En Italie, Salvini plus que jamais leader de l’opposition

© State Department photo by Michael Gross

Largement en tête des sondages d’opinion avec entre 33 et 36% des intentions de vote, Matteo Salvini a confirmé qu’il était bien le leader de l’opposition au gouvernement formé par le Parti Démocrate (PD) et le Mouvement 5 Étoiles (M5S). À l’origine du grand rassemblement « Orgoglio Italiano » (fierté italienne) rassemblant une grande partie de la droite italienne à Rome, en compagnie de Forza Italia (centre-droit) et Fratelli d’Italia (extrême droite) le samedi 19 octobre, le chef de la Ligue en a été le principal protagoniste, adoubé par une foule nombreuse – près de 200 000 personnes selon les organisateurs – et conquise.


On était restés sur l’image d’un Matteo Salvini déçu après la chute de la coalition gialloverde qu’il dirigeait en compagnie du Mouvement 5 Étoiles, mais l’ex-ministre de l’Intérieur semble s’être rapidement remis de ce revers. Ce samedi 19 octobre à Rome, le chef de la Ligue a réussi le pari qu’il s’était lancé : réunir la grande famille de la droite italienne pour un rassemblement contre le gouvernement dirigé par Giuseppe Conte. « Nous sommes venus jusqu’à Rome pour manifester contre un gouvernement antidémocratique, que l’on juge illégitime », déclare Andrea, jeune entrepreneur de 25 ans qui arbore fièrement le drapeau d’un mouvement favorable à l’autonomie de sa région, la Vénétie. Comme lui, de nombreux militants de province ont rallié la capitale pour l’occasion. Tous ne partagent pas les mêmes idées, loin s’en faut – en plus des trois partis précédemment cités, de nombreuses organisations régionalistes étaient présentes, ainsi que des groupuscules néo-fascistes comme CasaPound –, mais leurs avis concordent sur un point : le gouvernement en place n’est pas légitime.

Unis contre le gouvernement…

Le désamour de la droite pour la coalition PD-M5S a atteint un tel point de non-retour que, dès lors que les intervenants successifs ont évoqué certains de leurs représentants, une bronca s’est abattue, bien souvent mêlée à quelques noms d’oiseaux. Encore allié de la Ligue – ou du moins membre du même gouvernement – il y a moins de deux mois, le Mouvement 5 Étoiles est désormais considéré comme l’ennemi juré par l’ensemble de la droite italienne, accusé d’avoir retourné sa veste en formant une coalition avec la gauche afin de rester au pouvoir. « Les 5 Étoiles ont tout fait pour bloquer de nombreuses réformes de la Ligue, détaille Richard Heuzé, ex-correspondant du Figaro à Rome et auteur du livre Matteo Salvini, l’homme qui fait peur à l’Europe, paru en août 2019. Depuis le mois de mai 2019, il y a une forte rancœur qui est née au sein de la Ligue contre le Mouvement 5 Étoiles. Ils passent pour des traitres aux yeux des gens de la Ligue, et il n’est donc pas étonnant que ses membres soient conspués ».

Ainsi, de nombreux slogans « Elezioni ! » réclamant la tenue prochaine d’un nouveau scrutin se sont fait entendre parmi l’assistance, mais également parmi les responsables politiques qui se sont succédé sur la scène. Cependant, un appel aux urnes dans un futur proche semble peu probable selon Vincenzo Emanuele, universitaire et membre de plusieurs instituts de recherche en science politique : « Le PD et le M5S ont tous deux intérêt à maintenir la coalition jusqu’à son terme ‘naturel’ en 2023, car ils encourent le risque d’une victoire probable de Salvini en cas d’élection ».

