« Le paradoxe est la passion de la pensée, et le penseur qui est sans paradoxe est comme l’amant qui est sans passion : un médiocre type » disait Kierkegaard. De paradoxes, l’oeuvre de Houellebecq en est gorgée. Plat romancier dont le succès tiendrait à la médiocrité de la modernité pour les uns. Écrivain de génie qui a saisi mieux que nul autre l’esprit du temps pour les autres.La parution de son dernier roman Sérotonine nous invite à relire son oeuvre.
Ce livre est un étrange retour aux thématiques de ses premiers romans, celles qu’on avait découvertes avec Extension du domaine de la lutte et Les particules élémentaires. On y retrouve la vie morne et terne, les échecs amoureux, la misère sexuelle et la décrépitude des corps. Mais alors qu’Extension du domaine de la lutte et Les particules élémentaires excluaient tout motif transcendant, Sérotonine s’achève sur une référence à la figure du Christ. Trajectoire paradoxale, mais comme le rappelait Henri Lefebvre, un paradoxe est souvent une contradiction non-perçue. C’est cette contradiction inhérente à l’oeuvre de Houellebecq qu’il s’agira d’interpréter.
Un matérialisme tensionnel : histoire et biologie
Extension du domaine de la lutte s’est imposé comme un classique dans lequel des personnes aux convictions divergentes peuvent se retrouver. Le style plat et décalé du roman dévoile à merveille un univers désenchanté. À travers le récit d’un cadre informaticien et d’un de ses collègues, Houellebecq décrit la misère sexuelle, affective et intellectuelle des individus dans la société capitaliste post-industrielle. Leur seul objectif : l’amour, c’est-à-dire la jouissance sexuelle. Objectif impossible pour le narrateur et son collègue, tous deux trop laids et trop peu intéressants pour séduire. Une sensibilité conservatrice et réactionnaire y verra le désastre d’un monde soustrait à toute transcendance politique ou religieuse. Un monde réduit à la seule logique de la comptabilité marchande. Une sensibilité de gauche y verra les ravages du capitalisme contemporain qui par réification prive les individus de la possibilité de donner un sens authentique à leur vie. Il n’y a nulle transcendance dans les premières oeuvres de Houellebecq, au sens rigoureux du terme : rien ne trouve son principe hors de ce monde insipide.
Une des thèses notoires de Houellebecq est que l’expansion du capitalisme post-industriel affecte et infecte le plan sociétal ou inter-individuel. Cette expansion de la logique capitaliste conduit à une extension de la lutte : la sexualité est un système de hiérarchie sociale dans lequel se déroule une lutte sans merci entre les individus. Lutte qui a pour enjeu de pouvoir forniquer. La compétition sexuelle s’adjoint à la compétition salariale etdevient un facteur déterminant pour la reconnaissance sociale et le bien-être de l’individu. Cet axe principal de l’oeuvre de Houellebecq permet de comprendre les références toujours plus appuyées à la biologie. Références que l’auteur de Plateforme utilise bien au-delà de leur domaine scientifique borné et qui constitueront une grille d’interprétation réductionniste-biologique.
Là est la contradiction : entre une interprétation matérialiste-historique du monde social et une lecture biologiste. Ces deux grilles d’interprétation sont toutes les deux opérantes dans Extension du domaine de la lutte. En effet, le monde social que décrit Houellebecq peut être lu comme une certaine phase des sociétés occidentales dans la dynamique générale du capitalisme. On pourrait presque voir un schéma marxiste : l’expansion de la logique économique conduit à une transformation des moeurs et des modes de vie. Or, Houellebecq nous livre dans le même roman la célèbre description du mâle alpha ou mâle dominant. Dans la veine d’un darwinisme social, la lutte sexuelle est pensée moins sous l’angle d’une résultante socio-historique que sous le modèle transposé de la sélection naturelle. Cela conduit logiquement à une naturalisation de la conflictualité sociale. Cette dernière sera pensée avec le prisme d’une nature humaine quasi-indépendante du procès socio-historique.
Extension du domaine de la lutte contient cette contradiction, qu’on retrouvera sous des formes différentes dans les oeuvres ultérieures. Mais l’oscillation entre une grille de lecture matérialiste-historique et un prisme réductionniste-biologique se fera toujours plus en faveur du second terme.
L’infléchissement réductionniste
Dans Les particules élémentaires, un des deux protagonistes fait une découverte scientifique révolutionnaire. Elle dissocie la reproduction du plaisir et permet de créer une nouvelle espèce issue de l’être humain. Il met fin à sa vie dès cette découverte réalisée, ayant gâché son amour. Les deux autres personnages principaux connaissent un sort encore plus sombre. On voit comment le primat biologique s’affirme : à la misère sexuelle et ses conséquences sociales et psychiques, seule une solution biologique est possible.
On retrouvera cette idée plus développée dans La possibilité d’une île. Mettant en scène un personnage d’un rare cynisme, le roman narre la vie d’un humoriste qui ne croît en absolument rien, sauf en l’amour (entendre : la jouissance procurée par l’acte copulatoire). Cet individu fréquente une secte religieuse qui fait une découverte révolutionnaire sur le clonage humain. N’ayant pu réaliser son amour, le protagoniste se suicide. Il est l’ancêtre lointain d’une nouvelle espèce néo-humaine. Les membres de cette dernière peuvent procréer seuls et ne communiquent entre eux que par télématiques. Libérés de la tyrannie du sexe, donc du monde social, ils sont par là même délivrés de tout un panel d’émotions humaines comme la tristesse ou la joie. Ils vivent ainsi en sérénité. L’infléchissement biologique est radical : le procès socio-historique du monde humain est anéanti par le motif de l’évolution de l’espèce.
Il n’y a dès lors nulle surprise à voir le retour du religieux dans Soumission. Dans Plateforme et La possibilité d’une île, Houellebecq, par ses personnages, prévoyait le déclin inéluctable des pays musulmans. Ces derniers, en important les nouvelles avancées technologiques et scientifiques des pays “occidentaux”, intègrent également leurs valeurs athées et nihilistes qui minent la vitalité religieuse. Soumission contredit cela. Après une description de la résorption du chômage en France digne d’un économiste de bac à sable, Houellebecq pense l’Europe sauvée essentiellement par le regain religieux. C’est qu’il a abandonné toute vision historique pour sombrer dans un registre purement vitaliste. Houellebecq pense la « civilisation européenne » comme un organisme en phase terminale de décrépitude. Au contraire l’ « Islam », dispose d’une vitalité jeune et guerrière, prête à conquérir de nouveaux territoires. Le sophisme organiciste, qui consiste à appliquer des modèles biologiques à des réalités socio-historiques, est une antienne aussi vieille que la pensée politique.
Une acceptation implicite de l’idéologie dominante : la finitude
Ce réductionnisme biologique mène tout droit au nihilisme. De la même manière qu’un organisme naît, croît et périt, les réalités socio-historiques sont anéanties et l’être humain est ravalé au rang de la bête. Le bonheur, c’est remplir le temps qui nous sépare de la mort en copulant. Le sens — le corps a pour terme la mort — anéantit le sens — la signification d’un vécu humain authentique. L’être humain n’a d’autre but que de persévérer dans son être, c’est-à-dire pour le dire aussi vulgairement que Houellebecq, il n’a d’autres desseins que de baiser. Le sexe est la condition de toute relation dans l’univers de Houellebecq. Ce prisme qui naturalise relations sociales et sociétales ne conduit qu’à faire le lit de l’idéologie du néolibéralisme. Selon cette dernière, la conflictualité sociale n’est pas due à une division inégalitaire et structurelle de la société en classes. Elle n’est pas due à l’exploitation de certains par d’autres, à une appropriation exclusive par certains des ressources et des moyens de production, à une concentration des monopoles.
Pour l’idéologie dominante du néolibéralisme, cette conflictualité a bien plus à voir avec une nature humaine. Le monde socio-historique est conflictuel comme l’est le règne animal. On comprend la rémanence du « darwinisme » social.
La vision du bonheur chez Houellebecq est symptomatique de cela. L’auteur de Soumission pense majoritairement le bonheur sous le modèle romantique de la fusion-isolation de deux membres. Un couple est heureux lorsque chaque membre s’adonne pour l’autre. Un couple n’est heureux que dans un état de relative autarcie sociale, lorsqu’on ne pense plus à ses proches, au collectif, mais exclusivement au bien de l’autre. Les rares individus qui accèdent temporairement à l’amour dans l’oeuvre de Houellebecq accomplissent dans le geste même de mise entre parenthèse du monde social le modèle idéologique du néolibéralisme : ils se retirent du monde politique et social. Cette vision de l’homo eroticus n’a rien à envier à l’homo economicus de l’économisme.
Houellebecq passe pour un critique au vitriol de la modernité libérale. S’il en dévoile bien les aspects sombres avec un indéniable talent, il adopte pourtant certaines de ses caractéristiques essentielles. Il en décrit certes avec une pénétrante acuité les conséquences politiques et sociales désastreuses, mais il n’en ébauche nullement le début d’une contestation. La noirceur de son propos n’aboutit pas à une contestation littéraire. À la possibilité toujours ouverte de transformer le règne des choses, Houellebecq opte plutôt pour la résignation. Une résignation certes torturée et cynique — romantisme oblige —, mais une acceptation tout de même. L’être humain est fini, borné. Il se replie sur lui-même, sur l’échelon individuel. Atome sociale, il ne s’oriente qu’en fonction de ses fins exclusivement personnels. Il n’est capable d’aucune action collective revendicative.
L’individu est incapable de désirer un monde égalitaire. L’être humain est strictement limité à ses seuls intérêts individuels, c’est-à-dire, pour le dire dans le ton de Houellebecq, à tout ce qui touche sa bite. Il n’est capable d’aucun mode poussé de vie collective. On arguera qu’il y a bien un aspect social dans Sérotonine. Mais Houellebecq n’aborde la révolte des paysans qu’à la fin du roman, en quelques pages. Et il l’amène de manière boiteuse, par l’ex-profession du narrateur. Houellebecq n’en fait qu’un arrière-fond qui sert d’accompagnement aux vicissitudes amoureuses du protagoniste. Il ne la travaille pas pour elle-même dans sa portée symbolique et politique. Il développe somme toute peu la fonction de l’Union européenne dans cette crise du monde agricole et paysan. On regrette cela, car ce sujet toujours plus brûlant mériterait un grand roman. On ne peut certes pas imposer à l’écrivain ses thématiques. Mais il semble que cela soit davantage lié à un symptôme du refoulement du monde social. Refoulement qui a pour cause ce réductionnisme biologique.
Le cas Houellebecq : le refoulement du monde social comme symptôme de notre modernité
Déhistoriciser le monde social, en faire un processus naturel, c’est se condamner à créer toutes sortes de golems. Des créations symboliques et matérielles, engendrées par l’être humain, mais qui se retournent contre lui et l’asservissent. Et le monde social en vient à oublier qu’il est à l’origine de ces hypostases, qu’elles prennent des formes aussi différentes voire opposées que Dieu, la Religion, la Nation ou l’Économie de marché.
Houellebecq déclarait il y a quelques années, en 2015, qu’il n’« était plus athée ». Et il se confiait sur un plateau télé en disant que l’athéisme était de plus en plus difficile. Dès lors, on ne doit pas s’étonner que Sérotonine s’achève sur la figure du Christ. Le réductionnisme biologique, présent jusqu’à même le titre, conduit nécessairement à reconduire de nouvelles hypostases en déhistoricisant le monde social. Il amène nécessairement à une sorte de retour de la transcendance, figure larvée de la rédemption d’un monde jugé immoral ou amoral.
Grand écrivain au style plat, visionnaire conservateur, anti-moderne qui doit une grande part de son succès et de son style aux conditions historiques et culturelles de la modernité, Houellebecq est assurément paradoxal. Mais il n’y a plus la contradiction dynamique et ouverte de son premier roman. Il ne reste désormais qu’un jeu entre un réductionnisme-biologique et un spiritualisme larvé. Ces deux éléments se renforcent en s’opposant. Cela laisse loin l’enthousiasme qu’on pouvait avoir après Extension du domaine de la lutte et La carte et le territoire.
Houellebecq désormais se répète. Cela se ressent dans la structure narrative de l’oeuvre. Mais aussi dans le style et le contenu de l’ouvrage, où il multiplie les provocations sans arrêt. À tel point que ça en devient lassant et rédhibitoire pour la lecture. Surenchérissant, Houellebecq décrit une sexualité encore plus « dépravée ». Une femme se retrouve à être pénétrée par un doberman et à sucer simultanément un bull-terrier. On y lit aussi que les Hollandais ne sont pas un peuple mais une race exécrable de commerçants. Et le narrateur mentionne plusieurs fois la perte de sa “virilité” qui le chagrine fort, “vu qu’il n’est pas un pédé”.
C’est presque avec délivrance qu’on lit alors la référence christique à la dernière page. Comment se sauver de ce romantisme cynique, attardé et pathétique sinon par une figure transcendante qui assure la rédemption ?
Assurément, Houellebecq ressasse, radote. Il est intellectuellement mort. Mort qu’il avait peut-être anticipée. En effet dans La carte et le territoire, grand roman, il se mettait lui-même en scène comme personnage. Personnage qui finit assassiné. Il y a tout lieu de penser que sa mort romanesque témoignait encore de son génie visionnaire ; elle préfigurait sa mort de grand écrivain. Depuis La carte et le territoire nous n’assistons plus qu’à la décrépitude d’un cadavre.
De la profondeur, du souffle, de l’empathie, de l’éloquence et surtout : de la politique. Le lecteur saura certainement trouver, au sein de la création littéraire récente, les éléments d’une littérature populaire.
Émerge en France, et dans d’autres démocraties occidentales, un sujet politique dont l’importance va croissante au fil des scrutins : le peuple. Peuple volontiers contestataire et relativement divisé, mais qui formule parfois le sentiment d’une condition largement partagée : celle d’évoluer dans un jeu économique et institutionnel qui fait désormais une majorité de perdants. Poussées par les enjeux des politiques publiques et les surprises électorales, les sciences sociales se sont saisies de la question il y a déjà plusieurs années, et ont fait fleurir une terminologie adéquate. France périphérique, précariat, déclassés, oubliés de la mondialisation – des mots amplement repris dans le débat public.
Qu’en est il sur le plan littéraire ? La création s’est elle saisit de ce sujet nouveau ? N’ayant pas à se soucier outre mesure des conséquences électorales de la situation sociale du pays, la littérature a peut-être l’opportunité d’aborder la question d’un point de vue plus vaste. Et bien que toujours soumise aux contraintes de la fiction et du récit, elle n’en garde pas moins une formidable puissance de description sociale. Plus encore, elle donne au champ politique ce qu’il a perdu depuis un certain temps : une consistance humaine.
Au cours de diverses lectures, nous avons retenus quelques romans qui se saisissent de l’enjeu : le très médiatisé Vernon Subutex de Virginies Despentes, une découverte de rentrée littéraire Fief de David Lopez, et l’iconoclaste Qui a tué mon père d’Édouard Louis. Trois auteurs de talent, d’horizons et d’âge divers, qui ne sauraient résumer à eux seuls l’immensité des possibles en la matière, mais dont les succès en librairies attestent que même en se limitant aux têtes de vente, on y découvre déjà son bonheur. Les quelques éléments d’analyse qui suivent reflètent pour beaucoup un enthousiasme certain à la lecture de ces ouvrages et ne constituent, au fond, qu’un long et vibrant conseil de lecture.
Dans son Vernon Subutex, Virginie Despentes nous fait le portrait d’une France en ébullition. Au travers des pérégrinations d’un ancien disquaire devenu chômeur, puis SDF, elle croque l’extraordinaire diversité de ceux que ce début de siècle laisse amers, déçus, lésés, révoltés. Roman vocal, rythmique, où l’évaporation cruelle des idéaux collectifs fait écho aux souvenirs des années mythiques de la culture rock. À l’image de son héros venu d’un autre âge – celui où l’on rêvait à l’hédonisme pop d’un monde d’amour et d’audace – toute une galaxie de personnages se heurte à la dureté et la froideur d’un ordre socio-économique qui les rejette, les phagocyte ou les ignore. Il ne reste alors à cette foule de marginaux que la jouissance des corps, la musique et la danse, qu’ils érigent en bastion d’une contre-culture en germe. Et le groove, le beat, se hissent au-dessus du simple plaisir festif pour accéder au statut de quasi spiritualité.
Fresque pessimiste et sans concessions, Vernon Subutex est cependant bien plus qu’un simple cris de colère littéraire. Et s’il peut se lire comme un guide d’introduction à la pop culture – les références musicales y foisonnent – le roman s’aventure également sur le terrain politique. En multipliant les points de vues et les trajectoires croisées, Virginie Despentes balaye la quasi totalité du spectre sociologique français – du chômeur au trader, du militant identitaire à l’actrice porno transgenre – nous livrant avec une fidélité étonnante le tableau d’une société criblée d’antagonismes. Une plongée dans un labyrinthe d’intimités clivées où se jouent les mystères des passions collectives les plus profondes. Terrorisme, guerre des classes, destin national, les diagnostiques et les convictions s’engendrent, s’affrontent, se transforment au sein d’une population aussi hétérogène que conflictuelle.
“Et le groove, le beat, se hissent au dessus du simple plaisir festif pour accéder au statut de quasi spiritualité.”
Un tableau noir et caustique donc, au dessus duquel on s’élève pourtant, porté par le souffle lyrique et l’écriture mordante de l’autrice. Car la force de Vernon Subutex réside, au-delà de son style populaire et soigné, dans sa construction. En superposant les expériences existentielles, en donnant une voix singulière à chacun de ses personnages, Virginie Despentes suscite curiosité et empathie pour chacun d’entre eux. Au contact de « la bande à Subutex » qui lutte activement contre l’isolement et la désintégration sociale, on s’y découvre des camarades, des voisins, des frères et sœurs, tant la profondeur et le détail du récit nous renvoient aux ressorts primaires de la vie commune.
Aux embardées d’un système socio-économique en roue libre, aux périls civilisationnels et aux bulldozers de l’Histoire, Virginie Despentes oppose l’esquisse d’une compassion publique, aux accents parfois délibérément bibliques. Servi par une intrigue originale et un vrai sens de la mise en scène, Vernon Subutex nous donne ainsi l’expérience littéraire de l’amour moderne du prochain, ce subtil élan par lequel on saisit les causes tragiques de la faiblesse humaine.
