité linguistique et profusion de termes artificiels.

Hélas, dans la pratique du soin, l’influence du discours managérial semble particulièrement efficace pour assurer la gouvernementalité des soignants et particulièrement des médecins. Il ne faut pas s’y méprendre. Si, lors de réunions, il nous est présenté avec forces émoticônes infantilisants, positifs ou négatifs selon les résultats obtenus face aux objectifs imposés, des comparaisons entre services en termes de durée moyenne de séjour, de taux de rotation et d’occupation des lits, de « produits vendus » (sic), c’est bien pour maintenir les différents services en compétition permanente pour le classement de celui qui est le plus rentable. En somme, la vielle antienne customisée 2.0 du « diviser pour mieux régner » qui nous conduit à nous opposer les uns les autres plutôt que de constituer un collectif solidaire face aux injonctions administratives.

Dès lors qu’un nouveau projet médical souhaite être créé, il faut le développer telle une étude de marché avec son lot de concepts issus du commerce et de la finance : rentabilité, parts de marché, retour sur investissement, public ciblé… Alors, si l’équipe souhaite approfondir son projet pensé comme offre médicale nécessaire pour les patients, à elle d’endosser la fonction de commercial pour vendre son produit à la direction. De médecin, on passe à négociant en soins. Dans le cœur même de l’activité quotidienne du soin, cette gestion managériale et son langage nous rattrapent. Quel médecin n’a jamais prononcé ce genre de phrase, au moins in petto : « Ce patient dépasse depuis longtemps la durée moyenne de séjour, il faut qu’il sorte du service » ? Un exercice de traduction nous permet de retrouver le sens de la phrase qui était en réalité : « Ce patient n’a plus besoin de soins médicaux, il peut sortir du service ». Mais par le martelage incessant et l’imbibition permanente de cette novlangue, « l’esprit de gramophone » se réduit à répéter sans y prendre garde ce type de propos et oublie à quel moment un patient peut quitter un service : quand il est guéri ou sur la voie de la guérison.

De manière similaire, force est de constater à quel point, par appropriation dans le cas de la démarche qualité, l’activité de soins peut se résumer à ne prendre en compte chez le patient que les indicateurs jugés pertinents dans la pratique de soins. Seront valorisés alors l’évaluation de la douleur mais non son traitement ni le temps d’écoute passé avec le patient, la désignation d’une personne de confiance mais sans expliquer clairement son rôle et les raisons de ce choix, l’envoi du compte-rendu de l’hospitalisation au médecin traitant dans les sept jours et un certain nombres d’indicateurs à l’intérieur obligatoires mais sans vérifier la pertinence des informations cliniques données. Le risque est grand de réduire cette fois le soignant à un « cocheur de case » pour reprendre la typologie des « jobs à la con » de David Graeber31.

En définitive, le langagement comme dispositif d’enrôlement par le discours, à travers la fabrication des normes de soins, l’importance donnée à des objectifs chiffrés à atteindre ou « ratiocratie », la diffusion d’une logique gestionnaire prééminente et le développement de la démarche qualité conduit de plus en plus les comportements des soignants. De plus, l’accumulation des tâches ingrates et ennuyeuses qui découlent de cette gestion managériale procède de ce que Graeber appelle la « bullshitisation » du travail et tend à vider de son sens notre métier de soignant et à justifier l’emploi de ceux qui développent et nous assignent à user de ces dispositifs. L’hôpital entreprise en marche !

