Est-ce la fin du populisme de gauche ?

Les 28 et 29 juin 2019, LVSL organisait son université d’été baptisée “L’Histoire recommence”. Vous avez manqué l’événement ? Retrouvez notre huitième et dernier débat sur le thème “Est-ce la fin du populisme de gauche ?” présenté par Lenny Benbara avec Chantal Mouffe et Christophe Ventura. 


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Le changement est-il encore possible ? – Conférence d’Íñigo Errejón

Les 28 et 29 juin 2019, LVSL organisait son université d’été baptisée “L’Histoire recommence”. Vous avez manqué l’événement ? Retrouvez notre sixième débat sur le thème “Le changement est-il encore possible ?” présenté par Lenny Benbara avec Íñigo Errejón.


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Pourquoi Antonio Gramsci nous appelle à la guerre de position

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Des soldats français chargent durant la première guerre mondiale

En temps de crise du socialisme, Antonio Gramsci invitait ses camarades de parti à réfléchir sans complaisance aux causes et aux conséquences de leurs échecs. Ne pas avoir eu « une conception propre de la vie, de l’histoire, du développement de la société humaine », écrivait-il, « voici notre faiblesse, voici la principale raison de la défaite ». Cette fragilité théorique, trahie par le fiasco politique, tenait à son sens à une ignorance des exigences de la politique moderne. Celle-ci implique le passage de la « guerre de mouvement », conquête des institutions réservée à un petit nombre d’experts, à une « guerre de position » qui engage tous les domaines de la société et une participation massive. Par Marie Lucas et Lenny Benbara.


Sensible, comme toute sa génération, aux mutations profondes entraînées par le premier conflit mondial, Gramsci choisit à dessein de faire appel à l’expérience collective de la guerre de position. Celle-ci marque la fin d’une conception technique et circonscrite de la fonction militaire. C’est désormais l’ensemble de la société qui est, bon gré ou mal gré, appelé à soutenir l’effort de guerre sur un temps long. Or il est urgent, estime Gramsci, de transposer cette évolution du domaine militaire au champ politique.

Cette transition d’une conquête fulgurante du pouvoir à une lutte de longue haleine et sur plusieurs fronts est inévitable dans les sociétés modernes industrialisées, où les gouvernements n’ont plus le monopole du pouvoir. Gramsci oppose les sociétés occidentales, complexifiées par l’ordre capitaliste, aux nations orientales telles que la Russie d’alors pour mettre en évidence la différence des deux terrains de lutte politique. L’absence de participation des masses à la politique russe rendait possible et efficace une poussée révolutionnaire « à l’ancienne », une guerre de mouvement vouée à bouleverser l’organisation générale du pays, à imposer une nouvelle force à la fois gouvernante et dirigeante : la Révolution d’octobre 1917 l’a montré. Mais dans le cadre des sociétés complexes issues du capitalisme, il ne suffit plus de devenir la classe gouvernante, de se saisir du pouvoir par les urnes ou par la force, pour devenir une force dirigeante, douée d’une influence concrète sur la société. Le pouvoir institutionnel n’est pas l’hégémonie.

Un groupe social à prétention hégémonique doit donc, s’il veut être ferment de renouveau, « être dirigeant avant de conquérir le pouvoir gouvernemental », c’est même là, ajoute Gramsci « une des conditions principales à la conquête du pouvoir ». En d’autres termes, une formation politique doit définir son agenda politique en réfléchissant à l’horizon général vers lequel la société doit tendre. Gramsci insiste sur les qualités d’endurance qu’exige cette lutte d’influence. En effet, même lorsque ce groupe social « exerce le pouvoir et même s’il le tient fermement en main », il ne doit pas négliger de « continuer à être aussi ”dirigeant” ». L’accès à une fonction dirigeante, c’est là l’aboutissement victorieux d’une guerre de position. Il s’agit selon Gramsci de « la question de théorie politique la plus importante posée depuis l’après-guerre » car elle implique de penser à nouveaux frais la politique et d’aborder la société dans toutes ses dimensions.

Devenir dirigeant avant d’être gouvernant

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Antonio Gramsci, intellectuel communiste et fondateur du PCI.

Il faut donc diriger pour gouverner, plutôt que gouverner pour diriger. Les partisans de la guerre de mouvement, s’ils dissocient leur action d’une guerre de position active, risquent, en cas de défaite, voire de victoire, de perdre le soutien des groupes sociaux qu’ils ont voulu incarner. Gramsci met en garde contre la stérilité d’un parti trop rivé au court terme. S’en tenir à cette guerre institutionnelle relève selon lui d’une conception archaïque de la politique et trahit une piètre évaluation de ce qu’est véritablement l’État moderne : « seulement une tranchée avancée, derrière laquelle se tient une chaîne robuste de fortins et de casemates ». Un parti dont le seul objectif stratégique est la prochaine victoire électorale, tel une poignée de francs-tireurs dispersés, gaspille inutilement ses contingents. Il s’expose à l’indifférence et à la démobilisation de « l’arrière » qui ne se sent pas concerné par sa lutte. Très tôt, Gramsci entrevoit le risque, pour son propre parti, de « sombrer dans les hallucinations particularistes », de s’égarer dans des querelles inaptes à associer les masses au développement d’un nouvel idéal de société. L’entêtement à s’occuper de problèmes tels que l’abstention électorale ou de la constitution d’un parti « véritablement » communiste, « véritablement » de gauche, est aux yeux de Gramsci le meilleur symptôme d’un renoncement politique à l’hégémonie.

Il ne faudrait pas pour autant, précise le philosophe sarde, renoncer à la guerre de mouvement et au gouvernement, « ce serait là une grave erreur ». L’important est d’envisager l’assaut électoral comme l’application tactique partielle d’une stratégie plus vaste et ambitieuse que seule la guerre de position permet de concevoir. Il n’y a donc pas d’opposition systématique entre la guerre de mouvement et la guerre de position, ces deux dimensions doivent s’articuler. Néanmoins, les manœuvres de la guerre de mouvement ne peuvent seules décider de l’avenir d’un courant politique, elles ne peuvent qu’en concrétiser la progression réelle.

La guerre de mouvement à l’intérieur de la guerre de position

Dans nos sociétés démocratiques modernes, où la société civile constitue un maillage riche et dense, diffracté en multiples couches épaisses, il n’y a pas de guerre de mouvement possible sans guerre de position. Il n’y a pas de victoire électorale décisive et de constitution d’une volonté collective hégémonique sans travail de sape dans tous les lieux où le pouvoir prolifère : « Par là on ne veut pas dire que la tactique d’assaut, de percée et la guerre de manœuvre doivent être considérées comme désormais disparues de l’art militaire : ce serait une grosse erreur. Mais, dans les guerres entre les Etats les plus avancés industriellement et civilement, elles doivent être considérées comme réduites à une fonction tactique plutôt qu’à une fonction stratégique, comme c’était le cas de la guerre de siège pendant la période précédente de l’histoire militaire. La même réduction doit avoir lieu dans l’art et la science de la politique, au moins pour ce qui concerne les États plus avancés, où la « société civile » est devenue une structure très complexe et résistante aux « irruptions » catastrophiques de l’élément économique immédiat (crises, dépressions etc.) : les superstructures de la société civile sont comme le système des tranchées dans la guerre moderne ». La guerre de mouvement s’insère donc dans une stratégie plus globale qui est nécessairement, dans le contexte moderne, une guerre de position. Une guerre, donc, qui est tout sauf attentisme et passivité. Il s’agit d’une mobilisation générale dont l’enjeu est la possibilité du mouvement et de la victoire décisive.

“Il faut donc étendre l’effort de guerre à tous les niveaux de la vie sociale, s’enraciner dans le vaste et multiple terrain de ses superstructures, nourrir des foyers d’influence dans l’économie, l’éducation, les médias, la culture populaire et savante…”

Une stratégie hégémonique implique en effet une activité d’une grande ampleur. Longue, exigeante, la guerre de position requiert « des qualités exceptionnelles de patience et d’esprit inventif ». La société de masse, traversée par des courants d’influence multiples, n’est pas malléable à l’envi. Les pires crises économiques ne suffisent pas à mobiliser ceux qui les subissent autour d’un projet réformateur. Il faut donc étendre l’effort de guerre à tous les niveaux de la vie sociale, s’enraciner dans le vaste et multiple terrain de ses superstructures, nourrir des foyers d’influence dans l’économie, l’éducation, les médias, la culture populaire et savante… qui sont les tranchées de la guerre moderne. Par ces dispositifs institutionnels et culturels, une conception du monde s’assure de son triomphe. Elle inculque ses valeurs, elle modèle l’opinion à son image. Ainsi se constitue la « structure idéologique d’une classe dominante – néo-libérale par exemple – c’est-à-dire l’organisation matérielle vouée à maintenir, à défendre et à développer le ”front” théorique ou idéologique ».

Ne jamais rompre avec le sens commun et la dynamique politique

Dessin de ©Claire Cordel

Au-delà des « lieux » fictifs ou réels, au sein desquels les acteurs politiques mènent la guerre de position, on peut étendre cette lutte à l’ensemble des signifiants sur lesquels repose une certaine hégémonie. Ainsi, les forces politiques en présence doivent conduire des assauts pour s’emparer de ces bastions que sont la crédibilité, la justice, l’autorité, etc. L’enjeu n’est pas de mimer l’adversaire, mais de travailler le sens de ces notions, tout en s’en emparant. Cette lutte ne consiste donc pas à produire une vision du monde hors-sol et à la faire fructifier dans l’ensemble de la société. Il ne suffit pas de diffuser une idéologie abstraite. Une vision du monde, pour se répandre, doit absolument puiser dans l’état idéologique et culturel d’une société donnée. Le sens commun, à la fois unifié et fragmenté, est le terrain de lutte de la guerre de position. La bataille politique est alors une lutte pour le sens. Elle est inséparable d’une analyse permanente de l’état idéologique de la société, de reconnaissance du terrain sur lequel la lutte a lieu. Il ne s’agit pas uniquement d’analyse, mais aussi de capacité à « sentir ». Gramsci explique ainsi que : « L’élément populaire « sent » mais ne comprend pas ou ne sait pas toujours ; l’élément intellectuel « sait », mais ne comprend pas ou surtout ne « sent » pas toujours ». Les stratèges et les intellectuels organiques producteurs d’idéologie ne doivent jamais oublier cette donnée, et doivent donc toujours tenter de s’imprégner de ce sens commun avant de tenter le travailler à leur tour. Sans quoi leur adversaire occupera le terrain.

Emmanuel Macron, le 11 décembre 2014. ©Le Web

“Emmanuel Macron n’est donc pas une « dernière cartouche du système ». Le bloc hégémonique néolibéral, tant qu’il n’est pas désarticulé profondément par une guerre de position adéquate, trouve toujours un moyen de diminuer la pression en incorporant une partie de la critique des forces adverses.”

L’art de la politique moderne est un art dynamique, car le terrain de la lutte n’est jamais statique, et le sens commun, diffracté, ne l’est pas non plus. La guerre de position est donc aussi, d’une certaine façon, un art du repositionnement permanent. C’est ce qu’a bien compris Emmanuel Macron. Devant la dévalorisation symbolique des partis politiques, il a incorporé une partie de la critique destituante envers le « système », il a pris en charge une partie de ce sens commun, et a mené un projet de régénération qui refonde l’hégémonie néolibérale. Comme la critique artiste de Mai 68 en son temps, absorbée avec brio par le capitalisme grâce au néo-management « joyeux et inventif » ou grâce à la valorisation de « l’autonomie du travailleur » comme le décrivent Eve Chiapello et Luc Boltanski dans Le nouvel esprit du capitalisme (1999), le projet macroniste a incorporé une partie de la critique démocratique qui structurait les dernières années, et qui s’exprimait par la crise de représentation des partis et par un vote « souverainiste » croissant. L’omniprésence de la thématique de la « société civile » est au cœur de cette stratégie de régénération du projet néolibéral. Emmanuel Macron n’est donc pas une « dernière cartouche du système ». Le bloc hégémonique néolibéral, tant qu’il n’est pas désarticulé profondément par une guerre de position adéquate, trouve toujours un moyen de diminuer la pression en incorporant une partie de la critique des forces adverses. Ainsi, une stratégie pertinente exige de débouter le bloc hégémonique néolibéral de toutes les positions qui assurent sa cohérence globale et sa capacité régénératrice.

Le grand soir n’aura pas lieu

Les forces contre-hégémoniques ne peuvent donc espérer un « grand soir » ou une étincelle qui « mettra le feu à la plaine », et conduirait à remodeler définitivement les rapports de force. En France, seule l’élection présidentielle est un moment de politisation suffisamment puissant pour que les rapports de force basculent dans les grandes largeurs. Que faire dans l’interlude ? Il faut mener un travail de sape multidimensionnel. Sans être exhaustif, produire des cadres, développer une vision du monde, investir les médias, se constituer en média, analyser l’adversaire, l’affaiblir sur les points clés sur lesquels sa domination repose et construire une crédibilité sont autant d’objectifs intermédiaires à atteindre dans la guerre de position. Ils n’ont néanmoins de sens qu’en étant articulés afin de se doter d’une capacité à déterminer l’agenda, car la maîtrise de la narration de la politique est sûrement le meilleur moyen de conquérir la centralité. La détermination de l’agenda doit être globale, et ne peut pas se réduire à l’agenda de la lutte sociale. C’est pourquoi une force culturelle structurée doit offrir une vision du monde générale et unifiée. La politique est alors à la fois une lutte pour le sens et pour la construction du récit quotidien de la société sur elle-même.

Le clivage gauche-droite est-il dépassé ?

Crédits photos
De gauche à droite Manuel Bompard, Chantal Mouffe et Lenny Benbara.

Vous avez manqué notre Université d’été ? Retrouvez notre débat sur l’actualité du clivage gauche-droite avec Chantal Mouffe et Manuel Bompard (LFI).

 

 

Crédits photo : ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Le Mouvement Cinq Étoiles est Laclausien sans le savoir – Nello Preterossi

Germinello Preterossi, philosophie du droit et des idées politiques.

Nello Preterossi est enseignant-chercheur en philosophie du droit et en histoire des doctrines politiques à la faculté de droit de Salerne. Il est notamment spécialiste de Carl Schmitt et d’Antonio Gramsci. Il est par ailleurs un fin observateur des dynamiques politiques italiennes.


LVSL – Avant les élections, tout le monde pensait que Berlusconi reviendrait au pouvoir. Pourquoi cela ne s’est-il pas produit ?

Nello Preterossi – Pour Berlusconi, les élections ont constitué une déception parce qu’il espérait arriver devant la Ligue. Pour la première fois, Berlusconi a échoué : il a été vidé de sa substance en tant que phénomène politique. La Ligue a conquis l’hégémonie à droite et au centre-droit. Les choses se sont passées comme si Matteo Salvini était l’héritier naturel de Berlusconi – et ce, non parce que Berlusconi l’aurait choisi, mais parce que les électeurs de droite l’ont décidé.

C’est quelque chose de nouveau pour Berlusconi : par le passé, quand il perdait, c’était de justesse. Il y a quelques années encore, il renvoyait une image énergique. Il s’en sortait grâce à ses sketchs et à ses gags. Cette fois, le  disque s’est rayé pour plusieurs  raisons.

Forza Italia a été au pouvoir pendant très longtemps. Il lui est donc difficile d’apparaître en rupture et de représenter une alternative à l’austérité européenne. Au contraire, Salvini est jeune et apparaît, aux yeux des Italiens, comme celui qui a le courage d’évoquer certaines réalités avec clarté. Il parle régulièrement de la dégradation des conditions de travail. Ce sont là les conséquences logiques des politiques européennes imposées violemment, notamment depuis le gouvernement Monti. Salvini a également critiqué la Loi Fornero [une loi qui a eu pour conséquence une hausse importante de l’âge de départ à la retraite en Italie] et insisté sur le fait que de nombreuses personnes ne pourront pas partir à la retraite avant de nombreuses années. On peut discuter des points positifs de cette réforme. Reste que cette loi, votée sous le gouvernement Monti et soutenue par le Parti Démocrate et Forza Italia, a été imposée avec une violence extrême. Tout s’est passé en une nuit. Des personnes qui devaient prendre leur retraite le mois suivant se sont retrouvées à devoir l’attendre encore 6 ou 7 ans.

LVSL – En 2013, quand Matteo Salvini prend la tête de la Ligue, celle-ci rassemble péniblement 4% des électeurs. Aujourd’hui, elle tutoie les 18%. [Les sondages vont jusqu’à la donner à 27% en cas de nouvelles élections] Quelle a été la stratégie du leader leghiste pour arriver à ce résultat ? 

Nello Preterossi – Il faut reconnaître à Salvini de l’habileté tectique et une certaine épaisseur politique. Je sais qu’un tel propos ne fait pas consensus : il est en effet assez insupportable de reconnaître qu’un leader qui soutient des positions parfois inacceptables puisse en même temps être brillant. Cela ne demeure pourtant pas moins vrai. Lorsqu’il  prend la tête de sa famille politique, celle-ci était en état de mort clinique à cause de nombreux scandales. Elle est alors recroquevillée sur ses bastions nordistes. Salvini l’a transformée en un parti d’envergure quasiment nationale. La Ligue recueille désormais 20% des voix en Emilie-Romagne, et une proportion non négligeable de voix en Ombrie et en Toscane, régions où le parti communiste obtenait jadis des majorités absolues. Il en a également rassemblées beaucoup dans le Latium. Son score est certes un peu plus faible dans le Sud.

“La vérité, c’est que la mondialisation n’est pas un dîner de gala, malgré ce que peuvent en dire ses partisans, y compris à gauche. La crise du néolibéralisme a fait déborder le vase. Salvini profite de cette vague et transforme la Ligue en un parti lepénisant, sans toutefois porter en bandoulière le patrimoine encombrant de la famille le Pen.”

Est-ce que ceux qui ont voté Parti Communiste, puis Parti Démocrate, dans les régions du Nord, sont soudainement devenus fascistes et xénophobes ? Je ne le crois pas.

La vérité, c’est que la mondialisation n’est pas un dîner de gala, malgré ce que peuvent en dire ses partisans, y compris à gauche. La crise du néolibéralisme a fait déborder le vase. Salvini profite alors de cette vague et transforme la Ligue en un parti lepénisant, sans toutefois porter en bandoulière le patrimoine encombrant de la famille le Pen.

Il faut bien comprendre ce qu’était la Ligue du Nord avant Salvini. Lorsqu’elle s’affirme dans les années 1990, la Ligue est une force nordique qui désigne ses ennemis : la caste, les voleurs, le gaspillage et le clientélisme. On peut presque qualifier sa matrice d’antifasciste, ou à tout le moins de non autoritaire. La Ligue n’a donc pas la même histoire que le FN : la Ligue ne provient pas du Mouvement Social Italien [Parti néo-fasciste né suite à la dissolution du Parti National Fasciste] et n’a aucun lien avec les héritiers de Mussolini. D’une certaine manière, la Ligue est vue comme un parti populaire et démocratique. Son électorat est constitué d’ouvriers qui se sont détournés du Parti Communiste. Aujourd’hui, diverses forces votent pour elle. Quand un parti recueille plus de 30% des voix dans des régions relativement aisées, il faut se poser des questions : je ne crois pas que tous ses électeurs soient fascistes et racistes.

Matteo Salvini, en compagnie de Marine Le Pen, Gerolf Annemans (Vlams Belang belge), Geert Wilders (PVV néerlandais) et Harald Vilimsky (FPÖ autrichien). ©Euractiv.com

Naturellement, la question migratoire est un facteur de perturbation. Elle n’a pas été prise en main, d’abord parce qu’elle est délicate, ensuite parce que la gauche a balbutié, pensant qu’il était possible d’apporter une solution « rhétorique » au problème, plutôt que des réponses sociales, via l’intégration. L’argument de Salvini est rude mais efficace. Il dit : “Vous ne faîtes rien pour les Italiens, par contre vous faîtes des choses pour les immigrés ?” Évidemment, ce n’est pas vrai. Rien n’est fait, pas plus pour les immigrés que pour les Italiens. Les élites ne s’intéressent aux immigrés que dans la mesure où ils sont à leur service, puis ils s’en désintéressent dès qu’elles rentrent chez elles. À Rome, quels habitants sont confrontés aux immigrés dans la vie quotidienne ? Ceux qui vivent dans les périphéries ou dans des quartiers où les conditions de vie sont déjà difficiles à cause de la pauvreté, du chômage, et de la dégradation des services publics. Dans ce contexte, la réaction populaire est la suivante : “Ils nous ont abandonné  Ils font venir des immigrés, et nous laissent livrés à nous-mêmes pour résoudre les problèmes”. Salvini profite de tout cela. Il tisse des liens entre les enjeux sociaux et identitaires. C’est très dangereux mais c’était prévisible.

“Salvini incarne donc quelque chose d’étrange : il a d’un côté une forte sensibilité sociale, de l’autre une pulsion anti-étatiste. Il fusionne ces deux pôles, et cela fonctionne.”

Vous me demandez comment Salvini a-t-il fait pour connaître un tel succès ? La réponse est simple. Il tient un discours de « vérité » sur plusieurs questions qu’il met en relation. Donne-t-il des réponses adéquates ? La plupart du temps non. Il n’en demeure pas moins qu’il pointe du doigt les problèmes. Il ne faut pas croire que si Salvini n’exploitait pas ces problèmes, ceux-ci n’existeraient pas. En politique, il faut savoir aborder les défis et les problématiques. J’apporterais une réponse différente aux problèmes soulevés par Salvini. Regardez sur l’euro, par exemple : Salvini est le seul à dire la vérité. La zone euro impose aux pays les plus fragiles la déflation salariale et le chômage. Revendiquer la supériorité du droit constitutionnel italien sur le droit européen est une revendication légitime.

Tout en tenant ce discours, Salvini propose l’instauration d’une flat tax, ce qui est en contradiction totale avec le cœur même de la Constitution italienne. L’Italie se distingue en effet par la constitutionnalisation de la progressivité de l’impôt. C’est ce que l’on a appelé le constitutionnalisme social, c’est-à-dire l’idée que l’on doit redistribuer les ressources aux plus démunis en les prenant aux plus aisés. Sur ce point, le discours de Salvini présente une contradiction flagrante : il défend la Constitution italienne et défend une fiscalité en contradiction avec la dite Constitution. Salvini est un mélange de revendications d’autonomie politique, de souveraineté démocratique, et de libéralisme. Il défend l’idée que moins il y a d’impôts, mieux vont les choses. Cela le rapproche fortement de Berlusconi. Salvini incarne donc quelque chose d’étrange : il a d’un côté une forte sensibilité sociale, de l’autre une pulsion anti-étatiste. Il fusionne ces deux pôles, et cela fonctionne.

LVSL – Que pensez vous de l’alliance  entre la Ligue et le M5S ?

Nello Preterossi – Si ces deux forces incarnent une même volonté de changement, il y a tout de même des différences importantes entre ces deux formations. Le M5S hérite d’une partie significative de l’électorat de centre-gauche. Sa progression entre 2013 et 2018 est due au transfert de voix entre le PD et le M5S. Ce type d’électorat a des idéaux et poursuit des objectifs qui sont peu compatibles avec ceux de la Ligue sur certaines questions : la question migratoire, la question fiscale et la question européenne. Cet électorat reste marqué par l’européisme caractéristique d’une certaine gauche.

LVSL – Sur la question européenne, le M5S a changé de position assez radicalement [L’entretien a eu lieu avant la crise avec les institutions européennes et le président Mattarella]. Comment s’explique ce changement ?

Nello Preterossi – Personne ne sait s’il s’agit d’un changement réel ou de façade. Je pense qu’un choix tactique a été opéré pour rassurer certains pouvoirs ainsi qu’une partie de l’électorat. Le M5S a voulu donner l’image d’un parti neuf, modéré, et rassurant.

Dans le Sud en particulier, le M5S incarne une forme de nouvelle grande Démocratie Chrétienne [Parti politique centriste, qui a longtemps disputé au Parti Communiste l’hégémonie du champ politique italien dans les décennies d’après-guerre]. Dans ces régions, le M5S réalise des scores souvent supérieurs à 40%. Cela signifie que quelque chose a profondément changé dans la société. Le taux de chômage dont est victime le Sud n’est pas tenable dans une démocratie. Quelque chose peut se passer.

Le fait que des gens aient voté en masse pour casser l’ancien système politique italien est un symptôme de la crise que traverse la démocratie italienne. Le M5S revendique l’honnêteté. C’est un vieux thème, qui rappelle celui de la morale politique et institutionnelle évoquée par Enrico Berlinguer [leader du Parti Communiste italien jusqu’à la fin des années 70]. Je souhaiterais vous faire remarquer que le M5S attire autant les jeunes précarisés que les votes issus de la bourgeoisie. À titre d’exemple, le M5S a gagné à Chiaia, le quartier bourgeois de Naples.

“Dans cette simplification populiste qui s’exprime à travers un leader, des revendications différentes s’articulent. Il parvient à regrouper de nombreuses demandes : prise en compte des questions sociales, moralisation de la vie politique, opposition à cette administration publique inefficace et aux coupes budgétaires. Le M5S structure ces demandes sur un mode égalitaire.”

Dans le Sud, ce parti constitue une force transversale, inter-classiste et hégémonique. Évidemment, c’est une hégémonie qui pourrait aussi se dégonfler, car elle est laclauienne [d’Ernesto Laclau, théoricien avec Chantal Mouffe du populisme de gauche.] Le M5S est laclauien, sans le savoir.

LVSL – Dans quel sens le M5S est-il laclauien ?

Nello Preterossi – Si l’on analyse les bizarreries et particularités du M5S, on se rend compte que Beppe Grillo en a été la grande auctoritas, la grande autorité interne et externe, un patron vertical qui vous approche et vous parle. Sans Grillo, le M5S n’aurait rien fait. Avant de créer un mouvement politique, Grillo tenait un blog dans lequel il dénonçait les mesures prises par les gouvernements sociaux-démocrates. Il pense alors à se lancer en politique, et renouvelle sa carte au PD qu’il proposait de transformer. Ce geste a certes sa part de provocation. Il se rend ainsi compte qu’il n’y a aucun moyen de changer le PD de l’intérieur. Il sent la poussée contestataire qui monte au sein de la société italienne.

À la suite de cela surviennent la crise structurelle de 2008, l’austérité, et le gouvernement Monti : une autoroute s’ouvre pour le M5S. Grillo devient celui qui incarne ce sentiment anti-politique et cette opposition à la caste. Dans cette simplification populiste qui s’exprime à travers un leader, des revendications différentes s’articulent. Il parvient à regrouper de nombreuses demandes : prise en compte des questions sociales, moralisation de la vie politique, opposition à cette administration publique inefficace et aux coupes budgétaires. Le M5S structure ces demandes sur un mode égalitaire. Se développe l’idée d’une horizontalité, d’une égalité entre tous les citoyens et d’une disparition des corps intermédiaires. Évidemment, c’est irréalisable, mais cette idée de citoyens qui s’auto-organisent, se regroupent, bref l’idée d’une horizontalité structurée par un réseau, s’impose grâce au message de Grillo.

Il faut cependant noter la présence de la Casaleggio Associati [ndlr, le M5S appartient à une entreprise de marketting, la Casaleggio Associati, du nom de l’idéologue Roberto Casaleggio aujourd’hui décédé]. C’est sans doute le point le plus trouble du M5S, parce qu’il est difficile de savoir clairement qui prend les décisions, de quelle manière, d’où vient et comment est géré l’argent. On est face à une situation paradoxale : le M5S profite de la crise du néolibéralisme, et en même temps, croît à partir de la mentalité néolibérale et de l’individualisme croissant de la population. Le mouvement est un contrat notarié, derrière lequel se cache une société de communication privée. Di Maio parle de « contrat de gouvernement » et non « d’accord » car l’accord contient l’idée de compromis. Il laisse penser que le gouvernement pourrait être le résultat d’un vrai contrat en bonne et due forme comme ils sont faits entre agences, entre consommateurs et entre entreprises.

Il est naïf de penser qu’il suffit d’agir avec de bonnes intentions et d’être honnête. C’est important pour le salut de votre âme, mais sur le terrain politique, cela ne fonctionne pas de cette manière. Les gouvernants devront affronter une série de nœuds : les contraintes imposées depuis l’étranger, le poids des marchés internationaux, la libre circulation des capitaux, etc. Comment pourront-ils mettre en oeuvre toutes leurs promesses dans ces conditions ? Leur réponse n’est finalement pas si différente de celle de Renzi. Ils souhaitent pouvoir jouer sur les marges laissées par les traités pour mettre en place des réformes qui ne soient pas totalement incompatibles avec l’austérité. À ce titre, Renzi a introduit un surplus de pouvoir d’achat de 80 euros. Le M5S compte, lui, mettre en place un revenu de citoyenneté. Ce sera peut-être déjà trop pour les gouvernants européens.