D’une facture et d’un ton très différent, Fief nous projette dans une atmosphère nouvelle. Si l’on retrouve comme chez Despentes le souci d’écrire dans une langue actuelle, orale, à l’image de ses locuteurs contemporains, David Lopez lui donne une place bien plus fondamentale. Loin des odyssées christiques et des grandes fresques, il développe au contraire son premier roman autour d’un microcosme : celui d’une bande de jeunes hommes, perdus dans une ville moyennes entre la banlieue et la campagne, dont il nous décrit la vie stagnante et incertaine. L’intrigue ? Un jeune homme tente vainement de vivre sa vie avec conviction. L’Amour, l’Ambition, la Victoire, lui sont autant de sommets inaccessibles tant il intériorise le poids des déterminismes sociaux. Dans cet ailleurs aux allures de nulle part, tout est vu sous le prisme d’une sorte de nonchalance résignée ; on se fait une raison, on vit à l’écart de la vie sans trop s’en faire, on se laisse couler dans l’ordre des choses. Le salut viendra, pour cette équipe de choc aussi attachante que paumée, du pouvoir des mots et des plaisirs de la conversation. Roman d’un jeune boxeur versé dans le rap, l’écriture y est en effet précise, incisive, scandée par les éclats et jeux d’esprit de la bande. Entre argot péri-urbain, idiome de banlieues et trouvailles personnelles, la langue est leur ultime territoire, leur refuge, leur fief, où il se créent de toutes pièces une mythologie collective.
“Le charme de Fief, c’est de tenter le portrait littéraire d’une génération qui lutte sans trop savoir contre quoi, qui se sent oubliée sans vraiment savoir par qui, et qui se cherche, dans les mots, un horizon.”
Rédigé dans un style qui sonne et qui détonne, le roman de David Lopez est un bijoux d’exploration sociologique autant qu’une ode à la créativité linguistique de son milieu social. À la première personne du singulier, l’auteur nous donne à voir un groupe traversé par un réseau d’affects complexes – mélange de naïvetés éclairées, d’amertumes tranquilles, de fiertés flottantes – à partir desquels se constituent une culture et une dignité que la société leur refuse. Retournant le sens de leurs stigmates – une mémorable scène de dictée devient un concours du plus grand collectionneur de fautes d’orthographes – la petite troupe s’approprie ainsi l’anonymat social pour en faire une joie de vivre. Assez éloigné des grands sujets politiques, le roman a cependant l’immense mérite de décentrer sociologiquement la création littérature, d’ouvrir une fenêtre sur une réalité voisine mais parallèle, potentiellement étrangère au lecteur (de l’aveu même de l’auteur, ses personnages n’achètent ni ne lisent de livres). Le charme de Fief, c’est de tenter le portrait littéraire d’une génération qui lutte sans trop savoir contre quoi, qui se sent oubliée sans vraiment savoir par qui, et qui se cherche, dans les mots, un horizon.
Décentrer sociologiquement la littérature… Un projet que n’aurait certainement pas renié Édouard Louis, dont la vocation créatrice se revendique comme la volonté franche et simple de « donner la parole à ceux qui ne l’ont jamais ». Avec son nouveau texte Qui a tué mon père, il entreprend ainsi l’histoire brève et fatale d’un corps, celui de son père. Un corps broyé par le poids écrasant de l’ordre socio-économique moderne, mais également le corps d’un homme épris des signes extérieurs de la virilité et qui doit élever un fils gay.
“La politique pour certains est une question esthétique, pour d’autres elle est une question de vie ou de mort, elle imprime ses marques dans les corps. En quelques pages, tout est dit des fractures de la société française, de leur enracinement, de leur violence.”
Sujet banal en soi, la relation de l’auteur à son père nous est cependant restituée avec une rare intensité, qui tient à la manière et au style adopté par Édouard Louis pour rendre compte de la vie de son père par le prisme du pamphlet politique. Car c’est justement les diagnostiques tranchés, la clarté des accusations, la netteté des évidences qui donnent au récit sa force et sa profondeur. La politique pour certains est une question esthétique, pour d’autres elle est une question de vie ou de mort, elle imprime ses marques dans les corps. En quelques pages, tout est dit des fractures de la société française, de leur enracinement et de leur violence.
Fractures de classes, fractures de genres. Esquissé chez David Lopez, le thème de la construction genrée est ici abordé de plein fouet, à travers les destins si différent des deux hommes. Un père irascible et dépassé, un fils qui s’échappe dans les temples parisiens du savoir. Et la mécanique implacable des passions tristes. Détrônés par la performance scolaire, les attributs de la force physique deviennent l’arme et le talisman du faible, du perdant, du relégué au bas de l’échelle méritocratique. Touché par la débâcle d’un homme qui se définit uniquement par ce qu’il n’est pas, et saisissant les ressorts de son homophobie existentielle, Édouard Louis redécouvre le corps de son père et désigne des responsables.
En faisant le choix de nommer ce que la politique fait souffrir aux corps, Édouard Louis s’inscrit dans la filiation d’une littérature qui dénonce et fustige au risque de se perdre en hyperbolisme. Pourtant, si les mots sont forts, la rage est contenue et le geste sincère. Pas de fantasmes romantiques, rien qu’une réalité humaine, impitoyable et glacée.
Ainsi se dessine peut-être – au regard des trois exemples cités, certes loin d’être exhaustifs – ce qu’on pourrait appeler un “populisme de lettres”. Sans se limiter aux seuls regards politiques, souvent sombres, qu’ils développent, nos trois auteurs partagent en effet une aspiration à incarner des vies, complètes et denses, dans lesquelles se retrouve spontanément le politique, comme l’une des expériences existentielles des personnages. Le talent des fictions commentées ici est de donner une voix entière et pleine à ceux qui d’ordinaire ne sont écoutés que pour leurs souffrances, ou tout simplement oubliés de la représentation symbolique. Plus que porter les difficultés ou les infortunes d’individus, elles portent leurs préoccupations, leurs convictions, leurs visions du monde, nous invitant par là à parcourir tous les stades et les nuances psychologiques qui les constituent. Et la littérature, par sa magie et sa puissance, nous fait entrevoir un rapport politique nouveau aux classes populaires : l’oublié, le perdant, le précaire n’est plus simplement une personne à plaindre mais un miroir, un être multiple, un égal. Il n’est plus l’élément périphérique ou accessoire du monde social, mais le cas général, l’individu moyen.
De telles qualités ne pouvaient cependant que faire planer l’ombre des grandes plumes du réalisme littéraire sur les frêles épaules de ses héritiers. Mais là aussi, notre nouvelle littérature parvient à dépasser les monuments d’un Zola, d’un Hugo ou d’un Flaubert. À chaque siècle sa littérature et sa sociologie. Chez Virginies Despentes, la France est un carnaval de marginaux qui finissent par prendre conscience de leur majorité sociale. Chez David Lopez ou Édouard Louis, l’oppression c’est l’indifférence.
“Et la littérature, par sa magie et sa puissance, nous fait entrevoir un rapport politique nouveau aux classes populaires : l’oublié, le perdant, le précaire n’est plus simplement une personne à plaindre mais un miroir, un être multiple, un égal.”
En partant d’une France contemporaine, actuelle, nos auteurs participent aussi à l’élaboration quotidienne de sa langue – sans doute plus caustique, plus lapidaire que son aînée du XIXè siècle mais si bien adaptée au récit de son époque ! Et, par d’autres moyens esthétiques et stylistiques, perdure toujours l’idéal d’une littérature populaire : celui de donner à un peuple la faculté de se représenter soi même.
Un hôtel sur les rives du Canal Saint Martin, le phrasé d’Arletty, voilà ce que l’histoire a retenu du roman populiste. L’heure de la rentrée littéraire constitue une invitation à prêter attention à des prix à la renommée variable. Au sein de ces prix pléthoriques, le prix Eugène Dabit du roman populiste a su traverser le XXème siècle pour venir à nous. Cette année, neuf romans ont été retenus pour un lauréat. Fidèle à ses origines, ce prix au nom programmatique a perduré au cours du siècle, se faisant dès lors le reflet des évolutions et transformations politiques, sociales et littéraires.
Parmi les courants littéraires qui ont été en partie ou totalement oubliés, celui du “roman populiste” figure en bonne position. Les années 1930 ont été marquées par les œuvres de Louis-Ferdinand Céline, Louis Aragon, Pierre Drieu La Rochelle ou encore André Malraux. Les auteurs populistes sont loin d’avoir eu un impact similaire, au point que certains ont cessé d’être édités après leur mort. Ce courant ne manque pourtant pas d’intérêt, dans la manière dont il interroge l’histoire, repense le roman et conçoit son rapport à la politique. Les querelles qui scindaient le monde littéraire étaient en effet en grande partie une transposition de querelles politiques.
Se référer à la genèse de ce mouvement pose des questions fondamentales tant sur le plan littéraire que sur le plan politique. Le Trésor de la Langue Française définit le populisme comme un « courant pictural et cinématographique qui s’attache à dépeindre la vie des milieux populaires ». Si l’articulation entre les populismes littéraire et politique se pose spontanément, l’écrivain Léon Lemonnier, auteur d’un Manifeste du populisme, conçoit le « populisme » littéraire comme un néologisme plus que comme une appropriation littéraire d’un courant politique. Au populisme russe, conçu de manière très politique, s’oppose un populisme français qui se confine aux sphères littéraires et ne se pense pas comme une littérature engagée.
Dans cette optique, Lemonnier explique qu’il a pour objectif de « peindre les petites gens, les gens médiocres qui sont la masse de la société et dont la vie, elle aussi, compte des drames ». Défini de la sorte, le projet ne semble pas inédit et se rapproche du naturalisme qui, dans la continuité du réalisme, entendait présenter la réalité en envisageant des déterminismes conditionnant les comportements des protagonistes, comme par exemple l’origine sociale ou géographique.
Les années 1920 ont cela de nouveau qu’elles sont une période de « débat sur la figuration démocratique » selon les mots de Marie-Anne Paveau. Les auteurs populistes s’opposent en effet au courant de la « littérature prolétarienne », puis aux auteurs d’obédience communiste. Contrairement aux auteurs de la mouvance prolétarienne, l’objectif des auteurs populistes n’est pas d’être, d’incarner le peuple mais de le donner à voir dans les romans. Aussi, c’est dans l’altérité que les auteurs populistes abordent le peuple : ils sont issus du monde universitaire, de la critique littéraire. C’est en réaction à cette perspective que l’école « prolétarienne » est fondée, en janvier 1932. Les écrivains « prolétariens » estiment que pour pouvoir se considérer membre de cette école, un romancier doit être issu d’une famille ouvrière ou paysanne.
Cependant, à cet effort de catégorisation rigoureux s’oppose une porosité des étiquettes ; l’exemple d’Eugène Dabit en témoigne. Ce romancier a d’abord été accepté au sein de l’école prolétarienne pour finalement rejoindre l’Association des Écrivains et des Artistes Révolutionnaires fondée en mars 1932, une association tacitement rattachée au PCF qui réunit des plumes telles que Louis Aragon, Paul Nizan, André Breton ou Charlotte Perriand. Il est cependant marqué du sceau du populisme, suite au « prix du roman populiste » qui lui a été décerné par les membres de cette école.
Le prix du roman populiste rebaptisé en 2012 « prix Eugène-Dabit du roman populiste » récompense en effet une œuvre romanesque qui met en avant le peuple pour l’ériger en personnage central, et qui a pour arrière-plan les milieux populaires. Il s’inspire directement du mouvement populiste russe qui a vu des étudiants abandonner leur parcours universitaire pour aller partager leurs savoirs avec des artisans et des paysans, et puise son origine dans le Manifeste publié dans L’Œuvre le 27 août 1929, écrit par Léon Lemonnier, et Populisme d’André Thérive. Les deux hommes définissent leur école comme un retour du roman « à la peinture de classe, à l’étude des problèmes sociaux ».
En ce sens, ils s’opposent à une littérature perçue comme bourgeoise qui peignait essentiellement les groupes les plus aisés de la société et qui se plaisait à décrire leurs élans psychologiques au détriment des interactions sociales et des existences plus difficiles. C’est un courant exigeant dans le sens où les prolétaires y étaient envisagés d’une manière qui confinait presque à l’ethnologie, sans se rattacher à la littérature engagée.
« Nous en avons assez des personnages chics et de la littérature snob ; nous voulons peindre le peuple. Mais avant tout, ce que nous prétendons faire, c’est étudier attentivement la réalité.
Nous nous opposons, en un certain sens, aux naturalistes. Leur langue est démodée et il convient de n’imiter ni les néologismes bizarres de certains d’entre eux, ni leur façon d’utiliser le vocabulaire et l’argot de tous les métiers. Nous ne voulons point non plus nous embarrasser de ces doctrines sociales qui tendent à déformer les œuvres littéraires.
Il reste deux choses. D’abord de la hardiesse dans le choix des sujets : ne pas fuir un certain cynisme sans apprêt et une certaine trivialité –j’ose le mot– de bon goût. Et, surtout, en finir avec les personnages du beau monde, les pécores qui n’ont d’autre occupation que se mettre du rouge, les oisifs qui cherchent à pratiquer des vices soi-disant élégants. Nous voulons aller aux petites gens, aux gens médiocres qui sont la masse de la société et dont la vie, elle aussi, compte des drames. Nous sommes donc quelques-uns bien décidés à nous grouper autour d’André Thérive, sous le nom de “romanciers populistes”.
Le mot, nous l’avons dit, doit être pris dans un sens large. Nous voulons peindre le peuple, mais nous avons surtout l’ambition d’étudier attentivement la réalité. Et nous sommes sûrs de prolonger ainsi la grande tradition du roman français, celle qui dédaigna toujours les acrobaties prétentieuses, pour faire simple et vrai. »
— Léon Lemonnier, L’Œuvre, août 1929.
Comme nous l’avons dit, c’est Eugène Dabit qui reçoit le premier prix du roman populiste avec son roman Hôtel du Nord en mai 1931. Si le prix s’inspire du manifeste de Thérive et Lemonnier, c’est l’écriture même de cet ouvrage qui a motivé la création du prix du roman populiste. Ce roman, qui consiste en une succession de personnages et d’anecdotes, est inspiré de l’expérience familiale de l’auteur, et calqué sur le rythme de son existence dans l’Hôtel du Nord dont ses parents étaient copropriétaires.
Hôtel du Nord de Marcel Carné
Eugène Dabit faisait partie du Groupe des écrivains prolétariens de langue française, un courant littéraire fondé par Henry Poulaille. Pour être considéré comme auteur prolétarien, un auteur devait être issu d’une famille ouvrière ou paysanne, avoir quitté le système scolaire précocement ou avoir fait des études grâce à une bourse et témoigner dans ses écrits des conditions d’existence de sa classe sociale. Cependant, les populistes ne sont pas à cette période les seuls auteurs à se servir du peuple comme principe de légitimation.
Le courant prolétarien se distingue du courant populiste par le Parti Communiste. Si les frontières entre ces mouvements sont poreuses et que les auteurs vont et viennent, les querelles théoriques et politiques n’en demeurent pas moins nombreuses et sont parfois très vives. Comme le souligne Xavier Vigna, le courant de Poulaille rebute notamment du fait de son projet initial, qui postule que les seuls auteurs issus du peuple sont à même d’en parler. À cet égard, Tristan Rémy écrit : « La vie du prolétariat racontée par des auteurs qui sortent de ses rangs, voilà la littérature prolétarienne ». Cette prise de position très dure écarte de facto un certain nombre d’ouvrages.
A contrario, le populisme prend le peuple comme sujet de fiction, s’inscrivant ainsi dans la veine du naturalisme et de Zola qui évoquait de son temps le monde ouvrier ou paysan. Cependant, certains auteurs prolétariens ont reçu et accepté le prix du roman populiste comme Tristan Rémy pour son roman Faubourg Saint-Antoine ou René Fallet.
Si le PCF soutient un temps la littérature prolétarienne, les consignes d’Union Soviétique amènent le parti à prendre ses distances. Il devient dès lors prioritaire que la littérature serve d’agit-prop pour son combat politique. Ainsi, Paul Nizan et Louis Aragon publient des attaques parfois violentes contre Poulaille et adhèrent finalement au réalisme soviétique. Il s’agit de représenter de manière figurative l’existence des classes populaires dans une optique d’éducation et de propagande. Pour le PCF, la priorité n’était pas l’appartenance sociale des auteurs mais l’adhésion au Parti, même si dans le même temps des concours de nouvelles étaient périodiquement organisés et des romans ouvriers publiés aux Editions Sociales Internationales.
Par-delà ces querelles, le roman populiste se donne pour perspective de construire, littérairement, un peuple. Dans son manifeste, Lemonnier multiplie les qualificatifs pour le désigner : les petits, les humbles… Il les oppose au « snobisme » de la littérature des années 1920, 1930 qui se complaît dans l’analyse psychologique de héros issus des couches supérieures de la société. À ce haut de la société qui sert de matériau privilégié au roman, s’oppose un bas de la société que les auteurs désirent mettre en avant. C’est un appel au peuple qui se dresse contre la littérature moderne. Dans les œuvres, cela se traduit par des références récurrentes au monde du travail: dans Hôtel du Nord, la caractérisation des personnages se fait en grande partie par le travail qu’ils occupent. La narration se veut moins psychologisante, et le narrateur prend la place d’un observateur discret.
Léon Lemonnier affirme néanmoins que ce n’est pas le peuple qui constitue son lectorat puisque pour qu’il en soit ainsi, il faudrait totalement le « rééduquer ». Aussi, le peuple est conçu comme un instrument de stratégie de reconquête du champ littéraire mais il n’y a pas pour autant de projet politique, éducateur qui accompagne ce courant. Leur démarche confine au littéraire et la construction d’un peuple est intrinsèque à l’espace romanesque, là où le PCF se sert de la littérature comme un instrument de prise de conscience.
Si la genèse du prix traduit les tensions qui parcouraient le genre du roman, le devenir du prix permet d’envisager le devenir du populisme littéraire. La remise du prix a connu des phases d’interruption : entre 1937 et 1939, 1946 et 1947 puis 1978 et 1983. La transformation du nom du prix en 2012 a été un moyen de se réintégrer dans une filiation qui place le peuple au centre de la création littéraire et également de se démarquer du dévoiement sémantique qui accole au « populisme » un signifiant négatif.