 

“Jamais avec le PD, jamais avec les 5 Étoiles” : le message est clair

 

Le professeur italien a également tenu à rappeler avant le rassemblement que le principal défi de Salvini consistait à « maintenir son contrôle sur le centre-droit, de façon à renforcer sa légitimité ». Ces prédictions semblent avoir été confirmées après le véritable coup de force réalisé par le chef de la Ligue ce samedi. En effet, en plus d’envoyer un signal fort au gouvernement, Matteo Salvini s’est imposé comme le chef de file de la droite italienne devant Forza Italia et Fratelli d’Italia. Une domination qui n’a au fond rien de surprenante si l’on se fie aux récents sondages, qui créditent chacune de ces formations à environ 8% d’intentions de vote, mais qui s’est traduite de manière concrète par le déroulé des évènements. En véritable chef d’orchestre, Salvini a réussi à tourner une grande partie de l’évènement autour de sa propre personne, reléguant clairement au second plan les dirigeants des deux autres partis, Silvio Berlusconi et Giorgia Meloni. Le premier cité (83 ans) est apparu fatigué et a semblé donner l’impression d’être resté bloqué au siècle précédent, évoquant notamment à plusieurs reprises un curieux « danger communiste » qui rodait autour de l’Italie. À l’inverse, la présidente de Fratelli d’Italia a su convaincre le public en prononçant un discours musclé et très à droite. Racines chrétiennes de l’Italie, rhétorique anti-migrants et anti-taxes ou encore défense de la famille traditionnelle sont autant de thèmes développés durant sa déclaration, prononcée devant un écran affichant le slogan quelque peu troublant du parti : Dieu, Famille, Patrie.

… mais aussi pour Salvini

Pour autant, l’engouement autour de Giorgia Meloni a paru bien faible à côté de la popularité record de Matteo Salvini. T-shirts et banderoles à son effigie étaient légion, et les familles qui se photographiaient faisaient du nom « Salvini » leur « ouistiti ». Surtout, de nombreux drapeaux indiquant le slogan « Salvini Premier » – « car c’est le premier dans les sondages » selon un militant de la Ligue sous couvert d’anonymat, flottaient sur la grande place San Giovanni. Il Capitano a massivement joué de cette popularité, réclamant à plusieurs reprises les applaudissements d’un public conquis qui scandait son prénom en retour. Parallèlement, les personnes amenées à prendre la parole sur scène, qu’elles fussent politiciennes ou responsables de syndicats de police, n’ont pas hésité à remercier « Giorgia, Silvio mais surtout Matteo » pour l’invitation. De quoi oublier que l’évènement était conjointement organisé par les trois partis.

Salvini Premier

Croisée par hasard au milieu de la foule, la journaliste de la RAI Daniela Mecenate confirme l’engouement autour de la figure de Salvini : « En parlant avec les gens, je me suis rendu compte que la grande majorité d’entre eux sont venus pour Salvini, qui est devenu le nouveau leader grâce aux bons résultats électoraux de son parti. Alors qu’il n’était auparavant qu’une personnalité politique de second plan, le voici aujourd’hui capable de rassembler le populisme italien ». Alors que la journaliste de la RAI prononce ces mots, une militante de la Ligue l’arrête immédiatement : « Ce n’est pas du populisme, c’est du bon sens ! ». Pourtant, le discours de Matteo Salvini montre une réelle tentative de mobilisation du peuple à travers sa propre figure. Lui-même aime ainsi se considérer comme un populiste, comme il l’a déclaré dans un entretien donné au Point la semaine dernière (« Être populiste est un compliment. Cela signifie être proche des gens »).

Daniela Mecenate insiste de plus sur le rôle-clé du patron de la Ligue : « Lors des principales manifestations de centre-droit, Berlusconi et son parti Forza Italia étaient l’élément mobilisateur. Désormais, c’est la Ligue qui joue ce rôle ». Voir ces deux partis côte-à-côte malgré quelques divergences idéologiques est d’ailleurs quelque chose d’intriguant : en Italie, il n’existe pas de cordon sanitaire pour faire face à une extrême droite jugée fréquentable par beaucoup. Susana, militante de Forza Italia depuis sa création en 1994, avoue à demi-mot qu’un gouvernement formé avec la Ligue ne la dérangerait pas : « Je crois en un gouvernement de centre-droit uni ». Après tout, l’ex-Ligue du Nord n’a-t-elle pas participé à trois reprises aux gouvernements dirigés par Silvio Berlusconi (1994-1995 ; 2001-2005 et 2008-2011) ? Pour Richard Heuzé, ce positionnement peut également s’expliquer par la volonté d’exister politiquement pour un parti désormais en plein déclin : « Pour Forza Italia, c’est une question de survie. S’ils faisaient route à part, ils disparaitraient très rapidement : alors qu’ils ont récolté 14% des suffrages exprimés en mars 2018, ils sont désormais à 7% d’après les derniers sondages. Être avec Salvini est une garantie d’avoir une représentation »

Foule

Renzi, nouveau meilleur ennemi ?