Beppe Grillo, fondateur et figure tutélaire du Mouvement Cinq Etoiles ©Niccolò Caranti

Cependant, ce n’est pas suffisant pour l’Italie : le pays a besoin d’investissements publics pour créer des emplois, d’une réduction des impôts sur le travail, de politiques contre la pauvreté, d’un revenu d’inclusion sérieusement financé, voire d’un revenu de citoyenneté conçu comme un instrument d’intégration et non de substitution à l’économie du travail. Combien tout cela coûte-t-il ? Au moins 5-6% du PIB soit entre 60 et 80 milliards d’euros. C’est un argent que nous n’avons pas. J’ajoute qu’il ne faut pas compter sur une reprise de la croissance. On ne pourra donc pas améliorer les conditions de vie des gens en jouant simplement sur les petites marges de manoeuvre que nous laisserait le carcan de l’austérité.

“Transformer l’euro en fétiche, en divinité, c’est faire le jeu des forces de droite. Si on le fait, on crée un grand vide politique, qui doit nécessairement être occupé par quelqu’un d’autre. En Italie, c’est la Lega qui est susceptible de le faire.”

Ce qui est extraordinaire, c’est que l’on a l’impression qu’en Italie, tout le monde pense avoir la recette pour tirer le meilleur parti des règles d’austérité budgétaire. Une fraction du M5S sait que cela n’est pas possible et tente donc de poser le problème de la zone euro. Toutefois, elle refuse de le faire clairement et explicitement. Les dirigeants du M5S ne veulent pas avoir l’air de ceux qui violent les pactes sans arrêt. Au fond d’eux-mêmes, ils savent peut-être que les réformes qu’ils prônent les mettront tôt ou tard au pied du mur ; ou alors ils sont inconscients, et croient vraiment pouvoir gouverner mieux dans le cadre de l’austérité européenne. Je crains que la deuxième analyse ne soit correcte concernant Luigi di Maio et ceux qui l’entourent. Les bruits courent que le M5S serait scindé entre Di Maio et Casaleggio d’un côté, Di Battista, Fico et Grillo de l’autre.

Une chose est sûre : depuis qu’ils sont aux portes du pouvoir, ils pensent qu’il faut envoyer un message rassurant. Pour cela, ils adoptent une posture pro-européenne et atlantique, comme s’ils voulaient souligner qu’il est nécessaire de faire un pacte avec les puissants.

Pour être honnête, le fait qu’ils aient choisi Giacinto della Cananea (juriste de grande valeur qui incarne l’establishment italien) pour présider un comité destiné à vérifier la compatibilité du programme du M5S avec ceux des autres partis, me fait penser qu’ils sont très disposés à s’institutionnaliser. C’est partiellement inévitable. La réalité reste la suivante : s’ils perdent leur énergie politique, le dynamisme que l’approbation du peuple leur a donné, cette approbation populaire disparaîtra.

De ce point de vue, Salvini semble tenir un discours plus constant. Il suffit de penser aux positions qu’il tient sur la Syrie, sur l’alliance atlantique, et même sur l’Europe. Quand il dit à Mattarella [le Président italien] que la Lega respectera les accords par lesquels l’Italie est engagée, mais pas au point d’aller à l’encontre du bien-être des Italiens, il pose une limite. Je ne fais pas l’éloge de Salvini. Je pointe du doigt le fait que certains problèmes devront être traités. J’espère qu’ils ne le seront pas par Salvini.

Il n’en demeure pas moins qu’il faudra dire la vérité sur la zone euro, et sur la mondialisation. Cette dernière provoque une crise de la démocratie et de la société italienne. Est-il possible de réformer la mondialisation ? Pour le faire, il faudrait reconquérir l’autonomie de l’Etat et notre souveraineté démocratique. À cette fin, il faut mener à bien une critique de la mondialisation et de l’européisme. Transformer l’euro en fétiche, en divinité, c’est faire le jeu des forces de droite. Si on le fait, on crée un grand vide politique, qui doit nécessairement être occupé par quelqu’un d’autre. En Italie, c’est la Lega qui est susceptible de le faire. Ailleurs en Europe, ce sont d’autres mouvements de droite identitaire qui prospèrent sur la désignation de bouc-émissaires. Le moins que l’on puisse dire est que ce n’est pas une belle perspective.

LVSL – Dans quelle mesure peut-on rapprocher le M5S d’autres mouvements politiques, comme la France Insoumise ou Podemos ?

N.P – Du point de vue du contenu, des idéaux et du profil identitaire, on peut, dans une certaine mesure, rapprocher le M5S de la France Insoumise et de Podemos. Des similarités avec Podemos son observables dans l’organisation. Ces deux forces sont muées par l’idée d’auto-organisation, d’horizontalité, et de société civile. Mélenchon et Podemos tentent de se situer au-delà du clivage gauche-droite. C’est la même chose pour le M5S, qui est encore plus transversal et post-idéologique que ces mouvements. Le M5S occupe l’espace qui, ailleurs, est occupé par des partis populistes laclauiens.

La théorie de Laclau – que les dirigeants du M5S ne connaissent pas – a beaucoup de défauts mais a le mérite de fonctionner. Elle décrit la forme populiste que prend actuellement la politique. Elle pose une frontière politique [Ndlr, Ernesto Laclau et Chantal Mouffe ont théorisé le populisme comme une opération conflictuelle qui vise à créer une frontière politique entre un “eux” et un “nous”]. Le M5S définit cette frontière. Il occupe cet espace. Il paraît donc difficile qu’un autre mouvement populiste laclauien puisse émerger. Il n’est pas dit qu’il ne puisse pas naître dans un futur proche, si le M5S entre en crise.

Reste qu’actuellement, le M5S obéit à la logique laclauienne. Il incarne la logique du signifiant vide [Ndlr, chez Laclau, les signifiants vides sont des mots et des symboles consensuels dans la société que l’on charge politiquement pour assoir son hégémonie sur le champ politique]. J’ajouterais qu’un signifiant ne peut pas être complètement vide. Ernesto Laclau le disait aussi. Le signifiant vide, si on suit les théories reprises de Lacan, est vide fonctionnellement, c’est-à-dire qu’il fonctionne parce qu’il est vide. Politiquement, cependant, il ne peut pas être réellement vide. Des contenus politiques remplissent le signifiant vide. A mon avis, il est bon qu’il en soit ainsi, parce que la différence entre un mouvement et un autre est constituée par les contenus dont ils sont chargés.

Si nous prenons au sérieux la question de l’hégémonie gramscienne, le contenu doit entrer en jeu. On ne peut pas dire que le signifiant vide est suffisant, parce qu’à la fin il devient une réalité purement rhétorique. C’est l’une des limites de Laclau. C’est sa force et sa limite. Ce que contient le signifiant est important, car on ne peut conquérir l’hégémonie que si on parvient à répondre à des questions réelles, à travers un programme politique qui ne peut être simplement rhétorique. Il doit représenter des intérêts matériels. Sinon, un mot en vaut un autre. Le populisme, qui épouse la forme du conflit qui traverse les sociétés contemporaines, peut-il en être la solution ? En tant que lecteur de Gramsci, je l’espère. Un populisme de gauche doit néanmoins être chargé de contenu pour qu’il soit identifié comme étant de gauche.

Le logiciel du M5S est très simpliste. Cependant, les pulsions qu’il accueille sont des pulsions sociales. Prenons l’exemple du revenu de citoyenneté. C’est devenu un instrument très efficace de lutte politique. C’est un symbole. Cela est du au fait que, depuis une décennie, la population a été totalement laissée à elle-même alors que sa situation sociale se dégrade. Le M5S, instinctivement ou peut-être avec une astucieuse stratégie de communication derrière, a produit des propositions qui tirent leur force de leur simplicité. Le M5S parvient à articuler plusieurs demandes, sur un mode laclauien. Imaginez si la gauche historique avait réalisé cette opération, si elle s’était détournée de ce récit selon lequel tout va bien. Elle aurait du abandonner depuis longtemps ce récit qui a servi à faire passer la précarité, la flexibilité, les politiques anti-sociales et anti-populaires. Les héritiers de ce récit sont devenus partie intégrante de l’establishment. Le PD est le parti de l’establishment. Résultat : la proportion de la société qui les soutient représente à peine un quart de la population au lieu de deux tiers auparavant.

Je trouve singulière la prolifération d’écrits contre la démocratie : on lui reproche de porter au pouvoir des gens qui manquent de compétence. Dès que le peuple ne vote pas pour l’establishment, il devient “la masse”. Or sans le peuple rien ne se fait : entre le monarque de droit divin et le peuple, il faut choisir. Le peuple est une pluralité qu’il faut ramener à l’unité d’une façon ou d’une autre. S’en prendre à l’électorat, en répétant que les électeurs “ne nous ont pas compris” est la chose la plus stupide qui soit : non, c’est vous qui vous êtes mal exprimés. Ou alors ils ont très bien compris que vous avez fait le Jobs Act [Ndlr, une loi votée sous un gouvernement dirigé par le Parti Démocrate, qui flexibilise considérablement les conditions de travail des Italiens], et que vous avez soutenu le gouvernement Monti. Que les choses soient claires : Renzi n’est pas un novateur. Il est le chant du cygne noir. Il incarne la soumission au néolibéralisme. C’est un Tony Blair rance, et de petite qualité.

Entretien réalisé par Lenny Benbara pour LVSL. Retranscrit par Francesco Scandaglini et traduit par Florine Catella.

“La bataille n’est pas entre droite et gauche, mais entre citoyens et puissants” – Entretien avec Alessandro Di Battista, numéro 2 du M5S

Alessandro DI Battista pendant la campagne électorale.

Alessandro Di Battista, 39 ans, est l’une des principales figures du Mouvement Cinq Etoiles, le premier parti politique d’Italie. Avant de rejoindre le mouvement de l’humoriste Beppe Grillo, Di Battista a travaillé pour l’UNESCO et auprès du Conseil Italien pour les Réfugiés (CIR). Il a également parcouru l’Amérique latine en tant que reporter. Élu à la chambre des députés en 2013 pour la région du Lazio, il réalise une entrée remarquée dans la politique institutionnelle. Alors que le Mouvement Cinq Etoiles verrouille scrupuleusement sa communication, il est l’un des rares députés à s’exprimer devant les caméras, et la virulence de ses interventions en font l’un des porte-paroles les plus en vue. Souvent considéré comme le représentant de l’ « aile gauche » du parti, garant de son esprit contestataire originel, Di Battista est aussi régulièrement présenté comme l’alter ego de Luigi Di Maio, leader du M5S depuis 2017 et actuel Ministre du développement économique et du travail. Lors de la campagne décisive pour les élections de mars 2018, tandis que Di Maio entame une quête de respectabilité auprès des élites économiques italiennes et européennes, Di Battista sillonne les places du pays et harangue la foule au cours de meetings survoltés. Alessandro Di Battista aime cultiver et mettre en scène sa proximité avec les citoyens ordinaires, les « gens d’en bas ». Le 25 avril dernier, avant la concrétisation de l’alliance de gouvernement entre le M5S et la Lega (extrême-droite), il nous recevait au seuil d’un modeste café à deux pas de son appartement, au Nord de Rome. Dans ce long entretien, celui qui a renoncé à se présenter à sa réélection pour se consacrer à sa famille, « faire le tour du monde et écrire », évoque volontiers l’identité, insaisissable, de l’OVNI politique M5S. Nous l’avons également invité à nous en dire plus sur son expérience en Amérique latine, son rapport aux gauches européennes et à Emmanuel Macron, sur la démocratie directe et la fracture Nord-Sud en Italie, ou encore sur les positions fluctuantes du M5S au sujet de la question européenne. 


LVSL – Dans votre livre A testa in su, vous revenez sur votre expérience en Amérique Latine, et vous écrivez : « Cette année au Guatemala m’a amené à me passionner pour la politique avec un P majuscule ». Qu’entendez-vous par politique avec un P majuscule ? De quelle manière cette expérience latino-américaine a-t-elle été structurante pour vous ?

Alessandro Di Battista – Pour moi, la politique est sans doute l’activité la plus importante qu’un être humain puisse exercer. Les politiques, peut-être les partis, l’ont dévalorisée. Cela dit, pour moi, la politique est splendide. Ainsi, quand je parle de politique avec un P majuscule, je parle de la politique qui se fait partout, et pas seulement à l’intérieur du parlement. J’ai passé quasiment un an au Guatemala. J’y suis retourné pour travailler dans une communauté indigène composée d’ex-guérilleros. Ils s’étaient rassemblés après les accords de paix et tentaient de vivre une vie un peu plus digne et juste, tous ensemble.

J’étais alors conscient des problématiques de ce pays, qu’elles soient sociales, économiques ou financières. J’ai vu comment s’organisaient ces gens qui cherchaient simplement à se construire une vie digne. Pour moi, la politique, c’est la résolution collective des problèmes. C’est se mettre ensemble, et essayer de trouver une solution pour résoudre un problème précis. La politique avec un P majuscule, c’est cela. Ce ne sont pas les partis et les élections. Les élections sont importantes bien sûr, mais pour l’amour de Dieu, la politique doit signifier la tentative collective d’améliorer la société dans laquelle nous vivons. Dans ce sens-là, la politique avec un P majuscule, j’en ferai toute ma vie, y compris en dehors du parlement.

LVSL – Ce lien avec l’Amérique Latine est un point que vous avez en commun avec plusieurs leaders de Podemos et Jean-Luc Mélenchon. Qu’est-ce qui vous rapproche et qu’est-ce qui vous distingue d’eux ?

Alessandro Di Battista – Je ne connais pas les propositions qu’ils mettent en avant de manière exhaustive. Je ne connais personnellement ni Pablo Iglesias ni Jean-Luc Mélenchon. Reste que j’ai un peu étudié leurs programmes et leurs débats. Il me semble que ces forces politiques, tout comme le Mouvement 5 Étoiles, se sont beaucoup intéressées aux droits économiques et sociaux. C’est ce que toute force politique devrait faire. Cela dit, il me semble que ces deux partis sont très connotés à gauche sur le plan politique. Bien que Podemos ait toujours expliqué qu’il se situait en dehors du clivage gauche/droite, ces deux forces sont ancrées dans cet espace politique. Elles restent perçues comme des formations de gauche.

Avant le Mouvement 5 Étoiles, j’ai toujours voté à gauche. Cependant, aujourd’hui, gauche et droite sont deux catégories qui ne représentent pas les citoyens. Elles ne sont plus capables de représenter, non seulement les nuances politiques qui segmentent les citoyens, mais également le fonctionnement du monde.

« Durant la dernière campagne électorale, l’un des rares arguments du PD a consisté à dire : « nous avons fait tous ces droits civils ». Reste que si les gens ne savent pas comment se déplacer, comment se soigner, et où s’installer pour vivre, ils ne votent pas pour toi. Les jeunes fuient l’Italie car il n’y a pas de travail, et qu’il y a un énorme problème d’éducation publique. Les gens ne votent pas pour les partis qui se concentrent exclusivement sur les droits civils. »

C’est notre principale différence. Podemos et la France Insoumise appartiennent au monde de la gauche. Or, c’est une mouvance qui se meurt.

Elle dépérit avant tout parce qu’elle s’est beaucoup trop concentrée sur les droits civils. Que les choses soient claires : les droits civils sont importants. L’un des derniers votes que j’ai fait au Parlement concernait justement le bio-testament.

Cela dit, je remarque que durant les 30 dernières années, les gouvernements occidentaux se sont concentrés sur les droits civils. Pendant ce temps, les droits sociaux, les droits économiques, et l’État social ont été démantelés. Dans une logique de « social washing », on présente les droits civils comme une avancée. Très bien. Les droits civils sont importants, mais si les droits économiques et sociaux sont abandonnés, alors les gens ne votent pas pour toi.

Le Partito Democratico a massacré l’Etat social de la même manière que Berlusconi. Du point de vue des politiques menées, je ne vois pas de différence entre le PD et Berlusconi. Durant la dernière campagne électorale, l’un des rares arguments du PD a consisté à dire : « nous avons fait tous ces droits civils ». J’ai compris. C’est important. Il n’y a aucun doute là-dessus. Reste que si les gens ne savent pas comment se déplacer, comment se soigner, et où s’installer pour vivre, ils ne votent pas pour toi. Les jeunes fuient l’Italie car il n’y a pas de travail, et qu’il y a un énorme problème d’éducation publique. Les gens ne votent pas pour les partis qui se concentrent exclusivement sur les droits civils.

En cela, le Mouvement 5 Étoiles est différent de toutes les autres formations européennes. Je note que le score du Mouvement 5 Étoiles a été beaucoup plus élevé que celui de Mélenchon ou de Podemos, ce qui laisse à penser que notre méthode est la bonne.

« Le populisme, c’est la capacité de déceler les exigences populaires. Et aujourd’hui, ce que je peux vous dire, c’est qu’il est nécessaire de placer à nouveau les droits économiques et sociaux au centre du débat. Tout simplement parce qu’ils n’existent plus en Italie. Ils disparaissent aussi petit à petit en France, alors que ce pays a longtemps été un modèle international d’État social. »

Une dernière remarque. Les médias et les politiques nous définissent comme populistes. C’est la même chose pour Podemos et Iglesias. C’est moins le cas pour Jean-Luc Mélenchon. Je peux me tromper, mais il me semble qu’il n’a pas été défini comme populiste comme nous l’avons été.

LVSL – Mélenchon a également été qualifié de populiste…

Alessandro Di Battista – Peut-être est-ce le cas. Je ne connais pas bien sa situation. Il n’en demeure pas moins que pour moi, ce n’est pas du populisme. Le populisme, c’est la capacité de déceler les exigences populaires au niveau mondial, au niveau national, et au niveau social. Il s’agit ensuite de définir les réponses à apporter. Et aujourd’hui, ce que je peux vous dire, c’est qu’il est nécessaire de placer à nouveau les droits économiques et sociaux au centre du débat. Tout simplement parce qu’ils n’existent plus en Italie. Ils disparaissent aussi petit à petit en France, alors que ce pays a longtemps été un modèle international d’État social.

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Alessandro Di Battista, numéro 2 du M5S, ©Kaspo

LVSL – Avant de venir, nous avons regardé une de vos interventions télévisées. Celle-ci a eu lieu chez vous. Nous avons pu observer que votre bibliothèque est remplie d’auteurs comme Lénine, Brejnev, et Gramsci. En quoi ces auteurs et cette tradition politique et intellectuelle vous inspirent ? 

Alessandro Di Battista – La pensée de Gramsci est pour moi très actuelle. C’est un homme dont l’histoire mérite un énorme respect, une énorme considération, et qui reste pertinent aujourd’hui. En ce qui concerne les biographies de Lénine et Brejnev, c’est avant tout parce que je suis un lecteur friand. Ce journaliste, qui est un peu de gauche, a cadré ces livres, pour jouer un peu, en disant qu’ils ne seraient pas chez Massimo D’Alema, et qu’il les avait trouvés chez moi. Cela dit, à côté, il y a aussi des livres de géographie, des biographies de Gengis Khan ou de Napoléon Bonaparte, ou des livres sur la Révolution française et beaucoup d’autres choses. J’aime lire, j’aime beaucoup les biographies. D’ailleurs, la biographie de Brejnev ne m’a pas vraiment influencé. Je pense être l’un des rares Italiens à avoir une biographie de Brejnev. La vie de Lénine est plus intéressante. J’aime énormément lire. Lire crée de l’indépendance.

« De nos jours, la bataille n’est pas entre droite et gauche, mais entre les citoyens qui veulent reprendre un peu de souveraineté, et les puissants, qui continuent à centraliser non seulement le pouvoir, mais aussi d’énormes richesses. »

Il est vrai que certains journalistes disent que je représente « l’âme de gauche » du Mouvement 5 Étoiles. La vérité est qu’il n’y a ni âme de gauche, ni âme de droite. Je le répète, ce sont des catégories du passé. Nous analysons les problèmes, nous les décortiquons et nous cherchons une solution. Quelquefois, la solution apparaît comme une solution de droite. Soutenir les entreprises avec une banque publique d’investissement peut être vu comme une solution venant de la droite. D’autres penseront à l’inverse qu’il s’agit d’une solution de gauche. Le revenu de citoyenneté peut apparaître comme une solution de gauche au problème de la pauvreté. C’est d’abord une solution juste, qui peut ensuite influer positivement sur l’économie. En effet, certains entrepreneurs y voient des avantages, car cela augmente le pouvoir d’achat des citoyens italiens, ce qui constitue un élément positif pour les entreprises.

Je désavoue complètement ces catégories. Il en a toujours été ainsi dans l’histoire du M5S. On a toujours cherché à nous étiqueter et à nous cataloguer. Ainsi, quand on veut abolir Equitalia [Ndlr, une société publique qui perçoit l’impôt pour le compte de l’État] et avoir une fiscalité plus juste, nous sommes de droite. Pourtant, c’est le centre-droit qui a créé Equitalia. Quand nous voulons protéger les travailleurs, nous sommes de gauche. Or, c’est le centre-gauche qui a aboli l’article 18 du Statut des travailleurs [Ndlr, article qui protégeait les salariés contre les licenciements injustifiés]. Vous voyez bien qu’il y a une sorte de court-circuit à ce sujet. De nos jours, la bataille n’est pas entre droite et gauche, mais entre les citoyens qui veulent reprendre un peu de souveraineté, et les puissants, qui continuent à centraliser non seulement le pouvoir, mais aussi d’énormes richesses. Regardez ce qui se passe au niveau mondial. La richesse est concentrée en si peu de mains…

Dans un mois, je pars avec ma famille. Nous allons voyager de San Francisco à Panama. Je ne suis jamais allé à San Francisco. Cela dit, je lis sur le sujet. San Francisco est probablement une des villes les plus riches du monde. Cette ville a tout pour plaire : la Silicon Valley, Steve Jobs, d’immenses multinationales, des droits civils incroyables, etc. Au niveau mondial, c’est sans doute la ville la plus avant-gardiste pour ce qui concerne les droits civils. Elle porte un discours quasi-libertaire. Or, c’est une des villes du monde où il y a le plus de sans-abris et de personnes qui vivent dans la rue. Vous avez donc le lieu le plus riche du monde, qui en même temps est l’endroit où vivent le plus de personnes dans la rue.

« Je crois aux réseaux sociaux, car si tout n’y est pas bon à prendre, Internet est un lieu où se rompt l’intermédiation. Je me suis un peu intéressé à tout ce qui touche à la blockchain et aux cryptomonnaies, car cela pourrait aussi devenir une façon de rompre un peu les intermédiations financières. Aujourd’hui, ce qui dirige le monde n’est ni la droite ni la gauche, c’est le capitalisme financier. »

Vous voyez que le problème n’est plus de trouver une solution de gauche ou de droite, mais d’apporter un minimum de redistribution des richesses et de rééquilibrage dans la société au niveau mondial. Le statu quo nous amène à l’implosion. L’humanité ne pourra pas y survivre. Je crains des guerres pour l’eau. Je crains une centralisation des pouvoirs. Je crains également l’augmentation des phénomènes de racisme et de xénophobie. Il est clair que ces phénomènes de racisme sont liés à la désintégration de l’État social. Il y a un moyen de détruire la xénophobie et d’attaquer le racisme, c’est de renouer avec les droits économiques et sociaux. Sinon, les populations se battent entre elles. Les pauvres se font souvent la guerre entre pauvres plutôt que de la faire à ceux qui sont responsables. Nous tendons à pointer du doigt ceux qui sont dans une situation pire que la nôtre.

J’ai choisi le M5S car je crois fermement à la rupture de l’intermédiation. Pour moi, l’intermédiation est une manière d’exercer le pouvoir. En fait, je me suis intéressé au mouvement car il a réussi à rompre cette intermédiation entre partis et institutions. Je suis entré au Parlement sans connaître qui que ce soit et sans argent. J’ai dépensé 140€ en frais de campagne la première fois. Je crois aux réseaux sociaux, car si tout n’y est pas bon à prendre, Internet est un lieu où se rompt l’intermédiation. Je sais qu’il y a des problèmes avec les algorithmes et des histoires comme celle de Cambridge Analytica. Je me suis un peu intéressé à tout ce qui touche à la blockchain et aux cryptomonnaies, car cela pourrait aussi devenir une façon de rompre un peu les intermédiations financières. Aujourd’hui, ce qui dirige le monde n’est ni la droite ni la gauche, c’est le capitalisme financier. C’est le primat de la finance sur la politique. Quand je vous parle de politique avec un P majuscule, je parle d’une politique qui commanderait à la finance. C’est la politique, entendue comme représentation de tous les citoyens, qui doit commander la finance. Nous pouvons aussi parler de démocratie directe, car je crois que c’est notre avenir

LVSL – En France, le Mouvement 5 Étoiles est défini comme populiste, anti-système, et tend à être perçu comme incohérent, ou sans colonne vertébrale idéologique. Comment le définiriez-vous ? Quelles sont ses influences idéologiques ?

Alessandro Di Battista – Qui dit cela en France ? Le Monde ? Ce sont sans doute eux qui nous définissent ainsi. C’est encore l’establishment. Les mêmes qui n’ont absolument rien compris à ce qui s’est passé au cours des 10 dernières années. Le comble est qu’il s’agit du même establishment qui a soutenu Hillary Clinton aux Etats-Unis. Finalement, c’est Trump qui a gagné. C’est le même establishment qui a soutenu le « remain ». Or, c’est le Brexit qui a gagné. Ils ne comprennent toujours pas pourquoi.

« Nous sommes le fruit d’une sorte de réaction à un système politique qui ne nous représente plus ! Auparavant, je votais PD, tandis que certains de mes camarades votaient pour d’autres partis. Nous nous sommes dit collectivement : très bien, on va se débrouiller tout seuls »

Probablement parce qu’ils regardent le monde et le Mouvement 5 Étoiles du haut de leur tour d’ivoire dans le centre de Paris. Je les définis comme des intellectuels « faucille et cachemire » [Ndlr, un équivalent de « gauche caviar »]. Que dois-je ajouter ? Que ce serait comme dire que 11 millions d’Italiens sont sans colonne vertébrale idéologique…

Ce n’est pas le cas. Ce n’est évidemment pas le cas. La vérité, c’est qu’à chaque fois que naît un mouvement politique qui tente de changer le système, la première chose que fait le système est de trouver quelque chose qui le décrédibilise. Il tente d’abord de l’étiqueter comme « populiste ». Cela ne marche pas car plus le système nous attaque, plus les personnes qui sont contre ce système injuste soutiennent le Mouvement Cinq Étoiles. C’est donc une stratégie aveugle. Regardez plutôt : ils ont attaqué Trump de tous les côtés, et les gens ont finalement voté Trump.

En définitive, la chose la plus populiste qui soit aujourd’hui est de définir comme populiste une force politique qui tente de changer les choses. Anti-système… On nous a qualifié d’anti-système. Que signifie anti-système ? Vouloir changer les choses ? Oui ! Mais comment essayons-nous de les changer ? En se présentant aux élections, en faisant des réunions sur des places, sans jamais un incident, sans prendre de financements publics, en gagnant les élections à Rome, à Turin, en se présentant aux élections européennes… Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’avons-nous fait de mal ?

Nous nous sommes présentés aux élections et nous avons obtenu de nombreuses voix, voilà tout. C’est ce que les paladins de la démocratie attaquent. La vérité est qu’ils ne parviennent pas à comprendre comment une force politique, fondée par un brillant intellectuel [Ndlr, Roberto Casaleggio], et un comique [Ndlr, Beppe Grillo], a pu s’imposer sans argent public et sans siège au parlement. C’est quelque chose qu’ils ne veulent pas voir. Ils sont là à se creuser la tête. Et que disent-ils ? Attaquons-les, attaquons-les, attaquons-les… Ils ne comprennent pas qu’ils obtiennent l’effet inverse à celui attendu.

Roberto nous a dit une chose : les partis, avant de disparaître, chercheront à nous ressembler. C’est ce qui se passe en ce moment. Je note que quelques élus comme l’ancien vice-président de la Chambre, renoncent au cumul des mandats, à la double indemnité de mandat et au double salaire. Je note aussi qu’ils se déplacent tous sans escorte policière et qu’ils essaient de limiter l’usage des fonds publics. Désormais, ils cherchent à jouer les amis du peuple, à faire des photos dans la rue, en chemise plutôt qu’en costume-cravate. Tout cela est inutile ! Ils tentent de copier le Mouvement 5 Étoiles.