Olivier Adam
Tous les auteurs qui ont reçu ce prix ne jouissent pas de la même notoriété, y compris pour les lauréats les plus récents. Parmi eux, un certain nombre de journalistes et d’universitaires. Certains lauréats sont également militants au PCF, ce qui atteste de l’effacement de la querelle des années 1930, comme André Stil dont les œuvres ont été traduites en URSS. Certaines thématiques sont très présentes dans les œuvres primées ; parmi elles, le monde du travail, le monde rural. La critique sociale en constitue un enjeu majeur.
Aussi, s’il ne s’agit pas d’un prix qui se veut engagé, les romans qui l’obtiennent ont pour toile de fond ou pour objet une France en crise, souvent en marge. En ce sens, l’œuvre d’Olivier Adam trouve souvent place dans les banlieues pavillonnaires de région parisienne, lieu de la marginalité sociale, ferment d’une précarité professionnelle et familiale. Il s’est vu remettre le prix du roman populiste en 2007 pour À l’abri de rien qui met en scène la rencontre entre une mère de famille et des réfugiés kurdes. Cette femme se coupe progressivement de ses proches pour venir en aide à des hommes qui ont tout quitté pour un autre monde.
Le roman d’Olivier Adam peint ainsi une vision de la France contemporaine au moment où la crise des migrants commençait et fait se rencontrer deux groupes sociaux en crise avec pour toile de fond le Nord du territoire (les repères laissent supposer que l’histoire prend place à proximité de Lens). La focalisation interne fait de Marie la narratrice. Ce choix de focalisation est en soi populiste : le « je » est celui du peuple, d’une France populaire et périphérique qui se désespère, s’ennuie et qui voit son existence bouleversée. Cet exemple parmi les plus contemporains permet de comprendre que malgré des mutations qui correspondent aux mutations de la société française, le prix du roman populiste ne s’est que peu éloigné de ce qui constituait son fondement, à savoir faire parler le peuple grâce à la littérature.
La révélation d’une possible nomination par Emmanuel Macron de l’écrivain Philippe Besson au consulat de France à Los Angeles n’a pas manqué de faire grincer des dents. Et pour cause : la publication d’Un personnage de roman, en 2017, très tendre envers Macron, donne à l’affaire des airs de faveur accordée par le monarque à son lettré courtisan. Si l’épisode a déjà été largement commenté, il est possible de l’analyser sous un autre angle en s’intéressant aux liens entre les écrivain-e-s (ou plus largement la littérature) et l’institution présidentielle en France. Car Macron n’est pas le premier à mobiliser la sphère littéraire dans son exercice du pouvoir, que ce soit du point de vue de sa relation aux écrivains ou de la mise en scène de sa culture littéraire. En fait, il ne fait que tenter de se placer dans le sillage d’une tradition française du leader lettré que d’autres ont façonnée avant lui.
L’habileté d’Emmanuel Macron dans l’incarnation de la fonction présidentielle n’est, à peine plus d’un an après son élection, plus à démontrer. Son image très travaillée, sa communication ultra verrouillée et sa convocation constante de l’imaginaire monarchique démontrent son souci d’incarner une verticalité du pouvoir en France.
Au sein de cet imaginaire, il est un élément qui semble provoquer depuis un long moment, dans la société française, une forme d’adhésion inégalée : le goût et la maîtrise de la littérature. Si les prédécesseurs de Macron, à savoir Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande, ne se sont pas particulièrement illustrés dans ce domaine, force est de constater que le leader d’En Marche s’est employé à mobiliser ce que le sociologue Bernard Pudal appelle la “symbolique lettrée”[1]. Il suffit pour s’en convaincre de lire l’interview accordée à la prestigieuse NRF au mois de mai dernier, dans laquelle Macron célèbre avec passion le patrimoine littéraire national. Mentionnons également le portrait officiel du monarque républicain, qui fait se juxtaposer smartphones et exemplaires des Nourritures terrestres de Gide, du Rouge et le noir de Stendhal et des Mémoires de guerre de de Gaulle. Ces éléments montrent déjà à quel point la littérature constitue pour Macron un outil d’incarnation indispensable pour le régime présidentialiste qu’est la Ve République. Le Premier ministre Edouard Philippe n’est toutefois pas en reste. Auteur d’un ouvrage exhortant les politiques à lire, il s’est fendu, le 4 juillet dernier, d’une réplique de Cyrano de Bergerac dans une joute oratoire à l’Assemblée. Visiblement passionné de littérature, Philippe semble lui aussi tenter de s’inscrire dans le sillage des hommes politiques lettrés.
Mais de quel héritage se réclament alors Emmanuel Macron et son Premier ministre ? La littérature est-elle un simple outil de communication politique en France, ou bien rentre-t-elle en interaction plus profonde avec les responsables politiques ?
La littérature : une institution sacralisée au sein de la société française
Historiens et politistes ont déjà montré le lien de longue durée qui unit, en France, la littérature à la politique, notamment via les élites. L’historien de la littérature Paul Bénichou [2] a par exemple analysé la dynamique pluriséculaire de sacralisation de la littérature au sein de la société française : selon lui, la figure de l’écrivain aurait même peu à peu supplanté le magistère moral du clergé, son autorité spirituelle venant combler une crise de légitimité des élites politiques et religieuses. En découle une véritable croyance, en France, dans le pouvoir spirituel de la littérature et des écrivains. Cette croyance est façonnée et entretenue par des institutions profondément ancrées dans la société : l’école produit et véhicule les “classiques scolaires” ; elle forme également, jusqu’au premier XXe siècle, des élites socio-politiques par les lettres (par le biais des “serres” que sont la khâgne et l’Ecole Normale Supérieure, selon l’expression de l’historien Jean-François Sirinelli [3]). Le champ littéraire oscille alors entre autonomisation grandissante (en se dotant de ses propres institutions, comme les prix littéraires, surtout au début du XXe siècle) et proximité avec la sphère politique (l’Académie française, première institution littéraire française, garde un lien important avec le pouvoir, par exemple).
Intéressons-nous au cas très riche de la Ve République. Le Général de Gaulle, qui la fonde et dessine par là même le sillage d’une pratique présidentielle dans lequel ses successeurs tenteront de s’engouffrer, pose d’entrée de jeu un rapport étroit et fécond entre pouvoir politique et littérature. Des politistes comme François Hourmant [4] ou Christian Le Bart [5] ont montré à quel point le premier président de la Ve République a su jouer d’une double identité, à savoir homme politique (providentiel !) et écrivain. La mobilisation de l’identité d’écrivain, la publication des Mémoires de guerre entre 1954 et 1959 contribue à individualiser la sphère politique et à construire l’image d’un leader aux qualités exceptionnelles. La postérité du Général maintient d’ailleurs cette identité d’écrivain : rappelons que les Mémoires de guerre ont été proposés à l’étude des candidats au baccalauréat littéraire en 2012.
Pompidou et Mitterrand : deux trajectoires marquées par la littérature
Nous faisons le choix, dans cet article, de développer particulièrement deux cas présidentiels ayant succédé à de Gaulle : Georges Pompidou, son Premier ministre entre 1962 et 1968, élu chef de l’Etat en juin 1969, et François Mitterrand, opposant socialiste parvenu au pouvoir en mai 1981. Ces deux hommes politiques semblent en effet cristalliser nombre de points de rencontre entre politique et littérature au sommet de l’Etat, que ce soit par leur formation secondaire ou supérieure, leur goût personnel pour la littérature, leur culture littéraire, ou leur fréquentation d’autrices et auteurs. Le choix d’étudier deux présidents issus de bords politiques opposés permet aussi de souligner le caractère universel, en politique, de la valorisation de la littérature comme institution, voire comme valeur en soi. Le Président de la République se devant, du moins en apparence, de dépasser les clivages, l’appel à la littérature constitue un moyen efficace de valoriser une spécificité nationale.
François Mitterrand lisant à bord de son avion en 1984.
Pompidou et Mitterrand font partie de la même génération : l’un est né en 1911, l’autre en 1916. Tous deux grandissent en province dans les années 1910-1920, dans le Tarn pour Pompidou ; en Charente pour Mitterrand. Historiens et biographes se sont souvent attachés à montrer comment l’enfance a façonné un rapport singulier au territoire chez l’un comme chez l’autre. Elle correspond aussi pour les deux hommes à la genèse d’un rapport privilégié à la lecture : tous deux insistent, dans leurs différents écrits autobiographiques, sur le temps passé à lire, enfants, les classiques gréco-latins ou les romans français du XIXe siècle. Cette appétence pour la littérature se traduit par une excellence scolaire dans les matières littéraires, à savoir principalement le latin et le grec, l’histoire et le français. Elle contribue également à ancrer l’idée, chez ces deux futurs hommes politiques, d’une grandeur littéraire française inégalable, faite de classiques et d’incontournables.
Ainsi, Georges Pompidou est vite repéré par ses enseignants à Albi, qui le poussent à intégrer l’hypokhâgne du lycée Pierre-de-Fermat à Toulouse, puis, à l’aide d’une bourse, la prestigieuse khâgne du lycée Louis-le-Grand à Paris en 1929. Il réussit en 1931 le concours d’entrée à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, avant d’être reçu major à l’agrégation de lettres classiques en 1935. L’ascension sociale de ce fils d’instituteurs, eux-mêmes enfants d’agriculteurs, en fait un véritable idéal-type du “boursier conquérant”[6] de la Troisième République, qui place les lettres au coeur de l’élévation individuelle dans la société.
Louis-le-Grand, été 1930. On reconnaît, au premier plan, Georges Pompidou ; au deuxième, Léopold Sédar Senghor.
Il est vrai que la place des lettres dans la formation de François Mitterrand est moins évidente. C’est par la faculté de droit parisienne et l’Ecole libre des sciences politiques que le jeune charentais passe au cours de la deuxième partie des années 1930, suivant une voie toute indiquée vers une carrière politique. Précisons toutefois que le parcours scolaire secondaire du jeune Mitterrand, effectué dans des institutions privées catholiques – conformément aux origines sociales de sa famille – marque durablement son rapport à la littérature. Le futur socialiste, baignant alors dans un environnement bourgeois et très conservateur, se familiarise avec une littérature à l’image de ce milieu : marquée à droite, et fortement ancrée dans un territoire (les noms de Jacques Chardonne et de François Mauriac, par exemple, seront par la suite fréquemment mobilisés par les médias pour caractériser les goûts littéraires de l’homme politique). Dans le Paris des années 1930, l’étudiant qu’il devient cherche à assouvir sa soif de littérature non seulement en lisant, mais aussi en publiant régulièrement des critiques littéraires (clouant au pilori les écrivains alors considérés comme progressistes, à l’instar d’André Gide ou de Louis Aragon) ou en se rendant aux conférences et rencontres littéraires mettant en vedette les grands écrivains de l’époque.
Pour Pompidou comme pour Mitterrand, le temps des apprentissages correspond donc, parallèlement à leur socialisation politique, à un temps de socialisation littéraire particulièrement important, qui définit en grande partie leur cadre d’analyse, leur vision du monde future. Ils s’y confrontent, on l’a dit, aux “classiques”, mais commencent également à se familiariser avec une littérature plus contemporaine. Ainsi, Mitterrand devient dès la fin du lycée un inconditionnel de la Nouvelle Revue Française (NRF), tandis que Pompidou reste, pour ses anciens camarades de khâgne et d’Ulm (parmi lesquels Léopold Sédar Senghor, Julien Gracq, ou des écrivains moins passés à la postérité comme Paul Guth ou Henri Queffélec), celui qui a introduit la littérature surréaliste dans la prestigieuse école. A l’aube de leur carrière politique, les deux hommes sont donc lestés d’un bagage littéraire particulièrement riche, à une époque où les sciences humaines et sociales, et particulièrement l’économie, n’ont pas encore pris l’ascendant sur les humanités dans la formation des élites.
Il convient, avant de se pencher sur le rôle d’une disposition littéraire en politique, d’établir quelques précisions sur la culture et les goûts littéraires des deux hommes. L’étude approfondie de leurs bibliothèques respectives, conservées en partie par leur famille, fait émerger une tendance lourde et partagée : la présence (très) majoritaire de la littérature française, elle-même majoritairement représentée par le roman des XIXe et XXe siècles et la poésie (sur une période allant du XVIIe au XXe siècle). La lecture des grands romanciers français, comme Flaubert, Stendhal, Balzac ou encore Proust, qui deviennent des classiques via le passage par les manuels scolaires, marque durablement les deux hommes. Mais en analysant plus finement leurs bibliothèques, on peut aussi observer des spécificités individuelles allant parfois à l’encontre des idées reçues. Ainsi, François Mitterrand est, au-delà de ses “mauvaises fréquentations littéraires” [7] qui crispent la gauche (Chardonne, Barrès, Maurras, etc.), un grand lecteur d’écrivains latino-américains, et notamment de Pablo Neruda, Jorge Luis Borges ou Gabriel García Márquez. Quant à Pompidou, il se passionne pour des mouvements littéraires contemporains, et notamment pour le Nouveau Roman. Ces lectures, Mitterrand comme Pompidou les intègrent pleinement à leur grille de lecture des problèmes politiques ; elles sont partie prenante d’une esthétisation constante de l’exercice du pouvoir qui leur permet de résoudre leur paradoxe personnel, entre goût pour la création et nécessité d’action.
La littérature, ressource politique et outil de communication
Dès lors, la littérature agit comme une véritable matrice dans les trajectoires des deux hommes politiques. Si elle est à l’origine de sensibilités particulières, de cette “vision du monde” très difficile à définir, elle est également une ressource politique. Pompidou et Mitterrand construisent effectivement, plus ou moins consciemment, leur identité d’hommes de lettres. Ainsi, Georges Pompidou ne manque pas de rappeler, lors d’interviews ou de conférences de presse, sa qualité de professeur de lettres, profession qu’il exerce une petite dizaine d’années à l’issue de sa formation à l’ENS. Surtout, il truffe ses discours de références littéraires lancées à brûle-pourpoint, récite par coeur des strophes, use de tournures et figures de style littéraires. L’homme politique n’hésite dès lors pas à faire appel au magistère moral de l’écrivain, fût-il avant-gardiste et progressiste. Pompidou affectionne en effet la littérature et l’art d’avant-garde, qui lui permettent de nuancer son image marquée par un grand conservatisme. Si le deuxième président de la Ve République ne semble pas avoir marqué les esprits autant que de Gaulle ou Mitterrand, il n’est pas anodin qu’un des rares épisodes pompidoliens étant passés à la postérité soit la conférence de presse donnée par le Président en septembre 1969 au sujet de l’affaire Gabrielle Russier, au cours de laquelle il répond à une question délicate en citant, de tête, des vers d’Eluard.
Pour beaucoup, Pompidou reste aussi l’auteur d’une Anthologie de la poésie française parue en 1961 et proposant somme toute un échantillon très classique et policé du domaine, parfois éloigné de ses goûts personnels (s’il voue un véritable culte à Baudelaire, Pompidou est aussi un lecteur fervent d’oeuvres contemporaines, à l’affût des différentes sorties littéraires). Si l’étude de ses correspondances de jeunesse laisse deviner une véritable ambition littéraire, Pompidou, décédé en 1974 à l’âge de 62 ans, n’a jamais pu combiner sa carrière politique avec son désir d’écriture et de gloire littéraire. On observe ici un point commun de taille avec Mitterrand : les deux hommes semblent en effet avoir bâti leur carrière politique sur le deuil d’une carrière d’écrivain, de la grandeur littéraire. Mitterrand a maintes fois confessé aux médias son regret de n’être pas devenu écrivain. François Hourmant a d’ailleurs montré comment le socialiste a beaucoup flirté, notamment au cours des années 1970, en pleine “présidentiabilisation” de son image, avec l’identité d’écrivain. Il publie ainsi deux recueils de chroniques à succès (La Paille et le Grain et l’Abeille et l’Architecte) et affirme son statut d’auteur sur plateau d’Apostrophes à deux reprises, en 1975 et 1978. L’ambiguïté permanente entretenue par Mitterrand à ce sujet dénote la grande proximité, voire la porosité entre grandeurs littéraire et politique, qui dialoguent particulièrement au sein de la société française (pensons aux personnages de Lamartine, Chateaubriand, Hugo, etc.).
Les médias jouent en effet un rôle très important dans la mise en scène de la posture lettrée (l’expression est de C. Le Bart) chez Pompidou et Mitterrand. L’essor de l’audiovisuel, l’apparition d’émissions littéraires, l’introduction de la télévision dans la vie privée des femmes et hommes politiques contribue à la mise en valeur de leur rapport à la littérature. Dans cette mesure, l’offre médiatique semble indiquer, en creux, la permanence dans la société française du second XXe siècle d’une croyance dans la littérature, dont on cherche l’écho dans les qualités personnelles des dirigeants politiques. Le média se pose en intermédiaire entre les électeurs désireux de mieux connaître les élites politiques, et des politiciens avides d’une mise en récit de leur trajectoire personnelle, à l’intérieur de laquelle la littérature joue un rôle particulier.
La sociabilité littéraire au cœur de l’Elysée
Ces interactions très poussées entre sphères politique et littéraire, nous les retrouvons aussi à l’intérieur même de l’Elysée. A la tête du pays, Pompidou et Mitterrand ont tous deux profité de leur position pour renforcer leurs liens avec les écrivains, voire pour encourager la création littéraire. L’étude des archives présidentielles montre la fréquence des invitations d’écrivains à déjeuner ou dîner, particulièrement lorsque Mitterrand était locataire du Palais. Françoise Sagan, Marguerite Duras, Michel Tournier, Gabriel García Márquez, Milan Kundera… font partie des écrivains avec qui le socialiste tisse des liens profonds, ce qui ne l’empêche pas de les mettre en scène médiatiquement. Quant à Pompidou, il maintient de nombreux liens avec ses anciens camarades de khâgne et d’Ulm, surtout avec son ami Senghor devenu président du Sénégal en 1960 et poète reconnu.
Georges Pompidou et Léopold Sédar Senghor en 1971 à Dakar.
