Retraites : comment Macron piétine le Parlement

Ce 8 juin, l’Assemblée nationale discutera de la proposition de loi LIOT visant à abroger le prolongement du départ en retraite à 64 ans. Alors que le Parlement pourrait désavouer sa réforme, le gouvernement est prêt à tout pour empêcher le vote. Dans une configuration inédite et en violation des règles parlementaires, les manœuvres de la majorité actent un tournant dans le fonctionnement des institutions et sont une grave menace à l’État de droit.

Le 16 mars dernier, pour la onzième fois depuis la réélection d’Emmanuel Macron fin avril 2022, le gouvernement a usé du 49-3 afin d’adopter la réforme des retraites sans recourir au vote du Parlement. Balayant l’ampleur du mouvement social qui s’opposait au texte et l’incertitude du soutien parlementaire, le gouvernement passe en force. C’était sans compter sur l’initiative des députés du groupe LIOT (Libertés, indépendants, outre-mer et territoires), qui ont annoncé fin avril le dépôt d’une proposition de loi (PPL) visant à abroger le report de l’âge de départ à 64 ans. La PPL sera examinée ce 8 juin à l’occasion de leur niche parlementaire.

Avec cette proposition, les députés LIOT, en principe favorable au décalage de l’âge de départ en retraite, entendent critiquer les méthodes du gouvernement et corriger le « déni de démocratie » qu’a constitué l’emploi successif par le gouvernement, des articles 47-1 – limitant la durée des débats – et 49-3. D’un point de vue législatif, la PPL n’avait aucune chance d’aboutir. Dans l’éventualité où l’Assemblée nationale l’aurait approuvée, le Sénat s’y serait opposé, faisant ainsi obstacle à l’adoption du texte. Mais l’objectif était autre : imposer le débat parlementaire à un exécutif qui a instauré une pratique verticale du pouvoir. Politiquement, l’opposition de l’Assemblée nationale au prolongement de l’âge de départ à la retraite aurait placé le gouvernement face à l’illégitimité de son texte. Une crise de légitimité déjà actée par les millions de personnes dans les rues et des sondages unanimes – 93 % des actifs opposés au prolongement de l’âge de la retraite – mais systématiquement ignoré par le gouvernement.

Depuis le dépôt de la PPL, le parti présidentiel s’affole. Auprès de Mediapart, deux membres de Renaissance confessent : « Vous imaginez si le texte est adopté ? C’est un tsunami ! Ça serait l’arrêt du quinquennat. Après ça, on ne peut plus rien faire. » « On est tous d’accord sur un point, c’est qu’on ne peut pas prendre le risque d’aller au vote. Il faut à tout prix l’éviter. »

DEUX POIDS DEUX MESURES

Lorsqu’il est question de faire passer en force un texte que l’immense majorité des Français rejette, point de débat qui tienne. En revanche, Renaissance aime fustiger les députés France insoumise lorsque ceux-ci organisent le ralentissement des débats parlementaires. Ces accusations d’antiparlementarisme sont devenues un refrain lancinant de la majorité, au même titre que le signe égal tendu entre le parti de gauche et le Rassemblement national : « Rien dans ma vie, dans mes valeurs, ne m’amène à avoir quelque complaisance que ce soit pour le RN. Mais je suis très attachée aux institutions de mon pays et ce que je constate, c’est que, depuis le début de la législature, LFI fait de l’antiparlementarisme au sein du Parlement » déclarera la première ministre Élisabeth Borne, avant d’ajouter « je note que Marine Le Pen et son groupe respectent les formes ». Pour rappel, ce que l’on désigne comme l’obstruction parlementaire, sous sa forme privilégiée, renvoie au dépôt d’un grands nombre d’amendements destinés à prolonger les débats et, ainsi, à retarder le plus possible l’adoption d’un texte de loi. Contrairement à ce que les propos de la majorité laissent entendre, c’est une tactique courante sous la Ve République, un régime qui ne laisse que peu de marges de manœuvres aux partis d’oppositions.