Devant la foule conquise, le leader n’hésite pas à flatter ses fans, les qualifiant de « vraie Italie » (« Italia vera »). Des mots auxquels réagissent immédiatement de nombreux militants, criant « Italia vera, et pas Italia Viva », en référence au nom du nouveau mouvement lancé, hasard du calendrier, ce même jour par Matteo Renzi au cours d’une manifestation dans son fief de Florence. De l’avis de tous, l’ancien secrétaire du PD (2013-2018) représente un vrai danger pour la droite. Matteo Salvini n’a ainsi pas manqué de faire référence à plusieurs reprises à la Leopolda, nom du rassemblement pro-Renzi, déclenchant des huées à l’unisson. La confrontation Salvini-Renzi pourrait d’ailleurs rapidement s’implanter comme un nouveau vrai clivage dans le pays transalpin. À ce titre la RAI ne s’y est pas trompée, puisqu’elle a organisé ce mardi 15 octobre un débat retransmis en prime time opposant les deux hommes, visualisé par près de 4 millions d’Italiens.

« Je ne dirais pas qu’il s’agit d’un nouveau clivage, tempère l’universitaire Vincenzo Emanuele. Cependant, chacun des deux leaders reconnaît l’autre comme un vrai adversaire. Ce débat les a tous les deux favorisés, surtout Renzi qui n’est pour le moment crédité que de 4 ou 5% d’intentions de vote. Lui offrir l’opportunité de débattre contre l’homme politique le plus puissant d’Italie est une formidable façon de le légitimer ». Dans sa critique émise envers l’homme politique florentin, Matteo Salvini voit plus loin et table sur la mise en place d’un affrontement entre un peuple qu’il prétend représenter, et une élite caractérisée par Renzi et ses alliés.

Cette démonstration que fait le dirigeant de la Ligue est quelque peu contradictoire, puisque lui-même mise sur un programme économique très libéral. On se souvient, notamment, de la volonté d’introduire une flat-tax dans son programme électoral en vue du scrutin de mars 2018. De plus, Matteo Salvini est largement soutenu par les élites du Nord de l’Italie et ne s’en cache pas, ce qui pourrait s’avérer contradictoire à l’heure de faire les yeux doux à l’électorat plus populaire qu’il vise. Ainsi, le discours économique de Fratelli d’Italia se veut davantage protectionniste, rappelant celui du Rassemblement National. Pendant son discours, la leader Giorgia Meloni a notamment fustigé l’Union européenne menée par la France et l’Allemagne, tandis que Matteo Salvini s’est bien gardé d’évoquer le sujet. Ces divergences entre les différents partis de centre-droit montrent ainsi que, s’ils se rejoignent assurément sur certains points (immigration), ils présentent des visions économiques diamétralement opposées.

En monopolisant l’attention des militants et des journalistes – qu’il ne s’est pourtant pas privé de critiquer -, Matteo Salvini a incontestablement confirmé qu’il était l’homme politique du moment en Italie. Celui qui a déclaré la semaine dernière dans les colonnes du Point qu’il était prêt à gouverner « demain matin, dans six mois ou dans un an » confirme sa soif de pouvoir et se sait soutenu par une part non négligeable de la population italienne. Cependant, rien ne garantit que sa popularité restera aussi haute dans les mois à venir, et le voir en haut de l’affiche en 2023 – si de nouvelles élections ne sont pas convoquées entre temps – est tout sauf certain. « Ces dernières années en Italie, le leadership politique s’effectue vraiment à court terme, conclut Vincenzo Emanuele. Si Salvini a acquis une grande légitimité ces derniers mois, il est impossible de savoir s’il restera populaire encore longtemps ». L’universitaire estime cependant que le discours sur l’immigration est le principal marqueur de popularité de Matteo Salvini : « Tant que l’immigration est perçue comme le problème le plus important, je pense qu’il restera le principal leader ». D’ici là, le natif de Milan aura l’occasion de tester ses résultats électoraux lors de différents scrutins locaux, à commencer par les élections prévues dans différentes régions cette année. Avec une large victoire en Ombrie – pourtant historiquement ancrée à gauche – le 27 octobre, on peut légitimement penser que la phase de conquête de Matteo Salvini est entamée.