Ils veulent diminuer l’adhésion au Mouvement 5 Étoiles ? Il n’y a qu’une manière de le faire : voter pour les lois que nous voulons ! S’ils réussissent à faire voter une vraie loi anticorruption, un revenu de citoyenneté, un paquet de lois sur les conflits d’intérêts, une politique de soutien aux finances publiques, et de développement des droits économiques et sociaux, le Mouvement 5 Étoiles n’a plus de raison d’exister ! Nous sommes le fruit d’une sorte de réaction à un système politique qui ne nous représente plus ! Auparavant, je votais PD, tandis que certains de mes camarades votaient pour d’autres partis. Ils faisaient comme tout le monde. Ils soutenaient un parti, puis un autre, etc.

Quand ils ont compris que tous ces partis ne les écoutaient pas, nous nous sommes dit collectivement : très bien, on va se débrouiller tout seul ! Le mouvement est donc né des déceptions et lâchetés des autres forces politiques. Voilà la vérité, ils se sont mal comportés. Dans ce cas, essayons nous-mêmes, car pour l’instant personne ne nous représente. Telle est l’alternative : soit je pars du pays, soit je reste et je conspire. Conspirer est un mot merveilleux. Cela veut dire « respirer ensemble », « con spirare ». C’est cela que nous faisons, respirer ensemble, à 11 millions d’Italiens, pour essayer de changer les choses. Ils veulent contrer le Mouvement 5 Étoiles ? Qu’ils approuvent le revenu de citoyenneté ! Génial ! Ils augmenteront le nombre de voix du PD, de la Lega, et ils diminueront le nombre de votes en faveur du Mouvement Cinq Étoiles. S’ils croient pouvoir nous contrer avec des phrases du type : « ce sont des populistes », « ils n’ont pas de colonne vertébrale », « ils n’ont pas de culture politique », « ils ne savent pas ce qu’est la démocratie », ils se trompent. Je connais toutes ces phrases. Berlusconi les disait aussi. Vous pouvez donc aller dire au Monde qu’ils ont la même position que Berlusconi.

LVSL – En 2013, vous avez lancé l’initiative « invite un député à dîner ». En 2016, nous vous avons vu faire la tournée des places pour faire vivre l’opposition à Matteo Renzi. Cette volonté de créer une proximité avec les citoyens semble être votre marque de fabrique. Quels sont vos objectifs ?

Alessandro Di Battista – Pour moi, l’objectif est toujours de rompre l’intermédiation entre citoyens dans et hors de l’institution. Le terme « électeurs » lui-même ne me plaît pas. Que veut dire électeurs ? Cela signifie que je suis celui qui peut être élu, tandis que les autres sont ceux qui ont seulement le pouvoir d’élire ? Durant mes cinq années de parlementaire, j’ai mis en avant ce que vous avez défini comme ma « marque de fabrique ». Ce n’est pas seulement la mienne. C’est celle du Mouvement 5 Étoiles. Faire de la politique partout, et supprimer cette distance entre les citoyens dans et hors de l’institution. Je me suis toujours défini comme un porte-voix des citoyens, et non comme un député de la République. Je suis aussi député, mais pas dans le sens distant que l’on entend généralement. Le terme classe dirigeante ne me plaît pas non plus. Que veut dire classe dirigeante ? Dire que je suis de la classe dirigeante, cela voudrait dire qu’il existe des personnes faites pour diriger, et d’autres faites pour être dirigées. Mais qu’est-ce que la classe dirigeante ?

Je crois fermement à la construction progressive de la démocratie directe. C’est pourquoi aller chez les gens, discuter avec eux, parler de ce qu’ils pensent du M5S, des aspects que l’on pourrait améliorer et de ce qu’ils jugent positivement, est, pour moi, un exemple de démocratie directe. Il s’agit d’un rapport direct ! C’est la même chose dans les places. De la même manière, je suis uniquement allé à des émissions télévisées en direct. J’ai essentiellement fait de la politique sur les places car c’est un lieu où la distance est moins forte et peut être réduite.

Tout cela est fondamental. J’espère aussi que peut-être, un jour, parmi les personnes qui sont venues m’écouter sur les places, il y en aura qui entreront au Parlement, et ce sera alors à mon tour de les écouter depuis les places.

« Je ne dis pas que toute usine doit appartenir aux ouvriers, mais j’estime que les travailleurs doivent pouvoir coopérer au développement de l’entreprise dans laquelle ils travaillent. D’ailleurs, il y a une série d’entreprises qui sont en crise aujourd’hui en Europe, et en particulier en Italie. Ces crises peuvent être affrontées par la responsabilisation des travailleurs, en permettant à ceux-ci de contribuer non seulement au développement mais aussi à la gestion des entreprises. »

Je vois les choses comme cela : la politique est un passage de témoin. Et le témoin, ce sont les idées, qui peuvent ensuite être améliorées par les citoyens. J’ai passé du temps à mener des batailles dans le Parlement. Désormais, il y a quelqu’un d’autre, et peut-être que j’y retournerai la prochaine fois, ou qu’une autre personne y entrera à son tour. Ce principe est fondamental. Bien sûr, il y a le modèle de la « classe dirigeante », du parti, et de la politique professionnelle.

Mais la politique n’est pas une profession. Le journaliste est un professionnel. Le barman, l’avocat, le médecin, l’ouvrier, le glacier, l’entrepreneur sont des professionnels. Ce n’est pas le cas de l’homme politique. Le politique est celui qui se met à disposition de la collectivité, qui travaille un temps limité de sa vie à l’intérieur des institutions, et qui retourne ensuite faire son métier. Je vis la politique de cette façon, et c’est pour cela que j’ai décidé de ne pas me présenter de nouveau.

LVSL – Toujours dans votre livre A testa in su, vous évoquez l’expérience autogestionnaire des ouvriers de la “Fabrica sin patron” en Argentine (l’usine Zanon reprise par les travailleurs en 2001 dans le contexte de la crise économique argentine). Vous proposez un rapprochement avec la politique italienne, avec cette idée que les Italiens doivent s’approprier leur destin. Comment redonner aux citoyens le pouvoir dans la démocratie italienne d’aujourd’hui ? Cela peut-il passer par les instruments de la démocratie directe ?

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A testa in su (La tête haute) , le dernier ouvrage d’Alessandro Di Battista. © Rizzoli

Alessandro Di Battista – En Patagonie, j’ai pu appréhender l’expérience d’ouvriers qui ont récupéré des usines sabotées par leurs patrons. Dans le cas de Zanon, le patron était d’origine italienne. Cette expérience a renforcé ma conviction en faveur de la socialisation des entreprises. Je ne dis pas que toute usine doit appartenir aux ouvriers, mais j’estime que les travailleurs doivent pouvoir coopérer au développement de l’entreprise dans laquelle ils travaillent. D’ailleurs, il y a une série d’entreprises qui sont en crise aujourd’hui en Europe, et en particulier en Italie. Ces crises peuvent être affrontées par la responsabilisation des travailleurs, en permettant à ceux-ci de contribuer non seulement au développement mais aussi à la gestion des entreprises. J’y crois fermement. Je pense également qu’elles doivent appartenir aux travailleurs.

Comment et dans quelle situation ? C’est à voir au cas par cas. J’y crois beaucoup, de même que je crois que les institutions doivent appartenir aux citoyens.

C’est pourquoi je pense que l’introduction d’instruments de démocratie directe, à l’intérieur même de notre Constitution, est décisive. Le Mouvement 5 Étoiles propose de mettre en place une procédure de référendum d’initiative populaire, sans quorum. Ce référendum permettrait aux citoyens italiens de faire des propositions. Actuellement, la Constitution italienne ne prévoit pas cet instrument. Nous n’avons qu’un référendum législatif abrogatif, avec quorum.

Ensuite, il y a l’obligation de discuter de la loi d’initiative populaire au Parlement. Par exemple, lorsque nous récoltons 50 000 signatures pour instituer une banque publique d’investissement, nous déposons cette loi au Parlement. Selon moi et selon le Mouvement 5 Étoiles, le Parlement est dans l’obligation de discuter et de mettre au vote cette loi dans un délai contraint. Les parlementaires peuvent la rejeter, mais ils ont l’obligation de discuter et de voter. Ainsi engagent-ils au moins leur crédibilité devant le pays. Ils ne peuvent pas se cacher derrière les contraintes temporelles de la politique et du bicaméralisme. Il est faux de dire que les institutions italiennes sont lentes. Il me semble que nous avons fait beaucoup plus de lois qu’en France. Cela veut dire que lorsque le Parlement a la volonté de travailler, il travaille. Il y a des cochonneries de Berlusconi qui ont été adoptées en 18 jours. Le revenu de citoyenneté ? On n’a pas le temps d’en discuter. L’abolition des privilèges de la caste ? On n’a pas le temps d’en discuter ! Est-ce que c’est une blague ?

On peut recréer un lien étroit entre les citoyens qui sont à l’intérieur des institutions et ceux qui sont à l’extérieur en introduisant des instruments de démocratie directe. De la même façon, nous pouvons le faire en mettant en œuvre des instruments législatifs pour soutenir les travailleurs qui veulent récupérer les entreprises et les usines en crise.

Souvent, la crise ne dépend pas seulement de la globalisation et de la crise économique, mais aussi d’une mauvaise gestion de la part des patrons. L’État et le Ministère du développement économique doivent s’occuper de cela. En d’autres termes, ils doivent parvenir à associer les travailleurs d’une entreprise en crise, afin que cette entreprise puisse se régénérer et sortir de cette crise. Je ne dis pas qu’il ne doit pas exister des entreprises qui ont un entrepreneur. La prise de risque existe ! Je dis néanmoins que la gestion ouvrière, notamment dans certains contextes, si elle est bien codifiée et bien organisée au niveau législatif, est une réponse à cette crise que nous vivons à l’échelle mondiale.

LVSL – Vous parlez beaucoup de régénération morale et de lutte contre la vieille classe politique corrompue. Mais pensez-vous que cela puisse suffire à régénérer la politique, sans s’attaquer aux pouvoirs des oligarchies et des institutions financières ?

Alessandro Di Battista – Non, je ne pense pas que cela suffise, mais c’est nécessaire. J’ai souvent dit qu’un politicien corrompu est probablement un pantin entre les mains d’un capitaliste financier ou entre celles de la criminalité organisée. Dans notre pays, la corruption est l’arme principale utilisée par les mafias. Est-ce pour autant que, pour contrer les mafias, il suffit de contrer la corruption ? Bien sûr que non ! S’attaquer durement à la corruption est un outil pour commencer à régénérer la politique. Je suis d’accord avec vous : les pouvoirs oligarchiques existent. Le politicien corrompu est un instrument entre leurs mains. C’est pourquoi, afin de lutter contre ces pouvoirs, je lutte également contre le politicien corrompu. Ce n’est évidemment pas suffisant. Une loi anti-corruption ne résoudrait pas tous les problèmes de l’Italie. Je ne dis pas cela. Reste qu’il faut la faire pour faire le ménage.

On peut affronter les grandes oligarchies par une loi contre la corruption et les conflits d’intérêts. Il faut également s’attaquer à la concentration des pouvoirs entre si peu de mains. C’est un danger qu’il faut conjurer à tout prix. Il existe des conflits d’intérêts dans le sport, dans la politique, dans la santé, dans les médias… Il y a évidemment de l’interpénétration entre les oligarchies financières et les oligarchies médiatiques.

Dans notre pays, le groupe éditorial L’Espresso appartient à De Benedetti. Ce dernier a des intérêts dans le bâtiment, dans l’énergie et dans de nombreux domaines. Il n’a pas hésité à utiliser son système médiatique, non pas pour garantir la liberté d’information, mais pour protéger ses intérêts financiers. C’est la même chose avec Berlusconi. Cela ne me convient pas que quelqu’un comme Berlusconi commence une carrière politique en ayant à sa disposition des journaux, des radios et des télévisions. Ce n’est pas acceptable. Ici-même, à Rome, pendant de nombreuses années, un entrepreneur a dicté sa loi : il s’appelle Caltagirone. Il a des intérêts dans le secteur de l’eau, du bâtiment et dans les hôtels. Il s’agit d’énormes intérêts ! Il en va de même pour le propriétaire du journal le plus lu à Rome : Il Messaggero, ou du journal le plus lu à Naples : Il Mattino.

« J’ai souvent dit qu’un politicien corrompu est probablement un pantin entre les mains d’un capitaliste financier ou entre celles de la criminalité organisée. S’attaquer durement à la corruption est un outil pour commencer à régénérer la politique. On peut ensuite affronter les grandes oligarchies par une loi contre les conflits d’intérêts. Il y a évidemment de l’interpénétration entre les oligarchies financières et les oligarchies médiatiques. »

En Italie, l’ENI (Ente Nazionale Idrocarburi = Société Nationale des Hydrocarbures), a une agence de presse, appelée AGI. Ce matin, j’ai reçu un petit message du directeur du Corriere della Sera pour un entretien avec M. Fontana. Il y a certainement d’excellents journalistes dans ce quotidien. Je n’ai aucun doute là-dessus. Néanmoins, il n’est pas acceptable que 10 % du Corriere della Sera soit entre les mains de Mediobanca, une holding dans laquelle investissent en particulier Fininvest et Berlusconi. Nous ne devons pas accepter non plus qu’une multinationale chinoise de la chimie ait 3,5% des actions du Corriere della Sera. Cette situation ne me convient pas ! Je me bats contre les éditocrates corrompus.

Aujourd’hui les oligarchies financières vont de pair avec les oligarchies médiatiques. De même, le grand capitalisme financier pénètre la politique. Je veux en donner deux exemples rapides : avant d’être Premier Ministre et Président de la Commission Européenne, Romano Prodi a travaillé chez Goldman Sachs. Avant de devenir Premier ministre, Mario Monti a travaillé pour Goldman Sachs. En quittant la présidence de la Commission Européenne, M. Barroso retrouve rapidement un travail comme vice-président de Goldman Sachs. Cette situation est inacceptable.

Pour lutter contre ces oligarchies, il ne suffit pas d’intervenir contre la corruption. Barroso n’est pas un corrompu. C’est quelqu’un qui est pris en tenaille par des conflits d’intérêts. Il faut donc lutter à la fois contre la corruption et les conflits d’intérêts. Tout cela est intolérable ! Pour moi, quelqu’un qui travaille dans le Ministère du développement économique ne doit pas avoir le droit de travailler pour une banque d’affaires pendant cinq années. Sinon cela laisse à penser, que lorsque cette personne travaillait (théoriquement) pour les citoyens au Ministère de l’économie, elle veillait non pas à l’intérêt de la collectivité, mais aux intérêts du système bancaire privé, qui garantit plus tard des emplois de conseillers très bien rémunérés. On parle de millions et de millions d’euros !

LVSL – À côté du succès du Mouvement 5 Étoiles, très fort dans le Sud, il y a eu une percée importante de la Ligue de Matteo Salvini, notamment dans le Nord. Peut-on dire que vos deux mouvements reflètent la division Nord/Sud du pays ?

Alessandro Di Battista – Non, on ne peut pas le dire, ce serait une grande erreur. Ne vous fiez pas aux lectures données par certains pseudo-intellectuels. Regardez plutôt : l’ancienne Ligue du Nord s’est renommée la Ligue. Elle est naturellement très forte dans le nord du pays. Son histoire politique est marquée par son activisme dans cette partie du pays.

Ensuite, on peut aimer Salvini ou non, mais je lui reconnais un investissement considérable ces cinq dernières années. Il n’en demeure pas moins que le Mouvement 5 Étoiles est la première force politique dans les régions du Nord de ce pays. Si je ne m’abuse, nous avons gagné en Ligurie. Nous sommes peut-être la première force politique dans le Piémont, et nous avons fait élire la première femme parlementaire du Val d’Aoste. Il est vrai que le Mouvement 5 Étoiles est largement plébiscité dans le Sud. Cela est, de toute évidence, lié aux problèmes économiques et sociaux criants qui touchent les régions méridionales. Personne ne peut le nier.

« Certes, nous avons obtenu 50% des voix en Campanie, mais nous avons recueilli plus de 30% des voix en Ligurie. Considérer que la Lega et le M5S incarnent la division Nord/Sud est donc une interprétation faussée. On peut évidemment être impressionné par les voix que nous avons obtenues dans le Sud. Cependant, ne vous y trompez pas : le Mouvement 5 Étoiles est très très fort dans le Nord. »

En même temps, nous sommes la seule force politique de masse au niveau national, parce que le Mouvement 5 Étoiles a été plébiscité du nord au sud. Certes, nous avons obtenu 50% des voix en Campanie, mais nous avons recueilli plus de 30% des voix en Ligurie. C’est un résultat incroyable ! Considérer que la Lega et le M5S incarnent la division Nord/Sud est donc une interprétation faussée. On peut évidemment être impressionné par les voix que nous avons obtenues dans le Sud, cependant, ne vous y trompez pas : le Mouvement 5 Étoiles est très fort dans le Nord. Nous avons déjà conquis les mairies de Turin et de Rome, c’est-à-dire deux des plus grandes villes du pays, l’une au centre et l’autre au nord. Nous n’avons pas encore gagné à Naples, à Palerme ou à Catane. Il s’agit donc d’une lecture erronée.

LVSL – Depuis que Luigi Di Maio est là, on a commencé à parler d’une « macronisation » du Mouvement 5 Étoiles. Pendant la campagne électorale, Luigi Di Maio a écrit une lettre à Macron sur la réforme de l’Union Européenne. Nous voudrions savoir quel regard vous portez sur le président Emmanuel Macron…

Alessandro Di Battista – Je vais être honnête : si j’avais été un citoyen français, je n’aurais pas voté pour Macron. Je ne vous dirai pas pour qui j’aurais voté. Finalement, les choses sont là où elles en sont. Emmanuel Macron est votre président. Ce n’est pas à moi, ni à Luigi Di Maio, ni à un parlementaire de la République italienne, de s’exprimer sur les choix démocratiques des Français. Nous pouvons commenter votre système électoral, nous demander s’il y a une réelle et forte représentation, si les voix de Macron au premier tour reflètent vraiment la volonté de la plupart des Français. Cela reste votre système et c’est à vous de vous en occuper.

Alessandro Di Battista et Beppe Grillo.

En ce qui me concerne, je dois déjà m’occuper de réformer le système italien, ce qui n’est pas facile. Parler de macronisation est un procédé qui consiste à coller une étiquette, à cataloguer des phénomènes complètement différents. Le Mouvement 5 Étoiles n’aurait probablement pas pu voir le jour dans un autre pays que l’Italie, notamment parce que Beppe Grillo est Italien. Objectivement, sans Beppe Grillo, sans cette proposition initiale qu’il a faite, vous ne seriez pas là aujourd’hui pour m’interviewer. C’est essentiellement grâce à lui que j’ai fait mon entrée au Parlement, même si je ne le connaissais pas. Ce n’est qu’après que je l’ai rencontré. Le Mouvement 5 Étoiles est un phénomène reproductible probablement au niveau mondial, mais il prendrait alors des caractéristiques propres à chaque contexte national.

Macron est le président de la République française. Je crois beaucoup au principe de l’auto-détermination des peuples et au principe de non-ingérence dans les affaires d’autrui. Je ne le dis pas pour esquiver votre question. Je le dis parce que c’est ce que je pense profondément. Je vais vous donner un exemple. Lorsque, pendant le référendum constitutionnel, l’ambassadeur des États-Unis Philips a pris parti pour le oui, en prédisant une catastrophe en cas de victoire du non, je me suis beaucoup énervé. L’ambassadeur américain ne devrait pas se permettre de tels propos. De la même façon, juger un président français que vous avez élu excède mon rôle. Je ne dois pas me le permettre.

Que puis-je dire sur Macron ? Il est président depuis peu. Comme tout le monde, comme les citoyens français, j’attends un peu avant de le juger. Je peux faire un commentaire sur François Hollande. Il a dilapidé le soutien historique que les socialistes avaient en France depuis les années 1930. Il l’a dilapidé parce qu’il a mené des politiques extrêmement libérales et a été, entre autres, extrêmement agressif au niveau international. Je peux parler de Sarkozy si vous le souhaitez, je peux vous parler de Kadhafi, s’il est vrai que Sarkozy a reçu de l’argent de Kadhafi. Je peux vous parler de cette guerre ignoble que la France a mené aux côtés du Prix Nobel de la paix Barack Obama.

« J’ai employé des mots forts car je crois que le capitalisme financier, entendu comme phénomène de concentration des pouvoirs et de démantèlement progressif des droits économiques et sociaux, oblige beaucoup de citoyens à réduire leurs ambitions économiques et sociales et à accepter des travaux dignes d’esclaves modernes. »

Cependant, en tant que parlementaire en fin de mandat et en tant que figure du Mouvement 5 Étoiles, d’une force politique qui va peut-être arriver au pouvoir [Ndlr, depuis lors, le M5S est au pouvoir en coalition avec la Lega], il ne me semble pas juste de donner mon avis sur un président de la République élu de manière démocratique par le peuple français. Ce n’est pas à moi de le faire. Je suis franc, parce que je crois en l’auto-détermination des peuples, mais aussi en la non-ingérence dans les questions nationales qui concernent d’autres pays.

LVSL – En France, on a commencé à parler de l’éventualité d’un nouveau groupe réunissant Ciudadanos, le Mouvement Cinq Étoiles et En Marche au parlement européen. Macron le refuse pour le moment. Cependant, il y a tout de même eu un article sur le sujet dans Il Foggio qui faisait mention de contacts et de discussions. Que pensez-vous de la possibilité de faire un groupe avec Macron ?

Alessandro Di Battista – Nous n’y avons jamais songé. Pour le moment, le Mouvement 5 Étoiles a son propre groupe en Europe. Pour les prochaines élections, nous verrons s’il y a la possibilité de changer de groupe. Et puis, aux prochaines élections, il y aura peut-être des forces politiques dont nous ignorons encore l’existence ! Nous n’avons pas encore abordé le sujet. Un article a été publié dans les médias ? Permettez-moi de vous rappeler que les journaux de Berlusconi ont récemment écrit que je ne me présentais pas aux élections parce que je voulais céder mon siège au Parlement à mon père ! Des fake news, vous en aurez autant que vous voulez !

LVSL – On semble assister à un adoucissement de votre discours sur l’euro et l’OTAN. Le temps semble révolu où vous disiez : « Pour nous, il est important de nommer aujourd’hui notre ennemi commun. Notre ennemi aujourd’hui, c’est le pouvoir central, une sorte de nazisme central, nord-européen, qui est en train de nous détruire. Ils sont en train de créer une sorte de génération Walmart, qui produira de plus en plus d’esclaves. Ils veulent, en substance, coloniser l’Europe du Sud ». Reniez-vous vos positions passées ?

Alessandro Di Battista – Non, je ne les renie pas du tout. Au cours de mon activité politique, il m’est parfois arrivé d’employer des mots très forts, afin de « donner un coup de pied dans la fourmilière ». C’est aussi un choix de communication. Nous vivons dans un pays, l’Italie, où personne ne t’écoute si tu parles tout bas. C’est pourquoi j’ai également fait le choix d’employer des mots forts dans ma communication. Cela ne veut pas dire que je pense qu’il y a une « solution finale ». Je ne l’ai jamais cru. J’ai employé des mots forts car je crois que le capitalisme financier, entendu comme phénomène de concentration des pouvoirs et de démantèlement progressif des droits économiques et sociaux, oblige beaucoup de citoyens à réduire leurs ambitions économiques et sociales et à accepter des travaux dignes d’esclaves modernes, aussi bien au niveau européen qu’au niveau global.

Ce capitalisme se transforme donc de plus en plus en société Walmart. J’en suis convaincu. Je crois donc ce que j’ai dit. Le seul moyen dont nous disposons afin de nous opposer à ce pouvoir financier extrêmement injuste et dangereux est de réinvestir dans l’État social et de démanteler une série de situations de conflits d’intérêts entre politiques et pouvoirs financiers.

LVSL – Quid de la zone euro ? Qu’en pensez-vous maintenant ? Aux élections européennes de 2014 vous proposiez un référendum sur le maintien de l’Italie dans la zone euro. Vous avez un peu évolué depuis. La sortie de l’euro reste-t-elle une option pour vous ? Que feriez-vous en cas d’impossibilité de réformer l’Union européenne ?

Alessandro Di Battista – A l’époque, nous étions en train de récolter des signatures pour un référendum consultatif. Il ne s’agissait pas de quelque chose d’aisé, car nous aurions dû faire une loi constitutionnelle pour demander l’opinion des citoyens italiens sur l’euro. Ce que vous dîtes est vrai. Notre évolution répond à des changements qu’on a pu observer en Europe ces dernières années. Je pense au Brexit, à l’affaiblissement de Merkel qui n’a plus un pouvoir aussi fort qu’auparavant, et même au changement politique en France. Si nous arrivons au pouvoir, nous devons essayer de changer certaines choses en Europe. Il faut essayer. Pendant la campagne, nous avons clairement dit que le référendum consultatif était une sorte d’extrema ratio.

Honnêtement, je suis convaincu qu’un peuple n’est pas libre s’il n’a pas la possibilité de mener des politiques fiscales et monétaires indépendantes. Nous ne sommes pas contre l’Union européenne. D’ailleurs, nous nous sommes présentés aux élections européennes et avons des élus au Parlement Européen. Cependant, nous avons pris position contre certaines politiques européennes. En ce moment, nous pensons que si nous arrivons à former un gouvernement politique fort, nous aurons une opportunité importante afin d’exercer une juste pression au niveau européen, dans le but de modifier des choses qui ne vont pas.

La vérité est que cette Union européenne n’est pas une véritable union des peuples. Vous vous sentez européens ? Un peu français, un peu italien ? La vérité est que la construction politique et sociale de l’Europe n’a pas encore eu lieu. Pour l’instant, l’Union européenne est une organisation financière qui impose l’âge de départ à la retraite aux Italiens, et le prix de la féta à la Grèce. Voilà ce qu’est l’Union européenne aujourd’hui. Toute son action s’appuie sur la monnaie unique, l’euro n’est pas une monnaie : c’est un système de gouvernement. Après, on verra ce qu’on peut faire si nous arrivons au pouvoir. Pour l’instant, nous n’y sommes pas malgré nos 32% aux dernières élections.

Entretien réalisé par Marie Lucas, Lenny Benbara et Vincent Dain. Retranscrit par Sébastien Polveche. Traduit par Rocco Marseglia, Andy Battentier et Lenny Benbara.

« La gauche italienne a été associée à l’establishment » – Nicola Fratoianni

Nicola Fratoianni, durante la manifestazione di SEL a Piazza S.S. Apostoli 4 ottobre 2014 a Roma ANSA/MASSIMO PERCOSSI

Ancien membre du Partito della Rifondazione Comunista, Nicola Fratoianni est désormais membre du parti Sinitra Italiana, partie intégrante de la coalition de gauche Libere e Uguali. Issue d’une scission du Parti Démocrate, cette coalition a rassemblé 3% des voix. Nous avons souhaité l’interroger sur l’échec de la gauche italienne, sur l’arrivée sur la scène politique du Mouvement 5 étoiles et sur ses rapports avec les autres composantes de la gauche européenne. 


LVSL – Pourquoi avez-vous décidé d’intégrer Liberi e Uguali ? Quels étaient les objectifs à l’origine de cette coalition ?

Nicola Fratoianni – Nous avons décidé de construire Liberi e Uguali à l’approche des élections pour deux raisons. Premièrement, pour enclencher un processus de rassemblement de la gauche italienne. Cela allait totalement à l’encontre de ce qui nous arrive depuis trop d’années : décomposition, fragmentation, division. Deuxièmement, parce qu’il s’est passé quelque chose au Partito democratico (PD) que nous attendions depuis longtemps : la scission d’une importante frange de ce parti, et le départ de membres fondateurs du PD comme Pier Liugi Bersani, Massimo d’Alema et Roberto Speranza. Notre idée était de construire une plateforme qui soit à la fois claire et alternative au programme du PD.  Il nous fallait poser les bases programmatiques de la nouvelle gauche italienne.

