“Il n’est pas efficace de sanctionner les demandeurs d’emploi” – Entretien avec Camille Signoretto

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L’actualité économique et sociale de la dernière semaine de 2017 s’est révélée particulièrement dense. Alors que Pimkie et PSA annonçaient leur souhait de supprimer des emplois par le recours à la rupture conventionnelle collective, dispositif phare de la nouvelle Loi travail, le Canard Enchainé dévoilait les contours potentiels de la future réforme de l’assurance chômage et le projet du gouvernement d’accentuer le contrôle des demandeurs d’emploi. Décryptage avec Camille Signoretto, maîtresse de conférences en économie à l’université d’Aix-Marseille, chercheuse au laboratoire d’économie et de sociologie du travail (LEST-CNRS) et membre du collectif d’animation des Economistes atterrés.

 

LVSL : L’enseigne Pimkie et le groupe PSA ont  récemment annoncé vouloir recourir à la rupture conventionnelle collective afin de supprimer plusieurs centaines de postes. En quoi consiste ce nouveau dispositif du code du travail introduit par les ordonnances de septembre 2017 ?

La rupture conventionnelle collective (RCC) permet aux employeurs de supprimer des emplois en proposant à leurs salariés de partir volontairement de l’entreprise. Elle repose sur la conclusion d’un accord collectif entre organisations syndicales et employeur au sein de l’entreprise, puis d’une « validation » par l’administration du travail. C’est un nouveau moyen de réduire des effectifs pour les entreprises, mais sans user du licenciement pour motif économique qui est le dispositif juridique normalement utilisé pour cela, accompagné d’un plan de sauvegarde de l’emploi lorsque l’entreprise (de 50 salariés ou plus) procède à plus de 10 licenciements en l’espace de 30 jours.

En réalité, la RCC s’inscrit dans une continuité de pratiques de réduction d’effectifs toujours plus faciles pour les employeurs et moins protectrices pour les salariés. En effet, elle reprend un certain nombre de dispositions d’une pratique qui s’est multipliée ces quinze dernières années : le plan de départs volontaires. Encadré par la jurisprudence, ce dernier permet déjà aux employeurs de réduire ses effectifs en proposant aux salariés de quitter volontairement leur emploi ; mais il doit être présenté au comité d’entreprise, et permet aux salariés de bénéficier de mesures de reclassement, comme pour un licenciement pour motif économique, et le plus souvent d’indemnités supra-conventionnelles (supérieures au minimum de la convention collective).

“En réalité, la rupture conventionnelle collective s’inscrit dans une continuité de pratiques de réduction d’effectifs toujours plus faciles pour les employeurs et moins protectrices pour les salariés.”

Cependant, la RCC apparaît moins favorable qu’un plan de départs volontaires, et encore moins qu’un plan de sauvegarde de l’emploi, pour les salariés : le montant minimal pour les indemnités de rupture est aligné sur l’indemnité légale de licenciement (et non conventionnelle), et il n’est pas prévu dans la loi de mesures de reclassement externe. Malgré tout, les salariés gardent le droit à s’inscrire à l’assurance chômage.

Finalement, le contenu plus précis de chaque RCC dépendra de l’accord collectif conclu entre les organisations syndicales et l’employeur, autrement dit d’une négociation dans laquelle le pouvoir de force des représentants des salariés sera l’élément déterminant pour introduire plus de protection pour les salariés.

LVSL : Quels avantages la rupture conventionnelle collective présente-t-elle pour les employeurs ? Doit-on s’attendre à ce que son usage se généralise ?

Comme je l’ai déjà mentionné, la RCC facilite les suppressions d’emploi pour les employeurs et participe ainsi de la flexibilisation du marché du travail. Cette procédure permet en effet aux employeurs de se dégager de la procédure de mise en œuvre des licenciements pour motif économique. Même s’il reste des garde-fous (validation par l’administration du travail, accord du salarié au départ de l’entreprise, modalités d’accompagnement négociées dans l’accord collectif), le principal et grand avantage pour l’employeur est qu’il n’a pas à justifier ces réductions d’effectifs par des difficultés économiques ou plus largement par un motif économique. Cela rend inévitablement plus facile les suppressions d’emplois pour l’employeur. De plus, cela le « sécurise » en diminuant la contestation judiciaire et sociale des suppressions d’emplois, puisque le salarié perd la possibilité de contester le motif de la suppression de son emploi et que la RCC est le fruit d’un accord collectif et doit être validée par l’administration du travail.

Il est toutefois difficile de prévoir l’avenir de ce dispositif. S’il est plus avantageux pour l’employeur par rapport aux dispositifs en vigueur (plan de sauvegarde de l’emploi et plan de départs volontaires), il nécessite l’ouverture d’une négociation avec les organisations syndicales et la conclusion d’un accord collectif. Selon (encore une fois) le pouvoir de négociation des organisations syndicales, cette procédure pourrait finalement allonger la durée de mise en œuvre des suppressions d’emplois, ajouter des modalités d’accompagnement pour les salariés, ainsi qu’augmenter le coût des suppressions d’emplois via la négociation des indemnités de départ. Par conséquent, pour réduire leurs effectifs, certaines entreprises pourraient continuer à utiliser les plans de départs volontaires qui restent très avantageux notamment lorsque l’ensemble des suppressions d’emplois s’effectue via des départs volontaires (s’il n’y pas de licenciement pour motif économique, l’employeur est en effet dispensé de mettre en œuvre un plan de reclassement).  Les exemples de mise en œuvre de la RCC par les entreprises Pimkie et PSA en ce début d’année pourront ainsi être de bons indicateurs pour conjecturer sur le succès ou non des RCC dans les prochaines années.

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Centre de recherche PSA de La Garenne-Colombes

LVSL : Les partisans de la réforme du code du travail engagée par Emmanuel Macron y voient une manière d’”assouplir” un marché du travail hexagonal jugé excessivement rigide. On avance notamment la peur d’embaucher manifestée par certains employeurs devant les contraintes pesant sur le licenciement, qui constituerait l’une des causes du chômage structurel. Cet argument est-il fondé ?

Depuis la loi Travail d’août 2016, il est clair que les promoteurs de la flexibilité du marché du travail ont été largement entendus. L’un de leur cheval de bataille est en effet la définition du licenciement économique, qu’il soit individuel ou collectif, et la procédure juridique l’entourant. Leur reproche est que cette définition laisserait trop de flou aux employeurs et rendrait ainsi incertain et coûteux le licenciement car le salarié peut contester ce motif économique (autrement dit le bien-fondé de sa suppression d’emploi) et les juges condamner l’employeur à des dommages et intérêts si le licenciement est reconnu sans cause réelle et sérieuse. Ainsi, parce qu’il serait difficile de licencier, les employeurs embaucheraient moins.

Or, les économistes qui ont tenté ou tentent encore aujourd’hui de tester empiriquement, c’est-à-dire sur des données réelles, cet argument théorique, ne sont pas parvenus à leurs fins.

D’un point de vue macroéconomique, les études sur données internationales ne montrent pas de lien entre le degré de rigidité du marché du travail et le taux de chômage. Les effets de l’assouplissement des règles juridiques encadrant le marché du travail sur le taux d’emploi sont également inexistants ou légèrement positifs à moyen/long terme, selon l’OCDE (le moyen/long terme correspondant à une longue période en économie et ne pouvant inclure que difficilement un évènement extérieur négatif – ralentissement de la conjoncture internationale, choc de productivité – qui surviendrait durant cette période). La théorie économique sous-jacente (modèles inter-temporels de demande de travail et modèles d’appariement) prédit en réalité une augmentation à la fois des créations d’emplois et des destructions d’emplois en cas de baisse du coût du licenciement permise par une flexibilité plus grande, l’effet net sur l’emploi étant indéterminé.

“En France, selon la récente étude de l’Insee (juin 2017), il apparaît que pour les employeurs le premier frein à l’embauche est l’incertitude économique (28%), suivi du manque de main-d’œuvre compétente (27%), la réglementation de l’emploi n’étant citée que par 18% des entreprises.”

D’un point de vue microéconomique, il reste difficile de tester cette « libération de l’embauche » qui serait permise par un assouplissement des règles de licenciement. Avec des techniques statistiques poussées, un certain nombre d’études tentent d’analyser les effets d’un changement de législation dans un pays ou secteur donné sur le niveau et les flux d’emploi. Les résultats de ces études sont mitigés, certaines trouvant un effet positif même si faible, d’autres aucun effet. De plus, le cadre institutionnel initial du pays étudié, et le poids et l’étendue de chacune des réformes, diffèrent tellement entre ces études qu’il reste difficile de conclure quoi que ce soit. En France, selon la récente étude de l’Insee (juin 2017), il apparaît que pour les employeurs le premier frein à l’embauche est l’incertitude économique (28%), suivi du manque de main-d’œuvre compétente (27%), la réglementation de l’emploi n’étant citée que par 18% des entreprises.

Enfin, on ne rappelle jamais assez qu’un licenciement pour motif économique est très peu contesté dans les faits par les salariés (moins de 2%) et que si trois-quarts des recours engagés par les salariés se terminent en faveur de ces derniers, le conseil des prud’hommes est un tribunal paritaire comprenant deux représentants des salariés et deux représentants des employeurs.

D’ailleurs, devant ces faits empiriques contestant plutôt le bien-fondé de cet argument, la ministre du travail en a finalement convenu : cette peur d’embaucher est surtout psychologique ! Peut-être serait-il alors plus pertinent de faire appel à des théories psychologiques plutôt qu’économiques pour faire baisser le chômage…

LVSL : Le Canard Enchaîné a révélé le mercredi 27 décembre une note confidentielle confirmant le souhait du gouvernement de durcir le contrôle des demandeurs d’emploi. Un chômeur devrait ainsi remplir chaque mois un rapport d’activité afin d’indiquer les démarches effectuées dans le cadre de sa recherche d’emploi, et pourrait se voir retirer 50% de ses indemnités en cas de refus d’une formation ou de deux offres “raisonnables”. Quels sont la philosophie et les objectifs qui sous-tendent cette réforme ? Est-il efficace d’accentuer la pression sur les chômeurs pour lutter contre le chômage ?

Ce souhait du gouvernement de durcir le contrôle des demandeurs d’emploi n’est pas surprenant puisque cette proposition figurait dans le programme du candidat Macron (ainsi que celui du candidat Fillon). Sa philosophie est simple et repose sur une image du demandeur d’emploi péjorative : un « profiteur » du système qui recevrait ses allocations chômage sans fournir un effort suffisant pour retrouver un emploi. Cette image est bien évidement réductrice et surtout fausse. Faut-il rappeler en effet que 50% des demandeurs d’emploi ne sont pas indemnisés par Pôle emploi ; que les allocations chômage trouvent leur source dans le versement des cotisations sociales dont une partie est prélevée sur le salaire des travailleurs ; que ce ne sont pas les 200 000 à 330 000 emplois vacants (chiffres Pôle emploi, décembre 2017) qui permettront de résorber le chômage des 3 à 5 millions de demandeurs d’emplois ; que l’expérience du chômage est une « épreuve » ayant des effets psychologiques et sociaux néfastes pour les individus, comme l’ont montré de nombreux travaux sociologiques ; etc. D’ailleurs, selon les études statistiques de Pôle emploi, plus de 85% des demandeurs d’emploi recherchent bien activement un emploi.

Enfin, d’un point de vue économique, il n’est pas efficace de sanctionner les demandeurs d’emplois et c’est un des rares consensus qui existe entre économistes. Cela tend en effet à inciter le chômeur à accepter un emploi de mauvaise qualité, par exemple un emploi court qui le fera sortir du chômage pour quelques semaines ou mois seulement, ou un emploi pour lequel il est surqualifié. Les relations d’emplois nouées ne seront ainsi pas optimales et plutôt de courte durée.

 

 

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Macron faiseur de mythes : ce que nous dit la fable des « premiers de cordée »

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Emmanuel Macron © http://en.kremlin.ru/

Depuis qu’il est un personnage public, Emmanuel Macron accumule phrases sibyllines et francs dérapages, qui tous convergent vers ce qu’il faut bien nommer : l’expression d’un mépris de classe.

On se souvient de ses déclarations sur les ouvrières illettrées de l’abattoir Gad ; sur le « costard » que l’on se paye en travaillant ; sur « ceux qui ne sont rien » ; sur les « fainéants » à qui l’on ne cédera rien ; sur les ouvriers qui « foutent le bordel » au lieu de se chercher un boulot… Un tel florilège, même venant d’un homme politique à qui la classe médiatique pardonne à peu près tout, ne laisse pas d’étonner : s’agit-il d’une stratégie consciente de stigmatisation des pauvres (façon Pierre Gattaz ou Laurent Wauquiez, les deux maîtres du genre) ? Ou bien a-t-on simplement affaire à un homme incapable de contrôler sa parole publique, sitôt qu’il n’est plus « borduré » par ses communicants ? Au fond : peu importe. Au-delà de l’indignation légitime suscitée par ces « petites phrases », il s’agit de saisir la cohérence qui sous-tend la vision de la société portée par Emmanuel Macron et ses soutiens : or dans cette vision, le mépris des pauvres n’est que l’envers de l’exaltation extravagante des riches.

C’est cette même vision qui s’est manifestée une nouvelle fois le dimanche 15 octobre 2017, lors du premier grand entretien télévisuel du Président — mais sous la forme inhabituelle… d’une fable ! A deux reprises en effet, Emmanuel Macron a usé d’une curieuse métaphore pour décrire la société française : celle de la « cordée ». « Je veux que ceux qui réussissent tirent les autres, il faut des premiers de cordée », a-t-il déclaré, avant d’ajouter : « si l’on commence à jeter des cailloux sur les premiers de la file, c’est toute la cordée qui dégringole. » Spontanément, cette image, naïve autant qu’incongrue, prête à sourire : si cette analogie était vraie, ce n’est plus seulement le Code du travail que le Président aurait enterré avec ses ordonnances, mais aussi, grâce à la « complexité » de sa pensée, la sociologie comme science humaine ; à en croire Macron, la société ne serait donc pas le lieu d’un affrontement entre intérêts de classe, et ne serait traversée par aucune logique de domination et d’inégalités ! Aussi bien, il s’agit moins de montrer que la fable est fausse, que d’en développer les implications, et d’en comprendre la nécessité proprement idéologique : la justification d’un état de fait, à savoir une société inégalitaire, dans laquelle un groupe restreint d’individus se partage l’essentiel des ressources économiques, des postes de décision et de pouvoir, ou simplement des places propres à rendre fiers ceux qui les occupent[1]. Pour le dire autrement, la mission politique de la fable est d’accréditer le paradoxe suivant : elle doit persuader ceux qui l’écoutent de la nécessité de l’inégalité, pour le bien de la société dans son ensemble ; ou plus abruptement encore : de la nécessité des riches pour le bien des pauvres.

Or cette fable macronienne, dans sa visée de légitimation de la domination des plus riches et des plus puissants (« si l’on commence à jeter des cailloux sur les premiers de la file, c’est toute la cordée qui dégringole. »), s’inscrit dans une histoire longue : elle rappelle étrangement un très ancien apologue, datant du tout début du Ve siècle avant notre ère — celui dit des « membres et de l’estomac ». L’historien latin Tite-Live (Ier siècle avant notre ère) nous en raconte les circonstances[2] : en -494, écrasée de misère et lasse de son exploitation par le patriciat, la plèbe romaine aurait décidé de lancer l’une des premières « grèves » de l’histoire de l’humanité — c’est l’épisode dit de la « sécession sur l’Aventin ». Alarmés, les sénateurs (les membres de l’oligarchie qui dirigeait alors la jeune République romaine) auraient dépêché aux plébéiens en grève un homme éloquent, Ménénius Agrippa, pour leur conter l’apologue suivant : « Dans le temps où l’harmonie ne régnait pas encore comme aujourd’hui dans le corps humain, mais où chaque membre avait son instinct et son langage à part, toutes les parties du corps s’indignèrent de ce que l’estomac obtenait tout par leurs soins, leurs travaux, leur service, tandis que, tranquille au milieu d’elles, il ne faisait que jouir des plaisirs qu’elles lui procuraient. Elles formèrent donc une conspiration : les mains refusèrent de porter la nourriture à la bouche, la bouche de la recevoir, les dents de la broyer. Tandis que, dans leur ressentiment, ils voulaient dompter le corps par la faim, les membres eux-mêmes et le corps tout entier tombèrent dans une extrême langueur… Ils virent alors que l’estomac ne restait point oisif, et que si on le nourrissait, il nourrissait à son tour, en renvoyant dans toutes les parties du corps ce sang qui fait notre vie et notre force, et en le distribuant également dans toutes les veines, après l’avoir élaboré par la digestion des aliments. » L’historien latin conclut de la sorte : « La comparaison de cette sédition intestine du corps avec la colère du peuple contre le sénat, apaisa, dit-on, les esprits. »

L’anecdote est sans doute légendaire, et il est fort probable que ce soit moins l’apologue en lui-même que les concessions que les sénateurs durent faire à la plèbe (en premier lieu, l’instauration des « tribuns de la plèbe », fonction nouvelle plus favorable au peuple), qui « apaisèrent les esprits ». Quoi qu’il en soit de l’historicité de l’événement, c’est le contenu idéologique de la fable qui nous intéresse, car il sera promis à un bel avenir dans la théorie politique ultérieure, traversant l’Antiquité, le Moyen-Âge et l’époque moderne ; il contient en effet le cœur de la justification de type « Ancien Régime » de la société inégalitaire, dans laquelle il est légitime que l’élite dirige, lorsque le peuple produit : à savoir l’assimilation du corps social à un corps vivant — théorie à laquelle on a donné le nom d’organicisme. Dans cette optique, la société se caractérise par un équilibre de ses ordres hiérarchiques, et les membres inférieurs doivent accepter la prédominance des parties supérieures, pour le bien du Tout. Ce n’est pas le lieu de détailler les subtilités des diverses théories qui s’apparentent à la pensée organiciste ; il suffit de retenir que l’organicisme vise avant tout la préservation d’un équilibre hiérarchique dans la société — c’est une pensée conservatrice —, qui passe par la concorde de ses ordres : elle postule donc, sans le justifier autrement que par une analogie sophistique, la nécessité de l’inégalité, laquelle crée, par des moyens presque magiques, mais comparables à ce qui s’opère dans l’organisme humain, une sorte de redistribution équitable des bienfaits. Chacun à sa place, pour la concorde du Tout social.

A ce stade, les différences avec la fable macronienne commencent à apparaître nettement. En premier lieu, les dominants, les puissants, ou tout simplement les riches, ne sont pas désignés comme tels par Macron : s’opère ici un effacement, assez incroyable, du fait que les dominants tirent profit de leur situation — soit en termes d’avantages matériels, de puissance décisionnelle, ou de prestige. Macron, par euphémisme, parle simplement de « réussite », de « succès » ; ainsi émerge une nouvelle figure, typiquement libérale : le self-made man, l’Entrepreneur qui doit sa réussite à ses propres forces, à son « talent », à son mérite propre, à son seul génie visionnaire. Toute l’idéologie libérale repose sur cette idée — infondée empiriquement : les élites dominent parce qu’elles le méritent, parce que c’est le fruit naturel de leur force créatrice (de richesses, d’emplois…) ; la conséquence logique de cette idée est que la domination de l’élite est légitime dans la mesure où il y aurait une « mobilité » en son sein. Pour le dire rapidement, le dogme libéral, dans sa dimension prescriptive, correspond à un idéal de société contestable (la mise en concurrence de tous les individus doit permettre de faire émerger une élite dominante légitime), mais cet idéal lui-même s’appuie sur un déni de réalité : dans cette vision, les « individus », leurs « talents » et mérites propres préexistent en quelque sorte à la société, dans laquelle n’interviennent pas d’inégalités de capital, qu’il soit financier, culturel ou symbolique.

En réalité, les critères implicites de cette « réussite » ne sont pas difficiles à deviner : « les jeunes Français doivent avoir envie de devenir milliardaires », avait déclaré Macron le 7 janvier 2015 aux Echos.[3] Précisément, il est frappant que le Président ait substitué aux milliardaires (réels) les « premiers de cordée » (de la fable) ; or cette substitution est intimement liée à l’un des points nodaux de la « pensée » macronienne, peut-être insuffisamment remarqué jusqu’à présent : l’idée saugrenue que les élites se « dévouent » pour le bien de tous. Les premiers de cordée « tirent les autres » : autant dire qu’ils portent sur leurs épaules le plus lourd du fardeau… C’est alors seulement qu’un certain nombre de déclarations de Macron, apparemment aberrantes — mais répétées ! —, prennent sens : l’appel à un « héroïsme politique » (dernière occurrence dans l’entretien au Spiegel du 14 septembre 2017, déjà mentionné) ; mais aussi la « dimension christique », autrement dit sacrificielle, que Macron, rappelons-le, « ne renie ni ne revendique » (sic, JDD, 12 février 2017) ; car bien évidemment, l’incarnation ultime de ce « dévouement des élites », c’est lui-même : il aurait pu gagner encore plus d’argent dans la banque d’affaire, mais pour le bien de son pays, il a choisi la voie ingrate de la politique (Mediapart, 5 mai 2017[4]).