Entre ces présidents et les écrivains se joue également un jeu fait de gratifications mutuelles : aux manifestations d’allégeance de la part d’écrivains peuvent répondre des décorations diverses (du type Légion d’honneur), plus ou moins valorisées dans les milieux littéraires. François Mitterrand a particulièrement développé ces pratiques que l’on pourrait qualifier de “cour” avec les écrivains et intellectuels présents dans son entourage. Désireux d’être vu à leurs côtés, le président n’hésitait pas à jouer de la lumière que le pouvoir apporte à quiconque s’en approche pour attirer les jeunes pousses littéraires. Voyages, réceptions, visites à domicile… ont été les vecteurs de cette sociabilité littéraire plus ou moins mondaine, dont les archives présidentielles gardent de nombreuses traces.
Françoise Sagan et François Mitterrand en 1992.
Notons enfin que Pompidou comme Mitterrand aiment s’entourer, au pouvoir, de “littéraires”, qu’il s’agisse de diplômés de l’ENS pour Pompidou, ou d’écrivains pour Mitterrand (le rôle de conseillers qu’ont joué auprès de lui les écrivains Erik Orsenna et Régis Debray est bien connu). Le socialiste nomme même l’écrivain François-Régis Bastide, dont il est proche, au rang d’ambassadeur de France. Cette tendance est loin d’être anecdotique : elle démontre la foi de ces deux hommes dans la compétence des individus formés par la littérature, autant voire plus que celle des économistes, experts et autres technocrates. Selon l’historienne Sabrina Tricaud dans sa thèse consacrée à l’entourage de Georges Pompidou [8], ce dernier, pourtant passé par la banque Rothschild et formé à l’économie et aux finances, aurait formulé très clairement le désir d’un gouvernement “par les littéraires”. Plus encore, chez Mitterrand, la tendance à confier des postes aux hommes et femmes de lettres qui l’entourent peut aussi s’apparenter à une logique de don et de contre-don, sacralités politique et littéraire pouvant se nourrir mutuellement.
La littérature a donc traversé par de nombreux biais les trajectoires personnelles de Georges Pompidou et de François Mitterrand. Mais, en creux, c’est le poids de l’institution littéraire au sein de la société française que l’étude de ces deux trajectoires montre : particulièrement importante dans la formation des élites au cours du premier XXe siècle, la littérature entre très souvent en interaction avec le pouvoir ; elle est une véritable ressource politique en ce qu’elle forge des visions du monde et se convertit en outil de séduction politique. Si la France de l’après-Seconde Guerre mondiale est le théâtre de profondes mutations dans la formation des élites, avec l’apparition de l’ENA ou encore d’HEC qui amenuise le poids de la littérature et des humanités dans les cadres cognitifs des dirigeants, on observe une permanence de l’influence de la littérature dans notre société. La légitimité littéraire côtoie désormais d’autres formes de légitimité, plus techniques (nous avons parlé du rôle croissant de l’économie dans la légitimation politique). C’est cette nécessaire hybridation, qui constitue peut-être une spécificité française, que Macron a bien comprise : le diplômé de l’ENA et d’HEC, qui n’a jamais réussi à intégrer l’ENS, veille, comme Pompidou a pu le faire il y a cinquante ans, à pondérer son image de technocrate et de banquier en mettant en valeur sa sensibilité littéraire. Son expérience auprès du philosophe Paul Ricoeur est à cet effet particulièrement valorisée dans la grande mise en récit de la trajectoire macronienne, qui vise à forger l’image du “grand homme” si nécessaire à la construction du leadership dans la Ve République.
Références :
[1] Pudal Bernard, « Les usages politiques de la symbolique lettrée (1981-1995) », in Bernadette Seibel (dir.), Lire, Faire lire. Des usages de l’écrit aux politiques de lecture, Paris, Le Monde Éditions, 1995.
[2] Bénichou Paul, Le sacre de l’écrivain, 1750-1830 : essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, Gallimard, 1996.
[3] Sirinelli Jean-François, “Serres ou laboratoires de la tradition politique? Les khâgnes des années 1920”, in Pouvoirs, 1987, n°42.
[4] Hourmant François, François Mitterrand, le pouvoir et la plume. Portrait d’un président en écrivain, Paris, Presses Universitaires de France, 2010. [5] Le Bart Christian, La politique en librairie : les stratégies de publication des professionnels de la politique, Paris, A. Colin, 2012.
[6] Sirinelli Jean-François, “Un boursier conquérant”, in Groshens Jean-Claude et Sirinelli Jean-François, Culture et action chez Georges Pompidou, Paris, PUF, 2000.
[7] Fougeron Lucie et Dehée Yannick, « Le président et les écrivains. Les fréquentations littéraires de François Mitterrand », in Serge Bernstein, Pierre Milza et Jean-Louis Bianco (dir.), François Mitterrand, les années du changement, Paris, Perrin, 2001.
[8] Tricaud Sabrina, L’entourage de Georges Pompidou : institutions, hommes et pratiques, P. Lang, 2014.
François Ruffin est député de la France insoumise depuis maintenant six mois. Nous avons souhaité nous entretenir avec lui sur son parcours, sur la façon dont il conçoit son action, et sur les défis stratégiques de la France insoumise.
LVSL – Nous souhaitons dans un premier temps revenir sur votre parcours personnel et votre politisation. Quel est le rôle du journalisme et de Fakir dans votre engagement ?
J’ai lancé Fakir en 1999. J’étais un révolté individuel, assez rétif à toute organisation collective. Mon objectif était alors de détruire le journal municipal, Le Journal des Amiénois. Bon, je constate dix-huit ans plus tard que ça reste un échec… (rires). J’étais familier des écrits de Serge Halimi, et j’étais mentalement très structuré par la critique des médias.
Mais dès le premier numéro, je me suis dit que cela ne suffisait pas de critiquer les médias. Je voulais aussi montrer ce qui n’était pas montré, faire entrer dans les pages de Fakir la majorité du monde social qu’on ne voit jamais dans les médias. J’ai donc fait du reportage, par exemple sur les apprentis dans la restauration et le déroulement de leur stage, ce qui était très peu fait. J’ai aussi fait un reportage au zoo d’Amiens, pour savoir quelles étaient les conditions de vie des animaux. Le journal municipal disait qu’ils vivaient en totale liberté. Je me rappelle d’une photo « Sandrine l’éléphante tend sa trompe aux enfants en signe de bienvenue ». J’avais été rencontrer le soigneur qui m’avait expliqué qu’en réalité l’éléphante était complètement folle, qu’ils avaient dû installer des poteaux hydrauliques, pour éviter qu’elle détruise les barrières et qu’elle fonce sur les enfants ! Ils étaient obligés de la soigner de loin avec des seringues hypodermiques. En fait, l’éléphante avait des tics nerveux à cause de son enfermement. J’avais là la preuve incontestable d’un mensonge indigne ! J’ai donc mis la preuve sous le nez du rédacteur du journal des Amiénois, qui m’a dit « bah oui, ça on le savait bien ». Et moi, avec ma candeur de jeune journaliste – je n’avais pas de carte de presse ni rien – je trouvais ça scandaleux qu’on déforme ainsi la vérité.
Je me suis donc lancé dans une croisade qui dure toujours (rires). Ça, c’est le premier épisode d’une bagarre assez individuelle. Ensuite j’ai construit une équipe, aussi parce que j’ai eu plusieurs procès [avec la ville d’Amiens et le Courrier Picard, ndlr]. La presse locale, c’est quelque chose de très violent. Au niveau national, les gens sont plus habitués à recevoir des critiques. Avec les Guignols de l’info ou le Canard Enchaîné, ils encaissent mieux. Ce n’est pas le cas à l’échelle locale. Il y a donc des rapports de force qui se jouaient, j’ai trouvé des alliances dans des syndicats de journalistes. Mon parcours politique est donc très lié à Fakir. J’ai structuré mes actions autour de mes articles. Quand tu es à Fakir, tu ne peux pas te faire d’illusions sur le fait que quand tu publies un article, cela change les choses. Parce qu’on a trop peu de lecteurs, parce que ce n’est pas dans le cercle des élites qu’on va lire le journal. On a donc monté des actions pour qu’il y ait des effets derrière. Notamment autour du procès sur Hector Loubota, un jeune homme mort dans un accident du travail à Amiens, autour des gérants de petits casinos.
“Je ne faisais pas du journalisme pour me faire plaisir mais pour changer la société. Il faut changer ce qu’il y a dans les têtes pour ensuite pouvoir changer le monde.”
On était en quelque sorte notre propre service après-vente : on fait l’info et on fait le nécessaire en termes d’action derrière pour que les choses changent. Je ne faisais pas du journalisme pour me faire plaisir mais pour changer la société. Il faut changer ce qu’il y a dans les têtes pour ensuite pouvoir changer le monde. Cela montrait aux gens qu’on était capables de changer quelques petites choses. Quand j’étais à Là-bas si j’y suis, j’avais moins le sentiment d’avoir besoin de ce service après information : j’avais 700 000 auditeurs, je me disais qu’il y avait des députés, des syndicats pour utiliser cette info comme outil de transformation. On est déjà sur le terrain de l’organisation collective : pendant les manifestations de fin 2010 contre Sarkozy, localement à Amiens nous avons été le point de convergence d’organisation d’une occupation de la zone industrielle. Il y avait les Goodyear, on a fait venir les cheminots au même endroit, et des tas de gens dans les manifestations qui voulaient faire plus. Nous étions faibles : nous n’avions pas la capacité de faire déborder la rivière, mais lorsqu’elle débordait, on pouvait la guider. C’est le rôle qu’on a joué en 2010 : je pédalais avec mon vélo pour aller d’une AG de cheminots à la zone industrielle, pour faire en sorte que Solidaires et la CGT s’entendent, etc. C’était mon rôle de petit facteur, on faisait signer aux gens des engagements pour qu’ils viennent à 4h du matin sur la zone industrielle. Cela n’avait aucune valeur, mais le mec qui signe prend quand même conscience.
J’étais donc toujours sur le terrain. En même temps, j’ai toujours voté. Dans les années 1990, après la chute du mur et le vide idéologique déjà patent au PS, le slogan « syndicat-caca, parti-pipi » était très récurrent. A cette époque, j’étais déjà plutôt libertaire d’instinct. Je crois que c’est aussi quelque chose que j’apporte au mouvement France Insoumise. C’est-à-dire que, sur la forme, dans ma manière de m’exprimer, je suis très libertaire, et sur le fond, je partage un socle avec les camarades.
Dans ma famille, personne n’est politisé. Je n’ai pas eu la chance d’avoir des parents communistes ou socialistes. La discussion politique n’est pas quelque chose qui vient naturellement. J’ai découvert le Monde diplomatique et Pierre Bourdieu en entrant à la fac. J’ai essayé de lire La Distinction, je ne comprenais rien. Donc j’ai lu son livre Questions de sociologie, et c’est devenu un socle pour moi. Je suis d’une famille qui ne connaissait pas de difficultés financières, mais il n’y avait pas un apport culturel, ni de structuration politique ou syndicale, même si on m’a initié à la lecture très tôt.
LVSL : On ne le sait pas forcément mais vous êtes titulaire d’une maîtrise de lettres modernes. Tant et si bien qu’on aimerait vous demander si vous avez encore cette fibre littéraire. En France, les personnalités politiques ont longtemps cultivé un amour de la littérature, avant d’être remplacées par des profils plus technocratiques. Comment est-ce que la littérature irrigue l’action politique ? Est-ce qu’on a encore le temps de lire lorsqu’on est député à l’Assemblée nationale ?
Quand on lit un roman, on se demande ce qu’on en retient. Certains font des notes de lecture ou essaient d’en extraire des citations, moi je ne le fais pas. Je pense que ce qui reste d’un roman, c’est l’empathie : la capacité à se mettre à la place des autres. Et je pense avoir cette capacité-là, qui peut consister à se mettre à la place des souffrants, et aussi à comprendre le point de vue de la partie adverse. Quand on lit un roman, on cherche même à comprendre les salauds ! Même s’ils ne sont pas de ton univers social. Si on est attiré par la lecture, c’est pour creuser, comprendre pourquoi le personnage agit tel qu’il agit.
LVSL : Une opération de décentrement…
Oui, je n’ai jamais appelé ça comme ça, mais pourquoi pas ! Se mettre à la place de quelqu’un et essayer de comprendre quelles sont ses réactions. C’est aussi le sens de mon travail d’enquête et de député. Je ne conçois pas de changer l’agriculture, par exemple, sans avoir compris les producteurs, les agriculteurs, quand bien même ils seraient à la FNSEA ! Si tu veux transformer le modèle agricole, il faut comprendre pourquoi il fonctionne comme ça, pourquoi les mecs, affectivement s’orientent dans ce sens. C’est un gros apport en politique. Combien de militants sont au contraire butés dans leurs propres croyances ? Pour moi, c’est une forme de sectarisme. Pour prendre le pouvoir en France, il faut l’épouser, la France. Il faut comprendre comment les gens pensent, sentent, aiment et espèrent. Si on ne le fait pas, on est mort. Je pense que la littérature est le lieu où, sans le savoir, on acquière cette faculté. Malheureusement je fais de la politique, mais j’aurais bien aimé être écrivain !
La littérature apporte aussi le sens de la narration en politique. Quand je structure une prise de parole, y compris à l’Assemblée, j’essaie de raconter ou d’amorcer une histoire. J’essaie de faire éclore quelque chose qui vienne du réel.
LVSL : Y’a-t-il un livre qui vous a marqué tout particulièrement ?
Pas qu’un ! J’ai grandi avec François Cavanna, j’ai beaucoup aimé les Raisins de la colère, de Steinbeck. Les classiques, on croit souvent qu’ils sont classiques parce qu’ils sont plats. Pour moi, à l’inverse, un livre devient classique parce qu’il a heurté son époque. La langue y est souvent très vivante, et pourtant quand on le place dans la catégorie des classiques on a tendance à s’en éloigner. Ce qui fait devenir un classique aujourd’hui, ce sont des aventuriers, des gens hors normes qui bousculent le système social. Même le personnage de Manon Lescaut, de l’Abbé Prévost, c’est un livre qui heurte son époque. Je suis un grand lecteur de Balzac, de Dostoïevski… Mais ça fait un peu idiot de citer comme cela des noms, on croirait que je suis Sarkozy et qu’il faut que je démontre absolument que j’ai lu des livres (rires). Je suis un peu obsessionnel, je lis par période : j’ai lu tout Dostoïevski en six ou huit mois. Il y a chez lui une langue particulière et une compassion permanente pour ces personnages qui passent du calme à la folie d’une page à l’autre. Au début de Fakir, quand j’étais seul, les romanciers m’ont tenu compagnie
LVSL : Avez-vous le temps de lire encore aujourd’hui ?
Oui, je m’oblige à lire. Je lis Vernon Subutex en ce moment. J’essaie d’alterner un essai, un roman, un essai, un roman.
LVSL : Comment vivez-vous la présence dans les institutions, cette double-casquette de député-reporter ? Comment maintenir ce lien avec le dehors, avec les luttes ?
C’est très compliqué, parce que le pouvoir enferme – même le petit pouvoir qu’on a. J’imagine très bien comment, lorsqu’on devient ministre, on n’a plus autour de soi qu’un univers de papier. C’est compliqué car, si tu n’es pas à l’Assemblée nationale – et il y a de quoi s’occuper tous les jours – ça ne va pas, mais si tu passes ton temps à l’Assemblée, tu te coupes des gens. Je sais que ce qui me rendrait moins bon, c’est d’avoir moins de temps pour les gens.
Pour moi, l’Assemblée nationale n’est pas une rupture mais la continuité avec ce que je faisais avant. Mon objectif avec Fakir était d’avoir une parole publique la plus large possible. L’Assemblée nationale est un porte-voix pour une parole publique. Intervenir à une tribune officielle donne à la parole une légitimité supérieure à celle du rédacteur du journal Fakir.
Parfois les gens me demandent « est-ce que ce n’est pas décourageant de crier dans le vide à l’Assemblée ? » et je leur réponds que mon désert aujourd’hui est bien plus peuplé qu’auparavant.
“Être un épouvantail à multinationales, ça s’apprend.”
Dans cette nouvelle fonction, ma parole prend du poids, notamment quand je vais rencontrer des gens. La bonne sœur rouge qu’on voit dans Merci Patron, m’a expliqué que des gens à Amiens ont eu des problèmes avec SFR. Elle m’a dit : « j’ai contacté SFR et je leur ai dit que j’allais appeler François Ruffin », et le problème s’est réglé. Être un épouvantail à multinationales, ça s’apprend. Dans beaucoup de petits cas concrets, on peut changer la donne localement par notre présence.
J’ai toujours voulu faire un journal populaire, et mon rôle de député peut renforcer mon lien avec les gens. Pas forcément dans ma disponibilité en termes de temps, mais dans ma capacité à être à leurs côtés dans leurs difficultés. C’est agréable sur le plan du sentiment d’utilité et de la place que je veux occuper. Ensuite, je ne pourrais pas intervenir à l’Assemblée de manière aussi tonitruante si derrière je n’éprouvais pas l’assentiment des gens. La légitimation, c’est le jour de l’élection, mais c’est aussi les autres jours ! Si je me balade sur une raiderie et que les gens viennent me dire que je ne raconte que des conneries, je n’oserais plus intervenir à l’Assemblée de la même manière. C’est pas comme si je vivais en dehors de la société, je représente des gens et il faut que je trouve le chemin pour qu’ils m’accompagnent.
Et donc si à l’inverse je reçois des messages positifs, ça m’encourage, parce que les forces contraires sont nombreuses. Ceux qui nous disent que ce qu’on raconte est débile sont nombreux, qu’il faut mieux s’exprimer, qu’il faut rentrer sa chemise dans son pantalon ! C’est tous les jours qu’on a le droit à des rappels au règlement, que De Rugy n’est pas content après toi et qu’il te met un blâme. Sans parler des médias… Heureusement, on peut sentir que des gens approuvent ce qu’on fait.