« Notre idée était donc de construire une proposition qui ait un caractère alternatif mais aussi une force suffisante pour ouvrir la voie à un quatrième pôle : c’est pourquoi nous avons mis en place Liberi e Uguali. »

Le but était de nous insérer dans le concert de la politique italienne, alors structuré autour de trois pôles : le “centre-droit”, le Mouvement 5 Etoiles et le “centre-gauche”. La ligne politique du centre-droit se structure de plus en plus autour de la Lega. Il s’oriente vers des propositions politiques toujours plus régressives, identitaires, et racistes. Le Mouvement 5 étoiles existe réellement en Italie depuis cinq ans. Son atout principal est le “brassage” qu’il est capable d’effectuer. Il a acquis une transversalité grâce à l’ambiguïté qu’il entretient sur le plan politique et culturel. Sur certains sujets, comme la question environnementale, les biens communs, le revenu universel, il tient un discours de gauche. Sur d’autres, comme l’immigration, le Mouvement 5 Etoiles entretient une culture politique bien plus proche de celle de la droite. Le pôle de centre gauche se résume quant à lui au Partito democratico. Ce dernier a commis l’erreur de se recentrer, voire de dériver de plus en plus vers la droite. Ces dernières années, les gouvernements dirigés par le PD se sont placés dans le giron de la gouvernance européenne. En accord avec le Groupe Social-Démocrate européen et le Parti Populaire européen, ils ont mis en place des politiques d’austérité et de démantèlement du droit du travail.

C’est dans ce contexte que nous avons construit Liberi e Uguali, et avant cela Sinistra Italiana. Notre idée était donc de construire une proposition alternative dotée d’une force suffisante pour ouvrir la voie à un quatrième pôle. Le résultat n’a pas été à la hauteur de nos attentes. Le problème de fond n’a pas changé : les propositions mises en avant par les acteurs politiques dominants ne répondent pas aux défis sociaux de ce pays. Cependant, nous le prenons comme un point de départ pour chercher à donner une nouvelle perspective à la gauche italienne.

 LVSL – Comme vous l’avez dit, vous avez obtenu un peu plus de 3 % aux élections. Comment analysez-vous ce résultat ?

Nicola Fratoianni – Ces résultats sont évidemment négatifs. Nous espérions obtenir un score d’une toute autre proportion. Ces élections sont symptomatiques de la difficulté de la gauche à se sortir d’une position minoritaire. Cela fait désormais quatre élections que la gauche italienne, quelle que soit sa composition, quel que soit le nom qu’elle prend, obtient peu ou prou le même nombre de voix, c’est-à-dire environ un million. C’est ce qui est arrivé en 2008, avec la “Gauche Arc-en-ciel”, en 2013 avec la “Sinistra ecologia e libertà” – le parti dont nous sommes issus –, en 2014 aux élections européennes avec la liste Tsipras, celle qui se réclamait de l’expérience grecque de SYRIZA, et c’est encore arrivé en 2018. La composition est différente, les électeurs qui ont voté pour nous ne sont probablement pas tous les mêmes, mais le nombre total de voix est toujours le même.

« La gauche italienne rencontre un problème de fond. Elle a trop longtemps été perçue comme appartenant à l’establishment, et non comme un instrument pour répliquer aux politiques d’austérité mises en œuvre depuis la crise de 2008. »

Ce qui me frappe, c’est la composition sociale des électeurs. En vérité, la gauche – dans toutes ses composantes (PD, Liberi e Uguali, et Potere al Popolo) – reçoit des voix qui sont plus ou moins issues des mêmes catégories sociales.  Il s’agit d’une frange de la population relativement aisée, très politisée, et dotée d’un niveau culturel plutôt élevé. À l’inverse, il est infiniment plus complexe d’aller chercher des voix parmi les classes populaires, c’est-à-dire parmi les catégories de la société où les conséquences de la crise sont les plus fortes, et où le niveau culturel est plus faible.

Massimo D’Alema ex-dirigeant du Parti Démocrate et tête d’affiche médiatique de la coalition Liberi e Uguali.

La gauche italienne rencontre un problème de fond. Elle a trop longtemps été perçue comme appartenant à l’establishment, et non comme un instrument pour répliquer aux politiques d’austérité mises en œuvre depuis la crise de 2008. Sur ce point, nous avons payé un double tribut : d’abord, et c’est le fond du problème, nous avons payé le tribut de l’histoire récente de la gauche italienne. Ensuite, sur la forme, nous avons fait une série d’erreurs. Les personnages et les visages qui ont porté nos propositions sont apparus comme étant dans la continuité de l’histoire récente de la gauche au pouvoir. Je pense ici à Pier Luigi Bersani et Massimo d’Alema. Nous n’avons pas su mettre en œuvre un imaginaire en rupture avec les propositions politiques précédentes. Cela a naturellement pesé sur les résultats électoraux.

« Aujourd’hui, il est nécessaire de se demander si le mot « gauche » est encore susceptible de faire référence à un système de valeurs, à des idées qui donnent aux gens du commun l’impression qu’il existe une alternative positive pour leur vie, et sur laquelle on peut s’appuyer pour gouverner le pays. »

Je pense que nous aurions également dû présenter un programme plus radical. Nous nous sommes battus dans ce sens. Sinistra Italiana est d’ailleurs née avec cette particularité : la volonté d’incarner une force plus radicale. Malheureusement, l’équilibre interne des forces qui ont participé à Liberi e Uguali ne l’a pas permis. C’est l’une des raisons qui explique ce qui est advenu.

LVSL – Comment comptez-vous sortir de cette impasse stratégique ?

Nicola Fratoianni – C’est la question à un million de dollars ! C’est la question la plus difficile, parce que sortir de cette impasse demande un travail de longue haleine. Cela ne se résoudra pas en un instant. Il n’y a pas de lapin que l’on puisse sortir du chapeau, pas de raccourci à prendre pour résoudre ce problème. La gauche a besoin de se confronter, jusqu’au bout, avec la crise d’un modèle. Il est nécessaire de se demander si le mot « gauche » est encore susceptible de faire référence à un système de valeurs, à des idées qui donnent aux gens du commun l’impression qu’il existe une alternative positive pour leur vie, et sur laquelle on peut s’appuyer pour gouverner le pays. Il s’agit donc d’un processus sur le long terme, qui nécessite d’être approfondi et discuté. Nous devons avoir la capacité de remettre en cause jusqu’au bout les paradigmes, y compris culturels, sur lesquels la gauche a fondé sa raison d’être et son organisation.

Il y a également un problème qui a trait aux formes d’organisation de la politique. Après la fin du Parti Communiste Italien, notre modèle de parti a reproduit la structure partisane du PCI.  A l’époque, elle avait une autre dimension, de par les électeurs, les militants, les adhérents qui étaient les siens. Aujourd’hui, il est difficile de copier cette structure. Cette crise implique d’imaginer des formes d’organisation de la politique qui soient davantage en phase avec l’époque que nous sommes en train de vivre. Ces formes d’organisation doivent être capables d’intégrer ceux qui, du fait de la vie qu’ils mènent ou de la situation de précarité qui est la leur, choisissent de s’engager via des formes qui diffèrent du militantisme traditionnel.

Dans l’immédiat, il faut avoir le courage de faire des choix, tant sur le plan du contenu que des profils politiques. Cela ne va pas toujours de soi. Par exemple, il faut s’habituer à penser qu’il n’y a pas de raccourci magique. Certains, y compris au sein de Liberi e Uguali, pensent que face à la crise traversée par ce qui fut le centre-gauche, il faut reconstruire une alliance stratégique avec le Partito democratico. Pour ma part, je pense que ce serait une erreur mortelle.

LVSL – Nicola Zingaretti, figure montante de l’aile gauche du PD, avance régulièrement cette idée d’une nouvelle alliance de gauche qui se fonderait sur une lutte renouvelée contre les inégalités. Comment regardez-vous cette perspective ?

Nicola Fratoianni – Je crois que répondre de cette manière à une crise intellectuelle et culturelle aussi profonde serait une erreur tout à fait funeste pour ce qui reste de la gauche italienne. Au contraire, il faut repenser jusqu’au fond des choses l’offre politique. Il faut tout revoir du programme jusqu’au langage. L’emploi de mots clairs est indispensable. Il faut utiliser des mots qui nous permettent d’articuler un bilan et des propositions. Tout cela doit nous conduire à la nécessité d’une rupture de fond.

« Le revenu universel est une idée qui trouve ses racines culturelles à gauche, mais nous avons cessé de nous y intéresser, laissant au M5S le monopole de cette revendication. »

Ce débat recoupe des questions fondamentales. Au cœur du nœud se trouve l’Europe, celle qui est comme celle que nous voudrions. Ce débat concerne la manière d’organiser la politique italienne eu égard à sa composition sociale et à son territoire. Il y a également une série de questions qui concernent le retard politique de la gauche italienne. Du Parti Démocrate à Potere Al Popolo, la gauche reproduit des mots d’ordre qui n’ont plus la capacité d’être entendus, du fait des circonstances italiennes.

Un exemple parmi d’autres : le revenu universel est une idée qui trouve ses racines culturelles à gauche, mais nous avons cessé de nous y intéresser, laissant au M5S le monopole de cette revendication. Il y a aussi la question des nouveaux métiers, des nouvelles formes de travail, celles qui ont trait au thème plus global de la réduction du temps de travail et de l’égalité des salaires. Tout cela touche aux conditions de travail et aux conditions de vie des gens. C’est sur la base de ces questions que nous devons fonder un programme politique et reconstruire une base qui parle des conditions matérielles des Italiens, en particulier – mais pas seulement – pour les nouvelles générations.

La question qui se pose est l’identité des acteurs qui peuvent incarner un tel mouvement. Il est clair que sans un choix qui comprenne aussi des éléments de renouvellement radical, il n’y a pas de possibilité de donner de perspective à une proposition politique progressiste.

LVSL – Depuis la France, nous avons l’impression qu’il n’existe plus de gauche italienne comme il y en avait auparavant. Une stratégie comme celle de Podemos ou de la France insoumise sont-elles des stratégies envisageables pour vous, dans le sens où elles se basent sur la crise des partis traditionnels et proposent de nouvelles formes politiques ?

Nicola Fratoianni – Oui, j’observe avec beaucoup d’intérêt ce qui s’est passé en France et en Espagne. Je connais bien les gens de Podemos. Personnellement, je pense qu’il est nécessaire de nous inspirer de ces expériences parce qu’elles ont produit un résultat significatif en termes électoraux. Nous ne pouvons pas les reproduire à l’identique bien sûr. Reste que lorsqu’on entre dans une phase de crise, de repli et de difficultés, regarder les expériences qui montrent une tendance opposée est essentiel.

« Podemos et la France Insoumise trouvent leur élan, leurs racines, leur force dans une mobilisation sociale plus large. »

Ces deux mouvements ont des caractéristiques diverses. La France insoumise mêle des éléments novateurs – du fait de la forme de “mouvement” qui est la sienne et des parcours innovants que l’on y trouve – avec des éléments plus traditionnels, comme l’atteste la présence d’organisations politiques comme le PCF et d’autres partis de gauche dans son aire d’influence. La France Insoumise a réussi à agréger des forces diverses. Elle a également su instaurer des mécanismes de participation pour des gens qui ne venaient d’aucune des forces organisées précédemment.

Jean-Luc Mélenchon, Pablo Iglesiais et Catarina Martins lors de la signature du manifeste du nouveau mouvement européen intitulé « Et maintenant le peuple ».

Podemos est une expérience très différente. Ce parti est né avec une forte composante léniniste. Surtout, il se fonde sur une structuration par le haut d’un objet politique qui trouve son élan ailleurs. C’est d’ailleurs un point commun aux expériences française et espagnole. Elles trouvent leur élan dans une mobilisation sociale plus large. C’est vrai en particulier pour Podemos : cette organisation naît immédiatement au lendemain du mouvement du 15 M [nom donné au mouvement des “Indignés” en Espagne]. Podemos s’appuie sur une mobilisation radicale, à la composition sociale et générationnelle très particulière, qui lui permet d’incarner des revendications majoritaires au sein de la société. C’est très fort du point de vue du message politique.

Dans le fond, c’est ce qui a dramatiquement manqué à l’Italie ces dernières années. Je crois que l’une des raisons qui explique la crise de la gauche italienne, c’est la façon dont on a voulu forger le cadre politique. Dans toute l’Europe, face à la crise verticale de la social-démocratie – que l’on pense au Pasok grec ou au PS français –, sont nées des forces de gauche capables de comprendre cette crise et de changer de paradigme. C’est ce qui s’est produit avec la France insoumise et Podemos en Espagne, Syriza en Grèce, et le Bloco de Esquerda au Portugal. On retrouve cette dynamique dans toute l’Europe. Elle est absente en Italie.

« Au lieu d’assister à une mobilisation sociale en réaction à la crise, la contestation s’est canalisée dans la dynamique électorale du Mouvement Cinq Étoiles.»

Lors de ces élections, le PD est passé de 40 % (aux élections européennes) à 18 %. La différence par rapport aux pays que je viens de citer, c’est que les voix qui ont quitté le PD ne sont pas allées à une autre force de gauche. L’une des raisons de cette grande différence, c’est l’absence d’une phase de mobilisation sociale radicale et très large. Ce moment de grandes luttes sociales a eu lieu au début des années 2000, avec le mouvement altermondialiste à Gênes, à l’occasion du G8, puis avec le mouvement pour la paix [en réaction à la guerre d’Irak, soutenue par Silvio Berlusconi]. Par la suite, les mouvements sociaux ont connu une longue phase de reflux.

L’entrée en scène du Mouvement 5 étoiles, sur la base d’une forte charge contestataire, en rupture avec le système et la classe politique, est d’une certaine manière devenue un facteur de stabilisation sociale. Au lieu d’assister à une mobilisation sociale en réaction à la crise, la contestation s’est canalisée dans la dynamique électorale du Mouvement Cinq Étoiles. Celui-ci a d’une part grandi en surfant sur la réaction sociale à la crise, et de l’autre est devenu une espèce de soupape. Il permet d’éviter que ne se développent les mouvements de mobilisation et de luttes de masse, tels que nous avons pu les observer dans d’autres pays.

Nous devons donc regarder avec une grande attention ces expériences. Cependant, nous devons garder à l’esprit que sans l’existence de conflits sociaux d’une autre nature avec ceux que connaît l’Italie, elles auraient sans doute eu moins de force. Sans le mouvement du 15 M, Podemos ne serait probablement pas né, ou en tout cas que, ce parti aurait été beaucoup plus faible. Sans les manifestations contre la loi Travail imposée par M.Valls, la France Insoumise aurait sûrement eu un score moins important. La France reste marquée par la présence diffuse et permanente de la mobilisation sociale. Dans tous les cas, nous regardons bien sûr ces expériences, mais nous savons qu’il ne suffit pas de prendre un modèle et de l’importer tel quel pour le faire fonctionner en Italie.

LVSL – Yannis Varoufakis et Luigi De Magistris ont appelé à un mouvement transnational en Italie et dans toute l’Europe. Comment vous positionnez-vous vis-à-vis de cet appel ?

Nicola Fratoianni – Je regarde d’un très bon œil la proposition de Yannis Varoufakis et de Luigi De Magistris. Je suis membre du DIEM 25, que je regarde avec intérêt. En vue des élections européennes, il me paraît nécessaire de bâtir un large front des gauches en Europe. Ce front doit avoir pour but de rassembler toutes les expériences politiques qui ont gagné au cours de ces dernières années. Une multiplicité d’expériences est apparue, parfois contradictoires entre elles. Ces expériences ont même pu être portées au pouvoir – je songe aux Grecs et aux Portugais.

 « Je ne pense pas que la réponse puisse résider dans un retour au cadre national : c’est un espace culturel hégémonisé par la droite, dont la conquête est difficile. »

Le travail de qui se situe dans le camp de la gauche européenne est de construire une proposition politique qui unisse et organise toutes les forces en présence. Cela vaut pour la proposition de Varoufakis et de De Magistris. Cela vaut également pour l’appel lancé à Lisbonne par Podemos, le Bloco de Esquerda et par la France Insoumise. Nous avons besoin d’une proposition à la hauteur des problèmes auxquels nous devons faire face en Europe. L’enjeu, c’est d’être capable de construire une Europe qui soit fondée sur la valorisation du travail et qui soit opposée aux mécanismes de dumping fiscal et social.

Je ne pense pas que la réponse puisse résider dans un retour au cadre national : c’est un espace culturel hégémonisé par la droite, dont la conquête est difficile. Pour donner à l’Europe les moyens de réduire les inégalités sociales, il faut être capable de construire une masse critique à l’échelle européenne afin de lancer le débat sur la reconstruction matérielle de l’Europe. Il faut faire tout notre possible pour échanger avec toutes les expériences politiques de la gauche européenne tout en prenant en compte les contradictions existantes.

Il faut aussi – plutôt après les élections qu’avant – ouvrir la discussion avec la famille socialiste et la famille écologiste parce que c’est un débat qui les traverse. Pour ma part, avec Sinistra Italiana, aux prochaines élections, je commencerai un tour dans toute l’Europe pour rencontrer toutes les forces politiques, pour pouvoir travailler à l’organisation d’un front qui puisse agglomérer les ressources disponibles.

LVSL – Vous n’envisagez pas la possibilité de rompre avec l’Union européenne. Jean-Luc Mélenchon, avec le plan B, n’exclut pas rompre avec l’Union Européenne si elle n’autorise pas l’application du programme de la France Insoumise. Qu’en pensez-vous ?

Nicola Fratoianni – Je pense qu’il est nécessaire d’assumer une opposition avec l’UE telle qu’elle est aujourd’hui, de manière nette et radicale. Il faut considérer la possibilité de désobéir à des normes qui ont montré toute leur inefficacité, ou plutôt leur efficacité à défendre les intérêts des plus forts. Je pense ainsi, tout comme ceux qui soutiennent le Plan B, que s’il n’existe pas un rapport de force pour changer les traités européens, il ne peut exister non plus de rapport de force pour appliquer le Plan B. Ce dernier pose comme hypothèse extrême non pas la rupture unilatérale avec l’Europe, mais la sortie collective et coordonnée du système de la monnaie unique. Dans tous les cas, je me méfie d’une hypothèse qui concentre trop son attention sur la dimension monétaire, et pas sur les autres aspects des traités européens.

 Je crois qu’il est nécessaire de continuer à se battre pour un changement radical des traités, parce que face aux grandes oppositions internes auxquelles nous sommes tous confrontés, la dimension nationale ne peut être une réponse aux problèmes du travail ou de l’environnement. Je ne comprends pas comment on peut penser, par exemple, intervenir sur la question du changement climatique en se concentrant sur l’échelle nationale. C’est tout aussi impossible sur les questions liées au travail. La vérité, c’est que c’est le capital qui a permis la construction d’une dimension supranationale, et que ce sont ses intérêts qui ont produit cette dimension optimale pour leur défense. Les gauches doivent donc être capables de construire une initiative qui s’oppose au niveau où le capital bâtit ses intérêts, car la réponse nationale est simplement privée des instruments nécessaires à une telle réponse. Il est évident que nous parlons d’une très grande échelle de problèmes, et la route est longue pour organiser la bonne initiative. Mais je suis persuadé que l’alternative est la suivante : soit nous réussissons à construire quelque chose à cette échelle, soit nous risquons simplement d’abdiquer toute perspective politique.

Propos reccueillis par Vincent Dain et Lenny Benbara

“La meilleure arme contre la ghettoïsation, c’est la politique” – Entretien avec Ulysse Rabaté et Abdel Yassine

Ulysse Rabaté et Abdel Yassine

Jean-Louis Borloo a été chargé, en novembre 2017, par Emmanuel Macron de mener une mission sur les quartiers prioritaires. Le « père de la rénovation urbaine », ancien ministre de la ville, a remis son rapport au premier ministre, Édouard Philippe, jeudi 26 avril. Ce rapport est le fruit d’une réflexion et d’un travail menés depuis plusieurs mois avec les élus et les associations de terrain mobilisés au sein du collectif Territoire gagnants. Ulysse Rabaté et Abdel Yassine y ont réagit dans une tribune dans l’Obs. Ulysse Rabaté est conseiller municipal France insoumise à Corbeil-Essonnes et Abdel Yassine est conseiller municipal Divers gauche à Fleury-Mérogis. Nous avons ici l’occasion de les interroger plus longuement.

LVSL – Les plans avancés par Jean-Louis Borloo traduisent une volonté de donner une place nouvelle à l’acteur privé dans la restauration des banlieues : est-ce pour vous un aveu de l’échec du modèle de gestion urbaine par les pouvoirs publics ?

Pour celles et ceux qui ont connu la première phase de l’ANRU, cette donnée n’est pas vraiment nouvelle. Les acteurs privés ont su depuis des années tirer profit de l’investissement public en matière de rénovation urbaine, avec parfois des effets contrastés : démolitions-reconstructions en forme de « jackpot » pour bailleurs et promoteurs, projets de résidentialisation… En tant qu’élus et militants, nous connaissons tout cela. Ce qui est nouveau, c’est en effet, pour l’instant, le faible niveau d’investissement public annoncé par l’exécutif qui laisse présager, comme dans de nombreux autres domaines, une montée en puissance du secteur privé face aux pouvoirs publics, par ailleurs affaiblis à l’échelle des collectivités. Ce nouveau rapport de force est inquiétant, si on considère que « plus de public » équivaut à plus de contrôle et de pouvoir accordé aux habitants. Ce qui est très loin d’avoir été le cas par ailleurs ces dernières années. Pour ce qui est de « l’aveu d’échec », le rapport Borloo, notamment dans son introduction, a le mérite de l’exprimer clairement. Je pense que tout le monde est d’accord aujourd’hui pour dire que la situation dans laquelle nous sommes a des causes nombreuses, profondes, qui à bien des égards concernent la société française dans son ensemble et pas seulement la banlieue en tant qu’espace urbain ou territorial. A ce titre, nous avions dit il y a quelques années que le terme d’Apartheid était approprié, pour décrire une situation dramatique qui est le résultat d’une politique délibérée, dont est responsable l’ensemble de la classe politique qui se partage le pouvoir d’État. Et là, on va plus loin que le simple aveu d’échec. On peut critiquer ce qui n’a été pas fait, mais aussi ce qui a été fait. En terme de ségrégation, de stigmatisation, de racisme institurionnel… Et donc on peut critiquer, aussi, la Politique de la Ville et son histoire.

LVSL – Dans une tribune récemment parue dans l’Obs, vous enjoignez le président Emmanuel Macron à investir autant dans le bâti que dans les structures d’éducation populaire. Ce serait un élément en rupture avec les plans jusque là mis en oeuvre. Pourquoi cet élément relève-t-il d’une importance aussi fondamentale à vos yeux ?

En faisant cette proposition ambitieuse, « pas un plan de rénovation sans investissement dans l’éducation populaire », on mord le trait volontairement. On le fait non pas pour opposer bâti et humain, mais pour affirmer que ces dimensions sont nécessairement complémentaires. Il est assez désarmant de ne pas lire, dans l’inventaire de la première phase de l’ANRU, les conséquences désastreuses de l’effondrement du maillage socio-éducatif sur de nombreux territoires – effondrement dont l’ANRU n’est pas responsable, mais qu’elle a accompagné.

Abdel Yassine, co-réalisateur de “En attendant Coco”, est conseiller municipal Divers gauche à Fleury-Mérogis.

Ces lieux et espaces ont contribué à la socialisation de nombreuses générations, à l’expression artistique, mais aussi à la formulation d’un certain esprit critique et, disons-le, à une forme de politisation. Pour nous, s’attaquer aux lieux d’éducation populaire, dans les quartiers comme ailleurs, c’est s’attaquer aux lieux de construction collective de la critique à l’égard de la société dans laquelle nous vivons. Comme nous avons déjà pu l’exprimer, nous défendons le soutien public à l’Éducation Populaire, qui affirmait au sortir de la guerre et du régime de Vichy le caractère salutaire de l’existence de contre-pouvoirs dans la société.

En tant qu’élus locaux, nous pouvons témoigner des milles manières qu’ont les acteurs associatifs de constituer un contre-pouvoir face à une société violente et inégalitaire. Nous n’avons pas peur de dire ce sont tous ces petits contre-pouvoirs qui « sauvent » notre société, tous les jours. A l’échelle de nos territoires, nous disons souvent aux associations qu’elles font de l’Éducation Populaire sans le revendiquer. Il y a clairement, aujourd’hui, une reformulation nécessaire de l’Éducation Populaire, que ses acteurs « traditionnels » (MJC, Centres Sociaux…) souhaitent accompagner. Mais pour cela, il faut assurer les moyens d’existence des structures existantes. De ce point de vue, la volonté de mettre fin à l’absurdité absolue des « appels à projet » pour revenir à des moyens de fonctionnement est assurément l’aspect le plus satisfaisant du rapport. C’est aussi la preuve que la consultation dans la rédaction du rapport a été réelle, même si le périmètre de celle-ci aurait pu, aurait dû être plus large.

LVSL – Dans un des programmes pour « faire revenir la République » dans les banlieues, Jean-Louis Borloo fait état d’un « repli identitaire et communautaire » des quartiers en difficulté. Est-ce que vous partagez ce constat ? Au-delà de l’aspect un peu polémique de la formulation, comment expliquez-vous ce phénomène de ghettoïsation des banlieues marqué à la fois par l’abandon des services publics et la mise à l’écart par rapport aux poumons économiques que sont les métropoles ?

Oui, malheureusement le rapport n’échappe pas à ces expressions douteuses, qui semblent malheureusement des sortes de « passages obligés » dès que sont évoqués les quartiers populaires. Ce qui est particulièrement insupportable, c’est que ce discours a été porté ces dernières années par des gens qui prétendaient « connaître la banlieue », « tenir un discours de vérité », etc. Manuel Valls a été la caricature de ce discours de stigmatisation d’une grande violence, qui repose sur une pseudo-légimité. On en a vraiment morflé dans la période post-attentats, qui a été d’une très grande violence contre les quartiers, alors que partout en France des collectifs prenaient des initiatives pour faire du vivre ensemble dans cette période où tout le monde en avait besoin. Qui a valorisé cela d’un point de vue politique ? Dans de nombreuses villes, des collectifs qui s’organisaient politiquement ont subi cette accusation de communautarisme, arme efficace pour délégitimer une démarche politique. Aux municipales, mais aussi aux législatives sur la 1ère circonscritpion de l’Essonne !

Le phénomène de « repli » ne peut se penser qu’à la lumière de la société dans laquelle nous vivons : de ses dynamiques d’exclusion, de ses frontières physiques et symboliques. On ne lutte pas contre le repli en criant plus fort « revenez dans la République ! », mais en travaillant à étendre le champ de la République et de ses droits. Là, il y a en effet un énorme travail en terme d’investissements concrets pour rendre la société plus « inclusive » – Éducation, Transports, Accès à l’emploi -, mais aussi en terme de réflexion et de reformulation d’un projet de société qui laisse sa place à tout le monde. Voilà pourquoi la question des discriminations est centrale et ne peut pas être minimisée. C’est justement en la traitant qu’on sort de la dynamique victimaire et qu’on construit quelque chose de positif. On revient au lien entre action politique et éducation populaire. Le levier pour agir, c’est le pouvoir des habitants. C’est ce qu’on essaye de mettre en pratique depuis des années, à partir de notre expérience, en assumant le lien entre dynamiques locales et politique nationale. C’est sur cette base que nous lançons à la rentrée une campagne nationale, avec des maires de banlieue, deux députés insoumis et communiste, et des acteurs associatifs de toute la France. Vous allez en entendre parler : l’idée est de montrer la créativité politique qui existe à l’échelle des territoires, « hors des radars », y compris de ceux du rapport Borloo. On n’invente rien, on continue en partie ce que d’autres générations travaillent depuis les années 80. Pour nous, la meilleure arme contre la ghettoïsation, c’est la politique.

LVSL – Dans cette tribune, vous soutenez que la parole du terrain est confisquée au profit de rapports très médiatiques, comme celui de Jean-Louis Borloo. Votre film “En attendant Coco” raconte le difficile cheminement de personnalités issues de quartiers populaires qui décident de s’engager dans la vie politique. Quelle formes prend ce processus d’invisibilisation des acteurs populaires urbains ?