Le salvinisme : une passion de la droite italienne

Matteo Salvini / Wikimedia Commons

Comment Matteo Salvini est-il arrivé à cette popularité foudroyante ? Son leadership politique est-il identique à ceux des autres forces politiques de l’extrême droite européenne ? En quoi le discours anti-immigration entre en jeu ? De l’apogée de la droite populiste au déclin de la gauche, Samuele Mazzolini, chercheur en théorie politique et fondateur de la revue Senso Comune, revient sur les grands bouleversements de la politique italienne. Entretien paru initialement dans la revue Nueva Sociedad. Traduit par Marie Miqueu-Barneche.


Nueva Sociedad – Matteo Salvini a réussi à s’imposer comme le principal leader de la droite italienne, détrônant le Mouvement 5 étoiles mais aussi le parti historique de Silvio Berlusconi aux dernières élections régionales. Quelles raisons expliquent que la Ligue, un parti historiquement lié au Nord et associé au sécessionnisme ainsi qu’à la haine envers les « pauvres du sud », ait pu se développer dans des régions qui lui étaient défavorables ?

Samuele Mazzolini – À partir de 2013, quand la Ligue du Nord a gagné les primaires autour de son fondateur et leader historique, Umberto Bossi, Matteo Salvini a commencé à changer lentement la direction du parti. Ce mouvement s’est accéléré au cours des dernières années. Historiquement, la Ligue du Nord était le parti des intérêts des petits propriétaires des régions du nord – Lombardie et Vénétie en particulier – opprimés par la pression fiscale, et qui, en plus, revendiquaient une différence culturelle avec le reste du pays. Cependant, il faut souligner qu’à partir de ce moment, la Ligue du Nord a commencé à capter des parts significatives du vote ouvrier grâce à l’aura démagogique de Bossi. Dans le discours du parti, Rome était une ville parasitaire, « voleuse », qui vivait d’un système étatique financé par les impôts du nord. Le sud était perçu comme une terre de paresse, de retard social et économique, soulagé par un assistanat trop généreux. Dans son époque la plus extravagante, la Ligue du Nord a fait vivre un exotisme politique qui mélangeait d’étranges fulgurances et des grossièretés. Ils ont inventé de toutes pièces la généalogie historique de la Padanie (Ndlr : la vallée qui occupe presque tout le nord de l’Italie, que la Ligue érige en entité politique) – à travers des fêtes dans lesquelles ils allaient jusqu’à se mettre en scène en montrant un échantillon de l’eau du Po dans des ampoules. Sans parler des outrages et des gestes obscènes sur lesquels Bossi n’a pas lésiné durant ses années de gloire. La Ligue du Nord a oscillé des années 1990 à 2013 entre une position ouvertement sécessionniste (qui n’a jamais rapporté beaucoup de votes) et la collaboration avec Berlusconi au sein d’une plateforme fédéraliste. Dans le sud, on les a toujours détestés. La Ligue du Nord était la béquille de la coalition du centre-droit dans le nord.

Salvini, qui était encore imprégné de ce discours il y a quelques années de cela, a changé de cap en façonnant son parti selon le format du Front National de Marine Le Pen et en changeant de nom. Désormais, le parti se baptise simplement La Ligue, et non plus la Ligue du Nord. Il s’agit d’un parti national, dont le discours est principalement centré sur l’immigration. L’intensification et la médiatisation du phénomène migratoire ces dernières années, avec une hausse dramatique des débarquements d’êtres humains désespérés sur les côtes du pays, ont offert un matériel explosif à la Ligue. Dans ce cadre, Salvini était reconnu pour maintenir une posture ferme alors qu’il dépeignait une gauche naïve oubliant les intérêts des italiens. Il a aussi accusé les autres pays européens de laisser l’Italie seule dans sa gestion de la migration. Selon Salvini, la dynamique migratoire met en difficulté le marché du travail, oblige l’Etat à dépenser de l’argent pour les migrants et menace l’ordre public. Ce fut une stratégie qui, dans une conjoncture d’effondrement économique et social, a canalisé le mécontentement social de la forme la plus grossière. Depuis qu’il est ministre de l’Intérieur, le respect de ces promesses électorales a accru de manière exponentielle sa cote de popularité ces derniers mois. De plus, Salvini s’est montré stratégique en introduisant sur la scène politique des thèmes autour desquels personne jusqu’à présent n’avait réussi à rassembler, comme l’opposition à la réforme des retraites et aux technocrates européens. Au sujet de ce dernier point, il a flirté avec une méfiance grandissante envers l’Union Européenne qui se développe dans tout le pays et qui a même réussi à mettre en doute l’euro, mais il est revenu sur ses pas quand cela ne lui convenait plus.