Mais la fable macronienne présente une deuxième différence majeure avec la théorie organiciste classique : la suppression de l’idée même de redistribution ! Elle était pourtant encore présente dans l’ultime avatar de l’organicisme, la théorie — ou plutôt la fable — dite du « ruissellement » (plus les riches s’enrichissent, plus cette richesse « ruissellerait » sur les moins riches). Qu’en reste-t-il ici ? D’abord l’idée que nous sommes tous « encordés », donc forcés à une solidarité des pauvres avec les riches ; ensuite que la société est traversée par une dynamique ascensionnelle, caractéristique autant du « bougisme » macronien (toujours en marche !), que de l’anthropologie libérale (ceux qui sont « derrière » le sont parce qu’ils sont moins forts, moins entreprenants, et comme on l’a vu, moins dévoués) : c’est une adaptation du conservatisme organiciste à l’idéologie capitaliste de la croissance à tout prix, de la positivité intrinsèque du dynamisme, indépendamment des finalités de cette agitation (de la production de biens ou de services).

L’habileté, ou du moins l’intérêt de l’apologue réside là, dans sa capacité à condenser l’escamotage propre à l’idéologie libérale, la substitution d’une valeur paradoxale (le dynamisme conservateur) à l’explicitation d’un projet de société. Tandis que l’apologue de Ménénius Agrippa est celui d’une élite en position de faiblesse, forcée de recourir à une consolidation idéologique de privilèges de plus en plus contestés, celui d’Emmanuel Macron vient soutenir l’expansion d’une classe de plus en plus dominante, expansion acquise dans les faits, mais qu’il s’agit de parer d’une aura de légitimité. C’est à la lumière de ce projet qu’il faut interpréter, par exemple, la suppression de l’impôt sur la fortune pour les actifs financiers — comme une reconnaissance symbolique par la communauté nationale de l’utilité éminente des capitalistes.

L’originalité d’un organicisme qui vise moins à préserver un état de fait qu’à appuyer une tendance socio-économique réside dans la nécessité d’attribuer le salut de la société, dans ses différentes parties, à une tension, plutôt qu’à un partage, certes inégal, mais stable. C’est cette tension que représente bien la corde de la société alpiniste macronienne. Le chantage à la catastrophe n’utilise plus le spectre de l’anarchie, de la guerre civile, ou même de l’enrayement de la redistribution des richesses : c’est la chute, la dégringolade, dans laquelle on reconnaît sans peine le spectre du chômage et de la récession, qui sert d’épouvantail. Car la métaphore de l’alpinisme n’est pas non plus anodine dans sa représentation d’un danger latent, d’une situation potentiellement angoissante. Le sentiment d’insécurité d’une classe menacée dans sa position dominante est ainsi projeté par cette version conquérante de l’organicisme sur la majorité dominée, au dépend de qui se fait l’expansion du groupe bénéficiaire. Pour éviter la chute fatale et maintenir son niveau de vie, la société dans son ensemble doit accepter de se rallier à la « progression » imposée par les plus performants, qui figure désormais le seul progrès auquel puisse aspirer la communauté politique. L’histoire ne dit donc pas où se rend cette cordée, si bien guidée par ses meilleurs alpinistes. Difficile pourtant de ne pas voir qu’elle se rapproche de plus en plus des espaces inhabitables.

Pourtant Macron, qui vient d’absoudre les élites, ne peut pas totalement effacer la conflictualité dans la société : de fait, malgré sa fable, son projet politique suscite une certaine résistance ; qui sont donc ces « encordés » rebelles ? Une dernière figure, également typique de l’anthropologie libérale, vient alors compléter le système : parmi ceux qui se trouvent au bas de la « cordée » sociale, certains, non contents de se laisser tirer par les premiers, et de ne contribuer que médiocrement à l’ascension générale… « jettent des cailloux » aux meilleurs qui les précèdent ; comble du nihilisme ! On l’a vu, la justification emprunte à l’organicisme l’idée simple mais non argumentée que nous sommes « tous dans le même bateau » : supprimez les riches, et tout le monde dépérira, lanceurs de cailloux compris. Mais elle permet surtout d’expliquer la conflictualité au sein de la société, non plus comme l’expression d’un affrontement d’intérêts de classe, ou comme une révolte éthique face à des inégalités croissantes, qu’aucune fable ne peut justifier : non, elle est l’œuvre de la seule « jalousie ». Ne nous y trompons pas : cette réduction de l’opposition politique (de gauche) au moyen d’un psychologisme sommaire et dépréciatif est un élément crucial du dispositif idéologique ; au reste, Macron en est coutumier : sa déclaration au Spiegel sur le « triste réflexe de la jalousie française » qui « paralyse le pays » (la paralysie, la stagnation, l’enlisement, apparaît comme le négatif du « bougisme ascensionnel » macronien), fait évidemment écho à la critique de « l’égalitarisme jaloux », dénoncé dès le 3 mars 2015 (sur BFM). Ainsi, la « jalousie » ingrate du dominé fait pendant au dévouement vertueux du dominant. La boucle est bouclée.

Deux remarques peuvent servir de conclusion : la première, c’est que le libéralisme (philosophique et économique) est théoriquement faible, puisqu’il ne se soutient que par des fables absurdes ; la seconde, étonnante, est que Macron semble croire à demi à sa propre fable : en effet, lors de l’entretien filmé (déjà cité) donné à Médiapart le 5 mai 2017, le candidat déclarait : « Ce qui s’est passé dans le capitalisme international, c’est que les nomades — j’en ai fait partie, j’ai connu cette vie — considèrent qu’ils n’ont plus de responsabilité ; ils ont une responsabilité vis-à-vis de leurs actionnaires, mais elle est purement financière, accumulative (sic) justement, ils n’ont plus une responsabilité au sens plein du terme, c’est-à-dire vis-à-vis de leurs voisins, de la société dans laquelle ils vivent — responsabilité qui est environnementale, qui est en termes de justice… Si les élites économiques, sociales, politiques, ne réconcilient pas leur liberté actuelle avec leur part de responsabilité, alors elles perdront cette liberté, qu’elles le veuillent ou non. »

Ces propos résonnent comme une confirmation de ce qui vient d’être dit du projet porté (entre autres) par Emmanuel Macron, à son niveau le plus fondamental — celui de la philosophie politique : le macronisme rêve de perpétuer l’ordre social grâce à la gestion avisée « d’élites vertueuses », qui de leur propre initiative et par leur dévouement naturel, exerceront une domination responsable dans l’intérêt de tous. Qui ne voit pourtant que ce projet politique est chimérique, et qu’une oligarchie, structurellement, ne peut que poursuivre ses propres intérêts ? Mais à cet idéal oligarchique s’oppose un autre idéal, celui de l’égalité réelle dans la société : à savoir la satisfaction des besoins matériels de tous, qui libère les individus de l’insécurité économique, dans le respect de l’environnement ; l’accès de tous à la décision politique démocratique ; le libre développement des capacités individuelles par l’accès aux immenses ressources culturelles offertes par la civilisation humaine.

Lucas Fonseca

Ladislas Latoch

[1] Cette dernière expression est empruntée à Henri Wallon, dans sa conférence à Besançon du 23 mars 1946.

[2] Tite-Live, Ab Urbe condita, II, 32 (trad. M. Nisard, 1864, légèrement modifiée).

[3] Comme on va le voir, lorsqu’il se fait plus explicite, le macronisme frise la contradiction : si l’on suit ce raisonnement, dans la première mouture du budget présenté à l’Assemblée, le gouvernement était fondé à ne pas vouloir taxer les «signes extérieurs de richesse » (yachts…) ; en effet, pourquoi vouloir devenir milliardaire, si ce n’est pour en « profiter », et le montrer aux autres ? Mais c’est alors reconnaître que les élites ne sont pas que des « premiers de cordée » qui se dévouent pour le bien commun… On s’oriente alors vers une autre justification, ultra-classique et toute aussi mythologique (la « fable des abeilles »), du libéralisme : le libre cours laissé à l’égoïsme privé est censé créer la concorde de tous…

[4] https://www.youtube.com/watch?v=kok4_kmPkeo

Crédits :

© http://en.kremlin.ru/events/president/news/55015

Quand Gérald Andrieu part à la rencontre du “Peuple de la frontière”

Capture d’écran youtube : https://www.youtube.com/watch?v=GJsjc-ZlvKk

A propos de Gérald Andrieu, Le peuple de la frontière, Ed. du Cerf, 2017. Cet ouvrage retrace le périple d’un journaliste le long de la frontière française pendant la campagne présidentielle.

La campagne présidentielle que Gérald Andrieu a vécue aurait pu faire l’objet d’un épisode de Voyage en terre inconnue. L’ancien rédacteur en chef de Marianne a en effet choisi de s’éloigner des mondanités parisiennes, des plateaux de télévision et des meetings, pour aller à la rencontre de ce peuple de la frontière, de « donner la parole à ces gens à qui les responsables politiques reprochent d’avoir peur alors que dans le même temps ils font si peu pour les protéger et les rassurer. » Une peur que le changement ne soit plus un progrès, mais un délitement continu de leurs conditions de vie. Pour autant, cette frontière longue de 2200 km, qu’il a arpentée de Calais à Menton, ne se résume pas qu’à un « grand Lexomil-istan peuplé de déprimés. »

Comme l’auteur le rappelle, il n’est pas le premier à adopter cette démarche à rebours du journalisme politique traditionnel. Jack London était allé à la rencontre du « peuple de l’abîme » de l’est londonien en 1902. George Orwell, quant à lui, rapporta le Quai de Wigan de son expérience auprès des mineurs du nord de l’Angleterre, dans les années 1930. Gérald Andrieu rentrera de ce périple avec de nombreuses histoires tantôt alarmantes sur l’état du pays, tantôt touchantes, mais toujours symptomatiques de ces Français qui n’attendaient pas et n’attendaient rien d’Emmanuel Macron. Rien d’étonnant, puisqu’ils font sûrement partie de « ceux qui ne sont rien » …

À la recherche d’une frontière introuvable

Sécurité, immigration, mondialisation, désindustrialisation, chômage, Europe, protectionnisme, souveraineté ou encore transition énergétique sont autant de sujets qui, comme Gérald Andrieu le remarque, « passent » par la frontière. Et comme pour justifier cette expédition, il ajoute que c’est en arpentant cette frontière « que l’on dressera le diagnostic le plus juste de l’état de la France », avant d’évoquer la thèse de la France périphérique du géographe Christophe Guilluy.

Mais au-delà du fond, la frontière offre un autre avantage de poids à ce journaliste politique : « être, par essence, à l’endroit le plus éloigné de Paris, le plus distant des candidats et des médias. », dixit celui qui avait couvert pour Marianne, en 2012, la campagne de François Hollande, de Jean-Luc Mélenchon et d’Eva Joly. Un exercice auquel il refuse désormais de se prêter, critiquant le journalisme politique, dans un formidable passage d’autocritique : « ce métier a cela de formidable : il se pratique de façon totalement hémiplégique. Il s’agit en effet de côtoyer au plus près les prétendants au trône sans jamais discuter avec ceux qui décident s’ils le méritent. » Sans parler du mépris de « cette race des “seigneurs des rédacs“ » pour le « populo », le Français moyen …

Et pourtant, un « vestige du temps d’avant Schengen », un « objet vintage ». Voilà ce qu’est devenue cette frontière, condamnée physiquement à une trace d’un passé révolu. Un constat amer, alors que l’invisibilisation de la frontière physique va de pair avec le réemploi des anciens postes frontières : un magasin de chocolats Leonidas, un musée à la gloire du film de Dany Boon Rien à déclarer, entre autres. L’auteur se plaît aussi à railler les visiteurs du musée européen de Schengen, avec leurs perches à selfie : « Ils aimeraient trouver un fond sur lequel poser. Mais sans succès. Comment photographier ce que l’on ne voit pas, ce qui – du moins physiquement – n’existe pas ? », avant de renchérir : « Après tout, qui aurait envie de se faire photographier devant le traité de Lisbonne sinon des masochistes ? »

Pour réhabiliter la frontière, qui protège les « humbles », l’auteur n’hésite pas à s’appuyer sur les thèses de Régis Debray, selon lequel la frontière a une fonction ambivalente, car si elle dissocie, elle réunit également, créant des interactions dynamiques. Elle filtre et régule, de telle sorte que selon lui, la définir comme une passoire, « c’est lui rendre son dû. »

 

Immigration et identité : entre inquiétudes et solidarité

L’immigration et les questions d’identité tiennent bien sûr une place importante dans l’ouvrage. Le récit s’ouvre à Calais, sur des dizaines de silhouettes clandestines, éclairées par les gyrophares des fourgons de CRS, et se termine dans la vallée de la Roya, où l’auteur rencontre Cédric Herrou, militant emblématique de l’accueil des migrants. À Steenvoorde, Damien et Anne-Marie Defrance gèrent l’association Terre d’errance, qui leur vient également en aide. « Mami » – puisque c’est le surnom que lui ont donné des migrants érythréens -, lit avec émotion un SMS que l’un d’entre eux lui a envoyé : « Le soleil brille le jour, la lune brille la nuit, toi tu brilles toujours dans mon cœur ».

Malheureusement, tous les habitants rencontrés par Gérald Andrieu n’entretiennent pas de telles relations avec ces migrants, jugés par certains indésirables. « Ils sont chez eux », se plaint un commerçant, craignant pour son chiffre d’affaire. Depuis, il n’a apris qu’une phrase en anglais : « Not for you here ! ». S’il pointe du doigt le rôle de la France dans la chute de Kadhafi, et les déstabilisations qu’elle a entraînées, sa préférence pour 2017 semble aller à la candidate du Front national. « On le sait tous deux », ponctue laconiquement l’auteur.

À Wissembourg, le malaise est palpable. Cette ville, dont était originaire l’un des assaillants du Bataclan, est hantée par l’incompréhension de cet acte : « Pourquoi ici ? » Cette interrogation sans réponse dévoile chez les habitants de cette commune un sentiment proche de la culpabilité. Pour Denis Theilmann, président du club de football de la ville, dans lequel Foued Mohamed-Aggad a joué étant jeune, « il y a un problème d’identification à la France », chez cette génération des 20-25 ans. « Le plus incroyable, c’est qu’à force de se considérer comme mis à l’écart, ils finissent par se mettre eux-mêmes à l’écart. » Une phrase qui fait écho à la situation d’Hicham, qui ne s’est jamais senti aussi français que depuis qu’il travaille en Suisse.

Pour autant, Gérald Andrieu refuse la vision d’une « France du repli sur soi » : et pour cause, sur plus de 2 000 kilomètres, aucune porte ne lui a été fermée, exception faite d’élus locaux embarrassés. « La générosité est présente. » Il peut sembler étonnant de devoir le rappeler, mais « on nous a tant répété que cette France pensait mal … » De plus, il salue le courage de certains de ces habitants.

« Ils n’ont pas tous abandonné, les Français. Ils se battent. Plus solidaires qu’on ne le dit. Avec plus de dignité, souvent, que certains de leurs représentants. Avec, aussi, un humour et une poésie du quotidien touchants et attachants. »

 

Désindustrialisation et déclassement, principaux terreaux du FN ?

L’enclavement de ces villes, dont certaines sont « en lambeaux », peut sembler paradoxal pour un territoire frontalier. Pourtant, il se conjugue à une misère palpable : « on ne devine pas seulement des fins de mois difficiles, mais des milieux et des débuts aussi. » Samantha, qui gère un magasin de rachat d’or à Fourmies, relève avec humour : « On est dans le 5-9. Comme on dit : le 5 on touche les allocs. Le 9, il n’y a plus rien ! »

Face à Monique, ancienne salariée de l’entreprise de production de soie Cellatex, Gérald Andrieu tente de se rassurer : « Il y a de la fierté derrière ces larmes dissimulées, de cette fierté ouvrière que je suis venu chercher avec ce voyage pour faire mentir ceux qui nous expliquent parfois que le peuple ne saurait être animé de si nobles sentiments. » En effet, elle a fait partie des « 153 de Givet » qui sont allés, pour maintenir leur usine, jusqu’à séquestrer les représentants des autorités, déverser de l’acide dans la Meuse, et menacer de tout faire sauter.

Maurad, le leader CGT de l’époque, se prononce quant à lui pour « la réinstauration des barrières douanières aux frontières de l’Europe », tout en dénonçant, lucide, « le dumping social à l’intérieur même de la zone euro. » Il prône alors une « harmonisation sociale et fiscale de l’Europe. » Seul moyen, semble-t-il, de protéger notre économie. À Givet, c’est Jean-Luc Mélenchon qui est arrivé en tête du premier tour, avec 29,62%, devant Marine Le Pen avec 24,23%, et Emmanuel Macron, avec 17,94%. Il est pourtant rare, dans cette France-là, que la leader du Front national n’arrive pas en tête du premier tour.

À Fesches-le-Châtel, la fermeture prochaine du bureau de poste entraîne une réflexion sur la lente disparition des services publics. Et de surcroit, celle de la poste, qui tient un rôle symbolique sur le territoire national, puisqu’elle « vous relie au monde », qu’elle incarne partout la présence de l’État et que, pour toutes ces raisons, elle est « ancrée dans la mémoire collective des Français. » L’auteur – une fois n’est pas coutume – reprend une note de l’Ifop de 2016, portant sur les européennes de 2014, selon laquelle le vote FN est favorisé par l’absence d’une poste. Elle révèle jusqu’à 3,4 points de différence entre une commune possédant un bureau de poste et une qui n’en dispose pas.

Extrait de la note de l’Ifop, sur le vote FN aux européennes de 2014, en fonction de la présence de services.

Faisant écho aux thèses de Christophe Guilluy sur la France périphérique, abandonnée par les pouvoirs publics, cette fermeture signe dans leur esprit « le déclassement de leur commune. Et le leur, par ricochet. » Et comme pour donner raison à cette analyse, les résultats électoraux, rapportés laconiquement, tombent tel un couperet : au premier tour, Marine Le Pen arrive très largement en tête, avec plus de 41% des voix, suivie de Jean-Luc Mélenchon et de François Fillon, obtenant respectivement tenant 16,8 et 14,6%. Au second tour, elle y recueille même 57,56% des voix.

 

 

La faute à l’UE ?

Frontière oblige, l’Union européenne – et à travers elle notamment les accords de Schengen – est un sujet central de cet ouvrage, tel un spectre qui hante chaque page. Et lorsque l’on en parle, c’est rarement en bien, dans « cette France qui a du mal à voir les bienfaits de l’UE et d’une économie débridée, cette France du « non » au référendum de 2005, assommée et bâillonnée trois ans plus tard par le traité de Lisbonne. »

À Hussigny-Godbrange, à la frontière avec le Luxembourg, « tout l’emploi – et la vie qui va avec – s’est fait la malle à une poignée de kilomètres de là, au Luxembourg ». Chaque jour, 15 à 20 emplois y sont créés. C’est même le premier employeur de Nancy ! Ici, à Hussigny, 80% des actifs y travaillent. Ces frontaliers, qui font la navette tous les jours, sont plus de 360 000 en France. Ce qui constitue un véritable problème pour les recettes des communes, reléguées au rang de « tristes communes-dortoirs », avec des besoins de services publics pourtant non-négligeables.

C’est l’occasion pour l’auteur d’évoquer le monde liquéfié décrit par Zygmunt Bauman, société sans plus aucun repère fixe, menée par les valeurs de mouvement et de flexibilité, « débarrassée de ce qui pourrait constituer un obstacle au commerce et au bonheur, comme les États-nations. » Un poil dystopique, et qui n’est pas pour rassurer cette France en mal de repères.

De même, à Modane, ce sont plus de 1 500 emplois qui ont été détruits, directement ou indirectement à cause de Schengen, provoquant chez de nombreux habitants, comme Claudine, « un regret non pas de la frontière, mais de l’économie de la frontière. »

Mais sur l’Union européenne, ce sont encore les agriculteurs qui semblent les plus véhéments. César, éleveur de vaches, est « pour l’Europe, pour l’harmonisation, mais si l’Europe, c’est ça, ça ne [lui] pose pas de problèmes de la quitter. » Même son de cloche chez Eric, encarté à la Confédération paysanne, qui accuse : « Cette UE, elle nous a flingués […] L’Europe nous a donné une monnaie unique avec une inflation considérable, mais aussi des normes draconiennes. » Une équation devenue insupportable pour ces petits agriculteurs.

 

Un divorce définitif avec la gauche ?

Cette situation illustre également le divorce entre la gauche et les classes populaires. Une mutation des forces de gauche qui permettrait d’expliquer en partie la fuite d’anciens électeurs de gauche vers le FN ? Peut-être, en partie du moins. La ville de Fourmies est elle aussi marquée par un vote FN élevé, et ce, malgré un paradoxe apparent : « Le FN n’a pas d’assise locale. Aucun Fourmisien ne se revendique militant frontiste », selon Jean-Yves Thiébaut, secrétaire de la cellule locale du PCF.

Nostalgique de la campagne du « Non » de gauche en 2005, il regrette le fait que vis-à-vis de ces Français, « la gauche n’est plus audible. […] Il faudrait par exemple éclaircir notre position sur l’Union européenne. Ce n’est pas de cette Europe que nous voulons. Mais la changer de l’intérieur, on l’a vu, c’est impossible… » Au premier tour, Marine Le Pen y arrive en tête avec 37,28%, suivie par Jean-Luc Mélenchon avec 20,49%, et Emmanuel Macron, avec seulement 16,82%. Au second tour, elle obtient 55,72%.

