« La République agit pour la préservation de l’environnement et de la diversité biologique et contre le réchauffement climatique ». Telle pourrait être la formulation inscrite dans l’article 1er de la Constitution française, si sont adoptés les projets de lois pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace, présentés en mai 2018 par le gouvernement Edouard Philippe. D’abord attendue à l’article 34, qui définit les domaines où le Parlement peut légiférer, cette mesure symbolique, lancée par Nicolas Hulot, a été accueillie avec agréable surprise par les militants et les associations environnementales. Alors concrètement, qu’est-ce que cela change, et plus encore, cela change-t-il vraiment quelque chose ?
L’article 1er de la Constitution définit les principes fondamentaux de la République, comme l’égalité ou la laïcité. En y inscrivant la préservation de l’environnement, de la biodiversité et la lutte contre le réchauffement climatique, le gouvernement instaure ces notions comme un socle, comme un principe fondamental qui supplanterait les autres, y compris l’économie. Il s’agit donc d’un symbole fort.
Mais au-delà du symbole, il offre également une base juridique pour la rédaction et le vote de nouvelles lois, et tend à prévenir les retours en arrière, car les législateurs, sous peine de censure, ne peuvent proposer de lois explicitement contraires à l’article 1er. À l’examen des lois, il permet aussi de justifier une opposition devant le Conseil constitutionnel. Il sera donc désormais plus facile de défendre le principe de protection de l’environnement en s’appuyant clairement sur la Constitution. Dans un communiqué de presse, WWF explique ainsi que « cette décision permettra à l’environnement, au climat et à la biodiversité de peser davantage dans la balance qu’opère le juge constitutionnel entre les différents principes inscrits dans la Constitution, tels que la liberté d’entreprendre ou le droit de propriété». Il s’agit donc d’établir un équilibre.
Cependant, cette annonce ne fait pas l’unanimité au sein des militants écologistes et des députés. Certains décrient tout d’abord la formulation, et auraient préféré au verbe « agir » une formulation comme « assurer » ou « garantir », plus contraignante pour l’État. D’autres restent prudents quant aux conséquences réelles de cette décision tandis que des députés LR déplorent une perte de temps avec cette idée « d’enfoncer des portes déjà ouvertes ». Les associations se réjouissent, mais Véronique Champeil-Desplats, professeure de droit public à l’Université Paris-Ouest Nanterre, déplore quant à elle un progrès en demi-teinte avec l’abandon de l’article 34.
Si l’inscription dans l’article 1er relève d’un caractère symbolique important, y ajouter parallèlement une modification de l’article 34, en instaurant le principe de respect du bien commun, aurait permis de donner un cadre plus strict aux interventions et aux missions parlementaires. Qu’en sera-t-il également des projets déjà signés ou en cours ? Il est ainsi possible d’évoquer cette récente controverse concernant l’importation d’huile de palme sur le site Total de Mède, autorisée car résultant d’un accord signé avec le gouvernement précèdent, impossible à rompre malgré la contestation organisée par le secteur agricole en juin dernier. Sera-t-il désormais possible de s’y opposer frontalement, au nom de l’article 1er de la Constitution ? Cela semble encore difficile à dire, car les conséquences ne seront visibles qu’à partir de 2019, lorsque l’adjonction aura pris effet.
Un greenwashing gouvernemental ?
Mais alors comment expliquer un tel regain d’intérêt des députés pour l’environnement après les récentes déconvenues de Nicolas Hulot ? En refusant fin mai l’interdiction de l’utilisation du glyphosate, herbicide classé cancérigène probable par l’Organisation Mondiale de la Santé, d’ici à 2021, les députés se sont vus contestés tant par les militants écologistes que par l’opinion publique qui a, contre toute attente, pris la question très au sérieux. L’image du ministre de la Transition écologique et solidaire s’est vue écornée et le Make our planet great again du président Emmanuel Macron en a définitivement pris un coup. Apaiser le feu des tensions et engager une réhabilitation, donc ?
Depuis 2008, la Constitution de l’Équateur fait de la Nature une personne juridique à part entière, porteuse de droits propres exigibles devant les tribunaux.
Il ne s’agit pas d’une rupture. La France a déjà intégré en 2004 la Charte de l’environnement dans la Constitution, et ce n’est pas le premier pays à se lancer dans cette voie verte, au contraire. Le mouvement pour la constitutionnalisation du droit de l’environnement est lancé depuis les années 70. Les constitutions grecque, espagnole et suédoise mentionnent par exemple la protection de l’environnement. En Allemagne, l’article 20a souligne la responsabilité de l’État pour les générations futures. Au Brésil et au Portugal, la Constitution décrit précisément les devoirs des pouvoirs publics afin de garantir le droit à un environnement écologiquement équilibré. D’autres pays sont allés encore plus loin : depuis 2008, la Constitution de l’Équateur fait de la Nature une personne juridique à part entière, porteuse de droits propres exigibles devant les tribunaux.
Cette victoire arrive donc à point nommé pour Nicolas Hulot. Celle-ci a certes plus de poids que l’inscription à l’article 34 ou que la Charte de l’environnement, et possède un caractère plus astreignant. Cependant, elle n’offre aucune garantie. Les « Sages » posséderont toujours une marge de manœuvre, et cet ajout constitue avant tout un appui et une assise pour les défenseurs de l’environnement déjà ralliés à la cause, ce qui peut être prometteur si de nouveaux députés, davantage tournés vers ces problématiques, remplacent les membres actuels.
Mais inscrire une notion dans la Constitution, puisse-t-elle être au 1er article, ne la préserve pas des interprétations sur sa portée et sa signification, en sont ainsi les témoins les éternels débats autour de la laïcité et de l’égalité. La définition même de développement durable est sujette à discussion au sein des communautés scientifiques. Il s’agit donc d’une avancée porteuse d’espoir, sans aucun doute, mais dont les résultats sont encore incertains.
Pouvez-vous nous raconter les événements du 5 juillet 2015, lors du référendum en Grèce ?
Je pense que c’est le seul événement dans l’histoire de la politique où un gouvernement a renversé son propre peuple plutôt que l’inverse. Nous avons convoqué un référendum dans le but de donner la possibilité aux Grecs de dire oui ou non à un ultimatum posé par les créanciers. Je pensais que c’était une très bonne idée, parce que je crois en la démocratie. Nous étions dans une position très difficile : en tant que pro-européens, nous ne voulions pas aller au clash avec les institutions européennes, mais d’un autre côté, en tant qu’économiste et ministre des Finances, je ne pouvais que constater qu’on nous proposait un deal qui n’avait absolument aucun sens. On me demandait de prendre à nouveau de l’argent aux gens alors qu’il était absolument évident que nous ne serions jamais en mesure de payer. Et si on se signait pas, nos banques seraient fermées et le pays asphyxié. Ça n’a aucun sens, aucun créancier normal ne ferait une chose pareille. Nous avons estimé que nous n’avions pas de mandat pour une telle décision et avons organisé une consultation populaire. À qui d’autre que le peuple revenait ce choix ? Et les gens ont dit non. Mon Premier ministre avait l’air dévasté, mais en réalité il espérait un oui, même s’il avait fait campagne pour le non. Un oui lui aurait permis de dire que le peuple lui ordonnait de signer. Mais le peuple a préféré se battre. Aux alentours de minuit, quelques minutes après la déclaration de victoire, il m’a dit que c’était le moment de capituler. Je pensais au contraire que c’était le moment d’honorer le mandat que nous venions de recevoir. Mais c’était lui le Premier ministre, alors il ne me restait plus qu’à démissionner, ou bien accepter de prendre part à ce coup d’État contre le peuple.
Nous avons entendus tout et son contraire à propos de votre position sur le Grexit [le retrait de la Grèce de la zone euro].
Je n’ai jamais été en faveur du Grexit. Mais je n’ai jamais aimé l’euro. Aucun économiste sérieux sur la planète peut vous affirmer que l’euro est bien construit : il est extrêmement mal pensé. Mais j’ai toujours dit – et ça m’a d’ailleurs valu de perdre beaucoup d’amis à gauche – qu’il fallait différencier le fait de dire que nous n’aurions jamais dû entrer dans l’euro et l’affirmation selon laquelle il faudrait en sortir. Mais ça ne veut pas non plus dire que nous ferions tout pour rester dans l’euro – nous ne réduirons pas nos enfants en esclavage pour rester. Nous voulions rester dans l’euro mais résoudre aussi les multiples banqueroutes de notre pays. Néanmoins, si les créanciers ne faisaient pas le nécessaire pour stabiliser la crise grecque et persistaient à vouloir que nous fassions un nouvel emprunt selon des conditions qui allaient renforcer encore plus le processus de désertification déjà engagé, alors nous refuserions de signer. Et s’ils voulaient nous exclure de l’euro, alors nous les laisserions faire. La monnaie est un instrument, pas une idéologie : j’étais donc opposé à la fois à ceux qui pensaient que nous mourrions tous si nous sortions de l’euro, et à d’autres à gauche qui faisaient de la sortie un nouveau fétiche. En résumé : si les créanciers et les puissants à Berlin nous avaient mis un pistolet sur la tempe en disant “si vous appliquez la moindre de ces mesures (pourtant essentielles), on vous met dehors”, alors ma position était de répondre “OK, mettez-nous dehors”. Et je pense que c’était là le sens du vote des Grecs au référendum.
D’un point de vue politique et stratégique, diriez-vous qu’utiliser la menace d’une sortie de l’euro est désormais essentielle pour les pays qui essayent de transformer structurellement l’Union européenne ou l’euro ?
Je le formulerai différemment. Il ne s’agit pas tant d’une “menace” que du fait d’être prêt à endurer les conséquences d’une sortie de l’euro. Parce qu’en face, on vous menacera toujours d’une exclusion, que vous soyez la France, l’Italie ou la Grèce. On ne vous menacera d’ailleurs pas explicitement mais en coupant vos liquidités, en fermant vos distributeurs de billets. Ça ressemble à un paradoxe, mais non. Regardez l’Italie : le pays ne peut pas rester de façon pérenne dans l’euro si rien ne change, mais les choses n’évolueront pas tant qu’un gouvernement ne sera pas prêt à rompre. Finalement, le seul moyen d’éviter la sortie de l’euro, c’est d’y être préparé.
Pensez-vous que des pays comme la France, l’Espagne ou l’Italie, pourraient un jour être menacés d’une exclusion de la zone euro comme l’a été la Grèce ?
La France ne peut pas être menacée d’une exclusion. Mais l’Italie est un vrai champ de bataille. L’instabilité de ce pays a engendré une crise politique et l’arrivée d’un gouvernement horriblement xénophobe qui entend bien entrer en conflit avec l’Union européenne. Contrairement à la Grèce en 2015, il n’y a pas dans ce gouvernement de volonté de rechercher un accord décent. Nous allons tout droit dans une impasse. Et si l’Italie sort, la France sortira aussi, sans même que le peuple soit consulté, sans même que l’on demande son avis à l’Assemblée. D’ailleurs, la France sortira avant même qu’Emmanuel Macron en soit conscient.
Quelle est votre analyse de la situation actuelle en Italie [l’entretien a été réalisé mi-juin], pays que de nombreux observateurs qualifient de “laboratoire politique” en Europe ?
La situation est fascinante. D’abord parce que l’économie italienne ne ressemble à aucune autre en Europe. C’est un pays qui exporte, qui a une balance commerciale positive. Le gouvernement n’a même pas besoin d’emprunter pour payer les retraites. C’est aussi un pays très industrialisé. Le poids de sa dette est le premier en Europe avec près de 2 300 milliards d’euros de dette – c’est trop important pour n’importe quel renflouement. C’est impossible d’exclure l’Italie sans tuer l’euro. Mais il y a une autre caractéristique importante : une dette privée faible. Le Japon est le seul pays développé qui ressemble à l’Italie d’un point de vue macroéconomique : industrialisé, avec une population déclinante car vieillissante, avec une dette privée faible, une dette publique importante, et des banques “zombies” du fait de crises précédentes et de prêts à outrance. C’est très utile de comparer ces deux pays. Quand les banques sont devenues des zombies au Japon, c’est le secteur public qui est intervenu pour jouer le rôle de prêteur en dernier ressort, que ce soit le Trésor qui s’est énormément endetté pour injecter de l’argent dans l’économie, ou la banque centrale japonaise qui a alors inventé le “quantitative easing”, bien avant qu’il ne soit utilisé par les États-Unis, le Royaume-Uni ou la BCE. On se retrouve donc avec une banque centrale japonaise qui imprime de la monnaie en masse, et le Trésor qui emprunte, dans le but de dépenser : c’est de cette manière que le Japon a évité une crise politique. L’Italie ne peut pas faire ça parce qu’elle est dans la zone euro. À la place, vous avez l’austérité et la chute constante du revenu par habitant, jusqu’à ce que ça finisse par craquer. Soit l’Italie quitte la zone euro, soit la zone euro est réformée. Et l’euro ne semble pas devoir être réformé demain — regardez ce qu’il s’est passé avec les propositions de Macron, tuées dans l’oeuf par Merkel — donc avoir une montée du racisme, de la xénophobie et de la fragmentation.
Une sortie de l’Italie de la zone euro vous semble-t-elle probable ?
Absolument. Je ne dis pas que ça va se passer, mais c’est probable. Quand est-ce que la politique va devenir assez toxique pour que quelque chose craque ? Les Italiens sont en train de ressembler aux Grecs en 2015, quand ces derniers restaient à la maison, dépressifs, à se morfondre et à panser leurs plaies. Néanmoins, l’Italie peut continuer ainsi, en restant dans l’euro zone, pendant très longtemps. Pensez à l’URSS : c’était un système économique qui n’était pas viable, et ce dès la fin des années 1960. Mais grâce à son autoritarisme, le système s’est maintenu jusqu’aux années 1990.
Avez-vous entendu parler des “mini-BOTS” en Italie ? Est-ce un signe que l’Italie met en place les conditions d’une sortie ?
Ça repose en réalité sur une idée que j’avais eue. Dans la zone euro, il y a des zones fiscales négatives, comme l’Italie ou la Grèce, où l’État doit de l’argent (qu’il n’a pas) au secteur privé. Il y a trois phases. D’abord on utilise le site internet du centre d’impôt, et on crée un compte pour chaque usager. On dit aux gens : “Je ne vais pas pouvoir vous payer avant plusieurs mois. Donc vous pouvez accepter d’attendre tout ce temps, ou bien je rentre la somme que je vous dois directement sur le compte, et je vous donne un code PIN avec lequel vous pouvez transférer cet argent comme bon vous semble. Vous ne pourrez pas retirer cet argent, mais vous pourrez vous en servir pour payer des impôts. Et si jamais vous devez vous aussi de l’argent à quelqu’un qui doit lui aussi payer ses impôts, alors vous pourrez transférer la somme sur le compte de cette personne”. Grâce à ce système, on peut annuler des dettes entre l’État, les individus et les entreprises. C’est la première phase. Dans un second temps, j’avais prévu d’aller plus loin : même si vous ne devez d’argent à personne, mais que vous avez de l’argent à la banque, et que vous savez que allez devoir payer des taxes et des impôts l’année suivante. Votre argent à la banque ne vous rapporte pas d’intérêt. Si vous transférez de l’argent bancaire vers le compte qu’on vous aura créé, on pourrait imaginer un taux d’intérêt à 10% – en mettant 1000€ sur votre compte, vous obtiendrez l’année suivant un compte avec 1100€. Soudainement, cela permet à l’État d’emprunter directement auprès des citoyens en utilisant ce marché. Lorsque le système devient assez fluide, la troisième phase consiste à le faire fonctionner comme un moyen de paiement. Cela donne aussi la possibilité à l’État d’utiliser une partie de ces liquidités pour mettre en place des mesures sociales ou pour lutter contre la pauvreté. Trois avantages : puisque c’est une mesure fiscale, c’est totalement légal au sein de l’Europe même si, bien entendu, Berlin va hurler. Ensuite, cela vous donne davantage de marge de manœuvre fiscalement sans craindre pour autant une évasion des capitaux puisque l’argent dans ce système ne peut pas aller dans un autre pays. Et enfin, ça améliore votre pouvoir de négociation avec les institutions puisque c’est de fait un moyen de paiement parallèle.
Face à la coalition italienne eurosceptique, les réactions de certains organes de presse et des institutions en Europe ont été très virulentes et rappellent les propos très durs tenus à l’encontre de la Grèce…
Je reviendrais à l’histoire du XXe et au traité de Versailles, lorsque les gagnants ont imposé des conditions très dures aux perdants. Ils les ont humiliés. À cette époque, c’était l’Allemagne. La France, les États-Unis et la Grande-Bretagne sont devenus des créanciers, en exigeant que la dette soit payée coûte que coûte. John Maynard Keynes, encore jeune homme, a écrit l’ouvrage Les conséquences économiques de la paix dans lequel il reproche aux créanciers d’être stupides. Il arguait qu’en exigeant que la dette soit remboursée sous des conditions aussi dures, on rendait impossible la production des revenus qui pourraient permettre à l’Allemagne de rembourser. La seule chose qui pouvait alors en sortir, c’est l’humiliation des perdants et l’émergence de mouvements politiques extrémistes qui vont se retourner contre les créanciers. N’est-ce pas ce qui s’est passé ? Aujourd’hui, l’Allemagne a oublié les leçons de sa propre histoire.
Pour revenir à l’Italie, vous avez récemment déclaré qu’une majorité de votants italiens ont ignoré les forces de gauche et installé un gouvernement anti-système de droite. N’est-ce pas trop schématique de mettre la Lega et M5S dans le même sac ?
Ce sont eux qui s’y sont mis tous seuls. C’est bien le M5S qui a accepté de former un gouvernement avec la Lega, et ce sur la base d’un accord autour de trois mesures politiques : deux pour la Ligue et une pour M5S. Pour la Ligue, il y a d’abord une politique scandaleusement raciste qui consiste à arrêter 500.000 migrants et à les expulser… Mais pour les envoyer où ? Qui va les prendre ? La seconde mesure de la Lega, c’est une flat tax, [un impôt non progressif, à taux unique, ndlr], soit un incroyable cadeau fait aux riches que même Trump n’a pas osé faire. Qu’a obtenu le M5S en échange ? Un soi-disant revenu de base, universel, qui n’est ni universel, ni “de base”. Le principe d’une telle mesure serait d’accorder son accès à tout le monde alors qu’il ne s’adresse ici qu’aux pauvres. Ce n’est au final rien d’autre qu’une prestation de sécurité sociale. Pour ça, ils ont sacrifié leur âme et intégré un gouvernement raciste.