NS – Si vous deviez décrire le profil de Salvini, quels traits ressortiraient ?

SM – Il faut reconnaître que Salvini a un grand flair politique. Je crois que sa plus grande force est de réussir à faire passer des consignes de la droite radicale comme des considérations de sens commun. Son ton est embrasé mais il réussit toujours à présenter ses propositions comme si elles étaient parfaitement légitimes, comme si elles étaient le fruit d’un raisonnement. Il ne se contente pas de crier : au travers d’un langage simple, très linéaire, d’homme du peuple, il est capable de donner une image claire et évidente à des politiques d’extrême droite, et par là même d’évincer du champ de la rationalité les autres acteurs politiques. Une autre de ses facultés, cette fois-ci plus sous-terraine, consiste à maintenir sa popularité dans des secteurs qui sont aux antipodes de l’échiquier politique. Salvini ne plaît pas exclusivement à ceux qui ressentent un grand mécontentement social. Il garde, en même temps, un soutien très élevé de la part du secteur entrepreneurial. Dans ce secteur, tous ne tolèrent pas sa fougue xénophobe, mais face à l’inconnue du Mouvement 5 étoiles, ils préfèrent un parti dont la vocation est beaucoup plus claire en matière de défense des affaires, avec notamment la promesse de mettre en place la flat tax. Ceci explique que pendant des mois, Salvini a eu bonne presse dans quelques journaux d’orientation libérale. C’est un homme politique perspicace, étant donné qu’en montrant un mélange de radicalisme de droite et de pragmatisme pro-entrepreneurial, il arrive à faire fusionner des mondes sociaux très hétérogènes.

NS – Quelles ressemblances et quelles différences existe-t-il entre Salvini et les autres courants d’extrême droite – ou populistes de droite – européens ?

SM – C’est une galaxie complexe, il s’agit de formations qui ont des généalogies différentes. Au-delà du fait que dans cette conjoncture historique ils soient catégorisés heuristiquement comme des populismes de droite, il est important de garder une approche la plus analytique possible, afin de ne pas tomber dans le piège qui consiste à les accuser de fascisme. Leur point commun est une hostilité ouverte envers la migration. Ils veulent uniquement des natifs dans leurs pays (natifs souvent compris en terme strict de consanguinité ethnique), et exhibent une intolérance envers les migrants africains et asiatiques, mais aussi envers ceux d’Europe de l’Est. Certains d’entre eux expriment plus d’inquiétude que d’autres en ce qui concerne la supposée islamisation de nos sociétés. C’est un thème que Salvini a développé, même s’il ne l’a pas fait de manière aussi centrale que Marine Le Pen en France et Geert Wilders aux Pays-Bas. De manière un peu moins visible, certains ont une posture homophobe, mais il y a des exceptions. En effet, la leader de Alternative pour l’Allemagne (AfD), Alice Weidel, est ouvertement homosexuelle, ou le néerlandais Pym Fortuyn, l’était aussi.

Il me semble que, de toute façon, il existe des différences importantes. Certains n’arrivent pas à s’éloigner d’une esthétique fasciste, même si le discours (dans beaucoup de cas) ne l’est plus vraiment. C’est le cas du Front National de Le Pen, dont l’association avec le régime de Vichy est encore d’actualité. La même chose se passe avec AfD en Allemagne et Jobbik en Hongrie, qui viennent de mouvements sociaux d’extrême droite. Comme nous le savons, l’origine idéologique de la Ligue est différente, même si Salvini est clairement devenu une option électorale attrayante pour l’électorat profasciste. Cependant, je dirais que la différence fondamentale est ailleurs. Si toutes ces personnalités sont hostiles à l’Union Européenne et demandent la récupération de la souveraineté nationale (depuis une perspective de droite, bien sûr), l’élément anti-austérité est davantage marqué dans le cas de la Ligue et, en partie, dans celui de Marine Le Pen. Ce n’est pas un hasard que les populistes du nord de l’Europe aient recours, comme beaucoup de libéraux de leurs pays, à la parabole de la cigale et la fourmi : les peuples du sud de l’Europe sont les cigales qui vivent tranquillement et demandent à ce que leurs comptes soient alimentés par les fourmis travailleuses, qui seraient les peuples du nord. Il convient de souligner que c’est un discours qui manque totalement de fondement. Finalement, il y a une dernière source de tension entre eux – au-delà du fait qu’ils aient participé à beaucoup de sommets ensemble – autour de la constitution d’une sorte d’Internationale des populistes de droite. Salvini a demandé à maintes reprises qu’il y ait une répartition équitable des migrants qui arrivaient en Italie entre les pays européens. Le plus récalcitrant était justement son ami Viktor Orbán en Hongrie.