Notes :

1 Marie-Odile Safon, Les réformes hospitalières en France., Aspects historiques et réglementaires, IRDES 2019.
2 Pierre-André Juven, Fréderic Pierru Fanny Vincent, La casse du Siècle, Paris, Raisons d’agir, 2019
3 Stéphane Velut, L’Hôpital, une nouvelle industrie, Paris, Tracts Gallimard, 2020
4 Grégoire Chamayou, La société ingouvernable, La Fabrique, Paris 2018
5 Emmanuel Triby, « Processus d’économisation et discours économique dans des écrits de cadres de santé », in La langue du management et de l’économie à l’ère néolibérale. Formes sociales et littéraires, (sous la direction de C. Grenouillet, C. Vuillermot-Febvet), Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2015
6 Nicolas Belorgey, L’hôpital sous pression, Paris, La Découverte, 2010
7 Emmanuel Triby, op. cit.
8 Agnès Vandevelde-Rougale, La novlangue managériale. Emprise et résistance, Paris, Eres, 2017
9 Michel Feynie, « Le discours managérial instrument «d’idéalisation» de l’entreprise », in La langue du management et de l’économie à l’ère néolibérale. Formes sociales et littéraires, op. cit.
10 Cf. la définition conceptuelle de dispostif de Foucault dans Michel Foucault, « Le jeu de Michel Foucault », Dits et écrits, volume III
11 Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Payot et Rivages, 2014
12 Anne-Marie Dujarier, Le management désincarné, Paris, La Découverte, 2015
13 Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Le Seuil, 2001
14 Hugot Bertillot, Expertise, indicateurs de qualité et rationalisation de l’hôpital : le pouvoir discret de la « nébuleuse intégratrice », Revue française d’administration publique, 2020
15 https://www.has-sante.fr/jcms/c_411173/fr/comprendre-la-certification-pour-la-qualite-des-soins#toc_1_2
16 Pierre-André Juven, Une santé qui compte ? Les coûts et les tarifs controversés de l’hôpital public, Paris, Presses Universitaires de France, 2016
17 Michel Feynie, « Le discours managérial instrument «d’idéalisation» de l’entreprise », in La langue du management et de l’économie à l’ère néolibérale. Formes sociales et littéraires, op. cit.
18 Certains des exemples sont issus d’échanges avec Stéphane Velut que je remercie à nouveau pour son éclairage.
19 Michel Feynie, op. cit.
20 George Orwell, 1984, 1949
21 Platon, Le Sophiste.
22 Malik Bozzo-Rey, Influencer les comportements en organisation : fictions et discours managérial, Le Portique, 2015
23 Socialter, Sensure, quand les mots nous privent de sens, n°45 avril/mai 2021
24 Malik Bozzo-Rey, op. cit
25 Sandra Lucbert, Le ministère des contes publics, Paris, Editions Verdier, 2021
26 Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils, Paris, Seuil, 2020
27 George Orwell, Essais, articles, lettres, tome 3 (1943-1945), Ivrea, 1998
28 Agnès Vandevelde-Rougale, op. cit.
29 Agnès Vandevelde-Rougale, op. cit.
30 https://www.ccomptes.fr/fr/publications/le-recours-aux-marches-publics-de-consultants-par-les-etablissements-publics-de-sante
31 David Graeber, Bullshit Jobs, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2018

« La littérature contre l’ordre hégémonique : attaquer sa langue » – Entretien avec Sandra Lucbert

Sandra Lucbert
Sandra Lucbert © Bénédicte Roscot

Sandra Lucbert est écrivaine, elle fait paraître en cette rentrée littéraire son troisième livre, Personne ne sort les fusils, aux éditions du Seuil. Ce texte hybride, qui repose sur l’art du montage, relate avec une fureur pamphlétaire le procès France Télécom-Orange qui s’est déroulé au printemps 2019. L’écrivaine y dénonce l’emploi de ce qu’elle nomme la « Langue du capitalisme néolibéral », devenue langue hégémonique qui broie ceux qui la parlent. La littérature devient ici un explosif, un projectile, chargé de dynamiter les rouages de la rhétorique managériale. Personne ne sort les fusils possède une force de frappe nouvelle, qui justement, nous invite à engager le combat. Le livre est aujourd’hui en lice dans la première liste du Medicis Essais 2020. Entretien réalisé par Noémie Cadeau.


Le Vent Se Lève – Vous rendez compte au début de votre ouvrage de nombreuses voix (internautes, presse, acteurs politiques et judiciaires), qui ont comparé le procès France Télécom, un événement tout à fait inédit, où l’on incrimine pour la première fois une organisation du travail, au procès de Nuremberg ou d’Eichmann. Comment traiter une analogie historique aussi lourde, mais pourtant si entêtante et si omniprésente ?