Que pensez-vous de l’idée d’un populisme de gauche ?
C’est une contradiction dans les termes. C’est comme si vous déclariez être un “démocrate fasciste”. Bien sûr, cela dépend des définitions. Être populiste signifie que vous vous adressez aux peurs de la population. Vous nourrissez ces peurs avec des promesses vides, dans le seul but de gagner le pouvoir. C’est ça le populisme, et ça ne peut être de gauche. Pas dans ma définition en tout cas, ou dans celle de la gauche progressiste à laquelle j’appartiens. La gauche doit parler le langage de la vérité. La vérité est révolutionnaire, et le populisme est fondé sur le mensonge.
Mais une des composantes du populisme consiste à opposer le peuple aux élites, peut-être vous sentez-vous proche d’une telle conception, vous qui avez été confronté à l’intransigeance de ceux que vous qualifiez de “technocrates de Bruxelles” ou d’insiders ?
Avez-vous déjà lu Goebbels ? Je vous le recommande sincèrement. C’est très dérangeant, mais intéressant. Son analyse est exactement ce que vous décrivez : le peuple contre les élites – alors représentées par les banquiers, supposés être juifs… Mais si vous enlevez la composante antisémite, c’est exactement ce qu’on retrouve aujourd’hui. Qu’ont toujours fait les fascistes ? Ils font appel à une rage tout à fait compréhensible et légitime qui émerge dans la population, afin de gagner le pouvoir et le réserver finalement à une nouvelle élite. C’est ce qu’ont fait les Nazis ou Mussolini, avec un programme soi-disant anti-capitaliste. Ils ont certes créé des emplois ou mis en place des formes de sécurité sociale, mais pour servir in fine les intérêts des industriels. Donald Trump fait exactement la même chose. Il a gagné les élections en s’adressant aux peurs de ceux qui avaient été déclassés, dans le Wisconsin, à Détroit… Et quelle est la première chose qu’il a faite ? Placer tous ses amis de Goldman Sachs à la tête du pouvoir, et baisser massivement les impôts sur les riches. L’Histoire se répète. Ce n’est pas la gauche, et ça ne pourra jamais être la gauche.
Oui mais il y a des gens, par exemple chez Podemos en Espagne, ou chez la France Insoumise en France, qui réfléchissent à se définir eux-mêmes comme “populistes de gauche”…
Ils ont tort, totalement tort. Ils se trompent dangereusement. Vous aurez d’ailleurs remarqué que je ne travaille ni avec Mélenchon, ni avec Podemos. Dans l’idéal, nous devrions travailler ensemble. Mais nous ne le faisons pas à cause de ça. Le populisme souffle sur les braises de l’extrême-droite. Et même si ce n’est pas l’intention de Jean-Luc Mélenchon ou de Pablo Iglesias, vous finissez toujours par aider Le Pen, l’Afd ou Salvini. Vous n’aidez pas les forces du progrès.
Comment nourrissent-ils l’extrême-droite selon vous ?
Il n’y a aucun moyen de rivaliser avec Le Pen sur le nationalisme : vous perdez dans tous les cas. Quand la gauche dit qu’il faut désintégrer l’Europe et donner la priorité à la nation, vous aurez forcément Le Pen derrière qui va dire : “Oui évidemment, d’ailleurs votez pour moi”. La seule solution, c’est l’internationalisme, unir les travailleurs de France, d’Allemagne, d’Italie, de Grèce, pour transformer les institutions européennes. Regardez la gauche au XXe siècle, elle n’était pas anarchiste, elle ne voulait pas détruire l’État. La gauche marxiste a toujours promu la prise du pouvoir pour en faire profiter les masses. C’est pareil avec les institutions européennes, nous devons nous en emparer pour en faire profiter les masses, qu’importent les origines des gens, qu’importent qu’ils soient Français ou Espagnols.
Parlons de l’Europe que vous voulez, et ce qu’il est possible de faire. Avant toute chose : étiez-vous en faveur du traité de Maastricht en 1992 ?
Bien sûr que non.
Maintenant que nous avons l’euro, que pourrions-nous faire pour le réformer ?
Il y a trois voies potentielles : la désintégration de l’euro ; sa réparation et sa transformation en une monnaie progressiste et anti-austérité ; le statu quo. Nous devons décider dans quel ordre classer ces trois options. Les institutions en place pensent que la meilleure solution est le statu quo, et que le pire serait la désintégration, avec une réforme de l’euro entre les deux. Pour nous, la priorité est la socialisation et la démocratisation de l’euro, tandis que le pire est le statu quo, pas la désintégration. Pour les gens comme Jean-Luc Mélenchon, la désintégration est la meilleure chose. C’est là où nous sommes en désaccord.
À quoi ressemblerait un euro socialisé et décentralisé ? Imaginez que nous ayons dans les prochaines années, un programme d’investissement de la banque européenne d’investissement (BEI) à hauteur de 500 milliards chaque année pour les technologies et énergies vertes. Ces technologies permettent de développer des métiers de très bonne qualité et dont nous manquons cruellement. Ce plan pourra passer par l’emprunt et l’émission de bonds que la BCE pourrait soutenir le programme en utilisant les circuits financiers déjà existants. Aujourd’hui, la BCE réalise au moins 90 milliards d’euros de profits par an – des profits qui ne sont pas redistribués. Pourquoi la BCE ferait-elle du profit ? Ça n’a aucun sens, ce n’est pas une entreprise privée. C’est de l’argent social, pourquoi personne ne l’utilise ? On devrait s’en emparer pour créer un fond de lutte contre la pauvreté. Imaginez si des familles pauvres en Grèce, en France et en Allemagne recevaient chaque mois un chèque de la part de la BCE, cela aurait un effet unificateur énorme. Enfin, troisième exemple : lorsqu’une banque italienne ou grecque fait banqueroute, elle doit être sauvée par les contribuables. Imaginons plutôt que nous créions une nouvelle juridiction européenne qui puisse recapitaliser cette banque via le mécanisme de stabilité européenne, que tous les actionnaires soient mis à la porte et remplacés par de nouveaux directeurs — disons japonais pour qu’il ne soient pas partie prenante du système — et qu’une fois que cette banque a été purgée, elle puisse être revendue et que les contribuables européens y gagnent de l’argent. Ce sont des choses que nous pourrions faire et qui pourraient transformer considérablement la zone euro. Une simple conférence de presse de cinq minutes suffirait. On pourrait faire ça, avant même de s’attaquer aux traités.
Que pensez-vous des idées de monnaie commune et de mix entre euro et monnaie nationale ?
Nous avons une proposition de système de paiement parallèle en zone euro, comme je vous l’ai dit toute à l’heure. Ce qui est bien dans ce système, c’est que vous réparez l’euro mais que dans le même temps, si l’euro s’effondre, ce système permet le passage à une monnaie nationale. À la différence de ceux qui parlent d’un plan B, nous voulons un plan A. Mais nous incorporons au plan A des composants qui permettent d’anticiper l’effondrement. Ce système permet de rendre l’euro meilleur et plus soutenable, mais dans le même temps il permet d’anticiper le choc d’une sortie de l’euro.
Vous définiriez-vous comme fédéraliste en faveur d’“États-Unis d’Europe”, plutôt souverainiste et pour une “Europe des Nations”, ou quelque chose entre les deux ?
Je suis un marxiste. Je ne vois pas la nation comme un concept naturel mais comme le résultat d’un processus historique. Elles ont émergé au XIXe siècle pour servir l’accumulation du capital. Par exemple, l’identité nationale grecque n’existait pas il y a seulement 300 ans. Trois siècles en arrière, les Grecs se pensaient davantage comme des chrétiens membres de l’empire ottoman. Le concept de nation tout comme notre identité évoluent. Un grand nombre d’Européens, les jeunes en particulier, se sentent bien plus européens qu’avant. Étant donné que je suis internationaliste, j’aimerais développer cette identité européenne, pour créer un “demos” européen. Ce sont les processus politiques, la “praxis”, comme on dit en grec, qui créeront une identité européenne, qui préservera aussi les identités nationales. Je ne vois pas de conflit entre identités européenne et nationales.
Vous avez appelé à la “désobéissance”. Quelle forme cela peut prendre à l’échelle individuelle ?
A l’échelle citoyenne, c’est facile. La ville de Naples a par exemple décidé de ne pas respecter les règles de Maastricht sur les dettes et le déficit et de lancer une campagne de désobéissance, en occupant des bâtiments, etc [lire notre dossier sur Naples dans le précédent numéro de Socialter]. Mais ce que nous proposons est plus fort que ça : la désobéissance gouvernementale. Prenez Macron, par exemple : pourquoi ses propositions européennes n’aboutissent-elles pas ? Elles étaient très faibles – elles n’auraient pas fait grande différence – mais Berlin a quand même dit non. Pourquoi ? Parce qu’il n’envisageait pas la désobéissance. Moi je pratique la désobéissance européenne. Je dis : “Non je ne signerai pas, tuez moi”. Si Macron veut que ses propositions aient la moindre chance, il peut bien être modéré, mais dans le même temps il doit être prêt à la désobéissance. C’est la chaise vide de Charles de Gaulle. Si vous n’êtes pas prêt à faire ça, l’Europe ne changera pas. C’est là la différence entre la désintégration, la volonté de faire Brexit, Frexit, Grexit, et ceux qui comme moi, disent : “non on reste, et c’est vous qui sortez”. Chaise vide et véto jusqu’à ce qu’on ait une conversation décente.
Vous avez créé il y a deux ans DiEM 25, quel est votre agenda pour les prochains mois ?
DiEM 25 est une plateforme électorale en vue des élections européennes de 2019. Nous avons formé une plateforme démocratique et ouverte. Tous les citoyens et tous les courants politiques peuvent échanger avec nous sur ce qu’il convient de faire – et non pas “qui aura quel poste”. On parle de ce qu’il faut faire demain matin, dans deux ans ou dans dix. On évoque tous les problèmes qui affectent nos sociétés et les citoyens. Nous avons finalisé un “New Deal pour l’Europe”, un agenda politique qui couvre presque tout et qui est très clair. On a travaillé dur, avec beaucoup de partenaires potentiels partout en Europe. Le pire ennemi de l’Europe c’est le dogme qui prétend qu’il n’y a pas d’alternatives. Mais nous devons offrir des alternatives aux gens, poser des questions très spécifiques, réfléchir à ce qu’il faut faire au cas par cas, avec un agenda très précis. Ces réponses proposées par DiEM25 sont le résultat d’une concertation et d’un vote section par section. C’est essentiel pour montrer ce que l’on entend par “démocratie”.
Pensez vous endosser de nouveau des responsabilités politiques en Europe ou Grèce ?
Non. Tsipras a dit au moins une chose correcte sur moi : “Yanis est un bon économiste mais un terrible politicien”. Être un “terrible politicien” est un honneur pour moi. Si un jour je deviens un bon politicien, flinguez moi. Être aux responsabilités est pour moi un cauchemar. Mais c’est comme sortir les poubelles le soir : quelqu’un doit le faire.
Avez-vous encore des contacts avec Wolfgang Schäuble ?
Non. Mais je dois dire que les conversations avec lui étaient très exaltantes.
« Ça coûte un pognon de dingue » aurait pu être le sous-titre du rapport Cap 22 sorti dans une indifférence quasi générale à l’heure où l’affaire Benalla focalise l’attention des Français, des journalistes et des organisations politiques. Pourtant, ce rapport, saturé par la terminologie managériale, s’inscrit dans une logique néolibérale et correspond à une véritable feuille de route pour le reste du quinquennat.
C’est le syndicat Solidaires-Finances publiques qui a publié le rapport du Comité action publique 2022 le vendredi 20 juillet. Fort de ses 152 pages, le document longtemps maintenu secret a pour sous-titre « service public, se réinventer pour mieux servir ». Il contient 22 mesures qui ont pour objectif de permettre de réaliser d’ici à l’année 2022 une trentaine de milliards d’euros d’économies. Ce rapport avait été commandé par le premier ministre à l’automne dernier, avait déjà été retoqué, car jugé trop timoré par le gouvernement.
Des réformes dans la lignée du New Public Management
Ces réformes préconisées de l’action publique répondent à une logique néolibérale et s’inscrivent dans projet « cohérent » afin de « restreindre le périmètre de l’action étatique » comme l’explique François Denord. La culture gestionnaire prime sur les réformes nationales en trouvant pour fondement et justification les présupposés bien connus de la rentabilité et de l’efficacité.
Les acteurs, qu’il s’agisse des fonctionnaires ou des usagers, sont mobilisés en tant qu’entrepreneurs : il s’agit de donner davantage de “liberté” aux directeurs d’écoles, de donner aux chômeurs des chèques en vue de leur réinsertion et de leur formation. Dans la dynamique du New Public Management, paradigme d’action publique mis en pratique par Reagan et Thatcher, les problèmes de moyens deviennent des problèmes d’organisation. La focale est ainsi déplacée et permet de faire abstraction des finalités antérieures des institutions pour s’en remettre à des objectifs quantifiés.
Si ce rapport n’engage pas le gouvernement, ses préconisations se situent dans la lignée du programme du président lorsqu’il était candidat. Il s’était notamment engagé à supprimer 120 000 postes de fonctionnaires et à économiser 15 milliards d’euros sur le fonctionnement de l’Assurance Maladie. Ce rapport brise également certains tabous, comme la question des frais d’inscription à l’Université.
Le comité présidé entre autres par Frédéric Mion, directeur de Sciences Po Paris, comptait en son sein des macronistes de la première heure comme Jean Pisani-Ferry, Laurent Bigorne ou Philippe Aghion, parmi la quarantaine de membres, qu’ils soient économistes, élus ou issus des services public et privé. Selon eux, la dépense publique n’est plus soutenable et l’objectif à atteindre est celui de la moyenne européenne, soit 47,1% du PIB alors que la France est aujourd’hui à 56,9%. L’Allemagne est d’ailleurs mentionnée en exemple, ses dépenses s’élevant à 43,9% du PIB.
“À la terminologie managériale s’ajoutent des formules vides de sens.”
Dès l’introduction, les rédacteurs évoquent des « verrous qui freinent la transformation publique ». Dans le rapport, les agents publics deviennent « managers ». « Nous encourageons un modèle dans lequel l’innovation, la prise de risque seront valorisés, encouragés, soutenus » écrivent-ils quelques lignes plus bas. À cette vision du monde s’ajoute une volonté de personnaliser et d’adapter les services en développant particulièrement ceux qui constituent des « investissements sur l’avenir ».
Ces talents seront gratifiés en connaissant une valorisation financière et en étant promus en interne. Les « fonctionnaires » ou « agents » sont ainsi totalement évacués pour laisser place à une nouvelle terminologie qui valorise les acteurs, les initiatives et parviendrait à en faire oublier les statuts et cadres existants.
Tant sur la forme que sur le fond, ce rapport correspond à la mise en application du New Public Management qui existe déjà dans les pays anglo-saxons ou dans certains pays européens comme la Suède depuis les années 1990. À la terminologie managériale s’ajoutent des formules vides de sens comme l’« activation des forces vives présentes sur le territoire » quand il s’agit de l’École. Le leitmotiv est le suivant : faire mieux en dépensant moins.
Tour d’horizon des propositions
Il suggère des réformes dans le domaine des fonctionnaires, de la santé, des prestations sociales, de la justice, de l’éducation, des transports, de la fiscalité, du logement ou encore de l’emploi et ce, en vue de « bâtir un nouveau contrat social ». La transformation passe par une évaluation régulière des services afin de vérifier leur « efficacité » comme l’explique la proposition 20.
Une grande partie des économies à effectuer pèse sur les fonctionnaires. Il s’agit notamment de passer d’un « pilotage des effectifs à un pilotage par masse salariale », en d’autres termes d’annualiser les services des agents. Pour en arriver à ce résultat, il faut remettre en question les règles de l’avancement.
“À terme, plus de flexibilité pour ce nouveau corps et une mise sous pression des professeurs recrutés par la voie classique.”
Il est préconisé « d’assouplir le statut pour offrir la possibilité d’évolutions différenciées, notamment des rémunérations » et « d’élargir le recours au contrat de droit privé comme voie « normale » d’accès à certaines fonctions du service public ».
Pour ce qui est de l’École, le rapport a pour objectifs de « réduire les inégalités » et de « placer la France dans les 10 meilleurs systèmes éducatifs mondiaux ». Il est en fait surtout question des enseignants plus que de l’enseignement à proprement parler. Là encore ressurgit la logique managériale du rapport. Les établissements seront évalués afin d’être responsabilisés et les chefs d’établissement auront davantage de “liberté” afin de constituer leur équipe pédagogique.
Un nouveau corps d’enseignants recrutés « sur la base du volontariat » est envisagé. Si leur rémunération sera plus élevée, ce corps pourra « se substituer progressivement à celui de professeur certifié ». À terme, plus de flexibilité pour ce nouveau corps et une mise sous pression des professeurs recrutés par la voie classique. Là encore, le numérique occupe une grande place puisqu’il « constitue une solution temporaire pour assurer des formations de remplacement en cas d’absence d’un enseignant ».
Pour ce qui est de l’enseignement supérieur, on retrouve la même logique d’évaluation. Augmenter l’autonomie des universités est également suggéré. Cela passe par l’augmentation des « ressources propres » : « davantage recourir aux financements européens » par le biais d’appels à projets, le « transfert du patrimoine immobilier de l’État vers les universités ». Le troisième point est évoqué de manière prudente mais figure dans les préconisations : « lancer une réflexion sur les autres ressources propres susceptibles d’être utilisées, y compris les droits d’inscription à l’université ».