Samuele Mazzolini, chercheur en sciences politiques et spécialiste d’Ernesto Laclau.

NS – Luca Morisi, le gourou des réseaux qui développe la campagne politique de Salvini, a réussi à convertir le démagogue parlant aux secteurs racistes et xénophobes en un vrai leader politique. Quelles ont été les clefs de la stratégie de propagande qui a permis de donner l’image d’un Salvini « proche du peuple » ?

SM – C’est une autre question fondamentale. Il y a une hyperexposition médiatique de Salvini. Quand on allume la radio, c’est Salvini qui parle, et si l’on allume la télévision, c’est encore Salvini. Dans ta ville, un jour où l’autre, tu tomberas sur Salvini en train de haranguer les gens. Et si tu te connectes sur les réseaux sociaux, tu vois immédiatement apparaître une publication ou une photo de Salvini. Dans ce dernier secteur, il semble que Luca Morisi ait développé un système particulier communément nommé « la bête ». Je ne suis pas un expert en technologie numérique, mais j’ai cru comprendre que c’est un système qui gère à la fois les réseaux sociaux et les listes de mail, qui analyse constamment les contenus avec le plus de succès, le type d’utilisateurs qui ont interagi et de quelle manière ils l’ont fait. Ça leur permet de parfaire la propagande, en calibrant selon les fluctuations et les changements d’humeur politique. Quelques semaines avant les élections de l’année dernière, ils ont lancé un jeu en ligne sur Facebook qui s’appelait Vinci Salvini!, qui invitait les utilisateurs à interagir sur les publications du Capitaine[le surnom du leader de la Ligue]. Une photo du gagnant était ensuite publiée sur le profil de Salvini, le gagnant recevait également un appel téléphonique du leader de la Ligue et pouvait le rencontrer lors d’un rendez-vous « privé ». C’était une manière d’augmenter le flux des visites, mais aussi de récupérer les données d’une grande quantité d’utilisateurs. Et nous savons désormais que la gestion des big datas est importante pour influencer l’opinion publique.

NS – La montée du salvinisme semble aller de pair avec l’effondrement politique et intellectuel de la gauche italienne, l’une des plus fortes d’Occident. Peut-on imaginer comment pourrait se recomposer cet espace ?

SM – Toutes les branches de la gauche italienne vivent une époque de crise gravissime. On se souviendra pendant longtemps des élections du 4 mars 2018. La gauche modérée et social-démocrate connaît une phase d’égarement historique. Son adhésion aux politiques antipopulaires, son acceptation fort peu critique de l’austérité imposée par Bruxelles, sa proximité des grands groupes multinationaux et financiers l’ont fait paraître, et à juste titre, comme complice de l’érosion des sécurités sociales et professionnelles qui l’avaient pourtant caractérisées durant l’époque précédente. Matteo Renzi, après être un temps parvenu à se faire voir comme le représentant d’une proposition innovante de renouvellement générationnel autour d’une espèce de populisme centriste, a rapidement jeté à la poubelle tout le capital politique qu’il avait accumulé. Il est maintenant, à 44 ans, un homme politique à la popularité décroissante. En arrivant au pouvoir, il a vite démontré que l’unique variante qu’il apportait était une modération du Parti Démocrate, dans un processus qui était en gestation depuis la mort du Parti Communiste Italien (PCI), et dont il a représenté l’apogée et la ruine. Arrogant, présomptueux, sans contact avec la réalité, il a confirmé la thèse de Machiavel selon laquelle le leadership nécessaire pour arriver au pouvoir ne coïncide pas toujours avec celui nécessaire pour s’y maintenir.