Sandra Lucbert – C’est en effet la question. Il m’a semblé vraiment frappant et significatif que cette comparaison, aux contours d’ailleurs flous, revienne sans cesse pendant le procès, formulée par des gens de tous bords. J’ai écrit Personne ne sort les fusils pendant l’été 2019, dans la continuité des audiences, et à ce moment-là, le livre de Johann Chapoutot, Libres d’obéir, qui traite avec les outils de l’historien de la question des analogies possibles entre la « gestion des hommes » nazie et le management néolibéral, n’était pas encore sorti. La question n’était pas du tout débattue clairement avant cette parution, et la récurrence de l’analogie, allusivement ou ouvertement, n’en était que plus marquante, et plus significative de quelque chose. La formule « Nuremberg du management » est un tweet sélectionné par le community manager du Figaro live Les Décrypteurs, consacré au procès en mai 2019, mais aussi bien, à l’autre bout du spectre politique, je l’ai aussi retrouvée dans Fakir. De même, la comparaison des situations nazie et néolibérale a été faite aux audiences : par la défense (l’avocat du P-DG de France Télécom), par l’accusation (dans le réquisitoire de la procureure) : il va sans dire qu’une tentative de clarification de ce qui se jouait dans le procès France Télécom ne pouvait pas détourner la tête de ce qui insistait tant.

Mes outils à moi sont littéraires et psychanalytiques. Je remarque que ça fait retour, je fais donc un relevé, et, précisément, parce que c’est problématique, je commence par là. En psychanalyse, on sait bien que la pire chose à faire d’une formation signifiante commune récurrente, très chargée et aux contours vagues, c’est de la laisser vaquer à son travail souterrain sans la porter au clair. C’est lourd, c’est partout, ça clive très fort et tout le monde s’excite sans vouloir penser. Alors on y va, on travaille le point, puisqu’il est là et qu’il est explosif. Si on ne le travaille pas, c’est simple, il reviendra sous forme de passage à l’acte ou de maladie. Je pense que ça fonctionne de même avec le corps collectif (avec quelques nuances mais ce n’est pas le lieu d’un dépliage conceptuel). Et oui, travailler des associations d’idées aussi lourdes, c’est inconfortable. Mais écrire sur le procès France Télécom, de toute façon, ce n’était pas exactement une villégiature.

“L’hégémonie des énoncés de la langue néolibérale barre la route à la pensée.”

Si je poursuis la comparaison avec la psychanalyse, au fond je n’avais pas le choix : l’impuissance à qualifier la violence structurelle propre au néolibéralisme se disait dans le recours à cette comparaison faute de mieux — et de ce fait il y avait là le symptôme de quelque chose. Le symptôme de quoi ? De l’absence complète d’une extériorité aux catégories néolibérales. L’hégémonie des énoncés de la langue néolibérale barre la route à la pensée. Les dominés de cet ordre n’ont plus la possibilité de faire concorder ce qu’ils constatent avec des formulations. Le règne d’une langue, ça donne ça : ça empêche les gens d’élaborer ce dont ils souffrent, et ça les pousse à la seule analogie disponible.

C’est ainsi que je fais jouer les deux procès : pour les différencier l’un de l’autre et établir que justement, dans le cas du procès France Télécom-Orange, on ne juge pas les exactions néolibérales depuis un ordre qui leur soit extérieur, mais depuis cet ordre même. Autrement dit, on ne le juge pas complètement : tout se déroule selon les normes qui justifient ceux qui comparaissent.

LVSL – « Le procès France Télécom est l’histoire d’un enlisement grammatical », écrivez-vous dans l’un des premiers chapitres du livre. Tout au long de l’ouvrage, vous étudiez la langue des managers, que vous nommez la LCN (langue du capitalisme néolibéral) : pourquoi cette réflexion constante sur les mots ?