La responsabilisation des individus se fait également ressentir avec la question du chômage. La 10ème proposition s’intitule « mettre le demandeur d’emploi en capacité de construire sa recherche d’emploi ».
“Une telle mesure fait penser à ce qui se pratique déjà aux États-Unis, où la première question posée aux patients n’est plus “De quoi souffrez-vous ?” mais “Avez-vous votre carte bancaire ?””
Pour la santé, les problèmes mis en avant sont notamment ceux des « délais d’attente », de « l’engorgement des urgences des hôpitaux », le « renoncement aux soins » et « l’épuisement des professionnels ». Ces éléments sont régulièrement pointés du doigt par ceux qui conçoivent les politiques publiques : la durée moyenne de séjour est ainsi un indicateur mondial promu par l’OCDE pour évaluer la performance des systèmes de santé publique.
Concernant les hôpitaux, Nicolas Belorgey montre dans L’hôpital sous pression, enquête sur le « nouveau management public » que le postulat du défaut d’organisation des hôpitaux permet de détourner le regard des ressources qui existent. En ce sens, le rapport Cap 22 part du principe que l’on peut obtenir de meilleurs résultats sans donner davantage de moyens et qu’au contraire des économies sont possibles. Il postule que bien soigner en allant plus vite n’est pas contradictoire, en témoigne le développement suggéré du recours à la médecine ambulatoire.
Les soins des médecins ou infirmiers qui ne seraient pas « inscrits dans un système de coordination entre les acteurs » ne seraient plus remboursés. Le paiement à l’entrée de l’hôpital pour améliorer le recouvrement est également préconisé afin de « simplifier la vie de l’usager ». Une telle mesure fait penser à ce qui se pratique déjà aux États-Unis, où la première question posée aux patients n’est plus “De quoi souffrez-vous ?” mais “Avez-vous votre carte bancaire ?”
Le développement de la télémédecine pour les citoyens vivant dans des déserts médicaux est proposé. À cela s’ajoute un recours accru à la médecine ambulatoire. Au total, les réformes dans le domaine de la santé permettront 55 milliards d’euros d’économies. Les minima sociaux seraient quant à eux regroupés en une « allocation sociale unique ». Les allocations familiales seraient enfin distribuées « sous condition de ressources ».
La justice sera rendue « plus efficace » avec l’instauration d’un « arrêt domiciliaire » comme peine autonome, au lieu de la détention provisoire. L’objectif est là encore de gagner en efficacité en partant du principe qu’il y a une « inadéquation » entre les moyens déployés et les attentes des usagers. Les outils numériques sont un premier moyen de rendre la justice plus efficace. Pour ce qui est de la détention, l’enjeu est de lutter contre la surpopulation carcérale.
“Faire payer directement l’usage de certains services publics deviendrait de plus en plus fréquent.”
Comme « la construction de nouveaux établissements pénitentiaires demande des délais et des budgets importants », des moyens alternatifs sont envisagés, comme le développement du port du bracelet électronique. En effet, une journée de détention coûte 100 € contre 10 € pour le bracelet. Encore une fois, si la sortie du tout carcéral est une solution régulièrement avancée par des spécialistes, pour des questions de réinsertion notamment, le rapport n’évoque même pas ces enjeux, se cantonnant à une volonté de gagner en efficacité et à économiser.
Le quatrième volet du document s’intitule « éviter les dépenses publiques inutiles ». Cela passe notamment par le renoncement de l’État aux compétences décentralisées. Un nombre important de compétences seront transférées aux intercommunalités et aux régions. L’École constituait le dernier bastion de l’action publique locale et de proximité. Elle serait désormais du ressort des intercommunalités. Il s’agit là de territorialiser l’action publique en donnant une large place aux initiatives et au travail par réseau.
Faire payer directement l’usage de certains services publics deviendrait de plus en plus fréquent. Un péage urbain est proposé dans les métropoles et sera modulé en fonction du niveau de pollution de la voiture.
Rien de nouveau sous le soleil européen
Le rapport oscille entre lieux communs et vieilles propositions déjà portées par Les Républicains notamment. Le pays européen qui est allé le plus loin dans cette dynamique de gestion managériale est la Suède. Il est par exemple passé d’un système étatique centralisé à une décentralisation totale pour faire du personnel éducatif des employés communaux.
“Les réformes que laissent présager ce rapport, si elles ne sont pas nouvelles, sont encouragées par un contexte plus large soutenu par le président.”
À cela s’ajoute la liberté totale des directeurs d’établissements. Cependant, le pays est aujourd’hui à la traîne dans les évaluations PISA et l’OCDE pointe du doigt la faiblesse du niveau des élèves. En effet, avec la destruction du statut des enseignants, le pays doit faire face à une crise de recrutement de grande ampleur ce qui le contraint à se tourner vers des personnels moins qualifiés comme l’a montré le rapport Improving Schools in Sweden : an OECD Perspective. Ce rapport suggérait notamment un retour vers le national pour mettre en place une stratégie d’amélioration du système scolaire, allant totalement à l’encontre des réformes mises en place depuis les années 1990.
C’est aujourd’hui dans cette direction que s’oriente pourtant la France, plusieurs années après des pays qui ont fait les frais de ces réformes. Cette doxa managériale façonne très largement les orientations et traités communautaires. Ainsi, l’Union européenne induit de telles réformes du fait des valeurs et normes qu’elle véhicule et des contraintes qu’elle est en mesure d’imposer. Les réformes que laissent présager ce rapport, si elles ne sont pas nouvelles, sont encouragées par un contexte plus large soutenu par le président. Les classements comme ceux de l’OCDE ou les études d’Eurostat constituent tant un objectif qu’un prétexte pour le gouvernement. Les transferts de pouvoir que suggèrent ce rapport sont ainsi cohérents avec un projet plus large, dont l’inefficacité et les effets pervers ont déjà été prouvés.
Une commission d’enquête parlementaire ? Quel intérêt ? S’étonnait-on ces derniers jours dans les rangs de la majorité. Que va-t-elle nous apprendre de plus que le travail de la justice ? La réponse, assez simple, tient pourtant en un seul mot : l’essentiel.
Contrairement au récit donné par le pouvoir, la création d’une commission d’enquête parlementaire sur l’affaire Benalla à l’Assemblée nationale n’a été ni une chose facile, ni une évidence aux yeux de la majorité LREM pour le moins frileuse, sinon réticente sur le sujet. Les différentes oppositions se sont en effet relayées dans une bataille parlementaire pugnace de demandes procédurales à l’issue de laquelle le groupe de Richard Ferrand a fini par concéder la transformation de l’actuelle commission des lois en commission d’enquête.
Le principal motif de résistance des députés de la majorités arguait en effet l’ouverture récente d’une enquête judiciaire jugée suffisante à leurs yeux pour que soit établie la chaine de responsabilités ayant mené aux exactions de M. Benalla. Pourtant, si les auteurs directs des faits révélés par la vidéo de Nicolas Lescaut pourraient écoper d’une condamnation pénale, la chose est beaucoup plus incertaine pour leurs supérieurs hiérarchiques.
Paradoxe relevé plusieurs fois, c’est justement au fait de ne pas appartenir à la police qu’Alexandre Benalla doit la lourdeur de sa peine médiatique, et celle – éventuelle – de sa condamnation pénale. La sanction pénale des violences en réunion pour lesquelles sont mis en examen messieurs Crase et Benalla est en effet conditionnelle. Les victimes présumées doivent ainsi faire valoir une incapacité de travail de plus de huit jours (article 222-11 du code pénal), ou une « vulnérabilité particulière apparente » (article 222-13, 2°) ou leur état de témoin d’un crime ou d’un délit (article 222-13, 5°) pour pouvoir espérer une condamnation de trois ans de prison et de 45 000 euros d’amende, ce qui n’a rien d’évident au vu du contexte particulier de l’action et du délai de réaction judiciaire.
En revanche, l’usurpation de fonctions d’un policier, (ici « l’immixtion dans l’exercice d’une fonction publique ») requiert de plein droit les mêmes peines (article 433-12 du code pénal).
“Si les auteurs directs des faits révélés par la vidéo de Nicolas Lescaut pourraient écoper d’une condamnation pénale, la chose est beaucoup plus incertaine pour leurs supérieurs hiérarchiques”
Mais qu’en est-il des autorités potentielles dont relève monsieur Benalla ?
Évacuons d’emblée le cas du président de la République. Protégé par les dispositions constitutionnelles qui lui aménagent une immunité présidentielle (en premier rang l’article 67 de la constitution actuelle), monsieur Macron ne peut être entendu d’aucune institution judiciaire avant juin 2022 au plus tôt. Sauf à attendre quatre ans – une éternité en politique – l’enquête judiciaire ne nous serait donc d’aucun secours pour évaluer sa responsabilité pénale ou même sa vision des faits.
Premier auditionné par cette nouvelle commission d’enquête parlementaire, le ministre de l’Intérieur s’est défaussé de toutes responsabilités, réfutant notamment l’application de l’article 40 du code de procédure pénale à son cas personnel. Au cœur des discussions de la commission, l’article de loi oblige en effet « toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire » ayant connaissance d’un crime ou d’un délit à rapporter les faits sans délai à la justice. Invoquant une position fidèle à celle de ses prédécesseurs, il s’est estimé libre des obligations formulées par le texte légal. Proposant une interprétation différente, la députée Daniele Obono (LFI) a avancé, lors de l’audition du ministre, qu’en tant « qu’autorité constituée » il était concerné par l’article en question.
La question de savoir si un ministre doit répondre au même titre que les agents de son ministère aux obligations de l’article 40 du code de procédure pénale n’est cependant pas résolue clairement par nos institutions. Et M. Collomb a beau jeu de profiter d’un flou relatif sur le sujet.
Ainsi en 2013 la Garde des Sceaux Mme Taubira, répondant aux questions d’une députée, Mme Véronique Louwagie (UMP), avance que : « Le concept d’autorité constituée (…) permet d’inclure sous ce vocable, selon la doctrine, toute autorité, élue ou nommée, nationale ou locale détentrice d’une parcelle de l’autorité publique.» Sans toutefois évoquer le cas des membres du gouvernement : sont référencées des décisions de justices qui concernent des maires ou des conseillers généraux, mais point de jurisprudence sur les ministres.
“La disposition du code de procédure pénale mentionne bien une obligation faite aux fonctionnaires de rapporter les crimes et les délits… mais ne prévoit pas de sanction en cas de violation de cette obligation”
Du reste, si M. Collomb devait être entendu par des juges, ce serait par ceux de la Cour de Justice de la République. Encore en vigueur aujourd’hui (M. Macron a pour projet de la supprimer), l’institution ne s’est pas fait remarquer pour sa probité ou son indépendance à l’égard du pouvoir exécutif. Et au regard de son dernier jugement rendu au terme du procès de Christine Lagarde, il y a peu d’espoir pour que sa lecture dudit article 40 soit différente de celle de M. Collomb.
Exit la responsabilité pénale de M. Collomb donc.
Le directeur de cabinet de l’Elysée M. Patrick Strzoda ou son secrétaire général Alexis Kolher, le chef de cabinet de la place Beauvau M. Jean-Marie Girier, ou encore le préfet de police M. Michel Delpuech sont eux, en tant que hauts fonctionnaires, pleinement concernés par ce fameux article 40. Le juge d’instruction tient-il là de quoi engager leur responsabilité pénale ? C’est sans compter le goût du droit français pour les contradictions baroques. La disposition du code de procédure pénale mentionne bien une obligation faite aux fonctionnaires de rapporter les crimes et les délits… mais ne prévoit pas de sanction en cas de violation de cette obligation. La Cour de Cassation (la plus haute autorité en matière de droit pénal) a en effet elle-même entériné cette absence de sanction (Cour de cassation, Chambre criminelle, 13 octobre 1992, 91-82456). Autrement dit, les autorités publiques ayant pris connaissance des actes de messieurs Benalla et Crase sans les avoir mentionnés à un procureur ne risquent… rien.
Tout au plus le manquement à l’obligation de dénonciation peut-il constituer un motif de sanction disciplinaire. Or, en dehors du registre politique, les deux supérieurs hiérarchiques de ces hauts fonctionnaires M. Macron et M. Collomb n’ont aucun intérêt à sanctionner leurs collaborateurs puisqu’ils ne sont eux-mêmes pas inquiétés judiciairement ou administrativement.
Sont ainsi écartés des responsabilités pénales tous les individus ayant pris connaissance des faits après leur commission. C’est à dire la quasi-totalité de la hiérarchie.
Restent les policiers et l’officier dirigeant les opérations sur le terrain au moment des faits. Eux peuvent être concernés par l’article 434-1 du code pénal qui oblige « quiconque ayant connaissance d’un crime dont il est encore possible de prévenir ou de limiter les effets (…) » à informer les autorités judiciaires ou administratives. Encore que ce soit là, justement, la vocation première de la police.
“En reportant sur l’institution judiciaire la charge de donner aux citoyens le sentiment d’un juste contrôle des activités de l’Élysée, tâche dont elle n’a honnêtement pas les moyens, on [prend] le risque conséquent de tuer dans l’opinion tout sentiment de justice”
Ils auraient pu également se saisir de l’article 73 du code pénal (oui oui, ce même article dont se prévaut M. Benalla pour sa défense) qui donnent « qualité (…), dans les cas de crime flagrant ou de délit flagrant (…), à toute personne pour (en) appréhender l’auteur ». Ici, pas d’obligation mais une simple opportunité d’intervention.
Au-delà de l’ironie de la situation – on peine à retenir le plaisir d’imaginer la scène surréaliste des deux victimes présumées appréhendant M. Benalla au titre de l’article 73 du code pénal – on touche ici clairement aux limites du simple droit positif. Il y a dès lors tout à parier que le volet pénal du cas Benalla ou Crase se limitera à leur seule personne, ou éventuellement à l’implication de quelques complices directs.
Pour le reste, cette brève plongée dans les limbes capricieuses du droit nous montre assez à quel point la procédure pénale est inadaptée lorsqu’il s’agit de mettre en lumière les responsabilités du pouvoir exécutif – quel que soient les niveaux de commandements impliqués – problème qui ne semble trouver de terrain de résolution satisfaisant que dans le champ politique. Se serait-on contenté de l’enquête judiciaire, et de sa sœur jumelle administrative, on manquait toute occasion de purger la crise politique actuelle. En reportant sur l’institution judiciaire la charge de donner aux citoyens le sentiment d’un juste contrôle des activités de l’Élysée, tâche dont elle n’a honnêtement pas les moyens, on prenait le risque conséquent de tuer dans l’opinion tout sentiment de justice.
À cet égard, on ne voit guère d’autre solution que le débat public pour résoudre les questions soulevées par le cas Benalla. Messieurs Macron et Collomb ainsi que leurs plus proches collaborateurs ne peuvent que s’exprimer et s’expliquer politiquement devant les Français, c’est à dire au regard des valeurs, des projets et des postures qu’ils ont souhaité incarner au cours de cette première année du quinquennat présidentiel. Et puisqu’il s’agit de faire vivre le plus possible ce débat dans les cadres institutionnels existant, la création de commissions d’enquête parlementaire (Assemblée et Sénat) paraît de loin la meilleure option.
Vous n’avez pas pu assister à notre Université d’été ? Revisionnez le débat autour des dernières évolutions du néolibéralisme. Nous recevions Vincent Dain (LVSL), Pierre Musso, François Cocq (France insoumise) et Juan Branco.
Fabien Escalona est politiste, rattaché à l’Institut d’études politiques de Grenoble et à l’UPMF. Il est également chroniqueur politique dans les colonnes de Mediapart depuis la campagne présidentielle de 2017. Auteur d’une thèse récemment parue sur la reconversion partisane de la social-démocratie à la fin des années 1970, il revient pour nous sur les évolutions de la famille social-démocrate depuis l’après-guerre et sur les développements politiques récents, notamment l’élection d’Emmanuel Macron.
LVSL – Les années 1945-1975 sont généralement considérées comme l’âge d’or de la social-démocratie. Pourriez-vous revenir sur ce que vous qualifiez de « régime social-démocrate keynésien » ?
Fabien Escalona – Je n’emploie pas le terme d’âge d’or mais plutôt celui d’apogée, dans la mesure où même dans ces années-là, il y a quand-même eu des phases parfois longues où les partis sociaux-démocrates étaient dans l’opposition. Et puis c’est une période dont il ne faut pas exagérer le caractère progressiste : sur le plan économique tout n’était pas rose et il subsistait tout un ensemble de dominations sexistes, patriarcales, etc. On a souvent tendance à idéaliser, sous une forme nostalgique, ces années-là. Il faut se garder de le faire.
Je parle d’apogée parce que, sur la longue durée, c’est la période où les partis sociaux-démocrates en Europe de l’Ouest ont globalement obtenu leurs meilleurs résultats électoraux. C’est à ce moment qu’ils ont eu la plus grande marge de manœuvre, où leur originalité est la plus forte. C’est la raison pour laquelle je parle de « régime social-démocrate keynésien », dans une allusion au régime d’accumulation du capital dont parle l’école de la régulation. On peut aussi employer le terme de configuration social-démocrate, c’est-à-dire un certain agencement entre un projet, une doctrine, des politiques publiques, une coalition d’électeurs, un type d’organisation du parti et l’inscription de ces dimensions dans un contexte donné.
Ce régime social-démocrate avait une grande cohérence. Cohérence interne avec le keynésianisme, l’appui sur les classes moyennes et populaires et des organisations héritées des partis de masse. Tout cela s’inscrivait bien dans le paysage politique de la Pax Americana (l’équilibre entre les deux superpuissances) et dans le contexte des accords de Bretton-Woods qui apportaient une certaines stabilité internationale dans le domaine économique, dans un contexte de haute croissance et d’apogée du fordisme, cercle vertueux entre production de masse et consommation de masse.
Pour autant, les salariés demeuraient en position subalterne dans les entreprises. On restait dans le cadre du capitalisme, l’ordre social n’était pas subverti. Mais c’est à cette période que la social-démocratie a poussé le plus loin son agenda de défense des salariés et de progrès social.