Stratagème inédit et bien plus contestable démocratiquement : l’usage de l’obstruction par les députés de la majorité pour faire barrage aux textes déposés par les partis d’oppositions lors de leurs niches parlementaires. Depuis la réforme constitutionnelle de 2008, les niches parlementaires sont des journées (une par mois) réservées aux groupes d’opposition ou minoritaires, lors desquelles ils maîtrisent l’ordre du jour. Or, si un parti majoritaire dispose de prérogatives variées pour faire face à l’obstruction de l’opposition, l’inverse n’est pas vrai. Le temps des niches parlementaires étant compté, le ralentissement des discussions par la majorité peut condamner un texte à l’oubli : le lendemain, les débats reprendront là où ils avaient été laissés à l’avant-veille, selon un ordre du jour fixé par le gouvernement. Inaugurée lors la niche de la France insoumise du 24 novembre dernier pour empêcher le vote sur la réintégration des soignants non vaccinés, l’obstruction des débats par la majorité – par dépôt massif d’amendements et prises de paroles interminables – fut réutilisée lors des niches du parti Les Républicains puis du Parti socialiste. Symptôme d’un parti qui n’admet pas la perte de sa majorité absolue, la tactique fut à nouveau envisagée par le camp présidentiel afin bloquer le vote de la PPL LIOT ce 8 juin. Non gênée d’avancer que la majorité n’avait « jamais fait d’obstruction parlementaire sur une niche », Aurore Bergé avait évacué cette possibilité lors d’une conférence de presse du 16 mai. À deux jours de l’examen du texte, force est de constater le revirement. Renaissance a déposé une centaine d’amendements destinés à faire durer le débat afin d’empêcher le vote.

EMPÊCHER LE DEBAT PARLEMENTAIRE « À TOUT PRIX » : L’ARTIFICE DE L’ARTICLE 40

L’obstruction initialement écartée, la majorité opte pour l’invocation de l’article 40 de la Constitution. Ce dernier déclare irrecevables les propositions de loi qui créent ou aggravent une dépense publique (pour rappel, les « propositions de loi » sont déposés par les députés tandis que les « projets de loi » sont déposés par le gouvernement). Problème pour la majorité : la personne compétente pour se prononcer sur la recevabilité d’une proposition de loi au nom de l’article 40 est le président de la commission des finances, soit le député France insoumise Éric Coquerel.

La réforme des retraites adoptée par 49-3 a fixé l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans. Ainsi, l’abrogation de cette mesure et le retour à la retraite à 62 ans proposé par le groupe LIOT entraînerait effectivement une augmentation des charges publiques. Cependant, comme l’a rappelé dans sa réponse à la majorité le président de la commission des finances, l’Assemblée nationale fait traditionnellement de l’article 40 une « lecture souple et favorable à l’initiative parlementaire ». Interdire le dépôt de propositions de loi aggravant la dépense publique limiterait considérablement le droit d’initiative parlementaire des députés. C’est pourquoi, « une convention parlementaire établie, constante et partagée par les deux assemblées » tolère ces propositions de loi à condition qu’elles soient accompagnées d’une proposition de compensation financière, ce que respectait la PPL LIOT en prévoyant une taxe sur le tabac.

Faisant fi de la pratique parlementaire, la majorité défend une application stricte de la loi constitutionnelle. Avec cette interprétation, l’article 40 pourrait être utilisé pour empêcher les parlementaires de déposer tout texte entraînant un quelconque coût pour l’État, privant les députés de toute initiative de réforme. Suivant une telle interprétation, depuis le début de la législature, six propositions de loi déposées et adoptées par la majorité parlementaire auraient dû être déclarées irrecevables. Renaissance aurait donc, par six fois, violé la Constitution qu’ils prétendent défendre.

« UN AMENDEMENT IRRECEVABLE » : LES MENSONGES DE LA MACRONIE

Bloquée par le refus d’Éric Coquerel, la majorité a dû trouver une autre parade. Si le président de la commission des finances est compétent pour examiner la recevabilité financière des propositions de loi, en matière d’amendement la décision finale revient à la présidente de l’Assemblée : Yaël Braun-Pivet (Renaissance). Un temps réticente à utiliser l’article 40 et non convaincue de la légalité de la démarche, la président de l’Assemblée finit par rentrer dans le rang. Les pions sont en place, le plan de la majorité s’échafaude…

Toute proposition de loi, avant son examen devant l’Assemblée en séance plénière, passe devant une commission – un groupe composé d’un certain nombre de députés suivant les règles de la proportionnelle. Le passage de la PPL LIOT devant la commission des affaires sociales avait lieu le mercredi 31 mai. Objectif du gouvernement : en supprimer l’article 1er abrogeant le recul de deux ans de l’âge légal de départ à la retraite. De cette manière, les oppositions n’auraient d’autres choix que de réintroduire l’article 1er par amendement lors de la séance plénière du 8 juin. Un amendement qui serait déclaré irrecevable par Yaël Braun-Pivet sur le fondement de l’article 40. Premier coup réussi ce mercredi pour la majorité, qui est parvenue à amputer le texte de son article 1er. Si un vote majoritaire est difficile à obtenir à l’Assemblée en raison des divisions au sein de la droite, il était plus aisé de l’atteindre en commission restreinte.