S. L. – D’abord, la LCN n’est pas seulement la langue des managers, elle est la Langue du Capitalisme Néolibéral. Ce n’est pas du tout la même chose. La langue des managers est un compartiment de la LCN. Or la LCN est la langue d’un monde, et si on prend la partie managériale pour le tout néolibéral, c’est parce qu’on ne voit pas le tout. C’est ce tout, justement, que je voulais rendre visible. Un tout qui est en fait un certain rapport de domination.

Comme son nom l’indique, la LCN est la langue d’un régime particulier de valorisation du capital : la valorisation financière désencastrée de toute régulation socio politique qui lui serait contraire – ou même seulement contrariante. Cette langue est donc d’une extension bien plus vaste que le seul parler managérial : elle est ce que Gramsci appelle une langue hégémonique. Un ensemble d’énoncés qui transforme un rapport de domination en direction de tout un corps social. Par conséquent, elle est partout : dans la totalité des médias mainstream, dans les rapports rendus au gouvernement, dans la bouche de tous les personnels politiques, dans les catégories psychiatriques du DSM, dans les livrets verts de l’UE, au tribunal aussi bien que dans un magazine de management.

C’est parce que la LCN est un langage collectif infiniment plus vaste que le seul parler managérial que je peux écrire que le procès France Télécom est « l’histoire d’un enlisement grammatical », et que la question de la langue a tant d’importance. C’est un procès impossible, parce qu’il entreprend de juger un monde depuis lui-même ; de juger une certaine forme de capitalisme depuis la langue de cette forme de capitalisme. Cette langue – la LCN – est notre langue courante: telle a été ma découverte au procès. C’est notre langue, et elle nous tue. Car le propre du “C’est comme ça”, c’est qu’il est parlé par ceux qu’il dessert aussi bien que par ceux qu’il sert – ce que Bourdieu, quant à lui, appelait la violence symbolique. La langue du néolibéralisme ligotait la langue judiciaire : la grammaire selon laquelle se déroulait le procès, c’était la même que celle de l’ouverture du capital en 1996, qui justifiait les prévenus et continuait de délégitimer les parties civiles.

J’ai essayé de nous faire apercevoir cette langue et la manière dont elle nous agit, c’est-à-dire d’ouvrir l’espace nécessaire à qualifier et la langue qui nous parle, et le monde qu’elle réalise. En l’espèce : celui de l’ajustement indéfini au bon vouloir actionnarial. Contre cette automatisation dont on peine à mesurer les effets, il n’y a qu’une solution : s’astreindre à arracher la langue hégémonique de nos réflexes. Ce qui demande d’en cerner les contours (lui donner un nom, pour commencer) et, corrélativement, de mettre au jour le monde qu’elle exprime à travers nous, et dans l’intérêt de qui. LCN est une référence au linguiste Klemperer, qui avait entrepris ce travail avec la langue du IIIe Reich (qu’il appelle LTI : Lingua Tertii Imperii.  Et chez moi : Lingua Capitalismi Neoliberalis) : pour lui résister.

© Editions du Seuil

LVSL – Vous parlez de « maltraitance délibérée » pour décrire les procédés par lesquels les dirigeants de France Télécom ont mené leurs employés au suicide. Le cas de Madame G. est emblématique : elle a tour à tour été exploitée à mort, puis installée dans un bureau vide, sans tâche.

S. L. – La maltraitance délibérée est avérée. Prouvée par les documents rassemblés dans l’ordonnance de renvoi qui parlent de « déstabilisation positive » à appliquer aux « CDI sans chaise ». Prouvée par les méthodes auxquelles l’entreprise Obifive a « formé » les managers pour les plans Next et Act, qui étaient (entre autres raffinement de torture) l’adaptation d’un manuel de psychologie dépliant les étapes du renoncement à la vie chez les cancéreux en phase terminale. Maltraitance prouvée enfin par les documents internes à France Télécom-Orange qui ont été rassemblés par la police, révélant des consignes des directions incroyablement violentes, qui bien sûr se répercutaient en cascade dans les hiérarchies. Du reste, rien de très surprenant : elles découlaient des directives données sans ambages par les dirigeants (il faut faire les 22000 départs « par la porte ou par la fenêtre » les termes du PDG Didier Lombard). Il suffisait d’assister au procès, de voir défiler des parties civiles broyées, dix ans après les tortures psychiques subies, pour que disparaisse le moindre doute quant à l’atteinte aux personnes, corps et âme, qui s’était jouée à l’époque des plans Next et Act. L’onde de choc s’en répercute encore.