La gauche radicale n’a pas d’avenir non plus. Elle a une image résiduelle au sein de la population. Ce secteur politique s’adresse exclusivement à lui-même, car il doit respecter certaines normes de discours et une esthétique particulière. La gauche doit s’aimer elle-même. En réalité, elle devrait plaire aux autres. Le fait est que ses procédés liturgiques, en dehors de sa propre bulle, provoquent un certain rejet. Elle s’enferme et ne se rend pas compte qu’elle choisit automatiquement un espace politique qui la neutralise. Il ne s’agit pas de cesser de lutter pour la justice sociale : c’est une histoire de symboles, de mots, de tics nerveux, d’une répétition de tout le politiquement correct qui est devenue odieuse. Mais c’est aussi une question de contenus. En ce sens, aucune des deux branches de la gauche n’arrive à développer une analyse socio-économique à la hauteur des circonstances, en insistant sur les droits civils et individuels dans une époque où la priorité des questions sociales est évidente. Aucun des deux secteurs n’a problématisé sérieusement le rôle de l’Union Européenne et de l’euro. Les deux ont été le levier au travers duquel le néolibéralisme s’est cristallisé et consolidé, appauvrissant la démocratie en faveur des marchés et dépossédant les États européens de la souveraineté populaire. C’est un mot banni. Je me rends compte que, vu depuis l’Amérique Latine, cette posture semble grotesque. Ici, seuls la droite et le Mouvement 5 étoiles ont été suffisamment perspicaces pour entrevoir la nécessité de parler de la question nationale, qui est enjeu important puisqu’elle regroupe le déficit démocratique, l’asymétrie entre les pays européens et la nécessité de développer une proposition ancrée dans les traditions populaires et nationales. À l’inverse, la gauche se présente comme défenseure d’un cosmopolitisme abstrait, et ce n’est pas un hasard si ses électeurs appartiennent à des couches aisées vivant dans les centres urbains onéreux. Ses racines populaires n’existent plus.

NS – Il y a presque un mois, de nombreux maires du sud de l’Italie se sont rebellés contre Salvini et ont décidé de ne pas fermer les ports devant l’arrivée des migrants. Comment peut-on résoudre ce conflit humanitaire et territorial entre le gouvernement et les maires ? Des leaders comme le maire napolitain Luigi de Magistris peuvent-ils incarner la nouvelle opposition au gouvernement ?

SM – Le geste de ces maires est courageux et méritant. Mais il n’y a pas de conflit territorial. La vérité est qu’il leur est impossible de renverser la politique de Salvini de fermeture des ports. La question humanitaire n’a pas de solution facile. Les migrations sont dynamiques, elles ont des raisons structurelles profondes qui demandent des solutions drastiques, en commençant par la mise en question du rôle des pays occidentaux et de leurs multinationales en Afrique. À court terme, il faudrait une plus grande solidarité de la part des pays européens et le dépassement de la Convention de Dublin qui prévoit que les pays d’arrivée des migrants soient les responsables des démarches de demande d’asile, ce qui met une grande pression sur les pays du sud de l’Europe, l’Italie et la Grèce en première ligne.

En ce qui concerne De Magistris, je me vois obligé de répondre solennellement que non, il ne peut incarner aucune opposition au gouvernement. Récemment, il a rejeté la possibilité d’être le leader d’un grand éventail de forces de la gauche radicale pour les élections européennes. Il y a deux raisons pour penser que ça n’aurait pas fonctionné. La première est en lien avec le personnage. Ces derniers temps, il s’est enfermé dans un langage et un symbolisme vernaculaire, très napolitain, avec peu de succès dans le centre-nord de l’Italie, où habite la majorité de la population. De plus, il a fait des propositions saugrenues telle que l’idée d’une crypto-monnaie pour Naples et l’organisation d’un référendum pour obtenir plus d’autonomie pour la ville (dans un contexte où l’autonomie a toujours été une consigne de la Ligue pour détacher le nord des régions du sud, objectif que Salvini est en train d’atteindre au travers du transfert de compétences à trois régions du nord en plein silence général, vu que cela pourrait faire douter de sa vocation nationale). La deuxième raison, c’est que De Magistris n’a pas réussi à maintenir une distance prudente vis-à-vis de sujets politiques discrédités et sans avenir. Le pire, c’est que sa proposition politique a été phagocytée par ce milieu qui adopte une tonalité morale plus que politique dans ses condamnations.