LVSL- Vous faîtes de la crise économique des années 1970 le facteur principal du déclin de la social-démocratie et l’élément déclencheur de ce que vous appelez la « reconversion » des partis sociaux-démocrates.
Fabien Escalona – Oui. Il y a à la fois l’épuisement du régime fordiste et keynésien avec le déclin de la productivité, l’internationalisation des chaînes de valeur, etc. On observe également des changements de compositions des classes populaires avec, par exemple, le déclin de la classe ouvrière historique. Beaucoup de bouleversements de moyen-terme se révèlent dans les années 1970. Surtout, on observe un déclin qui va s’avérer durable des taux de croissance. C’est un phénomène majeur car les taux de croissance élevés permettaient le déploiement et le renforcement de l’État social tout en se préservant du conflit direct avec les détenteurs de capitaux et les milieux d’affaires.
LVSL – Au début des années 1980, l’aile gauche du Labour britannique tente de prendre le pouvoir au sein du parti. En France, en 1983, une partie du PS défend la sortie du système monétaire européen et la poursuite d’une politique de gauche. Aurait-on pu imaginer une reconversion « vers la gauche » de la social-démocratie ?
Fabien Escalona – La première chose qu’il faut dire, c’est qu’il y a eu des tentatives. Une grande offensive de l’aile gauche au Royaume-Uni, derrière la figure de Tony Benn dont était proche Jeremy Corbyn. Ce qui est amusant, c’est qu’on rencontre souvent l’idée que les socialistes français auraient toujours été en retard dans leur mue social-libérale par rapport aux autres partis sociaux-démocrates européens. En réalité, le moment de retournement des socialistes français intervient en 1983, au moment même où l’aile gauche du parti travailliste britannique est très forte et parvient à imposer un agenda radical au parti.
C’est un exemple du fait qu’il y a eu des tentatives de radicalisation vers la gauche de l’agenda égalitaire social-démocrate. Ces tentatives ont échoué. Tout n’était pas écrit, mais aucune tentative n’a réussi : c’est quelque chose qui doit interpeller et inviter à aller un peu au-delà du procès en trahison de la social-démocratie. Non, tous ces gens n’étaient pas des « traîtres », certains ont essayé et s’y sont cassé les dents. Pourquoi ? Parfois pour des raisons conjoncturelles, par exemple un leadership défaillant.
À cause aussi, parfois, d’une désynchronisation entre les moments où les ailes gauche sont fortes et les moments où elles auraient eu de réelles opportunités politiques. Dans le cas du SPD allemand, l’aile gauche était très forte au début des années 1980, notamment au sein des jeunesses socialistes. Mais le vrai moment où cette aile gauche a une opportunité, c’est lors de la réunification, au cours de laquelle toutes les cartes sont rebattues. Or c’est à ce moment que l’aile gauche décline et s’épuise dans des batailles internes.
Mais il y a surtout des raisons structurelles à ces échecs. D’abord des raisons institutionnelles : si l’on prend l’exemple du Labour, l’organisation fédérale du parti suppose d’être fort à la fois dans les sections locales, dans les syndicats, au Parlement, etc. Cela rendait plus difficile une prise de pouvoir de l’aile gauche. Dans le cas français, le leader socialiste avait beaucoup de marge de manœuvre et il était très facile pour lui de mettre au pas l’aile gauche.
LVSL – À un journaliste qui l’interrogeait sur sa principale réussite politique, Margaret Thatcher aurait répondu « Tony Blair et le nouveau travaillisme. » La reconversion de la social-démocratie n’est-elle pas aussi une victoire culturelle de la droite ?
Fabien Escalona – Oui et non. Si on regarde la dimension socio-économique, c’est en partie le cas. Le New Labour ne présente pas de rupture par rapport au régime économique mis en place par Margaret Thatcher et John Major. On peut faire cette constatation pour d’autres pays. Mais il faut nuancer. J’ai essayé de montrer, dans mon travail, que la social-démocratie a su intégrer un certain nombre de revendications qui n’étaient pas d’ordre économique mais concernaient la place des femmes, des minorités au sens large ou encore l’écologie. La façon dont la social-démocratie a intégré ces demandes est peut-être insuffisante, il n’empêche qu’elle l’a fait, mieux et beaucoup plus tôt que beaucoup d’autres partis de gauche, notamment les partis communistes.
De ce point de vue, la social-démocratie a embrassé des revendications d’égalité et de liberté qui appartiennent de plein droit à une sorte de schème de revendications démocratiques, comme le disent Mouffe et Laclau que vous appréciez (rires). De ce point de vue, la social-démocratie, en même temps qu’elle cédait du terrain sur le plan de l’économie politique, s’est montrée capable de s’emparer de questions autrefois considérées comme mineures par le mouvement ouvrier. Cela explique aussi son succès, sans cela on ne comprend pas pourquoi ces gens qui auraient trahi et ont effectivement déçu beaucoup de gens sur les sujets économiques, ont pu reproduire leur légitimité électorale à des niveaux suffisants pour se maintenir en tant qu’alternative électorale. Cela, ce n’est pas une victoire de la droite.
LVSL – Est-ce aussi la traduction de changements sociologiques au sein de l’électorat social-démocrate ?
Fabien Escalona – Oui, des changements sociologiques que la social-démocratie a su épouser. C’est une adaptation active à l’environnement, les sociaux-démocrates ne se sont pas contentés de maintenir le statu quo.
LVSL- On observe tout de même, depuis quelques années, un affaissement électoral des partis sociaux-démocrates, voire un véritable effondrement dans certains cas (français notamment). Qu’est-ce qui l’explique ? Est-ce la crise économique ?
Fabien Escalona – En grande partie, oui. L’affaissement électoral est continu des années 1970 aux années 2000. On le sait, c’est documenté. Depuis les années 2010, il se passe quelque chose de nouveau : une accélération remarquable de ce déclin électoral. Plus on avance dans le temps, plus la probabilité est grande qu’un parti social-démocrate fasse le pire score de son histoire. Et puis il y a des cas d’effondrement partisan : les cas français, grec, néerlandais, islandais, etc. La crise de 2008 est une vraie césure. C’est l’épuisement d’un cycle. Les élites dirigeantes ont gagné du temps, via la dette et l’expansion de la finance.
Il s’agit de tout un ensemble d’artifices, comme le montre très bien le sociologue allemand Wolfgang Streeck, destinés à prolonger la durée de vie du régime néolibéral. Mais le cycle s’achève. Les politiques d’austérité ont mis en jeu les conditions de vie de la population, notamment celles des classes moyennes et des jeunes issus des classes moyennes. En Espagne, en Grèce et en France, ce sont les classes moyennes instruites qui subissent la précarité ou vivent dans la peur de basculer dans la précarité, et qui se détournent de la social-démocratie.
LVSL – En France, dans le discours d’Emmanuel Macron sur la nécessité de dépasser le clivage droite/gauche et d’accompagner les évolutions de la société, ne retrouve-t-on pas l’influence de la Troisième voie blairiste ?
Fabien Escalona – Il y a un peu de ça. La Troisième voie à la sauce blairiste se caractérise par la négation du conflit. Dans la mesure où le clivage droite/gauche suppose le conflit et la compétition entre deux visions représentant des intérêts et des convictions divergents, le geste de Blair a été de substituer à cette dichotomie « latérale » (droite/gauche) une dichotomie temporelle : conservateurs/progressistes. On retrouve cette rhétorique chez Macron. C’est une façon de délégitimer toutes les oppositions, puisqu’elles appartiennent nécessairement au passé. Alors les tenants de la Troisième voie s’arrogent le droit de définir ce qui relève du progrès. Macron est une sorte d’aboutissement de la reconversion de la social-démocratie, poussée jusqu’à son évolution ultime, qui fait qu’on coupe les quelques liens qui pouvaient rester avec une culture de gauche.
LVSL – Justement, à une époque où ce modèle entre en crise, comment expliquer qu’Emmanuel Macron remporte l’élection présidentielle ?
Fabien Escalona – C’est une bonne question. C’est quelqu’un qui est issu du système et qui parvient à se présenter comme celui qui va bousculer voire faire sortir du jeu des élites qui ont déçu. Il joue sur deux tableaux. D’une part il capitalise sur un rejet des élites dirigeantes qui était ancré au sein même des fractions les plus intégrées de l’électorat. D’autre part, il joue sur la thématique du « on va gouverner avec les meilleurs ». Cette construction rhétorique s’est doublée d’un discours beaucoup plus habile que celui des sociaux-démocrates en phase terminale type Hollande ou Valls, qui a d’abord consisté à tenir bon sur la question du libéralisme culturel.
Je rappelle qu’il n’a pas approuvé la déchéance nationalité. Il a tenu bon sur un libéralisme culturel qui unit assez fortement l’électorat de gauche dans toute sa diversité. D’autre part, il a défendu une politique néolibérale non pas en promettant du sang et des larmes comme Fillon ou Thatcher mais en mettant en avant la promesse d’une émancipation par le marché. On peut considérer que c’est une ruse de plus du néolibéralisme mais ça n’avait jamais été tenté avec autant de brio dans le champ français. Son discours sur les auto-entrepreneurs ou les « blocages » de la société française était sur le mode « même si vous ne pouvez pas intégrer le salariat, je vous propose une autre voie qui en plus vous accordera plus d’autonomie. »
Il a été très malin, à la fois dans son discours sur la classe politique et dans une forme nouvelle de promotion des réformes néolibérales. Je rappelle toutefois que sa victoire repose sur un socle électoral fragile. 24% au premier tour, ce n’est pas un succès énorme. On vit encore dans un pays dont la structure sociale n’a pas été totalement bouleversée par la crise, ce qui explique qu’il a pu bénéficier d’un socle électoral, fondé notamment sur les classes moyennes et les personnes âgées, qui lui a permis d’être élu.
LVSL – Dans L’illusion du bloc bourgeois, Stefano Palombarini et Bruno Amable envisagent plusieurs scénarios, notamment l’émergence d’un nouveau bloc dominant qui serait soit un « bloc bourgeois » (alliance du centre gauche et du centre droit), soit un bloc souverainiste, soit enfin une réunification de l’ancien bloc de gauche. Qu’en pensez-vous ?
Fabien Escalona – J’ai apprécié ce livre, que j’ai d’ailleurs chroniqué pour Mediapart pendant la présidentielle. Je trouve malgré tout que c’est très « économiste » comme livre. Il manque d’autres dimensions, pour rendre compte des dynamiques de la droite radicale par exemple. Il me semble que l’opposition droite/gauche demeure difficile à contourner. Dans le champ français, on voit bien que la proposition d’un « souverainisme des deux rives » a échoué. La constitution d’un bloc souverainiste m’apparaît donc difficile. Toutefois, la constitution d’un « néo-bloc de gauche » est tout aussi délicate, en raison du dilemme stratégique très compliqué qu’est le rapport à l’intégration européenne.
Malgré tout, il existe peut-être un autre enjeu qui peut faciliter les choses : l’écologie. C’est un enjeu qui n’est pas si conflictuel dans la société, il peut permettre d’élargir de façon assez forte la base sociale de la gauche telle qu’elle se présente aujourd’hui. Il peut contribuer, avec la question démocratique, à lier les différents segments du bloc de gauche. Pour ce qui est de la construction européenne, une des voies possibles est, comme l’a fait la France insoumise durant la campagne, de poser que c’est le peuple souverain qui aura le dernier mot. S’il s’agit d’opposer une stratégie de sortie à une stratégie de modification interne du sens de la construction européenne, il ne peut pas y avoir d’accord entre les différentes composantes de la gauche. En revanche, défendre un recours au peuple en cas de blocage politique me semble être la ligne de crête qui permet de rapprocher le plus possible les deux positions.
La présentation en Conseil des ministres, le 9 mai dernier, du projet de révision constitutionnelle souhaité par le Président de la République Emmanuel Macron a traduit son intention annoncée de longue date de réformer les institutions de la Ve République afin de les adapter aux supposés « nouveaux enjeux » auxquels serait aujourd’hui confrontée l’action de l’État.
Faute de « nouveaux enjeux » substantiels, c’est davantage dans l’air du temps et les lieux communs à la mode que la réforme semble avoir puisé son inspiration. « Donner toute sa place à la société civile » en accroissant le rôle d’un Conseil économique, social et environnemental dont on peine déjà à voir la valeur ajoutée, supprimer la Cour de justice de la République afin de céder au réflexe pavlovien selon lequel les juridictions d’exceptions sont nécessairement mauvaises, étendre de façon cosmétique et dépourvue de toute portée pratique le domaine de la loi aux « principes fondamentaux de l’action contre les changements climatiques », voilà autant d’évolutions qui, bien que superfétatoires sinon inopportunes, ne sont pas susceptibles de faire grand mal à l’équilibre de nos institutions.
À ces dispositions, qui tiennent davantage de l’élément de langage paresseux que de la réforme des institutions ainsi qu’à d’autres mesures du même acabit, plus ou moins bien inspirées mais d’ampleur modeste (fin de la présence des anciens présidents de la Républiques au Conseil constitutionnel comme membres de droit, durcissement des règles de non-cumul pour les ministres, etc.) s’ajoutent des modifications à la marge de la procédure parlementaire (accélération du calendrier d’adoption des lois de finances, assouplissement de l’obligation du Parlement de consacrer une semaine par mois à l’évaluation des politiques publiques, etc.) qui ont pour objet de contribuer à désengorger un Parlement surchargé. Ces modifications de procédure, dont on peut discuter l’opportunité sur le plan technique, ne méritent pas les cris d’orfraie habituels sur la « mise au pas du Parlement » qu’elles n’ont pas manqué de susciter. Elles ont cependant à ce jour concentré la totalité du débat sur la révision constitutionnelle.
À première vue, un observateur insuffisamment attentif et suffisamment blasé pourrait donc croire que cette révision est parfaitement vaine, n’a d’autre objet réel que de sculpter la statut de grand réformateur de M. Macron et ne mérite donc rien d’autre qu’une indifférence polie. L’auteur de ces lignes, avouons-le, avait pris ce parti jusqu’à ce qu’il se plonge dans le détail du texte déposé à l’Assemblée nationale début mai.
Car en réalité il y a bien un volet de ce projet de révision qui n’est pas dépourvu de portée, alors même qu’il a été presque entièrement négligé dans la présentation qu’en ont faite les médias. Il s’agit des articles 15, 16 et 17 du projet de révision constitutionnelle qui portent sur les collectivités territoriales et traduisent le « pacte girondin » dont le Président de la République s’est fait le chantre dans un récent discours. Fidèle à la vulgate décentralisatrice, ce « pacte » découle de l’idée selon laquelle la norme devrait davantage pouvoir être adaptée par les collectivités territoriales qui connaissent le terrain là où le mastodonte étatique, par nature incapable de finesse, bride les énergies et les initiatives et n’a cure des spécificités propres à chaque territoire.
« Concrètement, une région suffisamment puissante pourra négocier avec le Gouvernement la non-application de tout ou partie d’une loi de la République sur son territoire. »
L’article 15 comprend deux dispositions complémentaires. Le premier alinéa autorise la loi à distribuer à la carte des compétences différenciées pour des collectivités d’un même niveau, à la condition que ces compétences soient « en nombre limité ». Le second alinéa de l’article rend possible pour une collectivité territoriale, dans les matières où elle est compétente, de déroger de façon permanente à une norme nationale – loi ou règlement – si la loi ou le règlement l’a prévu. Concrètement, une région suffisamment puissante pourra négocier avec le Gouvernement la non-application de tout ou partie d’une loi de la République sur son territoire, « sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti » et à la condition que ce soit « pour un objet limité ». Cet alinéa remplacerait les dispositions déjà inopportunes, mais largement inutilisées, introduites par la révision constitutionnelle de 2003 créant un droit à l’expérimentation pour les collectivité pour une durée limitée. Prises ensemble, les deux dispositions de l’article 15 ouvrent la voie à un rapport de force permanent où les grandes collectivités pourront user de leur influence pour obtenir un cadre juridique sur mesure, qui sied à leurs intérêts propres et s’éloigne, le cas échéant considérablement, du droit national. Dès lors, ce n’est plus tout à fait la Nation par le biais de ses représentants au Parlement qui fera la loi et disposera des compétences de chacun mais aussi des exécutifs locaux à la légitimité fragile et à la compétence souvent discutable.
Les mesures introduites par cet article pourraient même permettre, via des attributions de compétences ad hoc, de donner davantage de corps au concept absurde et scandaleux «d’eurodistrict » frontalier dans lequel des compétences serait confiées à une sorte de collectivité-Frankenstein binationale. Il est d’ailleurs amusant de noter qu’alors même que l’on insiste lourdement pour donner des marges de manœuvre aux collectivités afin qu’elles puissent différencier leur réglementation pour tenir compte de leurs spécificités, on tient absolument, a contrario, à rapprocher les régimes juridiques en vigueur de part et d’autre du Rhin. A croire que l’appartenance à une nation différente n’est pas, aux yeux de certains, une « spécificité » suffisamment notable pour mériter d’être prise en compte…
L’article 16 du projet de révision à quant à lui pour objet de « reconnaître la spécificité de la Corse » dans la Constitution afin de flatter les autonomistes locaux en leur laissant un os à ronger. Concrètement, les dispositions qu’elle introduit donneront la possibilité à la collectivité de Corse d’adapter les lois et règlements pour tenir compte de ses « spécificités » dans des conditions proches de ce qui est aujourd’hui prévu par la Constitution pour les départements d’outre-mer depuis la révision constitutionnelle de 2003, de sinistre mémoire. Sauf sur le plan symbolique, l’effet cet article revient pour l’essentiel à transformer la Corse en département d’Outre-mer. L’approfondissement d’un régime fiscal d’exception pour l’île ou le renforcement de la propagande locale en faveur de la langue et de la culture corse pourraient, notamment, être bientôt au programme.