LVSL – Il va y avoir un livre sur votre immersion dans l’hôpital psychiatrique d’Amiens. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Pendant la campagne, il y a eu une grève à l’hôpital psychiatrique Philippe Pinel à Amiens, qui est situé en dehors de ma circonscription. J’y suis allé, j’ai rencontré les salariés et les syndicalistes, et je leur ai promis de revenir les voir une fois député. J’y suis donc retourné en octobre, pour 24h. La députation m’a permis d’ouvrir la porte de l’hôpital psychiatrique, j’ai même pu rencontrer le directeur, ce qui aurait été impossible si j’étais resté le rédacteur du petit journal Fakir ! On m’aurait proposé un créneau entre 7h30 et 8h du matin… Quand j’y suis allé en tant que député, non seulement le directeur était là, mais il avait convoqué tout son staff, ça dure 3 heures, c’est une espèce de match de boxe où tu arraches des informations. Et ensuite, tu peux aller rencontrer l’Agence régionale de santé, qui prend deux heures pour discuter avec toi. C’est beaucoup plus compliqué en tant que journaliste. Donc être député offre des capacités de reportage.
Ensuite, je peux interpeller la Ministre de la Santé dans l’hémicycle sur la condition dans les hôpitaux psychiatriques. Agnès Buzyn me répond que c’est du flan, elle essaie de rassurer les députés : « le monde des hôpitaux psychiatriques n’est pas du tout comme le décrit François Ruffin ». Et si je n’avais pas été sur le terrain, si je n’avais pas cette réassurance, je ne pourrais pas reprendre la parole pour dire « Madame la ministre, c’est vous qui racontez des conneries ». Parce que moi j’ai rencontré les patients, les familles, les psychiatres, les infirmiers, et ils sont tous dans la mouise aujourd’hui. C’est donc la Ministre, enfermée dans son monde de papier, qui est sourde à cette douleur-là. Je ne pourrais pas lui rentrer dans le lard si je m’étais contenté de lire vaguement un rapport sur la question.
On a tiré la sonnette d’alarme, on espère que ça pourra faire bouger les lignes. J’apporte une proposition de loi sur le financement de la psychiatrie, je ne me fais pas d’illusion, elle ne passera pas. Mais ce n’est pas le problème, c’est un mode de publicisation : on rend tout cela public, et on peut espérer qu’il y aura une alerte suffisante au Ministère pour que ça change. Cela n’aurait pas été possible avec Fakir.
“Fakir me force à me poser, à réfléchir, parce que l’Assemblée est une machine décérébrante.”
LVSL – Où va Fakir maintenant que vous êtes député ? Quel doit être son rôle ?
Fakir me force à me poser, à réfléchir, parce que l’Assemblée est une machine décérébrante. On passe d’un sujet à l’autre toutes les 5 minutes. Hier, j’ai traité Alstom, Réseau transports électricité, la mission économie des collectivités locales. Tous les jours, je suis sur six ou sept sujets différents. C’est pas comme ça qu’on pense et qu’on réfléchit, c’est extrêmement superficiel. Heureusement que j’ai été élu à 42 ans et que j’ai dix-huit ans de Fakir derrière moi. Mon premier réflexe quand je dois traiter un sujet à l’Assemblée, c’est de regarder ce que j’ai publié dessus dans Fakir. C’est mon lieu d’existence intellectuelle. C’est un socle, j’ai toujours fait autre chose à côté de Fakir, mais je sais que si tout le reste disparaissait, il resterait Fakir.
Maintenant, la question qui se pose c’est : est-ce que les gens vont le lire alors qu’ils peuvent regarder mes vidéos sur Facebook ? C’est compliqué, mais je pense qu’il existe un lien affectif avec nos lecteurs, un sentiment d’appartenance collective. En fin de compte, quand j’écris, c’est comme si je donnais toujours à voir la cuisine, j’explique comment se fait l’enquête, etc. Expliquer cela, c’est aider les gens à grandir avec moi. Montrer les coulisses de mon travail, m’exprimer à la première personne, je pense que cela donne la sensation aux gens de m’accompagner.
Notre gauche part de très bas. Fakir est un outil pour avancer et faire avancer les gens avec nous. On a 15 000 abonnés, 30 000 lecteurs, sur 60 millions de Français ce n’est pas beaucoup, mais dans l’univers militant, c’est déjà pas mal. On a une petite influence. Je pense que j’ai contribué à faire entrer la question du protectionnisme, par exemple, au Parti de Gauche. Replacer la confrontation capital/travail au cœur du discours politique, on y a aussi participé. On a été parmi les veilleuses qui ont entretenu cela, la question de la guerre de classes, quand même le Parti Communiste n’en parlait plus. Comme disait Boris Vian, ce qui compte ce n’est pas la puissance de la bombe, c’est l’endroit où tu la poses. On n’est pas un mouvement de masse qui pénètre dans les foyers français, mais on a su parler de certains sujets au bon endroit.
“C’est très important de montrer la victoire est possible, que notre gauche n’est pas toujours condamnée à perdre.”
LVSL – Votre victoire aux législatives n’aurait pas été possible sans votre capacité à rallier de larges secteurs de la population de la circonscription : des classes moyennes déclassées, des chômeurs, des ouvriers. Quand on regarde le détail, on voit clairement que vous avez empêché le FN de monter. Comment poursuivre cette reconquête, notamment dans cette France périphérique et déclassée ?
Tout d’abord, c’est très important de montrer la victoire est possible, que notre gauche n’est pas toujours condamnée à perdre. La base historique qu’on doit construire, c’est l’alliance des deux cœurs de la gauche : les classes populaires et la classe intermédiaire, les profs et les prolos, comme dirait Emmanuel Todd. Mais on doit aussi résoudre la fracture entre les classes populaires blanches des zones périurbaines et les fils d’immigrés des banlieues. Ce n’est pas quelque chose qui va de soi. Dans ma circonscription, il n’est pas évident de faire prendre conscience aux habitants de Flixecourt et des quartiers Nord qu’ils partagent des intérêts communs.
Pour réaliser la jonction, il ne faut pas les emmener sur le terrain culturel, ou cultuel. Le divorce apparait aussitôt. Il faut déplacer le débat là où leurs intérêts sont convergents, c’est-à-dire sur l’économique et le social.
Foncièrement, je pense que les gens sont moins racistes aujourd’hui que dans les années 1970. On me raconte comment à l’époque, à Amiens, tout le monde se traitait de bougnoules, de bicots, c’était la guerre d’Algérie qui trainait encore. Mais le débat n’était politiquement pas placé sur ce terrain. Il était situé sur le terrain de la lutte des classes, des petits contre les grands, des pauvres contre les riches, des ouvriers contre les patrons. Ça créait une convergence. Aujourd’hui, on a un parti, le Front National, qui s’est spécialisé dans cette question de la fracture culturelle, qui a donné une traduction politique et électorale à quelque chose qui existe dans la société, mais dans une moindre mesure qu’auparavant. Le thème central du FN, c’était l’immigration, l’insécurité, les noirs et les arabes. C’était concomitant à l’effacement du clivage capital/travail.
LVSL – Vous parliez de réunir les deux cœurs historiques de la gauche. Qu’est-ce qu’implique cette rencontre entre la petite-bourgeoisie intellectuelle et les classes populaires ? Comment doit-elle s’opérer ?
Je ne pense pas que ce sera une union formidable. Mais des processus historiques comme la Révolution française sont tout de même marqués par la conjonction de ces deux classes. L’une qui est très puissante et très consciente de sa force, c’est la bourgeoisie qui se veut l’expression des classes populaires à l’Assemblée, bien qu’il s’agisse en réalité des avocats et des propriétaires. Et l’autre, le peuple, qui se mobilise dehors, dans les campagnes et dans les villes.
Toute la beauté de la Révolution, et ce qui en fait le moteur, c’est l’histoire de la jonction entre ces deux classes contre l’aristocratie. Dans son film La prise du pouvoir par Louis XIV, Roberto Rossellini explique la peur du retour de la fronde, à savoir la crainte de la jonction entre l’aristocratie et la bourgeoisie contre le roi. Louis XIV a tout fait pour éviter cela, c’est la raison pour laquelle il a créé Versailles : les aristocrates, au lieu d’être hébergés par les bourgeois parisiens, se retrouvent près du roi et dépendants de lui. Par ce biais-là, le roi a attaché l’aristocratie au royaume, il a cassé le lien possible avec la bourgeoisie. C’est pour cela qu’à la différence de la révolution anglaise, où la bourgeoisie et l’aristocratie s’étaient unies contre le roi, l’aristocratie française est restée proche du roi tandis que la bourgeoisie a du trouver un autre allié : le peuple. C’est ce qui fait l’originalité de la Révolution française, un processus extraordinaire qui dure pendant six ans.
“Sur le plan économique et social, il existe un intérêt commun à se bagarrer contre la nouvelle aristocratie qu’est l’oligarchie. Comme le dirait Chantal Mouffe, ce qui fait le « nous », c’est le « eux » : il faut définir l’adversaire.”
Avec le Front populaire, on assiste aussi à une alliance de classes : les intellectuels antifascistes, les ouvriers pour les 40h et les congés payés. En mai 68, on a vu la jonction s’opérer entre étudiants et ouvriers, même si on ne peut pas parler d’une communion. En 1981, on a eu une conjonction entre les deux groupes sociaux dans les urnes, mais pas dans la rue. Maintenant, il faut la rue et les urnes ! On n’obtiendra rien uniquement par les élections. Je ne pense pas forcément à une rencontre physique, mais il peut y avoir une rencontre autour d’hommes auxquels on se reconnaîtra, et autour d’un programme. Sur le plan économique et social, il existe un intérêt commun à se bagarrer contre la nouvelle aristocratie qu’est l’oligarchie. Comme le dirait Chantal Mouffe, ce qui fait le « nous », c’est le « eux » : il faut définir l’adversaire, cette nouvelle aristocratie. Il faut réussir à conjuguer tout cela et montrer que les multinationales, l’oligarchie politique et aristocratique qui dirige opprime les gens.
LVSL – Récemment, dans un débat avec Olivier Besancenot, vous avez défendu le protectionnisme pour protéger les salariés, et ramener le patron dans l’espace national. Comment faire en sorte que le protectionnisme soit un outil de progrès et non un simple repli sur soi ?
Le protectionnisme est une condition nécessaire mais non suffisante. Ce n’est pas parce qu’on fait du protectionnisme qu’il y a forcément derrière du progrès social. Le protectionnisme est un moyen et non une fin. Mais sans ce moyen, on est interdit de politique, car on vit sous la menace d’un chantage permanent : le départ des capitaux. Jusqu’aux années 1970, les salariés prenaient confiance en eux-mêmes, devenaient forts et gagnaient du terrain. C’est un peu comme si une équipe de football qui perdait tout le temps commençait à engranger des victoires, et à ce moment-là l’équipe d’en face décide de s’en aller pour jouer contre d’autres adversaires. C’est ce qui s’est passé.
“J’en ai marre d’être l’ « anti-Macron »”
Il faut formuler le protectionnisme en relation avec les finalités que l’on poursuit : l’écologie, la justice sociale, le progrès fiscal. Car si le moyen est commun avec le Front national, la politique poursuivie derrière en est aux antipodes !
LVSL – D’une certaine façon, vous incarnez l’indignation et la colère face aux élites et à la mondialisation néolibérale. En d’autres termes, vous incarnez le dégagisme, le moment destituant. Comment conjuguer cela avec un projet alternatif et une rhétorique instituante afin d’aller plus loin ?
Dans mes dernières années à Fakir, c’est une question je me posais de façon récurrente sur chaque dossier : « qu’est-ce que nous on ferait ? ». Quand on élabore des propositions de loi, qu’on fait en sorte qu’elles soient crédibles et audibles par les gens, on est dans l’instituant. Par exemple, le 1er février, le groupe France Insoumise aura sa première niche parlementaire – journée consacrée aux textes présentés par un groupe d’opposition. J’ai tout de suite pensé qu’il était essentiel de bien structurer ce qu’on allait proposer à ce moment-là, pour être crédible et cesser d’être vus exclusivement comme les « anti ». J’en ai marre d’être l’ « anti-Macron », je ne veux pas qu’on me sorte du tiroir seulement quand il faut réagir à une déclaration d’Emmanuel Macron.
Il faut porter la colère des gens et susciter l’espoir. Colère et espoir, c’était le nom d’un mouvement communiste dans les années 2000 d’ailleurs, mais les deux termes sont justes. Piotr Kropotkine disait quelque chose comme « si la colère fait les émeutes, seul l’espoir fait les révolutions ». Il faut viser l’élévation du niveau de conscience collective. On part de très bas, les prochaines générations partiront de plus haut, auront quelques barreaux d’avance en matière d’idéologie. Aujourd’hui, on perd dans les grandes largeurs à chaque vote au Parlement. La guerre des classes a bien lieu mais elle se fait en notre défaveur : on voudrait un code du travail qui protège davantage les salariés et c’est tout l’inverse qui se profile. Tous les jours on perd, mais au moins nos questions sont posées dans le débat public, c’est déjà une avancée. Je repense à un propos de Victor Serge, qui parlait de Trotski : de génération en génération, la conscience collective des Russes n’a cessé de s’élever et si Trotski était au-dessus du lot, c’est qu’il était déjà porté par cette montée générale du niveau.
Aujourd’hui, on doit participer à la montée du niveau des eaux. J’essaie d’y prendre part. Est-on apte à prendre le pouvoir et à en faire quelque chose aujourd’hui ? Moi je pense qu’il faut se préparer. A l’Assemblée, techniquement on est moins bons que nos adversaires car ils sont habitués à jongler avec les signes. Les 17 députés, on se forme, on s’élève un peu, on comprend comment se fait un budget. On n’a pas l’élite à même d’occuper les ministères. C’est une inquiétude, si jamais demain on devait avoir le pouvoir, on a un défi colossal. Emmanuel Macron, lui, a une élite à son service et mène une politique voulue par les dominants, donc il ne rencontre pas d’obstacles majeurs. Nous, si nous arrivons au pouvoir, nous devrions avoir une élite formée et dans un moment de lutte intense où on devrait se bagarrer contre le Sénat, contre le Conseil constitutionnel, contre les médias, contre Bruxelles. Nous n’aurions pas une masse de gens suffisamment consciente des outils à leur disposition, et donc il va falloir aller les trouver.
“On ne peut pas dire journalopes et merdias en permanence, comme une espèce de réflexe.”
Là, on a des années devant nous pour faire monter ce niveau d’exigence. Cela commence par moi-même. Je pense être un bon contre-pouvoir, mais jusqu’ici le moment instituant ce n’est pas franchement mon truc. Maintenant, je me mets à faire des propositions de loi, j’ai des collaborateurs qui lisent le code de la santé, qui rencontrent les administrateurs, etc. De mon côté, je rencontre les médecins, les patients, les familles de patients, ou l’ARS pour déterminer ce qu’il faudrait faire. C’est pourquoi la niche du 1er février est importante : même si nos propositions ne passeront pas, on peut démontrer qu’on est capable d’en porter. On espère aussi que cela formera des gens autour de nous. J’ai fait sur ma page Facebook une défense de Nicolas Demorrand : on ne pourra pas gagner avec des gens qui sont juste haineux et atrabilaires. Je comprends qu’à force de perdre en permanence, lorsqu’on est démuni de toute arme et qu’on a la tête sous l’eau, on peut avoir de la rancœur. Mais on doit être plus digne. On ne peut pas dire journalopes et merdias en permanence, comme une espèce de réflexe. Quand je vais voir quelqu’un de la FNSEA je prends plein de critiques, mais j’essaie d’expliquer aux gens qu’on ne transformera pas, encore une fois, l’agriculture française sans discuter avec la FNSEA.
On peut prendre l’exemple de la crise du poulet Doux, ces dernières années. Là où on voit notre médiocrité, c’est qu’on a été incapables de dire « voilà ce qu’il faut faire ». Et quand on appelle tous les nôtres, en Bretagne, personne n’est capable de te mettre en liaison avec un aviculteur. On ne peut pas changer l’aviculture sans avoir discuté avec les aviculteurs. Ce qui m’inquiète, c’est qu’on considère parfois détenir une vérité condensée dans un programme, qu’il suffirait de dérouler l’ensemble. Non, il faut aller voir les producteurs, comprendre l’agriculture sur le terrain. On doit apporter ce volet enquête, car on n’a pas la science infuse, il faut s’informer sur les conditions de vie des gens, déterminer l’élément à partir duquel ils vont penser qu’on peut changer les choses. C’est aussi ce que je retiens de Chantal Mouffe : faire de l’enquête, partir des gens, casser le sectarisme. A l’Assemblée nationale, je prends plaisir à faire des choses avec des gens du Modem sur l’agriculture, ou avec un député LR-constructif sur le football.
“Croire qu’il ne faut pas bâtir une alliance, c’est estimer qu’on est le plus faible et qu’on croit qu’on ne pourra pas tirer avantage de cette alliance. […] Dire qu’il ne doit pas y avoir des alliances avec les socialistes et les communistes… moi je ne veux pas l’exclure pour l’avenir.”
Avec ces initiatives, c’est aux militants que je m’adresse, en leur disant que si on veut gagner et construire demain, il va falloir faire des alliances. Sur l’hôpital psychiatrique, j’ai repris le post de Barbara Pompili sur ma page Facebook pour dire qu’elle raconte la même chose que moi et qu’on allait pouvoir faire des actions communes. En commentaires les gens réagissaient en la traitant d’opportuniste, de vendue ou de pourrie. Opportuniste on ne peut pas le nier, compte tenu de son parcours politique. Mais ce n’est pas grave, on cherche les alliances qu’on peut, pour avancer. Croire qu’il ne faut pas bâtir une alliance, c’est estimer qu’on est le plus faible et qu’on croit qu’on ne pourra pas tirer avantage de cette alliance. Ce sont des questions qui doivent se poser : le Front populaire, c’était une alliance électorale. Les discours du type « la France Insoumise va incarner la gauche et prendre le pouvoir toute seul », je n’y crois pas. La question doit se poser dans une situation historique donnée. On ne peut pas tirer de conclusion pour l’éternité. Le Front populaire se déclenche car à l’intérieur de la coalition les radicaux de gauche sont déclinants, la SFIO devient le premier parti et le PCF monte. Ce n’est pas la même alliance que si les radicaux de gauche avaient été au gouvernement. Dire qu’il ne doit pas y avoir des alliances avec les socialistes et les communistes… moi je ne veux pas l’exclure pour l’avenir.
LVSL – En parlant de rhétorique instituante, de production d’un ordre alternatif et de nouvelles institutions, Nuit Debout, auquel vous avez abondamment participé, était marqué par sa volonté d’horizontalité pure. Un an et demi plus tard, quelle analyse faites-vous de l’échec du mouvement ? Les mouvements des places ont-ils un avenir ?