Ce 8 juin, la majorité se prépare donc à enterrer la mesure sous le coup de l’article 40, répétant à qui veut l’entendre que l’amendement qui chercherait à rétablir l’article 1er serait irrecevable et inconstitutionnel. Qu’en est-il ? Il convient ici de s’attarder sur les règles d’irrecevabilité des amendements. Comme l’explique en détail le juriste François Malaussena : « Lorsqu’il est question de juger si un amendement crée une charge financière, l’autorité qui juge, qu’il s’agisse du président de la commission des finances ou de la présidente de l’Assemblée nationale, doit toujours se demander “une charge par rapport à quoi ?”, c’est ce que l’on appelle la base de référence. » Lors du dépôt d’une proposition de loi, la réponse est non équivoque : la charge ne peut être évaluée qu’à l’aune du droit en vigueur. Un amendement ouvre en revanche à davantage de possibilités. La référence doit-elle être la loi actuellement en vigueur, le texte initialement déposé, ou le texte tel que modifié par la commission ? La jurisprudence constante et adoubée par les rapports de fin de mandat des deux derniers présidents de la commission des finances de l’Assemblée, est de choisir la « base de référence la plus favorable à l’initiative parlementaire ». En l’espèce, la référence la plus favorable serait la proposition de loi initialement déposée par le groupe LIOT.

D’après un rapport d’Éric Woerth– ex-président de la commission des finances –  cité ci-haut, une disposition de la proposition de loi initialement déposée peut effectivement servir de base de référence, à condition qu’elle n’ait pas été jugée irrecevable par le président de la commission des finances. Or Éric Coquerel a déclaré l’article 1er du texte LIOT recevable. Le respect des règles parlementaires impose donc de choisir cet article comme base de référence. Résultat : l’amendement visant à le rétablir ne crée pas de charge.

LA MAJORITE AU-DESSUS DES LOIS ?

Si la majorité poursuit son plan, Yaël Braun-Pivet s’apprête donc à violer les règles parlementaires. Premièrement, l’interprétation de l’article 40 de la Constitution que fait son camp politique est manifestement contraire à une pratique parlementaire assise et répétée, voulant que les propositions de loi créant des charges soient admises dès lors qu’elles prévoient une compensation. Une règle confirmée par la pratique des députés LREM eux-mêmes, qui, depuis juin 2022, ont proposé et adopté à six reprises des propositions de loi à l’origine d’une charge publique. Ensuite, selon les règles exposées dans les rapports des anciens présidents de la commission des finances, qui servent de guide d’application de la règle, l’amendement prévu par l’opposition est recevable.

Que faire si la majorité bafoue les règles ? Il n’existe aucun recours. Nulle disposition ne prévoit la saisine du Conseil constitutionnel dans cette situation, et celui-ci s’est plusieurs fois déclaré incompétent pour juger de l’application du règlement de l’Assemblée. Dénonçant un danger méconnu de la Ve République, François Malaussena note que l’application du règlement de l’Assemblée nationale « a comme seul arbitre la présidente et le bureau de l’Assemblée, qui sont par nature juges et parties, puisque contrôlés par la majorité parlementaire. Il en est de même s’agissant du Sénat. »

LE DROIT D’AMENDEMENT SOUMIS À L’ARBITRAIRE DU POUVOIR

Mais les libertés prises avec le droit ne s’arrêtent pas là. Lors de la séance en commission du mercredi 31 mai, après que les députés Renaissance et LR aient voté la suppression de l’article 1er de la proposition de loi, les membres de l’opposition tentent de jouer la montre. Si le texte n’est pas examiné dans sa totalité avant la fin de la séance, il sera présenté le 8 juin à l’Assemblée plénière dans sa version originale – donc avec l’article 1er. Les oppositions tentent l’obstruction et déposent alors de nombreux sous-amendements afin d’allonger les débats. De manière inédite, la présidente de la commission Fadila Khattabi (LREM) refuse d’examiner les sous-amendements en faisant valoir l’article 41 du règlement de l’Assemblée nationale, qui dispose simplement : « Le président de chaque commission organise les travaux de celle‑ci. Son bureau a tous pouvoirs pour régler les délibérations. » Elle argue ainsi que son pouvoir d’organisation des séances comprend le droit de refuser l’examen des sous-amendements déposés par les députés.