LVSL – Comment en est-on arrivé à un tel stade de déshumanisation et d’aliénation au travail ?

S. L. – La déshumanisation, elle tient tout d’abord à la rationalité économique, qui est intrinsèquement chosificatrice. Elle instrumentalise en effet tout ce qu’elle investit : la nature et les humains sont des intrants comme les autres – ainsi que les appelle la langue économique. Le facteur travail et le facteur capital sont traités de la même façon : on les utilise ou on les met au rebut, et c’est là l’opération logique et langagière de la chosification.

Vous me demandiez tout à l’heure pourquoi le langage avait tant d’importance. Précisément, les appareillages d’ajustement langagiers du management ratifient et banalisent les opérations d’instrumentalisation ainsi instituées. Qu’on pense à des créations langagières comme masse salariale, ressources humaines, qui – existences individuelles noyées dans l’indifférenciation – devront être ajustées, au moyen de déstabilisations positives, d’accompagnement au changement, de formations tout au long d’une vie. Tout ceci banalise des opérations d’une violence extrême mais qui n’est plus aperçue par les agents. C’est la même analyse que celle de Klemperer dans LTI : une langue technique devenue hégémonique, instituant des différences de droit entre les humains en fonction de l’objectif de productivité qu’elle se donne, peut faire que tous les moyens soient permis en vue de cet objectif.

Vous précisez à mon avis à juste titre que la déshumanisation, dans le cas France Télécom, est portée à un stade inouï. En effet, parce que le capitalisme financiarisé repose sur une forme de propriété particulière : celle de la liquidité financière. Il s’agit un rapport de non engagement, rendu possible par la déréglementation, au départ avec les actifs financiers. Le nombre des intervenants, l’ampleur des masses financières en circulation et surtout la levée de toute contrainte aux transactions, ont fait qu’à tout instant un acheteur trouve vendeur, et un vendeur acheteur, donc qu’on puisse aussitôt revendre ce qu’on vient d’acheter pour acheter autre chose – indéfiniment. Telle est la forme de la rationalité économique pour nous : c’est la parfaite fluidité garantie au désir de l’investisseur financier. Ce n’est même plus l’horizon de chosification de toutes les classes d’objets, mais de la liquéfaction de toutes choses (les humains et la nature, donc) qui est en son principe. De là, le stade d’instrumentalisation des humains et de la nature auquel nous sommes rendus : un vrai cauchemar.

À quoi j’ajoute que, par l’effet de la violence symbolique, les travailleurs parlant la langue qui les promet à la liquéfaction, ils intériorisent la norme jusqu’à n’avoir d’autre issue psychique que le suicide, au lieu de retourner la violence contre qui la leur inflige.

LVSL – Au terme du procès, estimez-vous que justice ait été rendue ?

S. L. – Symboliquement, oui. Effectivement, non. L’extraordinaire cour présidée par Cécile Louis-Loyant a rendu justice de manière exemplaire dans la limite de ce qu’autorisait l’inclusion du tribunal dans le monde néolibéral. Donc : reconnus coupables de harcèlement systémique, c’est-à-dire du harcèlement de 120 000 salariés, les prévenus s’en sont tirés avec 15000 euros d’amende… Condamnation exemplaire, peines dérisoires, capacités de nuisance inentamées.