En attendant coco, réalisé par Abdel Yassine et Ulysse Rabaté

Nous ne disons pas vraiment cela. Il est assez contre-productif d’opposer « la parole du terrain » à d’autres. En tant que militants depuis de nombreuses années, aujourd’hui élus, nous affirmons que les choses sont plus complexes, et que d’où qu’on soit, on sera toujours accusé d’être « trop », ou « pas assez » proche du terrain. Après notre tribune dans l’Obs, il nous a été reproché d’être trop en opposition à l’égard du rapport… Ce qui n’est pas du tout le cas ! Mais dès qu’il s’agit des quartiers populaires, toute critique est forcément vue du point de vue d’un clivage entre « le terrain » et « les institutions ». Ce qui est à mon sens un moyen de discréditer notre parole politique. Nous sommes proches d’élus et d’associatifs consultés par J.L. Borloo dans le cadre de ce rapport, et nous reconnaissons nombre de ses aspects positifs. Son propos général va à l’encontre de beaucoup de discours de stigmatisation qu’on entend au quotidien sur la banlieue. En tant qu’élus de villes de banlieue, en prise avec ces questions au quotidien, il serait irresponsable de s’y opposer frontalement ! En revanche, nous assumons de pointer fortement du doigt l’absence de recul critique à l’égard de la première phase de l’ANRU, qui est aussi une invisibilisation de nombreuses prises de position d’acteurs des quartiers depuis 15 ans. Depuis l’ANRU 1, depuis les révoltes de 2005, avec les premières démolitions, il y a toute une histoire politique, faite d’expériences électorales, de mobilisations, de propositions qui sont complètement invisibles dans ce rapport. Ce n’est pas un phénomène nouveau que l’invisibilisation de cette histoire politique et militante. C’est en partie ce dont parle notre film « En attendant Coco », réalisé en 2015 pour les 10 ans des émeutes : les expériences politiques existent, posent la question du rapport des quartiers populaires et des institutions, mais pas seulement. Elles posent aussi la question, comme partout ailleurs dans la société, du pouvoir dans nos sociétés contemporaines, du lien entre l’individuel et le collectif. Autant d’aspects qui sont souvent refusés aux acteurs politiques issus des quartiers parce que, comme disait Bourdieu, « la domination est aussi et surtout de refuser la complexité ».

Donc l’idée n’est pas de tirer à boulet rouge sur le rapport Borloo, mais de prendre nos responsabilités et d’en pointer les limites évidentes, qui s’expliquent aussi par la nature de la commande que constitue ce rapport, ses protagonistes, son agenda politique etc. De la même manière : comment un rapport sur la Banlieue peut-il, dans la France de 2018, se permettre d’évoquer si peu, voire pas du tout, des sujets aussi présents par ailleurs que ceux du racisme institutionnel, des discriminations et des violences policières ? Ce silence est caricatural, et n’aide pas à la légitimité de ce rapport.

LVSL – Vous avez été le suppléant de Farida Amrani lors des élections législatives à Evry. La victoire vous a échappé de peu face à Manuel Valls. On a beaucoup parlé de la méthode Alinsky et des caravanes insoumises. Au sein de la France Insoumise, comment pensez-vous l’engagement des milieux populaires et leur pérénité ? Par quels moyens pensez-vous attirez des électeurs qui ont un comportement structurellement abstentionniste ? 

Ulysse Rabaté – Oui, on est pas passés loin en effet… J’en profite pour rappeler que même si la vie politique, la vie en général ont repris leur cours, notre plainte pour fraude court toujours concernant ce qui s’est passé lors du second tour. Si nous sommes passés si près face à un ancien Premier Ministre, c’est que nous avons fait le pari de l’addition de la dynamique nationale en faveur de la France Insoumise et de notre ancrage local. J’étais déjà candidat contre Valls en 2012. Farida et moi sommes conseillers municipaux et engagés localement depuis plusieurs années. Je crois davantage dans cet ancrage, les combats gagnés ou perdus dans nos villes, la constitution patiente de réseaux divers… Plutôt que dans des caravanes insoumises qui viendraient prêcher la bonne parole ou la bonne manière de s’engager. Aux Tarterêts, à Corbeil-Essonnes, lors des démolitions, l’Amicale des locataires du quartier n’a pas attendu une caravane pour transformer la colère en action politique, et exiger les meilleures conditions pour le relogement de familles qui, pour beaucoup, avaient payé en loyers accumulés le double de la valeur de l’appartement qu’ils occupaient. A l’époque (celle de l’ANRU 1 d’ailleurs !), c’est plutôt moi qui ai appris au contact de ces dirigeants associatifs. Ce que je veux dire par là, c’est que les années de politique locale apprennent aussi l’humilité face à la question de l’engagement.

Farida Amrani et Ulysse Rabaté

A Corbeil-Essonnes, le combat contre la corruption et le clientélisme du système Dassault m’a aussi fait appréhender plus lucidement les contradictions qu’une société inégalitaire génère à l’égard de l’engagement politique. On vit une période d’effondrement et de recomposition. L’état de la gauche « traditionnelle » le montre : le projet collectif d’une société alternative au capitalisme est un chantier dont nous ne sommes peut-être qu’au début, et tout ce qui est perdu « au global » nous rend moins convaincant à l’échelle locale. Comme nous avons pu l’écrire au sujet du système Dassault : plutôt que des lendemains qui ne chantent jamais, pourquoi je ne prendrais pas une enveloppe du milliardaire ? A l’inverse, quand une brèche s’ouvre, comme lors de la présidentielle de 2017, et que certaines conditions sont réunies, il y a un effet de ciseaux. Les potentiels sont immenses : c’est ce qu’on a vécu lors des dernières élections législatives où nous faisons 50 % à Evry et 60 % à Corbeil-Essonnes, voire 70 % dans certains quartiers populaires.

Bref. Le travail est considérable. Mais pour vous répondre, disons qu’il s’agit moins d’ « attirer » que d’ouvrir des espaces politiques, parfois durables, parfois ponctuels, et d’apporter notre contribution au pot commun d’un projet collectif plus crédible. Et comme je n’ai pas la formule pour me démultiplier, qu’il y a la vie aussi, je compte aussi sur ce qui se passe « hors de nous-mêmes », et tout ce qui s’invente ailleurs… Y compris chez les abstentionnistes ! (rire).

LVSL – Vous pointez le fait que la banlieue est plus présente que jamais dans le paysage culturel, pour le meilleur et parfois pour le pire. Comment regardez-vous ce passage du rap dans la culture dominante ? Est-ce un phénomène de mainstreamisation du rap comme cela a pu être le cas pour le jazz ?

Effectivement, nous avons voulu souligner une injustice. La banlieue est devenu un sujet à la mode et beaucoup, avec les motivations les plus diverses qui soient, tirent profit de ce qui ressemble parfois à une esthétique marketing. Soyons clairs : nous ne sommes pas là pour dire qu’untel n’a pas le droit de s’emparer de ce sujet, qu’un autre devrait le traiter autrement… On a en revanche notre avis sur ce que véhiculent certaines productions artistiques, au cinéma par exemple : pourquoi l’omniprésence de fantasmes sur la violence, pourquoi le misérabilisme qui se transforme en stigmatisation, pourquoi l’absence de politique ? Notre ami Djigui Diarra, jeune comédien réalisateur issu de Grigny et passé par la FEMIS, a publié ces derniers jours un très beau texte sur son profil facebook qui décrit cet enfermement esthétique, produit d’institutions qui reproduisent dans la production cinématographique un enfermement politique et social. Il termine celui-ci en affirmant qu’il faut « accepter de vouloir raconter des histoires avec sincérité sans pour autant modifier à tout-va quand une personne ou un organisme trouve que cette histoire n’est pas assez clichée ». En tant qu’élus de villes de banlieue, on considère qu’on est à notre place en donnant notre avis sur la question. Un film, un livre, agit sur la réalité. En reproduisant des clichés on agit sur la réalité. Pour le dire crûment : on ne fait pas son beurre sur la banlieue impunément, il y a une responsabilité. D’autant plus quand connaît les difficultés à faire financer des projets lorsqu’on est aux périphéries du financement de la culture… Comme dirait le collectif Allez tous vous faire enfilmer : « Dans le Cinéma français monter un dossier de financement pour un film comme le nôtre, c’est pire que de monter sur un braquo ». Nous sommes nous-mêmes en train de monter le projet de la suite d’ « En attendant Coco »… C’est une galère, on sent bien que raconter l’histoire du militantisme associatif dans un quartier HLM est loin de passionner les financeurs.

Concernant le rap, c’est plus compliqué. Beaucoup disent qu’on vit une sorte d’âge d’or du rap français, dont une des données est l’appropriation par la culture dominante de cette musique longtemps à la marge et stigmatisée. C’est vrai qu’il y a un côté presque scotchant, jouissif aussi, d’entendre PNL et Niska, diamants de la 1ère circonscription de l’Essonne (rire), tourner en boucle dans les soirées parisiennes. Le succès du rap fait du bien à cette culture, ne serait-ce que par l’émergence et l’expression qu’elle permet pour tant d’artistes issus des quartiers. Il y a une vraie émulation, des jeunes qui viennent de nulle part peuvent cartonner du jour au lendemain sur YouTube avec un bon son et un beau clip. Ce mode de diffusion garantit une forme d’indépendance et sur ce plan, PNL fait figure de modèle. L’esthétique du rap, d’un point de vue vestimentaire par exemple, est plus présente que jamais. La société française redécouvre un pan de son histoire culturelle. Elle découvre aussi peut-être à quel point les quartiers sont des lieux de modernité. Tout cela est positif. Est-ce que le rap, dans cette dynamique, a perdu sa dimension militante ? Ce qui est sûr, c’est que la revendication a changé de forme. Évidemment, on peut être nostalgique, mais demander au rap de « redevenir militant », c’est aussi incantatoire que de demander à Zidane de revenir sur le terrain. De ce point de vue, le rap ressemble beaucoup à la politique : les mots d’ordre et les injonctions à la mobilisation ont perdu en crédit. L’appel à s’engager se fait moins présent, ou bien sous d’autres formes, moins traditionnelles, moins explicites, moins dans les slogans. Mais regardez, quand Kery James écrit sa « Lettre à la République », le succès est immédiat. La revendication politique fait toujours partie de l’ADN du rap. Evidemment, nous, avec notre sensibilité, on peut regretter qu’un certain discours « perce » plus qu’un autre, que des artistes plus politiques (ce terme n’engage que nous) comme Médine, Fik’s Niavo ou Dosseh ne soient pas reconnus à leur juste valeur en termes de ventes. Mais beaucoup de choses de qualité, avec un vrai discours, « cartonnent » aussi, comme Fianso par exemple.

Quant à la mainstreamisation… Pour ceux qui ont vécu cette époque, ce débat existait déjà à la fin des années 80. Très rares sont les rappeurs qui depuis 30 ans n’ont pas été accusés de trahir la culture. En tout cas, les mieux placés pour en parler sont les artistes, pas les politiques ! On pourrait en parler des heures. Et ce qui est sûr, c’est que le fait que le rap « intéresse » aujourd’hui la culture dominante et ses médias a l’immense avantage d’enfin donner la parole aux concernés, et de dépasser le traitement catastrophique des années 90-2000. Par contre, là où on est offensifs dans notre tribune, c’est toujours sur cette question des moyens, des lieux et des métiers pour le développement social et culturel à l’échelle des quartiers et des territoires. Plutôt que le débat sur la mainstreamisation, on veut mettre la lumière sur la mainmise de l’industrie – sur cette culture comme sur d’autres, et là on revient à la réflexion de tout à l’heure sur le cinéma et la production -, et ses conséquences en terme de contenu politique, mais surtout sur le paradoxe assez insupportable d’une culture encensée dans les fanzines d’un côté, et d’une politique destructrice à l’encontre des quartiers dont cette même culture est issue. Là, on pointe un enjeu politique et, de ce point de vue, oui, on aimerait que les artistes s’engagent davantage. Mais pour le coup, cette frustration ne concerne pas que le rap et les rappeurs-euses : au contraire, si on prend un peu de recul, ces artistes sont sur ce plan là au-dessus de la moyenne. Bref, demandons des gages politiques à tout le monde !

C’est bien de terminer l’entretien sur ce sujet. Comme disent nos amis de l’association d’éducation populaire tunisienne ACTK (Association pour le Cinéma et le Théâtre du Kef), que nous avons invités à Fleury-Mérogis au mois de mars dernier : « pas de révolution sans révolution culturelle ! ». On revendique ce combat, de là où nous sommes. C’est à la fois un pari et une identité politique.

« La construction d’un peuple révolutionnaire n’est pas un dîner de gala » – Entretien avec Jean-Luc Mélenchon

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour Le Vent Se Lève

Ce mardi 10 avril 2018, nous avons rencontré Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. Au cours d’une longue discussion, le député des Bouches-du-Rhône évoque le cheminement qui l’a conduit à construire le mouvement qui lui a permis d’obtenir 19,58% des voix au premier tour de l’élection présidentielle. Le leader de la France Insoumise revient librement sur ses influences intellectuelles, de son rapport souvent décrié à l’Amérique latine jusqu’à l’Espagne de Podemos, en passant par le matérialisme historique et le rôle central de la Révolution française. Cet entretien est également l’occasion de l’interroger sur les propos controversés tenus par Emmanuel Macron au sujet des rapports entre l’Etat et l’Eglise catholique, au collège des Bernardins. « La laïcité de 1905 n’a pas été inventée dans un colloque, c’est l’aboutissement de trois siècles de guerre civile ouverte ou larvée », répond-il, « revenir sur ce point, c’est revenir sur la République elle-même ». Au fil de l’échange, Jean-Luc Mélenchon dévoile sa vision de l’Etat et du rôle de tribun, s’exprime tour à tour sur Mai 68 et sur son rapport aux jeunes générations, sans oublier de saluer les mobilisations actuelles : « Il y a un facteur que personne ne prévoit et ne pourra jamais prévoir : c’est l’initiative populaire. Elle peut tout submerger, tout le monde, et tel est mon souhait ».


LVSL : Votre engagement politique est profondément marqué par l’histoire de la Révolution française et par le jacobinisme. Ceci dit, depuis quelques années, vous semblez vous inspirer du populisme théorisé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe et mis en pratique par Podemos. La campagne de la France Insoumise, à la fois très horizontale et très verticale, paraît être une synthèse entre ces deux inspirations. Peut-on parler de populisme jacobin vous concernant ?

D’abord, commençons par dire que la référence à Laclau, pour ce qui me concerne, est une référence de confort. Certes le chemin politique qui m’a conduit aux conclusions voisines et bien souvent identiques à celles d’Ernesto. Et son œuvre comme celle de Chantal Mouffe éclaire notre propre travail. Mais celui-ci est venu de bien plus loin. Notre intérêt pour Laclau venait de la rencontre avec un penseur latino-américain et que la source de notre raisonnement provenait des révolutions démocratiques d’Amérique latine. C’était une méthode politique en rupture avec ce qui existait au moment où nous avons entrepris toutes ces démarches. Je dis “nous” pour parler de François Delapierre et de moi, qui sommes les auteurs de cette façon de penser dont le débouché a été mon livre L’ère du peuple. Ce que nous disions était tellement neuf qu’aucun commentateur ne le comprenait ni même n’en sentait la nouveauté. Ils ne cessaient de nous maltraiter en voulant nous faire entrer dans une case existante connue d’eux. C’était le rôle de l’usage du mot “populiste”. Le mot permettait de nous assimiler à l’extrême droite. Même les dirigeants du PCF entrèrent dans le jeu. Oubliant leurs anciens qui avaient inventé le prix du roman populiste et imaginé le projet “d’union du peuple de France” ceux-là nous montrèrent du doigt et nous adressèrent des insinuations parfois très malveillantes. La référence à Laclau satisfaisait le snobisme médiatique et permettait de valider l’existence d’un “populisme de gauche” sans avoir besoin de l’assumer nous-même.

« Le jacobinisme est un républicanisme global. Il présuppose un peuple avide de liberté et d’égalité. »

Notre propre nouveau chemin était déjà très avancé. Nous avons effectué notre évolution à partir de l’Amérique latine et à mesure que l’on avançait, nous produisions des textes qui sont devenus des étapes de référence pour nous. Par exemple, dans le numéro 3 de la revue PRS (Pour la République Sociale), nous travaillions sur la culture comme cause de l’action citoyenne. C’est une manière décisive de mettre à distance la théorie stérilisante du reflet selon laquelle les idées sont les simples reflets des infrastructures matérielles et des rapports sociaux réels. En même temps nous tournons la page du dévoilement du réel et autres entrées en matière d’avant-gardisme éclairé. Le jacobinisme est un républicanisme global. Il présuppose un peuple avide de liberté et d’égalité. Son action révolutionnaire investit la dynamique de ses représentations symboliques. Mais bien sûr cela ne vaut que pour un pays dont la devise nationale dit Liberté-Egalité-Fraternité. Pas “honneur et patrie”, “mon droit, mon roi”, “ordre et progrès” et autres devises en vigueur ailleurs. En bref, il ne faut jamais oublier dans la formation d’une conscience les conditions initiales de son environnement culturel national.

Nous repoussons donc la thèse des superstructures comme reflet. Au contraire, les conditions sociales sont acceptées parce qu’elles sont culturellement rendues désirables par tous les codes dominants. Et de son côté, l’insurrection contre certaines conditions sociales procède moins de leur réalité objective que de l’idée morale ou culturelle que l’on se fait de sa propre dignité, de ses droits, de son rapport aux autres par exemple.

Toute cette trajectoire déplace la pensée qui est la nôtre, ainsi que son cadre, le matérialisme philosophique. Ce n’était pas la première fois que nous le faisions. De mon côté, j’avais déjà entrepris le travail consistant à repenser les prémisses scientifiques du marxisme. Marx travaillait à partir de la pensée produite à son époque. Il en découlait une vision du déterminisme analogue à celle de Simon Laplace : quand vous connaissez la position et la vitesse d’un corps à un moment donné, vous pouvez en déduire toutes les positions qu’il occupait avant et toutes celles qu’il occupera ensuite. Tout cela est battu en brèche avec le principe d’incertitude qui n’est pas une impuissance à connaître mais une propriété de l’univers matériel. Depuis 1905, avec la discussion entre Niels Bohr et Albert Einstein, l’affaire est entendue. Mais il est frappant de constater qu’il n’y ait eu aucune trace de cette discussion scientifique dans les rangs marxistes de l’époque. À l’époque, Lénine continue à écrire besogneusement Matérialisme et empiriocriticisme – qui passe à côté de tout ça. Pour ma part, sous l’influence du philosophe marxiste Denis Colin j’avais déjà mis à distance cette vision du matérialisme en incluant le principe d’incertitude. C’est la direction qu’explore mon livre A la conquête du chaos en 1991. À ce moment-là, nous comprenions que le déterminisme ne pouvait être que probabiliste. Cela signifie que les développements linéaires dans les situations humaines ne sont guère les plus probables. C’était un renouveau de notre base philosophique fondamentale. Elle percuta en chaîne des centaines d’enchaînements de notre pensée. En modifiant notre imaginaire, cela modifia aussi nos visions tactiques. L’événement intellectuel pour nous fut considérable. Puis dans les années 2000, nous avons travaillé sur les révolutions concrètes qui ont lieu après la chute du Mur. Car dans le contexte, on nous expliquait que c’était “la fin de l’Histoire”, que nous devions renoncer à nos projets politiques. Il était alors décisif d’observer directement le déroulement de l’histoire au moment où il montrait de nouveau la possibilité des ruptures de l’ordre mondial établi.

« Pour dire vrai, c’est Hugo Chávez qui nous a décomplexés. Ce fut une expérience personnelle assez émouvante. La dernière chose que j’ai faite avec lui, c’est un bout de campagne électorale en 2012. »

A ce moment-là nous étions très polarisés dans l’observation de l’Amérique latine, par le Parti des Travailleurs (PT) de Lula. Son idéologie est fondée sur une option préférentielle pour les pauvres. C’est une idéologie qui n’a rien à voir avec le socialisme historique. C’était un produit d’importation venu de « la théologie de la libération » née et propagée par les séminaires du Brésil. Elle va nous influencer par la méthode de combat qu’elle suggère pour agir et construire. Nous observions le PT de Lula, mais nous ne nous occupions alors pas du reste. Puis les circonstances nous conduisent à découvrir la révolution bolivarienne au Venezuela. D’abord cela nous déstabilise. C’est un militaire qui dirige tout cela, ce qui n’est pas dans nos habitudes dans le contexte de l’Amérique latine. Là-bas, les militaires sont les premiers suspects et non sans raison ! Dans l’idéologie dominante en Amérique du sud, la place des militaires dans l’action politique, c’est celle que lui assigne (là encore) Samuel Huntington dans Le soldat et la nation, le livre de référence qui précède Le choc des civilisations. Pinochet en fut le modèle.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

« Les gloses sur “la vraie gauche”, “la fausse gauche”, “gauche à 100%”, sont dépassées pour nous. Tout cela n’a pas de sens concret. »

La révolution bolivarienne a produit chez nous un changement d’angle du regard. Nous reprenons alors toute une série de questions dans laquelle le PT et l’expérience brésilienne ne seront plus centraux. Pour moi, le chavisme est une expérience radicalement différente de celle du Brésil. Puisqu’il faut bien mettre un mot sur celle-ci, on va parler de populisme, bien que la méthode populiste recommande précisément de ne pas se battre pour des concepts disputés et d’utiliser des mots valises, des mots disponibles, afin de les remplir de la marchandise que l’on veut transporter. Il ne sert donc à rien de lutter en Europe pour s’approprier le terme “populiste”. C’est dommage mais c’est aussi stupide que de se battre pour le mot “gauche”. Les gloses sur “la vraie gauche”, “la fausse gauche”, “gauche à 100%”, sont dépassées pour nous. Tout cela n’a pas de sens concret. Au contraire cela rend illisible le champ que l’on veut occuper. La bataille des idées est aussi une bataille de mouvement. Les guerres de positions ne sont pas pour nous.

« Il ne s’agit plus de construire une avant-garde révolutionnaire mais de faire d’un peuple révolté un peuple révolutionnaire. La stratégie de la conflictualité est le moyen de cette orientation. »

Le changement d’angle nous conduit à considérer des dimensions que nous avions laissées de côté. Pour dire vrai, c’est Hugo Chavez qui nous a décomplexés. Ce fut une expérience personnelle assez émouvante. La dernière chose que j’ai faite avec lui, c’est un bout de campagne électorale en 2012. On m’avait envoyé là-bas pour m’aider à descendre du ring après la présidentielle et la législative de 2012. Le résultat fut à l’inverse. J’ai fait campagne avec lui. J’ai tellement appris ! Dans tant de domaines. J’ai pu voir par exemple la manière de parler à l’armée. Il s’agissait d’une promotion de cadets, un quatorze juillet. J’ai écouté le discours de Chavez, qui correspondait à l’idée que je me fais de ce que doit être l’outil militaire. Il faut dire que mon point de vue a toujours été décalé par rapport aux milieux politiques desquels je viens. Peut-être parce que j’ai commencé mon engagement politique avec le fondateur de l’Armée rouge, ce qui modifie quelque peu le regard que j’ai toujours porté sur l’armée.

Je cite ce thème comme un exemple. En toutes circonstances Chavez éduquait sur sa ligne nationaliste de gauche. Évidemment le contact avec Chavez percutait des dizaines de thèmes et de façon de faire. Et surtout, il illustrait une ligne générale qui devint la mienne à partir de là. Il ne s’agit plus de construire une avant-garde révolutionnaire mais de faire d’un peuple révolté un peuple révolutionnaire. La stratégie de la conflictualité est le moyen de cette orientation. J’ai vu Chavez manier le dégagisme contre son propre gouvernement et les élus de son propre parti devant des dizaines de milliers de gens criant “c’est comme ça qu’on gouverne pour le peuple” ! Chavez partait d’un intérêt général qu’il opposait pédagogiquement aux intérêts particuliers en les déconstruisant.

« Jamais autant qu’à présent, ma façon de voir n’a été aussi enracinée dans l’apprentissage des épisodes de la Révolution française de 1789 et de la Commune de Paris. »

Au total, nourris de ces expériences, forts de ce renouveau théorique nous avons produit notre propre corpus doctrinal, consigné dans la quatrième édition de L’ère du peuple. Nous n’avons pas fait du Laclau, nous n’avons pas fait du Podemos. Nous avons fait autre chose, autrement, à partir de notre propre histoire politique et de notre propre culture politique nationale. Jamais autant qu’à présent, ma façon de voir n’a été aussi enracinée dans l’apprentissage des épisodes de la Révolution française de 1789 et de la Commune de Paris. Dans ces événements, l’auto-organisation de masse et la fédération des luttes sont omniprésents.

Pour comprendre notre trajectoire, il est important de bien observer les différentes vagues qui se sont succédées dans notre espace politique. Il y a d’abord eu l’étape d’influence du Parti des travailleurs du Brésil. Elle donne Die Linke en Allemagne, SYRIZA en Grèce, Izquierda Unida en Espagne, Bloco de esquerda au Portugal. Ici c’est la formule par laquelle une coalition de petits partis se regroupe dans un front avant de finir par fusionner. La vague suivante voit naître Podemos et ensuite la France Insoumise. Elle marque une rupture dans le processus commencé au Brésil et une série d’innovations majeures aux plans conceptuel et pratique.

En France, cette rupture arrive au terme d’un bref cycle sous l’étiquette Front de gauche. Il s’est achevé dans une impasse dominée par des survivances étroitement partisanes, des coalitions négociées entre appareils et le reste des pratiques dérisoires de la diplomatie des petits partis de l’autre gauche. Pour ma part, la rupture se produit au cours des campagnes des municipales, des régionales et des départementales. Ce fut une agonie au goutte à goutte. Le Front de Gauche s’est dilué dans des stratégies de coalitions d’un noir opportunisme qui l’ont rendu illisible. Mais on ne pouvait rompre cet engrenage à ce moment-là. En effet, les élections municipales étaient collées aux élections européennes. Il n’y avait pas le temps de redéfinir le positionnement et aucun moyen de le faire valider dans l’action de masse. Nous avons donc dû aborder les élections européennes avec la ligne Front de Gauche dans des conditions d’un chaos d’identification indescriptible. Pour finir, la direction communiste, notre alliée, n’a respecté ni l’accord ni sa mise en œuvre stratégique, expédiant l’élection comme une corvée bureaucratique, tout en tuant la confiance entre partenaires. En Espagne, Podemos a pu faire son apparition à ce moment-là à partir d’une scission de Izquierda Unida. Ce fut le moment de sa percée. En France, la direction communiste refusa absolument toute construction du Front par la base et le débordement des structures traditionnelles.

LVSL – Quelle a été l’influence de Podemos alors ?

À l’inverse des tendances de ce moment, Podemos naît dans une logique de rupture avec Izquierda Unida. Delapierre suivait de près le groupe qui a constitué Podemos. Il fréquentait leurs dirigeants et suivait leur évolution. Dès 2011, Íñigo Errejón est venu faire un cours de formation à notre université d’été du Parti de Gauche que je présidais alors. On ne s’est plus quittés. Nous avons participé à toutes leurs soirées de clôture des campagnes électorales, et réciproquement. Pendant ce temps, Syriza trahissait et le PT se rapprochait du PS en s’éloignant ostensiblement de nous. En fait, nous sommes tous des rameaux de ce qui a démarré dans le cycle du PT brésilien, qui a continué dans le cycle bolivarien et qui s’est finalement traduit par la rupture en Espagne puis en France, et dans l’invention d’une nouvelle forme européenne.

Aujourd’hui, le forum du plan B en Europe regroupe une trentaine de partis et de mouvements. Il remplit la fonction fédératrice du forum de São Paulo en Amérique latine, dans les années qui ont précédé la série des prises de pouvoir. Finalement, entre Podemos et nous, la racine est la même. C’est à Caracas que j’ai rencontré Íñigo Errejón par exemple, et non à Madrid. Ce dernier était extrêmement fin dans ses analyses. Il me mettait alors en garde contre l’enfermement du discours anti-impérialiste de Chávez dont il percevait l’épuisement. Il me disait que cela ne fonctionnerait pas auprès de la jeune génération qui en a été gavée matin, midi et soir, pendant quatorze ans. Pour lui, cette perspective stratégique et culturelle devenait stérile et donc insuffisante pour mobiliser la société. Immodestement, j’ai plaidé auprès du Commandant [Chávez] qu’il faudrait se poser la question d’un horizon positif qui témoigne de l’ambition culturelle du projet bolivarien.