Je n’ai pas abondamment participé, j’ai été là au lancement de Nuit Debout surtout, mais le mouvement a vécu. Compte tenu de la sociologie parisienne, il devait sûrement être ce qu’il a été. Je ne crois pas à l’horizontalité, je préfère une verticalité qui s’assume et qui ne cherche pas à se cacher derrière l’horizontalité. J’ai un côté très pragmatique qui fait que je ne théorise pas les choses avant de les avoir faites. Le dogme de l’horizontalité avec des dizaines et des dizaines de commissions et de sous-commissions, ce n’est pas mon truc. J’étais allé à Flixecourt pour demander aux gens ce qu’ils pensaient de Nuit Debout, et ils ne savaient pas ce que c’était. On avait ensuite montré la vidéo sur la place de la République, et ça avait été mal pris, parce que les gens de Nuit Debout se voyaient un peu comme le centre du monde. Flixecourt n’était pas au diapason.
LVSL – Il y a une autre question qui est épineuse : l’Europe. Comment se dessine la question européenne à l’avenir ? Est-ce que le Plan A/Plan B de l’Avenir en commun est une manière de réconcilier les deux classes dont nous parlions tout à l’heure ?
La manière dont la stratégie Plan A/Plan B est formulée me semble tout à fait pertinente. En 2005, le non a fait 55%. Si on refaisait le référendum aujourd’hui, on pourrait être à 65%. Je pense que des pans entiers des classes moyennes peuvent basculer sur cette question européenne. Non pas si on adopte une présentation frontale du type « Il faut sortir de l’Union européenne », je n’y crois pas. En revanche, sur l’idée d’un rapport de force construit avec l’Union européenne, la sortie de certains traités, la remise en cause de la libre circulation des capitaux et des marchandises, on peut avoir la masse critique avec nous. Ce n’est pas le cas si on dit « sortie de l’Union européenne », car c’est le saut dans l’inconnu. La métaphore de Chevènement n’est pas bête : « je ne voulais pas monter dans l’avion, mais maintenant qu’il a décollé, je ne vais pas vous demander de sauter sans parachute ». On a intérêt à construire le parachute.
Ceci dit, je ne pense pas que ce soit le seul point de tension entre classes moyennes et classes populaires. Les classes populaires se remettent à exister dans l’espace politique, elles n’en sont plus les grandes oubliées. Des symboles interdits des classes populaires – le camping, la pétanque, le football – sont remis en valeur : on joue à la pétanque le long du canal Saint Martin, tout le monde peut aller au camping. Bref, je suis assez optimiste sur la « réconciliation » des classes populaires et d’une partie des classes moyennes. C’est la fin du Grand bond en arrière de Serge Halimi. La mondialisation fonctionne un peu comme le combat des Horaces et des Curiaces décrit par Tite-Live : si elle avait attaqué en même temps les ouvriers, les fonctionnaires, les jeunes, cela aurait créé un front de résistance à cette mondialisation. Mais elle a pu s’imposer car elle a attaqué les ouvriers dans un premier temps, les jeunes dans un second temps, les fonctionnaires ensuite… ce sont des vagues d’attaques successives. On a des vaincus de la mondialisation qui s’accumulent. La solidarité n’est pas immédiate entre toutes ces classes, il faut en montrer le chemin, trouver ce qu’il y a de commun.
Sur le plan social il y a toujours des hauts et des bas, même si la mondialisation nous plonge dans un long cycle déclinant. Sur le terrain écologique, en revanche, on n’est pas sur un processus cyclique : ce qui est détruit ne pourra pas être reconstruit. On est dans un processus de destruction, et c’est une inquiétude majeure. Dans notre réflexion sur la jonction des classes populaires et des classes intermédiaires, il faut à mon avis intégrer la question écologique. Il suffit de lire Quand les riches détruisent la planète de Hervé Kempf. J’ai rencontré Jean-Luc Mélenchon pour la première fois juste avant la fondation du Parti de Gauche. Il m’a demandé ce qu’il devait lire : je lui ai conseillé l’Illusion économique et d’Emmanuel Todd, et ce livre de Kempf.
C’est la raison pour laquelle je suis en adéquation avec la France Insoumise, car le gros du programme additionne ces deux ouvrages : le protectionnisme de Todd, le souci environnemental lié à la question sociale chez Kempf. Le slogan de Hervé Kempf, c’est consommer moins pour répartir mieux. C’est une façon d’allier le vert et le rouge. Il repart de la théorie de Thorstein Veblen sur la rivalité ostentatoire : les riches détruisent la planète parce qu’ils surconsomment mais aussi parce qu’ils tirent toute l’échelle de la consommation vers le haut. Il y a un phénomène d’attraction : tu as le yacht de Bernard Arnault, tel patron qui a un yacht de 20 mètres de long, puis tel médecin qui va avoir son voilier à La Baule, et le retraité qui va vouloir faire sa croisière Costa, et en dessous un prolo de Picardie qui va s’acheter un scooter des mers pour le conduire sur la Somme. Ce que nous dit Kempf, c’est qu’il faut aplatir la pyramide : il faut commencer par le haut, pour éviter d’être tirés toujours vers plus de consommation. C’est d’abord l’oligarchie qu’on doit limiter.
“Maintenant, moi, je préfère toujours quand on associe le drapeau rouge et le drapeau tricolore, quand on chante la Marseillaise et l’Internationale.”
LVSL – Quel est le rôle du patriotisme dans cette convergence ? On pense au retour des drapeaux tricolores lors de la campagne de Jean-Luc Mélenchon…
Il y a une phrase que j’aime bien, de Lao-Tseu : connaître sa honte et soutenir sa gloire. Intimement, il y a des souvenirs dont on a honte. Si on les rumine, on sombre dans la dépression, et on ne fait rien de bon à partir de cela. Soutenir sa gloire, c’est s’appuyer sur les pages qu’on estime les plus valorisantes de soi, et tout faire pour être à la hauteur de ces pages. Et je pense que ce qui est vrai sur le plan individuel l’est aussi sur le plan collectif. Si on ressasse toujours les pages noires de notre histoire, qu’il ne faut évidemment pas nier, on ne peut pas s’en sortir. Il s’agit de bousculer l’ordre du monde. Si on n’est pas fier de ce que l’on est, comment va-t-on y parvenir ? Maintenant, moi, je préfère toujours quand on associe le drapeau rouge et le drapeau tricolore, quand on chante la Marseillaise et l’Internationale.
« J’ai mis en eux [les hommes] d’aveugles espérances ! » [1] scande Prométhée, enchaîné à son rocher. Chaque nuit, un aigle vient dévorer son foie qui se reconstitue le jour. C’est un supplice infini et douloureux pour le Titan. Supplicié par Zeus pour avoir volé l’Olympe et donné le Feu aux hommes, les « Éphémères », il est enchaîné par Hephaïstos, le dieu forgeron. Défiant Zeus, le dieu des dieux, et ayant refusé la tyrannie et l’oppression, il s’époumone : « Ennemi de Zeus… pour avoir trop aimé les hommes » [2]. Prométhée, le porte-feu, est probablement le premier Révolté de la Littérature occidentale. Portrait de cette figure centrale de la révolte.
Un Titan philanthrope
En grec, Prométhée signifie “celui qui comprend avant“, en opposition avec son frère, Épiméthée, “ celui qui comprend trop tard“. Clairvoyant, Prométhée, lors de l’épisode de la Titanomachie (Cronos, soutenu par les Titans, contre Zeus), s’allie avec ce dernier devinant sa victoire. S’ensuit une période apaisée, mais les dieux s’ennuient vite. Zeus charge Hephaïstos de créer, avec du feu, de la terre et de l’eau, les êtres vivants et les hommes — qui seront à l’image des dieux. Ce sera à Épiméthée et à Prométhée de leur distribuer les qualités. Épiméthée convainc son frère de le laisser exécuter ce travail seul. Les taureaux reçoivent des cornes, les chevaux la vitesse, etc… mais, dans son empressement, Épiméthée distribue toutes les qualités et en oublie les hommes. Ils sont nus, vulnérables : sans corne ni griffe, ni rapides ni forts. Prométhée va donc demander à Zeus qu’on leur donne le feu pour cuire la viande et se chauffer. De sa foudre, il frappe la cime des arbres, les hommes n’ont plus qu’à grimper. C’est l’âge d’or.
La différence entre les dieux et les hommes, c’est l’immortalité. Ces derniers sont simplement emportés par Hypnos qui, dans leur sommeil, les emmène dans un lieu secret, vide : les Champs-Élysées. Mis à part cette “éphémérité“ pour reprendre le qualificatif de Hésiode, les hommes et les dieux sont sur un pied d’égalité et Zeus n’en veut plus. Ainsi, il fonde l’Olympe pour s’élever au-dessus d’eux. Avant ceci, les dieux et les hommes partageaient des banquets ensemble. Mais un dernier banquet a lieu. Zeus charge Prométhée de concevoir deux parts de viande d’un bœuf immolé. L’une sera pour les dieux, l’autre pour les hommes. Malin, Prométhée emballe dans un lot toutes les bonnes parts du bœuf mais entourées d’une panse dégoutante; dans l’autre des « os blancs, artifice perfide, bien en ordre, couvrant le tout de graisses brillantes » [3]. Évidemment, Zeus choisit le beau paquet mais se rend compte qu’il n’y a, à l’intérieur, que des os.
Prométhée, sculpté par Sebastien Adam, Musée du Louvre
Courroucé, le Cronide (autre nom de Zeus, fils de Cronos) décide que les hommes devront donc manger pour survivre puisqu’ils ont reçu la part protéinée du bœuf. Les hommes, alors éphémères, deviennent mortels. Les dieux, quant à eux, n’ont pas besoin de manger pour survivre, ils sont immortels. De plus, Zeus, dans sa colère, cache le blé et le Feu. Les hommes devront donc cacher la semence du blé dans la terre, pour qu’elle demeure invisible à Zeus.
Mais Prométhée, déjà indigné par l’édification de l’Olympe, se révolte. Aidé par Athéna, éprise de sympathie pour les hommes, il s’introduit dans l’Olympe et vole le Feu qu’il cache dans une tige de fenouil. Or, le fenouil a la particularité d’avoir un tissu sec qui brûle continuellement à l’intérieur. Les hommes vont donc avoir des semences de feu. Ils vont donc bénéficier d’un feu qui, comme le blé, a besoin de cette semence. Ce feu est comme les hommes, mortel, et ils doivent donc veiller à ce qu’il ne s’éteigne pas. Les hommes rallument les fourneaux de leur cuisine et deviennent civilisés. Le feu est devenu prométhéen, il est devenu une technique.
« Mais le fils vaillant de Japet [Prométhée] sut tromper sa puissance
Et déroba l’immense éclat de la flamme inlassable
Dans la férule creuse : il sentit dans son cœur la morsure,
Zeus qui tonna très haut! La bile monta dans son âme,
Lorsqu’il vit au loin chez les hommes, la flamme brillante! » [4]
Zeus le découvrant, il punit Prométhée au châtiment que l’on connaît. Il est enchaîné à une montagne par le dieu boiteux où un aigle vient lui dévorer, la nuit, le foie qui se régénère le jour.
Le Révolté antique et romantique
Prométhée est une petite voix de la contestation. Il pense que l’ordre hiérarchique implique toujours, pour ceux qui sont en bas, une situation douloureuse et vécue comme une injustice. Lorsqu’il se rend chez Athéna, pour la convaincre de l’aider à pénétrer dans l’Olympe, il plaide la faute des hommes qu’ils n’ont pas commise. C’est cette iniquité qui motive la première révolte prométhéenne.
« Nul n’est libre, si ce n’est Zeus ! » [5]
Eschyle est un dramaturge grec ayant vécu au Vème siècle avant J.-C. Il est le doyen des trois plus grands tragiques grecs, avec Sophocle et Euripide
Prométhée a déjà le cœur plein de haine lors de cette première séparation d’entre les dieux et les hommes. Ainsi, on comprend le vol du Feu comme une révolte contre l’ordre établi arbitrairement. Châtié par Zeus, cette oppression par la souffrance, caractérise l’autoritarisme olympien.
Bien que vénérant Zeus et ne critiquant que rarement ses décisions, les Grecs et leurs aèdes — les poètes-chanteurs de la Grèce antique —, dans leur chants et leurs drames, émettent pourtant des critiques, probablement inconscientes. Ainsi d’Eschyle qui caractérise, sans n’y voir de sens péjoratif, le règne de Zeus comme une tyrannie. Plus loin, écrit-il, Zeus « a soumis toute justice à sa volonté ».
Dans le poème de Gœthe, écrit en 1774, son Prométhée va encore plus loin que celui d’Eschyle puisqu’il abjure les dieux. C’est un Prométhée blasphémateur. Il faut bien sûr replacer le poème dans le contexte du « Sturm und Drang » gœthéen, plus jeune qu’Eschyle de vingt-trois siècles, expliquant cette maturité.
« Je ne connais rien de plus misérable
Sous le soleil que vous autres, les Dieux !
[…]
Et vous crèveriez, s’il n’y avait la foule
Des enfants et des mendiants ! » [6]
Le Révolté métaphysique
Un peu moins de 70 ans plus tard, toujours en Allemagne, un jeune étudiant présente une thèse sur Démocrite et Épicure. Il s’agit de Karl Marx, étudiant en philosophie à Berlin. Son argument personnifie la philosophie en un personnage mythologique, il s’agit évidemment de Prométhée. Bien que le propos de la thèse ne nous intéresse pas directement, Marx pose la philosophie épicurienne comme athée et la qualifie donc de « prométhéenne ». Il faut savoir que Marx fait partie des jeunes hégéliens, qui se réclament des travaux de Hegel, avec Bruno Bauer notamment.
« de même que Prométhée, ayant dérobé le feu du ciel, se met à bâtir des maisons et à s’installer sur la terre, la philosophie, qui s’est élargie aux dimensions du monde, se tourne vers le monde des phénomènes. »[7]
Les jeunes hégéliens font de Prométhée leur héraut et héros. C’est Prométhée qui, en volant le Feu aux dieux, a donné la culture et la dignité aux hommes. C’est Prométhée qui leur a permis de s’émanciper et leur a donné cette « volonté transformatrice du monde ».
En fait, à travers cette thèse, Karl Marx donne véritablement un but, une foi, presque une nouvelle religion à la philosophie. Ce sera un but prométhéen, illustré, dans son appendice, par la citation suivante tirée d’Eschyle : « En un mot, j’ai de la haine pour tous les dieux ! » (Prométhée enchaîné, Eschyle). En ceci, le théoricien du communisme divinise la ‘conscience de soi humaine’ ; elle balance les dieux précédents pour les remplacer. C’est l’humanité enfin libérée de ses chaînes ! Pour Karl Marx, le nouveau dieu, c’est l’Homme. Fasciné par cette figure mythologique, Karl Marx de conclure son appendice :
« Dans le calendrier philosophique, Prométhée occupe le premier rang parmi les saints et les martyrs ». [8]
Plutôt critique de Hegel et de Karl Marx, bien qu’il les admire, Albert Camus, dans son Homme révolté, prend l’exemple de Prométhée pour définir la révolte métaphysique. Selon lui, l’indifférence de la mort et la haine de la souffrance sont des propriétés d’un révolté. Et c’est bien ce que l’on retrouve dans le Prométhée d’Eschyle. Pis, Prométhée a su « délivr[er] les hommes de l’obsession de la mort » [9], continue Camus.
Camus relève justement que Prométhée ne s’insurge que contre Zeus ; non pas contre la Création toute entière. Pour les Grecs, précise Camus, s’insurger contre la Création, donc contre la Nature, c’est s’insurger contre soi-même à laquelle le suicide apporte une réponse, mais non suffisante.
Et si Prométhée récuse tellement le jugement de Zeus, ce n’est pas tant car il le considère injuste, mais il récuse le droit de punir dans sa globalité. « Dans son premier mouvement, la révolte refuse donc au châtiment sa légitimité » [10]. Clamant sa haine des dieux et son amour pour les hommes, Prométhée n’est pas que révolte, il est aussi amour. Le “non“ à la haine, implique, dans cette dialectique camusienne, le “oui“ à l’amour.
Vieille de presque trois mille ans, cette mythologie grecque ne cessera de nous surprendre. Plus particulièrement le mythe de Prométhée, le porte-feu, annonce ce que Camus appelle la « révolte métaphysique » : le refus de dieu pour poser la condition humaine. Bien plus tard, Sade, puis Rimbaud et enfin Albert Camus lui-même, continueront ce projet prométhéen de la révolte qui n’est, justement, encore, qu’à l’état de projet.
Jupiter punissant les vices, Paolo Veronèse, Musée du Louvre
Pour aller plus loin, l’excellent Jean-Pierre Vernant raconte le mythe de Prométhée :
Le travail de mémoire est à la mode en littérature. La tendance est doublement consacrée par l’institut Nobel qui a distingué, en 2014, l’écrivain français Modiano et, en 2015, un auteur biélorusse russophone, Svetlana Alexievitch. Le choix de Bob Dylan l’année suivante montre également que l’institut académique, prétendument cool, met en valeur les formes d’ écriture à la limite de la littérature traditionnelle. En reconnaissant les ouvrages tels que La Fin de l’homme rouge et La Guerre n’a pas un visage de femme, signés Alexievitch, on entérine l’écriture journalistique comme un genre intrinsèquement littéraire. Une consécration qui fait débat.
Qu’est ce que l’oeuvre d’Alexievitch ? Il s’agit d’un monologue de homo soveticus, fractionné dans une multitude de témoignages : il y apparaît tantôt farouchement communiste, tantôt libéral ; on apprend qu’il a vu naître l’URSS et qu’il avait vingt ans à la perestroïka ; qu’il a vécu dans les appartements chics à Moscou et dans les vastitudes sibériennes. Alexievitch l’a suivi partout. Son ambition est de recueillir les dernières paroles de l’empire mourant. Elle a retranscrit ces témoignages tels quels, en ne laissant que peu d’annotations personnelles. A la lecture, nous plongeons dans l’immensité du souvenir collectif. Projet fascinant ? Certes. Mais cette expérience est teintée d’une légère impression du déjà-lu.