L’article 17 enfin, toujours inspiré par la même philosophie de démagogie « proximitaire », renforce le pouvoir d’adaptation des normes nationales confié en 2003 aux départements et régions d’outre-mer en prévoyant qu’un simple décret, pris sur la demande de la collectivité concernée, suffise désormais à l’habiliter à fixer elle-même les règles applicables sur leur territoire dans « un nombre limité de domaines » relevant de la loi ou du règlement. À ce jour, cette adaptation doit être explicitement prévue par la loi ou le règlement, selon le niveau de la norme concernée. Le législateur se trouverait ainsi dépossédé d’une partie de son pouvoir et les habitants des DOM privés des garanties de bénéficier de règles, même dérogatoires, prévues par les représentants de la Nation.
« […] Ces évolutions marquent une rupture profonde avec la tradition constitutionnelle française et avec un élément décisif du pacte social national dont l’origine remonte à la Révolution. »
Outre qu’il est pour le moins contradictoire, alors qu’on gémit continûment en haut lieu sur l’impératif de simplification du droit, d’introduire de tels dispositifs qui vont conduire le droit applicable à se balkaniser par région, complexifiant l’office du juge, embrouillant le citoyen et insécurisant l’environnement normatif des entreprises, l’inutilité pratique de ces évolutions saute pourtant aux yeux. En effet, la possibilité d’adapter les règles nationales si nécessaire ou de les décliner au cas par cas existe déjà de façon suffisante dans le droit actuel mais appartient – hors outre-mer – à l’État et à ses représentants dans les territoires. Alors que la proximité n’exige nullement le transfert aux collectivités de pouvoirs qui ne peuvent être exercés que sur le mandat de la Nation tout entière, ces évolutions marquent une rupture profonde avec la tradition constitutionnelle française et avec un élément décisif du pacte social national dont l’origine remonte à la Révolution.
De tels dispositifs, quoique puisse prétendre l’exposé des motifs du projet de révision, portent atteinte aux principes d’indivisibilité de la République et d’égalité devant la loi. C’est même d’ailleurs précisément parce que ces innovations funestes sont en contradiction avec ces principes constitutionnels qu’ils nécessitent, pour pouvoir être mis en œuvre, d’être introduits dans notre ordre juridique au niveau de la norme suprême ; une norme constitutionnelle pouvant par construction déroger à une autre.
« La France, loin d’être mieux gouvernée, n’en sera que moins unie.»
Répondant à l’appétit insatiable de compétences des élus locaux et dépourvu de tout recul sur les sottises à la mode quant au primat de la proximité et la sanctification des pouvoirs décentralisés, le Gouvernement porte ici, probablement sans même s’en rendre compte, un nouveau coup aux institutions républicaines. Car les collectivités locales se saisiront avec bonheur des reliques abandonnées par l’État. Leur légitimité à « quasi-légiférer » servira de fondement à leurs futures exigences pour toujours plus de compétences et toujours moins de contraintes. La France, loin d’être mieux gouvernée, n’en sera que moins unie.
Ce projet de révision, en apparence bénin et presque ridicule, est donc dangereux. La République française doit sa force et la solidité de son pacte social à l’idée singulièrement puissante dont la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen a immortalisée la formule selon laquelle « la loi doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». Si le citoyen français appartient à une collectivité solidaire, c’est aussi parce que le cadre institutionnel et juridique dans lequel il vit est, presque en totalité, le même à Paris, à Bourges, à Corte et même à Fort-de-France. Céder aux aspirations des élus à tailler leur fief non plus seulement dans la force d’une clientèle locale mais dans le marbre du droit, c’est préparer l’affaiblissement progressif non seulement de la puissance d’agir de l’État au service de l’intérêt général, mais aussi de ce qui nous relie à nos compatriotes. La décentralisation, si elle a organisé avec succès l’inefficacité de l’action publique dans les territoires, a pour le moment eu peu d’impact sur la conscience nationale tant les réflexes unitaires demeurent puissants en France. Ils faut s’en féliciter. Ces évolutions risqueraient quant à elles d’ouvrir un nouveau chapitre, lourd de menaces, dans l’histoire de nos renoncements. Tous ceux qui accordent du prix au modèle républicain doivent refuser cette pente qui pourrait conduire un jour, qui sait, au fédéralisme et à l’éclatement.
Alessandro Di Battista, 39 ans, est l’une des principales figures du Mouvement Cinq Etoiles, le premier parti politique d’Italie. Avant de rejoindre le mouvement de l’humoriste Beppe Grillo, Di Battista a travaillé pour l’UNESCO et auprès du Conseil Italien pour les Réfugiés (CIR). Il a également parcouru l’Amérique latine en tant que reporter. Élu à la chambre des députés en 2013 pour la région du Lazio, il réalise une entrée remarquée dans la politique institutionnelle. Alors que le Mouvement Cinq Etoiles verrouille scrupuleusement sa communication, il est l’un des rares députés à s’exprimer devant les caméras, et la virulence de ses interventions en font l’un des porte-paroles les plus en vue. Souvent considéré comme le représentant de l’ « aile gauche » du parti, garant de son esprit contestataire originel, Di Battista est aussi régulièrement présenté comme l’alter ego de Luigi Di Maio, leader du M5S depuis 2017 et actuel Ministre du développement économique et du travail. Lors de la campagne décisive pour les élections de mars 2018, tandis que Di Maio entame une quête de respectabilité auprès des élites économiques italiennes et européennes, Di Battista sillonne les places du pays et harangue la foule au cours de meetings survoltés. Alessandro Di Battista aime cultiver et mettre en scène sa proximité avec les citoyens ordinaires, les « gens d’en bas ». Le 25 avril dernier, avant la concrétisation de l’alliance de gouvernement entre le M5S et la Lega (extrême-droite), il nous recevait au seuil d’un modeste café à deux pas de son appartement, au Nord de Rome. Dans ce long entretien, celui qui a renoncé à se présenter à sa réélection pour se consacrer à sa famille, « faire le tour du monde et écrire », évoque volontiers l’identité, insaisissable, de l’OVNI politique M5S. Nous l’avons également invité à nous en dire plus sur son expérience en Amérique latine, son rapport aux gauches européennes et à Emmanuel Macron, sur la démocratie directe et la fracture Nord-Sud en Italie, ou encore sur les positions fluctuantes du M5S au sujet de la question européenne.
LVSL – Dans votre livre A testa in su, vous revenez sur votre expérience en Amérique Latine, et vous écrivez : « Cette année au Guatemala m’a amené à me passionner pour la politique avec un P majuscule ». Qu’entendez-vous par politique avec un P majuscule ? De quelle manière cette expérience latino-américaine a-t-elle été structurante pour vous ?
Alessandro Di Battista – Pour moi, la politique est sans doute l’activité la plus importante qu’un être humain puisse exercer. Les politiques, peut-être les partis, l’ont dévalorisée. Cela dit, pour moi, la politique est splendide. Ainsi, quand je parle de politique avec un P majuscule, je parle de la politique qui se fait partout, et pas seulement à l’intérieur du parlement. J’ai passé quasiment un an au Guatemala. J’y suis retourné pour travailler dans une communauté indigène composée d’ex-guérilleros. Ils s’étaient rassemblés après les accords de paix et tentaient de vivre une vie un peu plus digne et juste, tous ensemble.
J’étais alors conscient des problématiques de ce pays, qu’elles soient sociales, économiques ou financières. J’ai vu comment s’organisaient ces gens qui cherchaient simplement à se construire une vie digne. Pour moi, la politique, c’est la résolution collective des problèmes. C’est se mettre ensemble, et essayer de trouver une solution pour résoudre un problème précis. La politique avec un P majuscule, c’est cela. Ce ne sont pas les partis et les élections. Les élections sont importantes bien sûr, mais pour l’amour de Dieu, la politique doit signifier la tentative collective d’améliorer la société dans laquelle nous vivons. Dans ce sens-là, la politique avec un P majuscule, j’en ferai toute ma vie, y compris en dehors du parlement.
LVSL – Ce lien avec l’Amérique Latine est un point que vous avez en commun avec plusieurs leaders de Podemos et Jean-Luc Mélenchon. Qu’est-ce qui vous rapproche et qu’est-ce qui vous distingue d’eux ?
Alessandro Di Battista – Je ne connais pas les propositions qu’ils mettent en avant de manière exhaustive. Je ne connais personnellement ni Pablo Iglesias ni Jean-Luc Mélenchon. Reste que j’ai un peu étudié leurs programmes et leurs débats. Il me semble que ces forces politiques, tout comme le Mouvement 5 Étoiles, se sont beaucoup intéressées aux droits économiques et sociaux. C’est ce que toute force politique devrait faire. Cela dit, il me semble que ces deux partis sont très connotés à gauche sur le plan politique. Bien que Podemos ait toujours expliqué qu’il se situait en dehors du clivage gauche/droite, ces deux forces sont ancrées dans cet espace politique. Elles restent perçues comme des formations de gauche.
Avant le Mouvement 5 Étoiles, j’ai toujours voté à gauche. Cependant, aujourd’hui, gauche et droite sont deux catégories qui ne représentent pas les citoyens. Elles ne sont plus capables de représenter, non seulement les nuances politiques qui segmentent les citoyens, mais également le fonctionnement du monde.
« Durant la dernière campagne électorale, l’un des rares arguments du PD a consisté à dire : « nous avons fait tous ces droits civils ». Reste que si les gens ne savent pas comment se déplacer, comment se soigner, et où s’installer pour vivre, ils ne votent pas pour toi. Les jeunes fuient l’Italie car il n’y a pas de travail, et qu’il y a un énorme problème d’éducation publique. Les gens ne votent pas pour les partis qui se concentrent exclusivement sur les droits civils. »
C’est notre principale différence. Podemos et la France Insoumise appartiennent au monde de la gauche. Or, c’est une mouvance qui se meurt.
Elle dépérit avant tout parce qu’elle s’est beaucoup trop concentrée sur les droits civils. Que les choses soient claires : les droits civils sont importants. L’un des derniers votes que j’ai fait au Parlement concernait justement le bio-testament.
Cela dit, je remarque que durant les 30 dernières années, les gouvernements occidentaux se sont concentrés sur les droits civils. Pendant ce temps, les droits sociaux, les droits économiques, et l’État social ont été démantelés. Dans une logique de « social washing », on présente les droits civils comme une avancée. Très bien. Les droits civils sont importants, mais si les droits économiques et sociaux sont abandonnés, alors les gens ne votent pas pour toi.
Le Partito Democratico a massacré l’Etat social de la même manière que Berlusconi. Du point de vue des politiques menées, je ne vois pas de différence entre le PD et Berlusconi. Durant la dernière campagne électorale, l’un des rares arguments du PD a consisté à dire : « nous avons fait tous ces droits civils ». J’ai compris. C’est important. Il n’y a aucun doute là-dessus. Reste que si les gens ne savent pas comment se déplacer, comment se soigner, et où s’installer pour vivre, ils ne votent pas pour toi. Les jeunes fuient l’Italie car il n’y a pas de travail, et qu’il y a un énorme problème d’éducation publique. Les gens ne votent pas pour les partis qui se concentrent exclusivement sur les droits civils.
En cela, le Mouvement 5 Étoiles est différent de toutes les autres formations européennes. Je note que le score du Mouvement 5 Étoiles a été beaucoup plus élevé que celui de Mélenchon ou de Podemos, ce qui laisse à penser que notre méthode est la bonne.
« Le populisme, c’est la capacité de déceler les exigences populaires. Et aujourd’hui, ce que je peux vous dire, c’est qu’il est nécessaire de placer à nouveau les droits économiques et sociaux au centre du débat. Tout simplement parce qu’ils n’existent plus en Italie. Ils disparaissent aussi petit à petit en France, alors que ce pays a longtemps été un modèle international d’État social. »
Une dernière remarque. Les médias et les politiques nous définissent comme populistes. C’est la même chose pour Podemos et Iglesias. C’est moins le cas pour Jean-Luc Mélenchon. Je peux me tromper, mais il me semble qu’il n’a pas été défini comme populiste comme nous l’avons été.
LVSL – Mélenchon a également été qualifié de populiste…
Alessandro Di Battista – Peut-être est-ce le cas. Je ne connais pas bien sa situation. Il n’en demeure pas moins que pour moi, ce n’est pas du populisme. Le populisme, c’est la capacité de déceler les exigences populaires au niveau mondial, au niveau national, et au niveau social. Il s’agit ensuite de définir les réponses à apporter. Et aujourd’hui, ce que je peux vous dire, c’est qu’il est nécessaire de placer à nouveau les droits économiques et sociaux au centre du débat. Tout simplement parce qu’ils n’existent plus en Italie. Ils disparaissent aussi petit à petit en France, alors que ce pays a longtemps été un modèle international d’État social.
LVSL – Avant de venir, nous avons regardé une de vos interventions télévisées. Celle-ci a eu lieu chez vous. Nous avons pu observer que votre bibliothèque est remplie d’auteurs comme Lénine, Brejnev, et Gramsci. En quoi ces auteurs et cette tradition politique et intellectuelle vous inspirent ?
Alessandro Di Battista – La pensée de Gramsci est pour moi très actuelle. C’est un homme dont l’histoire mérite un énorme respect, une énorme considération, et qui reste pertinent aujourd’hui. En ce qui concerne les biographies de Lénine et Brejnev, c’est avant tout parce que je suis un lecteur friand. Ce journaliste, qui est un peu de gauche, a cadré ces livres, pour jouer un peu, en disant qu’ils ne seraient pas chez Massimo D’Alema, et qu’il les avait trouvés chez moi. Cela dit, à côté, il y a aussi des livres de géographie, des biographies de Gengis Khan ou de Napoléon Bonaparte, ou des livres sur la Révolution française et beaucoup d’autres choses. J’aime lire, j’aime beaucoup les biographies. D’ailleurs, la biographie de Brejnev ne m’a pas vraiment influencé. Je pense être l’un des rares Italiens à avoir une biographie de Brejnev. La vie de Lénine est plus intéressante. J’aime énormément lire. Lire crée de l’indépendance.
« De nos jours, la bataille n’est pas entre droite et gauche, mais entre les citoyens qui veulent reprendre un peu de souveraineté, et les puissants, qui continuent à centraliser non seulement le pouvoir, mais aussi d’énormes richesses. »
Il est vrai que certains journalistes disent que je représente « l’âme de gauche » du Mouvement 5 Étoiles. La vérité est qu’il n’y a ni âme de gauche, ni âme de droite. Je le répète, ce sont des catégories du passé. Nous analysons les problèmes, nous les décortiquons et nous cherchons une solution. Quelquefois, la solution apparaît comme une solution de droite. Soutenir les entreprises avec une banque publique d’investissement peut être vu comme une solution venant de la droite. D’autres penseront à l’inverse qu’il s’agit d’une solution de gauche. Le revenu de citoyenneté peut apparaître comme une solution de gauche au problème de la pauvreté. C’est d’abord une solution juste, qui peut ensuite influer positivement sur l’économie. En effet, certains entrepreneurs y voient des avantages, car cela augmente le pouvoir d’achat des citoyens italiens, ce qui constitue un élément positif pour les entreprises.
Je désavoue complètement ces catégories. Il en a toujours été ainsi dans l’histoire du M5S. On a toujours cherché à nous étiqueter et à nous cataloguer. Ainsi, quand on veut abolir Equitalia [Ndlr, une société publique qui perçoit l’impôt pour le compte de l’État] et avoir une fiscalité plus juste, nous sommes de droite. Pourtant, c’est le centre-droit qui a créé Equitalia. Quand nous voulons protéger les travailleurs, nous sommes de gauche. Or, c’est le centre-gauche qui a aboli l’article 18 du Statut des travailleurs [Ndlr, article qui protégeait les salariés contre les licenciements injustifiés]. Vous voyez bien qu’il y a une sorte de court-circuit à ce sujet. De nos jours, la bataille n’est pas entre droite et gauche, mais entre les citoyens qui veulent reprendre un peu de souveraineté, et les puissants, qui continuent à centraliser non seulement le pouvoir, mais aussi d’énormes richesses. Regardez ce qui se passe au niveau mondial. La richesse est concentrée en si peu de mains…
Dans un mois, je pars avec ma famille. Nous allons voyager de San Francisco à Panama. Je ne suis jamais allé à San Francisco. Cela dit, je lis sur le sujet. San Francisco est probablement une des villes les plus riches du monde. Cette ville a tout pour plaire : la Silicon Valley, Steve Jobs, d’immenses multinationales, des droits civils incroyables, etc. Au niveau mondial, c’est sans doute la ville la plus avant-gardiste pour ce qui concerne les droits civils. Elle porte un discours quasi-libertaire. Or, c’est une des villes du monde où il y a le plus de sans-abris et de personnes qui vivent dans la rue. Vous avez donc le lieu le plus riche du monde, qui en même temps est l’endroit où vivent le plus de personnes dans la rue.
« Je crois aux réseaux sociaux, car si tout n’y est pas bon à prendre, Internet est un lieu où se rompt l’intermédiation. Je me suis un peu intéressé à tout ce qui touche à la blockchain et aux cryptomonnaies, car cela pourrait aussi devenir une façon de rompre un peu les intermédiations financières. Aujourd’hui, ce qui dirige le monde n’est ni la droite ni la gauche, c’est le capitalisme financier. »
Vous voyez que le problème n’est plus de trouver une solution de gauche ou de droite, mais d’apporter un minimum de redistribution des richesses et de rééquilibrage dans la société au niveau mondial. Le statu quo nous amène à l’implosion. L’humanité ne pourra pas y survivre. Je crains des guerres pour l’eau. Je crains une centralisation des pouvoirs. Je crains également l’augmentation des phénomènes de racisme et de xénophobie. Il est clair que ces phénomènes de racisme sont liés à la désintégration de l’État social. Il y a un moyen de détruire la xénophobie et d’attaquer le racisme, c’est de renouer avec les droits économiques et sociaux. Sinon, les populations se battent entre elles. Les pauvres se font souvent la guerre entre pauvres plutôt que de la faire à ceux qui sont responsables. Nous tendons à pointer du doigt ceux qui sont dans une situation pire que la nôtre.