Qu’est-ce que cela révèle ? D’une part, cela permet de constater qu’il demeure une extériorité de la justice, qui peut toujours constituer un des domaines institutionnels où l’on pense, agit et décide selon des logiques qui ne sont pas directement celles de la valorisation du capital. Des logiques qui, le cas échéant, peuvent même s’y opposer. Sans quoi la condamnation n’aurait pas eu lieu, d’autant que l’habitus des magistrats les rapprocherait plutôt des prévenus bourgeois et les inclinerait par conséquent inconsciemment à la mansuétude. Donc réellement cette condamnation fait la preuve de la résistance de la sphère droit-justice.

Cependant, la peine est d’ordre symbolique, ou, comme l’a dit maître Teissonnière dans sa plaidoirie, elle relève de la fonction expressive du droit, celle qui consiste à déterminer ce qui est interdit dans un corps social (par différence avec la fonction répressive). Si le droit est limité à sa fonction expressive (encore une fois, ce n’est pas rien, mais hélas c’est trop peu), c’est à cause de la saturation du corps social par les catégories néolibérales. Du point de vue linguistique, il n’y a pas davantage d’énoncés alternatifs pour les agents de l’appareil de justice que pour nous autres. Et du point de vue juridique : le droit hérité du droit romain ne connaît que les personnes (physiques ou morales – il faut ici souligner que la création de la personne morale a été une avancée très importante qui a permis d’accroître considérablement l’espace du contentieux et du jugement, grâce à quoi de nombreux cas ont pu être portés devant la justice qui n’auraient pas pu l’être autrement). Or, la puissance du capitalisme s’est accrue dans des proportions considérables… et ses ravages structurels avec elle : le jugement interpersonnel est impuissant à les qualifier. Pour que ces destructions soient converties en nouveaux cas de justice, il faut des progrès de l’élaboration juridique permettant cette fois de ressaisir juridiquement et judiciairement l’effet des structures. Et le problème c’est que les évolutions du droit vont dans le sens inverse : les autorisations vont s’élargissant pour les comportements patronaux de maltraitance (droit du travail, droit social, droit environnemental), tandis que le droit des travailleurs est progressivement défait.

Ce qui fait que la justice doit juger les méfaits du capitalisme depuis une extériorité qui s’amenuise : les outils juridiques et langagiers orthogonaux au capitalisme sont en voie de réduction tendancielle. L’opération de justice s’en trouvait donc logiquement menacée d’annulation complète, et en tout cas très entravée.

LVSL – Quelle est la place d’une écrivaine, d’une littéraire dans un tel lieu ? Dans ce tribunal qui ressemble davantage à un centre commercial ou à un aéroport, pourquoi faire appel à la littérature, au cinéma, de Rabelais à Kubrick, en passant par Kafka ?

S. L. – Si la langue a une telle place dans le maintien d’un ordre hégémonique, la conclusion logique est de s’y attaquer aussi. La littérature a pour propriété de travailler les épaisseurs de la langue : elle peut œuvrer à des dérivations souterraines de la langue collective, avec ses outils à elle. Les auteurs que vous citez m’ont fourni des appuis « optiques », comme je les appelle à la suite d’une métaphore de Proust, qui parle de « traitement par la prose » pour définir la conversion du regard que la littérature rend possible. Quant à moi je considère les textes littéraires critiques comme des machines optiques à faire travailler sur le présent : les œuvres puissantes ont un très haut pouvoir de résolution analytique, à mon avis. Une résolution qui se joue dans leur forme.

Ma logique était, et est toujours, la suivante : pour s’arracher à ce qui nous détruit, il ne suffit pas d’apercevoir la langue, il faut apercevoir le monde qu’elle fait exister quand elle nous parle — quel ordre de domination elle réalise, qui en profite, qui en pâtit, comment il a commencé, etc.

“La littérature a pour propriété de travailler les épaisseurs de la langue : elle peut œuvrer à des dérivations souterraines de la langue collective, avec ses outils à elle.”