Gérald Andrieu se trouve à Saint-Laurent-en-Grandvaux lors des primaires citoyennes de la gauche – qui n’ont attiré qu’une petite centaine de votants sur 4500 inscrits. Une retraité de l’éducation nationale lui avoue : « Je n’ai pas choisi Hamon en pensant qu’il pourrait remporter la présidentielle. J’ai voté pour lui pour l’avenir du PS. Enfin, si le PS a un avenir … » Au fond, elle aussi est réticente au revenu universel. Et selon l’auteur, il en va de même pour le reste de cette France périphérique, qui « attend d’un dirigeant politique non pas qu’il prophétise et accepte une future disparition du travail, qu’il renonce en définitive, mais qu’il propose au contraire des pistes pour lutter contre son absence bien réelle aujourd’hui, le temps partiel subi, la mobilité imposée, etc. Et surtout que ce travail permette de vivre dignement, ici et maintenant. »

Comment mieux illustrer la déconnexion entre la gauche sauce Terra Nova qui a acté la fin du travail et de la classe ouvrière, et cette valorisation du travail dans les classes populaires ? S’en suit une analyse de la chute du PS, qui accuse notamment le tournant de 1983 à partir duquel la gauche cesse de défendre les classes populaires, et concentre son discours sur la défense des minorités, entraînant une promotion du « chacun » plutôt que du « commun ».

Jean-Marie, élu communiste d’Hussigny, voit dans le vote FN une réponse désespérée à la déstructuration du cadre de vie, et à l’aspect factice du clivage gauche/droite. « Beaucoup d’ouvriers votent maintenant FN. Au début, j’avais du mal à croire que d’anciens électeurs de gauche soient passés au Front national. Mais ils nous le disent : “Aux élections locales, pas de problèmes, on vote pour vous. Mais pour le reste … » Leur argumentaire est simple : « On a essayé la gauche. On a essayé la droite. Pourquoi pas eux ?“ » Lui va voter Mélenchon, même si les querelles entre le leader de la France insoumise et ceux du PCF l’agacent. Dans la commune limitrophe du Luxembourg, son candidat est tout de même arrivé assez largement en tête, avec 34,83% des voix, devant Le Pen et Macron, respectivement à 22,17% et 21,31%.

 

Une frontière invisible mais hermétique : la Macronie

Finalement, Gérald Andrieu a bel et bien rencontré une frontière : à son retour à Paris, il a eu « l’impression d’en franchir une et de pénétrer dans un autre pays qui n’existait pas à peine cinq mois auparavant : la Macronie. » Une frontière dont les gardes n’étaient autres que ses confrères, qui lui demandaient ce que les habitants de la France périphérique pensaient de Macron. « Ils auraient aimé que les Français l’adorent ou qu’ils le détestent. Mais ils ne comprenaient pas ce désintérêt. »

A priori, l’une des causes de ce rejet vient du fait que ces Français « n’attendent pas que leur pays se change en une start-up nation avec à sa tête un supermanager dopé à la pensée positive. »

« Macron en appelle à l’optimisme ? Une bonne part des Français rencontrés ont beau regarder autour d’eux, ils voient toujours aussi peu de raisons d’espérer, et ne comptent pas se convertir à la méthode Coué […] Macron est un européiste convaincu ? Il lui reste à être convaincant car ils ont souvent le sentiment d’être réduits au rang de chair à canon d’une guerre industrielle, commerciale et financière dont l’Europe actuelle ne les préserve pas ou, pire encore, qu’elle encourage. »

Face au projet du candidat d’En Marche !, ils semblent aspirer à davantage de « protection et de pérennité. Que l’on mette enfin des freins à ce monde engagé dans ce qu’ils considèrent être une “marche forcée“ ou une “marche folle“. »

Les Français que Gérald Andrieu a rencontrés sont toutefois lucides sur ce qui mine la situation économique et sociale en France et dans le monde. Ils pointent du doigt « la recherche du profit et l’obsession du court-termisme qui détruisent tout, les valeurs et les repères d’hier qu’ils regrettent de voir peu à peu abandonnés. », mais aussi la tendance des hommes politiques à préférer leurs intérêts personnels à l’intérêt général, en pleine affaire Fillon.

Et avec le faible engouement de ces Français pour le candidat élu le 7 mai dernier, avec une si faible base sociale, « on a atteint le stade ultime de la politique hors-sol. »

Crédits :

Capture d’écran youtube : https://www.youtube.com/watch?v=GJsjc-ZlvKk

Couverture du Peuple de la frontière, Ed. du Cerf, https://www.editionsducerf.fr/librairie/livre/18188/le-peuple-de-la-frontiere

Vidéo de l’INA sur les Cellatex, http://www.ina.fr/video/CAB00038108

“Macron est un joueur de flûte” – Entretien avec Gaël Brustier

Gaël Brustier, essayiste et politologue. ©Ulysse Guttmann-Faure

Gaël Brustier est conseiller politique, essayiste et politologue. Il est notamment l’auteur de Le Mai 68 conservateur : que restera-t-il de la Manif pour tous ? paru en 2014 aux éditions du Cerf et de A demain Gramsci, paru en 2015 chez les mêmes éditions.


 

LVSL : Vous évoquez dans la première partie de votre ouvrage la « fascination de l’extrême-droite pour Gramsci ». Dans quelle mesure la référence à Gramsci a-t-elle joué dans l’élaboration de leurs stratégies ?

D’abord la fascination de l’extrême droite pour Gramsci est ancienne. Franco Lo Piparo dit qu’il est très probable que le premier lecteur des Cahiers de Prison ait été Mussolini. De manière plus significative, en Italie, Ordine Nuovo et une partie du MSI, les camps Hobbits dans les années 1970, se sont réclamés de Gramsci. La fille de Pino Rauti dit de lui qu’il était un intellectuel gramscien. En Italie, et en France dans les années 1970, avec la Nouvelle droite autour d’Alain de Benoist, il y a l’idée d’un gramscisme de droite. Il y a bien sûr des angles morts dans le gramscisme de droite. Jean-Yves Le Gallou l’a reconnu devant Nicolas Lebourg : il n’y a pas de prise en compte du bloc historique. Pour eux, le combat culturel se résume à imposer des mots. La conception que se font les droites italienne et française de Gramsci est assez simpliste.

Ensuite, l’extrême droite a toujours un complexe d’infériorité par rapport à la gauche. Les gens de droite sont fascinés par ce qu’ils estiment être le pouvoir culturel de la gauche. Dès qu’on interroge un militant d’extrême droite, qu’il soit païen ou ultra-catholique, il est béat d’admiration devant les marxistes, devant le PCF, etc. Le Printemps français, par exemple, puise son iconographie dans le PCF des années 1950, la Manif Pour Tous allait puiser ses identifiants et ses symboles dans l’histoire de la gauche et de Mai 68. Le complexe d’infériorité par rapport à la gauche est donc pour beaucoup dans cet usage de Gramsci.

C’est une utilisation de Gramsci très hémiplégique, résumée à l’idée du combat culturel pour imposer une vision du monde. On ne retrouve pas l’idée que l’hégémonie commence à l’usine, qu’il existe une pluralité de fronts : le front social, le front culturel, le front économique, qu’il faut mener en même temps. La droite française est rétive à l’idéologie et est fascinée par les gens qui organisent leur pensée. Ils sont persuadés que les socialistes ont une idéologie, un projet, c’est vous dire…

LVSL : Comment expliquez-vous le succès de l’extrême droite nationale-populiste ? A travers notamment la réappropriation des signifiants liberté, démocratie, etc.

A partir de 2011 et jusqu’à maintenant, on observe un cycle de cinq années au cours desquelles ces droites ont été extrêmement dynamiques. Ce cycle correspond aux suites de la crise. Dans ce dernier cycle, on remarque une prise en compte des mutations des sociétés occidentales et des préoccupations liées aux libertés individuelles. Il y a une demande d’Etat social paradoxalement combinée à une méfiance à l’égard de l’Etat concernant les libertés individuelles jugées menacées. C’est Andreas Mölzer, du FPÖ autrichien, qui misait sur les questions de libertés numériques par exemple. Ils tentent de conquérir un électorat qui jusque-là leur échappait. Par exemple, les femmes et les homosexuels, à qui ils expliquent que les musulmans sont leurs ennemis mais aussi les diplômés. Il y a donc une mutation des droites national-populistes à partir de la crise à la fois sur la relative prise en compte de l’individu autonome, et sur la question démocratique car ils se posent comme les principaux contestataires des malfaçons démocratiques et comme les défenseurs d’une démocratie idéale. Ils prennent en considération un certain libéralisme culturel, paradoxalement combiné au conservatisme qui a pour clé de voûte la haine de l’islam et un occidentalisme, dont ils n’ont pas le monopole puisqu’il est partagé jusqu’au cœur de la « gauche ».

LVSL : Vous écriviez en octobre 2016 l’article « Et à la fin, c’est Wauquiez qui gagne », dans lequel vous reveniez sur l’ambition du président de la région Auvergne-Rhône Alpes de fédérer toutes les chapelles de la droite en un seul et même parti. Cette ambition vous semble-t-elle réalisable aujourd’hui, malgré l’émergence d’un pôle néolibéral représenté par La République en Marche et les vifs débats qui agitent actuellement le Front national ? L’union des droites est-elle possible ?

Oui, je le pense. Il y a un obstacle, c’est le patronyme Le Pen. Pour le reste, et Philippot l’a compris, c’est le triomphe des mégretistes : Bruno Mégret a dit récemment que dans la stratégie actuelle, ce qui manque, c’est l’union des droites. Evidemment, tout cela est bloqué par le fait que le mode d’organisation du FN ne permet pas une évolution rapide. Le FN est tout de même une affaire familiale, même sur le plan juridique. C’est assez compliqué de faire évoluer les choses rapidement. Personne ne veut tenter sa chance au Front national car il risquerait d’être viré au bout de quelques années, comme Florian Philippot.

Je pense qu’un espace se constitue à droite. Ils bâtissent une droite qui est l’antithèse totale de la droite gaulliste qui a dominé les débuts de la Ve République. C’est assez amusant de voir l’utilisation de l’Algérie pour liquider l’héritage du gaullisme. Les droites se recomposent à partir d’éléments anciens et nouveaux, et la grande victime sera De Gaulle, qui va finir déboulonné : ils diront qu’on a abandonné les harkis, mettront en avant les massacres d’Oran, parleront de crime contre l’humanité. Valeurs actuelles et Le Figaro Magazine s’en donneront à cœur joie et ce sera fini : à partir de là, il n’y aura plus de barrière idéologique entre le FN et la droite parlementaire car ils seront dans la même vision idéologique identitaire-sécuritaire. Anti-mai 68 ? Non, pro-avril 61 ! Ce qui se passe à droite c’est un Petit-Clamart qui est en passe de réussir.

Gaël Brustier, essayiste et politologue. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

LVSL : Le gaullisme existe-t-il encore aujourd’hui ?

Non, je ne pense pas. Il y a des reliquats, mais l’héritage va être liquidé. Cela a commencé avec Juppé il y a 25 ans. Il se prétend gaulliste aujourd’hui, mais il a liquidé les cadres gaullistes du RPR, impitoyablement. Dupont-Aignan qui prétendait être gaulliste a prouvé, en se ralliant à Le Pen, qu’il était étranger à la culture d’une France qui avait en mémoire le maquis. Il existe des familles, il existe une France où l’idée de voter pour le parti de Victor Barthélémy et Roland Gaucher ou de leurs séides locaux, des Sabiani aux Henriot, est impossible. Ce n’est pas massif dans le pays mais ça existe.

LVSL : Cela implique une rupture radicale avec les classes populaires, ou une tentative de les conquérir uniquement à travers le prisme identitaire ?

Oui, je ne pense pas que ce soit une option viable dans l’évolution des clivages aujourd’hui. Il y a des conséquences de la crise qui sont matérielles, et une gauche radicale qui monte. Je pense que la question identitaire est un peu derrière nous. La dernière présidentielle ne s’est pas jouée sur les propositions de droite ou d’extrême droite, aucun de leurs thèmes ne s’est imposé dans la campagne. Je pense qu’on en est à la fin de la droitisation, c’est-à-dire du processus continuel de déplacement à droite du débat public. En revanche, je ne vois pas pour l’heure de signe de « gauchisation » mais plutôt la possibilité d’activation d’autre clivages et d’articuler des demandes, des colères, d’une nouvelle façon.

C’est comme après un tremblement de terre : tout s’est écroulé. Même s’il n’y a pas de secousses à venir, le monde d’hier est révolu. On ne peut pas pointer l’arabe du coin de la rue comme fauteur de troubles dans une ville où il n’y a plus d’usines, c’est aussi une réalité. A un moment donné, les gens commencent à réagir, à réfléchir, ils subissent les conséquences des inégalités scolaires, territoriales, etc. C’est pourquoi l’hypothèse Mélenchon a pu avancer auprès d’un électorat populaire qui jusqu’ici était mu par des constructions plus identitaires. Même s’ils n’ont pas voté pour lui, l’hypothèse Mélenchon a pu s’installer. Et l’hypothèse Mélenchon ce n’est pas que la personne Mélenchon, c’est une gauche radicale de gouvernement qui s’adresse à tous.

LVSL : Comment définiriez-vous l’ « objet politique » Macron ? Certains auteurs parlent d’un populisme néolibéral, vous employez l’expression de « populisme élitaire ». Sa victoire n’est-elle pas la manifestation d’une révolution passive, sur le mode du « tout changer pour que rien ne change » ?

Emmanuel Macron, c’est l’homme qui part de 6% d’électeurs sociaux-libéraux et qui agglomère autour de lui un électorat composé des groupes sociaux les plus favorisés, et une France « optimiste » notamment ceux de l’ouest qui ressentent la situation comme meilleure qu’il y a trente ans. Il vise à adapter le pays au capitalisme californien et à une Ve République régénérée. Cela suppose de liquider le système partisan précédent pour imposer une armée de clones. Íñigo Errejón parle de populisme antipopuliste. C’est un populisme qui nie les clivages, les frontières entre les Français, qui utilise l’idéologie du rassemblement national. C’est une tentative de transformisme, un populisme des élites dans le sens où son projet va bénéficier aux groupes sociaux les plus favorisés qui essaient de reprendre le contrôle du pays. Lui, c’est le joueur de flûte qui raconte une histoire à laquelle sont supposés adhérer les Français.

LVSL : L’élection d’Emmanuel Macron en France, de Justin Trudeau au Canada, de Mauricio Macri en Argentine, ou encore l’émergence de Ciudadanos en Espagne, n’est-ce pas la preuve que le néolibéralisme est résilient, réussit à s’adapter à l’époque ?

En 1981, on élisait en France un Président socialiste quand les Etats-Unis et le Royaume-Uni choisissaient Reagan et Thatcher. Il est vrai qu’il est surprenant qu’un Président libéral soit aujourd’hui élu dans un pays qui ne l’est pas. Il ne faut pas néanmoins oublier le carambolage électoral et le score élevé de Marine Le Pen qui questionne sur le fonctionnement démocratique, le candidat « anti-Le Pen » était élu d’avance. On ne construit pas un projet durable en faisant voter une nation sur un enjeu tel que « Pour ou contre les Le Pen ». Mais je pense que le néolibéralisme est battu en brèche parce que ces évidences ne sont plus là : l’individualisme triomphant, il faut se faire de l’argent, le ruissellement, l’égalité des chances, etc. Je crois que beaucoup de gens n’y croient plus.

LVSL : Pour Emmanuel Todd, la dynamique serait à la renationalisation. Il prend Donald Trump et Theresa May comme les exemples d’un populisme conservateur, comme formes de reprise en charge de la question nationale. C’est comme si on assistait à une divergence dans le monde occidental.

Il est vrai que la critique des excès du thatchérisme et du reaganisme est aussi venue de la droite en Grande Bretagne et aux Etats-Unis, alors qu’on l’attendait de la social-démocratie dans le monde occidental qui n’a pas cessé de s’aligner sur l’idée de l’expansion du marché. May est un peu inspirée par Philipp Blond. Il y a un paradoxe. Les droites radicales ont bénéficié de la colère des classes populaires, on le voit en Autriche avec le vote FPÖ ou avec la ligne Philippot en France, qui n’était d’ailleurs qu’une reprise de la ligne Martinez dans le FN de Jean-Marie Le Pen. Je pense que dans la population, l’idée qu’il faut privatiser les services publics ne prend plus. Mais il n’y a pas forcément d’appareils politiques capables d’incarner un projet alternatif qui succéderait au néolibéralisme, il n’y a pour l’instant pas d’issue à cette crise. On est dans un état transitoire, dans un interrègne qui peut durer très longtemps.

LVSL : En octobre 2016, vous parliez d’une « Ve République entrée en crise finale ». En Espagne, les gauches radicales évoquent régulièrement la « crise du régime de 1978 ». Vous reprenez cette expression à votre compte et parlez d’une « crise de régime de la Ve République ». En quoi la Ve République traverse-t-elle une crise de régime ?

Cette grille de lecture s’applique à la France mais aussi à l’Italie, assez bien à l’Autriche et à l’Union européenne plus généralement. Le régime de la Ve République a eu deux évolutions majeures : la décentralisation et l’intégration européenne. Le récit de l’intégration européenne a chuté en 2005, quant à la décentralisation on commence à s’apercevoir du fait que c’est une machine à accélérer les inégalités. Toutes les promesses de la Ve République, qui est au départ un régime modernisateur, où les élites techniques étaient censées être au dessus des clivages, de même que le Président, tout cela est aujourd’hui battu en brèche, les gens n’y croient plus. On observe une chute de la confiance dans les institutions, jusqu’aux maires d’ailleurs. C’est une vraie crise de régime : par exemple, au cours du dernier quinquennat, on a vu deux grands mouvements, la Manif pour Tous et le mouvement contre la Loi Travail, dont le leitmotiv était non seulement de contester la légitimité de la loi mais aussi la légitimité de ceux qui font la loi. C’est un fait nouveau. Il y a la défection de groupes sociaux qui étaient jusqu’alors porteurs de la Ve République. Les élections législatives ont montré un taux de participation minable. Il y a un pourcentage de votes blancs et nuls qui n’a jamais été aussi important.

Gaël Brustier, essayiste et politologue. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

LVSL : Vous revenez dans votre livre sur les caractéristiques de la déclinaison française du mouvement des places, Nuit Debout. En Espagne, le mouvement des Indignés a eu un réel impact sur les trajectoires des militants et a fortement contribué au remodelage du sens commun de l’époque. Iñigo Errejón parle à ce propos de l’émergence d’un « discours contre-hégémonique » à même de bousculer les certitudes qui ordonnaient jusqu’alors la vie politique espagnole et le bipartisme pour laisser place à des grilles de lecture du type « ceux du haut » contre « ceux d’en bas ». D’après vous, Nuit Debout et le mouvement contre la Loi Travail au printemps 2016 ont-ils eu ce type d’impact ? Si non, pourquoi ?

Nuit Debout était d’une certaine manière la rébellion des diplômés des villes qui sont aujourd’hui déclassés. Quand on observe le vote pour Benoit Hamon à la primaire socialiste, on observe la même cartographie que Nuit Debout. Cela ne signifie pas que les gens de Nuit Debout ont voté Hamon, cela signifie que les préoccupations de cette sociologie là se sont retrouvées à un moment donné dans Nuit Debout, puis dans le vote Hamon. Il y a un mouvement des diplômés vers une radicalisation : ils ont dégagé Valls, ils ont voté Hamon et Mélenchon. C’est le même mouvement qu’en Espagne, qu’au Royaume-Uni avec Corbyn. Il y a un vrai mouvement des classes moyennes éduquées qui subissent les conséquences matérielles de la crise et qui se voient privées de perspectives.

Des idées, des projets, des réseaux ont germé à Nuit Debout. Le mouvement aura des conséquences, mais pas les mêmes que les Indignés, ce n’est pas le même nombre de personnes, il y avait un poids plus important des autonomes. Il y a une question de fragmentation territoriale. Certains m’ont dit que la victoire serait acquise dès que les ouvriers investiraient la place de la République. Mais les usines de l’Oise n’ont pas débarqué en masse à Paris. C’était une illusion.

LVSL : La campagne présidentielle française a opposé, parmi les gauches, deux stratégies politiques bien distinctes. Celle de Benoît Hamon, supposée incarner une « gauche de gauche », et celle de Jean-Luc Mélenchon, se fixant pour objectif de “fédérer le peuple”. Pouvez-vous expliciter ces différends stratégiques qui sont aujourd’hui loin d’être tranchés au sein de la gauche française ?

Le deuxième a eu une logique plus transversaliste. Au PS, l’idée de la transversalité était inenvisageable. Le mot « peuple » est déjà mal perçu. Jean-Luc Mélenchon s’est donné les moyens d’élargir sa base électorale, même s’il faut relativiser, car à la fin il a bien un électorat majoritairement de gauche. C’est la même chose pour Podemos. Cependant, la subversion du clivage gauche droite a un intérêt sur un plus long terme.

Benoît Hamon a quant à lui payé l’éclatement du noyau électoral socialiste. Il a été lâché et trahi de toutes parts et n’était dès lors plus crédible pour incarner le candidat de la gauche. Ses thématiques sont des thématiques d’avenir, de même que son électorat composé de jeunes diplômés. Mais il ne mordait plus du tout sur d’autres segments électoraux, puisque l’essentiel du noyau socialiste s’est tourné vers Macron. Par ailleurs, les choses sont allées trop vite. Pour gagner en crédibilité, Benoît Hamon a technocratisé sa proposition de revenu universel au point d’en dénaturer l’idée. Puisqu’il a un peu reculé, les gens se sont dits que ce n’était pas sérieux. Il est allé trop loin dans l’utopie pour laisser des technocrates déformer sa proposition, il aurait dû poursuivre dans sa ligne de la primaire.