J’ai choisi le M5S car je crois fermement à la rupture de l’intermédiation. Pour moi, l’intermédiation est une manière d’exercer le pouvoir. En fait, je me suis intéressé au mouvement car il a réussi à rompre cette intermédiation entre partis et institutions. Je suis entré au Parlement sans connaître qui que ce soit et sans argent. J’ai dépensé 140€ en frais de campagne la première fois. Je crois aux réseaux sociaux, car si tout n’y est pas bon à prendre, Internet est un lieu où se rompt l’intermédiation. Je sais qu’il y a des problèmes avec les algorithmes et des histoires comme celle de Cambridge Analytica. Je me suis un peu intéressé à tout ce qui touche à la blockchain et aux cryptomonnaies, car cela pourrait aussi devenir une façon de rompre un peu les intermédiations financières. Aujourd’hui, ce qui dirige le monde n’est ni la droite ni la gauche, c’est le capitalisme financier. C’est le primat de la finance sur la politique. Quand je vous parle de politique avec un P majuscule, je parle d’une politique qui commanderait à la finance. C’est la politique, entendue comme représentation de tous les citoyens, qui doit commander la finance. Nous pouvons aussi parler de démocratie directe, car je crois que c’est notre avenir
LVSL – En France, le Mouvement 5 Étoiles est défini comme populiste, anti-système, et tend à être perçu comme incohérent, ou sans colonne vertébrale idéologique. Comment le définiriez-vous ? Quelles sont ses influences idéologiques ?
Alessandro Di Battista – Qui dit cela en France ? Le Monde ? Ce sont sans doute eux qui nous définissent ainsi. C’est encore l’establishment. Les mêmes qui n’ont absolument rien compris à ce qui s’est passé au cours des 10 dernières années. Le comble est qu’il s’agit du même establishment qui a soutenu Hillary Clinton aux Etats-Unis. Finalement, c’est Trump qui a gagné. C’est le même establishment qui a soutenu le « remain ». Or, c’est le Brexit qui a gagné. Ils ne comprennent toujours pas pourquoi.
« Nous sommes le fruit d’une sorte de réaction à un système politique qui ne nous représente plus ! Auparavant, je votais PD, tandis que certains de mes camarades votaient pour d’autres partis. Nous nous sommes dit collectivement : très bien, on va se débrouiller tout seuls »
Probablement parce qu’ils regardent le monde et le Mouvement 5 Étoiles du haut de leur tour d’ivoire dans le centre de Paris. Je les définis comme des intellectuels « faucille et cachemire » [Ndlr, un équivalent de « gauche caviar »]. Que dois-je ajouter ? Que ce serait comme dire que 11 millions d’Italiens sont sans colonne vertébrale idéologique…
Ce n’est pas le cas. Ce n’est évidemment pas le cas. La vérité, c’est qu’à chaque fois que naît un mouvement politique qui tente de changer le système, la première chose que fait le système est de trouver quelque chose qui le décrédibilise. Il tente d’abord de l’étiqueter comme « populiste ». Cela ne marche pas car plus le système nous attaque, plus les personnes qui sont contre ce système injuste soutiennent le Mouvement Cinq Étoiles. C’est donc une stratégie aveugle. Regardez plutôt : ils ont attaqué Trump de tous les côtés, et les gens ont finalement voté Trump.
En définitive, la chose la plus populiste qui soit aujourd’hui est de définir comme populiste une force politique qui tente de changer les choses. Anti-système… On nous a qualifié d’anti-système. Que signifie anti-système ? Vouloir changer les choses ? Oui ! Mais comment essayons-nous de les changer ? En se présentant aux élections, en faisant des réunions sur des places, sans jamais un incident, sans prendre de financements publics, en gagnant les élections à Rome, à Turin, en se présentant aux élections européennes… Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’avons-nous fait de mal ?
Nous nous sommes présentés aux élections et nous avons obtenu de nombreuses voix, voilà tout. C’est ce que les paladins de la démocratie attaquent. La vérité est qu’ils ne parviennent pas à comprendre comment une force politique, fondée par un brillant intellectuel [Ndlr, Roberto Casaleggio], et un comique [Ndlr, Beppe Grillo], a pu s’imposer sans argent public et sans siège au parlement. C’est quelque chose qu’ils ne veulent pas voir. Ils sont là à se creuser la tête. Et que disent-ils ? Attaquons-les, attaquons-les, attaquons-les… Ils ne comprennent pas qu’ils obtiennent l’effet inverse à celui attendu.
Roberto nous a dit une chose : les partis, avant de disparaître, chercheront à nous ressembler. C’est ce qui se passe en ce moment. Je note que quelques élus comme l’ancien vice-président de la Chambre, renoncent au cumul des mandats, à la double indemnité de mandat et au double salaire. Je note aussi qu’ils se déplacent tous sans escorte policière et qu’ils essaient de limiter l’usage des fonds publics. Désormais, ils cherchent à jouer les amis du peuple, à faire des photos dans la rue, en chemise plutôt qu’en costume-cravate. Tout cela est inutile ! Ils tentent de copier le Mouvement 5 Étoiles.
Ils veulent diminuer l’adhésion au Mouvement 5 Étoiles ? Il n’y a qu’une manière de le faire : voter pour les lois que nous voulons ! S’ils réussissent à faire voter une vraie loi anticorruption, un revenu de citoyenneté, un paquet de lois sur les conflits d’intérêts, une politique de soutien aux finances publiques, et de développement des droits économiques et sociaux, le Mouvement 5 Étoiles n’a plus de raison d’exister ! Nous sommes le fruit d’une sorte de réaction à un système politique qui ne nous représente plus ! Auparavant, je votais PD, tandis que certains de mes camarades votaient pour d’autres partis. Ils faisaient comme tout le monde. Ils soutenaient un parti, puis un autre, etc.
Quand ils ont compris que tous ces partis ne les écoutaient pas, nous nous sommes dit collectivement : très bien, on va se débrouiller tout seul ! Le mouvement est donc né des déceptions et lâchetés des autres forces politiques. Voilà la vérité, ils se sont mal comportés. Dans ce cas, essayons nous-mêmes, car pour l’instant personne ne nous représente. Telle est l’alternative : soit je pars du pays, soit je reste et je conspire. Conspirer est un mot merveilleux. Cela veut dire « respirer ensemble », « con spirare ». C’est cela que nous faisons, respirer ensemble, à 11 millions d’Italiens, pour essayer de changer les choses. Ils veulent contrer le Mouvement 5 Étoiles ? Qu’ils approuvent le revenu de citoyenneté ! Génial ! Ils augmenteront le nombre de voix du PD, de la Lega, et ils diminueront le nombre de votes en faveur du Mouvement Cinq Étoiles. S’ils croient pouvoir nous contrer avec des phrases du type : « ce sont des populistes », « ils n’ont pas de colonne vertébrale », « ils n’ont pas de culture politique », « ils ne savent pas ce qu’est la démocratie », ils se trompent. Je connais toutes ces phrases. Berlusconi les disait aussi. Vous pouvez donc aller dire au Monde qu’ils ont la même position que Berlusconi.
LVSL – En 2013, vous avez lancé l’initiative « invite un député à dîner ». En 2016, nous vous avons vu faire la tournée des places pour faire vivre l’opposition à Matteo Renzi. Cette volonté de créer une proximité avec les citoyens semble être votre marque de fabrique. Quels sont vos objectifs ?
Alessandro Di Battista – Pour moi, l’objectif est toujours de rompre l’intermédiation entre citoyens dans et hors de l’institution. Le terme « électeurs » lui-même ne me plaît pas. Que veut dire électeurs ? Cela signifie que je suis celui qui peut être élu, tandis que les autres sont ceux qui ont seulement le pouvoir d’élire ? Durant mes cinq années de parlementaire, j’ai mis en avant ce que vous avez défini comme ma « marque de fabrique ». Ce n’est pas seulement la mienne. C’est celle du Mouvement 5 Étoiles. Faire de la politique partout, et supprimer cette distance entre les citoyens dans et hors de l’institution. Je me suis toujours défini comme un porte-voix des citoyens, et non comme un député de la République. Je suis aussi député, mais pas dans le sens distant que l’on entend généralement. Le terme classe dirigeante ne me plaît pas non plus. Que veut dire classe dirigeante ? Dire que je suis de la classe dirigeante, cela voudrait dire qu’il existe des personnes faites pour diriger, et d’autres faites pour être dirigées. Mais qu’est-ce que la classe dirigeante ?
Je crois fermement à la construction progressive de la démocratie directe. C’est pourquoi aller chez les gens, discuter avec eux, parler de ce qu’ils pensent du M5S, des aspects que l’on pourrait améliorer et de ce qu’ils jugent positivement, est, pour moi, un exemple de démocratie directe. Il s’agit d’un rapport direct ! C’est la même chose dans les places. De la même manière, je suis uniquement allé à des émissions télévisées en direct. J’ai essentiellement fait de la politique sur les places car c’est un lieu où la distance est moins forte et peut être réduite.
Tout cela est fondamental. J’espère aussi que peut-être, un jour, parmi les personnes qui sont venues m’écouter sur les places, il y en aura qui entreront au Parlement, et ce sera alors à mon tour de les écouter depuis les places.
« Je ne dis pas que toute usine doit appartenir aux ouvriers, mais j’estime que les travailleurs doivent pouvoir coopérer au développement de l’entreprise dans laquelle ils travaillent. D’ailleurs, il y a une série d’entreprises qui sont en crise aujourd’hui en Europe, et en particulier en Italie. Ces crises peuvent être affrontées par la responsabilisation des travailleurs, en permettant à ceux-ci de contribuer non seulement au développement mais aussi à la gestion des entreprises. »
Je vois les choses comme cela : la politique est un passage de témoin. Et le témoin, ce sont les idées, qui peuvent ensuite être améliorées par les citoyens. J’ai passé du temps à mener des batailles dans le Parlement. Désormais, il y a quelqu’un d’autre, et peut-être que j’y retournerai la prochaine fois, ou qu’une autre personne y entrera à son tour. Ce principe est fondamental. Bien sûr, il y a le modèle de la « classe dirigeante », du parti, et de la politique professionnelle.
Mais la politique n’est pas une profession. Le journaliste est un professionnel. Le barman, l’avocat, le médecin, l’ouvrier, le glacier, l’entrepreneur sont des professionnels. Ce n’est pas le cas de l’homme politique. Le politique est celui qui se met à disposition de la collectivité, qui travaille un temps limité de sa vie à l’intérieur des institutions, et qui retourne ensuite faire son métier. Je vis la politique de cette façon, et c’est pour cela que j’ai décidé de ne pas me présenter de nouveau.
LVSL – Toujours dans votre livre A testa in su, vous évoquez l’expérience autogestionnaire des ouvriers de la “Fabrica sin patron” en Argentine (l’usine Zanon reprise par les travailleurs en 2001 dans le contexte de la crise économique argentine). Vous proposez un rapprochement avec la politique italienne, avec cette idée que les Italiens doivent s’approprier leur destin. Comment redonner aux citoyens le pouvoir dans la démocratie italienne d’aujourd’hui ? Cela peut-il passer par les instruments de la démocratie directe ?
Alessandro Di Battista – En Patagonie, j’ai pu appréhender l’expérience d’ouvriers qui ont récupéré des usines sabotées par leurs patrons. Dans le cas de Zanon, le patron était d’origine italienne. Cette expérience a renforcé ma conviction en faveur de la socialisation des entreprises. Je ne dis pas que toute usine doit appartenir aux ouvriers, mais j’estime que les travailleurs doivent pouvoir coopérer au développement de l’entreprise dans laquelle ils travaillent. D’ailleurs, il y a une série d’entreprises qui sont en crise aujourd’hui en Europe, et en particulier en Italie. Ces crises peuvent être affrontées par la responsabilisation des travailleurs, en permettant à ceux-ci de contribuer non seulement au développement mais aussi à la gestion des entreprises. J’y crois fermement. Je pense également qu’elles doivent appartenir aux travailleurs.
Comment et dans quelle situation ? C’est à voir au cas par cas. J’y crois beaucoup, de même que je crois que les institutions doivent appartenir aux citoyens.
C’est pourquoi je pense que l’introduction d’instruments de démocratie directe, à l’intérieur même de notre Constitution, est décisive. Le Mouvement 5 Étoiles propose de mettre en place une procédure de référendum d’initiative populaire, sans quorum. Ce référendum permettrait aux citoyens italiens de faire des propositions. Actuellement, la Constitution italienne ne prévoit pas cet instrument. Nous n’avons qu’un référendum législatif abrogatif, avec quorum.
Ensuite, il y a l’obligation de discuter de la loi d’initiative populaire au Parlement. Par exemple, lorsque nous récoltons 50 000 signatures pour instituer une banque publique d’investissement, nous déposons cette loi au Parlement. Selon moi et selon le Mouvement 5 Étoiles, le Parlement est dans l’obligation de discuter et de mettre au vote cette loi dans un délai contraint. Les parlementaires peuvent la rejeter, mais ils ont l’obligation de discuter et de voter. Ainsi engagent-ils au moins leur crédibilité devant le pays. Ils ne peuvent pas se cacher derrière les contraintes temporelles de la politique et du bicaméralisme. Il est faux de dire que les institutions italiennes sont lentes. Il me semble que nous avons fait beaucoup plus de lois qu’en France. Cela veut dire que lorsque le Parlement a la volonté de travailler, il travaille. Il y a des cochonneries de Berlusconi qui ont été adoptées en 18 jours. Le revenu de citoyenneté ? On n’a pas le temps d’en discuter. L’abolition des privilèges de la caste ? On n’a pas le temps d’en discuter ! Est-ce que c’est une blague ?
On peut recréer un lien étroit entre les citoyens qui sont à l’intérieur des institutions et ceux qui sont à l’extérieur en introduisant des instruments de démocratie directe. De la même façon, nous pouvons le faire en mettant en œuvre des instruments législatifs pour soutenir les travailleurs qui veulent récupérer les entreprises et les usines en crise.
Souvent, la crise ne dépend pas seulement de la globalisation et de la crise économique, mais aussi d’une mauvaise gestion de la part des patrons. L’État et le Ministère du développement économique doivent s’occuper de cela. En d’autres termes, ils doivent parvenir à associer les travailleurs d’une entreprise en crise, afin que cette entreprise puisse se régénérer et sortir de cette crise. Je ne dis pas qu’il ne doit pas exister des entreprises qui ont un entrepreneur. La prise de risque existe ! Je dis néanmoins que la gestion ouvrière, notamment dans certains contextes, si elle est bien codifiée et bien organisée au niveau législatif, est une réponse à cette crise que nous vivons à l’échelle mondiale.
LVSL – Vous parlez beaucoup de régénération morale et de lutte contre la vieille classe politique corrompue. Mais pensez-vous que cela puisse suffire à régénérer la politique, sans s’attaquer aux pouvoirs des oligarchies et des institutions financières ?
Alessandro Di Battista – Non, je ne pense pas que cela suffise, mais c’est nécessaire. J’ai souvent dit qu’un politicien corrompu est probablement un pantin entre les mains d’un capitaliste financier ou entre celles de la criminalité organisée. Dans notre pays, la corruption est l’arme principale utilisée par les mafias. Est-ce pour autant que, pour contrer les mafias, il suffit de contrer la corruption ? Bien sûr que non ! S’attaquer durement à la corruption est un outil pour commencer à régénérer la politique. Je suis d’accord avec vous : les pouvoirs oligarchiques existent. Le politicien corrompu est un instrument entre leurs mains. C’est pourquoi, afin de lutter contre ces pouvoirs, je lutte également contre le politicien corrompu. Ce n’est évidemment pas suffisant. Une loi anti-corruption ne résoudrait pas tous les problèmes de l’Italie. Je ne dis pas cela. Reste qu’il faut la faire pour faire le ménage.
On peut affronter les grandes oligarchies par une loi contre la corruption et les conflits d’intérêts. Il faut également s’attaquer à la concentration des pouvoirs entre si peu de mains. C’est un danger qu’il faut conjurer à tout prix. Il existe des conflits d’intérêts dans le sport, dans la politique, dans la santé, dans les médias… Il y a évidemment de l’interpénétration entre les oligarchies financières et les oligarchies médiatiques.
Dans notre pays, le groupe éditorial L’Espresso appartient à De Benedetti. Ce dernier a des intérêts dans le bâtiment, dans l’énergie et dans de nombreux domaines. Il n’a pas hésité à utiliser son système médiatique, non pas pour garantir la liberté d’information, mais pour protéger ses intérêts financiers. C’est la même chose avec Berlusconi. Cela ne me convient pas que quelqu’un comme Berlusconi commence une carrière politique en ayant à sa disposition des journaux, des radios et des télévisions. Ce n’est pas acceptable. Ici-même, à Rome, pendant de nombreuses années, un entrepreneur a dicté sa loi : il s’appelle Caltagirone. Il a des intérêts dans le secteur de l’eau, du bâtiment et dans les hôtels. Il s’agit d’énormes intérêts ! Il en va de même pour le propriétaire du journal le plus lu à Rome : Il Messaggero, ou du journal le plus lu à Naples : Il Mattino.
« J’ai souvent dit qu’un politicien corrompu est probablement un pantin entre les mains d’un capitaliste financier ou entre celles de la criminalité organisée. S’attaquer durement à la corruption est un outil pour commencer à régénérer la politique. On peut ensuite affronter les grandes oligarchies par une loi contre les conflits d’intérêts. Il y a évidemment de l’interpénétration entre les oligarchies financières et les oligarchies médiatiques. »
En Italie, l’ENI (Ente Nazionale Idrocarburi = Société Nationale des Hydrocarbures), a une agence de presse, appelée AGI. Ce matin, j’ai reçu un petit message du directeur du Corriere della Sera pour un entretien avec M. Fontana. Il y a certainement d’excellents journalistes dans ce quotidien. Je n’ai aucun doute là-dessus. Néanmoins, il n’est pas acceptable que 10 % du Corriere della Sera soit entre les mains de Mediobanca, une holding dans laquelle investissent en particulier Fininvest et Berlusconi. Nous ne devons pas accepter non plus qu’une multinationale chinoise de la chimie ait 3,5% des actions du Corriere della Sera. Cette situation ne me convient pas ! Je me bats contre les éditocrates corrompus.