Dans la presse, pour justifier sa décision, la présidente de la commission s’appuie sur ce qu’elle nomme à tort « un précédent », car il s’agit en fait d’une tout autre affaire. En mars de cette année, la présidente LR de la commission des affaires sociales au Sénat avait déclaré 4 000 sous-amendements déposés par la gauche irrecevables. À l’inverse du règlement de l’Assemblée nationale, le règlement du Sénat donne à la présidence le pouvoir de juger de la recevabilité ou non des amendements et définit les conditions de recevabilité.

Alors que la décision prise au Sénat en mars dernier a déclaré les sous-amendements irrecevables, la décision de Fadila Khattabi est un refus pur, simple et sans motif légal, d’examen des sous-amendements. Le député PS Arthur Delaporte l’interpelle : « Rendez-vous compte du précédent que vous créez en autorisant n’importe quel président de commission ou même de séance, il y en a deux issus du Rassemblement national je vous le rappelle, de refuser d’examiner des amendements selon leur bon vouloir en dehors de toute règle, de tout cadre. » Face au tôlé provoqué parmi les députés, la présidente convoque son bureau qui confirme sa décision sans davantage de justifications. Sur le fondement de leurs compétences respectives d’organisation et de règlement des délibérations, la présidente de la commission et son bureau se sont donc octroyés le droit sans conditions de refuser des sous-amendements. Un précédent dangereux. N’assiste-t-on pas à une violation du droit d’amendement des parlementaires protégé par l’article 44 de la Constitution ? Ici encore, pas de recours possible. Les amendements récemment déposés par la majorité à des fins d’obstruction laissent planer le doute sur leur stratégie de ce jeudi.

8 JUIN, LE DÉBUT DE LA FIN ?

Obstruction lors des niches parlementaires, dévoiement de l’article 40 de la Constitution, violation de la jurisprudence parlementaire, octroi aux présidents de séance d’un pouvoir non encadré de refus des amendements… Ces pratiques n’ont rien d’anodin.

Avec la violente répression des mouvements sociaux et le déni des violences policières, les accusations de terrorisme brandies aux opposants politiques, la violation massive des droits fondamentaux à Mayotte, ou encore ses attaques contre la Ligue des droits de l’Homme, le gouvernement s’était déjà illustré par une fuite en avant dans la violation des principes de l’État de droit. Le contournement du débat législatif par tous les moyens, au mépris de la Constitution et des règles parlementaires, accélère cette dérive illibérale. Car si ces manigances dans les couloirs et les chambres du pouvoir sont plus difficilement déchiffrables, elles ont des conséquences directes et durables sur le fonctionnement des institutions. Dans leur obstination à refuser la voix populaire d’abord et celle du Parlement ensuite, les précédents ouverts par la majorité présidentielle actent un tournant dans l’histoire des institutions.

Consigne sur les bouteilles : un débat technique hautement politique

© Ameer Basheer

Alors que s’est ouverte une concertation autour de l’instauration d’une consigne sur les bouteilles afin d’augmenter leur taux de collecte, les débats font de nouveau rage sur la pertinence de cet outil. En effet, la consigne pour recyclage promue par le gouvernement depuis près de quatre ans ne parvient à convaincre ni les collectivités locales, ni les associations environnementales. Ces dernières prônent une consigne pour réemploi, à laquelle les industriels sont réticents. Derrière un débat en apparence technique, différents intérêts et différentes visions de la politique écologique s’y expriment. Le sociologue Vincent Jourdain, auteur d’une thèse sur le sujet, revient sur cet affrontement entre industriels, Etat, collectivités et associations.