LVSL : Benoît Hamon n’a-t-il pas été incapable d’incarner la figure présidentielle ? N’a-t-il pas payé son inadéquation à la Ve République ?

Oui, je pense. Quand il se présente à l’élection présidentielle, il est candidat pour succéder aux rois capétiens ! On ne peut pas faire un projet participatif, horizontal, pour gouverner le pays. Quand il explique qu’il n’a pas la vérité infuse, qu’il consultera pour prendre une décision collégiale, cela passe mal. Les gens ne votent pas pour quelqu’un qui veut diminuer son propre pouvoir. C’est comme le Président normal, personne ne veut avoir son voisin comme président de la République ! Tant qu’on est dans le Vème il y a des figures imposées.

LVSL : De Podemos à la France Insoumise, la transversalité a fait du chemin. Au-delà de la construction de nouvelles lignes de fracture politiques et de l’éloignement vis-à-vis des codes des gauches radicales traditionnelles, quelle stratégie adopter pour ces mouvements désormais installés dans leurs paysages politiques respectifs ? Iñigo Errejón, par exemple, insiste sur la nécessité pour les forces progressistes de proposer un ordre alternatif et d’incarner la normalité pour obtenir la confiance de « ceux qui ne sont pas encore là »…

Cela suppose qu’une culture de gouvernement s’ancre dans les forces telles que la France Insoumise. Ce n’est pas gagné, car une grande partie de la technostructure de gauche est partie chez Macron. C’est plus rentable et c’est fait avec des bons sentiments du genre « parlons aux centristes », ce qui ne veut pas dire grand chose. Les propositions viennent après la vision du monde et la construction discursive du sujet politique, mais tout cela est bien arrimé si on a des propositions concrètes, crédibles, dont on peut imaginer la mise en œuvre par un personnel politique auquel on peut fait confiance. Je ne suis pas persuadé que les cadres de la France Insoumise inspirent aujourd’hui confiance à tous les Français.

LVSL : Cette recherche de la confiance en politique ne passe-t-elle pas par la conquête de bastions dans la société, à travers l’échelon municipal par exemple, à l’image du Parti socialiste avant la victoire de François Mitterrand en 1981 ?

Les projets municipaux originaux aujourd’hui sont difficiles à mettre en œuvre, les budgets sont de plus en plus contraints. La France Insoumise a conquis la centralité à gauche, sa responsabilité est de tendre la main. D’autant que le Parti socialiste, à défaut d’avoir une idéologie et une stratégie, n’est pas dépourvu de ressources et dispose encore de réseaux d’élus locaux de gauche.

LVSL : Y a-t-il un espace pour la social-démocratie aujourd’hui en France ?

Non, je ne pense pas, et c’est justement pour cela qu’il faut tendre la main. La radicalisation de la social-démocratie est la seule voie qu’il reste, sinon elle sombre comme le Pasok.

Crédits photos Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL

Ordonnances : le PS tente de faire oublier sa loi Travail

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Myriam El-Khomri © Chris 93

Bien décidé à se refaire une santé après la débâcle du quinquennat Hollande, le PS tente de se redonner une image « de gauche » en s’opposant à la « réforme » du code du travail par ordonnances portée par Muriel Pénicaud. Un périlleux numéro d’équilibriste pour un parti qui a commis les lois Macron et la loi El Khomri, de la même veine libérale, lorsqu’il était aux affaires. Les représentants du PS ont beau jeu de fustiger aujourd’hui une politique qu’ils appliquaient, approuvaient et justifiaient il y a quelques mois encore. Quitte à prendre quelques libertés avec la vérité … Car si différence il y a entre les gouvernements de François Hollande et d’Emmanuel Macron, il s’agit tout au plus d’une différence de degré mais certainement pas d’orientation politique.

 

Une posture de « gauche » pour se refaire une virginité politique

Les députés Luc Carvounas, Stéphane Le Foll et leur président de groupe Olivier Faure font en ce moment le tour des plateaux pour dire tout le mal qu’ils pensent des ordonnances Pénicaud. Ils critiquent tant la méthode que le contenu des ordonnances. Ils martèlent que Macron est un président « et de droite, et de droite » et tentent de réactiver un clivage droite-gauche qu’ils ont eux-mêmes complètement brouillé en menant une politique antisociale à laquelle la droite ne s’est opposée que par opportunisme politique et par calcul électoral. Macron n’est-il pas un pur produit du PS de François Hollande ? Emmanuel Macron, après avoir conseillé Hollande pendant la campagne de 2012, est nommé secrétaire adjoint de l’Elysée de 2012 à 2014 puis ministre de l’économie de 2014 à 2016. Emmanuel Macron a été l’un des personnages clé du quinquennat de François Hollande et il a joué les premiers rôles sur les dossiers économiques et sociaux. C’est, en quelque sorte, la créature du PS qui lui a échappé des mains et qui a fini par se retourner contre lui. Une partie conséquente de la technostructure du PS a d’ailleurs migré vers LREM, dans les valises de Richard Ferrand.

Le groupe « Nouvelle Gauche » réunissant les députés PS rescapés de la gifle électorale de 2017, s’est du reste largement abstenu, lors du vote de confiance au gouvernement d’Edouard Philippe. Seuls 5 d’entre eux dont Luc Carvounas aujourd’hui très en verve contre la ministre du travail, ont voté contre.

 

L’enfumage de Luc Carvounas sur son soutien à la loi El Khomri

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Luc Carvounas © Clément Bucco-Lechat

Le 28 août, dans l’émission News et compagnie (BFM TV), Bruno Jeudy pose à Luc Carvounas la question suivante : « Quand on a soutenu la loi El Khomri il y a encore 2 ans, vous allez maintenant dire tout le mal que vous pensez des ordonnances Macron ? » Luc Carvounas rétorque : « Alors, Bruno Jeudy, je suis désolé, vous êtes un très grand observateur politique. Je suis sénateur, je n’ai pas voté la loi El Khomri. Voilà, je suis désolé. »  Suite aux objections du journaliste  (« D’accord mais vous avez soutenu le pouvoir qui était en place. Vous étiez un proche de Manuel Valls. Comment on passe de la situation de “je suis derrière la loi El Khomri” à “je suis contre les ordonnances Macron” ? »), Luc Carvounas persiste et signe : « Bon si vous voulez me faire dire que j’étais derrière la loi El Khomri, ce n’est pas le fait. J’appelle celles et ceux qui veulent vérifier sur internet le cas (sic). » Formulé ainsi, on pourrait tout à fait croire que Luc Carvounas était l’un des parlementaires PS “frondeurs” qui se sont opposés à la loi El Khomri et, plus largement, à l’orientation de plus en plus libérale de François Hollande.

Vérification faite : Luc Carvounas, à l’époque sénateur, a bien voté contre l’ensemble du projet de loi El Khomri le 28 juin 2016. Il omet cependant soigneusement de rappeler ce qui a motivé son vote. Et pour cause. Si Luc Carvounas n’a effectivement pas voté le texte final sur la loi travail présenté au Sénat, ce n’est certainement pas par opposition à la philosophie de la Loi Travail ni même à la dernière mouture du projet défendu par le gouvernement. Les sénateurs PS avaient en réalité tous voté contre la version du projet présentée par la majorité sénatoriale de droite qu’ils jugeaient « complètement déséquilibrée ». D’ailleurs, Myriam El Khomri elle-même y était opposée ! Elle fustigeait, dans un tweet datant du jour du vote,   « la majorité sénatoriale de droite [qui]  a affirmé sa vision de la Loi Travail : un monde sans syndicats, un code du travail à la carte. » Une question de degré en somme. Le sénateur Carvounas a également voté contre presque tous les amendements déposés par le groupe communiste  et par ses collègues socialistes frondeurs comme Marie-Noël Lienemann.

Luc Carvounas  appartient à l’aile droite du PS. Il a été un fervent défenseur de la loi Travail et, plus largement, de la ligne de Manuel Valls dont il était l’un des principaux lieutenants au Sénat comme dans les médias et qu’il a activement soutenu aux primaires du PS de 2011 et de 2017 avant de prendre ses distances. C’est lui qui s’exclamait, le 10 mai 2016, sur le plateau de France 24 (8’45) : « Il est où le problème pour celles et ceux qui nous écoutent, de ce texte [loi el Khomri, ndlr]? Il n’y en a pas en fait ! ». C’est toujours lui qui ne comprenait pas pourquoi une partie  jeunesse manifestait contre la loi El Khomri. C’est encore lui qui reprochait à ses collègues frondeurs « d’être plus jusqu’au-boutistes que la CGT ». Cette CGT qu’il accusait d’être une « caste gauchisée des privilégiés. » Et le voilà maintenant qui annonce qu’il participera, avec ses collègues du PS, à la manifestation organisée par la même CGT le 12 septembre contre les ordonnances Pénicaud ! La direction de la CGT n’a pourtant pas changé entre temps et elle s’oppose aujourd’hui aux ordonnances Pénicaud pour les mêmes raisons qu’elle s’opposait hier à la Loi El Khomri.

 

LR, LREM et PS : les 50 nuances du libéralisme économique UE-compatible

 La véritable ligne de démarcation se trouve-t-elle entre LREM et le PS ou entre le PS et la CGT ? En réalité, LR, LREM et PS ne sont aujourd’hui que des nuances d’une seule et même grande famille politique et intellectuelle : le libéralisme économique UE-compatible. Les uns et les autres s’accusent d’être « trop à gauche » ou « trop à droite » et de « ne pas aller assez loin » ou « d’aller trop loin » dans le démantèlement progressif des droits sociaux conquis auquel ils contribuent tous lorsqu’ils gouvernent.

Tous inscrivent leur politique dans le cadre de la « règle d’or » budgétaire européenne et entendent suivre bon an mal an les Grandes Orientations de Politique Economique de la Commission européenne, demandant çà et là des reports ou des infléchissements à la marge lorsqu’ils sont en exercice. La loi El Khomri était d’ailleurs une loi d’inspiration européenne. Rappelons aussi que c’est la majorité socialiste de l’Assemblée Nationale qui a permis, en octobre 2012, la ratification du « traité Merkozy » qui n’avait pas été renégocié par François Hollande, contrairement à sa promesse de campagne. Quant à Emmanuel Macron qui se faisait introniser au Louvre sur l’air de l’Hymne à la joie, il entend bien devancer les attentes des dirigeants européens euphoriques depuis son élection.

 

Se faire élire à gauche, gouverner à droite

 

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François Hollande © Matthieu Riegler

Le PS veut incarner aujourd’hui la gauche du capital face aux « Républicains » et à la « Grosse coalition » à l’allemande de Macron qu’il juge trop à droite. C’est ce qu’ils appellent la « gauche responsable » ou « la gauche de gouvernement ». Les socialistes surjouent cette posture de gauche maintenant qu’ils sont repassés dans l’opposition. Difficile de démêler la part de calcul, d’opportunisme et de conviction au regard de leur passé gouvernemental récent …

François Hollande s’est rappelé à notre mauvais souvenir cet été en exhortant son successeur à ne pas « demander des sacrifices aux français qui ne sont pas utiles » car il estime qu’il « ne faudrait pas flexibiliser le marché du travail au-delà de ce que nous avons déjà fait au risque de créer des ruptures. » Différence de degré encore une fois. François Hollande et le PS estiment qu’ils en ont déjà fait assez, les macronistes estiment qu’il en faut encore plus et Les Républicains estiment qu’il en faut toujours plus. Tous sont donc d’accord pour « flexibiliser », c’est-à-dire précariser, le travail et se disputent quant à la dose à administrer aux travailleurs. Le Medef et la Commission européenne, eux, jouent les arbitres et distribuent les bons et les mauvais points.

Du reste, François Hollande a beau jeu de jouer la modération aujourd’hui, ne se rappelle-t-il pas des premières versions de la Loi Travail ? Quant à sa version finale, elle prévoit qu’en matière de temps de travail, un accord d’entreprise puisse remplacer un accord de branche même s’il est plus défavorable aux salariés ; elle généralise la possibilité de signer des accords d’entreprise ramenant la majoration des heures supplémentaires à 10%, elle introduit les « accords offensifs », c’est-à-dire la possibilité de modifier les salaires à la baisse et le temps de travail à hausse dans un but de « développement de l’emploi », elle élargit les cas de recours au licenciement économique entre autres joyeusetés. Et les premiers dégâts se font déjà sentir … Modéré, vous avez dit ?

Le PS crie sur tous les toits qu’il faut « réinventer la gauche ». En réalité, ici, il n’est question ni de gauche, ni de réinvention. Il s’agit de se faire élire à gauche pour gouverner à droite comme François Hollande qui désignait en 2012 la finance comme son ennemi pour s’empresser de gouverner avec elle et pour elle. Le « retour » d’un François Hollande à la réputation « de gauche » bien trop ternie, pourrait compromettre cette opération de ravalement  de façade que tout le monde appelle de ses vœux à Solférino.

Crédits photo :

© Chris93 (https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Fourcade_El_Khomri_2.JPG)

© Clément Bucco-Lechat (https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Luc_Carvounas_-_1.jpg)

© Matthieu Riegler (https://commons.wikimedia.org/wiki/File:François_Hollande_-_Janvier_2012.jpg)

“Macron représente le bloc bourgeois” – Entretien avec Romaric Godin

Crédits : SciencesPo
Macron à Sciences Po pour un débat sur l’Europe. Crédits non nécessaires

Romaric Godin est journaliste économique. Ancien rédacteur en chef adjoint à La Tribune, où il avait notamment suivi la crise grecque et l’actualité européenne en général, il travaille depuis peu à Mediapart. Nous avons voulu l’interroger sur sa pratique du journalisme, sur la vulgarisation de l’économie, et sur l’analyse qu’il fait du moment politique actuel.


1) Depuis deux ans, vos articles ont rencontré beaucoup de succès. Alors on se demande comment est-ce que vous travaillez, quelles sont les sources avec lesquelles vous travaillez le plus ? Combien de temps cela vous prend pour préparer un papier ?

Tout dépend du sujet et de l’actualité. Les sources dépendent évidemment de cela, il n’y a pas de règles sur ce point-là. Néanmoins, j’essaie de ne pas rester uniquement sur de l’actualité brute mais de creuser les sujets. Quand il y a un peu moins d’actualité, je prends le temps de travailler des thèmes qui sont dans l’air en lisant des études et des livres que je réutilise ensuite. Je me réfère souvent aux travaux des économistes en fonction des sujets sur lesquelles ils travaillent, y compris des économistes de banques. Ils apportent des connaissances techniques importantes, même si c’est un métier qui a évidemment des faiblesses.  Par exemple, je pense qu’ils comprennent bien les réactions des marchés, ce qui ne veut pas dire qu’on doit valider les réactions des marchés, mais il faut savoir les anticiper et les comprendre. Tous les économistes ne sont pas des affreux et parfois ils ont des points de vue critiques même s’ils sont intégrés dans le système financier. Ceci dit, aujourd’hui, j’écris désormais moins d’articles que lorsque je travaillais à La Tribune, j’ai donc plus de temps pour préparer mes articles qui portent à présent essentiellement sur l’économie française.

2) Vos articles ont rendu accessibles un certain nombre de problématiques contemporaines de l’économie, notamment au niveau européen. La vulgarisation de l’économie est-elle un enjeu important pour vous ?

Je pense que c’est fondamental et j’y crois beaucoup. Les enjeux économiques sont premiers dans les décisions politiques. Le cœur des décisions est là. Si on ne comprend pas comment fonctionne le système économique – ou si l’on n’essaie pas de le comprendre – on risque de n’avoir que des discussions de comptoir, par exemple sur la fiscalité ou les dépenses publiques. C’est valable pour les électeurs, et c’est valable pour les politiques. Quand on entend les politiques discuter de ces sujets-là on est souvent assez inquiet parce qu’on voit qu’on va toujours à la facilité qui est offerte par la pensée économique dominante, sous prétexte que celle-ci a l’apparence du bon sens. J’entends par là la pensée néolibérale (le terme a été validé par le FMI lui-même) qui repose sur l’idée que tout se limite au comportement d’un agent économique de base. Conséquence : l’État doit se comporter comme une entreprise, qui doit se comporter comme un ménage, qui doit se comporter comme un individu. A la fin, c’est l’État qui doit se comporter comme un individu. Cela conduit à des discours comme ceux de Bruno Le Maire qui explique, lorsqu’il entre en fonction, qu’il souhaite que l’État ne dépense pas plus que ce qu’il ne gagne comme tout bon ménage qui se respecte. C’est une absurdité sur le plan économique, cela n’a aucun sens, mais cela a l’apparence du bon sens.

Il est donc extrêmement important qu’on ait des citoyens avec une bonne culture économique afin de bien choisir nos dirigeants et que ceux-ci aient des programmes économiques qui répondent aux vrais enjeux. Cela veut dire qu’il faut qu’on ait des citoyens qui comprennent les processus et les mécanismes économiques pour décrypter les grands enjeux du débat. Sans cela, on ne peut construire de point de vue éclairé. Ce travail de vulgarisation n’est pas assez fait.

Personnellement, je pense qu’il faut utiliser l’actualité pour décrypter les enjeux. Il ne s’agit pas de faire de la pédagogie, terme tellement chéri par les libéraux, qui infantilise les citoyens en voulant les amener à une destination qui est déjà définie. Il est frappant de voir que ce langage de la pédagogie est aussi présent dans la bouche de nos dirigeants, alors qu’ils ne parlent jamais d’éducation. La pédagogie est fondamentalement antidémocratique, je rappelle qu’en grec cela veut dire « conduire l’enfant ». J’oppose à cette pédagogie le fait de faire de l’éducation qui est la base de la démocratie. C’est ce qui permet de redonner du sens à la démocratie. Par exemple, à la question « Comment se fait la création monétaire ? », 90% des gens pensent que la banque centrale imprime réellement des billets qu’elle distribue ensuite. En réalité, la création monétaire est effectuée par les banques commerciales via le crédit, ce qui est fondamental. Pensez à Jean-Michel Aphatie qui tweete en 2014 qu’il n’y a « plus de sous ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Absolument rien. En réalité, on ne peut pas dire qu’il n’y a plus de sous quand on trouve des « sous » dans une nuit pour renflouer les banques, comme en 2008. En revanche, on peut faire le choix politique de ne pas financer le système de santé et le système d’éducation pour financer autre chose. C’est un choix politique, mais on ne peut pas se cacher derrière la pseudo-évidence du « il n’y a pas de sous ».

3) Est-ce encore possible de faire entendre une voix dissonante dans un contexte où de plus en plus de journalistes sont écartés pour leurs positions critiques ?

A partir du moment où on choisit de ne pas dire ce que dit tout le monde, c’est-à-dire de ne pas penser comme la majorité de ses confrères journalistes et de se poser des questions qu’ils ne jugent pas légitime de se poser, on s’expose à être dans une forme de minorité. Il faut assumer ces choix, même si c’est plus difficile. Nécessairement, il y a moins de médias ouverts à ces formes de pensées différentes parce qu’elles sont minoritaires. Cela ne veut pas dire que le paysage médiatique est un désert absolu, loin de là et il y a des endroits où on peut avoir la parole.

Je pense que le problème des voix discordantes c’est précisément qu’elles sont minoritaires, y compris dans le public. Je ne suis pas sûr qu’une demande forte de voix discordantes existe. Mais ceci ne saurait justifier ni la violence qui s’exerce contre certaines voix dissonantes, ni l’absence de débat et d’ouverture dans certains grands médias, notamment audiovisuels.

Romaric Godin, journaliste à Mediapart

Personnellement, je n’ai pas la volonté d’être en minorité par principe, mais je ne crois pas aux vertus de l’austérité et au néolibéralisme. Je défends mon point de vue et j’assume, c’est tout. Je n’en tire pas de gloire particulière. Je n’ai d’ailleurs pas de problème avec le fait que des journalistes défendent l’austérité. Le problème, c’est l’absence d’organisation du débat par la presse. Aujourd’hui, cela n’est pas fait de façon suffisante. Cela se fait dans les pages “opinion” et “tribune” et non dans le traitement de l’information qui est prétendument neutre. On se cache derrière une pseudo-objectivité pour défendre des positions idéologiques. Le vrai problème est donc cette apparence d’objectivité qui tue le débat et exclut ceux qui sont en dehors. Cela donne Macron à Versailles qui revendique le monopole du réel et fait ainsi passer les autres pour des « clowns », des « ringards », des « rêveurs », etc.

Néanmoins, le problème réside aussi dans ce que demande le consommateur de médias, et de qui est le consommateur de médias. Il faut être réaliste, il y a plein de gens que cela n’intéresse pas d’aller voir un débat argumenté, et souvent, ces gens là – qui croient parfois à des choses délirantes comme les reptiliens et les illuminati – se contentent d’une opposition facile et superficielle, ce qui renforce l’impression de « sérieux » de la pensée dominante. Cela veut dire qu’il y a un vrai problème d’éducation au débat et à la démocratie. On ne sait plus comment faire un débat, ni à quoi cela sert et donc on a Aphatie et Barbier qui font semblant de ne pas être d’accord et qu’on met en face l’un de l’autre.