Aujourd’hui les oligarchies financières vont de pair avec les oligarchies médiatiques. De même, le grand capitalisme financier pénètre la politique. Je veux en donner deux exemples rapides : avant d’être Premier Ministre et Président de la Commission Européenne, Romano Prodi a travaillé chez Goldman Sachs. Avant de devenir Premier ministre, Mario Monti a travaillé pour Goldman Sachs. En quittant la présidence de la Commission Européenne, M. Barroso retrouve rapidement un travail comme vice-président de Goldman Sachs. Cette situation est inacceptable.
Pour lutter contre ces oligarchies, il ne suffit pas d’intervenir contre la corruption. Barroso n’est pas un corrompu. C’est quelqu’un qui est pris en tenaille par des conflits d’intérêts. Il faut donc lutter à la fois contre la corruption et les conflits d’intérêts. Tout cela est intolérable ! Pour moi, quelqu’un qui travaille dans le Ministère du développement économique ne doit pas avoir le droit de travailler pour une banque d’affaires pendant cinq années. Sinon cela laisse à penser, que lorsque cette personne travaillait (théoriquement) pour les citoyens au Ministère de l’économie, elle veillait non pas à l’intérêt de la collectivité, mais aux intérêts du système bancaire privé, qui garantit plus tard des emplois de conseillers très bien rémunérés. On parle de millions et de millions d’euros !
LVSL – À côté du succès du Mouvement 5 Étoiles, très fort dans le Sud, il y a eu une percée importante de la Ligue de Matteo Salvini, notamment dans le Nord. Peut-on dire que vos deux mouvements reflètent la division Nord/Sud du pays ?
Alessandro Di Battista – Non, on ne peut pas le dire, ce serait une grande erreur. Ne vous fiez pas aux lectures données par certains pseudo-intellectuels. Regardez plutôt : l’ancienne Ligue du Nord s’est renommée la Ligue. Elle est naturellement très forte dans le nord du pays. Son histoire politique est marquée par son activisme dans cette partie du pays.
Ensuite, on peut aimer Salvini ou non, mais je lui reconnais un investissement considérable ces cinq dernières années. Il n’en demeure pas moins que le Mouvement 5 Étoiles est la première force politique dans les régions du Nord de ce pays. Si je ne m’abuse, nous avons gagné en Ligurie. Nous sommes peut-être la première force politique dans le Piémont, et nous avons fait élire la première femme parlementaire du Val d’Aoste. Il est vrai que le Mouvement 5 Étoiles est largement plébiscité dans le Sud. Cela est, de toute évidence, lié aux problèmes économiques et sociaux criants qui touchent les régions méridionales. Personne ne peut le nier.
« Certes, nous avons obtenu 50% des voix en Campanie, mais nous avons recueilli plus de 30% des voix en Ligurie. Considérer que la Lega et le M5S incarnent la division Nord/Sud est donc une interprétation faussée. On peut évidemment être impressionné par les voix que nous avons obtenues dans le Sud. Cependant, ne vous y trompez pas : le Mouvement 5 Étoiles est très très fort dans le Nord. »
En même temps, nous sommes la seule force politique de masse au niveau national, parce que le Mouvement 5 Étoiles a été plébiscité du nord au sud. Certes, nous avons obtenu 50% des voix en Campanie, mais nous avons recueilli plus de 30% des voix en Ligurie. C’est un résultat incroyable ! Considérer que la Lega et le M5S incarnent la division Nord/Sud est donc une interprétation faussée. On peut évidemment être impressionné par les voix que nous avons obtenues dans le Sud, cependant, ne vous y trompez pas : le Mouvement 5 Étoiles est très fort dans le Nord. Nous avons déjà conquis les mairies de Turin et de Rome, c’est-à-dire deux des plus grandes villes du pays, l’une au centre et l’autre au nord. Nous n’avons pas encore gagné à Naples, à Palerme ou à Catane. Il s’agit donc d’une lecture erronée.
LVSL – Depuis que Luigi Di Maio est là, on a commencé à parler d’une « macronisation » du Mouvement 5 Étoiles. Pendant la campagne électorale, Luigi Di Maio a écrit une lettre à Macron sur la réforme de l’Union Européenne. Nous voudrions savoir quel regard vous portez sur le président Emmanuel Macron…
Alessandro Di Battista – Je vais être honnête : si j’avais été un citoyen français, je n’aurais pas voté pour Macron. Je ne vous dirai pas pour qui j’aurais voté. Finalement, les choses sont là où elles en sont. Emmanuel Macron est votre président. Ce n’est pas à moi, ni à Luigi Di Maio, ni à un parlementaire de la République italienne, de s’exprimer sur les choix démocratiques des Français. Nous pouvons commenter votre système électoral, nous demander s’il y a une réelle et forte représentation, si les voix de Macron au premier tour reflètent vraiment la volonté de la plupart des Français. Cela reste votre système et c’est à vous de vous en occuper.
Alessandro Di Battista et Beppe Grillo.
En ce qui me concerne, je dois déjà m’occuper de réformer le système italien, ce qui n’est pas facile. Parler de macronisation est un procédé qui consiste à coller une étiquette, à cataloguer des phénomènes complètement différents. Le Mouvement 5 Étoiles n’aurait probablement pas pu voir le jour dans un autre pays que l’Italie, notamment parce que Beppe Grillo est Italien. Objectivement, sans Beppe Grillo, sans cette proposition initiale qu’il a faite, vous ne seriez pas là aujourd’hui pour m’interviewer. C’est essentiellement grâce à lui que j’ai fait mon entrée au Parlement, même si je ne le connaissais pas. Ce n’est qu’après que je l’ai rencontré. Le Mouvement 5 Étoiles est un phénomène reproductible probablement au niveau mondial, mais il prendrait alors des caractéristiques propres à chaque contexte national.
Macron est le président de la République française. Je crois beaucoup au principe de l’auto-détermination des peuples et au principe de non-ingérence dans les affaires d’autrui. Je ne le dis pas pour esquiver votre question. Je le dis parce que c’est ce que je pense profondément. Je vais vous donner un exemple. Lorsque, pendant le référendum constitutionnel, l’ambassadeur des États-Unis Philips a pris parti pour le oui, en prédisant une catastrophe en cas de victoire du non, je me suis beaucoup énervé. L’ambassadeur américain ne devrait pas se permettre de tels propos. De la même façon, juger un président français que vous avez élu excède mon rôle. Je ne dois pas me le permettre.
Que puis-je dire sur Macron ? Il est président depuis peu. Comme tout le monde, comme les citoyens français, j’attends un peu avant de le juger. Je peux faire un commentaire sur François Hollande. Il a dilapidé le soutien historique que les socialistes avaient en France depuis les années 1930. Il l’a dilapidé parce qu’il a mené des politiques extrêmement libérales et a été, entre autres, extrêmement agressif au niveau international. Je peux parler de Sarkozy si vous le souhaitez, je peux vous parler de Kadhafi, s’il est vrai que Sarkozy a reçu de l’argent de Kadhafi. Je peux vous parler de cette guerre ignoble que la France a mené aux côtés du Prix Nobel de la paix Barack Obama.
« J’ai employé des mots forts car je crois que le capitalisme financier, entendu comme phénomène de concentration des pouvoirs et de démantèlement progressif des droits économiques et sociaux, oblige beaucoup de citoyens à réduire leurs ambitions économiques et sociales et à accepter des travaux dignes d’esclaves modernes. »
Cependant, en tant que parlementaire en fin de mandat et en tant que figure du Mouvement 5 Étoiles, d’une force politique qui va peut-être arriver au pouvoir [Ndlr, depuis lors, le M5S est au pouvoir en coalition avec la Lega], il ne me semble pas juste de donner mon avis sur un président de la République élu de manière démocratique par le peuple français. Ce n’est pas à moi de le faire. Je suis franc, parce que je crois en l’auto-détermination des peuples, mais aussi en la non-ingérence dans les questions nationales qui concernent d’autres pays.
LVSL – En France, on a commencé à parler de l’éventualité d’un nouveau groupe réunissant Ciudadanos, le Mouvement Cinq Étoiles et En Marche au parlement européen. Macron le refuse pour le moment. Cependant, il y a tout de même eu un article sur le sujet dans Il Foggio qui faisait mention de contacts et de discussions. Que pensez-vous de la possibilité de faire un groupe avec Macron ?
Alessandro Di Battista – Nous n’y avons jamais songé. Pour le moment, le Mouvement 5 Étoiles a son propre groupe en Europe. Pour les prochaines élections, nous verrons s’il y a la possibilité de changer de groupe. Et puis, aux prochaines élections, il y aura peut-être des forces politiques dont nous ignorons encore l’existence ! Nous n’avons pas encore abordé le sujet. Un article a été publié dans les médias ? Permettez-moi de vous rappeler que les journaux de Berlusconi ont récemment écrit que je ne me présentais pas aux élections parce que je voulais céder mon siège au Parlement à mon père ! Des fake news, vous en aurez autant que vous voulez !
LVSL – On semble assister à un adoucissement de votre discours sur l’euro et l’OTAN. Le temps semble révolu où vous disiez : « Pour nous, il est important de nommer aujourd’hui notre ennemi commun. Notre ennemi aujourd’hui, c’est le pouvoir central, une sorte de nazisme central, nord-européen, qui est en train de nous détruire. Ils sont en train de créer une sorte de génération Walmart, qui produira de plus en plus d’esclaves. Ils veulent, en substance, coloniser l’Europe du Sud ». Reniez-vous vos positions passées ?
Alessandro Di Battista – Non, je ne les renie pas du tout. Au cours de mon activité politique, il m’est parfois arrivé d’employer des mots très forts, afin de « donner un coup de pied dans la fourmilière ». C’est aussi un choix de communication. Nous vivons dans un pays, l’Italie, où personne ne t’écoute si tu parles tout bas. C’est pourquoi j’ai également fait le choix d’employer des mots forts dans ma communication. Cela ne veut pas dire que je pense qu’il y a une « solution finale ». Je ne l’ai jamais cru. J’ai employé des mots forts car je crois que le capitalisme financier, entendu comme phénomène de concentration des pouvoirs et de démantèlement progressif des droits économiques et sociaux, oblige beaucoup de citoyens à réduire leurs ambitions économiques et sociales et à accepter des travaux dignes d’esclaves modernes, aussi bien au niveau européen qu’au niveau global.
Ce capitalisme se transforme donc de plus en plus en société Walmart. J’en suis convaincu. Je crois donc ce que j’ai dit. Le seul moyen dont nous disposons afin de nous opposer à ce pouvoir financier extrêmement injuste et dangereux est de réinvestir dans l’État social et de démanteler une série de situations de conflits d’intérêts entre politiques et pouvoirs financiers.
LVSL – Quid de la zone euro ? Qu’en pensez-vous maintenant ? Aux élections européennes de 2014 vous proposiez un référendum sur le maintien de l’Italie dans la zone euro. Vous avez un peu évolué depuis. La sortie de l’euro reste-t-elle une option pour vous ? Que feriez-vous en cas d’impossibilité de réformer l’Union européenne ?
Alessandro Di Battista – A l’époque, nous étions en train de récolter des signatures pour un référendum consultatif. Il ne s’agissait pas de quelque chose d’aisé, car nous aurions dû faire une loi constitutionnelle pour demander l’opinion des citoyens italiens sur l’euro. Ce que vous dîtes est vrai. Notre évolution répond à des changements qu’on a pu observer en Europe ces dernières années. Je pense au Brexit, à l’affaiblissement de Merkel qui n’a plus un pouvoir aussi fort qu’auparavant, et même au changement politique en France. Si nous arrivons au pouvoir, nous devons essayer de changer certaines choses en Europe. Il faut essayer. Pendant la campagne, nous avons clairement dit que le référendum consultatif était une sorte d’extrema ratio.
Honnêtement, je suis convaincu qu’un peuple n’est pas libre s’il n’a pas la possibilité de mener des politiques fiscales et monétaires indépendantes. Nous ne sommes pas contre l’Union européenne. D’ailleurs, nous nous sommes présentés aux élections européennes et avons des élus au Parlement Européen. Cependant, nous avons pris position contre certaines politiques européennes. En ce moment, nous pensons que si nous arrivons à former un gouvernement politique fort, nous aurons une opportunité importante afin d’exercer une juste pression au niveau européen, dans le but de modifier des choses qui ne vont pas.
La vérité est que cette Union européenne n’est pas une véritable union des peuples. Vous vous sentez européens ? Un peu français, un peu italien ? La vérité est que la construction politique et sociale de l’Europe n’a pas encore eu lieu. Pour l’instant, l’Union européenne est une organisation financière qui impose l’âge de départ à la retraite aux Italiens, et le prix de la féta à la Grèce. Voilà ce qu’est l’Union européenne aujourd’hui. Toute son action s’appuie sur la monnaie unique, l’euro n’est pas une monnaie : c’est un système de gouvernement. Après, on verra ce qu’on peut faire si nous arrivons au pouvoir. Pour l’instant, nous n’y sommes pas malgré nos 32% aux dernières élections.
Entretien réalisé par Marie Lucas, Lenny Benbara et Vincent Dain. Retranscrit par Sébastien Polveche. Traduit par Rocco Marseglia, Andy Battentier et Lenny Benbara.
Sophie Rauszer est collaboratrice parlementaire au groupe de la GUE/NGL au Parlement européen, elle a par ailleurs été responsable du chapitre Europe de l’Avenir en Commun, le programme de la France insoumise. Nous avons souhaité l’interroger sur la stratégie de la France Insoumise à l’occasion des élections européennes.
LVSL – Le taux de participation aux élections européennes est passé de 61% en 1979 à 42% lors des dernières élections en 2014. Comment la France Insoumise compte-t-elle mobiliser « les gens » en 2019 ?
Je pense qu’il y a une prise de conscience de plus en plus importante, particulièrement à gauche, du rôle prédominant que joue l’Union européenne dans les politiques néolibérales nationales. La France Insoumise doit accompagner cette prise de conscience, montrer que ces élections sont l’occasion de sanctionner la politique de Macron. Tout ce qui se joue en France est d’abord décidé à Bruxelles. La politique européenne conditionne la politique française. Et ce, particulièrement depuis ce qu’on appelle le « semestre européen », soit depuis que le budget national doit d’abord être approuvé au niveau communautaire. La hausse de la TVA sous Hollande faisait partie des « recommandations » de la Commission européenne à la France. La réforme du droit du travail également. Et quand je lis dans les derniers papiers la proposition de dégressivité de l’aide au chômage, nous avons bien du souci à nous faire. Nous ne sommes probablement qu’au début du « Président des riches » si nous ne faisons rien.
Pour gagner aux élections européennes, nous devons d’abord convaincre ceux qui nous ont accordé leur confiance en 2017 de revenir aux urnes. Lorsque j’étais candidate pour les législatives [Ndlr, dans la circonscription du Bénélux], j’ai pu constater que les gens avaient de réelles attentes sur le sujet européen. Depuis, il y a en plus beaucoup de déçus du macronisme, notamment ceux qui sont attachés à la démocratie parlementaire. Ce que nous devons également mettre en avant, c’est que nous pouvons gagner des batailles européennes. Nous gagnons à chaque fois que nous parvenons à faire entrer une lutte au cœur de l’hémicycle. Trop de choses se passent dans l’ombre. Trop de sujets sont cachés par un habillage de technicité. Le cas de notre victoire pour l’interdiction de la pêche électrique est exemplaire à ce titre. Des scientifiques venaient expliquer aux eurodéputés à quel point cette technologie était moderne, efficace et écologique. En réalité, ils étaient généralement néerlandais ou proche de groupes de pression néerlandais, les premiers investisseurs dans cette technique barbare et inhumaine. Il a suffit d’une étincelle. Younous Omarjee, notre député européen insoumis, s’est saisi de l’enjeu, appuyé par des ONG telles que Bloom. Il est de fait devenu impossible pour la grande coalition de faire son « business as usual », et de laisser au passage les petits pêcheurs français se faire concurrencer par cette technique.
LVSL – Vous donnez un exemple particulier mais le Parlement européen a des pouvoirs limités. Quelle est l’utilité pour la France insoumise d’envoyer une délégation importante dans ce Parlement ?
Effectivement, le Parlement européen n’a pas autant de pouvoirs que nous le souhaiterions. A commencer par le droit d’initiative législative. C’est une des propositions que nous porterons pendant la campagne des européennes. Le Parlement européen doit pouvoir proposer des lois, comme dans n’importe quelle démocratie.
Par ailleurs, plus notre délégation d’eurodéputés insoumis sera importante, plus nous pourrons changer le rapport de force. Nous obtiendrons plus de rapports, de temps de parole et de pouvoirs pour mettre en lumière nos propositions à l’image de ce que font déjà nos députés insoumis à l’Assemblée. Il y a beaucoup de sujets sur lesquels nous devons porter la voix de l’insoumission au niveau européen. L’Avenir en Commun nous donne un cap. Bien sûr, il faut encore le décliner dans un programme spécifiquement pour les européennes, associant objectifs, propositions réalisables rapidement et rapport de force global. Nous y travaillons actuellement et nous avons d’ailleurs reçu de nombreuses contributions des insoumis sur la plate-forme en ligne.
LVSL – Vous avez déclaré que Macron était « plus royaliste que le roi » en matière européenne. Qu’entendez-vous par là ? Les médias présentent le président de la République comme un grand réformateur du projet européen…
C’est une vision particulièrement française. Les médias étrangers ne sont pas si laudatifs sur Jupiter. Car tout cela n’est que communication. Qu’a-t-il accompli au niveau européen concrètement ? Voilà un an que le président Macron suit à la lettre les principes ordolibéraux européens : réforme du marché du travail, libéralisation du rail, coupes supplémentaires dans la fonction publique ou encore CETA. Au niveau européen, c’est une succession d’échecs et de renoncements. Que ce soit sur les listes transnationales, le glyphosate, l’aquarius ou encore le budget de la zone euro : il n’a rien obtenu.