« On combat les États-Unis mais on mange, on roule, on boit, on s’amuse comme eux. »

Comme je l’ai dit, ce que nous apporte fondamentalement Chávez, c’est l’idée que notre action a pour objectif de construire un peuple révolutionnaire. C’est donc une bataille culturelle globale. Mais finalement, la bataille culturelle, au sens large, est restée presque au point zéro à Caracas. Le programme bolivarien de Chávez, c’est pour l’essentiel de la social-démocratie radicalisée : le partage des richesses avant tout. C’est remarquable dans le contexte d’une société si pauvre et si inégalitaire, assaillie par la pire réaction vendue à la CIA. Mais cela laisse de côté les interrogations sur le contenu des richesses, les motivations culturelles du peuple, et ainsi de suite. On combat les États-Unis mais on mange, on roule, on boit, on s’amuse comme eux. Pourtant la révolution citoyenne est nécessairement une révolution culturelle, qui doit aussi interroger les modes de consommation qui enracinent le modèle productiviste.

Voilà ce que je peux dire de ma relation à ce que l’on appelle le populisme de gauche, à supposer que ce concept ait une définition claire. L’appropriation du mot ce n’est pas le plus important. Ce qui compte, c’est le contenu de ce qui est impliqué. Je l’ai détaillé dans L’ère du peuple.

Il s’agit d’admettre un nouvel acteur : le peuple, qui inclut la classe ouvrière, mais qui ne s’y résume pas. Je n’identifie ni ne résume la formation du peuple comme le font Ernesto Laclau et Chantal Mouffe à l’acte purement subjectif d’auto-définition du « nous » et du « eux ». Je redoute les spirales qu’entraîne souvent la philosophie idéaliste. Pour moi, le peuple se définit d’abord et avant tout par son ancrage social. Il s’agit là, d’abord, du lien aux réseaux du quotidien urbanisé dont dépend la survie de chacun. Ce sont souvent des services publics et cela n’est pas sans conséquences sur les représentations politiques collectives.

Ensuite, le peuple c’est le sujet d’une dynamique spécifique : celle du passage aux 7 milliards d’êtres humains connectés comme jamais dans l’histoire humaine. L’histoire nous enseigne qu’à chaque fois que l’humanité double en nombre, elle franchit un seuil technique et civilisationnel. Mais comme on a le nez dessus, on ne le voit pas. Je suis moi-même né dans un monde où il n’y avait que 2 milliards d’êtres humains. La population a donc triplé en une génération alors qu’il avait fallu 200 ou 300 000 ans pour atteindre en 1800 le premier milliard. Un nouveau seuil a bel et bien été franchi. Il se constate de mille et une manières. Mais l’une d’entre elles est décisive : le niveau de prédation atteint un point où l’écosystème va être détruit. Émerge donc un intérêt général humain qui sera le fondement idéologique de l’existence du peuple comme sujet politique. Le peuple va ensuite se définir par son aspiration constante, son besoin de maîtriser les réseaux par lesquels il se construit lui-même : réseaux de santé, réseaux d’écoles, etc. Le moteur de la révolution citoyenne se situe dans le croisement de ces dynamiques. Il est au cœur de la doctrine de L’ère du peuple.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

LVSL – Emmanuel Macron a déclaré que « le lien entre l’Église et l’État [s’était] abîmé, [qu’] il nous [incombait] de le réparer » et que « la laïcité n’a pas pour fonction de nier le spirituel au nom du temporel, ni de déraciner de nos sociétés la part sacrée qui nourrit tant de nos concitoyens ». Que pensez-vous de ces déclarations inhabituelles pour un chef d’État français ?

Le but de la démarche de M. Macron est d’abord politicien : récupérer les votes de la droite catholique. Néanmoins, il le fait à un prix qui engage nos principes fondamentaux. Il oublie qu’il est le président d’une République qui a sa propre histoire. Lorsqu’il dit que le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé et qu’il faut le réparer, la direction de la main tendue est claire.  Il y a un malentendu : le lien n’a pas été abîmé; il a été rompu, volontairement en 1905 ! C’est un acte historique. Il ne peut pas être question de le réparer. L’actualité de la lutte contre l’irruption de la religion en politique dans le monde entier l’interdit. Plus que jamais, la religion et les Églises doivent être à distance de l’État et en être clairement séparées. Plus que jamais notre adage doit être : les Églises chez elles, l’État chez lui.

Au demeurant, la République et la citoyenneté ne relèvent pas du même registre que celui de la foi et de la pratique religieuse. La religion est par principe close. Le dogme la clôture. À l’inverse, la République est par principe ouverte. Elle procède de la délibération argumentée. Elle ne prétend à aucun moment être parvenue à une vérité. Cela même est remis en cause par les dogmatismes religieux. Dans l’encyclique de 1906, qui condamne le suffrage universel, il est clairement énoncé que celui-ci est peccamineux en ceci qu’il affirme contenir une norme indifférente aux prescriptions de Dieu.

La réversibilité de la loi et son évolution au fil des votes montrent ce que les Églises combattent : la souveraineté de la volonté générale, le mouvement raisonné, l’esprit humain comme siège de la vérité et le caractère provisoire de celle-ci. Les Églises incarnent de leur côté l’invariance. On le voit par exemple quand elles rabâchent les mêmes consignes alimentaires issues du Moyen-Orient, ne varietur, depuis des siècles, et mises en œuvre sous toutes les latitudes. En République, on ne cantonne en dehors du changement qu’un certain nombre de principes simples, proclamés universels. Ce sont les droits de l’Homme. Ils portent en eux-mêmes une logique. Les droits de l’être humain sont ainsi non-négociables et supérieurs à tous les autres, ce qui expulse donc un acteur de la scène de la décision : une vérité révélée contradictoire aux droits de l’être humain ainsi établis.

« Ces propos d’Emmanuel Macron sont donc contre-républicains »

Dès lors, ils soumettent en quelque sorte la mise en pratique de la religion à un examen préalable que celle-ci ne peut accepter. Dans ces conditions, ni l’État ni la religion n’ont intérêt à la confusion des genres. Les Églises ne peuvent renoncer à leurs prétentions puisqu’elles affirment agir sur une injonction divine. On doit donc ne jamais abaisser sa vigilance pour prévenir leur tendance spontanée à l’abus de pouvoir.

Le lien ne doit donc pas être reconstruit.  J’ajouterai qu’il y a quelque chose de suspect à réclamer la reconstruction de ce lien précisément avec les hiérarques catholiques. Cette centralité du catholicisme dans la préoccupation macronienne est malsaine. Le président tiendrait-il le même discours devant une assemblée de juifs, de musulmans, ou de bouddhistes ? Je suppose que dans certains cas on éclaterait de rire, pour d’autres, on aurait peur, et pour d’aucuns on considérerait qu’il nous met à la merci des sectes.

« La laïcité de 1905 est l’aboutissement de trois siècles de guerre civile ouverte ou larvée. »

Fondamentalement, ces propos de Macron sont donc contre-républicains. Et ce n’est pas seulement le cas parce qu’il revient sur cet élément fondamental de la loi républicaine qu’est la séparation actée en 1905. C’est parce qu’il ignore l’histoire qui a rendu nécessaire la loi de 1905. L’histoire est une matière vivante et actuelle. L’histoire n’est pas un passé. C’est toujours un présent dans la vie d’une nation issue des ondes longues du temps. Car la compréhension des motifs qui aboutissent à la séparation des églises et de l’Etat commence bien avant 1905. On y trouvera des racines dans l’action de Philippe le Bel contre les prétentions du pape Boniface VIII à commander au temporel puisqu’il affirmait commander au spirituel. Plus ouvertement, après le retour des lumières antiques à la Renaissance, et jusqu’à la grande Révolution de 1789, la laïcité de l’Etat cherche son chemin. Mais elle ne s’oppose pas à des idées dans un colloque studieux. Elle affronte sans cesse une mobilisation armée et féroce de la part de l’ennemi. L’Eglise a fait valoir ses prétentions dans les fourgons de l’envahisseur depuis Clovis ! L’Église catholique a attendu 1920 pour reconnaître la République ! En 1906 elle condamne encore le suffrage universel. Face au dogmatisme religieux nous nous sommes continuellement opposés à des forces bien matérielles. La laïcité de 1905 est l’aboutissement de trois siècles de guerre civile ouverte ou larvée. Revenir sur ce point, si peu que ce soit, c’est revenir sur la République elle-même. Car celle-ci n’est possible comme chose commune que si les citoyens ne sont pas assignés à d’autres communautés incompatibles entre elles comme le sont celles d’essence religieuse. Or, c’est ce que fait le chef de l’État. Tout au long de son discours, il développe l’idée que l’identité d’une personne humaine serait enracinée dans sa foi et dans une forme particulière de spiritualité.

LVSL : Quelles sont d’après vous les motivations d’un tel discours ?

Je ne suis pas dupe de la manœuvre. Il s’agit pour lui d’endosser les habits du chef des conservateurs dans notre pays. Sa politique est celle d’un libéral exalté, mais il a compris qu’aussi longtemps qu’il la vendra dans les habits de la start-up, il ne peut s’appuyer que sur une minorité sociale très étroite. D’autant plus que, dans les start-ups, tout le monde n’est pas aussi cupide qu’il le croit ! Il va essayer de séduire, comme il le fait depuis le début, un segment réactionnaire très large. Après les injures gratuites contre les « fainéants », les « cyniques » et les « riens » voici le moment des travaux pratiques : les jeunes gens qui occupent les facs seraient des bons à rien et on les déloge comme des voyous. Même chose pour Notre-Dame-des-Landes, et ainsi de suite. De la même façon, la criminalisation de l’action syndicale va bon train. Il tente à présent une démarche qui va l’identifier à une certaine France catholique conservatrice. Pas sûr que celle-ci soit dupe de la manœuvre.

Quelle est la force de l’ancrage d’un tel raisonnement ? C’est qu’il postule aussi une certaine idée de l’être humain. Macron cite Emmanuel Mounier, le théoricien du « personnalisme communautaire ». Nous sommes pour notre part les tenants du personnalisme républicain. Nous adoptons le concept de personne comme sujet de son histoire. Une entité ouverte qui se construit au fil d’une vie et qui n’est pas seulement une addition d’ayant-droits de différents guichets de l’existence en société. Pour nous, on peut se construire en s’assemblant pleinement dans l’adhésion à l’idéal républicain, qui met au premier plan la pratique de l’altruisme et, plus généralement, l’objectif des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. À l’inverse, dans le personnalisme communautaire de Mounier, la personne trouve son liant dans la foi qui fonde sa communauté. Ce n’est pas là que spéculation abstraite. Je ne perds pas de vue de quoi on parle depuis le début. La vision macronienne assume de moquer la réalité d’une « religion » républicaine. C’est là une autre façon de nier le droit de l’universel à s’imposer comme norme. C’est-à-dire de ce qu’est le fait d’être un humain qui se joint aux autres grâce à une conduite alignée sur des lignes d’horizon universaliste. La condescendance de Macron pour la « religion républicaine » est significative de son incompréhension personnelle de l’idéal républicain comme vecteur du rassemblement humain. Elle peut aussi signaler son indifférence pour la force de la discussion argumentée libre des vérités révélées comme fondement de la communauté humaine. Après tout, pour lui, la loi du marché n’est-elle pas déjà plus forte que tout interventionnisme politique ? Les idéologies mercantile et religieuse relèvent toutes deux de l’affirmation sans preuve ni débat possible.

« Les républicains, en matière de morale individuelle, ne prescrivent pas de comportements. Sinon le respect de la loi. Et la Vertu comme code d’action personnel. »

Le dogme interdit au rassemblement de la communauté humaine d’être libre. On ne peut pas en discuter. On l’accepte ou on le subit. Parfois de force chaque fois que les églises en ont les moyens. C’est la raison pour laquelle elles ne peuvent avoir de place dans la décision publique. Mais attention ! On ne saurait confondre honnêtement la mise à distance et l’interdiction ou le mépris. Dans la sphère publique les églises n’ont jamais été interdites de parole ni même de campagne d’influence. Inutile de faire semblant de le croire pour en tirer des conclusions anti-laïques. Pour nous, républicains, la consigne religieuse est à jamais du domaine de la sphère privée et intime. Elle relève du débat singulier de l’individu avec lui-même au moment où il prend une décision. Vous pouvez évidemment être convaincu en tant que croyant qu’il faut faire ceci ou cela, ou même qu’il faut voter de telle ou telle manière. Cela est licite. Mais une prescription religieuse ne peut pas devenir une obligation pour les autres si la loi établit sur le même sujet une liberté d’appréciation individuelle. Car les républicains, en matière de morale individuelle, ne prescrivent pas de comportements. Sinon le respect de la loi. Et la Vertu comme code d’action personnel. Quand nous instaurons le droit à l’avortement, nous n’avons jamais dit qui devait avorter et pour quelles raisons. Cela relève de la liberté d’appréciation individuelle de la personne concernée. Du point de vue de ses convictions religieuses, une personne peut bien sûr décider de ne pas avorter. Mais pour quelles raisons l’interdirait-elle aux autres ? Il en va de même pour le suicide assisté. Il n’a jamais été question de dire aux gens quand ils devraient se suicider ! Mais s’ils veulent le faire en étant assisté, alors ils en ont la possibilité. Le dogme au contraire, et par essence, réprime ceux qui ne l’admettent pas. Dans l’usage de la liberté, la « religion républicaine » ne propose que la Vertu comme mobile.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

« On entre dans des logiques de négociation absurde avec l’Église sur la base de ses dogmes révélés. Il ne peut s’agir alors que d’une logique de concessions qui lui permettrait de les imposer à toute la société. »

Il y a donc un double abus de langage dans l’attitude de Macron. D’abord, celui qui consiste à essayer de faire croire que reconnaître la globalité d’une personne humaine à travers les ingrédients qui la font – dont sa foi – serait contradictoire à la laïcisation de l’espace public. La seconde, c’est de faire croire que nous serions des gens prescrivant par principe des comportements contraires à ceux préconisés par la religion. Les seules injonctions que nous formulons interviennent en cas de trouble à l’ordre public. Ce genre de limite de la liberté est commune. Aucune liberté n’est totale en société républicaine, sauf la liberté de conscience. Toutes les autres libertés sont encadrées donc limitées. Donc vous pensez ce que vous voulez, mais cela ne doit pas vous conduire à poser des actes illégaux. Point final. Dès que l’on sort de cela, on entre dans des logiques de négociation absurde avec l’Église sur la base de ses dogmes révélés. Il ne peut s’agir alors que d’une logique de concessions qui lui permettrait de les imposer à toute la société. La religion en politique est toujours un vecteur d’autoritarisme et de limitation des libertés individuelles.

LVSL – La laïcité renvoie à l’idée assez jacobine d’indivisibilité du peuple français et de séparation du religieux et du politique. Quelle est la place de la laïcité dans votre projet ? Doit-on craindre un retour du religieux en politique ?

Cette menace est intense. Pourtant, cela paraît contradictoire avec la sécularisation des consciences que l’on constate et qui ne se dément nullement. Pour autant le fait religieux n’est pas près de disparaître. L’adhésion aux religions repose pour partie sur la tradition. Il en est ainsi parce que la société nous préexiste, que notre famille nous préexiste. On vous enseigne des valeurs, et pour vous mettre en rapport avec les autres, vous devez passer d’abord par ces valeurs. C’est comme cela que s’opère la socialisation des jeunes individus. Le processus d’individuation du jeune se réalise dans l’apprentissage des codes de la relation aux autres. Nous n’avons pas des générations d’anarchistes dans les berceaux. Au contraire, on a des générations qui sont avides de socialisation et donc d’un conformisme enthousiaste.

Et au quotidien les comportements sont-ils débarrassés de métaphysique et même de superstition ? Bien sûr que non ! Je m’amuse d’observer que plus les objets ont un mode d’emploi et un contenu qui échappent à la compréhension de celui qui les utilise, plus la pensée métaphysique fonctionne. On a une relation plus saine et normale à un marteau et un clou qu’à un ordinateur parce que personne ne sait comment ce dernier fonctionne. C’est la raison pour laquelle vous insultez vos ordinateurs, vous leur parlez comme à des personnes, ce qui ne vous vient pas à l’esprit quand vous maniez un marteau. Il est plaisant de noter comment le mode d’emploi des objets contemporains renvoie souvent les individus dans une sphère de moins en moins réaliste. Ne croyez pas qu’au XXIème siècle, entourés d’objets très techniques, l’aptitude à la métaphysique et aux illusions de la magie aurait disparu. Cela peut être aussi tout le contraire. Je le dis pour rappeler que l’appétit de religion ne surgit pas du néant. Il y a un terreau duquel à tout moment, peut surgir une métaphysique qui s’empare de l’anxiété que provoque l’ignorance. Elle procure le seul aliment qui compte pour l’esprit : une explication. Le cerveau humain ne peut pas accepter le manque d’explications parce qu’il est construit pour assurer notre survie. Pour survivre, il faut comprendre, et il faut nommer. Il y a donc une matrice profonde à la capacité des religions à prospérer comme explication globale du monde et de ses énigmes insolubles. Pas seulement à propos des causes de la perversité des objets très sophistiqués que l’on insulte mais surtout, comme on le sait, en réponse à d’autres réalités autrement sidérantes comme la mort et l’injustice du hasard.

« Les êtres humains étant des êtres de culture, pour les pousser à s’entretuer, il faut leur trouver de bonnes raisons de le faire sans transiger. La religion en est une particulièrement commode. »

Mais dans le champ politique les religions sont surtout d’habiles prétextes. On l’a vu avec la théorie du « choc des civilisations » de Samuel Huntington. Elle repose entièrement sur l’idée que les cultures cloisonnent les êtres humains, et que les cultures sont elles-mêmes enracinées dans les religions. C’est sur cette base qu’est construite cette théorie qui aujourd’hui domine toute la pensée politique des stratèges et géopoliticiens de l’OTAN. Pour eux, quand on parle d’Occident, on ne parle en réalité que de Chrétienté. Voyez comment la religion est un prétexte entre Perses iraniens et Arabes des Emirats ! Chiites contre sunnites ? Tout cela pour habiller la lutte à mort pour l’influence régionale et la maîtrise d’une zone où se trouve 42% du gaz et 47 % du pétrole mondiaux… Les guerres impériales et les guerres régionales ont intériorisé le discours religieux pour se justifier sur un autre terrain que celui des intérêts matériels qui les animent. La surcharge religieuse facilite le conflit et permet de rendre irréconciliables les combattants qui s’affrontent. Vous voyez bien que nous ne sommes pas dans une thèse abstraite concernant la place des religions dans les conflits. Les êtres humains étant des êtres de culture, pour les pousser à s’entretuer, il faut leur trouver de bonnes raisons de le faire sans transiger. La religion en est une particulièrement commode.

En toute hypothèse, les religions n’ont relâché leur effort de conquête nulle part. Je vois bien évidemment qu’il y a des évolutions. En ce qui concerne les catholiques, je préfère l’encyclique « Laudato si » à ce que pouvait dire le Pape précédent. Dans cette vision du christianisme, les êtres humains sont coresponsables de l’achèvement de la création puisque le Pape François a fait référence dans son texte à Teilhard de Chardin. L’exigence écologique et sociale des catholiques prend alors une signification qui vient en renfort de notre combat. Il n’en demeure pas moins que l’Église catholique n’a pas lâché un demi-millimètre dans toute l’Amérique latine sur des sujets aussi fondamentaux que le droit à l’avortement – sans parler des droits des homosexuels et du suicide assisté. Alors que les révolutions démocratiques durent depuis dix à vingt ans en Amérique latine, pas un de ces pays n’a autorisé le droit à l’avortement tant l’intimidation est grande ! Seul l’Uruguay est un petit peu plus avancé sur ce plan là.

En quelques mots je veux résumer le raisonnement qui établit pourquoi la laïcité est consubstantielle au projet que porte « La France insoumise ». Car notre vision a une cohérence forte. S’il n’y a qu’un seul écosystème compatible avec la vie humaine, il y a donc un intérêt général humain. La tâche du groupe humain est de formuler cet intérêt général.  Pour cela, il faut une délibération libre. Pour que la délibération soit libre, il faut que l’homme ne domine pas la femme, que le patron ne domine pas l’ouvrier, au moment de prendre la décision et que la religion n’interdise pas d’en discuter ou prédétermine le sens de la décision qui sera prise. Pour que la délibération permette d’accéder à la compréhension de l’intérêt général, il faut donc que la société politique soit laïque et que l’État le soit. La laïcité n’est pas un supplément. C’est une condition initiale. La séparation des Églises et de l’État c’est la condition pour que soit possible un débat argumenté. Et le débat argumenté est la condition pour déterminer l’intérêt général. Ces propos peuvent vous paraître d’une banalité absolue. Mais ils tranchent avec les réflexes de notre famille idéologique. Dans les années 1970, quand l’intérêt général était invoqué, on entendait immédiatement la réplique : “intérêt général, intérêt du capital”. Cela voulait dire que ce concept était une construction de l’idéologie dominante. C’est évidemment une construction idéologique, cela va de soi, mais elle se présente désormais dans des conditions tout à fait différentes de la façon d’il y a trente ou quarante ans de cela. L’intérêt du capital ne peut jamais être l’intérêt général à notre époque. Il en est l’adversaire le plus complet. Le capital est intrinsèquement court-termiste et singulier. L’harmonie avec les cycles de la nature est nécessairement inscrite dans le long terme et le cas général.

LVSL : Lorsque des individus sont aptes à incarner le pouvoir et la dignité de la fonction suprême, on a pris l’habitude de parler « d’hommes d’État ». Lors du premier grand débat de la présidentielle, beaucoup d’observateurs ont noté que vous sembliez être le plus présidentiable et ont évoqué votre posture gaullienne. De même, votre hommage à Arnaud Beltrame a été largement salué. Qu’est-ce qu’implique le fait de « rentrer dans les habits », lorsqu’on aspire à la conquête du pouvoir et que l’on souhaite devenir une option crédible ? N’est-on pas aujourd’hui face à un vide de l’incarnation ?

J’espère que j’ai contribué à le remplir. Parce que ma campagne de 2017, davantage encore que celle de 2012, a mis en scène un personnage en adéquation avec un programme. J’ai toujours eu des discussions sur cet aspect avec mes camarades d’autres pays, je n’y suis donc pas allé à reculons. C’est ce que j’avais dit à mes amis italiens : ou bien vous assumez la fonction tribunicienne et vous montez sur la table pour incarner votre programme, ou bien cette fonction incontournable sera incarnée par d’autres. C’est ce qui s’est passé l’année où le Mouvement Cinq Étoiles de Beppe Grillo a envoyé aux pelotes la coalition qui s’était construite autour de Rifondazione comunista. Cela a été une catastrophe et j’en ai aussi tiré les leçons.

« Il y a un égalitarisme spontané du peuple français, dont la racine profonde est la grande Révolution de 1789, qui est d’abord une révolution de liberté. »

La question de “l’incarnation” est d’ordre métaphysique. Je l’aborde avec sang-froid. Je crois à ce que je dis et à ce que je fais. Si vous constatez une “incarnation”, c’est un résultat, pas un rôle. Vous ne vous levez pas le matin en mettant les habits d’un personnage comme vous avez enfilé votre pyjama le soir. C’est le programme qui produit l’incarnation s’il arrive à son heure dans le moment politique de la prise de conscience populaire. Je crois connaître le peuple français, notamment les fondamentaux de son histoire et l’essentiel de son territoire que j’ai parcouru dans tous les sens et dans bien des recoins. Le peuple français, c’est le peuple politique du continent. Il use d’expressions uniques qui traduisent son esprit égalitaire. Voyez comment on reproche un comportement à quelqu’un : “si tout le monde faisait comme vous…”. C’est une façon de dire : ce qui est bien, c’est ce que tout le monde peut faire.

Il y a un égalitarisme spontané du peuple français, dont la racine profonde est la grande Révolution de 1789, qui est d’abord une révolution de liberté. Les gens étaient persuadés que ce serait en votant qu’ils régleraient le problème. Ils voulaient même élire leurs curés à un moment donné ! Et ils se sont substitués à l’État monarchique écroulé. Jusqu’au point de vouloir fédérer ces prises de pouvoir dans une “fête de la fédération” un an après la prise de la Bastille. Le contenu de la Révolution de 1789 a produit une dynamique qui permet de comprendre comment un personnage à première vue aussi éloigné de la forme de la Révolution l’a autant et aussi fortement incarnée que Maximilien Robespierre.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

Lorsqu’on comprend cela, on comprend la substance de l’action politique. Quel est l’enjeu de la politique ? On peut le chercher chez celui-là même que l’on m’oppose parfois si stupidement : Marx, dans le “catéchisme” de la Ligue des justes, le premier texte qu’il a signé. Première question : qu’est-ce que le communisme ? Réponse : ni les soviets, ni le développement des forces productives, mais “l’enseignement des conditions de la libération du prolétariat”. C’est un fait radicalement subjectif qui est mis en avant. De même, dans L’idéologie allemande : “le communisme est le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses, (les contradictions du système) et sa conscience.” La conscience, dans la formule marxiste, pèse du même poids que le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses. Et vous avez cette phrase définitive de Marx : “le prolétariat sera révolutionnaire ou il ne sera rien”. Comment cela rien ?

On croyait alors qu’il était défini par sa place dans les rapports de production. Mais en réalité, il était défini dans le marxisme initial par son rapport culturel à lui-même ! C’est pourquoi le marxisme distingue l’en-soi du pour-soi, et entre les deux se trouve la place du politique, ce qui fait de la conscience l’enjeu principal de l’action politique en vue de la conquête du pouvoir. La stratégie de L’ère du peuple est donc dans une continuité philosophique et politique. La construction de cette conscience nécessite une prise en compte de la globalité de la condition humaine de ceux à qui l’on s’adresse.

Je dis cela pour la masse de ces discours qui n’ont aucun lien avec le quotidien des gens, et notamment avec l’idée morale qu’ils se font de leur dignité et de leur rapport aux autres. Dans L’ère du peuple, il y a un chapitre sur la morale comme facteur d’unification et de motivation d’action sociale. En ce qui nous concerne, nous avons définitivement épousé l’idée que les êtres humains sont des êtres de culture et c’est d’ailleurs à cause de cela qu’ils sont des êtres sociaux.

LVSL : Revenons à votre stratégie. Vous avez réalisé des scores très importants chez les jeunes au premier tour de l’élection présidentielle, notamment chez les primo-votants, avec 30% chez les 18-24 ans. Néanmoins, vous n’avez enregistré aucun gain chez les seniors, qui pèsent énormément dans le corps électoral effectif et ont largement voté pour Macron et Fillon. Les clivages politiques semblent devenir de plus en plus des clivages générationnels. Pourquoi votre discours a-t-il autant de mal à toucher les plus âgés ? Les baby-boomers se sont-ils embourgeoisés et sont-ils devenus irrémédiablement néolibéraux ?

Mes discours passent plus difficilement chez les seniors pour les mêmes raisons qu’ils passent plus facilement dans la jeune génération. La jeune génération a une conscience collectiviste écologiste extrêmement forte, en dépit des reproches qu’on lui fait sur l’égoïsme qu’elle semble exprimer. La conscience de la limite atteinte pour l’écosystème, du gâchis, de l’asservissement que provoque une société qui transforme tout en marché est très avancée. Nous atteignons, dans la jeune génération, la limite d’une vague qui a d’abord submergé les jeunesses précédentes.

« Mai 68, on ne montre que des personnages aussi ambigus et conformistes que Romain Goupil ou Daniel Cohn-Bendit. C’est une génération de gens qui n’ont jamais été autre chose que des libéraux-libertaires, petits bourgeois confits d’un égoïsme hédoniste sans borne, et sans danger pour le système. Ils sont restés conformes à ce qu’ils étaient. »

J’ai connu celle des années 1990 où l’idéal dominant, c’était le trader qui a réussi son opération. J’ai toujours fait des conférences dans les grandes écoles. J’y aperçois les enfants des classes socio-professionnelles supérieures. Cela me permet de voir comment les enfants de cette classe sociale, qui aimante la société, évoluent. À travers leurs enfants, on peut identifier ce qui sera rejeté ou pas ensuite. Dans les années 90, à la fin d’une conférence, il y avait deux ou trois mohicans qui venaient me voir pour me dire qu’ils étaient de mon bord. Ils le faisaient en cachette et tout rouges. Maintenant, dans le moindre amphithéâtre, il y a 20% ou 30% qui se déclarent de notre côté. Ce qui m’intéresse en particulier, c’est que les autres, ceux qui ne sont pas de mon avis, sont en désaccord avec mes conclusions mais s’accordent avec mon diagnostic. Il y a eu là la construction d’une conscience collective nouvelle. Cette génération est consciente de la rupture que cela exige. Elle l’aborde avec plus d’enthousiasme parce qu’elle sent que, par sa qualification, ses connaissances, elle est capable de répondre aux défis du monde.