Après, il y a un vrai problème dans le fonctionnement de la presse d’opposition. Si celle-ci veut fonctionner, elle doit s’appuyer sur ses lecteurs pour vivre, ce que fait par exemple Mediapart. Il faut comprendre qu’il n’y a pas de presse de qualité, qu’elle soit favorable à la pensée dominante ou qu’elle s’oppose à elle, sans que le lecteur ne paie. On participe à la construction de cette presse de qualité en payant. Si on compte sur la publicité, on a forcément une presse soumise à l’exigence de rémunération de la publicité, et donc par les grandes entreprises qui sont les donneurs d’ordres de la publicité. Il faut donc repenser le mode de financement des médias. Le problème est que les gens qui sont en demande d’une pensée différente ne sont pas toujours prêts à payer pour avoir une presse de qualité.

4) Qu’est-ce que vous pensez de l’unanimisme médiatique autour de Macron ? Celui-ci est-il réel ?

Je pense qu’il y a un effet d’optique qui vient du fait qu’en effet Macron représente le bloc bourgeois comme l’expliquent Bruno Amable et Stefano Palombarini (L’illusion du bloc bourgeois, raisons d’agir, 2017). C’est-à-dire une catégorie sociale qui est celle des lecteurs de la presse, et de celles et ceux qui font la presse. Il y a donc naturellement un effet de sympathie. Je ne parlerais pas d’unanimisme, même s’il y a eu entre les deux tours, dû à l’opposition à Marine Le Pen au second tour, un élément de ce type. En réalité, il y a toujours des éléments d’opposition dans la presse. Avec le temps, les positions vont se clarifier car sa politique va nécessairement être de plus en plus de droite : baisse de la dépense publique, baisse des impôts, baisse des déficits, compromis avec l’Allemagne, etc. Cela risque de briser ce relatif consensus médiatique favorable. Là, je crois que les choses vont plutôt dans le bon sens, des éléments critiques apparaissent petit à petit depuis la fin du second tour des législatives. De toute façon, il y aura une réduction du marché médiatique s’ils disent tous la même chose, alors il va bien falloir que les acteurs médiatiques adoptent des lignes différentes.

Crédits
Macron, Merkel et Paolo Gentiloni au sommet du G7 de Taormina ©PalazzoChigi

5) Est-ce qu’on peut considérer que Macron s’est couché devant l’Allemagne ?

Il ne faut pas prendre la question comme cela. L’Allemagne n’est demandeuse de rien puisque le système actuel de la zone euro lui convient largement. Il n’y a pas de demande de changement institutionnel de la zone euro a priori en Allemagne. Des changements ont été demandés et obtenus par l’Allemagne pendant la crise des dettes européennes, mais depuis elle ne demande rien. Le problème, c’est que la construction actuelle ne peut pas tenir. Chacun en a convenu pendant la campagne française. En réalité, de Mélenchon à Macron, tout le monde était d’accord pour changer le cadre actuel de la zone euro, mais la méthode différait : la construction d’un rapport de force pour Mélenchon ; l’arrivée au pouvoir de Schulz pour Hamon ; le fait de convaincre l’Allemagne par les réformes pour Macron. L’objectif reste une zone euro plus équilibrée. Le pari de Macron est de dire : je ne peux pas aller au conflit avec l’Allemagne et donc je vais faire des réformes pour améliorer la compétitivité de la France et donner des gages à l’Allemagne. C’est-à-dire, faire ses fameux « devoirs à la maison » (Hausaufgaben) comme on dit dans la presse allemande. Une fois que ce sera fait, il compte obtenir une plus forte intégration de la zone euro. C’est un pari très risqué même si Merkel n’a pas intérêt à fragiliser Macron. Les Allemands disent pour l’instant qu’ils sont assez d’accord, mais posent des conditions. Ils acceptent en principe la proposition de Macron de mutualisation des moyens dans la zone euro. Mais en gros, il s’agit de mutualiser les dettes quand il n’y en a plus besoin, puisque cette réforme est conditionnée au fait que les États jugulent leur déficit dans la durée. Il faut comprendre que l’Allemagne ne demande rien, elle attend juste que la France fasse ce qu’elle s’est elle-même engagée à faire : de l’austérité et de la dérégulation du marché du travail. Alors même que cette potion est aujourd’hui critiquée par le FMI ! On a donc des gens qui se prétendent modernes et supérieurement intelligents, et qui suivent une voie discréditée depuis 2010 !

Je dis donc que Macron ne s’est pas couché devant l’Allemagne. Il a simplement suivi sa logique néolibérale. Avec cette politique, on s’expose à une spirale récessive extrêmement dangereuse sur le plan macroéconomique. Et de plus, on perd tout l’aspect relance du programme initial parce qu’on ne peut pas faire autrement et que ce n’est pas la priorité. La priorité du gouvernement est austéritaire. C’est une servitude volontaire avec un but : l’espoir qu’en se faisant mal on va réussir, qui est intrinsèque à la pensée libérale. C’est un peu du bon sens paysan : « pour faire pousser mon champ, il faut que je sue derrière ma charrue ». On en revient toujours à l’apparence du bon sens qui est systématique dans cette pensée et qui la rend extrêmement forte. Il est plus valorisant de se dire qu’on a réussi en ayant souffert, que de se dire : « moi j’ai réussi sans faire trop d’efforts, et puis ça marche bien quand même ». On est face à un libéralo-masochisme. C’est ce qu’on a expliqué à la Grèce : « Vous avez bien profité, vous vous êtes goinfrés, maintenant il faut s’infliger la souffrance nécessaire comme les autres ». C’est exactement comme pendant la crise financière de 2007-2008. Aujourd’hui encore, les libéraux expliquent que le problème ce ne sont pas les dérives systémiques de la finance, mais que des gens aient accepté de s’endetter pour se loger. Pour eux, la crise de 2007-2008 n’est pas une crise du libéralisme. C’est parce que les gens ne se sont pas assez fait mal qu’il y a eu une crise, et c’est ce qu’on est en train de dire aux Français sur les réformes et les dépenses publiques. On leur dit : « vous vous êtes bien gavés les gars, vous n’avez pas fait les réformes et vous avez vécu au-dessus de vos moyens contrairement à vos voisins européens. C’est injuste, maintenant vous allez souffrir, vous allez payer ».

6) Angela Merkel va vraisemblablement remporter les élections allemandes de septembre, mais les élections italiennes approchent et sont à risque pour l’ordre européen. La France a-t-elle intérêt à travailler avec l’Italie ?

Angela Merkel a gagné mais la question est de savoir avec qui elle va gouverner. Il y a un vrai danger si Merkel s’allie avec les libéraux du FDP en pleine poussée, et qui sont sur une position dure sur le budget et l’Union Européenne. En 2009, le FDP avait établi un contrat de coalition avec Angela Merkel, détricoté ensuite par la même Merkel suite aux programmes « d’aides à la Grèce » – en fait des subventions au système financier international. Les libéraux vont donc faire très attention au contrat de coalition qu’ils vont signer avec la CDU et exiger des gages. D’autant plus qu’en 2013 ils avaient été exclus du Bundestag parce que l’électorat libéral estimait que le FDP s’était compromis dans la politique européenne de Merkel. Il est d’ailleurs important de noter qu’une bonne partie de cet électorat libéral s’est alors réfugié vers l’AfD qui revendiquait un retour à une forme de purisme ordolibéral. Et aujourd’hui, à l’inverse, le FDP reprend des voix au parti d’extrême-droite. Bref, les libéraux vont mettre des exigences très élevées dans ce contrat de coalition, ce qui est très inquiétant pour Macron. Il ne suffira plus de faire 3% de déficit quand on a promis 2,8%, il faudra respecter drastiquement le pacte budgétaire et réduire son déficit structurel, et donc faire encore plus d’efforts – notamment en matière de dérégulation. C’est la logique de la flèche de Zénon : on croit avoir atteint le but et en fait non, on doit continuer de courir après. Macron risque en réalité de ne rien obtenir de l’Allemagne parce que l’Allemagne considérera toujours que ce n’est pas assez.

Concernant l’Italie, il est très difficile de savoir quel gouvernement sortira des élections. Comme la loi électorale est revenue à une version avec une proportionnelle quasi-intégrale et un seuil à 4%, il va falloir qu’il y ait une coalition. Et on voit difficilement quel type de coalition pourrait se mettre en place. Le Mouvement Cinq Etoiles ne semble pas prêt à s’allier avec d’autres mouvements eurosceptiques de centre-droit comme Forza Italia et la Ligue du Nord. Et puis, est-ce que le Mouvement Cinq Etoiles a vraiment envie de prendre le pouvoir et d’organiser un référendum sur l’euro ? Il est difficile de répondre à cette question, on ne sait pas. Ce qui est néanmoins certain c’est qu’il y a un vrai problème économique en Italie dont la croissance est inférieure à la quasi-totalité de la zone euro. Celle-ci est insuffisante pour assurer le financement du modèle social et des transferts budgétaires qui compensent les disparités entre le Nord et le Sud du pays. Il faut aussi rappeler que la dette pèse très lourd dans les finances publiques italiennes. Donc si la zone euro reste comme ça et que l’Allemagne ne bouge pas il va y avoir un vrai problème italien. Cela peut se déclencher par un biais politique comme par un biais bancaire. On ne sait pas quand, mais cela arrivera, cela ne peut pas continuer comme ça pendant dix ans. La situation bancaire italienne fait que le sauvetage des banques ne peut se faire que par l’État, sauf que l’État est déjà surendetté, et qu’il est obligé de dégager un excédent primaire de plus en plus fort – ce qui est une ponction importante sur la richesse nationale. Les marges de manœuvre de l’État italien dans le cadre des règles de la zone euro sont donc très faibles.

Les Italiens sont toujours en demande de réforme de la zone euro. Donc en effet, si on veut réformer la zone euro on doit s’entendre avec les Italiens, ou encore avec les Espagnols, les Portugais et les Grecs. Il est donc essentiel que la France et l’Italie imposent à l’Allemagne certaines réformes. Le problème est que la stratégie de Macron est le couple franco-allemand à l’ancienne. On a une obsession du franco-allemand qui n’est qu’une des données de la réforme de la zone euro et on ne regarde pas suffisamment autour. Soit dit en passant, l’Allemagne savait très bien regarder autour pendant la crise grecque quand elle envoyait les Slovaques, les Hollandais et les Finlandais contre les Grecs. Nous on ne sait pas faire la même chose, au nom du franco-allemand, précisément.

7) On assiste plus largement à un effondrement des partis sociaux-démocrates en Europe et du vieux monde politique. Est-ce que les mouvements populistes de toutes sortes sont en train d’arriver à maturité ? Que pensez-vous de ces derniers ?

Tout dépend de ce qu’on appelle les mouvements populistes. L’échec de l’Union Européenne pendant la crise de la dette a produit un phénomène de retour au national qui a pris plusieurs formes : des formes nationalistes d’extrême-droite qu’il faut combattre ; des formes de gauche radicale qui opposent ceux d’en haut à ceux d’en bas ; mais aussi Macron qui fait du populisme à sa façon en s’appuyant sur une catégorie sociale particulière qu’il flatte quitte à s’arranger avec la vérité. La démarche est la même, mais je crois qu’il y a tout de même une persistance du clivage gauche-droite même si celui-ci est brouillé. Au fond, quand on a à choisir entre une politique d’austérité et une politique d’investissements publics, on arbitre entre des intérêts, et là c’est concret. La victoire de Macron montre la persistance d’une logique de classe sociale. Macron, c’est la victoire d’une classe sociale sur une autre.

Ce qui est clair, c’est que le populisme d’extrême-droite n’est pas en capacité d’arriver au pouvoir dans le contexte européen pour le moment. Il y a une résistance des sociétés. Maintenant, pour le populisme de centre, Macron a montré que c’était possible d’arriver au pouvoir dans un contexte de disparition de la social-démocratie et d’affaiblissement de la droite traditionnelle. je ne sais pas si ça peut se faire ailleurs en Europe, cela me semble compliqué. Quant à la gauche, on peut voir des phénomènes intéressants comme Corbyn qui s’appuie lui sur un parti traditionnel, qui a gauchi le discours du Labour tout en faisant des concessions à l’électorat de centre-gauche. Le populisme ne se suffit pas à lui-même. C’est une question qui se pose à La France Insoumise : est-ce que LFI peut prendre le pouvoir seule, ou est-ce qu’elle compte s’appuyer sur d’autres éléments, ce qui implique aussi d’accepter qu’elle est de gauche ? C’est ce que Corbyn a fait intelligemment quand il a effectué une synthèse entre le populisme et la gauche traditionnelle, alors que le SPD en a été incapable. C’est cet équilibre qui se pose aujourd’hui pour les gauches européennes.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

 

Nous assistons à l’émergence d’un populisme néolibéral – Entretien avec Jorge Moruno

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:2014.11.17_Emmanuel_Macron_Ministre_de_l_economie_de_lindustrie_et_du_numerique_at_Bercy_for_Global_Entrepreneurship_Week_(7eme_CAE_conference_annuelle_des_entrepreneurs).JPG
Macron © Copyleft

Jorge Moruno, 34 ans, est sociologue du travail. Il est aussi l’ancien responsable à l’argumentation de Podemos et figure parmi les initiateurs du mouvement. Dans son dernier ouvrage, La Fábrica del emprendedor [La Fabrique de l’entrepreneur], Jorge Moruno analyse avec précision la centralité acquise par la figure de l’entrepreneur dans nos sociétés et s’érige contre le “totalitarisme de l’entreprise-monde”. Dans la première partie de cet entretien réalisé à Madrid, nous l’avons interrogé sur cette figure de l’entrepreneur, sur notre rapport au travail, le revenu universel, les ressorts de l’hégémonie du néolibéralisme et l’émergence d’un “populisme néolibéral” dont Emmanuel Macron est l’un des principaux avatars.  

LVSL : Vous êtes l’auteur de La Fábrica del emprendedor [La fabrique de l’entrepreneur]. En quoi la figure de l’entrepreneur est-elle à vos yeux devenue centrale dans nos sociétés ?

La figure de l’entrepreneur acquiert un rôle majeur dans la sphère publique depuis que la crise économique de 2008 a mis en évidence la difficulté d’intégrer socialement la population par le mécanisme du travail salarié. Comme il est désormais plus difficile de garantir un volume de travail suffisant et ininterrompu pour la majorité de la population, on voit apparaître cette injonction à entreprendre, couplée à une rhétorique de type « poursuis tes rêves, pars à la conquête du succès. Car quand on veut, on peut ».

C’est une manière de contourner les problèmes économiques structurels de nos sociétés occidentales, marquées par la crise des compromis sociaux de l’après-guerre. Pour moi, c’est une véritable crise de régime qui frappe une société dont la colonne vertébrale est l’emploi, en tant que voie d’accès à la citoyenneté, aux droits sociaux, à la consommation. Tout cela est en passe de s’effondrer.

“Le succès du modèle culturel néolibéral : articuler sous sa propre grille de lecture des aspirations qui n’ont rien de mauvais en soi, comme l’autonomie, l’initiative et la coopération.”

Ces équilibres du vivre-ensemble sont entrés en crise à partir des années 1970. Depuis cette période jusqu’à nos jours, la contre-révolution néolibérale a provoqué la fuite en avant d’un capitalisme qui vit à crédit. Dans les années 1970 débute la financiarisation des économies, à laquelle répond la figure de l’entrepreneur comme trait culturel caractéristique de l’ère de la finance triomphante. Avoir des rêves et vouloir innover ne sont pas en soi de mauvaises choses. Mais l’un des plus grands succès de ce modèle culturel néolibéral tient précisément à sa capacité à modeler, à articuler sous sa propre grille de lecture des aspirations qui n’ont rien de mauvais en soi : l’autonomie, l’initiative, la coopération, l’économie collaborative.

La meilleure manière d’affronter ce discours entrepreneurial n’est donc pas tant de rejeter les aspirations auxquelles il s’adresse, mais de comprendre ces aspirations et de les articuler différemment, selon une autre vision du monde. Il ne s’agit pas d’essayer de rééditer un imaginaire du passé, mais de l’adapter au XXIe siècle, dans un contexte où la stabilité de l’emploi ne constituera plus une garantie de citoyenneté. Cela n’arrivera plus jamais. Et ce n’est pas moi qui le dis, mais l’Organisation internationale du travail, qui reconnaît que les emplois stables et durables vont être de moins en moins prédominants dans les sociétés occidentales. De même que la Confédération européenne des syndicats, selon laquelle le travail salarié ne garantit pas la possibilité de mener une vie digne. La question que nous devons nous poser est la suivante : comment pouvons-nous imaginer une fabrique de la citoyenneté qui ne dépende pas de la stabilité du travail ?

LVSL : Votre analyse se rapproche d’une certaine manière de celle développée par Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme, lorsque vous insistez sur la capacité du capitalisme dans sa version néolibérale à absorber la critique, à incorporer les aspirations d’autonomie et d’épanouissement des individus.  L’hégémonie néolibérale s’explique-t-elle pour vous par cette capacité à se rendre désirable ?

Oui, dans la lignée d’André Gorz et de la critique du nouveau capitalisme, je considère que la question culturelle est centrale. On peut considérer que la culture a fusionné avec la logique de la production, elle s’est mercantilisée : plus aucune sphère de vie n’échappe aujourd’hui à la relation sociale capitaliste. Il est intéressant de remarquer que le capitalisme dans sa phase néolibérale se construit en ce sens une utopie, une pensée vivante, comme le disait Hayek. Et cette utopie est basée sur une sorte d’esprit communiste. Je ne me réfère pas ici aux pays qui ont expérimenté le “socialisme réel” mais à l’idée de s’émanciper de ses conditions matérielles d’existence.

Tout le discours sur la motivation, que l’on retrouve tant chez Macron que dans les annonces publicitaires, tient en cette formule : “émancipe-toi de la place que l’on t’a assignée, émancipe-toi de ta condition de travailleur”. D’une certaine manière, c’est ce à quoi encourage la théorie marxiste ! Je crois que le moteur de ce qui rend acceptable la situation, y compris dans le moment de crise structurelle que nous traversons aujourd’hui, c’est l’idée de “mieux vivre et moins souffrir”. Cette idée, Margaret Thatcher l’a articulée à sa manière en parlant du capitalisme de propriétaires. Il ne s’agissait pas d’un discours destiné aux élites, mais d’un discours adressé au peuple : l’accès à la propriété était mis en avant comme une manière de rendre le pouvoir au peuple.

Je crois que dans l’étape actuelle du capitalisme, l’utopie néolibérale s’articule autour de l’idée que “la solution est en toi”. Et nous sommes là face à un paradoxe : alors que le néolibéralisme en appelle à l’émancipation du travailleur de sa condition de salarié, ceux qui affrontent le capitalisme revendiquent le droit pour les salariés d’occuper la place qui leur revient dans le capitalisme. C’est mai 68 à l’envers, en quelque sorte.

LVSL : Si le capitalisme néolibéral arrive autant à intégrer et à digérer la contradiction, quel modèle faut-il proposer aujourd’hui ?

Nous devons nous poser la question suivante : Comment serons-nous capables de construire une utopie qui ne se présente pas sur un mode défensif, mais qui prenne à bras le corps les conditions structurelles du XXIe siècle, une utopie qui passe à l’offensive et accepte de relever de nouveaux défis ? Il nous faut notamment imaginer de nouveaux critères de la richesse et de la citoyenneté, qui ne soient pas mesurés à l’aune du temps de travail investi. Car il y a aujourd’hui plus de richesse que de travail rémunéré. Nous pouvons construire une autre manière de concevoir la richesse, qui inclue par exemple les tâches ménagères, le temps passé à prendre soin de nos enfants, de nos anciens, autant d’activités qui ne sont pas considérées aujourd’hui comme de la richesse.

“Face au moi-néolibéral, au moi-entreprise, nous devons imaginer l’émancipation de manière collective à travers un “nous pouvons” plutôt qu’un “je peux”.”

Tout imaginaire centré sur la revendication du plein emploi est voué à l’échec et ne peut que renforcer le discours de Macron qui consiste à dire que la solution se trouve dans les individus. C’est un discours qui s’adresse aux exclus du marché du travail stable, à qui l’on explique qu’ils ne trouveront pas d’emploi durable dans leur vie, un discours qui esquisse un futur dans lequel ils pourront s’en sortir en bâtissant eux-mêmes leur propre avenir, en devenant entrepreneur. Face au “moi néolibéral”, au “moi entreprise”, nous devons imaginer l’émancipation de manière collective, à travers un “nous pouvons” plutôt qu’un “je peux”.

André Gorz l’explique très bien. Nous avons trop naturalisé le concept moderne de travail, que nous considérons comme le seul historiquement valable pour appréhender l’activité humaine. L’idéologie du travail est très forte, elle est solidement ancrée dans les mentalités depuis le XVIIIe siècle. Il est très difficile – et c’est là la bataille que nous devons mener pour concevoir un imaginaire adapté au XXIe siècle – de concevoir une autre manière d’envisager le travail, au delà de la forme qu’il prend aujourd’hui lorsqu’il est inséré dans les relations sociales capitalistes. Il ne s’agit pas de revendiquer l’oisiveté, mais une autre manière d’appréhender le vivre-ensemble.

Nous devons réfléchir à la manière de construire une conception de la richesse qui ne passe pas par la valeur marchande. Le marxisme traditionnel a toujours estimé que la valeur était une bonne chose, qu’il fallait revendiquer des droits pour les salariés car ils sont ceux qui produisent la valeur, qui sont productifs. Évidemment, mais productifs dans la logique du capital. Ce qu’il faut construire, c’est une autre logique avec des critères qui ne passent pas par le filtre du capitalisme.

Quel est le problème aujourd’hui? Il semblerait que c’est le capitalisme lui-même qui commence à abolir le travail, et par conséquent à s’abolir lui-même, dans la mesure où il n’existe pas en dernier ressort de capitalisme sans travail humain. C’est la grande contradiction que souligne Marx : le capitalisme, pour continuer de croitre, doit en finir avec les fondements de sa propre croissance, c’est à dire avec une richesse matérielle et sociale qu’il lui est toujours plus difficile de canaliser à travers la valeur. Cela peut le faire exploser.

L’activité humaine ne doit pas être mesurée à l’aune des critères du capital. Une partie du mouvement ouvrier traditionnel a été en ce sens fonctionnelle au développement du capitalisme. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose, puisqu’ils ont conquis des droits sociaux à l’intérieur même de cette relation avec le capital. Mais la lutte des classes devient une lutte de droit commercial : si la force de travail est une marchandise, pourquoi ne pas chercher à la vendre le plus cher possible sur le marché ? Dans cette optique, on reste dans une relation entre des catégories qui sont celles du capital. Nous devons donc nous demander comment nous pouvons nous émanciper de cette emprise de la valeur marchande, dans un contexte où la “marchandise humaine” est de plus en plus difficile à  vendre sur le marché du travail…

LVSL : La valeur travail est une composante centrale de nos sociétés. On stigmatise constamment ceux qui n’ont pas accès à l’emploi, les bénéficiaires de prestations sociales, régulièrement repeints en « assistés » et en « fainéants ». Dès lors, comment peut-on élaborer une stratégie politique autour de l’émancipation de la valeur travail ? Lors de l’élection présidentielle française, le revenu universel de Benoît Hamon n’a pas soulevé les foules. Le candidat de gauche qui a recueilli le plus de suffrages, Jean-Luc Mélenchon, défendait davantage une relance de l’activité et la création d’emplois, des conditions de  travail dignes pour les salariés ainsi qu’une Sécurité sociale intégrale.

On aurait tort de fétichiser une mesure comme le revenu universel, qui est elle-même sujette à discussion. On en parle jusqu’au FMI, à l’OCDE, ou dans la Silicon Valley. Il existe des lectures ultralibérales du revenu de base. C’est la raison pour laquelle il faut d’abord définir le contexte, l’orientation politique générale dans laquelle s’inscrit la mesure. Si le revenu universel est uniquement envisagé comme une manière d’en finir avec la pauvreté, il me semble qu’il s’agit là d’une idée dangereuse. Car sans vision d’ensemble, le revenu de base risque bien, sous la pression néolibérale, d’être mis en place en tant que substitution à d’autres droits comme l’éducation et la santé publiques. C’est un peu l’idée du « chèque éducation » de Milton Friedman.

“Nous avons confiance dans les profits privés, mais nous nous méfions du fait que tout le monde puisse bénéficier d’un minimum vital garanti, car cela reviendrait à promouvoir l’oisiveté.”

Ce qu’il faut disputer, c’est donc le sens que l’on donne au revenu universel. Fondamentalement, nous ne parlons pas tant de mesures politiques que de la manière dont nous décidons de gérer notre temps, pour faire en sorte que tout le monde ait accès à d’autres activités que l’emploi – telles que la politique. C’est une lutte profondément idéologique. Dans les enquêtes, lorsque l’on demande aux gens s’ils arrêteraient de travailler en cas de perception d’un revenu de base, la plupart répond « non ». Mais si on leur demande s’ils pensent que les autres arrêteraient de travailler, ils répondent « oui ». Ce n’est pas naturel, c’est profondément idéologique : cette méfiance envers les pauvres est le fruit d’un modèle économique, social et culturel basé sur l’économie de l’offre et la théorie du ruissellement. Cette idéologie selon laquelle si les riches vont bien, s’ils maximisent leurs profits, cela finira par ruisseler sur l’ensemble de la société, pour le plus grand bénéfice de tous. Ainsi, nous avons confiance dans les profits privés, mais nous nous méfions du fait que tout le monde puisse bénéficier d’un minimum vital garanti, car cela reviendrait à promouvoir l’oisiveté, la désaffection des gens vis-à-vis du travail.

La caractéristique du salariat, comme l’explique bien Frédéric Lordon, est la dépendance : le fait que la reproduction matérielle du salarié dépende d’une tierce personne. Mais si la relation salariale était moins subordonnée à cette logique de dépendance, chacun aurait la capacité de décider de son propre temps, et pourrait par conséquent rejeter les contrats précaires.

Au lieu de parler de revenu universel, nous devrions parler de ce que nous faisons du temps. On dit souvent que si la sécurité se définissait en autonomie vis à vis du travail, cela désinciterait la recherche d’emploi. Mais à l’inverse, moi je souhaite vivre dans une société au sein de laquelle personne ne se voit contraint d’accepter un travail précaire, je veux une société dans laquelle on puisse rejeter le travail. Car lorsqu’une société a la possibilité de rejeter le travail, elle améliore ses conditions de vie, c’est ce que l’on retrouve derrière toute avancée historique.

Je ne connais pas en détails la perspective de Jean-Luc Mélenchon. Mais je crois que l’on reste souvent dans l’idée d’une société qui continue à fonctionner sur la base du plein-emploi, d’un volume de travail qui garantisse que la majorité de la population se structure par son incorporation sociale à travers le travail rémunéré. Rien n’empêche de réorienter l’investissement vers l’économie verte et la création d’emploi. Ce que je mets en doute, c’est l’horizon du plein emploi qui correspond à un format de société qui, je crois, ne reviendra pas.

 Je crois que nous avons l’opportunité, au XXIe siècle, de remédier à cette précarité qui apparaît aujourd’hui comme une servitude, en construisant l’identité et la reconnaissance sociale au-delà du travail rémunéré. C’est ce que préconisait André Gorz : passer d’une société du pluri-emploi, dans laquelle nous sommes contraints de cumuler les emplois mal payés, à une société de la multiactivité, dans laquelle le travail rémunéré n’est pas au centre de nos biographies tandis que d’autres types d’activités peuvent être valorisés socialement. Une société dans laquelle nous ne tirerions pas nos revenus et notre sécurité exclusivement du travail rémunéré. 

LVSL : Notre attachement à la valeur travail relève donc d’une certaine manière de la servitude volontaire ?

Oui, c’est là qu’entre en ligne de compte la figure du “doer”. Aujourd’hui, être actif en permanence et pouvoir dire « je n’ai pas le temps » est devenu une forme de distinction, une manière d’accéder à un statut social. C’est la logique du businessman : être busy, c’est-à-dire être toujours occupé. Nous sommes invités à devenir nos propres marques, à devenir nos propres entreprises. La classe laborieuse, qui auparavant rejetait l’usine et les rythmes de la chaîne de montage, est aujourd’hui appelée à se construire en devenant l’entreprise d’elle-même.

“Etre actif en permanence et pouvoir dire “je n’ai pas le temps” est devenu une forme de distinction. C’est la logique du businessman : être busy, c’est à dire toujours occupé.”

Face à cela, les imaginaires réchauffés des années 1950-1960 ne font pas le poids. La gauche en est venue à défendre ce qu’elle critiquait il y a quarante ans, à défendre ce que nous considérions auparavant comme une limite à l’émancipation humaine. Aujourd’hui, les objectifs se résument à obtenir des conditions de travail dignes et de meilleurs salaires. C’est très bien, évidemment, mais nous devons forger une nouvelle utopie dans laquelle il soit possible de croire que l’on peut vraiment changer la vie, et pas seulement actualiser le modèle existant en lui appliquant des rustines.

LVSL: Ne pensez-vous pas qu’une mesure comme le revenu universel peut rebuter les milieux populaires, qui tendanciellement valorisent davantage le travail et l’effort ? D’aucuns diraient qu’il s’agit d’une revendication adressée à la petite bourgeoisie urbaine…

C’est la raison pour laquelle il faut construire un imaginaire puissant, qui ne se crée pas du jour au lendemain, dans lequel une proposition comme le revenu de base ne soit pas interprétée comme « gagner de l’argent à ne rien faire ». Le problème avec cette vision des choses, c’est qu’elle sous-entend que « faire quelque chose » est synonyme de travail rémunéré, et rien d’autre.

Pour que les gens acceptent de franchir le pas vers ce type de politiques qui leur semblent aujourd’hui étranges, irréalistes, il faut fondamentalement commencer par générer un climat de confiance. J’en viens ici au cas de Podemos : nous cherchons à créer de la confiance là où nous gouvernons déjà, à travers les mairies du changement. Nous devons vaincre l’idée de peur, l’idée selon laquelle si nous gouvernons, tout va partir en vrille. En créant la confiance, on construit des ponts avec les gens les plus frappés par la crise qui jusqu’ici n’osent pas les traverser. Ce n’est pas une simple question de pédagogie, il ne s’agit pas de convaincre les gens un par un. Il s’agit de rendre ce que nous proposons plus désirable. Le capitalisme le fait très bien, dans toutes les sphères de vie. 

Par exemple, on critique beaucoup le gangsta rap pour ses obscénités, pour son rapport idolâtre à l’argent. Mais en réalité, il ne fait que mettre en évidence ce qui mobilise les passions du néolibéralisme : la femme comme marchandise, la possibilité de dépenser l’argent durement gagné au travail, etc. C’est quelque chose d’inconscient, de transversal.

Une structure idéologique que l’on retrouve tant chez Coca Cola que chez Daesh. Il suffit de comparer le dispositif de communication de Daesh et celui d’Al-Qaeda à l’époque de Ben Laden, pour constater de profondes mutations. D’un type reclus dans une cave et filmé en mauvaise qualité, on est passé à une structure communicationnelle révolutionnaire qui s’approprie les modèles d’Hollywood, les codes de jeux vidéos comme GTA. Ce n’est pas Call of Duty mais Call of Djihad. Il y a ici un élément fondamental : ils n’ont pas renoncé à la projection d’un horizon communautaire basé sur la joie. Daesh apporte la mort, mais leurs images ressemblent à des publicités de Benneton, pleines de couleurs et de sourires. Ils ne s’adressent pas tant à la jeunesse à travers la religion qu’à travers la promotion d’un mode de vie. C’est aussi ce que vend Coca-Cola, et n’importe quel type de publicité : une manière de voir le monde, de rendre désirable le mode de vie que tu défends.

Pour en revenir à notre sujet, le débat ne peut pas se réduire à “revenu universel : oui ou non”, il relève de la construction nécessaire d’un imaginaire plus désirable. Un imaginaire qui rende désirable une autre manière de vivre, tout particulièrement pour les plus démunis, qui sont précisément ceux qui pensent le plus que la politique ne sert à rien, que les choses ne peuvent pas changer. Ils ont besoin de plus de garanties, de plus de confiance.

LVSL : Il peut sembler bien difficile d’envisager ce nouvel imaginaire et de l’incarner politiquement, tant l’hégémonie néolibérale est solidement installée. En France, Emmanuel Macron représente parfaitement cette idée d’ “utopie” néolibérale, fondée sur l’idée d’une France qui avance…

Absolument. On a notre propre version en Espagne avec Ciudadanos et son leader Albert Rivera, qui tentent de jouer sur l’effet Macron, mais sans disposer de la même base sociale. L’électorat du PP est plus conservateur, souvent rural et très âgé, c’est la raison pour laquelle le discours de Ciudadanos ne porte pas autant.

Bien souvent, les débats sur le populisme nous conduisent à affirmer la chose suivante : “est populiste toute force politique qui critique l’état actuel des choses”. Dans les sommets européens, on parle du populisme comme du grand défi, soit dit en passant sans jamais s’interroger sur les raisons qui poussent les gens à se méfier de ces structures européennes profondément autoritaires qui leur tournent le dos.

“On observe le néolibéralisme adopter une forme politique propre, qu’on pourrait qualifier de populisme néolibéral ou de populisme technocratique (…) On l’observe dans les discours d’Emmanuel Macron sur l’entreprenariat.”

Toujours est-il qu’il semble y avoir une opposition entre le “modèle Podemos” et le “modèle Le Pen”, comme s’il ne pouvait y avoir que deux formes de populisme. Mais entre les deux, on observe le néolibéralisme adopter une forme politique propre, qu’on pourrait qualifier de populisme néolibéral ou de populisme technocratique. Ce populisme néolibéral déplace les catégories du domaine des ressources humaines et du développement personnel dans la sphère politique.

L’hégémonie de ce modèle culturel est déjà solidement installée grâce aux publicités, aux programmes de télévision. On l’observe dans les discours d’Emmanuel Macron sur l’entreprenariat, ou chez le président argentin Mauricio Macri. C’est un populisme qui ne renonce pas à l’aspiration à créer une communauté. Tout comme la vague de l’économie collaborative, à l’instar d’Airbnb, son discours part du commun, du désir de collaborer, de créer un nouveau “nous”.

Ce populisme a été mis de côté, alors même qu’il oblige d’autres acteurs à se positionner par rapport à lui. Marine Le Pen, par exemple, se macronise, du moins je le crois. J’ai remarqué cette publicité du Front national à destination des futurs adhérents, avec deux jeunes filles à bicyclette, on aurait dit une publicité pour Vodafone. On voit bien qu’il y a une structure idéologique qui va au-delà des partis, que partagent le discours publicitaire et les discours politiques. D’une certaine manière, on assiste à la fusion entre le marketing et la politique, les deux éléments devenant désormais indissociables.

Aujourd’hui, aucun projet politique, qu’il s’agisse de celui de Macron, de Le Pen ou de Mélenchon, ne peut espérer convaincre simplement par la pédagogie. L’être humain est rationnel, mais il est aussi passionnel. Il ne suffit pas d’attendre que l’adversaire se trompe, il faut proposer un avenir attractif, désirable.

LVSL : Dans les meetings de Podemos, les participants scandent “Oui, c’est possible”, comme s’ils se projetaient dans un horizon positif. En France en revanche, il est plus fréquent d’entonner “Résistance !” …

Pour le Français plus ou moins politisé, qui regarde les JT de temps en temps, il est nécessaire de générer des perceptions. Le discours ne se réduit pas à des mots. Dans notre société saturée de stimuli publicitaires qui cherchent à capter le “temps de cerveau humain disponible”, comme le disait l’ancien PDG de TF1 en France, nous sommes contraints de combattre un capitalisme qui a incorporé la communication comme une base fondamentale de son développement. Communication et communauté partagent d’ailleurs la même racine étymologique : la communication, c’est une manière de créer une communauté. Dès lors, on ne peut pas se contenter de dire “résistance, résistance”.

Je crois que dans la campagne présidentielle française, Jean-Luc Mélenchon est passé de “Résistance” à “Je suis le futur président de la République”. C’est ce qui fait la différence. En adoptant exclusivement une position de résistance, on tend à s’enfermer dans une situation de subordination, on renonce à créer une contre-hégémonie. Car on se limite à remplir un rôle subalterne dans une configuration de répartition du pouvoir déjà donnée, au lieu de disputer l’hégémonie de l’adversaire.

Par exemple, si Podemos en venait à débattre avec le PSOE pour savoir lequel des deux partis est le plus à gauche, nous ne pourrions que perdre. Car le PSOE expliquera qu’ils sont la maison commune de la gauche et que Podemos doit la rejoindre. C’est la raison pour laquelle actuellement, le PSOE tient tant à préciser qu’ils représentent la gauche. Et c’est ce pourquoi nous avons renversé l’échiquier politique en expliquant que le problème n’est pas de savoir si les gens ont voté pour le PSOE ou pour le PP, le problème provient du fait qu’il y a une élite qui travaille pour des intérêts privés au mépris de ce que les gens décident. Il y a une majorité, et une minorité. Il s’agit donc de déterminer où situer le curseur, de quelle manière on interpelle les citoyens à travers le discours. Il est possible de le faire à travers les mots, les images, les idées que l’on projette.

“L’enjeu consiste donc à construire la confiance dans l’idée qu’une autre France est possible. On ne peut construire cette confiance que si l’on est capable d’annoncer un futur proche, un futur-déjà-là.”

Le succès rencontré par Manuela Carmena [actuelle maire de Madrid, soutenue par Podemos] n’est pas tant le fruit des mots qu’elle prononce que de l’image qu’elle dégage, une image de confiance et d’authenticité. L’enjeu consiste donc à construire la confiance dans l’idée qu’une autre France est possible. On ne peut construire cette confiance que si l’on est capable d’annoncer un  futur proche, un futur-déjà-là. En d’autres termes, il est nécessaire de retourner l’idée classique de l’avant-garde, cette idée selon laquelle le parti détiendrait un savoir méconnu de la société et qu’il suffirait de diffuser le message à cette dernière pour la convaincre. Non : la société est en avance sur les partis. Il faut donc ouvrir la structure des opportunités pour que la société façonne un futur dans lequel personne ne sera laissé pour compte, une France à la hauteur de son peuple.

Pour moi, trois options distinctes se profilent dans nos sociétés : une société d’entrepreneurs condamnée à l’échec, fondée sur la compétition perpétuelle, des individus endettés et destinés à se vendre comme des marques de vêtement. Cette société de l’insécurité, sur le modèle des Hunger Games, c’est celle de Macron.

La seconde option, c’est le repli identitaire sur la base d’un passé mythifié, construit en opposition à un parasite qui dénaturerait la pureté et la bonté du corps social français : les immigrés, les arabes. Dans cette optique, la solution consisterait à se libérer du parasite pour retrouver la pureté du peuple français. Cette vision ne critique jamais l’économie politique, ne s’intéresse jamais aux causes structurelles de la crise. Ce modèle, c’est celui de Le Pen.

La troisième option, c’est la réinvention démocratique. Et nous rentrons là dans un débat plus vaste : que faire avec l’Europe ?

Entretien réalisé par Léo Rosell, Lenny Benbara et Vincent Dain.
Traduction réalisée par Vincent Dain.

Crédits :

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Macron veut remplacer le code du travail par le code du capital

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Macron © Copyleft

Les ordonnances Pénicaud s’inscrivent dans la continuité d’un vaste projet patronal de précarité de masse, sous couvert de lutte contre le chômage de masse. Le Code du Travail s’en trouve menacé. Le gouvernement tente de maquiller, derrière une communication axée autour de la modernité et de la liberté, une politique déjà datée qui ne servira en bout de course que les grands intérêts industriels et financiers. Et au détriment des conditions de travail et de la rémunération des travailleurs.

 

Des poncifs faussement modernes

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Pénicaud © Force Ouvrière

Muriel Pénicaud affiche sa volonté de « rénover le modèle social français » qui, selon elle, « ne répond pas bien aux grands enjeux de notre temps. » Il faut « prendre en compte l’évolution du monde du travail », nous dit-elle, car « l’économie française a évolué. »

« La mondialisation, la transformation numérique, les nouvelles attentes [ndlr, lesquelles ?] des salariés […] et les besoins [ndlr, lesquels ?] des entreprises pour croître et créer des emplois » nous auraient donc propulsés dans un monde complètement « nouveau » auquel notre code du travail centenaire ne serait plus du tout adapté. En résumé, e code du travail, c’était bien avant mais il faudrait passer à autre chose.

Mais qu’est-ce que Madame Pénicaud reproche au juste au code du travail ? C’est assez simple : l’ancienne DRH de Danone le dépeint comme un carcan « qui, en gros, n’est fait que pour embêter 95% des entreprises et sanctionner les 5 % qui ne se conduisent pas dans les règles. »

Sous le vernis de la modernité, Muriel Pénicaud tient en réalité un discours aussi vieux que le code du travail lui-même, instauré en 1910. Les arguments du personnel politique pro-patronat de l’époque contre le code du travail étaient déjà les mêmes : « Vos lois sociales coulent une industrie déjà fragile ! », lançait en 1909 le sénateur Eugène Touron à René Viviani, le ministre qui a porté la loi instaurant le code du travail à l’époque. La bataille autour du code du travail, ce n’est pas le vieux monde contre le nouveau monde ; c’est le conflit continu entre le capital et le travail.

 

Un code du travail presque accusé d’être liberticide

“Liberté”, Madame Pénicaud n’a que ce mot à la bouche. Et elle la promet aux patrons et aux travailleurs : Liberté « d’entreprendre, de créer, d’aller rapidement à la conquête des marchés, ce qui veut dire se réorganiser rapidement, liberté de négocier des règles avec des syndicats, liberté d’investir sur cette innovation sociale » pour les uns. Liberté de « participer plus aux décisions de l’entreprise, de choisir une formation, de choisir son métier voire d’entreprendre » pour les autres.

Elle leur promet également la sécurité. « Plus de liberté, plus de sécurité », voilà le nouveau slogan du concept déjà usé de « flexisécurité ».  C’est la « complexité », l’« épaisseur », la « rigidité » du code du travail qui brideraient ainsi la liberté des entreprises et des travailleurs et qui mettraient à mal leur sécurité.  Selon le premier ministre, le code du travail « est aujourd’hui relativement complexe, épais ». De même, il ne croit pas « qu’il puisse venir à l’esprit de quiconque de le décrire par son extrême simplicité ou par la capacité qu’il aurait eu à effectivement protéger les Français qui travaillent. »

Il s’en faut de peu que le gouvernement n’accuse le code du travail d’être liberticide. En tout cas, à les entendre, il constituerait l’un des « freins à l’emploi ». Ainsi, en guise d’exemple, la ministre du travail explique que « l’incertitude » liée au « manque de clarté des règles et sanctions […] dissuade les petites entreprises d’embaucher ou de transformer des CDD en CDI. » Muriel Pénicaud estime en toute logique que sa réforme, combinée à d’autres mesures, contribuera à faire baisser le chômage. Là encore, cet argumentaire n’a rien de nouveau.