Le 30 janvier dernier, la Secrétaire d’Etat auprès du ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires chargée de l’Ecologie, Bérangère Couillard, annonçait la mise en place d’une concertation autour de la consigne, rassemblant producteurs, distributeurs, collectivités locales et associations environnementales. L’objectif de cette concertation ? Obtenir l’adhésion des parties prenantes au projet gouvernemental de rendre obligatoire la consigne pour les emballages de boisson, ouvert en 2019 mais qui n’a guère avancé depuis. Mais le 23 février dernier, des associations d’élus ont annoncé la constitution d’un groupe de travail parallèle, portant un coup à la légitimité de la concertation. Le 18 avril dernier, elles ont insisté sur leur opposition, en dévoilant 14 propositions alternatives à la consigne lors d’une conférence de presse. En parallèle, la commission du développement durable du Sénat s’est exprimée contre la concertation et le projet de consigne.

La consigne est réputée populaire : en 2019, une enquête de l’IFOP rapportait que 88% des français seraient favorables à la mise en œuvre d’une consigne obligatoire pour le réemploi des emballages de boisson. Pourtant, selon les collectivités locales et associations environnementales, le projet du gouvernement porterait un intérêt environnemental limité, puisqu’il est en réalité un projet de consigne pour le recyclage des bouteilles en plastique, et non pour leur réutilisation. Le recyclage consistant à broyer la matière pour en recréer une nouvelle, cette technique est en effet moins vertueuse pour l’environnement que la réutilisation, qui consiste à réutiliser les produits en fin de vie.

Selon les collectivités locales et associations environnementales, le projet du gouvernement porterait un intérêt environnemental limité, puisqu’il est en réalité un projet de consigne pour le recyclage des bouteilles en plastique, et non pour leur réutilisation.

De plus, les collectivités luttent contre une mesure qui réduirait leurs financements pour la collecte des déchets d’emballage et mettraient en péril leurs investissements passés dans des capacités de collecte et de tri des déchets. En outre, le plébiscite populaire concernant une consigne pour recyclage des bouteilles plastique n’a, lui, pas été démontré par sondage. Aussi, le droit européen indique depuis 2008 explicitement une préférence pour la réutilisation ou le réemploi devant le recyclage [1].

Dans le même temps, le gouvernement argue que la hausse des objectifs de collecte des déchets de bouteilles plastiques rend nécessaire l’adoption de nouveaux modes de collecte. La loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire (AGEC), promulguée le 10 février 2020, fixe en effet un objectif de taux de collecte des bouteilles plastiques de boissons de 77 % en 2025 et de 90 % en 2029, s’alignant ainsi sur la directive européenne « plastique à usage unique » (SUP) publiée en 2019. Or, ce taux n’atteignait que 61% en 2021, selon l’ADEME.

En 2019, un premier échec

Pour parvenir à augmenter ce taux de collecte, Brune Poirson, alors secrétaire d’Etat à l’économie circulaire, défend dès 2019 l’idée de l’instauration obligatoire d’une consigne pour les emballages de boissons en plastique. Initialement, cette mesure devait être introduite dans la loi AGEC pour une entrée en vigueur dès l’année suivante. Mais ce projet suscite nombre de mécontentements.
Les premiers acteurs à réagir officiellement au projet de loi, qui avait alors fuité dans la presse, sont les recycleurs qui, à travers un communiqué de presse publié le 24 juin 2019, proposent un « plan Marshall » d’investissement dans les capacités de collecte et de tri des plastiques plutôt qu’une consigne pour venir à bout des objectifs posés par la directive SUP. Dans les semaines qui suivent, les collectivités locales, à travers le réseau AMORCE et l’association des maires de France (AMF), publient elles aussi des communiqués à charge contre ce projet.

Lorsque le projet de loi arrive en première lecture devant le Sénat à l’été 2019, la consigne est bien présente. Toutefois, elle est présentée comme un outil indifférencié, pouvant aussi bien contribuer au recyclage qu’au réemploi des bouteilles plastiques. Une forte mobilisation des élus locaux auprès des sénateurs conduit toutefois au resserrement de la mesure : le texte transmis à l’Assemblée nationale, mentionne que la consigne ne peut être mise en œuvre que pour le réemploi ou la réutilisation, et non pour le recyclage.