En ce qui concerne les plus âgés, c’est le moment de disperser les illusions sur Mai 68. Les leaders qui sont mis en exergue aujourd’hui n’ont jamais cessé d’être des commensaux du système. Or, il ne faut pas perdre de vue que Mai 68, c’est d’abord une grande révolution ouvrière. C’est 10 millions de travailleurs qui se mettent en grève. Pourtant ils sont éjectés du tableau, comme s’ils n’existaient pas. Et dans la célébration, ou la commémoration de Mai 68, on ne montre que des personnages aussi ambigus et conformistes que Romain Goupil ou Daniel Cohn-Bendit. C’est une génération de gens qui n’ont jamais été autre chose que des libéraux-libertaires, petits bourgeois confits d’un égoïsme hédoniste sans borne, et sans danger pour le système. Ils sont restés conformes à ce qu’ils étaient. Dans la représentation de Mai 68, les médias se régalent de leurs prestations qui permettent d’effacer la réalité de classe de 68. Ils aiment montrer que la lame est définitivement émoussée. La preuve ? Leurs héros de pacotille s’en amusent eux-mêmes. Goupil ne supporte plus les militants, Cohn-Bendit les vomit…

Ce qui doit nous intéresser, c’est justement de regarder comment les vainqueurs de cette histoire en ont profité pour faire croire qu’on peut “transformer le système de l’intérieur”. “Après tout, disent-ils, on peut en tirer des avantages. Ce ne serait pas la peine de tout brutaliser”. Comment le nier ? Mais c’est avaler avec chaque bouchée l’addiction au repas tout entier. Un énorme matériel propagandiste s’est mis en mouvement contre tout ce qui est révolutionnaire. Du socialisme, on a fait une diablerie où Staline est inscrit dans Robespierre. La propagande s’est acharnée à disqualifier à la fois l’intervention populaire et son histoire particulière dans la Révolution.

« Les révolutions ne sont jamais de purs parcours idéologiques. Ce sont toujours les résultats de principes auto-organisateurs à l’œuvre dans une situation. »

En France, où se situe son modèle initial, les porte-plumes du système ont accompli un travail considérable dans ce sens, avec François Furet par exemple. Cela s’est traduit méthodiquement par des opérations d’appareils comme L’Obs et les autres organes de cette mouvance. Ils ont répandu cette disqualification du fait révolutionnaire au sein des classes moyennes sachantes qui font l’opinion et déterminent les modes de vie sur lesquels essaient de se caler la classe ouvrière et les contremaîtres, c’est-à-dire ceux qui sont la catégorie juste d’avant. De ce fait, les générations de l’échec de 68 puis du programme commun ont été pétries à pleines mains dans ces registres.

Il est alors normal que les seniors entendent moins mon discours. Il y a le poids de l’âge. On est plus conservateur en vieillissant. On s’aperçoit des vanités de l’existence qui vous agitaient quand vous étiez plus jeune. Les seniors se disent que le changement que nous proposons n’est pas possible, qu’il est trop compliqué. Prenez n’importe quel jeune d’une école d’ingénieur, il sait que c’est facile de fermer les centrales nucléaires et de les remplacer par des énergies renouvelables. Cela prendra 4, 5, 10 ans. 4, 5, 10 ans, quand vous avez 70 ans, c’est beaucoup. On se demande entre-temps si on aura de l’électricité. On me dit : “Mais Monsieur Mélenchon, vous n’allez tout de même pas sortir du nucléaire en appuyant sur un bouton ?” Dans la génération senior, une majorité trouve la tâche politique d’un niveau trop élevé. Ce qui est rassurant cependant, c’est que la tâche révolutionnaire ne résulte jamais d’un acte idéologique mais d’une nécessité qui résulte des circonstances. C’est cela notre force.

Les révolutions ne sont jamais de purs parcours idéologiques. Ce sont toujours les résultats de principes auto-organisateurs à l’œuvre dans une situation. Furet affirmait que la révolution aurait dérapé à cause d’idéologues exagérés. En étudiant les lettres qui viennent des élus des États généraux, Timothy Tackett a montré que les révolutionnaires ne sont pas des enragés mais des notables motivés mais perplexes. Ils font face à des situations qui les dépassent et apportent des réponses révolutionnaires parce qu’ils ne voient pas quoi faire d’autre. Leurs répliques sont juste celles qui leur paraissent adaptées aux circonstances. La seule chose qui est idéologiquement constante et qui traverse les bancs de l’assemblée, c’est l’anticléricalisme. Mais Timothy Tackett montre comment les gens ont répondu à des circonstances, qui, en s’enchaînant, ont détruit peu à peu tout l’ordre ancien.

« La guerre civile va défigurer la révolution de 1917 de la même manière que la guerre contre toute l’Europe a défiguré la Révolution de 1789 et a mené à la victoire de Bonaparte plutôt qu’à celle de Robespierre. »

L’ordre nouveau qui découle de cet écroulement ne s’appuie pas sur une idéologie mais sur la nécessité de répondre à la situation de tous les jours. Par exemple, en réplique populaire à la Grande Peur en 1789, se créent des milices pour se protéger des brigands. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de brigands, et une fois que la garde nationale est constituée, les miliciens ne rendent pas les armes et se donnent des missions. Les processus révolutionnaires enracinés partent toujours des préoccupations qui répondent à des circonstances qui sont insurmontables autrement que par des méthodes révolutionnaires. C’est le cas de la révolution de 1917 : il était impossible de changer le cours des évènements tant que l’on n’arrêtait pas la guerre. C’est en tout cas pour cela que s’écroulent les gouvernements successifs. Après, cela devient autre chose : la guerre civile va défigurer la révolution de 1917 de la même manière que la guerre contre toute l’Europe a défiguré la Révolution de 1789 et a mené à la victoire de Bonaparte plutôt qu’à celle de Robespierre.

Revenons au point de départ, à la question des générations et au fait d’aller chercher les seniors. Je pense plutôt que ce sont eux qui vont nous trouver tout seuls. Cela a d’ailleurs commencé. Regardez les opinions positives constatées par sondage : pour la première fois, nous passons devant la République en Marche (LREM) chez les retraités, dans la dernière enquête. Dans toutes les catégories, la France Insoumise est deuxième, sauf une pour laquelle ils restent devant nous, à savoir les professions libérales, et une pour laquelle nous sommes devant eux, à savoir justement les retraités.

LVSL – Un des problèmes récurrents des forces qui veulent changer radicalement la société, c’est la peur du “saut dans l’inconnu” pour une part non négligeable des électeurs. Comment comptez-vous affronter ce déficit de crédibilité, qu’il soit réel ou qu’il s’agisse d’un fantasme ? Comment faire en sorte que les Français n’aient aucune difficulté à imaginer un gouvernement insoumis, et comment passer du moment destituant, celui du dégagisme, au moment instituant ?

J’en traite justement dans un récent post de blog, dans lequel je commente l’actualité, en fonction des phases connues du mouvement révolutionnaire « populiste », la phase destituante et la phase instituante sont liées par un mouvement commun. On rejette en s’appropriant autre chose et vice versa. Il ne faut jamais oublier le contexte. Nous sommes dans un moment de déchirement de la société.

Nous offrons un point de rassemblement. La France Insoumise est le mouvement de la révolution citoyenne. C’est-à-dire de la réappropriation de tout ce qui fait la vie en commun. Il englobe des catégories qui ne sont pas toujours dans des dynamiques convergentes. Elles sont même parfois contradictoires. La fédération des catégories sociales, d’âge et de lieu se fait par leurs demandes respectives. Il y a besoin d’une coïncidence des luttes avant d’avoir une convergence de celles-ci. Chacune a sa logique. On vient d’évoquer les seniors : l’augmentation de la CSG les rapproche d’autres catégories. Rien à voir avec l’attrait de mon image. Le programme d’un côté, et la capacité du groupe parlementaire à le mettre en scène de l’autre, voilà de solides repères pour l’opinion qui observe et se cherche.

« Si je deviens moins franc du collier, je sors de la stratégie de la conflictualité qui est la seule capable de produire de la conscience, de l’action, de la confiance et du regroupement. »

Alors, qu’est-ce qui va rassurer ? La perception de notre détermination. Pourquoi les gens seraient-ils attirés par Monsieur Macron, qui sème un désordre indescriptible dans tout le pays et qui raconte des choses insupportables sur la laïcité et ainsi de suite ? La France Insoumise, elle, sait où elle va. Nous défendons l’idée qu’il y a un intérêt général et que la loi doit être plus forte que le contrat. Il y a des gens que ça rassure, à proportion du fait qu’ils se détournent des autres. Ça ne se fait pas tout seul. Je ne cherche pas à devenir de plus en plus rassurant pour rassembler autour de moi. Si je le faisais, je renoncerais au ciment qui unit notre base entre l’aile la plus radicale et l’aile la plus modérée.

« La construction d’un peuple révolutionnaire n’est pas un dîner de gala. »

On me reproche d’être clivant ? Mon score n’en serait-il pas plutôt le résultat ? Il faut abandonner l’illusion communicationnelle. Avoir le bon slogan et le bon message ne réconciliera pas tout le monde. Pour réconcilier tout le monde, il faudrait baisser d’un ton ? Je ne le ferai pas. Je compte davantage sur l’obligation de la prise de conscience de devoir sauter l’obstacle de la routine et de la résignation. Et si je deviens moins franc du collier, je sors de la stratégie de la conflictualité qui est la seule capable de produire de la conscience, de l’action, de la confiance et du regroupement. La construction d’un peuple révolutionnaire n’est pas un dîner de gala.

LVSL – Mitterrand s’est confronté aux mêmes types de problématiques pour accéder au pouvoir en 1981…

1981, ce n’est pas la révolution. La société n’est pas déchirée, et François Mitterrand n’est pas lui-même un révolutionnaire. Toutes les composantes du programme commun ont pensé qu’elles allaient changer les choses par le haut. La “force tranquille”, c’est un slogan à la fin de la campagne. Il y a maintenant un mythe sur ce sujet. On aurait gagné grâce à un slogan ? Réfléchissez ! Ça n’a aucun sens. On a gagné par 30 ans d’accumulation politique. Le programme commun commence dans la bouche de Waldeck-Rochet en 1956. Cela a pris un temps fou avant d’arriver à construire une base où socialistes et communistes arrivent à se réconcilier et à entraîner le reste de la société ! Et il aura fallu la grève générale de Mai 68 pour brasser la conscience populaire assez profondément.

On ne gagne pas avec des slogans sans ancrages. Les slogans doivent correspondre à des situations. La situation dans laquelle je me trouve aujourd’hui, c’est la nécessité de construire une majorité. Pour cela, elle doit trouver son enracinement social à la faveur d’une élection. Quand la température politique monte, l’information circule très vite, les consciences peuvent faire des choix positifs et négatifs. Il y a des gens qui votent pour moi parce qu’ils ne savent pas pour qui d’autre voter, il y en qui le font parce qu’ils trouvent que ce que je dis est bien et que le programme leur paraît efficace, et puis il y a des gens qui votent pour moi en se disant que voter pour n’importe quel autre n’apportera rien. Pour eux, c’est donc le vote utile.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

Nous avons construit une situation électorale. À l’intérieur de cette situation, nous construisons, à travers le programme, une base sociale de masse pour le changement de fond que nous portons. En 2012, nous avons eu 4 millions de voix. En juin 2016, j’avais dit “à chacun d’en convaincre un autre ! Si on fait 8 millions de voix, on a gagné”. Finalement, nous avons fait 7 millions, et n’avons pas gagné. Mais on a quand même gagné 3 millions d’électeurs ! Puis aux élections législatives, comme en 2012, on en a reperdu la moitié. La moitié de 4 millions, ça n’est pas la moitié de 7 millions. Cette fois-ci, on a obtenu un groupe parlementaire. Cela a permis le franchissement d’un nouveau seuil. Nous avons substitué une image collective, celle du groupe, à une image individuelle, celle du candidat. Et, dorénavant tous azimuts, nous couvrons et influençons de nombreux secteurs de la société. Voilà des acquis formidables de notre action et de notre lutte ! Le point d’appui s’est formidablement élargi.

Maintenant, le pays entre en ébullition sociale et idéologique. Tant mieux ! Parce qu’à l’intérieur de ça, pour la première fois, des milliers de jeunes gens se construisent une conscience politique. On peut voir que c’est la première fois qu’il y a un mouvement dans les facs depuis très longtemps, tout comme dans les lycées. Il y a aussi des milliers et des milliers d’ouvriers qui se mettent en mouvement pour faire la grève, et ce sont les secteurs les plus déshérités de la classe ouvrière qui tiennent le coup le plus longtemps. Par exemple, chez Onet, pendant des mois, les pauvres gens qui nettoient les trains et les voitures, les femmes qui font les chambres dans les hôtels, ont tenu trois mois de grève sans salaire !

On sent donc que dans la profondeur du pays, il y a une éruption. Je ne dis pas que ça va suffire ! Mais rappelez-vous que notre but est de construire un peuple révolutionnaire. Ce n’est pas de construire une fraction d’avant-garde révolutionnaire qui prend le pouvoir par surprise. Cela n’a jamais marché, et les nôtres en sont tous morts à la sortie. Ce n’est pas comme cela qu’il faut faire. Construire un peuple révolutionnaire, cela veut dire ne compter que sur la capacité d’organisation qu’il contient et avancer pour qu’il se constitue en majorité politique.

« Nous ne sommes pas les psalmodieurs d’un catéchisme auquel devraient se conformer les masses. Nous sommes leurs éclaireurs, parfois leurs déclencheurs, toujours leurs serviteurs. »

En ce moment, l’école de la lutte fonctionne à plein régime : si le pouvoir macroniste fait une erreur de trop, le mouvement va s’accélérer. Je ne peux pas vous dire aujourd’hui dans quel sens il va s’accélérer. De la même manière que je ne peux pas vous dire aujourd’hui ce qui se passera le 5 mai. Est-ce que ce sera un rassemblement de protestation ? Ou est-ce que ce sera le moment qui verra converger une colère terrible du pays ? Je compte qu’il soit la dernière étape avant la formation d’une fédération des luttes qui vienne à l’appel commun des syndicats et des mouvements politiques. C’est ce qu’on appelle une stratégie : un ensemble de tactiques de combat au service d’un objectif.

Nous ne sommes pas les psalmodieurs d’un catéchisme auquel devraient se conformer les masses. Nous sommes leurs éclaireurs, parfois leurs déclencheurs, toujours leurs serviteurs. La lutte n’a pas pour objet de cliver à l’intérieur du peuple, c’est l’inverse. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé qu’on tourne la page des tensions au mois de septembre avec la CGT, qu’on tire des leçons de l’épisode précédent. Nous sommes appuyés sur une lutte de masse. Maintenant, son objet est l’enracinement. L’enracinement, cela veut dire l’élargissement. Et pour qu’elle puisse s’élargir, il faut que cette lutte trouve une respiration propre, pas qu’on la lui amène de l’extérieur.

Cela signifie, entre autres, que l’objet tactique du commandement politique, c’est de régler les deux questions qui nous ont scotchés la dernière fois, en septembre : la division syndicale et la séparation du syndical et du politique. Quand je dis le syndical, je parle de l’articulation du mouvement social, car celui-ci n’existe pas à l’état brut. Il existe à travers des médiations, que ce soit la lutte Onet, la lutte des femmes de chambre ou la lutte des cheminots, le syndicat aura été l’outil. Toutes ces luttes transitent par une forme d’organisation syndicale pour se structurer. Cela peut aussi parfois créer des tensions à l’intérieur de ce champ, quand la masse a le sentiment que les consignes syndicales ne correspondent pas à son attente.

LVSL – La lutte des cheminots de la SNCF semble plus populaire que prévue, y compris, et de façon assez étonnante, chez des Français de droite. Comme s’il s’agissait de lutter contre le fait de “défaire la France et son État”. Quel regard portez-vous sur la mobilisation ? Quel doit être votre rôle dans celle-ci ?

Pour nous, il ne s’agit pas de créer un clivage droite-gauche à l’intérieur de la lutte. Cela n’a pas de sens, parce qu’il y a des gens qui votent à droite et qui sont pour la SNCF ou le service public. D’ailleurs, la droite de notre pays n’a pas été tout le temps libérale. Il y a tout un secteur de la droite qui est attaché à d’autres choses et qui entend nos arguments. C’est ce que certains amis de “gauche” ne comprennent pas forcément ou n’ont pas toujours envie d’entendre.

Alors, quelle va être notre ligne ? Fédérer le peuple. On ne décroche pas de cette orientation. Mais sa mise en œuvre varie selon les moments et les contextes de conflictualité. Par quoi passe-t-elle aujourd’hui ? Cela peut être par un déclencheur qui va l’embraser dans un mouvement d’enthousiasme, d’insurrection. À d’autres moments cela passe par des combinaisons plus organisées. C’est pourquoi, aujourd’hui, mon emblème, c’est Marseille. Pourquoi Marseille ? Parce qu’il y a un poste de pilotage unifié où la CGT prend l’initiative de réunir tout le monde, où CGT, FSU-Solidaires, UNEF, syndicats lycéens et partis politiques se retrouvent autour de la même table pour faire une marche départementale. Mais il n’y a ni mot d’ordre commun, ni texte d’accord. Chacun sait pourquoi il vient et le dit à sa façon. Là, on voit véritablement ce qu’est un processus fédératif.

« Mais il y a aussi un facteur que personne ne prévoit et ne pourra jamais prévoir : c’est l’initiative populaire. Elle peut tout submerger, tout le monde, et tel est mon souhait le plus profond. »

Après la destruction du champ politique traditionnel à la présidentielle, le temps est passé où des partis de la gauche, et autres sigles de toutes sortes, lançaient un appel après s’être battus pendant trois heures pour trois mots dans une salle close, et réunissaient moins de monde dans la rue qu’il n’y avait de signataires en bas de l’appel. Je caricature bien sûr, mais tout le monde sait de quoi je parle. Il faut en finir avec cela, nous sommes entrés dans une autre époque. Une époque plus libre pour innover dans les démarches. La formule fédérative marseillaise, c’est peut-être la formule de l’union populaire enfin trouvée. Parce qu’elle est sans précédent. La tactique et la stratégie politique règlent des problèmes concrets.

Mais il y a aussi un facteur que personne ne prévoit et ne pourra jamais prévoir : c’est l’initiative populaire. Elle peut tout submerger, tout le monde, et tel est mon souhait le plus profond. Parce que quand l’initiative populaire submerge les structures, elle n’a pas de temps à perdre. Elle va droit au but et elle frappe à l’endroit où se trouve le nœud des contradictions.

“La France rebelle s’est réveillée” – Entretien avec Clémentine Autain

Clémentine Autain dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève

Piles de dossiers entassées dans son bureau, la députée Clémentine Autain nous accueille quelques heures avant son passage dans Zemmour & Naulleau, où elle a croisé le fer avec Marlène Schiappa et les deux polémistes. L’atmosphère est optimiste, la mobilisation sociale bat son plein. L’occasion est bonne pour aborder son nouvel ouvrage sur Mai 68 intitulé Notre liberté contre leur libéralisme qui rappelle les fondamentaux du mouvement et en critique les récupérations. Mais aussi pour discuter de son rôle comme députée et de son opinion sur la stratégie de la France insoumise, et des rapports avec les autres mouvements comme le PCF et Generation.s.

LVSL – Lors de la dernière élection, Jean-Luc Mélenchon a adopté une stratégie et une esthétique qui ont surpris un certain nombre de militants habitués aux marqueurs traditionnels de la gauche que sont la couleur rouge, l’Internationale, la référence permanente aux « valeurs de la gauche », etc. Que pensez-vous de ces choix ?

Il a fait un choix stratégique gagnant en considérant qu’il ne suffisait pas de brandir le terme de “gauche” comme un étendard pour convaincre. Il est parti du fait que le bilan de la gauche au pouvoir, et notamment sous François Hollande, était catastrophique, et que le terme de “gauche” se trouvait associé à ce bilan, un bilan notamment détestable du point de vue des catégories populaires. Je l’ai vu très concrètement en faisant campagne aux législatives sur un territoire de banlieue en Seine-Saint-Denis. Le mot “gauche” était associé à François Hollande. Il fallait donc cesser de l’asséner tel un sésame puisque « la gauche » au gouvernement a mené une politique de droite, et donc contribué à faire exploser les catégories classiques “gauche” et “droite”. Depuis trente ans les gouvernements qui se succèdent, qu’ils se disent “de gauche” ou “de droite”, mènent une politique malheureusement très proche. D’où le brouillage des clivages traditionnels.

Pour autant, Jean-Luc Mélenchon n’a pas abandonné la gauche dans le contenu propositionnel comme dans les valeurs mises en avant. Pendant sa campagne, il a parlé d’égalité, de bien commun, de justice sociale, de démocratie véritable : autant de thèmes, de mots, de propositions qui s’inscrivent bel et bien dans une filiation qui est celle de la gauche. Se départir de l’esthétique traditionnelle de la gauche et ne pas employer le terme de “gauche” à tout bout de champ était un moyen de permettre à de nouveaux publics, en particulier les jeunes – qui se repèrent moins que d’autres dans les catégories traditionnelles pour des raisons générationnelles évidentes –, d’être audibles sur ces thématiques au-delà d’un a priori. Au fond, Jean-Luc Mélenchon n’a pas brandi le mot gauche mais il l’a rempli, lui a donné du sens, a ancré ses principes dans une forme de modernité.

Alors que certains rêvaient d’une “primaire de toute la gauche” pour 2017, Mélenchon s’en est tout de suite écarté pour se démarquer de toute responsabilité, proximité ou confusion vis-à-vis du bilan gouvernemental Hollande/Valls. Je constate que Benoît Hamon, qui a pourtant remporté la primaire du Parti Socialiste sur une ligne de contestation de la politique gouvernementale, a été lesté par une sorte de sparadrap du capitaine Haddock : on l’a associé au bilan gouvernemental puisqu’il y avait participé et qu’il avait encore le PS, Jean-Marie Le Guen ou Jean-Christophe Cambadelis dans ses bagages.

Mélenchon a effectué un second choix qui s’est avéré opérant : il s’est émancipé de la forme traditionnelle du parti. Il a trouvé un nom, “la France Insoumise”, qui n’est pas en “isme”, qui ne ressemble pas à un nom habituel du vocabulaire politique. Cette forme de mouvement fut un atout pour donner à voir du neuf, si attendu en raison de la déception et de la défiance nourrie à l’égard de la politique institutionnelle.

Ces choix stratégiques se sont révélés pertinents : notre famille politique s’est hissée à un score historique frôlant les 20%. Maintenant, une chose est d’avoir gommé quelques marqueurs anciens et d’avoir impulsé un nouveau mouvement, une autre serait de tirer comme conclusion qu’il faudrait jeter aux oubliettes tout rapport avec la gauche, ses symboles, sa culture, ses réseaux constitués. Je ne partage pas l’idée selon laquelle il faudrait choisir entre “fédérer le peuple” et “rassembler à gauche”. Au fond, ce qui a été réussi dans la campagne, c’est me semble-t-il le fait d’avoir réussi à tenir ces deux bouts : parler à la fois à celles et ceux qui sont écœurés de la politique, qui ne se reconnaissent pas dans des codes qui ne fonctionnent plus comme avant notamment auprès de la jeunesse et des catégories populaires, et dans le même temps, c’est bien sur une base de gauche, au sens d’un contenu politique, des valeurs, que Jean-Luc Mélenchon a fait sa campagne et son programme. Il me semble que c’est cet alliage de deux objectifs, fédérer le peuple sur une base de gauche, qui a porté ses fruits. Si l’on s’affranchit de toute référence à la gauche, le chemin peut nous mener bien loin des objectifs émancipateurs qui, pour ma part, donnent sens à mon engagement mais surtout la clé pour que soient transformées, améliorées, libérées, les conditions de vie du grand nombre.

« Je ne partage pas l’idée selon laquelle il faudrait choisir entre “fédérer le peuple” et “rassembler à gauche”. »

N’oublions pas que c’est notamment grâce à des territoires qui ont un ancrage historique bien à gauche que Jean-Luc Mélenchon a obtenu son succès. Il a su réveiller la “France rouge”. Il y a bien des racines historiques qui ont à voir avec cette histoire. Il fallait moderniser le discours, renouveler les formes, dans ses mots et ses références, non pas pour balayer le passé mais pour s’inscrire dans une filiation. C’est une première étape. Nous avons encore du pain sur la planche pour faire naître les majorités de demain, dans les têtes, dans la rue, dans les urnes, qui permettront les ruptures progressistes, sociales et écologistes. La contestation sociale qui s’aiguise est un point d’appui prometteur.

LVSL – La France Insoumise est certainement le groupe parlementaire d’opposition qui a le plus fait parler de lui ces derniers mois. Quel bilan tirez-vous du travail du groupe parlementaire insoumis ? Certains observateurs reprochent à la France Insoumise de rester enfermée dans une rhétorique d’opposition et une stratégie de conflit permanent et systématique qui nuit à sa crédibilité. Qu’en pensez-vous ?

L’histoire est là pour le montrer : ce qui rend une idée crédible, c’est le nombre de personnes qui la portent. La revendication des congés payés, qui a émergé après la formation du gouvernement du Front Populaire, est devenue crédible parce qu’il y avait des mobilisations de masse qui portaient cette idée-là. La démocratie qui apparaissait très utopiste à l’époque où la monarchie était le système politique dominant, devient crédible à partir du moment où il y a la mobilisation massive du peuple qu’on a connue pour la faire advenir. L’égalité entre les hommes et les femmes n’était en rien crédible au début du XXe siècle : elle s’est imposée à la faveur des mouvements féministes et de l’appropriation grandissante de cette volonté émancipatrice qui semblait au départ contraire à l’ordre naturelle, risible ou inaccessible. Je me méfie donc des réflexions portant sur ce qui serait “crédible” ou non a priori, comme si la validation d’experts ou d’énarques était le sésame d’une idée « crédible » !

Il ne faut pas croire que la crédibilité est liée à l’accumulation de notes de technocrates que l’on a dans les tiroirs tant celles-ci ressemblent trop souvent au monde tel qu’il est. Une idée devient crédible lorsque le grand nombre en est convaincu et se mobilise pour la porter.

LVSL –  On pourrait vous objecter que n’importe quelles idées ne peuvent pas convaincre le grand nombre…

Je pense que ce n’est pas la bonne perspective. Si on part seulement du potentiel majoritaire d’une idée à l’instant T dans la société, je ne suis pas sûre qu’on donne naissance à un projet cohérent et porteur d’émancipation humaine… Car on risque alors vite de se caler sur des enquêtes d’opinion qui donnent le pouls des idées en vogue liées à l’état du débat public et des rapports de force politiques. D’où l’importance à mon sens de continuer à fédérer le peuple sur la base d’une orientation de gauche. Il faut maintenir cette tension. Sinon, nous risquons par exemple d’épouser de tristes thèses sur l’immigration ou la sécurité, pour ne prendre que deux exemples. C’est pourquoi je me méfie d’un neuf qui mépriserait tout ancrage historique, escamoterait toute réflexion intellectuelle, se donnerait pour seul objectif de refléter d’une certaine manière les désirs prétendus du peuple contemporain. Sur la scène politique, on se dispute le peuple parce que c’est l’interprétation du sens de ses intérêts qui est en jeu.

Pour en revenir au groupe parlementaire, ce qui nous rend crédible, c’est notre cohérence et notre détermination face à la politique d’Emmanuel Macron. Nous sommes aussi des proposants même si cela s’entend moins. L’un n’exclut pas l’autre mais se renforce. Chaque refus est déjà le début d’un “oui”. Savoir dire “non” ouvre la possibilité et la nécessité de faire autre chose. Et si vous écoutez les discours des députés du groupe de la France Insoumise, vous verrez qu’il y a des critiques mais aussi beaucoup de propositions alternatives !

En même temps, peut-être que ce que l’on a besoin de fortifier, c’est l’espérance. Je crois profondément qu’on se bat d’autant plus et d’autant mieux qu’on s’appuie sur les colères – et pas sur le ressentiment, registre sur lequel joue le Front National -, et qu’on parvient à les transformer en espoirs de changement. On se bat d’autant plus et d’autant mieux qu’on donne corps à une vision qui nous projette positivement dans l’avenir.

Clémentine Autain dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Ulysse Guttmann-Faure.