Jacques Le Goff, professeur émérite de droit public, rappelle qu’en 1910, les partisans de l’orthodoxie libérale s’opposaient à l’instauration du code du travail. Et ce, « par réticence de principe à tout droit du travail réputé entraver le libre fonctionnement du marché en finissant par se retourner contre ses destinataires par un effet pervers constamment souligné ». Leur argument pouvait se résumer par la formule « Plus de droit du travail, moins d’emplois ».

Et Jacques Le Goff d’ajouter : « Tel est l’argument dont on mesure la remarquable constance à travers une histoire qui l’infirme crûment. » En effet, cet argument tient plus de la croyance et du dogme que d’une démonstration par les faits. Dans l’émission C dans l’air (France 5), à la question d’un téléspectateur « Y a-t-il des exemples de dérégulation du travail ayant permis de réduire le chômage et la précarité des salariés ? », le silence gêné des « experts » majoritairement libéraux sur le plateau en dit long … « – NonNon, à ma connaissance » finiront-ils par lâcher.

 

Un rapport de force défavorable au salarié sciemment occulté

 

Le grand absent dans le discours de Macron, c’est le rapport de force défavorable au salarié dans les négociations. Un rapport de force structurellement défavorable au salarié en raison du lien de subordination qui l’unit à l’employeur que le contexte de chômage de masse et le chantage à l’emploi qui en découle, viennent accentuer. Or, Macron et ses soutiens mettent sur un même pied d’égalité salariés et patrons et misent sur « l’innovation sociale » des individus.  Dans la bouche des néolibéraux, c’est tout un lexique qui gomme méthodiquement l’antagonisme entre le travail et le capital et masque leur projet politique au service des intérêts capitalistes.

On ne dit pas lutte sociale mais « dialogue social » où l’on discute entre « partenaires ». On ne dit pas patronat mais « les entreprises ». Le gouvernement de Valls n’était pas pro-patrons mais pro-business en anglais dans le texte et il aimait l’entreprise, pas le capital. La précarité devient de la flexibilité. L’égalité de droits entre les salariés ? Non, la « rigidité du droit du travail » !

De même, ne dites pas libéralisme économique, parlez plutôt de « modernité » et de « liberté ».  Ne dites pas « uberisation » mais plutôt « mutation du travail ». Rigide/flexible, moderne/archaïque, pragmatique/idéologue, ouvert/fermé, contestataire/réformiste sont autant de clivages invoqués à tort ou à travers pour occulter le clivage fondamental entre le capital et le travail.

Un accord d’entreprise ne peut déroger aux accords de branche que s’il améliore la condition des salariés, lesquels accords de branche ne peuvent déroger au code du travail que s’ils améliorent les conditions des salariés : c’est le principe de faveur. C’est le fruit de plus d’un siècle d’âpres luttes sociales, syndicales et politiques qui ont permis de déplacer bon nombre de négociations hors du cadre de l’entreprise où le rapport de force est le plus exacerbé, afin de garantir un minimum d’égalité de droits d’ordre public entre tous les travailleurs (35 heures, congés payés, etc.).

On a ainsi érigé une hiérarchie des normes, avec, à son sommet, le Code du travail, qui s’applique de la même manière dans toutes les entreprises dès lors qu’il s’agit d’un domaine dit d’ordre public. Qu’est-ce que le progrès social ici si ce n’est d’étendre ces domaines d’ordre public en favorisant le plus-disant social ? Les ordonnances Pénicaud et d’autres lois qui les ont précédées, vont dans le sens exactement inverse puisqu’il est prévu, au contraire, de restreindre les domaines dits d’ordre public.

Ainsi, les 5 ordonnances Pénicaud permettront demain que des accords de branche sur la durée, le nombre de renouvellements et le délai de carence des CDD prévoient des règles plus défavorables aux salariés que ce que leur accorde le Code du travail. Les CDI de chantier pourront également être introduits par accord de branche dans tous les secteurs. Dans la même logique, la nature, le montant et les règles des primes (d’ancienneté, de vacances, de garde d’enfant, etc.), aujourd’hui fixés par les conventions collectives, pourront désormais être négociés entreprise par entreprise. Aussi, l’agenda social des négociations, le contenu et les niveaux de consultation seront désormais déterminés par les entreprises et non plus par les branches.

Les ordonnances Pénicaud multiplient donc les dérogations au principe de faveur dans de nombreux domaines. Elles amplifient ainsi un mouvement d’inversion de la hiérarchie des normes qui place, dans de plus en plus de domaines, l’accord d’entreprise au centre de la législation du travail, au détriment des conventions collectives et du code du travail. En fait, il s’agit d’une sorte de retour en arrière graduel vers l’époque où le code du travail et les conventions collectives n’avaient pas encore été arrachés au patronat.

Nier le rapport de force défavorable aux travailleurs, c’est aussi remettre en cause et affaiblir le rôle des syndicats dans la défense des intérêts des travailleurs. Les ordonnances Pénicaud prévoient notamment que, dans les entreprises de moins de 50 salariés, le patron puisse signer un accord d’entreprise sur tout type de sujet avec un employé non mandaté par les syndicats, voire non élu dans les TPE de moins de 20 salariés, alors que jusqu’ici, seul un délégué syndical pouvait signer un accord. Dans les entreprises de moins de 20 salariés, après négociations, le patron pourra toujours soumettre l’accord à referendum sur n’importe quel sujet et non plus seulement dans quelques domaines (travail dominical). Par ailleurs, le comité d’entreprise, le CHSCT (hygiène et sécurité) et les délégués du personnel fusionneront en un seul et même « comité social et économique ».

Et puisque l’employé est mis sur un même pied d’égalité que l’employeur, le délai de recours aux prud’hommes sera limité et ramené à 1 an pour tout type de licenciement, et les indemnités prud’homales en cas de licenciement abusif seront plafonnées. Les employeurs pourraient ainsi plus sereinement « budgéter » des licenciements illégaux.

Ce qui menace les conditions de travail et la rémunération des travailleurs, c’est le poison lent du nivellement par le bas (« dumping social »). Pour rester dans la course, les entreprises devront s’aligner sur leurs concurrents qui auront réussi, grâce notamment au chantage à l’emploi, à obtenir de leurs salariés, par accord d’entreprise, qu’ils acceptent les conditions de travail et de rémunération les plus « compétitives », c’est-à-dire les plus précaires.

Une loi qui s’inscrit dans un projet global de « précarité de masse »

Muriel Pénicaud détaille le plan d’attaque du gouvernement dans le JDD : « Cette réforme, ce n’est pas seulement celle du Code du travail, mais c’est un ensemble : droit du travail, retraites, pouvoir d’achat, apprentissage, formation professionnelle, assurance chômage. Quatre de ces réformes sont dans mon champ de responsabilité. Aucun de ces six éléments ne peut se comprendre sans les autres. C’est un Rubik’s Cube : on ne réussit pas un côté sans réussir l’autre. »

En effet, ces ordonnances ne sont que la énième étape d’un grand projet patronal de « précarité de masse » qui suit son cours et dans lequel s’inscrivaient déjà les lois Macron et El Khomri. Au nom de la lutte contre le chômage de masse, les gouvernements pro-patronaux qui se succèdent accompagnent un grand mouvement de précarisation généralisée des conditions de travail et de rémunération.

Dans une note pour la banque Natixis, Patrick Artus s’inquiète d’une possible « révolte des salariés » face aux « inégalités des revenus toujours plus fortes, la déformation du partage des revenus en faveur des profits, la hausse de la pauvreté, la faible hausse du salaire réel depuis 2000 et la hausse de la pression fiscale ». Cette révolte aboutirait à une hausse des salaires. Celle-ci bénéficierait aux ménages, mais pas aux actionnaires, ni aux finances publiques, ni aux grands groupes.

Il n’est donc nul besoin d’être marxiste pour constater que salariés et actionnaires ont des intérêts contradictoires. Les gouvernements « pro-business » ont conscience de cet antagonisme social bien qu’ils l’occultent volontairement, voire le nient dans le débat public ; c’est la raison pour laquelle ils procèdent graduellement par « réformes » successives. Le voilà, leur pragmatisme.

Richesse et pauvreté en Allemagne

L’une des sources d’inspiration de Macron, c’est l’Allemagne où, avec les lois Hartz, le chômage de masse dans les statistiques a été remplacé par une précarité de masse dans les foyers suite à la prolifération de l’infra-emploi (temps partiel subi, mini-jobs, etc.). On mesure aujourd’hui l’ampleur des dégâts sociaux d’une telle politique : la hausse de la pauvreté est telle outre-Rhin que même le FMI, cheval de Troie du néolibéralisme dans le monde, s’en est inquiété et a alerté Berlin en mai dernier.

Tel est l’horizon de la « modernité » d’Emmanuel Macron et de Muriel Pénicaud. Parce que c’est leur projet.

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“Macron est le fondé de pouvoir de la classe dominante” – Entretien avec Bertrand Renouvin

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Poutine et Macron © Версаль

Fils de Jacques Renouvin, résistant royaliste mort en déportation, Bertrand Renouvin est un des fondateurs de la Nouvelle Action Royaliste, mouvement royaliste proche du gaullisme de gauche. Il est par ailleurs membre du Conseil économique et social, après avoir été nommé par François Mitterrand.


LVSL – Macron Pharaon, Macron Jupiter, Macron Roi soleil… Vous qui vous définissez comme royaliste et gaulliste de gauche, et qui avez voté Mitterrand en 1981, considérez-vous que Macron a assimilé la geste gaullo-mitterrandienne ou, pour paraphraser Hugo, est-ce plutôt « Mitterrand le petit » ?

Bertrand Renouvin – C’est encore difficile à analyser. Le nouveau président a produit un certain nombre d’images en rapport avec l’histoire de France et avec la monarchie – que ce soit au Louvre ou à Versailles lorsqu’il a reçu Poutine. Néanmoins, sa pratique des institutions n’est en rien gaullienne puisqu’il fait référence à Versailles qui fut le temple de la monarchie absolue. Ce type de régime a été détruit en 1789 par des révolutionnaires qui, d’ailleurs, ne contestaient pas la monarchie en tant que telle, mais le système de l’absolutisme et de la société d’ordres. Ils ont tenté de construire une monarchie parlementaire avec la Constitution de 1791 qui fut un échec. Le projet fut repris en 1814, avec succès puisque c’est dans le cadre de la monarchie royale qu’on a posé les règles du système parlementaire. La Constitution de la Vème République est dans le prolongement du système parlementaire qui s’est créé du temps de Louis XVIII et de Louis Philippe et qui s’est prolongé dans le cadre de la IIIème République et de la IVème République avec de graves inconvénients qui tenaient à la faiblesse du pouvoir exécutif.

La Constitution de 1958 a instauré le parlementarisme rationalisé – on fixe des bornes au pouvoir de l’Assemblée nationale – et c’est en 1962 que nous sommes passés, avec l’élection du Président de la République au suffrage universel, à ce que Maurice Duverger a appelé une monarchie républicaine. On élit au suffrage universel un chef d’État qui a des pouvoirs limités, définis à l’article 5 de la Constitution, en l’occurrence : le président veille au respect de la Constitution, il assure par son arbitrage la continuité de l’État ; il garantit l’indépendance nationale et l’intégrité du territoire. En réalité, on peut avoir une pratique parlementaire de la Vème République car le chef de l’État n’est pas le chef du gouvernement et le général de Gaulle avait respecté cette distinction. Le régime s’est présidentialisé plus tard, au temps de Giscard et de Mitterrand, car l’organisation pyramidale unissant le parti dominant, le chef du gouvernement et le président de la République n’a cessé de se consolider.

Macron s’inscrit dans cette présidentialisation puisqu’il cherche à être le chef du gouvernement au détriment du Premier ministre. Donc il n’est pas revenu à une conception gaullienne des institutions. Avec la crise ouverte depuis la démission du CEMA Pierre de Villiers, on voit qu’il entend être le chef direct des armées et qu’il a une conduite autoritaire de l’État avec un parti qu’il voudrait soumis, un Premier ministre aux ordres et des ministres qui exécutent. Il est important de souligner que le ministre des Armées et celui des Affaires étrangères ont été quasiment inexistants dans la crise qui a eu lieu. C’est Macron qui assure l’ensemble de la conduite du pays, ce qui représente un danger.

LVSL – Qu’avez-vous pensé de sa posture le soir de sa victoire ? L’homme qui marche seul, la pyramide du Louvre, l’hymne la main sur le cœur…

B.R. – Personnellement, je ne crois pas à ce spectacle. C’est un des multiples signes de la montée en puissance des théories de la communication et de leur mise en pratique. Déjà du temps de Giscard et dans le Parti Socialiste mitterrandien, tout était communication. Au soir du second tour nous avons eu droit à un mélange de spectacle banalement parisien et de rappels historiques. Encore faut-il assumer l’Histoire de France telle qu’elle s’est développée, dans l’affirmation de sa souveraineté et du régime parlementaire. Si Macron était fidèle à la conception gaullienne de l’indépendance nationale qui prolonge une exigence multiséculaire dans notre pays, il sortirait de l’OTAN et des traités européens qui nous lient les mains. Au contraire, nous restons dans une logique de soumission à Berlin et à Bruxelles. Nous ne sommes pas non plus dans la continuité de notre histoire lorsque nous voyons que la fonction présidentielle se résorbe dans la volonté de puissance d’un super Premier ministre qui veut tout diriger et tout contrôler.

LVSL – Au-delà des symboles, la convocation du Congrès à Versailles juste avant la déclaration de politique générale du Premier Ministre a fait jaser. Jean-Luc Mélenchon et La France Insoumise sont allés jusqu’à boycotter l’événement, et ont reproché à Macron une dérive monarchique. Qu’en avez-vous pensé ? Était-ce un comportement monarchique ?

B.R. – Il faut s’entendre sur les termes. Nous sommes depuis 1962 dans une monarchie élective et parlementaire. Il n’est pas du tout dans l’esprit gaullien de s’adresser régulièrement aux parlementaires réunis en Congrès. C’est l’effet de la réforme de Nicolas Sarkozy en 2008, qui est contraire à l’institution parlementaire. Si le Président de la République prend l’habitude de s’adresser régulièrement au Congrès, on risque d’avoir quelque chose qui ressemblerait à l’adresse en réponse au discours du trône sous la Restauration : une mise en cause de la responsabilité du Président par les parlementaires. Là, on est clairement dans le n’importe quoi et dans l’absence de séparation des pouvoirs. C’est le gouvernement qui est responsable devant le Parlement, ce n’est pas le Président de la République. Ce sont deux modes d’élections qui sont différents : l’un étant issu de la souveraineté populaire, l’autre étant issu des élections législatives et d’une majorité parlementaire. Je crois que nous sommes plutôt face à une dérive autoritaire et non face à une dérive monarchique – sauf si on fait référence à Louis XIV.

LVSL – En parlant de Jean-Luc Mélenchon, celui-ci ne semble pas renier complètement le passé monarchique de la France. Il cite souvent Louis X et Philippe Le Bel, et leur rôle dans la construction de l’État, notamment l’édit du 3 juillet 1315 que l’on doit au premier : « Le sol de la France affranchit l’esclave qui le touche ». Pour autant, la Révolution Française vient complètement disqualifier la monarchie à ses yeux : la fuite à Varennes, le manifeste de Brunswick, les émigrés de Coblence… Comme le dirait Marc Bloch, dans son essai Pourquoi je suis républicain ?, la monarchie n’est-elle pas disqualifiée par l’histoire de ses partisans, des émigrés de Coblence à Maurras, de la bataille de Valmy à la collaboration ?

B.R. – La monarchie n’est pas plus disqualifiée par ses partisans – qui ont été souvent catastrophiques – que le socialisme par l’attitude parfois lamentable de ses propres partisans – notamment les plus récents. Pour rappel, les émigrés à Coblence ont trahi le Roi et trahi l’État alors que le service de l’État était le rôle dévolu à la noblesse. Ils s’en sont allés dès 1789 par peur du processus en cours, et afin de préserver leur mode de vie et leur sécurité. De toute façon, la noblesse a été abolie depuis la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui est dans ses principaux articles l’œuvre des monarchiens : les distinctions sociales doivent être fondées sur l’utilité commune. Ensuite, je ne crois pas que l’Action Française ait durablement disqualifié la monarchie : elle portait des thèses absolutistes et contre-révolutionnaires qui ont été condamnées par le défunt comte de Paris avant la Seconde Guerre mondiale. Les royalistes ont été très nombreux dans la Résistance mais comme ils ne luttaient pas sous leur propre bannière, on n’a guère prêté attention à ce fait.

En réalité, l’idée monarchiste a demeuré et a été reprise par de Gaulle pour l’essentiel à la fois au niveau de la symbolique du chef de l’État et de son pouvoir arbitral, et de la représentation de la nation par le Président de la République au-delà des partis. L’exemple de la dissuasion nucléaire qui garantit l’indépendance du pays en est un symbole. Pendant les Trente glorieuses, nous vivions avec la peur de la catastrophe nucléaire et avec la peur que les États-Unis ne viennent pas au secours d’un de leurs alliés en cas d’attaque. La mise en place de la dissuasion a concrétisé l’unité de la décision, quand l’existence même de la nation est en jeu.

LVSL – Revenons à notre Macron national. Une crise s’est ouverte avec le Chef d’État-Major des Armées démissionnaire, Pierre de Villiers. Cette crise est allée suffisamment loin pour que Macron prononce cette phrase « Je suis votre chef ». Qu’avez-vous pensé de cet épisode ? Une autorité qui rappelle qu’elle est autorité ne se vide-t-elle pas de sa substance ?

B.R. – Effectivement, on dit beaucoup cela à propos de l’autorité. Le fait d’agir ainsi montre que son autorité n’est pas évidente. Macron est constitutionnellement le chef des armées. Mais encore faut-il savoir comment on est le chef des armées. Il y a plusieurs manières de l’être dans l’Histoire. De Gaulle a été le chef des armées à l’époque du gouvernement provisoire d’Alger. Cependant, de Gaulle était un général et un stratège, un théoricien et un praticien de la chose militaire. Il avait une pensée militaire et une pensée géostratégique. En 1940, il pose d’abord un diagnostic géostratégique qui fonde la perspective de la victoire finale. De la même façon, Churchill était un chef militaire, il a fait la guerre et il savait de quoi il parlait. Là, on a Macron qui s’affirme comme chef direct, mais s’il veut être le chef direct au mépris de la Constitution qui donne au Parlement la décision de déclarer la guerre, il doit faire comme de Gaulle et Churchill : donner les moyens à l’armée d’accomplir les missions qu’on lui donne. Malheureusement, il fait le contraire : il donne des objectifs sans donner les moyens qui vont avec, d’où la crise. C’est une situation incroyable, puisqu’il entend donc commander à des hommes qui ne peuvent pas accomplir correctement leur mission par manque de moyens. Ce n’est pas une nouvelle situation puisqu’en réalité on l’hérite de la fin de la guerre froide, et de la logique des « dividendes de la paix » par la baisse des budgets militaires. Michel Goya explique cela très bien sur son blog. Par ailleurs, il faudrait également que Macron nous dise quelle est la stratégie de la France dans le monde. Est-ce que nous devons être présents sur plusieurs fronts ou est-ce que nous devons limiter nos interventions et nous recentrer ? On ne sait rien de tout cela.

LVSL – Macron a déclaré en 2015 lorsqu’il était de passage au Puy du fou aux côtés de… Philippe de Villiers, qu’il y avait une absence dans le fonctionnement de la vie démocratique. Il a plus précisément déclaré « qu’il nous manque un roi » et que « la Terreur a creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif : le roi n’est plus là ! On a essayé ensuite de réinvestir ce vide, d’y placer d’autres figures : ce sont les moments napoléonien et gaulliste, notamment. ». Notre Président semble d’accord avec vous non ?

B.R. – Il rappelle quelque chose qui a été dit par beaucoup d’observateurs – Renan et tant d’autres. C’est-à-dire que la question de la légitimité n’a pas été résolue par ceux qui ont coupé la tête du Roi. Il s’agit d’une analyse juste et banale. La première République n’arrive pas à recréer une légitimité, c’est l’échec de Robespierre. Napoléon règle la question, mais à sa façon : en engageant la France dans une aventure qui est contraire à toute sa tradition historique et qui se termine de manière catastrophique. Si la IIIème République dure aussi longtemps, c’est parce qu’elle a été créée par les monarchistes, qui ont construit les institutions dans l’attente du roi. Comme le comte de Chambord faisait des manières, on s’est décidé pour le président de la République et un septennat. Mais il y a là une façon de résoudre le problème de l’État sans arriver à résoudre le problème de celui qui incarne la nation et son principe d’unité. C’est aussi le problème de toute cette frange de la gauche qui refuse l’incarnation au nom de la souveraineté populaire, mais qui se jette aux pieds des pires tyrans comme nous l’avons vu au siècle dernier. Dans notre pays, la gauche s’est souvent et fort heureusement tournée vers des républicains démocrates – Jaurès, Blum, ou Mitterrand. Il est d’ailleurs important de noter qu’il y beaucoup de courtisanerie à gauche, alors que dans les mots on rejette la monarchie. On rejette vertueusement le principe du pouvoir incarné, on demande que le peuple prenne le pouvoir et puis on se couche devant celui qu’on a porté au pouvoir. Lorsque j’allais célébrer le 14 juillet à l’Élysée du temps de Mitterrand, je me croyais revenu à l’époque de Saint-Simon ! Ce n’est pas seulement indécent : c’est dangereux.

J’en reviens à Macron. Il faut que celui qui incarne accepte la fonction d’arbitrage et soit le premier serviteur de toute la nation. C’est tout l’inverse avec le nouveau président, qui est surtout le fondé de pouvoir de la classe dominante, le commis de l’oligarchie. C’est exactement le contraire de la monarchie. Marx rappelait que la monarchie d’Ancien Régime avait mis en place une politique d’équilibre entre les classes sociales. Il faut quelqu’un qui nous réunisse, et Macron est tout sauf cela. Ce qu’il dit est donc intéressant, mais cela n’a aucune conséquence. C’est de la pitrerie idéologique.

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La France Insoumise face à son destin

Jean-Luc Mélenchon lors du meeting du 18 mars place de la République. ©Benjamin Polge

Après un peu plus d’un an d’existence et une histoire déjà riche, La France Insoumise, forte du score de son candidat Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle et de la visibilité de son groupe parlementaire, va devoir préciser sa stratégie dans la guerre de position à venir. Les défis auxquels le mouvement va se confronter sont nombreux.

Nous venons de sortir d’un long cycle électoral et, outre La République En Marche, le mouvement La France Insoumise (LFI) s’est imposé comme une nouvelle force incontournable de l’échiquier politique. Alors que quelques mois auparavant il semblait probable que ce soit le FN qui se dote d’une forte présence à l’Assemblée Nationale, la visibilité du groupe de LFI a permis au mouvement de s’installer comme le principal opposant à la politique d’Emmanuel Macron dans l’esprit des Français. Ce résultat est en grande partie le fruit d’une stratégie populiste, telle qu’elle a été théorisée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, et mise en pratique par Podemos, mais aussi de l’explosion du PS. Ce progrès est considérable puisqu’il permet à l’antilibéralisme progressiste de sortir de la culture de la défaite. Les insoumis ont mené une vraie guerre de mouvement, ont donné tout son sens à la fonction tribunicienne via Jean-luc Mélenchon, et ne sont pas passés loin d’arriver au second tour de l’élection présidentielle. Après une séquence parlementaire agitée qui a duré un mois, il est nécessaire d’effectuer un petit bilan de ce qui s’est passé, et d’esquisser les défis auxquels le mouvement va devoir se confronter, alors que nous entrons dans une nouvelle phase qui appelle une stratégie de guerre de position.[1]

 

La stratégie populiste victorieuse de la rhétorique de gauche

Un des premiers enseignements que l’on peut tirer de cette élection présidentielle est qu’elle a permis de trancher entre deux orientations stratégiques. La première est le populisme, entendu comme une façon de construire un sujet politique collectif en articulant un ensemble de demandes sociales et en posant des lignes de clivages là où elles sont les plus efficaces, afin de déterminer un « eux » et un « nous ». Ici « ceux d’en bas, la France des petits », contre « ceux d’en haut ». Cette stratégie a nécessité la construction de nouveaux référents plus transversaux et la liquidation de l’ensemble des référents traditionnels de la gauche, qui, en tant que signifiants discrédités par la politique de François Hollande, étaient devenus des boulets politiques. La stratégie populiste ne nie pas la pertinence analytique du clivage gauche-droite, comme on l’entend souvent, mais refuse son utilisation rhétorique, dans les discours, et dans la pratique politique.

Cette stratégie s’est opposée à une seconde stratégie qui repose sur la rhétorique de gauche et la constitution d’un cartel de forces qui s’affirment clairement de gauche. Cette dernière a été portée par Benoît Hamon, candidat identitaire de « retour aux fondamentaux de la gauche », et par le PCF qui proposait, avant la campagne, la constitution d’un large cartel de gauche. Les scores des différents candidats et la dynamique de la campagne sont venus trancher ce débat.

Il est en effet nécessaire de rappeler que la campagne de LFI n’est devenue pleinement populiste qu’à partir du meeting du 18 mars place de la République. Auparavant, nous étions face à une stratégie hybride – très « homo urbanus », le nouveau sujet politique conceptualisé par Jean-Luc Mélenchon dans son ouvrage L’ère du peuple -, centrée sur le cœur électoral de la gauche et les classes moyennes. Le meeting du 18 mars, les drapeaux français, et le contenu historique et patriotique du discours, ont permis au mouvement de devenir plus transversal et de passer de l’incarnation de la gauche à l’incarnation du peuple. C’est d’ailleurs à partir de ce moment-là que Jean-Luc Mélenchon gagne des points dans les sondages et démarre sa dynamique, amplifiée deux jours plus tard par son excellente prestation lors du débat avec les « gros candidats ». Au cours de ce débat, le tribun arrive à se départir de l’image colérique qui lui collait à la peau au profit d’une image plus positive et souriante, ce qui lui permet de rentrer dans des habits d’homme d’État. En quelques jours, le candidat passe de 11% à 15% et dépasse Benoît Hamon, lequel commence dès lors à s’écrouler, avant de s’effondrer suite à la trahison de Valls. Ce sorpasso a aussi permis à LFI d’enclencher le phénomène de vote utile très présent dans l’électorat du PS, dont il faut reconnaître que les gros bataillons étaient néanmoins déjà partis chez Macron. C’est aussi à partir de ce moment populiste que les intentions de vote pour le FN se tassent.

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Jean-Luc Mélenchon en visite à Quito ©Cancilleria Ecuador

On rétorque souvent à la méthode populiste que l’électorat de LFI s’autopositionne majoritairement à gauche et que la rhétorique populiste est beaucoup moins transversale qu’elle ne le laisse croire. Ce constat est vrai, mais il est statique, et il doit être nuancé. Si cela est majoritairement vrai, ce n’est pas exclusivement vrai. L’enquête post-électorale IPSOS nous apprend ainsi que Jean-Luc Mélenchon est le candidat qui a attiré le plus de votants qui ne se reconnaissent proches « d’aucun parti », devant Marine Le Pen et Emmanuel Macron. Par ailleurs, en perspective dynamique, il faut prendre en compte deux enjeux qui sont liés : la capacité à être le second choix de nombreux électeurs ; et la capacité à agréger des votes au second tour, qui est le moment où la transversalité s’exprime le plus fortement.

En l’occurrence, selon l’enquête CEVIPOF du 16-17 avril 2017, Jean-Luc Mélenchon a réussi a être le premier second choix des électeurs non définitifs de trois candidats différents : Emmanuel Macron (26% de ses électeurs non définitifs) ; Benoît Hamon (50%) ; et Marine Le Pen (28%). De plus, si l’on veut s’intéresser à la capacité à agréger au second tour, et selon les données récoltées par l’auteur de ces lignes, les candidats de LFI présents au second tour des législatives ont été capables de rassembler largement au second tour, sans pour autant contrecarrer totalement la vague macroniste. En effet, ces candidats, ultramajoritairement opposés à des candidats de La République En Marche, ont gagné en moyenne 29,11 points entre le premier et le second tour contre 18,46 points pour les candidats de LREM qui leur étaient opposés. Cela ne peut s’expliquer uniquement par la remobilisation de l’électorat LFI étant donné le recul du taux de participation national et le nombre de duels – plus de soixante duels -, même si cela a pu jouer localement. Voici ce qu’est la transversalité permise par la méthode populiste : la capacité à être une force de second tour et à ne pas être cloisonné dans un ghetto électoral.

Le score obtenu par Jean-Luc Mélenchon le soir du 23 avril, soit 19,58% et sept millions de voix, était en soi une victoire politique encourageante pour le futur. Il est dommage que le candidat n’ait pu le montrer et l’incarner au moment de sa conférence de presse, bien qu’on comprenne aisément que le fait de passer si proche du second tour puisse être démoralisant. Néanmoins, c’est à partir de ce moment-là que les médias et les adversaires politiques de LFI ont tenté de réenfermer le mouvement dans le rôle d’une force aigrie opposée à l’énergie positive macronienne et, il faut le dire, ils y sont partiellement arrivés. Le couac de l’affaire Cazeneuve – un des rares ministres de Hollande relativement populaires – et de la phrase prononcée par Jean-Luc Mélenchon sur « l’assassinat de Rémi Fraisse » ont amplifié cela. Cependant, les résultats des élections législatives, et l’existence d’un groupe parlementaire autonome, souriant et conquérant, sont venus battre en brèche cette spirale qui menaçait les insoumis. Désormais, un cycle se ferme et de nombreux défis guettent le mouvement.

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Le groupe France insoumise en conférence de presse ©Rivdumat

Dépasser la rhétorique d’opposition, conjuguer le moment destituant et le moment instituant

Le premier mois d’activité parlementaire des insoumis a été marqué par des moments médiatiques qui ont mis en scène une rhétorique d’opposition : refus de la cravate, refus de se rendre à Versailles, etc. Si l’on comprend aisément que dans un contexte où Les Républicains sont complètements minés par leurs divisions internes, et où le FN est invisible et subit le contrecoup de sa campagne de second tour catastrophique, il soit opportun de s’arroger le monopole de l’opposition, cette rhétorique va néanmoins devoir être dépassée, ou du moins conjuguée avec une rhétorique instituante. Cette exigence de changement de disque est d’autant plus pressante que le moment politique est marqué par la lassitude vis à vis de la politique suite à un long cycle électoral. La rhétorique d’opposition, à froid, alors qu’il n’y a pas de mouvements sociaux de grande ampleur et que nous subissons la dépolitisation post-présidentielle, prend le risque de tourner à vide.

Par rhétorique instituante, nous entendons la capacité à incarner et à développer des discours qui démontrent une capacité à produire un ordre alternatif à l’ordre actuel, un horizon positif, où il s’agit, selon les mots très pertinents de Jean-luc Mélenchon lors de la fin d’un des débats de la campagne présidentielle, de « retrouver le goût du bonheur ». La France Insoumise ne doit pas se contenter de contester le nouvel ordre macronien. Elle doit être à mi-chemin entre cet ordre qu’elle critique, qu’elle propose de dégager, et le projet de pays dont elle veut accoucher. Il est frappant de noter la différence des slogans entre les meetings de Podemos et ceux de La France Insoumise : lorsque dans les premiers on chante ¡Sí se puede! ; dans les seconds on scande Résistance ! et Dégagez ! Le changement qualitatif à opérer est fondamental, et passe par une transformation de la culture militante. Disons les choses clairement : la gauche antilibérale française a intériorisé la défaite, et elle ne s’imagine pas autrement qu’en opposante éternelle qui résiste indéfiniment aux assauts du néolibéralisme. Cette position est confortable et relève, parfois, du narcissisme militant qui se complait dans le rôle transgresseur de l’opposant. A l’inverse, il est notable qu’Iñigo Errejon, l’ancien numéro 2 de Podemos, déclare, le soir d’un contrecoup électoral : « Nous ne sommes pas ceux qui résistent » et « Nous sommes l’Espagne qui vient ». La France Insoumise, si elle ne veut pas être cantonnée au rôle de l’éternel opposant, va devoir travailler à la transformation de la culture de sa base militante, qui vient bien souvent – mais pas uniquement – de la vieille gauche radicale. Cette transformation est déjà en cours, avec notamment la mise au placard bienvenue des drapeaux rouges. L’heure est à son approfondissement.

Sans cette capacité de décentrement des militants par rapport à leur culture politique originelle et sans cette capacité d’articulation entre la volonté de destitution du vieux monde et la volonté d’institution d’un nouveau monde, un espace politique pourrait être laissé à Benoît Hamon. Ce dernier cherche à occuper l’espace de l’antilibéralisme crédible, qui se projette dans un « futur désirable ». Ce travail est la condition pour aller chercher ceux qui manquent, notamment parmi les classes moyennes urbaines et diplômées qui ont voté pour le candidat du PS à la présidentielle ou pour Macron, mais aussi parmi les classes populaires chez qui la demande d’autorité et d’ordre est puissante.

La difficile mais nécessaire synthèse politique entre classes populaires de la France périphérique et classes moyennes urbaines.

La force de La France Insoumise est d’avoir énormément progressé dans l’ensemble des Catégories Socioprofessionnelles et des classes d’âge – hormis les plus âgés – par rapport à 2012. Cette progression est tout à fait homogène lorsque l’on prend les données par CSP : 19% chez les cadres, dix de plus qu’en 2012 ; 24% chez les ouvriers, soit un gain de treize points ; 22% et dix points de gains chez les employés ; 22% chez les professions intermédiaires et huit points de progression ; mais aucun gain chez les retraités. Il est par ailleurs important de noter que l’électorat de Jean-Luc Mélenchon s’est considérablement rajeuni : 30% chez les 18-24 ans (+22) ; 24% chez les 25-34 ans (+11) ; 22% chez les 35-49 ans (+10) ; mais encore une fois de faibles scores chez les plus âgés. Cette structure de l’électorat constitue une force et une faiblesse : elle démontre la capacité de La France Insoumise a convaincre les primo-votants et à s’élargir vers toutes les CSP, mais elle l’expose à l’abstention différentielle, plus particulièrement au fait que les plus âgés votent beaucoup plus que le reste de la population. Les clivages politiques deviennent aussi des clivages générationnels.

L’homogénéité de la progression de Jean-Luc Mélenchon peut aussi être constatée territorialement. On observe une progression importante sur l’ensemble du territoire, hormis le bassin Sarthois, l’orléanais, l’ancienne région Champagne, la Vendée, la Corse, et la Franche-Comté où elle est plus modérée.

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Carte des gains de Jean-Luc Mélenchon entre 2012 et 2017

La capacité à progresser dans la plupart des couches de la population est une autre preuve de la transversalité acquise par le mouvement lors de la campagne présidentielle. Malgré des subjectivités politiques aussi éloignées que celle d’un cadre urbain et celle d’un ouvrier du Nord, Jean-Luc Mélenchon a su cristalliser, incarner et articuler des demandes politiques diverses.

Dès lors, la question se pose de savoir comment continuer à progresser dans l’ensemble des catégories les plus à même de voter LFI. Plus précisément, il s’agit de savoir comment convaincre les classes moyennes urbaines qui ont hésité entre Macron et Mélenchon – et elles sont nombreuses – et les classes populaires – ouvriers, employés et fonctionnaires de catégorie C de la Fonction Publique Hospitalière et de la Fonction Publique Territoriale – qui sont tentées par le vote FN, mais qui, sous l’effet de la crise que vit actuellement le Front National, peuvent être politiquement désaffiliées. Cette possibilité de désaffiliation est d’autant plus réelle que le FN est tenté par un retour au triptyque « identité, sécurité, immigration », et par la relégation du vernis social philippotiste au profit d’un discours libéral à même de conquérir la bourgeoisie conservatrice. Alors que la temporalité politique est aujourd’hui marquée par le projet de Macron sur le code du travail et par l’austérité budgétaire, le FN est invisible et LFI dispose donc d’une réelle fenêtre d’opportunité pour toucher ces couches populaires.

La difficulté réside dans le fait que les classes moyennes urbaines et que les classes populaires de la France périphérique émettent des demandes politiques potentiellement antagonistes : ouverture sur le monde, participation à la vie citoyenne, loisirs, écologie ou éducation pour les premières ; protection, autorité, valorisation du travail, relative hostilité à l’immigration et demande d’intervention de l’État pour les secondes. Bien entendu, nous tirons ici à gros traits, mais nous invitons nos lecteurs à aller consulter le dernier dossier sur les fractures françaises réalisé par IPSOS.

Il nous semble que cette contradiction peut être résolue en développant un discours progressiste sur la patrie qui n’apparaisse pas comme un discours de fermeture et de repli, mais comme un discours à la fois inclusif et protecteur : « La France est une communauté solidaire ; la patrie, c’est la protection des plus faibles par l’entremise de l’État ; la France, ce sont les services publics ; la France est une nation universelle et écologique ouverte sur le monde ; etc ». Ce type de discours a été développé par Jean-Luc Mélenchon pendant la campagne présidentielle, mais il doit être approfondi et investi symboliquement en lui conférant un contenu positif et optimiste. LFI doit articuler un discours holistique, produire un ordre patriotique alternatif, qui permette la cristallisation de ces demandes potentiellement contradictoires. Il s’agit de produire une transcendance et un horizon à la fois ouvert et protecteur, où la notion de service public redevient fondamentale, tout en conférant une place centrale au rétablissement de l’autorité de l’État, afin de répondre au sentiment décliniste que « tout fout le camp ». Ce dernier est très présent parmi les ouvriers, les employés et les fonctionnaires de catégorie C qui subissent l’austérité et voient l’État se déliter progressivement dans les territoires périphériques.

Néanmoins, s’arroger le monopole d’une vision protectrice, ouverte et inclusive de la nation n’est pas le seul enjeu saillant dans la guerre de position qui vient. A l’évidence, de nombreux français ont du mal à envisager un gouvernement de La France Insoumise. Dès lors, voter pour Jean-Luc Mélenchon peut représenter une forme de saut dans l’inconnu. C’est pourquoi le mouvement fait face à un enjeu de crédibilisation qui se situe à plusieurs niveaux : la nature du personnel politique ; la pratique institutionnelle ; et les codes et la symbolique de la compétence.

Se doter d’une capacité à gouverner et d’une crédibilité

Malgré les résultats catastrophiques des politiques économiques qui sont menées depuis trente ans, le personnel politique néolibéral arrive toujours à maintenir son apparence de crédibilité technique et économique. Pensons aux sempiternelles « baisses de charges » censées permettre la baisse du chômage, alors qu’il s’agit d’une dépense couteuse avec peu d’effets sur l’emploi… Cette illusion de crédibilité est pourtant au fondement de la capacité des élites à obtenir leur reconduction dans le temps, puisque c’est ce qui convainc de nombreux citoyens de voter pour elles par « moindre mal », tandis que les « marges politiques » sont représentées comme relevant du saut dans l’inconnu. Cette illusion de crédibilité s’appuie sur un ensemble de codes et de discours qu’il s’agit de maîtriser. La France Insoumise ne doit pas passer à côté de cet enjeu central si elle veut convaincre une partie de ceux qui hésitent à voter pour elle. Une fraction de son personnel politique doit donc se technocratiser sans pour autant se dépolitiser. Les facs de Sociologie, d’Histoire et de Sciences Politiques sont suffisamment représentées parmi le personnel politique qui gravite autour de LFI, alors qu’il existe un manque criant de profils issus du Droit, de l’Économie et de la haute administration. Ceci dit, c’est aussi dans la pratique institutionnelle quotidienne, dans l’administration de la vie de tous les jours, que réside la clé de la capacité à représenter la normalité.

A cet égard, les élections intermédiaires vont être essentielles. La prochaine échéance importante n’est pas 2022, mais 2020, année des élections municipales. Les scores de LFI dans les grandes villes au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 lui laissent de nombreux espoirs de conquêtes de plusieurs mairies, comme nous pouvons le voir sur le graphique suivant :

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Les scores des différents candidats dans les grandes villes. Source : Metropolis.

La conquête de mairies d’ampleur nationale est d’ailleurs centrale dans la stratégie de crédibilisation menée par Podemos comme le montrent les expériences de Madrid et de Barcelone. Comme l’explique Iñigo Errejon dans un entretien accordé à LVSL : « Cela peut paraître paradoxal, mais le plus révolutionnaire, lorsque nous avons remporté ces villes, est qu’il ne s’est rien passé ». En d’autres termes, leur victoire n’a pas engendré le chaos, alors que c’était ce qui était annoncé par leurs adversaires politiques. La démonstration de la capacité à gouverner à l’échelon local est une étape fondamentale pour convaincre de sa capacité à gouverner au niveau national. C’est aussi l’occasion de produire un personnel politique doté d’une visibilité, et qui maitrise les ressorts et les contraintes des politiques publiques, de ce que représente le fait de diriger une institution avec toutes ses pesanteurs administratives, ainsi que l’explique Rita Maestre dans un autre entretien paru dans LVSL. Cela appelle une stratégie de long terme pour conquérir ces bastions essentiels dans la guerre de position qui se joue, mais aussi que LFI clarifie et stabilise son modèle organisationnel.

Quel que soit le sujet, il n’y a aucune solution clé en main, mais nous croyons que c’est encore moins le cas en ce qui concerne l’organisation même de LFI. Il est néanmoins clair que le mouvement ne peut adopter les formes pyramidales traditionnelles des vieux partis. L’expérience historique a par trop montré leur tendance à la sclérose et à l’absence de souplesse face aux événements politiques. L’enjeu est de conjuguer horizontalité participative et verticalité ; production de cadres et limitation de l’autonomisation des cadres ; porosité avec les mouvements sociaux et institutionnalisation relative ; ou encore production de figures tribuniciennes et ancrage local. Quelque soit le modèle qui sera arrêté dans les mois qui viennent, aucun de ces enjeux ne nous semble pouvoir être négligé.

Les défis sont nombreux pour La France Insoumise, le passage d’une stratégie de guerre de mouvement à une stratégie de guerre de position n’a rien d’évident. Néanmoins, après des années de défaites interminables, les forces progressistes et antilibérales peuvent enfin avoir l’espoir d’une prise de pouvoir.

[1] La distinction entre guerre de mouvement et guerre de position nous vient de Gramsci. Pour faire simple, la guerre de mouvement renvoie aux périodes politiques chaudes, où les rapports de forces peuvent basculer spectaculairement et dans de grandes largeurs. La seconde renvoie aux périodes plus froides, où l’enjeu est de conquérir des bastions dans la société civile et la société politique, de développer une vision du monde, et de construire une hégémonie culturelle à même de permettre la naissance d’un nouveau bloc historique du changement.

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