Pourtant, il faut reconnaître l’originalité stylistique de son œuvre. Chez Alexievietch, le refus de romaniser le vécu de ses personnages est un choix littéraire : « Les souvenirs, me dit-on, ce n’est ni de la littérature, ni de l’Histoire. Les briques ne font pas encore un temple ! Mais je suis d’un tout autre avis. C’est dans la chaleureuse voix humaine, dans le reflet resurgissant du passé que se cache la félicité originelle et le tragique inéluctable de la vie », écrit-elle dans La Guerre n’a pas un visage de femme. On pourrait croire qu’à travers ces récits, le régime soviétique s’écrit, en quelque sorte, de lui-même. Alexievitch ne ferait que mettre le dictaphone sur « on » et « off ». Mais ce style documentaire n’est pas neutre : entre les lignes de La Fin de l’homme rouge, son essai phare, se lit en filigrane une oraison funèbre à l’idéalisme. Le titre original, L’Epoque du second-hand (traduit par Le Temps du désenchantement), évoque par son anglicisme grinçant l’angoisse devant le mode de vie libéral, « à l’européenne » : soit un cliché de la littérature russe. Mais le problème est ailleurs.
Précieux pour les amateurs de l’Histoire et de la culture soviétique, le travail d’Alexievitch est peu convaincant dans la perspective littéraire. Le parti-pris stylistique de la retranscription neutre oppose l’auteur aux écrivains qui déploient la force de l’écriture et de la fiction pour traiter la mémoire. Outre Soljenitsyne, les deux grandes figures de ce genre sont le romancier Vassili Grossman et Varlam Chalamov, un écrivain anti-humaniste et survivant des camps dont Les Récits de Kolyma, proprement insoutenables pour le lecteur, font écho aux récits de guerre dans La Guerre n’a pas un visage de femme et Les Cercueils de zinc. Mais chez Chalamov, l’éclat de l’écriture décuple l’atrocité des souvenirs, puisque (à la différence d’Alexievitch) il retranscrit le vécu dans les images littéraires puissantes : ainsi, une boîte de lait concentré, objet de quotidien, se charge pour nous de sens franchement inédits après la description de ce repas au GOULAG, où le narrateur mastique deux boites de ce lait, encerclé par ses camarades squelettiques qui le regardent manger. L’effet est certes calculé, mais bien plus prégnant que ce sentiment de lassitude vague, que l’on éprouve en fermant La Fin de l’homme rouge.
La comparaison stylistique de ces deux auteurs permet d’élucider une relative inefficacité littéraire du vécu brut, choisi par Alexievietch. La fin de l’homme rouge est un livre long et d’une structure peu étoffée : nombreuses et juxtaposées, les confessions pathétiques s’accumulent et se brouillent dans notre mémoire ; contrairement à l’effet escompté, la lecture en devient lassante. Bien que réelle, la souffrance de ses personnages ennuie. Alexievietch opte volontiers pour des témoignages choquants ; mais pour le lecteur, son œuvre n’est pas vraiment un choc.
A chaque publication d’un roman de Michel Houellebecq, le débat est vif entre les journalistes, mais aussi entre les militants politiques de tous bords et entre de nombreux citoyens. Une chose est sûre, son oeuvre ne laisse personne indifférent et les critiques à son encontre sont nombreuses, jusque sur LVSL. Mais au lieu de réduire Michel Houellebecq au statut dépassé d’écrivain engagé, ne faudrait-il pas s’appuyer sur ses écrits pour penser la société libérale ?
La légende de l’écrivain engagé
A droite comme à gauche, de nombreux commentateurs cherchent dans l’œuvre de Michel Houellebecq les marques d’une pensée politique. Il est vrai que de Soumission à Extension du domaine de la lutte, Houellebecq décrit avec acidité la société libérale occidentale. L’affirmation selon laquelle il serait un auteur engagé a pris de l’ampleur à la faveur de la parution de son dernier roman, Soumission, paru le jour des attentats islamistes qui ont décimé la rédaction de Charlie Hebdo. Le roman décrivant la lente ascension d’un parti islamiste qui finit par gagner les élections en France entrait douloureusement en résonance avec l’actualité, si bien que certains ont voulu faire de Houellebecq un « visionnaire », tant pour servir l’absurde théorie du Grand Remplacement que pour fustiger la montée d’un sentiment anti-musulmans en France.
En réalité, cette volonté de faire de Houellebecq un écrivain engagé remonte au début de son succès littéraire, notamment suite à la publication de Plateforme en 2001. Comportant des réflexions critiques envers l’islam, on avait cherché à démontrer que Houellebecq prenait parti à travers ses romans. C’est que le milieu littéraire français a du mal à s’imaginer qu’un grand écrivain, qui rencontre un succès critique et commercial, n’ait pas de volonté d’agir sur la société de son temps. De Zola à Camus, la tradition de l’intellectuel engagé était trop forte pour que l’on n’essaye pas d’y faire entrer Houellebecq contre son gré.
Or, comme souvent, un simple retour à l’œuvre de l’écrivain suffit à se rendre compte que son projet littéraire n’est pas de se positionner par rapport à l’ordre du monde : il s’agit surtout de le décrire, à la manière d’une autopsie. Houellebecq et ses personnages regardent la politique de manière lointaine, comme un amusement. Le personnage principal de Soumission est à ce titre extrêmement révélateur : il regarde les débats de la présidentielle comme il regarderait une émission de téléréalité, pour le spectacle, en mangeant des plats surgelés. Ce même héros affirme d’ailleurs être « aussi politisé qu’une serviette de toilette » : dans une société occidentale où le mal-être est le lot commun, la politique n’apparaît que comme une forme de divertissement particulièrement grotesque voire incompréhensible. C’est ce qui fait dire au narrateur d’Extension du domaine de la lutte : « Ainsi peut-on, à la rigueur, imaginer un dépressif amoureux, tandis qu’un dépressif patriote paraît franchement inconcevable. » La fiction de l’écrivain engagé, militant, ne résiste pas à la lecture de son œuvre.
L’impossible retour au religieux
Mais les écrits de Michel Houellebecq n’en restent pas moins utiles pour penser la société contemporaine, notamment en ce qui concerne la place du religieux au sein de celle-ci. On observe à ce titre une évolution intéressante au fil de sa carrière. A la parution d’Extension du domaine de la lutte, son premier roman, en 1994, le narrateur rejette la religion : il voit parfois un ami, prêtre dans une paroisse difficile, qui cherche à le persuader que la dépression qui le frappe, et qui frappe en réalité l’intégralité de la société, est liée au fait que le monde occidental a rejeté l’idée d’une transcendance divine au profit de la main invisible du marché.
A l’autre extrémité de son œuvre, on trouve Soumission, dont le seul titre montre que c’est un roman imprégné d’une réflexion sur la religion. Spectateur désabusé et quelque peu craintif face à la montée en puissance d’un parti islamiste modéré, le narrateur prend d’abord peur lorsque ceux-ci arrivent au pouvoir. Mais dans les dernières pages du livre, il se convertit à l’islam et ses problèmes personnels semblent disparaître, dans un contexte où chaque aspect de sa vie est désormais marqué par des rites religieux qui le dépassent. L’ouvrage laisse une impression contrastée : si le narrateur semble promouvoir l’islam comme moyen de retour à une société épargnée par les ravages du libéralisme, tout le reste de l’ouvrage semble empreint d’une sourde hostilité envers cette religion, quoique le narrateur en vante régulièrement les mérites, notamment en terme de contrôle des femmes.
En réalité, Houellebecq n’a fait que fantasmer cette histoire, il n’a jamais voulu jouer au lanceur d’alerte voulant prévenir la France d’une prétendue montée en puissance de l’islam politique : il le dit lui-même, Soumission est une fable. C’est d’ailleurs l’avis d’Agathe Novak-Lechevalier, Maître de Conférences à Paris-X et spécialiste de l’oeuvre de Michel Houellebecq, qu’elle développe notamment dans la dernière livraison des Cahiers de l’Herne consacrée à l’écrivain.
« Nous voulons quelque chose comme une fidélité, / Comme un enlacement de douces dépendances, / Quelque chose qui dépasse et contienne l’existence ; / Nous ne pouvons plus vivre loin de l’éternité.»
Or c’est bien sous le prisme de la fiction, de l’irréel, qu’il faut aborder le religieux chez Houellebecq : l’intégralité de son œuvre peut être lue comme une quête de sens sans cesse inaccessible. Et la recherche de ce sens passe, en partie, par la recherche de Dieu. Mais dans le même temps, Houellebecq comme ses personnages sont conscients que cette quête est vaine, et qu’un retour au religieux est impossible. Il le dit d’ailleurs dans l’un de ses poèmes : « Nous voulons retourner dans l’ancienne demeure / Où nos pères ont vécu sous l’aile d’un archange, / Nous voulons retrouver cette morale étrange / Qui sanctifiait la vie jusqu’à la dernière heure. / Nous voulons quelque chose comme une fidélité, / Comme un enlacement de douces dépendances, / Quelque chose qui dépasse et contienne l’existence ; / Nous ne pouvons plus vivre loin de l’éternité.»
Un moyen de penser la société libérale
Le grand thème de l’œuvre de Michel Houellebecq, c’est la société libérale. La critique de ce système est explicite dans son premier roman, où de longs passages tiennent plus de l’essai que du romanesque. Certains ont d’ailleurs voulu voir en Houellebecq l’un des principaux penseurs antilibéraux de notre temps, comme son ami économiste Bernard Maris qui a publié, en 2014, un Houellebecq économiste où, en s’appuyant sur son œuvre, il réactualisait la pensée de grands économistes.
Mais le principal intérêt de l’analyse Houellebecq est qu’elle fait du libéralisme un fait social total, au sens où ce système mobilise l’intégralité de la société, et pas seulement la sphère économique ou l’Etat. Le postulat du narrateur d’Extension du domaine de la lutte permet de lire toute l’œuvre de Michel Houellebecq au prisme de cette critique du libéralisme : « Tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue. Certains font l’amour tous les jours; d’autres cinq ou six fois dans leur vie, ou jamais. Certains font l’amour avec des dizaines de femmes ; d’autres avec aucune. C’est ce qu’on appelle la « loi du marché ». » Dans notre société, la sexualité et, plus largement, les rapports sociaux codifiés par une culture de masse américanisée, sont devenus un système de différenciation sociale aussi puissant que la différenciation par l’argent.
Certes, Houellebecq n’a rien inventé à ce sujet. La société qu’il décrit a notamment été théorisée par le philosophe marxiste Michel Clouscard qui, pour décrire l’occident post-mai 68, parlait de « libéralisme-libertaire ». Dans cette optique, libéralisme économique et libéralisme social vont de pair, le second servant à mieux faire accepter le premier. Au fur et à mesure que l’on fait progresser le marché sur le plan économique, on l’introduit également dans la sphère sociale, sous la bannière d’un prétendu progrès social vidé de sa substance. Dans les faits, il s’agit d’étendre la compétition qui a lieu dans la sphère économique à la sphère des rapports sociaux. De ce point de vue, on peut considérer que les sites de rencontres qui fleurissent aujourd’hui se posent en intermédiaires pour gérer l’offre et la demande de rapports humains, afin de connecter des personnes trop occupées par leur travail ou trop découragées pour faire de vraies rencontres.
Nous l’avons dit, Houellebecq n’est ni un écrivain engagé, ni un révolutionnaire. Dès lors, son œuvre n’a pas pour but de donner des moyens à ses lecteurs de contrer la société libérale, précisément parce que Houellebecq estime que cette société du mouvement perpétuel, où l’on oublie de penser, est impossible à renverser. Néanmoins, si l’on veut changer le monde, il faut commencer par le comprendre : en ce sens, les écrits de Michel Houellebecq sont une source précieuse. Au-delà des chiffres monstrueux que produit le système libéral (taux de chômage, de pauvreté, de suicide), Houellebecq met un visage et des sentiments sur une réalité si mouvante qu’elle est parfois difficile à appréhender au quotidien. A travers des personnages souvent touchants, parfois violents, constamment en lutte contre eux-mêmes et contre les autres, il insuffle une dose de réalité et d’humanité dans la critique du libéralisme.
Pour aller plus loin :
HOUELLEBECQ M., NOVAK-LECHEVALIER A., Cahier Houellebecq, Editions de l’Herne, 2017, Paris
MARIS B., Houellebecq économiste, Flammarion, 2014, Paris
MONVILLE A., Le néocapitalisme selon Michel Clouscard, Editions Delga, 2016, Paris
Entretien avec Emmanuel Maurel, eurodéputé PS, animateur du courant Maintenant La Gauche au sein du PS et soutien d’Arnaud Montebourg pour les primaires du PS. Au programme : littérature, primaires du PS et crise de la social-démocratie européenne.
Vous êtes un des derniers littéraires de la classe politique. Lorsque l’on pense à François Mitterrand et à l’image qu’il s’est construite, l’homme de lettre, ayant un rapport charnel à la culture française, ressort immédiatement. Depuis trente ans, le personnel politique a subi un profond renouvellement, laissant toujours plus de place aux discours et aux logiques de gestionnaires. On pense évidemment à la fameuse « inversion de la courbe du chômage », et l’on voit parallèlement l’autorité de l’État s’affaiblir de plus en plus. Selon vous, quel rapport la culture littéraire entretient-elle avec la politique et avec l’autorité ?
Je ne suis pas du tout un des derniers littéraires du PS ou de ce que vous appelez de la classe politique ! Je lis beaucoup de livres, comme nombre de Français et nombre de collègues. Le problème réside dans le fait que la littérature et la politique sont vécues comme deux activités étanches. Puisque vous parlez de François Mitterrand, si l’on retient à ce point cet aspect de lui, qu’il aimait par ailleurs mettre en scène, c’est parce que ses lectures irriguaient en permanence son action et ses discours. En réalité, plus qu’à une disparition des littéraires, nous assistons à un phénomène de normalisation du langage politique qui s’assèche progressivement de ce qui l’irriguait autrefois, au profit, trop souvent, d’une novlangue technoïde déconnectée de la réalité vécue par les gens.
Cela est en partie lié à la formation du personnel politique, et notamment au rôle important que joue l’ENA dans la production de ce personnel. Mais c’est aussi lié à l’imprégnation de l’idéologie managériale, qui promeut des discours à coup de chiffres et de pourcentages. La fameuse phrase de François Hollande sur « l’inversion de la courbe du chômage » en est un pur produit.
Néanmoins, cette impression d’étanchéité ne vient pas uniquement des acteurs politiques. Ce qu’on appelait jadis la “littérature engagée”, qui a produit le meilleur et le pire, a pratiquement disparu en France, à quelques heures exceptions près (je pense par exemple au roman puissant de Gerard Mordillat, Les vivants et les morts). Et même lorsqu’elle est fortement ancrée dans la réalité (c’est le cas par exemple des ouvrages de Michel Houellebecq) c’est sur un mode (faussement) indifférent. Mais rien n’est définitif. Ainsi, cette année, on a pu lire un formidable roman politique, Règne animal de Jean-Baptiste Del Amo, qui aborde le thème de la condition animale et dénonce, dans une langue superbe, les dérives liées à la volonté humaine d’exploiter la nature de manière irraisonnée. C’est âpre, et ça change des bluettes germanopratines !
Le rapport entre l’autorité et la culture littéraire, c’est une question difficile que je ne suis pas sûr de comprendre et à laquelle je ne sais pas vraiment répondre. L’autorité ne se décrète pas évidemment, elle est souvent naturelle, liée parfois simplement a une posture, à une façon de poser sa voix, à l’éloquence aussi (qui évidemment est nourrie de lectures). Après, il y a une détermination dans l’action qui renforce l’autorité, et puis aussi, sûrement, une volonté, celle d’inscrire cette action dans le temps, de laisser des traces dans l’histoire nationale. François Mitterrand, encore, avait le souci permanent de la préservation du patrimoine et en même temps de l’invention d’une architecture. C’est banal que de le rappeler, mais c’est vrai que c’est un Président bâtisseur. À La fois obsédé par le passé et soucieux de l’avenir. Hollande et Sarkozy sont fondamentalement des Présidents du pur présent.
Cette perte de culture littéraire, historique et politique est allée de pair avec une indifférenciation politique croissante. Le discours et la politique du PS semblent avoir convergé avec ceux de LR – du moins, lorsqu’il est au pouvoir. Le fameux « cercle de la raison » cher à Alain Minc est-il une réalité ? Pouvez-vous nous dire quels sont les courants idéologiques qui structurent le PS aujourd’hui ?
En réalité, l’indifférenciation dont vous parlez est moins présente en France qu’ailleurs, même si elle existe effectivement. Mais Il y a en effet cette impression désagréable que les partis dits de gouvernement, de droite comme de gauche, se disputent sur l’accessoire parce qu’ils sont d’accord sur l’essentiel, c’est à dire sur les questions économiques et sociales : “baisse des charges”, “lutte contre les déficits”, “rigidités du marché du travail”, etc. Chacun se réapproprie les mots d’ordre de la vulgate libérale, laissant à penser qu’il n’y a plus que des différences de degré, pas de nature. Avant l’alternance était vécue comme une chance, la preuve d’une démocratie vivante et d’un débat nécessaire. Aujourd’hui, elle relève plus souvent de la seule fatalité : les électeurs ont parfois l’impression que se succèdent des candidats interchangeables, enthousiasmants le temps d’une campagne mais pareillement décevants dans l’exercice du pouvoir.
Si l’alternance se résume à une oscillation molle entre deux projets qui ne sont pas antagonistes, il y a évidemment un espace politique qui se libère. Espace occupé par ceux qu’on appelle abusivement les “populistes” ou qui se revendiquent “antisystème”. Notons que ces appellations relèvent plus de la blague que du sérieux politique, quand on voit que Macron, “populiste du centre”, se targue de “révolutionner” le système. Et certains font même mine d’y croire.
En réalité, le mot “populiste” en dit finalement plus sur celui qui l’utilise que sur celui qu’il est censé décrire. Rien n’a changé depuis les années 90, quand une majorité d’éditorialistes et de “décideurs” enamourés tenaient pour acquise l’élection d’un Edouard Balladur, formant ce que Minc, toujours inspiré, avait en effet appelé “le cercle de la raison”. On sait ce qu’il advint de cette conjuration des sachants. Les mêmes, ou leurs héritiers, reprennent aujourd’hui le flambeau de la lutte ardente contre le populisme, sans mesurer qu’en qualifiant tous ceux qui pensent différemment d’eux par ce terme, ils finissent par le rendre inopérant et… populaire.