Face à cette levée de boucliers, Emmanuel Macron tente alors de corriger le tir. Lors du congrès annuel de l’AMF en novembre 2019, il affirme que « rien ne sera fait sans l’accord des maires ». Son Premier ministre Edouard Philippe enfonce le clou deux jours plus tard, pour assurer aux maires qu’ils étaient, sur ce sujet, un contre-pouvoir réel. En fin de compte, le statu quo est privilégié : le gouvernement dépose et fait adopter à l’Assemblée nationale un amendement au projet de loi AGEC repoussant à 2023 la prise de décision concernant la consigne. Le lendemain, un communiqué de presse des représentants des collectivités s’aligne sur cette proposition.

« Rien ne sera fait sans l’accord des maires. »

Emmanuel Macron, congrès de l’AMF, 2019

Ce « moratoire » sur la consigne s’accompagne d’une demande d’expertise à l’ADEME (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie), pour évaluer les avantages relatifs de la consigne sur les autres solutions de collecte. Cette expertise prend deux formes : un suivi régulier des performances du système actuel, paru annuellement, et la production d’une étude de comparaison avec un système de consigne, parue en février 2021. Mais comme bien souvent lorsque le pouvoir demande un rapport aux institutions spécialisées, une question en apparence technique masque de vrais enjeux politiques.

La consigne, menace du modèle existant

Si la consigne suscite tant d’opposition auprès des collectivités locales, c’est qu’elle remet en question un système de financement et de gestion des déchets d’emballages déjà trentenaire. Il s’agit du principe de la « responsabilité élargie des producteurs » (REP), qui demande aux metteurs sur le marché d’emballages de contribuer à la gestion des déchets issus de leurs produits. Ce système a d’abord été mis en œuvre dans les années 1990 par l’Allemagne, dans un contexte de menace de retour de la consigne obligatoire, instaurée au Danemark voisin dans les années 1980.

Si la consigne suscite tant d’opposition auprès des collectivités locales, c’est qu’elle remet en question un système de financement et de gestion des déchets d’emballages déjà trentenaire.

En 1992, la France, emboîte le pas à l’Allemagne, sous l’impulsion de Brice Lalonde, qui construit avec les industriels (Jean Louis Beffa, de Saint-Gobain et Antoine Riboud, de Danone) et les collectivités (représentées par Jacques Pélissard, de l’AMF) un système autour d’Eco-emballages. Cette entité privée, appelée « éco-organisme », est chargée de collecter auprès des industriels une somme pour chaque emballage mis sur le marché, et de reverser le produit de ces sommes aux collectivités locales, afin de financer leur valorisation [2]. Le pouvoir de collecter cette somme, appelée « éco-contribution » est accordé à l’éco-organisme par un agrément des pouvoirs publics.

Si la France a construit ce modèle, coincé entre interventionnisme et laissez-faire [3], c’est qu’elle cherchait avant tout à éviter de reproduire le modèle allemand qui donnait plus de libertés aux industriels, mais aussi des objectifs de collecte et de valorisation plus élevés [4]. En somme, la REP s’est donc constituée indirectement contre la consigne. Elle est présentée comme une alternative crédible et efficace, qui favorise la valorisation des déchets d’emballages (notamment de boisson) et légitime ainsi leur consommation.

Comparaison des différents modèles en Europe, tirée du rapport de Jacques Vernier sur la consigne, 2019, p. 19.

Dans les faits, la REP française a effectivement permis d’accroître la collecte, la valorisation et même l’importance du recyclage dans le « mix » de la gestion des déchets. Elle n’a en revanche jamais atteint les objectifs qui lui étaient fixés dès 2002 par l’Etat français, à savoir de recycler 75% des emballages ménagers, soit 14 points de plus que le taux effectivement observé sur les bouteilles plastiques en 2021. L’imposition de nouveaux objectifs de collecte au niveau européen en 2019 oblige donc le gouvernement à imaginer un nouveau système. La remise en cause de la REP n’est d’ailleurs pas spécifique à la France : l’Espagne, la Belgique, qui ont des systèmes similaires, connaissent les mêmes critiques.

Pour le gouvernement et sa majorité, seule la consigne permettait d’atteindre ces nouveaux objectifs. Ainsi, Stéphanie Kerbarh, rapporteure du texte, affirme le 25 novembre 2019 que : « la consigne est actuellement la seule méthode permettant d’atteindre des taux de collecte supérieurs à 90 % pour les emballages, qu’ils soient en verre, en plastique ou en aluminium. Dix et bientôt quinze pays européens ont adopté des mécanismes de consigne et cinq ont déjà dépassé les 90 % de bouteilles en plastique collectées et recyclées. Aucun système sans consigne ne fait aussi bien. »

En réaction, les collectivités locales et les opposants à la consigne, ont insisté sur l’existence de « trajectoires » d’augmentation de la collecte des emballages de boisson, via l’activation de « leviers d’amélioration » en lien avec la REP [5]. Qu’en est-il vraiment ?