LVSL – Que pensez-vous de la stratégie du conflit de la France Insoumise ? Vous avez critiqué, par exemple, l’emploi de l’expression “parti médiatique” pour désigner les grands médias…

Il y a une conflictualité à assumer avec les grands médias, c’est évident, puisque nous contestons l’idéologie dominante qu’ils véhiculent largement, mais je n’utilise pas pour ma part l’expression de “parti médiatique”, et ce pour deux raisons. D’abord, je ne crois pas qu’il y ait un “parti unique” des médias. Les médias sont multiples : vous existez, Regards existe comme bien d’autres médias critiques, et à l’intérieur même des rédactions des grands médias, la pensée dominante y est parfois contestée, elle n’est pas celle de tous les journalistes même si une chape de plomb a tendance à les marginaliser. Prenons un exemple significatif : Elise Lucet, sur France 2, grand média s’il en est, fait un travail d’éveil critique des consciences remarquable. Elle a levé des lièvres sur l’évasion fiscale, mis en cause des multinationales. Je ne pense donc pas qu’il y ait un “tout” médiatique si homogène même si je constate, évidemment, la force de l’idéologie dominante que les grands médias diffusent avec abondance. Que nous dénoncions la concentration dans les médias ou les modalités d’attribution de l’aide à la presse est de ce point de vue essentiel. Les conditions de la production d’information constituent un enjeu démocratique majeur. Le système économique et les politiques publiques doivent garantir le pluralisme et la vitalité de la production d’informations de qualité et indépendantes des pouvoirs en place.

Si je suis exaspérée par bien des questions que posent les journalistes, si je vois bien les relais dont dispose Macron, si je suis convaincue que les dirigeants des grands médias sont en guerre contre nous et défendent les intérêts des possédants, je pense néanmoins que, pour progresser et gagner des majorités d’idées, nous avons intérêt à nous appuyer sur des médiations, et donc sur les contradictions et nos points d’appui dans l’univers des médias.

LVSL – La France Insoumise place au cœur de ses critiques l’hyper-présidentialisation de la pratique macronienne du pouvoir, et l’hyper-personnalisation de la fonction présidentielle opérée par Emmanuel Macron. Pensez-vous que proposer le retour à un régime plus parlementaire et critiquer la personnalisation du pouvoir soit une stratégie efficace ? La France Insoumise a pourtant frôlé les 20% grâce (en partie) à la figure charismatique de Jean-Luc Mélenchon et à ses talents tribuniciens…

C’est un fait, la politique s’incarne. Si on choisit de compter dans la vie politique institutionnelle française, nous devons avoir un candidat à la présidentielle. Et ce même si nous prônons une VIe République pour en finir avec la monarchie républicaine. Il y a bien sûr une forme de dissonance mais nous sommes contraints de l’assumer. Et tant qu’à candidater, il vaut mieux choisir une personnalité qui ait du verbe et du charisme, ce qui est le cas de Jean-Luc Mélenchon. Mais s’il avait été élu, nous avions pour projet d’en finir avec les pires travers de la Ve que vous avez cités. Par ailleurs, le groupe parlementaire a permis de faire émerger de nouvelles figures pour notre famille politique, et c’est heureux. Car je crois qu’il faut tenter de déjouer les pièges d’une hyperpersonnalisation de notre famille politique. Une force politique large doit chercher à avoir plusieurs visages connus du grand nombre – et ce n’est pas facile. C’est une façon de faire vivre la diversité des styles et des profils de nature à élargir notre audience. C’est aussi le gage d’un certain pluralisme, nécessaire à tout mouvement politique vivant et large. Mais il faut bien se rendre compte que le monde politique et médiatique a une fâcheuse tendance à favoriser la parole centrée autour d’un leader. Jouer des codes qui sont imposés par les règles du jeu de notre époque, et notamment la présidentielle qui donne une place prépondérante à une personnalité, tout en essayant de les déjouer : comment faire autrement ?

Macron, lui, n’a pas été seulement la personnalité de la présidentielle : il se moule depuis son élection dans les pires travers de la Ve République. C’est ce bonapartisme que nous rejetons, ce mépris pour le Parlement et la démocratie, que la réforme institutionnelle à venir s’apprête à dramatiquement renforcer. Je suis très inquiète, par exemple, de son approche sur les fake news : ce n’est pas à l’État de décider ce qui est, ou non, une vérité. À partir du moment où le président de la République prétend que c’est à l’État que revient la gestion de cette question, je pense qu’on peut entrer dans des dérives gravissimes. Macron est aussi l’homme des ordonnances et de la répression violente à l’égard des étudiants et des occupants de Notre-Dame-Des-Landes… Au pouvoir, c’est bien lui qui occupe sa fonction par un hyper-présidentialisme et de l’autoritarisme. Nous nous battons pour une toute autre vision de la politique et de la démocratie, pour les libertés, les pouvoirs et les savoirs partagés.

LVSL – Nous aimerions revenir sur l’affaire Weinstein et ses suites – “mee too”, “balance ton porc”. Considérez-vous que cet élan de libération de la parole a permis des avancées en France ? Le gouvernement se donne-t-il selon vous les moyens de lutter efficacement contre les violences faites aux femmes ?

Ce qu’on attend des pouvoirs publics, c’est qu’ils accompagnent concrètement cette formidable libération de la parole. Cette vague de parole a été soutenue dans le discours par les représentants du gouvernement. On ne peut pas le retirer à Marlène Schiappa qui, je le crois, a des convictions sur le terrain de l’égalité hommes/femmes. Mais celles-ci semblent s’être arrêtées aux cas Darmanin et Hulot… Là, la ministre est curieusement sortie de son devoir de réserve et n’a pas respecté la séparation nécessaire des pouvoirs entre exécutif et judiciaire. Non seulement le gouvernement par la voix de son porte-parole a renouvelé sa confiance envers Darmanin et Hulot après les mises en cause rendues publiques mais Marlène Schiappa a pris la défense de ses collègues ministres. Sidérant. Lorsqu’on lui a demandé sur France Inter si elle n’était pas mal à l’aise vis-à-vis des accusations qui venaient d’être formulées à l’encontre de Gérald Darmanin, elle a répondu : “non pas du tout, pourquoi le serais-je?”. Je pense qu’elle aurait pu l’être a minima, sans même prendre parti sur les faits. Elle s’est surtout fendue d’une lettre au Journal du Dimanche en faveur de Nicolas Hulot en expliquant que c’était un homme charmant. Je rappelle que Nicolas Hulot était mis en cause pour un viol qui échappe à la justice en raison du délai de prescription… que pourtant la ministre entend allonger dans la loi qu’elle va tout prochainement présenter devant Parlement !

Maintenant, que vont faire les pouvoirs publics pour accompagner cette libération de la parole ? On a en la matière des besoins énormissimes. Deux permanences téléphoniques qui accueillent les femmes victimes, l’AVFT et le CFCV, ont été fermées parce qu’elles n’avaient plus les moyens de répondre aux appels qui ont explosé avec la vague #MeToo ! C’est symptomatique. On attend du gouvernement les moyens pour que la parole puisse être entendue.

« Même avec les meilleures intentions, la lutte contre les violences faites aux femmes ne rentre pas dans les clous de l’austérité budgétaire. »

Les pouvoirs publics doivent agir à plusieurs niveaux. En matière d’éducation, je regrette qu’ils aient renoncé aux “ABCD de l’égalité” abandonnés sous le précédent quinquennat, et que le nouveau gouvernement n’ait rien fait de plus pour apprendre aux enfants à lutter contre les stéréotypes sexistes dès le plus jeune âge. Nous avons aussi besoin de formation dans la police. Le goupe F et la page “paye ta police” du réseau Trumbl vient de rendre public des éléments dont j’avais connaissance depuis très longtemps, qui témoignent de la manière dont les femmes sont reçues dans les commissariats de police. Lorsque j’ai moi-même porté plainte pour viol, je n’ai par exemple pas eu le choix entre un homme ou une femme. Ne pas pouvoir choisir de raconter une telle histoire à une femme, et se trouver contrainte de le dire le détail de ces faits à un homme, ça ne va pas. En l’occurrence, j’étais face à un policier qui n’avait pas été formé à recevoir ce type de plainte, il était jeune. En plein milieu du dépôt de plainte, il m’a demandé si cela ne m’ennuyait pas si on s’arrêtait pour qu’il fume une cigarette. Il était ému, visiblement ébranlé par ce que je lui disais, je ne lui en veux absolument pas, je dis juste qu’il faut former les policiers pour que les femmes puissent déposer leur plainte dans les meilleures conditions. Dans certains commissariats, vous avez des calendriers de femmes nues sur les murs, dans d’autres des remarques déplacées parfois au point de faire renoncer des femmes au dépôt de plainte. Il faut aussi des moyens pour la justice. Plusieurs années sont parfois nécessaires pour que la justice puisse faire son travail, pour que l’indemnisation de la victime soit effective alors que c’est dans l’immédiat que vous avez besoin de soins et d’aide lorsque vous avez été victime d’un viol. Enfin, les campagnes de sensibilisation doivent recevoir un soutien des pouvoirs publics : en argent sonnant et trébuchant, et on n’a rien pour le moment. Le budget, à ce stade, n’est en rien à la mesure de ce qui s’est passé et des besoins. Même avec les meilleures intentions, la lutte contre les violences faites aux femmes ne rentre pas dans les clous de l’austérité budgétaire.

Clémentine Autain dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

Nous sommes d’accord avec certains éléments de modifications législatives prévus par le gouvernement, comme le fait de repousser le délai de prescription pour les viols – le viol est un crime particulier qui impacte la mémoire, le phénomène d’amnésie est courant chez les personnes victimes de viol. Le cheminement est parfois long entre l’acte et la décision d’aller porter plainte. Il faut un délai de prescription qui soit élargi. J’ai posé à l’automne une question d’actualité à l’Assemblée suite au non-lieu prononcé par la justice au sujet d’une fillette de onze ans qui avait été violée. Un âge minimal de présomption de non-consentement, en vertu duquel une personne n’est pas en mesure de consentir à un rapport sexuel, doit être instauré, ce que nous avons proposé et qui devrait être contenu dans cette loi contre les violences débattue tout prochainement au Parlement.

Ces améliorations sont donc nécessaires et bienvenues, mais si tout cela n’est pas accompagné de moyens financiers pour appuyer tout le processus de libération de la parole, leurs effets seront très limités. Je pense aussi, par exemple, aux besoins en matière de logement pour les femmes victimes de violences conjugales. On sait comment fonctionnent ces violences. Parfois, lorsqu’une femme a envie de partir, si on ne l’accompagne pas tout de suite et qu’elle doit attendre trois ou quinze jours pour pouvoir le faire, elle peut ne plus jamais partir et donc subir encore plus de violences, voire mourir. Nous serons donc au rendez-vous pour dire et redire combien l’égalité entre les hommes et les femmes et la lutte contre les violences nécessite un investissement public inédit.

LVSL – Au-delà de ces aspects législatifs, l’égalité hommes-femmes ne peut se passer de profondes transformations culturelles afin de mettre un terme au phénomène d’auto-censure, d’intériorisation de normes implicites qui placent les femmes dans des positions de dominées. Je voulais donc savoir comment, en tant que députée, vous pensez que ce combat culturel peut se mener, dans la mesure où il est plus difficile à visibiliser que les luttes concrètes contre le harcèlement ou le viol, par exemple.

Tout se tient. Associer systématiquement le rose aux filles et le bleu aux garçons dès la naissance a un lien avec la normalisation sexuée des métiers, avec les insultes sexistes dans la rue, avec la sous-représentation des femmes dans les lieux du pouvoir, avec les violences conjugales. Le féminisme fait le lien entre tous ces aspects en remettant en cause l’ordre des sexes. La bataille est économique, sociale, culturelle. Il faut changer l’organisation de la société toute entière et modifier les représentations hommes-femmes. C’est long et difficile. Mais nous avons parcouru un chemin incroyable en un siècle ! Une révolution. Ce temps n’est pas si loin où une femme ne pouvait pas porter un pantalon, ni ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de son mari, ni voter, ni avorter ! On a donc déjà fait un bond incroyable. Mais il faut passer au stade supérieur pour passer de l’égalité formelle, conquise dans la loi, à l’égalité réelle. Celle-ci implique effectivement de modifier les représentations dominantes, mais pas seulement : ne faisons pas de l’égalité hommes-femmes une question uniquement cantonnée à la sphère des représentations, même si c’est très important. Il y a aussi des mesures concrètes à prendre. Le partage des tâches domestiques et parentales, c’est concret et décisif. Si on ne fait pas un service public d’accueil gratuit de la petite enfance, si on ne diminue pas le temps de travail pour tout le monde, on aura toujours un plafond de verre dans le monde professionnel, des femmes à bout et des tâches – et des joies – non partagées. Les femmes gagnent moins que les hommes et sont attendues sur le terrain de la maternité : c’est pourquoi ce sont si majoritairement elles qui « choisissent » un temps partiel ou renoncent à leur emploi pour s’occuper des enfants. Il y a bien des enjeux matériels et de représentations que les pouvoirs publics doivent enfin considérer pour combattre réellement les inégalités. Je pense qu’on va y arriver, mais à quel rythme ? Il ne faut rien lâcher de notre mobilisation : il n’y a pas de pente naturelle vers l’égalité.

LVSL – Pour parler du passé, dans votre ouvrage sur Mai 68 intitulé Notre liberté contre leur libéralisme, vous revendiquez une filiation historique dans le mouvement 68 et critiquez les récupérations officielles du mouvement auxquelles on assiste en ce moment. Vous expliquez notamment que Macron serait de droite, et vous associez libéralisme économique et contrôle social. Cependant, une part substantielle de l’électorat de Macron vient de l’ex-électorat du Parti Socialiste, qu’on peut qualifier de plutôt progressiste. Certains observateurs considèrent d’ailleurs que le macronisme est une combinaison entre un progressisme modernisateur et néolibéral et une symbolique conservatrice. Ils parlent à ce propos de “populisme néolibéral”. Que pensez-vous de cette analyse ? Croyez-vous que les métaphores “gauche” et “droite” ne sont pas devenues inopérantes pour qualifier l’action d’Emmanuel Macron ?

La politique que mène Emmanuel Macron sous nos yeux est une politique de droite, sans aucune ambiguïté. De droite, parce qu’elle favorise dans les faits les plus riches, les possédants, les dominants. LREM fait l’éloge du mérite, de la théorie du ruissellement, des premiers de cordée. Toute cette rhétorique se campe à droite toute. Sur un autre plan, Macron semble avoir déstabilisé une partie de son électorat qui vient de la gauche. Si ces électeurs sont acquis au libéralisme économique, ils restent soucieux des droits humains et des libertés. Sur la question du droit d’asile par exemple, on a pu voir des prises de position étonnement critiques de Macron issues de Terra Nova, think thank ultralibéral proche de la hollandie. Certains soutiens de Macron ont l’air aujourd’hui de s’émouvoir que, avec sa modernité en bandoulière et son style jeune et sympathique, le Président se mue finalement en personnage autoritaire, dialoguant amicalement avec des dictateurs, renforçant l’état d’urgence, méprisant le Parlement et les médias. En fait, je suis étonnée de leur étonnement car je pense qu’il y a une cohérence à tout cela. Il y a une logique à l’alliance entre libéralisme économique et contrôle social accru. Quand l’État se désengage de la sphère économique, il se dépossède des leviers qui lui permettraient d’agir sur l’économie. Pour compenser cette perte de pouvoir, le gouvernement et l’État cherchent alors à s’affirmer sur un autre terrain, celui des libertés et de la démocratie. La dérégulation libérale est d’une telle violence qu’il faut du contrôle social pour l’imposer. En effet, comme leur politique libérale se révèle impopulaire parce qu’elle creuse les inégalités et génère de la précarité, le pouvoir a besoin de contrôler et de pénaliser ceux qui se rebellent. On le voit avec la répression toujours plus forte des mobilisations sociales et des syndicalistes. On vit quand même dans une société où, pour avoir jeté des confettis dans un bureau de direction, un syndicaliste peut écoper de 17,000€ d’amende ! Au fond, c’est un profil politique qui est bien connu en Europe depuis Margaret Thatcher qui a allié un libéralisme débridé à un contrôle social accru. Margaret Thatcher a donné le maître mot en privatisant les chemins de fer, en détricotant les retraites et les acquis sociaux britanniques, dans le même temps qu’elle considérait Nelson Mandela comme un terroriste et laissait mourir de faim Bobby Sands.

Ce qui me frappe, c’est aussi la technocratisation et la déshumanisation qui va avec. Gérard Collomb en est un exemple tristement parfait. Le ministre de l’Intérieur parle d’immigration de façon comptable, sans jamais restituer la réalité de celles et ceux qui fuient la guerre et la misère. Et l’on se souvient de ces ministres et députés LREM qui nous ont expliqué que ceux qui dorment dans la rue le font par choix. Ainsi va la liberté en macronie… ! L’indécence n’est jamais loin.

La commémoration de Mai 68 dépasse très largement Macron : elle concerne tous ces éditorialistes et figures médiatiques, comme Romain Goupil, qui font figure d’éternels révoltés pour reprendre le titre du Monde 2, comme si on pouvait passer de Mai 68 à Macron dans un mouvement continu. La volonté de récupération par les libéraux de l’esprit de Mai 68 est un piège mortifère. Elle vise à produire un récit dominant qui tente d’inclure l’héritage soixante-huitard dans la macronie. Or, Macron tourne le dos à la liberté, car pour être libre, il faut avoir un toit sur la tête, manger à sa faim, se cultiver, avoir accès à l’éducation et à la santé, et ce gouvernement attaque tous les leviers permettant de rendre effectifs ces droits fondamentaux. Il fait donc reculer les conditions de la liberté concrète, dans le même temps qu’il diminue les libertés individuelles et collectives par le biais d’un contrôle social accru. C’est dire si nous sommes loin des revendications de Mai 68…

LVSL – Plus largement, Eve Chiapello et Luc Boltanski ont montré dans Le nouvel esprit du capitalisme comment le capitalisme a su digérer la critique “artiste” qui émanait du moment 68, en développant de nouvelles formes managériales qui favorisent “l’autonomie” et la “créativité”. Est-ce que les récupérations actuelles ne sont pas l’aboutissement de ce processus d’incorporation de la critique par le capitalisme ?

Je pense que Macron a saisi cette aspiration qui existe fortement aujourd’hui à l’autonomie, à gagner en liberté. Chiapello et Boltanski ont raison. Emmanuel Macron nous raconte une fable – la politique, c’est du récit –, selon laquelle nous allons, dans le monde d’Emmanuel Macron, être plus libre : c’est ce conte pour enfant du statut d’auto-entrepreneur érigé comme le comble de la liberté. Beaucoup en sont amèrement revenus, faisant l’expérience concrète de la perte en termes de droits et de revenus qu’engendre ce statut. Cette liberté proclamée, cette prétendue autonomie nouvelle se traduit finalement par de la précarité, et donc moins de liberté. Je pense qu’il faut que l’on se soucie de ces enjeux d’autonomie, de liberté, d’aspiration à être moins corseté dans sa vie quotidienne. Nous sommes les meilleurs défenseurs de ce désir de mobilité, de mouvement, de salariés pleinement sujets. Ce qui rend les gens figés dans leur travail et malheureux, c’est le chômage de masse, qui n’invite pas à aller et venir mais au contraire à rester enfermé dans son travail même quand on y souffre ardemment. Quand on parle de réduction du temps de travail, de sécurité tout au long de la vie, c’est une façon de lutter contre la précarité, qui est l’ennemie absolue de l’autonomie et de la liberté.

Il me semble que nous avons un récit possible qui se raccorde à cette aspiration légitime. Sans doute nous faut-il davantage parler du contenu du travail qui subit une phase de prolétarisation. Les normes libérales débouchent sur une perte d’autonomie dans le travail. Je pense par exemple à ces caissières qui sont obligées d’appeler leur supérieur hiérarchique dès qu’un blocage s’opère sur leur caisse. Cette prolétarisation du travail ne concerne pas que les catégories populaires. Elle touche également les cadres, avec des tâches qui sont de plus en plus bureaucratisées et hiérarchisées, provoquant une diminution toujours plus grande de l’autonomie, de la prise d’initiative. Le phénomène de sous-traitance y contribue également. Avant, lorsqu’on construisait un objet, même si on n’en fabriquait que l’une des parties, on voyait l’ensemble du travail fini. On participait à une entreprise collective dont on pouvait apprécier le résultat. Avec la sous-traitance, vous ne voyez plus quel est l’objet fabriqué en bout de course. C’est une perte de sens et cela participe à la prolétarisation du travail. La participation active de celles et ceux qui travaillent à ce que l’on produit est l’un de nos grands objectifs, là où le libéralisme économique précarise et fait perdre le sens.

LVSL – Pour aborder un autre aspect de Mai 68 qui est l’internationalisme, votre mouvement Ensemble se revendique de l’internationalisme. Comment concevez-vous l’internationalisme aujourd’hui ?

L’internationalisme situe notre enjeu, qui n’est pas simplement de réussir l’émancipation à l’intérieur d’un territoire fermé mais de la rechercher pour l’humanité toute entière. C’est partir du principe que l’émancipation humaine n’a pas de frontières, que nous sommes concernés par l’intérêt des peuples sur toute la planète. Cela suppose évidemment de développer des solidarités. Je me sens plus proche des femmes polonaises qui luttent pour l’avortement que des Français qui défilent dans la Manif pour Tous ou des travailleurs grecs qui se battent pour leurs droits que des banquiers français qui les étranglent. Se revendiquer de l’internationalisme induit aussi que nous avons pleinement conscience que toute une série d’enjeux ne peuvent se régler qu’à une échelle planétaire. Le réchauffement climatique est évidemment de ceux-là. Et nous sommes engagés pour la paix dans le monde. Nous exigeons la création de biens communs de l’humanité. Nous contestons le capitalisme mondialisé et la concurrence qui abaisse les droits et protections comme les normes sanitaires. Sans hésiter, je dirais que mon combat, notre combat, est résolument internationaliste.

LVSL – La France Insoumise a mobilisé des signifiants patriotiques dans sa campagne de 2017 et promu une défense de la souveraineté de la France. Comment concevez-vous la place des États-nations à l’intérieur de cet internationalisme ? La souveraineté nationale peut-être elle selon vous une protection face à l’offensive néolibérale portée par l’Union européenne ?

Oui je le crois, dès lors qu’elle pose la question de la souveraineté, et qu’elle considère que l’enjeu de souveraineté doit être vrai à tous les échelons. Je suis pour la souveraineté nationale retrouvée, je pense que c’est un échelon qui reste pertinent aujourd’hui. Mais je pense aussi que la souveraineté doit vivre à l’échelle des villes comme à l’échelle internationale car il s’agit de la manière dont les peuples décident. La souveraineté doit se décliner à tous les échelons.

Dans le cadre international actuel, retrouver de la souveraineté nationale est un levier pour permettre du changement, et dès lors qu’elle n’est pas pensée comme un simple repli sur nos frontières. Un gouvernement élu demain en France doit pouvoir mener une politique progressiste, voilà l’exigence, qui se confronte aux traités européens actuels. Mais un grand nombre de défis auxquels nous sommes confrontés se jouent à une échelle plus grande que la nation. Ceux qui veulent s’enfermer dans l’État-Nation ne prennent par exemple pas au sérieux le défi environnemental car il n’y a pas de solution écologique uniquement dans le cadre des frontières nationales. C’est la même chose sur la question des réfugiés, qui vont d’ailleurs être de plus en plus nombreux en raison des catastrophes climatiques à venir. Sans parler bien sûr du capital qui a depuis longtemps su évoluer en traversant les frontières. Pour le combattre, il y a besoin d’alliances à l’échelle européenne et internationales. Ce ne sont là que quelques exemples de questions qui doivent être traitées à des échelles qui ne sont pas simplement nationales.

« Un gouvernement élu demain en France doit pouvoir mener une politique progressiste, voilà l’exigence, qui se confronte aux traités européens actuels. »

L’échelon national est légitime, dès lors qu’il cherche à créer des sous-ensembles pour coopérer avec les autres peuples, à l’échelle européenne et mondiale. Je n’abandonnerai pas la recherche de coopération à des échelles plus grandes que la nation au motif qu’aujourd’hui les peuples veulent retrouver leur souveraineté nationale, ce qui est légitime. On en a bien sûr besoin, ne serait-ce que parce que demain, un gouvernement qui arrive à la tête de la France doit pouvoir mener une politique émancipée de la règle d’or et de la concurrence libre et non faussée, sans s’entendre dire que “l’Union européenne a décidé que…” ; où l’a-t-elle décidé ? selon quel processus démocratique ? Il y a dans son fonctionnement un déni évident de démocratie, et donc de souveraineté.

LVSL – La logique du “Plan B” vous convient donc potentiellement ?

Si demain nous sommes gagnants aux élections françaises, il faut que nous puissions appliquer notre programme sans se laisser contraindre par l’Union européenne et ses dogmes néolibéraux. Cette exigence n’est pas négociable. Dans le même temps, nous mènerons la bataille pour ne pas être enfermé simplement dans le cadre de l’échelle nationale – c’est l’une de nos différences majeures avec l’extrême-droite –, mais pour modifier les rapports de force à l’échelle européenne, travailler à des convergences et à des coopérations pour mener des batailles plus grandes. Si nous remportons les élections françaises, notre responsabilité sera de faire ce que l’on a à faire dans le cadre national pour protéger notre économie, partager les richesses, assurer la transition énergétique, faire vivre des logiques d’égalité, développer la démocratie. Mais il ne faut cependant jamais perdre de vue que les défis auxquels nous sommes confrontés supposent nécessairement des alliances qui dépassent ce cadre.

Clémentine Autain à côté de Benoît Hamon à la Fête de l’Humanité 2017. ©Ulysse Guttmann-Faure

LVSL – L’an prochain auront lieu les élections européennes. Nous aimerions revenir sur l’entretien que vous aviez donné à Politis, dans lequel vous disiez que la France Insoumise devait “s’élargir sans humilier”, en faisant référence au PCF et à Génération-s notamment. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Pensez-vous qu’un nouveau front, tel que l’a été le Front de Gauche, est à l’ordre du jour ?

Je n’ai pas proposé de se lancer dans un nouveau cartel des gauches, je voulais plus précisément parler du fait qu’un mouvement large doit être capable d’agréger des forces qui sont, forcément, en partie différentes du noyau de base. Pour agréger, il faut faire vivre du pluralisme. Il y a déjà du pluralisme au sein de la France Insoumise, où viennent des gens d’horizons très divers. Il faut maintenir la tension entre une cohérence d’ensemble et la capacité à agréger ce qui n’est pas immédiatement soi. Pour le moment, nous ne sommes pas encore dans la séquence des européennes mais de la mobilisation sociale, avec la recherche d’un large front social et politique pour faire reculer le gouvernement. Cette séquence est décisive dans le bras de fer avec Macron. En ce qui concerne les élections européennes, il faut être ouvert au dialogue tout en prenant en compte les divergences.

Le PCF a appelé à voter pour Jean-Luc Mélenchon en 2017 et a soutenu le programme l’Avenir en commun. Cela crée de réelles proximités de fond, que j’observe à l’Assemblée avec le groupe GDR dont les positions sont souvent les mêmes que celles du groupe LFI. Mais des divergences stratégiques se sont exprimées avec la France Insoumise, et des concurrences, des rancœurs de part et d’autre ont laissé des traces. Quelle est la stratégie du PCF pour l’avenir ? Sans doute y verrons-nous plus clair après son Congrès.

Benoît Hamon est, quant à lui, tout récemment sorti du PS et sans doute faut-il encore un peu de temps pour connaitre plus précisément les enseignements qu’il tire de la gauche au gouvernement. Son bilan critique amène-t-il au fond simplement à renouer avec le programme de Hollande en 2012 ou celui de la gauche plurielle, ou est-il plus profond sur la nature de la rupture nécessaire pour ne pas retomber dans les mêmes impasses que celles de Jospin ou Hollande ? Par ailleurs, avec Génération.s, il y a une divergence sur l’appréciation de ce que nous pourrions faire dans le cadre des traités européens. Ce qui s’est passé en Grèce nous a tous profondément percutés, et il faut le digérer. A ce stade, je constate que nous n’en tirons pas les mêmes conclusions.

Sur la question du “front” à construire, je pense qu’on se renforce en s’agrégeant à la condition, évidemment, de garder une cohérence d’ensemble. Sans quoi cela devient une auberge espagnole qui n’a plus grand sens. Mais ma conviction est que, si l’on veut être majoritaire demain, il va falloir créer davantage de passerelles que de murs.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL