En marche vers la fin de l’unité républicaine ?

Ce sont souvent les réformes qui font le moins de bruit qui transforment le plus la société. Votée en 2022, la loi 3DS, technique et obscure, pourrait bien avoir un impact plus significatif sur notre régime social que la réforme des retraites. Loin de ne toucher que la Corse, les propositions faites par Emmanuel Macron, concernant l’inscription du droit à la différenciation territoriale dans la Constitution, semblent conduire notre pays sur la pente de la dislocation, voire vers la reconnaissance d’un système communautarien. Alors que le monde politique a ignoré ces réformes, qu’elles ne font l’objet d’aucun appel à la mobilisation et qu’elles sont menées dans l’indifférence générale, voire avec une large approbation, elles sont néanmoins en passe de rompre tout ce qui fait notre monde commun. Sans prise de conscience immédiate, notre pays sera demain dénué du cadre légal pour mener des politiques publiques ambitieuses et contraint de voir ses services publics privatisés, ainsi que sa protection sociale désunifiée. Par Benjamin Morel, professeur de droit public.

Le piège des compétences décentralisées

Passée en partie inaperçues en septembre dernier, les 40 propositions de Valérie Pécresse et de la région Île-de-France méritent une attention particulière. Il s’agit pour la collectivité de dresser la liste des compétences qu’elle voudrait voir décentraliser en vertu de l’article L.4221-1 du code général des collectivités territoriales, modifié par la loi n° 2022-217 du 21 février 2022, dite « loi 3DS ». L’État a un an pour répondre à celle qui aurait pu elle-aussi devenir présidente de la République.

La région propose ainsi la régionalisation du SMIC. Le coût de la vie en Île-de-France étant plus élevé qu’ailleurs, on serait tenté d’applaudir cette proposition. Toutefois, il faut bien comprendre toute la perversité de ce qui apparaît au départ comme une bonne intention. En effet, élever le SMIC dans un territoire pour des raisons de coût de la vie, c’est légitimer qu’on l’abaisse dans d’autres. Même si à terme cela ne devait pas arriver en valeur absolue, on peut s’attendre à ce que le « coup de pouce » au SMIC ne soit plus que régional, jusqu’à ce que les régions les plus pauvres voient leurs salaires minimums s’effondrer par rapport à l’inflation, et soient peu à peu paupérisées. La politisation du niveau du SMIC deviendrait impossible, dispensant le gouvernement de toute pression pour agir dessus. Si cela se justifie pour le SMIC, cela se justifie aussi, nécessairement, pour les traitements des fonctionnaires et les pensions. In fine, c’est l’ensemble des bas revenus des territoires les plus pauvres qui subiront de plein fouet et avec violence les conséquences de la différenciation territoriale. La péréquation économique se faisant en France pour une grande part grâce aux pensions et aux traitements, si fonctionnaires, retraités et bas salaires consomment moins faute de revenus, c’est le tissu commercial et économique de régions entières qui pourrait bien s’effondrer.

« À terme, le service public de l’éducation est menacé de disparition. »

Autre exemple, la région souhaite pouvoir créer des écoles privées sous contrat disposant d’une totale liberté pédagogique. Ces dernières seraient évidemment sélectionnées par la clairvoyance de la Région, mais financées par les rouages obscurs de l’État. Il s’agit en fait d’importer le modèle, qui a pourtant totalement échoué, en Grande-Bretagne, en créant des écoles fondées sur une approche strictement managériale et économique de l’éducation. À terme, le service public de l’éducation est menacé de disparition. On peut rompre avec l’héritage de Jules Ferry par une grande loi supprimant l’École publique, ou par le bas, en laissant aux régions le soin de la concurrencer aux frais de l’État en s’appuyant sur des établissements-entreprises, équivalents d’une business school. C’est ce que propose Valérie Pécresse. Que l’on se rassure, si elle ne va pas encore si loin pour l’hôpital public et la politique de l’emploi, ces autres grands services publics ne sont pas oubliés dans ses 40 propositions…

Pour faire de telles demandes, Valérie Pécresse s’appuie sur une loi que certes les communistes et les insoumis ont rejetée, mais pour laquelle les socialistes ont voté. Peut-on leur en vouloir ? Sans doute. Ont-ils voulu cela ? Clairement pas. Seulement, la différenciation présentée comme une mesure sympathique et inoffensive permettant aux « collectivités de demander des compétences afin de les exercer au plus près du terrain » est un slogan qui, accompagné d’une technicité législative folle et d’un désintérêt politique pour le droit des collectivités, a mené à ne pas voir qu’à travers le concept de différenciation on pouvait détruire les services publics et saper les fondements de la protection sociale. Autre mesure très consensuelle, technique et peu mobilisatrice, Emmanuel Macron propose d’inscrire ce droit dans la Constitution. La gauche est à présent prévenue de ce que cela implique. Ceux qui la voteront au nom des mêmes slogans inoffensif n’auront plus l’excuse de la naïveté.

Déroger à la loi commune ?

Emmanuel Macron propose également, toujours au nom du droit à la différenciation, de permettre aux collectivités de « déroger » à la loi. Lorsque Laurent Wauquiez a annoncé ne pas vouloir appliquer le zéro artificialisation nette, l’ensemble de la gauche a crié au scandale. On peut contester ce choix, mais en soi, il est conforme au droit. On a permis aux collectivités de ne pas appliquer la loi en question. On peut juger cela absurde, mais on ne peut pas en appeler au droit à la différenciation, en permettant aux élus de déroger, et s’étonner et s’indigner qu’ils le fassent. Certains, comme Europe Écologie Les Verts, qui se sont fendus d’un communiqué salé à l’encontre du président d’Auvergne-Rhône-Alpes au nom de l’unité de la loi, tout en appelant de leurs vœux cette différenciation, devraient en tirer des leçons.

Ce qu’Emmanuel Macron propose va encore plus loin puisqu’il s’agit d’accorder un droit à l’adaptation pour toutes les collectivités. Là aussi, l’idée plaît ! Les lois sont bavardes et grèvent la marge de manœuvre politique des collectivités. C’est vrai et cela conduit à remettre en cause leur libre administration. Nous pourrions cesser de légiférer n’importe comment et utiliser les nombreux instruments constitutionnels présents aux articles 41 ou 37-2 de la Constitution pour faire le ménage et desserrer le corset qui les entoure. À la place, le chef de l’État, sous les applaudissements presque généraux, propose plutôt de déroger. Il va falloir que les partisans de la différenciation expliquent comment mener des politiques cohérentes de transition écologique si chacun peut faire à sa guise. Ajoutons à cela que Valérie Pécresse, dans ses 40 propositions, veut définir elle-même les règles de performance énergétique des logements. Autant renoncer à lutter contre le réchauffement climatique en espérant que sa collectivité saura « déroger » à ses effets…

« Imagine-t-on qu’on accorde un droit à déroger au Code de la route ? »

Par ailleurs, il convient de s’arrêter sur cette idée de dérogation. Ce n’est pas là une affaire de jacobins ou de girondins, ni même de fédéralistes ou d’anti-fédéralistes. Dans aucun État à peu près constitué, aussi décentralisé soit-il, on n’a fait de la dérogation le principe de l’application de la loi. C’est le fondement même de l’État de droit et de l’ordre juridique qui est attaqué ici… Imagine-t-on qu’on accorde un droit à déroger au Code de la route ? Supposez qu’en raison de ma préscience des accidents, qui fait de moi un être surconscient, je m’autorise à déroger à la règle m’interdisant de m’arrêter au feu rouge. Poussé à l’absurde, c’est le même principe. Emmanuel Macron constitutionnalise la boutade de Churchill selon laquelle « en France tout est autorisé, même ce qui est interdit », et le reste de la classe politique ne semble pas y voir un problème, voire applaudit.

Le cheval de Troie du communautarisme

Ce que le président a annoncé en Corse est également très grave et hypothèque l’avenir du pays. D’abord, ce dernier propose de consacrer la Corse comme « communauté culturelle ». En faisant cela, il veut éviter de parler de « Peuple corse », ce qui introduirait une rupture dans la souveraineté et ouvrirait un droit à la sécession. Dans notre Constitution, le Peuple n’est pas défini culturellement ; le Peuple est identifié comme souverain. On pourrait donc penser qu’il propose une voie plus acceptable, mais, sans doute par inconséquence, il ouvre un chemin extrêmement mortifère. En effet, la République ne reconnaît aucune communauté. Elle ne reconnaît que des citoyens, indépendamment de leur culture, leur religion ou leur ethnie. Reconnaître une communauté dans la Constitution, c’est se confronter à un choix cornélien. Soit cela implique de les reconnaître toutes. Si l’on reconnaît une communauté culturelle corse, il faut aussi considérer l’existence d’une communauté culturelle bretonne, basque… mais aussi musulmane, afrodescendante ou asiatique. Si on s’y refuse, considérant que certaines de ces communautés n’ont pas à être reconnues car d’une moindre dignité, alors on les hiérarchise. Peu importe comment on le présente, quelles justifications on donne, quelle précaution on y met… cela s’appelle du racisme. Si la rédaction proposée par Emmanuel Macron entre dans la Constitution, nous n’aurons d’autre choix que de mettre en place une République communautariste ou un État raciste. Il n’y aura pas de troisième voie.

« La République ne reconnaît aucune communauté. »

Ensuite, le Président propose de reconnaître une autonomie à la Corse. Disons-le d’emblée : cela ne veut rien dire juridiquement. Être autonome, c’est se donner sa propre norme, comme le fait une commune lorsqu’elle prend un arrêté municipal. Toutefois, derrière l’idée d’autonomie se cache l’idée d’un statut particulier qui n’aurait de fondement que l’identité. Évidemment, accorder un statut à la Corse en reconnaissance de son identité, c’est montrer du mépris pour celle d’autres régions qui ne pourraient acquérir ce même statut. La Bretagne ne s’y est pas trompée et a le jour même soumis un rapport sur l’autonomie à Élisabeth Borne, son président demandant « la même chose » que la Corse. Ce phénomène de surenchère que nous analysions il y a quelques mois dans La France en miettes et dans les colonnes de LVSL semble se confirmer. D’autres ont emboîté le pas de la Bretagne, jugeant aussi qu’une identité reconnue exigeant un statut soit-disant taillé pour une « Île-Montagne »… Si elles devaient l’obtenir, gageons que la Corse, se sentant normalisée, demanderait un statut de plus grande autonomie, puis à terme l’indépendance, au regard de ses caractéristiques propres. Nous avons déjà analysé ce phénomène de surenchère et nous permettrons aussi d’être court. Cela a eu lieu sans guère d’exception partout où en Europe où l’on a fait le choix de lier statut et identité. Sans revenir dessus en détail, rappelons qu’une fois cette dynamique lancée, personne n’a trouvé la clé pour en sortir. La vie politique espagnole ou belge est même structurellement bloquée par ce problème. La première victime de ce phénomène est d’ailleurs la solidarité nationale. On ne veut pas payer pour ceux qui n’apparaissent pas comme appartenant à la même nation… l’ERC catalane, parti de gauche indépendantiste, appelle ainsi à garder les impôts catalans en Catalogne et à ne pas financer les pauvres Andalous… Que ceux qui prônent aujourd’hui le régionalisme assument cette rupture de solidarité, car elle s’impose à terme nécessairement, quelles que soient les bonnes intentions professées.

Par des mesures techniques ou qui semblent ne toucher qu’une île, que les élites parisiennes ont pris l’habitude de négliger, c’est bel et bien l’ensemble de ce qui constitue notre pays, notre modèle social, notre modèle de service public et notre avenir commun qui est menacé. Soit, nous continuons à nous aveugler en nous gargarisant d’une apologie niaise des irréductibles différences entre les « territoires », soit nous commençons à travailler sur les conséquences de ce qui est proposé. Quoique non. Ceux qui voulaient détruire la République, la Nation, les services publics, le système social ont déjà, eux, travaillé, et nous en mettent les conséquences devant les yeux. Il convient simplement de s’opposer fermement, ou bien d’accepter de faire partie des fossoyeurs de tout ce que nous disons défendre.

Taxe GAFA : un coup de com pas à la hauteur

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© Economist / David Parkins probly www.davidparkins.com/

Jeudi 4 juillet, l’Assemblée nationale a voté définitivement le texte mettant en place une taxation de certains services numériques. Députés et sénateurs sont en effet parvenus à un accord. Si le Sénat n’a pas voulu s’opposer à ce texte, c’est notamment parce que les citoyens se sont maintenant emparés d’un sujet sur lequel ils ne pardonneraient pas l’inaction de leurs dirigeants politiques. Pourtant, ce texte, présenté en première lecture juste avant les européennes, a uniquement servi de coup de com’ en plein mouvement social réclamant plus de justice fiscale. Avec un rendement très faible de 500 millions d’euros, qui sera acquitté en grande partie par les utilisateurs, cette taxe n’est pas à la hauteur de l’enjeu.


Ce fait est bien connu et reconnu, y compris par les libéraux : les multinationales utilisent des techniques d’optimisation fiscale agressives afin d’échapper à l’impôt sur les sociétés français. Le système, appelé transfert de bénéfices est simple : afin que les filiales françaises déclarent très peu de bénéfices en France, ces multinationales mettent en place un système de redevances. Pour utiliser la marque de la maison-mère, une filiale française devra donc payer tellement de redevances que cela permettra en fait de sous-estimer le bénéfice réellement obtenu en France et de sur-estimer celui qu’elle réalise dans des paradis fiscaux, où le groupe est généralement implanté.

Pour les entreprises du numérique, il est même encore plus simple de déclarer les bénéfices réalisés dans des paradis fiscaux, puisqu’elles n’ont pas de magasins physiques implantés dans un pays en particulier. Ces entreprises, qui peuvent se payer une armée d’avocats fiscalistes, jouent donc avec les règles fiscales pour payer le moins d’impôt possible. Cela avait notamment été démontré dans les Paradise Papers, qui avaient permis de directement mettre en cause Google, Apple, Facebook ou encore Amazon : les fameux GAFA.

Loin d’être un moyen de lutte, le fonctionnement actuel de l’Union européenne facilite cette fraude généralisée. L’Union accepte en son sein les pires paradis fiscaux (Luxembourg, Irlande, etc.) alors que ses traités interdisent toute restriction aux mouvements de capitaux entre pays membres.

Selon Bercy, les PME françaises sont taxées en moyenne 23%, contre 9% pour les GAFA. Airbnb avait par exemple payé seulement 161 000 euros d’impôts en France en 2017. Soit 30 centimes par an et par logement proposé sur leur site.

L’ampleur de la fraude est gigantesque. Selon Bercy, les PME françaises sont taxées en moyenne 23%, contre 9% pour les GAFA. Airbnb avait par exemple payé seulement 161 000 euros d’impôts en France en 2017. Soit 30 centimes par an et par logement proposé sur leur site. Aucun des GAFA n’avait par ailleurs payé plus de 20 millions d’euros d’impôt en France en 2017 alors que leur chiffre d’affaires mondial se chiffre en dizaines de milliards d’euros. Amazon avait par exemple payé 8 millions d’euros d’impôt en France pour un chiffre d’affaires mondial de 151,9 milliards d’euros. Même si ces deux valeurs ne sont pas directement corrélées, la disproportion ne laisse ici pas de place au doute.

Cette perte de recettes colossale pour la France et la mise en lumière de ce problème public par les associations a obligé le gouvernement à réagir. Mais comme avec l’écologie, la communication a été préférée aux actes.

Le feuilleton de la taxe GAFA

Depuis son entrée en fonction, Bruno Le Maire n’a ainsi cessé de s’agiter pour montrer qu’il souhaitait faire aboutir des négociations européennes sur la taxation des géants du numérique. Pourtant, un accord européen paraît très difficilement envisageable à court terme, puisqu’il faudrait que la totalité des 27 pays de l’UE le signent, alors même que l’économie de certains de ces pays repose en grande partie sur leur moins-disant fiscal visant à attirer ces entreprises. Cette pseudo-négociation européenne permettait en fait à Bruno Le Maire de gagner du temps, pour faire croire qu’il s’occupait de ce problème mais sans réellement taxer ces multinationales.

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Bruno le Maire © Aron Urb (EU2017EE). Estonian Presidency. Licence : Creative Commons Attribution 2.0 Generic license.

Fin 2018, Bruno Le Maire n’avait réussi qu’à négocier un accord très minimal avec l’Allemagne. Mais l’Europe se fait à 27. Suite au refus de certains pays, Le Maire s’est résigné à faire avancer les négociations directement au niveau de l’OCDE – Organisation de coopération et de développement économiques  – , tout en proposant en décembre 2018 la mise en place dès 2019, de manière unilatérale au niveau français, de cette taxe minimaliste issue des premières négociations européennes. C’est ce que proposaient des groupes d’opposition depuis 2017 par le biais d’amendements. Mais il a fallu attendre la pression populaire des gilets jaunes pour que Le Maire accepte enfin de taxer les GAFA. Ou du moins de faire semblant de le faire.

Cet épisode symbolise l’échec de la stratégie européenne macroniste. On ne peut bâtir l’Union européenne sans harmonisation fiscale et sociale avec des paradis fiscaux en son sein. Le Maire a ici d’ailleurs assez ironiquement validé la stratégie Plan A / Plan B de la France insoumise, comme le faisait remarquer Adrien Quatennens. Le plan A (les négociations européennes) a échoué, Le Maire a fait le plan B (une taxe unilatérale au niveau français). Sauf que son plan B résulte de négociations européennes et est par conséquent très minimaliste. L’Union européenne nous aura ainsi fait perdre notre temps et nos ambitions concernant la taxation des géants du numérique, sans nous apporter aucune solution.

L’Union européenne nous aura ainsi fait perdre notre temps et nos ambitions concernant la taxation des géants du numérique, sans nous apporter aucune solution.

Une taxe GAFA assise sur un sous-bock en carton

L’ambition initiale de taxer les géants du numérique à hauteur des profits réalisés grâce aux utilisateurs français est en effet bien lointaine. Pour le comprendre, il faut s’intéresser en détail à l’assiette de cette taxe.

Celle-ci ne porte que sur deux types d’activités bien précises : les plateformes numériques qui touchent une commission pour mettre en relation des clients et des entreprises (Airbnb, Amazon pour leur marketplace qui met en lien des clients avec des vendeurs, etc.) et le ciblage publicitaire (Google, Facebook, entres autres). Dans l’exposé des motifs du projet de loi, il est expliqué que ce sont ces secteurs en particulier qui sont visés car ce sont ceux pour lesquels les entreprises peuvent le plus facilement délocaliser les profits et qu’ils concernent des entreprises ayant des positions hégémoniques dans leur secteur. Ce sont les services pour lesquels l’utilisateur crée la valeur. Mais cette explication ne tient pas, puisque c’est le cas également pour les autres types de services : quand un utilisateur français achète un livre sur Amazon, le site marchand fait du profit grâce à cet utilisateur français et devrait donc à ce titre être taxé en France. Or, il ne le sera toujours pas, contrairement à la petite librairie qui elle paiera un impôt sur ses bénéfices réalisés.

Si notre ministre de l’Economie voulait encourager Amazon dans son processus de destruction de toutes les petites librairies françaises, il ne s’y prendrait pas autrement.

En effet, tous les autres secteurs seront exclus du champ de la taxe. Cette exclusion concerne aussi bien la vente en ligne (Fnac.com, Amazon lorsqu’ils vendent directement leurs produits, etc.), la fourniture de contenus numériques, de moyens de communications ou de moyens de paiement s’inscrivant dans un modèle classique d’achat/revente (Netflix ou Microsoft, par exemple), mais aussi la fourniture de « services financiers réglementés », comme les plateformes d’échanges de titres, ainsi que tous les services fournis entre entreprises d’un même groupe. Ainsi, comme l’a subtilement résumé le secrétaire national du parti communiste Fabien Roussel lors des débats en Commission des finances à l’Assemblée : « votre assiette n’est pas très large et ressemble davantage à une soucoupe – que dis-je : un sous-bock en carton ! » D’après les calculs d’Attac, 64% du chiffre d’affaires cumulé des GAFA échapperait ainsi à la taxe puisqu’il concerne des services non visés par cette taxe.

Pourtant, nous retrouvons des champions de l’évasion fiscale dans ces secteurs exclus du champ de cette taxe. Mais cela ne gêne pas le ministre de l’Économie qui s’est opposé au Parlement à tous les amendements proposant d’élargir la portée du texte. Il a ainsi déclaré : « En aucun cas ce projet de loi vise à lutter contre l’évasion fiscale. »

C’est selon lui simplement un texte visant à plus de « justice fiscale » en taxant des services pour lesquels les utilisateurs sont les principaux créateurs de valeur, puisque ces services échappent habituellement à l’impôt. Mais alors qu’il ne cesse de déclarer que les GAFA payent 14 points d’impôt de moins que les autres entreprises implantées en France, il n’indique pas si son projet de loi permettra de résorber cet écart. Il ne préfère en fait pas avouer que ce ne sera pas le cas. Pire, un certain nombre d’entreprises et de services échapperont à cette taxe, alors même qu’ils échappent déjà actuellement à toute imposition. Ce texte ne rétablit donc en rien la « justice fiscale » dont se réclame Le Maire.

Le ministre n’a d’ailleurs jamais expliqué précisément pourquoi il refusait d’inclure ces services dans le champ de la taxe, à part en établissant une frontière floue entre les services pour lesquels « c’est l’utilisateur qui crée la valeur » qui mériteraient à ce titre d’être taxés, et les autres qui ne rentreraient pas dans le champ de la taxe. Or, cela est injustifiable.

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Jeff Bezos, patron d’Amazon © Seattle City Council

Amazon fait par exemple du profit en vendant à des acheteurs français des biens matériels, comme les livres. Amazon n’est presque pas taxé sur ces profits qui sont délocalisés dans des paradis fiscaux tels le Luxembourg ou le Delaware. Alors pourquoi ne pas inclure le chiffre d’affaires issu de ces ventes dans l’assiette de la taxe comme le proposaient des groupes d’opposition à l’Assemblée ? Cette justification autour de la création de valeur n’est qu’un pure enfumage pour justifier l’injustifiable : les GAFA ne seront taxés que sur une infime partie de leur activité. Une méthode qui peut faire penser au Fonds pour l’innovation. Ce dernier servait à justifier les privatisations effectuées par Le Maire dans la loi PACTE, mais personne, pas même la Cour des comptes, n’a compris son utilité.

Cette justification autour de la « création de valeur » n’est qu’un pure enfumage pour justifier l’injustifiable : les GAFA ne seront taxés que sur une infime partie de leur activité.

Une micro taxe pour des géants

Et le taux de cette taxe est à l’image de son assiette. Concrètement, le chiffre d’affaires issu des services visés sera taxé à un taux fixe de seulement 3%. Ainsi, en appliquant cette taxe, le taux réel d’imposition de ces géants du numérique restera largement inférieur à celui des PME françaises.

Mais surtout, cette taxe ne touchera qu’une poignée d’entreprises. Ainsi, elle ne visera que les entreprises dont le montant annuel des produits tirés des services taxés – qui nous avons vu sont très limités – est supérieur à 750 millions d’euros au niveau mondial et à 25 millions au niveau national. Seuls 30 groupes seront donc touchés par cette taxe, dont un seul français.

Seuls 30 groupes seront donc touchés par cette taxe, dont un seul français.

On aurait pu entendre la volonté de ne pas pénaliser des petites entreprises du numérique, mais un juste milieu aurait pu être trouvé. Si Le Maire fait mine d’opposer les gros et les petits, il oppose en fait seulement les géants (à qui il prend si peu que cela sera indolore pour eux) aux très gros (à qui il ne prend rien).

Sans surprise, les recettes attendues de cette taxe seront donc très faibles. Elles ne seront à terme que de 500 millions par an (et même de seulement 400 millions en 2019 d’après l’étude d’impact du projet de loi). Or, ce chiffre est très faible au vu des profits colossaux que réalisent ces entreprises en France. L’économiste Gabriel Zucman estime par exemple que, en prenant en compte seulement les multinationales, le contournement de l’impôt français dépasse les 5 milliards, soit 10 fois plus que ce que Le Maire ambitionne de récupérer.

Cette taxe est donc moins une taxe qu’une forme d’accord tacite : le Gouvernement français convient qu’il ne peut rien faire contre l’évasion fiscale et finit donc par accepter les pratiques des GAFA en échange d’une petite compensation financière (que ces GAFA doivent acquitter qu’ils aient ou non échappé à l’impôt français). Cela reviendrait à accepter le fait que les riches contribuables fraudent l’impôt et donc à leur demander quelques euros à la fin de l’année, qu’ils aient ou non fraudés, pour compenser cela.

Mais surtout, les GAFA eux-mêmes ont déclaré qu’ils répercuteraient la quasi-totalité du coût de cette taxe sur leurs utilisateurs, ne s’acquittant que de 25 millions d’euros sur les 500 millions réclamés. Ils promettent donc avec insolence de faire payer le consommateur français pour cette taxe qui leur est due.

Des GAFA qui défient avec insolence le législateur français

Une étude sur cette taxe GAFA a en effet été publiée par le cabinet d’avocats Taj, mandaté par le lobby des GAFA (l’Association de l’industrie numérique et informatique – CCIA). Elle montre que ces entreprises, du fait de leur position quasi-monopolistique, risquent de répercuter cette taxe sur le consommateur et sur les PME qui utilisent leurs services. Ainsi, l’étude de ce lobby montre que le coût de cette taxe sera répercuté à 55% sur les utilisateurs, à 40% sur les PME utilisant les services de ces GAFA et seulement à 5% sur les GAFA eux-mêmes.

L’indécence des GAFA n’a donc pas de limites : non content de ne pas payer leurs impôts, ils indiquent que si on les forçait à payer cette taxe, ils répercuteraient l’intégralité de son coût sur leurs utilisateurs. Sur les 500 millions récoltés, les GAFA en payeront seulement 25 millions, selon leurs propres dires.

L’indécence des GAFA n’a donc pas de limites : non content de ne pas payer leurs impôts, ils indiquent que si on les forçait à payer cette taxe, ils répercuteraient l’intégralité de son coût sur leurs utilisateurs.

L’insolence de ce lobby ne s’arrête pas là car cette étude conclue également que « personne ne sait vraiment comment Bercy va faire pour contrôler les rentrées fiscales associées à cette taxe » : en clair, les GAFA comptent bien frauder pour également échapper à cette nouvelle taxe et ils ne s’en cachent pas. Et quand on sait que le Gouvernement compte supprimer 2 313 postes supplémentaires rien qu’en 2019 au sein de la Direction Générale des Finances Publiques et de ses opérateurs, on se demande effectivement qui va contrôler les rentrées fiscales de cette nouvelle taxe.

Invités par la Commission des finances de l’Assemblée nationale, les responsables des relations publiques de ces grands groupés ont réitéré ces propos, annonçant même qu’elles allaient devoir revoir à la baisse leurs investissements en France si cette taxe était mise en place.

Il faut de toute urgence ré-inverser le rapport de force : il n’est pas acceptable que des entreprises qui ne payent déjà pas leurs impôts en France soient invitées à l’Assemblée pour faire ce type de déclarations. Il faudrait aussi leur rappeler qu’en échappant à l’impôt, les GAFA ne participent pas au financement de services publics dont elles bénéficient pourtant largement pour leur implantation en France. Elles mobilisent ainsi les réseaux routiers et les réseaux de télécoms à grande échelle : 80% de l’utilisation des bandes passantes des réseaux de télécoms est le fait des multinationales Google, Facebook et Netflix.

Cette taxe GAFA est un effet d’annonce mais ne réglera pas le problème

En plus d’être minimaliste, la taxe GAFA ne touchera que les entreprises du numérique, alors même que toutes les multinationales utilisent ces techniques de transfert de bénéfices, y compris celles qui possèdent des magasins physiques en France, à l’image de McDonald’s.

Bruno Le Maire indique qu’il s’agit d’une étape intermédiaire, avant d’arriver à un accord au niveau de l’OCDE. Mais cet accord mondial viserait uniquement une taxation minimale. Et il y a fort à parier que cette taxation minimale soit plus proche de celle de l’Irlande que de la France. Or, si cette taxation minimale mondiale reste largement inférieure à la française, les entreprises continueront de pratiquer l’évasion fiscale et cela ne réglera donc en rien le problème. Au contraire, cela pourrait être utilisé comme un argument pour baisser encore plus l’impôt sur les sociétés français. Ce n’est donc pas pour rien que le lobby des GAFA soutient ce projet de l’OCDE.

Cette taxe est donc l’un des symboles de l’impuissance volontaire de l’État libéral : comme sur les dossiers industriels, le Gouvernement fait semblant d’avoir un État fort, mais il se couche finalement face aux grands groupes. Pourtant, les GAFA deviennent de plus en plus puissants et sans État fort, leur position hégémonique et leur pouvoir ne feront que s’accroître. Alors que l’étude d’impact du projet de loi signale à juste titre que 95% des recherches en ligne en France se font via Google, le projet de loi semble en tirer comme conclusion qu’il ne faudrait pas trop durcir le ton face à cette entreprise dont le pays dépend. Mais au contraire, il faudrait rompre ce monopole en imposant a minima à ces multinationales les mêmes règles que l’on impose à nos PME et autres start-up du numérique.

Cette taxe est donc l’un des symboles de l’impuissance volontaire de l’État libéral

C’est donc sans surprise que les syndicats et associations concernés par le sujet ont fait part de leur déception. Solidaires Finances Publiques, le principal syndicat des agents des impôts, dénonce ainsi une taxe qui « ne répond pas aux enjeux ». Oxfam parle d’un projet « très décevant et extrêmement peu ambitieux au regard de l’ampleur de l’évasion fiscale en France ». Attac note que cette taxe GAFA  « ne  rétablit  en  rien  la  justice  fiscale  et  que  les  géants  du  numérique  vont  continuer à échapper à l’impôt ».

Des solutions existent

Ces associations proposent des solutions pour lutter contre ce fléau. Si elles ont leurs nuances, toutes cherchent à taxer les multinationales, et pas seulement celles du numérique, sur leurs bénéfices réellement réalisés en France. En effet, taxer le chiffre d’affaires comme le propose le gouvernement ne répond à aucune logique économique, puisque certaines entreprises font beaucoup de profits avec peu de chiffre d’affaires et inversement.

Mais comment déterminer le montant de ce bénéfice effectivement réalisé en France, que rechignent à nous livrer ces multinationales ? L’économiste Gabriel Zucman a proposé une solution, reprise par des amendements malheureusement rejetés à l’Assemblée nationale. Il s’agirait pour la France d’utiliser une clef de répartition pour que les entreprises payent leur impôt sur les sociétés au prorata du pourcentage de leur chiffre d’affaires mondial réalisé en France. Si, par exemple, une multinationale fait 10 milliards de bénéfices en tout dans le monde, et qu’elle réalise 10% de son chiffre d’affaires en France, alors elle devra déclarer 10% de ces 10 milliards comme bénéfices réalisés en France, qu’elle les ait ou non artificiellement transférés vers des pays à fiscalité nulle ou très faible.

Cette solution est techniquement possible. Il ne manque plus que la volonté politique pour l’appliquer.

Quel modèle de souveraineté populaire pour une politique d’émancipation ?

Tout le monde parle aujourd’hui de « souveraineté du peuple ». Du Rassemblement National à la France Insoumise, chacun invoque le retour au peuple souverain comme remède aux crises politiques que traversent les nations européennes. Marine le Pen avait pour slogan « au nom du peuple » et Jean-Luc Mélenchon « la force du peuple ». Tandis que le populisme de droite se veut être « le cri des peuples européens qui ne veulent pas mourir » et se constitue de manière identitaire et xénophobe, le populisme de gauche construit sa frontière en faisant jouer le « peuple » contre les « élites » et en revendiquant les principes démocratiques d’égalité et de souveraineté du peuple.

Force est de constater que populisme de droite et populisme de gauche charrient un même présupposé : l’évidence que les crises démocratiques trouvent leur solution au moins partielle dans le retour à un sujet, le peuple souverain. Ce retour à la souveraineté populaire serait une condition nécessaire, quoique non forcément suffisante, pour dépasser cet état de marasme politique. Il est toujours bon d’interroger ses préjugés. Quelle est, précisément, cette souveraineté du peuple que nous invoquons incessamment ?

Souveraineté orthodoxe, souveraineté hétérodoxe : rappel de l’histoire des idées

Les historiens de la philosophie et du droit s’accordent en général pour considérer les Six livres de la république de Jean Bodin comme la première théorie moderne de la souveraineté. Le concept de souveraineté a trois racines théoriques : la tradition politique juive, le droit romain et le droit médiéval.

D’un point de vue historique le concept de souveraineté se développe en accompagnant le processus de construction de l’État. D’un point de vue politique, il sert à légitimer l’indépendance du roi de France par rapport à l’autorité papale (souveraineté externe) ainsi qu’à lui procurer juridiquement un pouvoir absolu et suprême sur l’ensemble du territoire du royaume de France (souveraineté interne). Publiés quatre ans après la Saint-Barthélemy, les Six livres de la République (1576) ont vocation à définir le meilleur régime politique possible et à poser les conditions formelles d’une société stable afin de conjurer le spectre des guerres civiles. La souveraineté y est définie par la capacité qu’a le prince de « faire et casser la loy ».

De Jean Bodin à Carl Schmitt en passant par Thomas Hobbes et Jean-Jacques Rousseau, le concept de souveraineté gardera sa dimension volontariste et le prisme d’un pouvoir surplombant et extérieur à la société. Bien qu’il existe de profondes différences entre Bodin, Hobbes et Rousseau, et que l’interprétation que Carl Schmitt a de ces auteurs pour formuler sa propre théorie de la souveraineté est hautement contestable et contestée, nous pouvons considérer ces différentes conceptions comme participant du courant classique de la théorie politique. Selon la célèbre formule schmittienne, le souverain est « celui qui décide de l’état d’exception ». C’est une ré-interprétation propre au contexte politique turbulent de la République de Weimar. Si Carl Schmitt, avant et pendant son débat avec le grand juriste Hans Kelsen, théorise la souveraineté en exacerbant sa dimension décisionniste pour la détacher de sa filiation évidente avec le positivisme juridique, l’élément principal du volontarisme demeure — la souveraineté s’incarne dans la capacité à faire et suspendre la loi. C’est ce que nous appellerons la « souveraineté orthodoxe ».

Il existe pourtant une autre conception de la souveraineté que nous qualifierons d’ « hétérodoxe », dans la mesure où elle n’a pas ou très peu retenu l’attention des théoriciens postérieurs. Elle a été élaborée dans la Politica methodice digesta, ouvrage du philosophe et juriste Johannes Althusius, rédigé dans le contexte politique du Saint Empire romain germanique en 1603, soit un peu moins de trois décennies après la parution des Six livres de la République. Johannes Althusius soutient que Jean Bodin confond définition politique et définition juridique de la souveraineté et répond de la même manière à deux questions différentes : 1) De quels droits le souverain dispose-t-il (légalité) ? 2) De quel droit le souverain oblige-t-il (légitimité) ?

Pour Althusius, le droit s’occupe de la première question, la politique de la seconde. Jean Bodin donne la définition suivante : « République est un droit gouvernement de plusieurs ménages, et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine ».  La question juridique ou formelle du « droit gouvernement » prime la question politique de la nature réelle de la République. Dans les Six livres de la République, la question politique est dérivée d’une théorie juridique de la puissance souveraine. La souveraineté chez Jean Bodin est d’abord et avant tout une souveraineté législative. Jean Bodin part du droit pour arriver à la politique ; tandis que la démarche d’Althusius est inverse : il part de la politique pour ensuite arriver au droit.

Soutenant que la politique se définit comme « l’art d’établir, de cultiver et de conserver entre les hommes la vie sociale qui doit les unir », Althusius soutient que la souveraineté revient au peuple et non au prince. En partant de la vie sociale comme objet propre de la politique, Althusius va localiser le principe de souveraineté dans le peuple organisé, c’est-à-dire dans une collectivité déjà stratifiée socialement en divers échelons. La politique doit s’attacher à chercher la nature réelle, et non formelle, de la république, ce qui fait sa vitalité : tels sont les droits de souveraineté, qui reviennent non au prince mais aux différents groupes sociaux qui constituent le peuple et sans lesquels il n’y aurait de vie commune. Si la souveraineté est entièrement détenue par le prince, note Althusius, la république dépérit et meurt ; car le principe de sa vitalité réside dans le peuple et non dans le prince, qui est son obligé.

Voilà pourquoi la souveraineté doit être distribuée au peuple sous forme de droits politiques à l’auto-organisation. La science juridique s’occupe non pas de localiser ces droits de souveraineté, qui doivent résider dans les diverses corporations, mais d’organiser leur distribution conformément au contrat entre le prince et le peuple. Contre l’absolutisme monarchiste de Jean Bodin, pour qui le peuple et la société sont des instances passives qui ne tirent leur existence et leur unité que de l’unicité d’un pouvoir  juridique suprême, Johannes Althusius redéfinit la souveraineté comme droits des différents groupes sociaux à l’autogestion. Deux logiques opposées donc :  celle d’un pouvoir transcendant — le prince à l’image de Dieu — où l’Etat surplombe la société ; celle d’un pouvoir immanent — la société sécrétant elle-même le pouvoir qui la gouverne en retour. Transposée abruptement aujourd’hui, la divergence théorique entre Jean Bodin et Johannes Althusius peut laisser présager deux manières antagoniques de penser la souveraineté du peuple.

Trois principes de souveraineté : retour sur le débat contemporain

Le débat contemporain sur la place et la fonction de la souveraineté du peuple est complexe en cela qu’il réunit différents plans d’analyse. Essayons de distinguer trois éléments principaux afin de mieux pouvoir les ré-articuler. En simplifiant, on peut discerner :
1) Le principe juridique de souveraineté nationale, comme participant des fondements du droit public, du droit international et de l’organisation des pouvoirs.
2) Le principe politique (ou idéologique) de souveraineté populaire comme mode de légitimation du pouvoir.
3) Le principe sociologique de souveraineté étatique, comme mode d’organisation des rapports économico-sociaux sur le territoire de l’État-Nation.

Cette distinction est bien sûr schématique. De manière concrète, les choses ne sont évidement pas si simples. Il est toutefois bon de garder en tête cette distinction pour ne pas tomber dans des paralogismes dus à des glissements sémantiques. Historiquement, la notion de « souveraineté nationale » a été invoquée contre le principe monarchique qui fait fusionner le corps de la Nation et le corps du Roi. Dans un discours célèbre du 3 mars 1766 au Parlement de Paris, Louis XV déclarait :

«  Les droits et les intérêts de la Nation, dont on ose faire un corps séparé du monarque, sont nécessairement unis avec les miens et ne reposent qu’en mes mains ; je ne souffrirai pas qu’il s’introduise un corps imaginaire qui ne pourrait qu’en troubler l’harmonie ».

Quelques décennies plus tard, les révolutionnaires ont osé. Ils ont fait jouer contre le corps du roi, censé incarner la Nation, le principe de souveraineté nationale. Ils ont brandi l’autonomie du corps de la Nation contre le corps du roi. De manière similaire, contre l’idée que le pouvoir du monarque proviendrait de Dieu, le principe politique de souveraineté populaire affirme que tout pouvoir provient du peuple et se trouve donc soumis aux exigences de la communauté politique.

Ces deux principes là débouchaient sur une réorganisation de l’ensemble des pouvoirs politiques et  du système juridique. Réorganisation qui avait pour infrastructure le processus historique de mutation des rapports de classes, le passage d’un régime de production de type féodal à un autre de type capitaliste et la consolidation de l’État-Nation. On voit qu’historiquement ces trois principes sont inextricablement liés. Mais les trois souverainetés distinguées ne se déterminent pas de la même manière. C’est d’abord l’infrastructure qui détermine la superstructure. Il y a bien sûr une autonomie de la superstructure qui permet à celle-ci de peser en retour sur l’infrastructure (contre un déterminisme vulgaire). C’est la relative indépendance de la politique. Mais il est évident d’un point de vue historique que c’est d’abord parce qu’il y a des transformations sociales et économiques qu’il y a une mutation du système politique, afin que ce dernier soit de nouveau apte à les mieux encadrer. Le principe juridique de souveraineté nationale qui participe de la théorie de l’organisation des pouvoirs a donc pour base le principe sociologique de l’État-Nation. Le principe de souveraineté populaire vient quant à lui justifier l’autorité des pouvoirs, produire de la légitimité politique, soit, pour ceux qui subissent le pouvoir plus qu’ils ne l’exercent, du consentement. Il vient, en quelque sorte, « envelopper » le principe sociologique de souveraineté étatique et le principe juridique de souveraineté nationale d’un voile idéologique.

On voit donc la limite de cantonner l’expression « souveraineté du peuple » au seul plan idéologique ou politique, sans faire référence ni à des études sociologiques ni à des travaux juridiques. Sans s’engager, a fortiori, dans une analyse structurelle du capitalisme contemporain. C’est en cela que pèchent les théories populistes. Sans une alliance entre d’une part une analyse juridique du système formel de l’organisation du pouvoir et des institutions, et d’autre part une analyse socio-économique des mutations des rapports de classes et des possibilités de ré-appropriation de la production par le salariat dans les sociétés modernes, revendiquer la souveraineté du peuple ne saurait être qu’un flatus vocis, un simple bruit de la bouche. Car en effet, faute de ces analyses scientifiques, la souveraineté du peuple ne saurait être qu’une notion drastiquement sous-déterminée, qu’un signifiant sans signifié. L’appel à la souveraineté populaire ne ferait qu’invoquer une idée sans nous dire comment peut s’organiser de manière institutionnelle cette souveraineté et quelles classes sociales sont susceptibles de se l’accaparer et d’en détourner l’usage. Si les idées sont certes importantes en politique, une véritable hégémonie idéologique ne peut s’établir et se pérenniser qu’en ayant pour base des structures sociales solides. Parler de souveraineté populaire d’un point de vue exclusivement politique ou philosophique, c’est sombrer dans l’idéalisme.

Critique de la souveraineté orthodoxe

Revenons-en maintenant à ce que nous avions distingué comme la souveraineté « orthodoxe ». Celle-ci contient deux présupposés problématiques.

Premièrement une conception pauvre de la décision collective. La décision collective y est pensée sous un modèle simpliste de la volonté individuelle : un pur « je veux » alors que depuis Freud nous savons que la volonté individuelle est travaillée par différentes forces et qu’elle est loin d’être simple. Mais de toute manière penser la volonté collective avec pour modèle la volonté individuelle constitue une faute méthodologique. Reste que la souveraineté orthodoxe du peuple ne s’embarrasse aucunement du mode de production de la décision collective. C’est pourquoi elle se satisfait volontiers du référendum, censé représenter exemplairement la volonté du peuple. Force est de constater que le peuple n’a pas son mot à dire dans la formulation même de la question à laquelle il se voit sommé de répondre. Cela contribue à une production de la décision collective très limitée. Le référendum est soit une acclamation soit un rejet, mais dans chaque cas il ne s’inscrit pas dans une véritable réflexion d’un meilleur mode de production de la décision collective.
De plus, les citoyens qui y participent sont généralement dépourvus de la signification politique accordée à leur vote. Une décision politique qui ne saurait être le fruit d’une authentique délibération collective est démocratiquement pauvre. Contre cela pourtant certaines alternatives se font jours : tirages au sort, assemblées sociales délibératives, etc.

Deuxièmement, la souveraineté orthodoxe suppose un sujet politique donné, le « Peuple ».
Il est difficile de voir ce que pourrait précisément dénoter l’actuelle « souveraineté du Peuple » du point de vue sociologique, étant donné que le « Peuple » contemporain est une entité abstraite. Il n’est en effet ni l’ensemble des votants (quid, en fonction des lieux et des époques, des femmes et des mineurs, des personnes privés de droit et aujourd’hui des abstentionnistes), ni l’ensemble des citoyens (quid des sans-papiers qui se voient exclus de la politique) ni même la masse indifférenciée de personnes qui vivent sur un même territoire (quid de nos concitoyens d’outre-mer et des nombreux citoyens français vivant à l’étranger qui votent, et par là, expriment la « souveraineté » du peuple). On s’en doute bien, le « Peuple » devient vite une notion fourre-tout voire attrape-nigaud, malléable à souhait et pouvant épouser n’importe quel paralogisme, ce dont de nombreux historiens nous ont alerté. Comme l’avait vu Hans Kelsen, l’unité du peuple n’est pas réelle, elle est nominale : « le peuple n’apparaît un, en un sens quelque peu précis, que du seul point de vue juridique : son unité – normative – résulte au fond d’une donnée juridique : la soumission de tous ses membres au même ordre étatique »

Dans une veine critique, qu’elle soit d’inspiration marxienne, foucaldienne ou bourdieusienne, l’exercice du pouvoir est toujours accaparé par un particulier (leader, bourgeoisie, bureaucratie), est transversal à l’Etat et constitue un rapport de domination. L’asymétrie principielle entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui le subissent fait apparaître alors le mythe démocratique de l’auto-législation et de la souveraineté du peuple sous un nouveau jour : comme un mensonge idéologique. Un mensonge destiné à accréditer ceux qui nous gouvernent en les dotant d’une caution de légitimité qu’ils ne devraient avoir sous aucun prétexte — tout particulièrement lorsque le faste symbolique de la fonction tombe et que se révèle leur nature toujours plus avérée de larbin du Capital.

Déconstruire le mythe de la délégation de la souveraineté du peuple que véhicule la souveraineté orthodoxe, d’une souveraineté nationale exclusivement exercée, et ainsi captée, par des représentants en vue d’un « bien commun » — alors que le pouvoir est essentiellement dirigé par des intérêts particuliers —, loin d’inaugurer un pessimisme ambiant ouvre une lucidité politique accrue. C’est là que pourrait se développer une authentique souveraineté populaire, non au sens du peuple abstrait, mais du menu peuple, des « gens de peu ». Une souveraineté populaire arrachée au mode de production orthodoxe du consentement politique. Cette souveraineté nouvelle n’est donc pas une chose déjà-là qui serait la condition de résolution de la crise économique et politique que les sociétés néolibérales traversent. Cette souveraineté hétérodoxe du peuple constitue moins une solution qu’un problème. Car elle est tout le problème politique actuel. Le problème des sociétés démocratiques contemporaines rongées de l’intérieur par la logique néolibérale et cédant de plus en plus à une pente autoritaire. En fonction de quoi, cette souveraineté nouvelle n’est aucunement acquise, elle doit au contraire être conquise, puisqu’elle est indissociable de la lutte des différents groupes sociaux contre l’hégémonie du capital. En somme, il s’agit moins de souhaiter changer la société que de vouloir changer de société.

Un tel programme ne peut s’amorcer d’aucune façon avec les forces répertoriées de droite. Leur souveraineté gouvernementale, jamais séparée du mythe paternaliste du « grand homme » ou du « chef », ne vise qu’à redonner aux gouvernants des marges de manoeuvre accrues sans remettre en question les causes de notre crise actuelle, qui sont à chercher dans les structures socio-économiques et politiques du capitalisme contemporain. La droite, extrême ou non, n’a jamais eu pour ennemi réel, pour adversaire principal le Capital. C’est pourtant lui au premier chef qui bride les virtualités plus égalitaires de la démocratie. Tout rêve d’union entre « souverainistes » de droite et de gauche en vue de sortir de la crise actuelle est une fiction ; mais une fiction aux conséquences dangereuses sur la réalité qu’elle prétend éclairer.

Pour aller plus loin

Gérard Mairet, Le principe de souveraineté, Folio essais, Gallimard.
Gaëlle Demelemestre, Les deux souverainetés et leur destin, Cerf.
Jacques Sapir, Souveraineté Démocratie Laïcité, Michalon.
Frédéric Lordon,  Imperium, La Fabrique.
Catherine Colliot-Hélène, La démocratie sans « démos », PUF.
Dominique Rousseau, Radicaliser la démocratie, Essais, Points.
Pierre Rosanvallon, La démocratie inachevée, Folio histoire.
Bernard Friot, Puissances du salariat, La dispute.
Bruno Amable et Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois, Raisons d’agir.

Macron et les médias : comment la presse a renoncé à son rôle de contre-pouvoir

Pendant la campagne présidentielle 2017, Emmanuel Macron avait défrayé la chronique par la complaisance sans précédent des médias à son égard, confinant parfois à l’adoration. Très logiquement, une presse bouche bée d’admiration devant le candidat Macron n’est pas subitement devenue une presse violemment critique à l’égard du Président Macron, suite à son élection. Ce que l’on craignait s’est réalisé : la presse, qu’elle soit publique et privée, faillit à son rôle de contre-pouvoir. Elle accepte l’auto-censure, mais aussi une censure d’Etat qui croît de manière inquiétante depuis l’investiture d’Emmanuel Macron.


Une grande partie des titres de la presse privée sont détenus par des amis du pouvoir. S’ils se permettent de temps à autre d’émettre des critiques à l’égard du Président, ils ne se départissent jamais de leur admiration pour Emmanuel Macron. En juin, François Pinault, propriétaire du Point, avait déclaré dans un entretien au Monde que Macron, selon lui, “ne comprenait pas les petites gens” et qu’il craignait que le Président “mène la France vers un système qui oublie les plus modestes”. Le gouvernement n’a pas tardé à riposter par la voix de Benjamin Griveaux, pointant du doigt l’ironie de la situation : un magnat de la presse milliardaire, exilé fiscal, s’intéressait soudainement aux “petites gens”. François Pinault a alors très vite fait le choix de rétro-pédaler pour indiquer qu’il éprouvait une “grande admiration” à l’égard de l’action menée par Emmanuel Macron, regrettant la “polémique excessive” provoquée par ses propos.

Un petit couac finalement assez emblématique du compromis tacite qui lie pouvoir politique, grandes fortunes et détenteurs de titres de presse : on ne s’attaque pas entre nous.

La presse privée, quelque part entre Gala et la Pravda

Ce n’est certes pas dans le Point que l’on trouvera une contestation particulièrement vive du pouvoir et des politiques menées par Emmanuel Macron. Entre autres intellectuels de renom, Bernard-Henri Lévy y tient un bloc-note hebdomadaire, qui oscille entre le tract macroniste et l’homélie dirigée contre les “démagogues”, les “populistes” et autres “factieux”.

Le son de cloche n’est pas tellement différent du côté de l’Express, dont les Unes, qui érigent Emmanuel Macron en demi-dieu, oscillent entre Gala et la Pravda.

Cet hebdomadaire est financé par Patrick Drahi, à qui Emmanuel Macron avait facilité le rachat de SFR lorsqu’il était ministre avec un contrat de 14 milliards d’euros. Echange d’amabilités : en octobre 2016, Bernard Mourad, PDG de SFR France (propriété de Patrick Drahi) intégrait l’équipe de campagne du candidat devenu Président. Pourquoi mettre fin à une alliance qui fonctionne si bien ?

L’Obs, Libération et le Monde constituent-t-ils une bouffée d’air frais dans ce magma macronien ? Il suffit de se pencher sur le traitement médiatique que ces journaux effectuent à l’égard des divers mouvements sociaux qui ont scandé l’ère Macron (manifestations contre les ordonnances sur le travail, grèves des cheminots, Gilets Jaunes) pour comprendre qu’il n’en est rien. Les quelques égratignures que ces médias se permettent à l’égard de l’action présidentielle ne sont rien en proportion de la violence qu’ils déchaînent contre ces mouvements sociaux. Un parti-pris qui n’a en dernière instance pas grand chose de surprenant si l’on prend en compte le fait que l’Obs et le Monde sont propriétés de Xavier Niel – qui estimait il y a peu que le Président Macron était à l’origine de “lois fantastiques” – ou que Libération est une propriété du multi-milliardaire Patrick Drahi. Celui-ci, dans un souci de pluralisme, a en effet racheté le journal “de gauche” Libération après avoir racheté le journal “de droite” l’Express.

Si les Unes sont moins dithyrambiques qu’elles ont pu l’être auparavant, les grands n’oublient jamais de réaffirmer publiquement leur soutien au Président.

La complaisance de la presse privée pour le pouvoir en place n’est pas neuve. Ce qui l’est davantage depuis l’investiture d’Emmanuel Macron, ce sont les tentatives de la part de l’exécutif visant à encadrer l’information.

Quand “En Marche” estime être sous-médiatisé

L’année 2018 a débuté sur les chapeaux de roue avec un projet de loi relatif à l’encadrement du traitement médiatique des élections européennes, projet qui a valu au gouvernement des réprimandes de la part du Conseil d’Etat. Ce texte prévoyait de modifier la répartition du temps de parole accordé aux partis dans l’audiovisuel public. Il était projeté que le temps alloué à chaque liste pour les européennes soit proportionnel à la taille du groupe parlementaire de chaque parti. Une telle mesure aurait scandaleusement avantagé les partis qui disposaient des groupes les plus importants en termes d’élus.

Selon les calculs des journalistes de Marianne, la liste LREM aurait pu voir son temps augmenter de 20 minutes à 51 minutes sur les deux heures totales de diffusion de clips de campagne, soit une augmentation de 155%. Toujours selon Marianne, le groupe Les Républicains serait lui passé de 20 à 32 minutes. A contrario, la France Insoumise aurait quant à elle perdu 18 minutes d’antenne, passant de 20 à 2 minutes.

Cette démarche ne peut que faire sourire lorsqu’on se souvient qu’en juin 2017, En Marche avait saisi le Conseil Constitutionnel concernant la durée des émissions de campagne dans l’optique des élections législatives, protestant contre une supposée sous-médiatisation des candidats macronistes ; c’était avant de pouvoir faire siennes les règles du jeu.

Cette tentative de contrôle de la presse qui s’est soldée par un échec cuisant pour l’exécutif ne constitue pas un cas isolé…

“Cela s’appelle de la communication, pas du journalisme”

En février 2018, Marie Roussel, journaliste de France 3 Hauts-de-France avait publiquement dénoncé le fait qu’elle avait été empêchée de suivre la visite de L’Oréal faite par Edouard Philippe et Bruno Le Maire. Elle avait déploré dans la vidéo présente ci-dessous l’accès à un “joli livret sur papier glacé, avec plein de photos de rouges à lèvres et de shampoings à l’intérieur. Elle rappelait à la fin de sa vidéo coup de gueule ce qu’était un reporter : “c’est celui qui rend compte” avant de préciser qu’elle n’avait rien vu de la visite car “Matignon et le groupe L’Oréal verrouillent tout”. Cela “s’appelle de la communication, pas du journalisme”, concluait-elle.

En février 2018 toujours, la présidence avait choisi de déménager la salle de presse en dehors du Palais de l’Elysée, ce qui avait été perçu par l’Association de la presse présidentielle comme une “entrave à leur travail”.

Dans le même temps, comme le rapporte Acrimed “alors qu’ils tentent de couvrir l’évacuation de la ZAD Notre-Dame des Landes, plusieurs journalistes sont empêchés de travailler par… les forces de l’ordre”

Le communiqué du ministère de l’Intérieur assumait parfaitement ce comportement : “Pour la sécurité de tous, le Ministère de l’Intérieur appelle les équipes de reporters présentes sur place à la responsabilité, en veillant à ne pas se mettre en danger inutilement et à ne pas gêner les manœuvres opérées par la Gendarmerie nationale. Les journalistes sont invités à se rapprocher de la Préfecture de Loire-Atlantique, qui met à leur disposition un espace presse. La Gendarmerie nationale mettra à disposition des rédactions, des photos et vidéos de l’opération libres de droits”.

Quand des amis de Macron prennent la tête de chaînes publiques 

En mars 2018, Bertrand Delais était élu par le Bureau de l’Assemblée Nationale pour prendre la tête de La Chaîne Parlementaire (LCP). La particularité de ce documentariste ? Il est publiquement reconnu comme étant un proche d’Emmanuel Macron. Il a notamment réalisé le documentaire En marche vers l’Elysée, documentaire très complaisant avec le nouveau pouvoir qui avait été diffusé sur France 2 très peu de temps après l’élection.

Parmi les documentaires tournés pendant la campagne, celui-ci avait la particularité de donner la parole au candidat Macron pendant la campagne. Le réalisateur a également publié plusieurs billets sur le HuffPost : contributeur régulier, ses articles traitent de la scène internationale jusqu’en 2017, année à partir de laquelle ils ont globalement tous pour sujet Emmanuel Macron. Les analyses à son égard, on s’en doute, sont globalement très laudatives.

C’est que l’amitié qui unit le Président de la République au Président de la chaîne parlementaire ne date pas d’hier. Les deux hommes se connaissent en fait depuis 2011 ; “à l’époque, on se voyait une fois par mois” avait confié le documentariste au Figaro. Quelqu’un s’étonnera-t-il, après cela, que les intervenants sur LCP ne soient pas des critiques particulièrement acerbes de l’action présidentielle ?

Les nominations pleuvent au royaume de la technocratie… En avril 2018, c’est au tour de Sibyle Veil, camarade de promotion de l’ENA d’Emmanuel Macron d’être nommée présidente de Radio France. Elle avait auparavant travaillé pour Nicolas Sarkozy. S’il ne s’agit pas là directement de la nomination d’une amie comme peut l’être interprétée la nomination de Bertrand Delais, sa nomination témoigne encore une fois de la porosité entre le monde politique et médiatique, censé incarner un “quatrième pouvoir” – dont on voit cependant depuis longtemps qu’il se distingue de moins en moins du premier pouvoir…

Ce rapport instrumental entretenu avec la presse, considérée par l’Elysée comme un relais communicationnel, ne se manifeste jamais mieux que lors des apparitions médiatiques du Président. Le 12 avril 2018, “Emmanuel Macron décide de s’exprimer au cours du JT de 13h de Jean-Pierre Pernaut, sur TF1, dans une école de l’Orne, sélectionnant ainsi son interviewer, et le cadre de l’interview. Trois jours plus tard, il récidive en choisissant cette fois-ci Edwy Plenel et Jean-Jacques Bourdin” (Acrimed). Cette vidéo est mise en ligne sur le site de l’Elysée, faisant de cet entretien de plus d’une heure dans la presse un support de communication. Il avait lui-même choisi l’interviewer et le lieu où se déroulerait l’interview à savoir une école dans l’Orne. Le 15 avril, il fait le choix d’être interviewé par Edwy Plenel et Jean-Jacques Bourdin.

La loi fake news : une tentative d’institutionnalisation de la censure

En mai 2018, la proposition de loi sur le secret des affaires était adoptée malgré la méfiance et les critiques de personnalités politiques et de journalistes qui voient en elle un “outil de censure inédit”. Le Conseil Constitutionnel avait été saisi par 120 élus de la France Insoumise, du Parti Socialiste et du Parti Communiste.

Ce texte qui constitue en fait la transposition d’une directive européenne permet dorénavant de lancer des poursuites judiciaires à l’encontre – entre autres – de journalistes qui enquêteraient ou agiraient tels des lanceurs d’alerte.

En juin 2018, c’est une proposition de loi très contestée, la loi “fake news”, qui a pris forme. Cette loi a été adoptée dans la nuit du 9 au 10 octobre. Depuis le vote de cette loi, les juge des référés peuvent désormais être saisis pour faire cesser la diffusion d’informations considérées comme “fausses” (“fake”) pendant les trois mois qui précèdent un scrutin. De même, le CSA pourra ordonner la suspension de la diffusion “d’un service contrôlé par un Etat étranger”, s’il “diffuse de façon délibérée de fausses informations de nature à altérer la sincérité d’un scrutin”.

Cette loi n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes. Que l’on considère d’abord la difficulté qu’il y a à trouver une définition relativement consensuelle de “fake news”. C’est la question de l’objectivité de l’information qui se pose : quelle différence entre une vraie et une fausse information ? Quel critère d’objectivité permet de distinguer entre une “fake news” et une information vérifiée ? Quelle dose de subjectivité humaine intervient dans le processus de sélection et de construction des informations ? Ces questions épineuses sont tout simplement ignorées par les partisans de la “loi fake news”.

Cette loi intervient dans un contexte de chasse aux “fake news” lancée par les entreprises multinationales et les grands médias aux mains de capitaux privés. à quelques semaines de la présidentielle, Facebook avait signé un partenariat avec 8 médias français privés, destiné à “fact-checker” l’information – autrement dit, à censurer les informations considérées comme des “fausses nouvelles”. Les réseaux sociaux, dont on avait pu penser un temps qu’ils constituaient un espace de liberté par rapport à la presse privée dominée par le pouvoir de l’argent, risquent à leur tour de voir leur contenu régulé par le pouvoir de l’argent.

La paille et la poutre

Lors de l’affaire Benalla, Emmanuel Macron fustigeait “une presse qui ne cherche plus la vérité”, “un pouvoir médiatique qui veut devenir un pouvoir judiciaire”. Le Président Macron prenait ainsi le contre-pied du candidat Macron, qui en pleine affaire Fillon avait appelé celui-ci à respecter le pouvoir judiciaire et médiatique, affirmant “qu’on ne peut pas prétendre présider la France en étant contre tous les contre-pouvoirs“. Le voilà donc à attaquer la presse avec les mêmes armes qu’il conspuait pendant les élections.

Les dernières semaines ont vu un accroissement inquiétant des violences perpétrées par les forces de l’ordre contre les journalistes qui cherchaient à couvrir les manifestations de Gilets Jaunes. Ce ne sont pas moins de vingt-quatre journalistes et photographes qui ont annoncé vouloir porter plainte pour violences policières suite au traitement dont ils ont été victimes durant la journée du 8 décembre.

Depuis quelques mois, les médias français sont sujets à un encadrement toujours plus important de la part de l’exécutif, auquel s’est ajouté, ces dernières semaines, une répression policière accrue contre les journalistes et reporters.

Sous couvert de vouloir contrôler l’information, et en filigrane de lutter contre certains médias comme Russia Today (RT), accusés de propager des fake news pour déstabiliser le pouvoir, c’est l’ensemble de la presse qui voit planer au-dessus de sa tête une épée de Damoclès.

La révision constitutionnelle, le « pacte girondin » et l’outrage fait à la Loi

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©Gouvernement français

La présentation en Conseil des ministres, le 9 mai dernier, du projet de révision constitutionnelle souhaité par le Président de la République Emmanuel Macron a traduit son intention annoncée de longue date de réformer les institutions de la Ve République afin de les adapter aux supposés « nouveaux enjeux » auxquels serait aujourd’hui confrontée l’action de l’État.

Faute de « nouveaux enjeux » substantiels, c’est davantage dans l’air du temps et les lieux communs à la mode que la réforme semble avoir puisé son inspiration. « Donner toute sa place à la société civile » en accroissant le rôle d’un Conseil économique, social et environnemental dont on peine déjà à voir la valeur ajoutée, supprimer la Cour de justice de la République afin de céder au réflexe pavlovien selon lequel les juridictions d’exceptions sont nécessairement mauvaises, étendre de façon cosmétique et dépourvue de toute portée pratique le domaine de la loi aux « principes fondamentaux de l’action contre les changements climatiques », voilà autant d’évolutions qui, bien que superfétatoires sinon inopportunes, ne sont pas susceptibles de faire grand mal à l’équilibre de nos institutions.

À ces dispositions, qui tiennent davantage de l’élément de langage paresseux que de la réforme des institutions ainsi qu’à d’autres mesures du même acabit, plus ou moins bien inspirées mais d’ampleur modeste (fin de la présence des anciens présidents de la Républiques au Conseil constitutionnel comme membres de droit, durcissement des règles de non-cumul pour les ministres, etc.) s’ajoutent des modifications à la marge de la procédure parlementaire (accélération du calendrier d’adoption des lois de finances, assouplissement de l’obligation du Parlement de consacrer une semaine par mois à l’évaluation des politiques publiques, etc.) qui ont pour objet de contribuer à désengorger un Parlement surchargé. Ces modifications de procédure, dont on peut discuter l’opportunité sur le plan technique, ne méritent pas les cris d’orfraie habituels sur la « mise au pas du Parlement » qu’elles n’ont pas manqué de susciter. Elles ont cependant à ce jour concentré la totalité du débat sur la révision constitutionnelle.

À première vue, un observateur insuffisamment attentif et suffisamment blasé pourrait donc croire que cette révision est parfaitement vaine, n’a d’autre objet réel que de sculpter la statut de grand réformateur de M. Macron et ne mérite donc rien d’autre qu’une indifférence polie. L’auteur de ces lignes, avouons-le, avait pris ce parti jusqu’à ce qu’il se plonge dans le détail du texte déposé à l’Assemblée nationale début mai.

Car en réalité il y a bien un volet de ce projet de révision qui n’est pas dépourvu de portée, alors même qu’il a été presque entièrement négligé dans la présentation qu’en ont faite les médias. Il s’agit des articles 15, 16 et 17 du projet de révision constitutionnelle qui portent sur les collectivités territoriales et traduisent le « pacte girondin » dont le Président de la République s’est fait le chantre dans un récent discours. Fidèle à la vulgate décentralisatrice, ce « pacte » découle de l’idée selon laquelle la norme devrait davantage pouvoir être adaptée par les collectivités territoriales qui connaissent le terrain là où le mastodonte étatique, par nature incapable de finesse, bride les énergies et les initiatives et n’a cure des spécificités propres à chaque territoire.

« Concrètement, une région suffisamment puissante pourra négocier avec le Gouvernement la non-application de tout ou partie d’une loi de la République sur son territoire. »

L’article 15 comprend deux dispositions complémentaires. Le premier alinéa autorise la loi à distribuer à la carte des compétences différenciées pour des collectivités d’un même niveau, à la condition que ces compétences soient « en nombre limité ». Le second alinéa de l’article rend possible pour une collectivité territoriale, dans les matières où elle est compétente, de déroger de façon permanente à une norme nationale – loi ou règlement – si la loi ou le règlement l’a prévu. Concrètement, une région suffisamment puissante pourra négocier avec le Gouvernement la non-application de tout ou partie d’une loi de la République sur son territoire, « sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti » et à la condition que ce soit « pour un objet limité ». Cet alinéa remplacerait les dispositions déjà inopportunes, mais largement inutilisées, introduites par la révision constitutionnelle de 2003 créant un droit à l’expérimentation pour les collectivité pour une durée limitée. Prises ensemble, les deux dispositions de l’article 15 ouvrent la voie à un rapport de force permanent où les grandes collectivités pourront user de leur influence pour obtenir un cadre juridique sur mesure, qui sied à leurs intérêts propres et s’éloigne, le cas échéant considérablement, du droit national. Dès lors, ce n’est plus tout à fait la Nation par le biais de ses représentants au Parlement qui fera la loi et disposera des compétences de chacun mais aussi des exécutifs locaux à la légitimité fragile et à la compétence souvent discutable.

Les mesures introduites par cet article pourraient même permettre, via des attributions de compétences ad hoc, de donner davantage de corps au concept absurde et scandaleux «d’eurodistrict » frontalier dans lequel des compétences serait confiées à une sorte de collectivité-Frankenstein binationale. Il est d’ailleurs amusant de noter qu’alors même que l’on insiste lourdement pour donner des marges de manœuvre aux collectivités afin qu’elles puissent différencier leur réglementation pour tenir compte de leurs spécificités, on tient absolument, a contrario, à rapprocher les régimes juridiques en vigueur de part et d’autre du Rhin. A croire que l’appartenance à une nation différente n’est pas, aux yeux de certains, une « spécificité » suffisamment notable pour mériter d’être prise en compte…

L’article 16 du projet de révision à quant à lui pour objet de « reconnaître la spécificité de la Corse » dans la Constitution afin de flatter les autonomistes locaux en leur laissant un os à ronger. Concrètement, les dispositions qu’elle introduit donneront la possibilité à la collectivité de Corse d’adapter les lois et règlements pour tenir compte de ses « spécificités » dans des conditions proches de ce qui est aujourd’hui prévu par la Constitution pour les départements d’outre-mer depuis la révision constitutionnelle de 2003, de sinistre mémoire. Sauf sur le plan symbolique, l’effet cet article revient pour l’essentiel à transformer la Corse en département d’Outre-mer. L’approfondissement d’un régime fiscal d’exception pour l’île ou le renforcement de la propagande locale en faveur de la langue et de la culture corse pourraient, notamment, être bientôt au programme.

L’article 17 enfin, toujours inspiré par la même philosophie de démagogie « proximitaire », renforce le pouvoir d’adaptation des normes nationales confié en 2003 aux départements et régions d’outre-mer en prévoyant qu’un simple décret, pris sur la demande de la collectivité concernée, suffise désormais à l’habiliter à fixer elle-même les règles applicables sur leur territoire dans « un nombre limité de domaines » relevant de la loi ou du règlement. À ce jour, cette adaptation doit être explicitement prévue par la loi ou le règlement, selon le niveau de la norme concernée. Le législateur se trouverait ainsi dépossédé d’une partie de son pouvoir et les habitants des DOM privés des garanties de bénéficier de règles, même dérogatoires, prévues par les représentants de la Nation.

« […] Ces évolutions marquent une rupture profonde avec la tradition constitutionnelle française et avec un élément décisif du pacte social national dont l’origine remonte à la Révolution. »

Outre qu’il est pour le moins contradictoire, alors qu’on gémit continûment en haut lieu sur l’impératif de simplification du droit, d’introduire de tels dispositifs qui vont conduire le droit applicable à se balkaniser par région, complexifiant l’office du juge, embrouillant le citoyen et insécurisant l’environnement normatif des entreprises, l’inutilité pratique de ces évolutions saute pourtant aux yeux. En effet, la possibilité d’adapter les règles nationales si nécessaire ou de les décliner au cas par cas existe déjà de façon suffisante dans le droit actuel mais appartient – hors outre-mer – à l’État et à ses représentants dans les territoires. Alors que la proximité n’exige nullement le transfert aux collectivités de pouvoirs qui ne peuvent être exercés que sur le mandat de la Nation tout entière, ces évolutions marquent une rupture profonde avec la tradition constitutionnelle française et avec un élément décisif du pacte social national dont l’origine remonte à la Révolution.

De tels dispositifs, quoique puisse prétendre l’exposé des motifs du projet de révision, portent atteinte aux principes d’indivisibilité de la République et d’égalité devant la loi. C’est même d’ailleurs précisément parce que ces innovations funestes sont en contradiction avec ces principes constitutionnels qu’ils nécessitent, pour pouvoir être mis en œuvre, d’être introduits dans notre ordre juridique au niveau de la norme suprême ; une norme constitutionnelle pouvant par construction déroger à une autre.

« La France, loin d’être mieux gouvernée, n’en sera que moins unie.»

Répondant à l’appétit insatiable de compétences des élus locaux et dépourvu de tout recul sur les sottises à la mode quant au primat de la proximité et la sanctification des pouvoirs décentralisés, le Gouvernement porte ici, probablement sans même s’en rendre compte, un nouveau coup aux institutions républicaines. Car les collectivités locales se saisiront avec bonheur des reliques abandonnées par l’État. Leur légitimité à « quasi-légiférer » servira de fondement à leurs futures exigences pour toujours plus de compétences et toujours moins de contraintes. La France, loin d’être mieux gouvernée, n’en sera que moins unie.

Ce projet de révision, en apparence bénin et presque ridicule, est donc dangereux. La République française doit sa force et la solidité de son pacte social à l’idée singulièrement puissante dont la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen a immortalisée la formule selon laquelle « la loi doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». Si le citoyen français appartient à une collectivité solidaire, c’est aussi parce que le cadre institutionnel et juridique dans lequel il vit est, presque en totalité, le même à Paris, à Bourges, à Corte et même à Fort-de-France. Céder aux aspirations des élus à tailler leur fief non plus seulement dans la force d’une clientèle locale mais dans le marbre du droit, c’est préparer l’affaiblissement progressif non seulement de la puissance d’agir de l’État au service de l’intérêt général, mais aussi de ce qui nous relie à nos compatriotes. La décentralisation, si elle a organisé avec succès l’inefficacité de l’action publique dans les territoires, a pour le moment eu peu d’impact sur la conscience nationale tant les réflexes unitaires demeurent puissants en France. Ils faut s’en féliciter. Ces évolutions risqueraient quant à elles d’ouvrir un nouveau chapitre, lourd de menaces, dans l’histoire de nos renoncements. Tous ceux qui accordent du prix au modèle républicain doivent refuser cette pente qui pourrait conduire un jour, qui sait, au fédéralisme et à l’éclatement.