Revenons à votre question, celle relative à l”’indifférenciation”. il ne faut pas négliger les résistances qui existent encore dans le PS. Celui-ci est aujourd’hui structuré par trois grands courants. Un premier qui est acquis à l’idéologie dominante : Il faut accepter les principes du néolibéralisme tout en limitant les dégâts sur notre modèle social et en professant un certain progressisme sociétal. Un deuxième, composé des ceux qu’on a appelé « frondeurs », est à la fois attaché au rassemblement de la gauche et à l’héritage socialiste. Enfin, ceux qui se revendiquent d’une tradition centrale, qui a longtemps été majoritaire au PS, et qui, dans le sillage de Mitterrand et Jospin, prétendait précisément faire la synthèse entre les différents courants de pensée qui coexistaient, plutôt bien d’ailleurs, depuis Épinay. A l’issue du quinquennat de François Hollande (qui a vu notamment un premier ministre socialiste théoriser les deux gauches irréconciliables, laissant à penser que la ligne de fracture passait aussi au sein du PS) la question est de savoir si cette tradition là peut perdurer.
Je vais un peu vite et les choses sont évidemment un peu compliquées. Peut être faudrait il plutôt organiser la réflexion autour de plusieurs axes : le couple libéral/antilibéral, l’axe démocrate/républicain voire même europhile/eurocritique (même si le débat sur l’Europe porte moins sur le constat et les objectifs que sur les moyens de transformer l’Union).
Après que Marie-Noëlle Lienemann a jeté l’éponge, vous avez fait le choix de soutenir Arnaud Montebourg pour les primaires qui viennent. Pourtant, vous semblez politiquement proche de Benoît Hamon. Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à faire ce choix ?
Le choix de soutenir Arnaud Montebourg plutôt que Benoît Hamon est rationnel. A l’origine, j’étais partisan d’une candidature unique de tous ceux qui critiquaient le tournant libéral qu’a occasionné le quinquennat de François Hollande. Malheureusement, cela ne s’est pas fait.
J’ai donc comparé les deux programmes et, même si je suis souvent d’accord avec Hamon, je ne me reconnais pas dans certains de ces thèmes de campagne qui sont mis en avant, à commencer par revenu universel et les références idéologiques qui sous-tendent cette proposition. Ce que défend Montebourg me convient mieux. Son projet, qui réaffirme le rôle de l’État dans la vie économique, favorable à une relance keynésienne, attaché à une certaine tradition républicaine, mettant en avant le “made in France” et la réforme des institutions, me semble être ce dont notre pays a effectivement besoin aujourd’hui.
Peut être qu’on n’échappe pas totalement à nos choix originels : il y a quelque chose de l’opposition ancienne entre la première et la deuxième gauche (l’atténuation du rôle de l’État, la réflexion sur la fin du travail, la relativisation des impératifs de croissance) qui subsiste dans ce débat de primaire. Je reconnais que Benoit met dans le débat des éléments prospectifs dignes d’intérêt. Cependant, j’ai l’impression qu’il y a un décalage vis à vis de l’urgence de la présidentielle. C’est une question de temporalité : l’élection est dans quelques mois, les Français attendent des réponses précises pour répondre à l’urgence, celle du chômage de masse et celle de la persistance des inégalités.
Étiez-vous favorable aux primaires ? L’absence d’Emmanuel Macron et celle de Jean-Luc Mélenchon mettent la pression sur le PS. Les primaires ne risquent-elles pas d’être un révélateur des fragilités du PS ?
Il y a quelques années, je n’étais pas favorable aux primaires. Il s’agit d’un processus très Vème République, qui contourne les partis, qui centre la compétition politique sur la personnalité et qui, par ailleurs, surreprésente les catégories sociales les plus aisées au détriment des catégories populaires.
Ceci dit, force est de constater que dans un contexte de défiance très forte vis à vis des partis et surtout d’absence de leadership, les primaires peuvent être un outil pertinent pour donner de la légitimité à un candidat. Dès 2014, dans une interview au Monde, je disais qu’il y aurait une primaire en 2016 (bon finalement c’est début 2017). En fait, je pense que le PS ne pouvait pas échapper aux primaires à partir du moment où François Hollande n’apparaissait pas comme le candidat naturel du PS, ce qui est devenu encore plus évident après la loi travail et la déchéance de nationalité.
Il est clair que les primaires sont risquées pour le PS. Si la participation est faible, si donc la primaire est un demi-échec ou un demi-succès, l’instrument de légitimation pourrait se transformer en instrument de délégitimation.
Mais le principal problème du PS, c’est surtout la configuration politique à gauche de la présidentielle. En effet, il n’est pas impossible que l’électorat considère qu’au fond, le vrai débat est entre Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron. Ce risque est moindre pour les législatives car le PS dispose d’élus identifiés et implantés alors que ni Mélenchon ni Macron n’ont un parti enraciné sur le territoire. C’est la raison pour laquelle certains prédisent la SFIOisation du PS. La SFIO, à la fin de sa vie, malgré des scores aux élections nationales très modestes, continuait à exister dans des places fortes locales.
C’est une issue possible même si, heureusement, ce n’est pas la seule.
Le PS semble dans une situation bien compliquée. Néanmoins, et à sa décharge, c’est toute la social-démocratie européenne qui vit une crise aigüe. Outre le cas paroxystique du PASOK, le PSOE est concurrencé par Podemos, le PS Belge est talonné par le PtB dans les sondages, le PVDA néerlandais touche le fond, Matteo Renzi a subi un désaveu cinglant et le SPD allemand paiechèrement la grande coalition et le souvenir des réformes Schröder. Seul le PS portugais, qui a fait le choix de s’allier avec la gauche radicale, semble en état de gouverner. Comment analysez-vous cette crise ? La crise de la social-démocratie n’est-elle pas aussi une crise de la construction européenne et de l’euro en général ?
La crise de la social-démocratie européenne est essentiellement liée à sa sidération devant la puissance (et la violence) du capitalisme financier transnational, des conséquences de cette “mondialisation libérale” dans la vie des hommes et des sociétés. Et cette sidération débouche parfois sur une forme de défaitisme interrogatif : comment faire pour contenir cette puissance, pour empêcher la progression vertigineuse des inégalités, pour remettre l’humain dans un monde où l’argent est la mesure de toute chose, pour répondre aux angoisses consécutives à cette nouvelle donne ? Le peut-on vraiment ?
Tous les partis cités ont connu des périodes d’hésitation, ont fait un choix, le plus souvent celui d’un accompagnement du système qu’il s’agissait d’améliorer à la marge (blairisme, schroderisme, etc) et se sont rapprochés du modèle du Parti Démocrate étatsunien (tout en gardant, dans le cas allemand ou britannique, des liens organiques avec les syndicats de travailleurs).
Tous les partis sociaux-démocrates sont touchés. Comme on a pu le voir au cours des dernières primaires de LR, les partis conservateurs ont un socle électoral encore à peu près stable. Alors que l’électorat traditionnel de la social-démocratie (classes moyennes et classe ouvrière) n’a pas les mêmes réflexes. Si on ajoute à ça les fractures territoriales qu’on observe dans quasiment tous les pays occidentaux, on mesure la difficulté des sociaux démocrates. Comment conserver le vote des métropoles sans perdre celui des périphéries, commence concilier les intérêts de plus en plus divergents ? Personne ne trouve de réponse satisfaisante face à cette crise idéologique et sociologique.
A cela s’ajoutent des éléments de crispation identitaire sur l’immigration et souvent l’islam. La gauche se trouve devant une énorme difficulté : prendre en compte cette insécurité culturelle sans jamais verser, évidemment, dans des réponses nationalistes ou excluantes. Je pense qu’en France une réponse républicaine reste d’actualité si elle promeut l’égalité, et l’idée d’un citoyen autonome de tous les clergés et de toutes les autorités naturelles. Il faut donc faire attention à l’acceptation progressive des revendications identitaires, et à la progression d’une forme de différentialisme à gauche. Jean Birnbaum, dans Le silence religieux, fait une analyse brillante de ce phénomène.
Enfin, outre ces problèmes économiques et culturels, se pose, comme vous l’avez souligné, la question de l’Union Européenne. Celle-ci, au moins depuis l’acte unique, s’est construite à partir des exigences des tenants de ce qu’on a appelé l’idéologie ordolibérale. Les sociaux démocrates, la gauche en général, a beau en appeler à “l’Europe sociale”, les résultats tardent a venir, c’est le moins qu’on puisse dire. L’élargissement a encore compliqué la tâche. Nous pouvons encore imaginer une autre Europe qui fonctionne sur des principes de solidarité et de coopération. Mais aujourd’hui, force est de reconnaître qu’on a au contraire à la fois une Europe de la compétition interne (dumping fiscal et social), et en même temps un arsenal de règles et de sanction à destination des États membres rétifs à la sacro sainte discipline budgétaire.
La crise grecque, a été pour moi un choc violent, traumatisant, qui m’a affecté intimement : la domination sans partage de l’Allemagne qui a fait de l’euro sa chasse gardée et qui poursuit de sa vindicte tous les hétérodoxes qui menacent les économies de ses vieux épargnants, la névrose obsessionnelle de la classe dominante et des marchés pour la dette qui n’a de publique que le nom puisque qu’elle croît souvent pour réparer les erreurs, les errements des institutions financières et les politiques qu’elles inspirent, le caractère résolument post démocratique du traitement de la crise grecque par une partie des dirigeants européens, traitant Tsipras au mieux comme un grand enfant foufou qu’il faut calmer, au pire comme un populiste rouge qu’il faut briser au plus vite. L’Europe a été bien plus sévère avec le premier ministre grec qu’avec Orban, le sinistre chef du gouvernement hongrois.
Toutes les mesures vexatoires exigées à l’encontre des pays à la périphérie de l’UE sont de nature à empirer la situation. Sauver l’Union implique donc de faire comprendre à certains de nos partenaires, et au premier chef les Allemands, que si l’on continue comme ça, à terme, nous assisterons à la mort de ce projet qui nous a longtemps fait rêver. Nous n’avons donc pas le choix : il faut installer un rapport de force dur.
À 86 ans, l’auteur de L’Insoutenable légèreté de l’être, fait largement autorité parmi les romanciers contemporains. Pourtant, il n’a toujours reçu aucun Prix Nobel de Littérature bien qu’il soit traduit dans presque toutes les langues et enseigné aux lycéens du monde entier.
« Kundera, de la province pragoise au quartier latin »
Milan Kundera est passé à la postérité, cela ne fait aucun doute. On ne compte plus ses prix littéraires et il est entré dans la prestigieuse collection de la Pléiade en 2011 — alors qu’il est excessivement rare d’y entrer de son vivant. Mais si le nombre de livres vendus et les prix littéraires ne font pas tout pour décerner un prix Nobel de littérature, c’est bien pour la singularité et l’importance de son œuvre dans l’Histoire de la Littérature qu’il faudrait le récompenser.
Né en 1929 à Brno d’un père musicologue et d’une mère très cultivée, il grandit parmi les arts et la culture. Étudiant en littérature à Prague, il s’engage à 18 ans au Parti Communiste mais s’en fait exclure par deux fois, trois ans plus tard. Il publie La plaisanterie et Risibles amours en 1947 un an avant le coup de Prague. Le tournant du Printemps de Prague en 1968 achève de convaincre l’écrivain de quitter la Tchécoslovaquie où la liberté d’expression régresse et la censure croît. Il choisit la France en 1975 et F. Mitterrand lui octroie la nationalité française six ans plus tard. En 1990, après son roman L’Immortalité, il décide de délaisser le tchèque pour n’écrire plus qu’en français.
C’est probablement la préface de Louis Aragon pour LaPlaisanterie qui le fait connaître aux lecteurs français, mais c’est très certainement son roman l’Insoutenable légèreté de l’être, qui le révèle au monde entier. Véritable succès de librairie, traduit en trente-cinq langues, et même au programme de Français en classe de seconde. L’enseignement de cette œuvre démontre le caractère intemporel et original qu’elle inspire.
La majorité de ses intrigues se déroulent en Bohême — il refuse le mot Tchécoslovaquie, même lorsqu’il écrit en français. Les lieux paraissent donc exotiques pour les Français. De plus, la Tchécoslovaquie lui retire sa nationalité et lui ôte donc toute attache au pays qui l’a vu naître. Il n’est donc pas pertinent de dire que Kundera est un écrivain français ou tchèque : on peut qualifier son œuvre d’européenne. De même, sa conception de l’Homme confirme la vocation de l’œuvre à être universelle puisqu’il expose ses personnages à des situations d’une normalité harassante, à l’amour, l’objection de conscience, la haine…
« Il a su faire du Roman un art à part entière »
Stendhal disait que « Le roman doit raconter ; c’est le plaisir qu’on lui demande. […] c’est l’action qui fait le roman, et non pas la dissertation plus ou moins spirituelle sur les objets auxquels pense le monde ». Si l’on prend en compte la définition stendhalienne du roman, Kundera n’en a écrit aucun, puisqu’il mêle à la trame de l’histoire de longs discours philosophiques interrompant son cours. Mais le roman a évolué depuis le XIXème siècle, il n’est plus un long récit fictif comme l’on en écrivait jusqu’au début du XXème siècle — en ceci, Du côté de chez Swann de Proust est le premier à rompre avec cette tradition en laissant une grande place à la réflexion du narrateur sur le monde qui l’entoure.
On ne peut pas en vouloir aux écrivains des éditions de Minuit, à ces tenants du Nouveau Roman, que d’avoir fait disparaitre toute l’essence du personnage romanesque. Après les deux guerres mondiales, l’expérience de l’absurde, le désabusement, ont envahi tous les cœurs et les écrivains ont eu le besoin d’exprimer ce vide et cette négation de la vie, du « non-être » dirait Kundera, à travers la mort psychologique de leurs personnages. Ils doutèrent même de la pertinence du mot de « roman » en lui préférant les mots « écriture », « fiction », et même « antiroman ».
Si les écrivains du Nouveau Roman ont parachevé de tuer le roman et d’aseptiser l’habitacle psychologique des personnages, Milan Kundera fait partie de ceux qui l’ont réinventé. Marcel Proust avait déjà annoncé l’entremêlement complexe entre action et réflexion, Kundera a su le prolonger. De longs passages d’analyses du rêve se trouvent dans l’Insoutenable et La vie est ailleurs. Kundera adopte une posture presque freudienne et dissèque méticuleusement la psychologie de ses personnages. Et cela fait du bien après avoir éprouvé le vide inhumain dont sont pétris les héros durassiens et butoriens. Kundera a sauvé le roman du sort qu’ont connu le théâtre et la poésie,relayés aux « limbes de la littérature », cantonnés à un art d’auteur, comme l’écrit François Ricard dans sa préface de l’Œuvre de Kundera à la Pléiade. Milan Kundera n’est pas le seul à l’avoir réinventé : on peut lui associer Gabriel Garcia Marquez, Philip Roth, ou encore Hemingway, tous nobélisés par l’Académie suédoise, à l’exception de Roth qui reçut le Pulitzer qui est d’un prestige équivalent.
Milan Kundera ne s’est pas contenté de réinventer le roman en en écrivant, mais aussi en théorisant ce qu’il considère comme un art indépendant de la littérature. Dans L’art du roman, il donne la définition suivante :
« La grande forme de la prose où l’auteur, à travers des ego expérimentaux (personnages), examine jusqu’au bout quelques thèmes de l’existence. […] l’histoire du roman sera celle du roman devenu poésie. Mais assumer les exigences de la poésie est tout autre chose que lyriser le roman (renoncer à son essentielle ironie, se détourner du monde extérieur, transformer le roman en confession personnelle, le surcharger d’ornements). »
En ce sens, son travail vaut celui de Jean-Paul Sartre (Qu’est-ce que la littérature ?) et de Roland Barthes (Le plaisir du texte ; Le degré zéro de l’écriture), en tant que théoricien, ou plutôt praticien, puisque c’est, à partir de sa pratique, qu’il a pu forger ses théories comme il l’explique fort justement dans L’art du roman :
« Le monde des théories n’est pas le mien. Ces réflexions sont celles d’un praticien. L’œuvre de chaque romancier contient une vision implicite de l’histoire du roman, une idée de ce qu’est le roman. »
« Chers Suédois, Kundera n’a pas besoin de votre Nobel mais le Nobel a besoin de lui »
Milan Kundera fêtera son quatre-vingt-huitième anniversaire en avril prochain, il n’est pas éternel. Il ne faut donc pas tarder pour lui décerner SON prix Nobel. En le décernant à Svetlana Aleksievitch en 2015, œuvre à la limite du journalisme, et à Bob Dylan, musicien-poète, l’académie suédoise a fait preuve d’une grande ouverture d’esprit et souhaite montrer qu’elle est capable d’élargir sa conception de la littérature. De fait, la composition du jury s’est beaucoup modifiée ces dix dernières années, contenant désormais cinq académiciennes, le tout pour une moyenne d’âge de soixante-huit ans. Le jury n’a pu passer outre Milan Kundera et connaît son œuvre. Mais qu’attend-il donc ?
Thomas Mann, Albert Camus, Gabriel Garcia Marquez, Samuel Beckett, Pablo Neruda, … La liste des Prix Nobel de littérature est bien longue et contient beaucoup de mastodontes de l’écriture. Elle rassemble les plus brillants psychologues de nos êtres, les plus réfléchissants miroirs de nos âmes, ceux qui aident l’humanité à progresser en elle-même pour qu’elle puisse s’améliorer hors d’elle-même. Kundera fait partie de ceux-là. À la lumière de tous ces noms, un irréductible vide s’immisce parmi les fantômes de ce panthéon littéraire, celui que devrait occuper Milan Kundera.
Monsieur le Roi de Suède, Mesdames et Messieurs de l’Académie suédoise, Kundera n’a pas besoin de votre Nobel, probablement n’a-t-il pas même la vanité de l’espérer, mais le Nobel a besoin de graver le nom de Kundera dans son palmarès immortel.
Pour conclure, je vous recommande sincèrement l’extrait de l’émission Apostrophes, animée par Bernard Pivot, avec Milan Kundera en invité :