Mais revenons à la question migratoire. Elle produit de nos jours une dichotomie dont on ne peut rien tirer de positif. Insister dans le pôle opposé à celui de la Ligue est éthiquement louable, mais politiquement stérile. Son alternative, qui consisterait à se rapprocher des positions de la Ligue en la matière, est éthiquement répugnante et politiquement inutile, car la Ligue occupe déjà ce terrain mieux que personne. Le seul chemin qui peut avoir du sens est l’adoption d’une position nuancée sur la question pour éviter de mourir politiquement. C’est-à-dire, en reconnaissant le drame humanitaire et en rejetant les politiques de la Ligue, mais en admettant la nature problématique du phénomène et le besoin d’une intervention régulatrice. Cependant, c’est un axe sur lequel il est presque impossible d’obtenir un intérêt politique, il faut dès chercher de nouvelles dichotomies à partir desquelles il est possible d’occuper la position la plus forte : c’est la question du contrôle de l’agenda politique. A l’inverse, la gauche et De Magistris reçoivent passivement la dichotomie de la migration (et d’autres similaires) et ils la renforcent, dépoussiérant ainsi un antifascisme militant qui n’articule rien et se limité à l’expression d’un témoignage moral.

NS – Comment l’Italie intervient-elle dans la géopolitique globale ?

SM – Très mal. Historiquement, l’Italie a toujours été le sud du nord et l’est de l’ouest. Aujourd’hui, nous courons le risque que cela s’inverse. Toutefois, il ne s’agit pas d’une destinée manifeste à l’envers. L’Italie vaut beaucoup plus que ce que ses épouvantables élites pensent et que ce que les dernières élections ont pu démontrer durant ces décennies. Historiquement, l’Italie a été forcée à imiter les modèles étrangers, et la participation à la constitution de l’euro, un des paris géopolitiques les plus absurdes et néfastes du siècle passé, est le meilleur exemple de cette attitude. C’est la philosophie du lien externe, c’est-à-dire la volonté d’attacher notre économie et notre société à des modèles que nos élites considèrent comme les plus efficaces, pour qu’elles nous éloignent de notre supposé atavisme, de notre apparente propension ontologique au désastre, à faire les choses mal. En définitive, c’est une espèce d’autoracisme. Tout cela s’est traduit en une politique extérieure à la merci des plus puissants, tant sur le plan européen que mondial, surtout face aux États-Unis. Pour ces raisons, l’Italie a toujours été avant-gardiste pour prêter des ressources (militaires, financières, d’espionnage) à des fins éloignées de ses intérêts (voir notamment la participation à des guerres impulsées par d’autres), mettant en risque ses propres réseaux commerciaux.

L’Italie n’est pas immune aux problèmes internes d’ordre économique, démographique et politique qui limitent son rayonnement international. Mais un éventuel Italexit fait peur à tout le monde, étant donné qu’il remettrait en question la zone Euro. En ce sens, l’Italie n’est pas la Grèce. De plus, l’Italie bénéficie d’une position qui lui permet de mener une politique extérieure plus indépendante, avec un rôle plus important. La taille de son économie (la huitième ou neuvième du monde), sa position géographique privilégiée au centre de la Méditerranée, son excellence dans certains secteurs technologiques, sont des éléments qui, en principe, lui donneraient un rôle beaucoup moins servile que celui qu’elle joue en ce moment. Le problème est qu’il manque un État, il manque une classe de dirigeants à la hauteur qui sache raisonner au-delà des patrons consolidés, des institutions qui fonctionnent. Pour avoir un rôle géopolitique plus remarquable, il faudrait terminer le processus encore d’actualité du Risorgimento. C’est une tâche qu’avait proposée le Parti Communiste, mais plus personne ne pense ainsi.

 

Samuele Mazzolini est docteur en philosophie à l’Université d’Essex. Il travaille au sein du département de Politique, Langues et Etudes Internationales de l’Université de Bath. Il collabore habituellement avec le journal Il Fatto Quotidiano et préside l’organisation politique Senso Comune.