C’est ce que Rabelais figure si fortement dans l’épisode du Quart livre qu’on appelle couramment « les paroles dégelées » : les mots renferment un monde, et quand Pantagruel réchauffe les paroles gelées, leur dégel révèle ce monde. Plus précisément, c’est une bataille qui se fait entendre, et cela rejoint une vérité essentielle de tout ordre social : une société est toujours le résultat d’une victoire de certains, seulement on a fini par l’oublier. Rabelais me permet de raviver tout cela. Et de même pour chacun des dispositifs optiques que vous évoquez : ils me permettent de rendre visibles des choses que la LCN invisibilise. Avec La colonie pénitentiaire, d’une part : la violence avec laquelle un ordre social nous trace dans son sens sans qu’on sache pourquoi, et d’autre part : combien les agents du traçage jouissent de faire marcher la machine sociale sans se soucier de ne savoir quel ordre ils réalisent effectivement, ni de la violence à laquelle ils participent. Orange mécanique déplie plus précisément la manière dont les agents sont conditionnés en fonction de la place qu’ils occupent (dominant ou dominés). Quant à Bartleby, il livre (au tout début de Wall Street) le vrai visage de la rationalité économique, l’instrumentalisation potentiellement infinie qu’elle pose en son principe. Au fond : les textes optiques me permettent de faire surgir les mécaniques individuelles et collectives qui constituent un ordre social.

Et c’était bien là ce que je voulais faire voir : la violence structurelle, et quel monde elle construit– elle qui précisément, pour les raisons que j’évoquais, nous est infigurable – que la justice ne peut attaquer comme telle dans les catégories du droit romain (interpersonnel), et moins encore de ce qu’on lui retire tous les outils qui permettaient encore de défendre un droit salarial. La littérature se moque de la prescription et a les moyens de travailler dans la langue-pensée à nous faire voir les véritables causes de notre destruction collective tout en produisant une dérivation par rapport aux énoncés courants.

LVSL – Pourriez-vous qualifier la forme de votre texte ?

S. L. – La littérature critique travaille dans ce qui nous tient le plus. Il s’agit donc de secouer la prise des automatismes langagiers, de produire des dérivations jusqu’à obtenir des sorties explosives du maillage de la langue hégémonique. Je pense que la littérature, comme une psychanalyse, opère par variations continues qui réalisent pour finir une différence qualitative : en des points explosifs s’opère, par la mise en traitement littéraire, la sortie de la concaténation automatisée.

Du coup, Personne ne sort les fusils est très hétérogène dans ses registres, ses genres et ses techniques, il adopte résolument l’hybridité formelle, parce qu’il faut sans cesse refaire l’arrachement de la répétition routinière, et maintenir ouverts les yeux de la pensée. C’est aussi pourquoi ce livre est très ramassé, il fallait que ça carbure – du reste, la rage qui m’a poussée à écrire ne me laissait pas trop le choix sur ce point. Cette volonté d’aller au nerf du problème tient aussi à la dynamique générale du livre, une dynamique analytique: il fonctionne comme une dérive contrôlée avec le flow pour axe signifiant et conceptuel – le flow, c’est-à-dire, dans mon texte, le signifiant métonymique de la liquidité financière. Là aussi, partant de formules entendues répétitivement, qui posaient en fin dernière le mot de la finance cash flow (« il faut libérer du cash flow »), j’ai cherché, en détachant flow de cash flow, à faire travailler le signifiant jusqu’à faire le lien entre cette obsession de la profitabilité et la logique financière. Ici encore, passer de la partie au tout. Passer du cash flow au flow, c’est-à-dire passer de l’impératif de profitabilité à la liquidité financière, qui est le propre de notre forme de capitalisme.

En étirant, déplaçant et transformant le signifiant flow, j’ai essayé de le faire entrer dans le système du texte – le « traitement par la prose » de Proust — et ainsi, de dessiner un arc étendu allant de l’obsession de la profitabilité à son régime de propriété et de pulsionnalité. Car les deux sont liés, mais généralement pas mis en rapport. C’est aussi cette volonté de liaison de ce que la langue hégémonique tient séparé qui a poussé le texte dans de multiples formes, de la narration à la satire en passant par des monologues de prévenus et des listes. Tout ce qui produisait un effet analytique par la prose, je l’ai gardé dans ce travail de mise à nu du flow.