Le projet qu’il porte n’est d’ailleurs pas européen au sens où nous l’entendons. Il ne représente que l’Europe des traités, celle de la « concurrence libre et non faussée ». Si c’était véritablement la solidarité européenne qui motivait Macron, nous aurions été les premiers à accueillir Aquarius. Au lieu de cela, le gouvernement s’est ridiculisé derrière des explications géographiques pour éviter de prendre ses responsabilités. C’est finalement l’Espagne qui a accueilli ces quelques migrants, évitant une nouvelle catastrophe en mer. Ce n’est pas non plus la fameuse « Europe sociale » qui semble l’intéresser, sinon il n’aurait pas attaqué la seule proposition d’harmonisation à la hausse, sur le congé parental. Enfin, si c’était véritablement la démocratie européenne qui le motivait, pourquoi n’avons pas pu voter par referendum sur le CETA ? Le véritable visage de la « souveraineté européenne » qu’il défend c’est, comme à l’échelon national, museler toujours plus la voix des citoyens. Le Belge Guy Verhofsdadt, son meilleur allié au Parlement européen, veut priver les parlements nationaux de vote sur tous les accords internationaux commerciaux au nom de cette « souveraineté européenne ».
Sophie Rauszer, responsable de la partie Europe du programme de la France insoumise
LVSL – Vos positions ne semblent pas si éloignées de celles de Benoît Hamon, de Yanis Varoufakis et de leur « Printemps européen » non ?
Nous avons un différend fondamental. Nous avons pris conscience qu’à « traité constant », nous ne pouvons pas mettre en œuvre notre programme. Nous ne voulons pas empiler les « mesurettes » pour tenter de faire de brics et de brocs une « Europe sociale » invoquée mais introuvable. La désobéissance aux traités est donc le point de départ de tout projet de rupture avec cette UE. Il faut assumer ce point comme un rapport de force dans la négociation européenne. Il est interdit de désobéir aux Traités ? Pourtant, personne n’a imposé de sanctions à l’Allemagne de Merkel pour les excédents commerciaux qu’elle fait au mépris des règles européennes, et sur le dos des peuples européens. Proposer un programme de gauche sans avoir pour ambition de changer les traités ne serait qu’un vœu pieux. C’est pour cela que nous avons mis sur pied la stratégie du Plan A/Plan B. Le Plan A, c’est proposer à l’ensemble des pays de l’UE de renégocier les traités pour que ceux-ci soient compatibles avec le programme que nous – et d’autres en Europe – souhaitons mettre en place. Avec le Plan B, nous prévoyons l’éventuel échec d’une partie de ces négociations, et dans ce cas, tout ce que l’Union refuse, nous le mettrons en œuvre avec les pays volontaires, en désobéissant aux traités. L’intelligence stratégique de ce Plan B c’est qu’en mettant la pression aux pays réticents, il permet au Plan A d’avoir plus de chance d’aboutir !
Arrêtons les « lettres au père Noel ». Car comment appeler autrement la revendication de Hamon et Varoufakis d’un parlement de la zone euro ou encore d’un 35H européen quand la directive actuelle est à 48H ? Ils n’ont pas compris que dans le cadre des traités, tout ce que l’Allemagne pourrait accepter se fera en contrepartie d’un contrôle budgétaire plus accru, et sera donc inutile, comme l’a très bien analysé Frédéric Lordon. C’est exactement ce qui vient de se passer ce mardi. La chancelière allemande accepte un maigre budget de la zone euro – très faiblement doté – contre en revanche l’application à la lettre des politiques d’austérité, via le Mécanisme Européen de Stabilité. Il faut partir sur de nouvelles coopérations et ne pas avoir comme unique interlocuteur l’Allemagne. Si on veut faire de véritables politiques sociales transnationales, nous devons nous tourner vers d’autres pays, qui ont des traditions politiques et surtout économiques plus proches de la France.
LVSL – La France insoumise est régulièrement attaquée sur son indulgence à l’égard de la Russie. Récemment, votre eurodéputé s’est abstenu sur une résolution demandant la libération de prisonniers politiques en Russie. Quelle est votre position au Parlement européen sur ces enjeux ?
Évidemment, nous défendons la libération des prisonniers politiques, comme Oleg Sentsov, en Russie. Nous n’avons pas voté contre le texte dont vous parlez sur ce réalisateur. Notre candidat de gauche en Russie a lui-même été emprisonné par Poutine. Nous nous sommes abstenus car cette résolution était surtout l’occasion de redemander le prolongement des sanctions contre la Russie qui pénalisent d’abord notre propre économie et instaure en Europe un climat vindicatif qui n’est pas sain. Car c’est aussi une question de géopolitique globale. Le Parlement européen, c’est le deux poids deux mesures en matière de géopolitique actuellement. Au lieu de participer à l’atténuation des conflits, il y contribue. Durant la dernière législature, ce ne sont pas moins de 93 textes contre la Russie – soit plus d’une résolution par plénière – qui ont été mis au vote, contre 4 sur l’Arabie Saoudite par exemple. Quant à la politique du nouveau président américain ? Rien à dire… Les rares rapports sur les USA ne concernent jamais la politique – ni même la « guerre de l’acier » -, mais des éléments purement techniques a priori, de renforcement de nos relations.
LVSL – N’avez-vous pas l’impression de développer une vision caricaturale des rapports avec les États-Unis ?
Comme le dit Jean-Luc Mélenchon, j’arrêterai de faire de l’anti-impérialisme primaire quand les États-Unis d’Amérique seront passés à de l’impérialisme supérieur ! L’Union européenne cherche systématiquement à se rapprocher des USA, au mépris de sa volonté d’autonomie politique et stratégique qu’elle prétend promouvoir par ailleurs. A croire que la leçon d’humiliation du dernier G7 n’aura pas suffi. Le comble de ce double discours, c’est le projet européen d’Union de la défense. Ce dernier revient à se lier les mains à l’OTAN, par la mutualisation des moyens avec l’organisation transatlantique, l’appel à un « renforcement de la confiance mutuelle » et même le partage de nos renseignements stratégiques avec Trump ! S’agit-il vraiment d’anti-américanisme primaire que de critiquer cet état de fait, alors qu’il a été révélé que la NSA nous espionnait à grande échelle (via les services de renseignements allemands) ? Ensuite, l’objectif souvent affiché de cette Union de la défense est de promouvoir une « industrie européenne compétitive ». Si tel était le cas, l’UE se fixerait a minima une obligation d’achat de matériel européen pour soutenir notre industrie. Mais au contraire, l’Union renforce ses achats communs avec l’OTAN. Comment dès lors garantir la sécurité de nos informations sensibles si notre matériel utilise des logiciels américains ? Bien malin qui peut dire aujourd’hui quel est l’intérêt commun européen en géopolitique. Dans tous les cas, ce n’est ni de s’aligner sur Moscou, ni sur Washington.
Alors que vient d’être révélé un document de travail faisant craindre la privatisation de la SNCF à moyen-terme, le Royaume-Uni annonçait mercredi 16 mai la renationalisation d’une partie de ses lignes de chemins de fer. Cette annonce porte un coup d’arrêt au processus de privatisation lancé en 1993 par les conservateurs et achevé avec entrain par le gouvernement travailliste de Tony Blair en 1997. Elle n’est pas sans faire écho à l’élection de Jeremy Corbyn à la tête du parti travailliste ainsi qu’aux succès et à la popularité nouvelle du Labour : la Grande-Bretagne, durement frappée par la crise de 2008, semble progressivement tourner le dos à l’héritage de Margaret Thatcher et de la “Troisième voie” si chère à Tony Blair. Emmanuel Macron, quant à lui, embrasse pourtant pleinement le projet blairiste. Avec vingt ans de retard.
En plein cœur de la nuit, cinq hommes vêtus de vestes de travail orange s’activent sur les rails. Au mépris des règles les plus élémentaires de sécurité, les cheminots s’emploient à réparer une portion de voie ferrée endommagée. Une locomotive lancée à pleine vitesse vient soudain rompre la monotonie du travail, percutant l’un des ouvriers au passage. Effarés, inquiets à l’idée qu’on puisse leur reprocher l’accident, ses collègues le déplacent un peu plus loin en contrebas. Ils affirment par la suite à leurs supérieurs que l’homme a été heurté par une voiture. Jim mourra de ses blessures quelques heures plus tard.
Cette scène dramatique clôture The Navigators de Ken Loach, critique au vitriol de la privatisation de British Rail en 1993. Sorti en 2001, le film suit d’une année l’accident ferroviaire de Hatfield qui fit 4 morts et 70 blessés et mit cruellement en lumière les déficiences matérielles du rail britannique, imputables à la privatisation. L’enquête qui suivit établit clairement la cause de l’accident : des microfissures dans les rails, que l’on retrouva sur nombre de portions du réseau ferré britannique, résultat du sous-investissement des gestionnaires privés dans la sécurité et l’entretien des lignes. Hatfield n’est par ailleurs que l’un des nombreux accidents qui émaillent la fin des années 1990 et les années 2000 au Royaume-Uni : Southall (1997), Ladbroke Grove (1999), Potters Bar (2002), Ufton Nervet (2004)…
L’augmentation de l’insécurité ferroviaire est loin d’être la seule conséquence néfaste de la privatisation, aujourd’hui quasi-unanimement considérée comme un véritable fiasco. Les tarifs des grandes lignes interurbaines ont augmenté de manière vertigineuse (les plus élevés d’Europe en 2018[1]) et un sous-investissement dramatique a contraint l’État à subventionner le rail de manière massive pour pallier les déficiences du secteur privé[2].
La privatisation du rail : illustration frappante de la droitisation du travaillisme britannique
Lancée en 1993, la privatisation est mise en œuvre par le gouvernement conservateur de John Major. L’ensemble des activités de British Rail est alors démantelé et vendu à plusieurs sociétés privées. Une telle mesure n’est guère étonnante de la part d’un gouvernement héritier de Margaret Thatcher. Plus intéressante est la position des travaillistes à l’égard de la réforme. Hostile au projet, le parti fait campagne en 1997 sur la renationalisation partielle des chemins de fer. Une fois au pouvoir, le gouvernement de Tony Blair fait volte-face, conserve le système issu de la privatisation et procède même aux dernières ventes, parachevant ainsi le processus engagé par les conservateurs.
Un tel retournement n’est, en réalité, guère étonnant pour qui l’observe à la lumière de l’évolution du Labour Party depuis les années 1970. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le courant « révisionniste » domine les instances dirigeantes du parti. Influencés par Keynes, les révisionnistes promeuvent la nationalisation partielle de l’industrie et des politiques macroéconomiques expansives qui doivent conduire à une redistribution des richesses. Les gouvernement successifs du travailliste Clement Attlee (1945-1951) jettent ainsi les bases de l’État social britannique, tout en essayant d’enterrer la clause IV de la constitution du parti qui, depuis 1918, promeut l’appropriation collective des moyens de production. En vain.
Le double choc pétrolier des années 1970 et la crise qui s’ensuit entraîne l’effondrement de la ligne « révisionniste » au sein du parti travailliste. Au pouvoir de 1974 à 1979 (sous les gouvernements successifs de Harold Wilson et James Callaghan), le Labour abandonne progressivement les politiques macroéconomiques keynésiennes au profit du monétarisme alors en vogue : la planification est abandonnée, une politique de modération salariale et des mesures d’austérité sont mises en place. La crise de la livre sterling contraint le gouvernement travailliste à faire appel au FMI en 1976, entraînant la réduction des dépenses publiques, un contrôle strict de la masse monétaire et des tentatives de relance par la réduction d’impôt.
“Fondés sur une vision déterministe du social et de l’économie, le discours de Giddens et la stratégie électorale de Tony Blair considèrent que le parti doit convaincre les électeurs « tels qu’ils sont »”
Les années 1979-1983 sont le théâtre d’une « guerre civile interne » au sein du parti qui oppose l’aile gauche menée par Tony Benn à l’aile droite emmenée par Denis Healey. La première en sort d’abord victorieuse : Michael Foot, figure de la gauche travailliste, est élu leader du parti. La « Nouvelle gauche » benniste est majoritaire, non seulement au sein des instances dirigeantes mais surtout dans la base militante. C’est elle qui modèle le programme électoral de 1983. La défaite cinglante des travaillistes entraîne alors de véritables purges au sein du parti et permet à l’aile droite de reprendre le pouvoir : causé en réalité par les luttes internes, le revers électoral est imputé par les modérés à la radicalité du programme de 1983. Neil Kinnock est élu à la tête du Labour et s’emploie, de 1983 à 1994, à le « recentrer ». Des réformes organisationnelles destinées à neutraliser l’aile gauche sont mises en place et on assiste à une modération programmatique : c’est la Policy Review.
C’est sous les gouvernements successifs de Tony Blair et de Gordon Brown (1997-2010) que le processus s’achève et que le Labour embrasse pleinement le néolibéralisme ou, dans les mots de Blair, la « Troisième voie ». Le théoricien le plus talentueux et le plus important du parti à cette période est sans conteste le sociologue Anthony Giddens. Il est l’auteur de deux ouvrages qui constituent la colonne vertébrale idéologique de la Troisième voie blairiste : Beyond Left and Right (1992) et The Third Way : The Renewal of Social Democracy (1998).
Giddens y développe l’idée selon laquelle la structure sociale et économique a évolué de telle façon que le temps de l’économie administrée est définitivement révolu. Fondés sur une vision déterministe du social et de l’économie, le discours de Giddens et la stratégie électorale de Tony Blair considèrent que le parti doit convaincre les électeurs « tels qu’ils sont », en tenant compte de changements socioéconomiques considérés comme inéluctables (mondialisation, montée en puissance de l’individualisme…).
La Troisième voie est ainsi conçue comme une alternative au libéralisme agressif des conservateurs et à la social-démocratie sclérosée du vieux Labour. C’est dans ce cadre théorique que les néotravaillistes mettent en place leurs mesures : achèvement de la libéralisation du rail, encadrement renforcé des chômeurs, adoption d’une règle d’or qui rend obligatoire l’équilibre budgétaire, indépendance de la Banque d’Angleterre, développement inconsidéré du secteur financier… Cette politique s’accompagne d’une restructuration sociologique profonde de la base militante du parti. La grande campagne de recrutement lancée en 1994 est un succès puisque le parti compte 400 000 adhérents en 1997, s’imposant comme le plus grand mouvement social-démocrate d’Europe. Toutefois, on observe une surreprésentation du secteur privé au sein des nouveaux militants, et un effondrement du nombre d’ouvriers (29% d’ouvriers syndiqués contre 71% dans les années 1980). Par ailleurs, l’engouement ne dure pas et le nombre de militants tombe à 156 000 en 2010.
Une Troisième voie française… avec vingt ans de retard
Après cinq années sous la direction d’Ed Miliband, à qui on doit reconnaître le mérite d’avoir initié un examen critique des années Blair, le parti travailliste semble décidé à en finir avec l’héritage social-libéral des années 2000, dont la crise de 2008 a sonné le glas. Jeremy Corbyn, figure historique de l’aile gauche du parti, s’est imposé à deux reprises (2015, 2017) face aux cadres blairistes. Sous sa direction, le Labour a opéré un tournant à gauche qui lui a permis de gagner 10 points et 30 sièges lors des élections législatives de juin 2017. Le parti revendique aujourd’hui 600 000 membres, résultat d’une grande vague d’adhésions concomitante de la victoire de Corbyn. Un nombre qui en ferait sans aucun doute le plus grand parti d’Europe.
Les éditorialistes français habitués à fustiger, avec des accents d’indignation dans la voix, le « retard » du pays ne croient pas si bien dire. A l’heure où le Labour sort enfin de la longue impasse de la Troisième voie, Emmanuel Macron semble quant à lui décidé à y entrer avec entrain. Derrière sa politique « se dessine non pas l’ouverture, mais une nouvelle forme de “troisième voie” qui entend balayer la terminologie “droite”, “gauche” ou même “centre” au profit d’une hybridation complètement inédite en France.[3] » Faisant explicitement étalage de sa volonté de dépasser le clivage droite/gauche au nom du pragmatisme, Macron est incontestablement l’héritier d’Anthony Giddens en France.
“Les éditorialistes français habitués à fustiger, avec des accents d’indignation dans la voix, le « retard » français ne croient pas si bien dire. A l’heure où le Labour sort enfin de la longue impasse de la Troisième voie, Emmanuel Macron semble quant à lui décidé à y entrer avec entrain.”
La réforme de la SNCF actuellement portée par le gouvernement s’inscrit dans ce cadre. Malgré les dénégations de l’exécutif, on peut raisonnablement supposer que la privatisation de la SNCF constitue bien l’objectif de long-terme. En témoigne le document de travail révélé par le Parisien le dimanche 13 mai. Compte-rendu d’une réunion entre quatre cadres de la société de chemins de fer et des membres du cabinet de la ministre des transports Élisabeth Borne, il y transparaît que « les hiérarques de la SNCF insistent pour conserver la possibilité de vendre des titres des filiales.[4] » En somme, cela ouvre la voie à la privatisation de la filiale SNCF Mobilités.
La réforme de la SNCF n’est que l’un des derniers exemples en dates de la volonté d’Emmanuel Macron de s’inscrire dans les pas du blairisme. Ce faisant, Emmanuel Macron commet deux erreurs. D’une part, sa politique est à contretemps : la crise de 2008 a changé la donne et enterré le néotravaillisme de Tony Blair. En témoignent l’ascension de Jeremy Corbyn et l’évolution actuelle du Labour. D’autre part, les modèles sociaux ne sont pas transposables d’un pays à l’autre. Faire fi des différences historiques, culturelles et sociales expose à un puissant retour de bâton : la société française, historiquement plus jacobine et culturellement égalitaire, ne se prêtera sans doute pas aussi facilement que la société britannique à la libéralisation tous azimuts et à la mise en pièces de l’État social.
Fabien Escalona, “Le parti travailliste”, La Reconversion partisane de la social-démocratie européenne. Du régime social-démocrate keynésien au régime social-démocrate de marché, Dalloz, 2018.
[1] « Au Royaume-Uni, les billets de train “les plus chers d’Europe” provoquent la colère », Courrier international, 3 janvier 2018.
[2] Owen Jones, « Crédits publics pour le secteur privé britannique. Le socialisme existe, pour les riches », Le Monde diplomatique, 1er décembre 2014.