La bataille des chiffres

Dans les deux cas – la mise en œuvre d’une consigne ou l’intensification de la REP – les discussions techniques portent sur des projets de collecte pour recyclage des emballages de boisson. Il s’agit d’évaluer le rapport coûts-bénéfices de chaque solution, tant d’un point de vue économique qu’environnemental.

L’aspect économique est le premier abordé, à travers un rapport confidentiel remis par les industriels de la boisson au gouvernement dès 2019. Il chiffre à 182 millions d’euros les pertes de revenus pour les collectivités du fait de la « sortie » des bouteilles plastiques du système de collecte des déchets d’emballages. Ces pertes sont des éco-contributions qui ne seraient plus versées par l’éco-organisme. Les collectivités, elles, évaluent ce coût à 250 millions d’euros, puisque les gains mis en avant par les industriels (moins de collecte) seraient en fait quasiment nuls, du fait de la forte proportion de coûts fixes dans la collecte des déchets d’emballages. Depuis, les études de l’ADEME concluent toutes à l’existence d’un coût élevé.

Sur les aspects environnementaux, il faut relever que la REP comme la consigne pour recyclage sont construits comme des outils d’« internalisation des externalités environnementales ». Autrement dit, ils sont agnostiques en ce qui concerne l’extraction de ressources, ou la consommation d’énergie nécessaire à leur production [6]. Dans les deux cas, les emballages récupérés ne sont en effet pas réutilisés mais détruits par recyclage ou par incinération. Faire du réemploi, à travers la REP ou la consigne, permettrait de dépasser ces insuffisances. Ainsi, la critique environnementale de la consigne vise non pas le procédé de collecte en lui-même, mais l’usage des emballages récupérés.

Pour les associations environnementales, il a été délicat de se positionner contre la consigne pour recyclage tout en maintenant un plaidoyer pour la consigne pour réemploi, les deux options étant aisément confondues dans le débat.

Si les associations environnementales se sont opposées en 2019 à l’introduction de la consigne pour recyclage dans la loi AGEC, leur positionnement était malaisé. De leurs propres dires, il a été délicat de se positionner contre la consigne pour recyclage tout en maintenant un plaidoyer pour la consigne pour réemploi, les deux options étant aisément confondues dans le débat. Au niveau européen, le réseau Zero Waste Europe a opté pour une autre stratégie et a au contraire soutenu la consigne indistinctement, en faisant paraître un communiqué commun avec des industriels de la boisson appelant à la mise en place d’une cadre européen pour la consigne des emballages de boisson.

Dans le même temps, les industriels de la boisson s’opposent fermement à l’hypothèse de la généralisation d’une consigne pour réemploi sur les emballages en verre. Ils disent douter de son intérêt environnemental et de sa faisabilité. En particulier, ils rejettent en bloc l’idée d’une standardisation des contenants, nécessaire pour mettre en œuvre une consigne pour réemploi à grande échelle. Cette standardisation des bouteilles nuirait en effet à la possibilité de distinguer leurs produits de ceux de leurs concurrents à travers le design des bouteilles.

L’analyse coûts-bénéfices, tant sur le plan économique qu’environnemental, reste donc incertaine. Elle repose à la fois sur les connaissances existantes et sur leur mobilisation par les acteurs. Or, l’analyse dépend des effets de « cadrage » de la question de la consigne, c’est-à-dire de « comment pose-t-on la question ? ». Ces effets de cadrage sont par exemple l’idée qu’il faut atteindre les objectifs européens dans les délais impartis ou que la standardisation des contenants est difficilement envisageable dans une économie libérale.

Les écueils de la rationalité instrumentale

La consigne ne serait qu’un « mode de collecte » ? C’est en tous cas la façon dont elle est appréhendée dans le débat technique. Le « deposit-refund system » (ou DRS) et ainsi pensé comme un simple outil, neutre, que les dirigeants politiques auraient à choisir et à paramétrer en fonction des objectifs poursuivis [7]. Selon ce mode de pensée technique, emprunté à la discipline économique, les « outils économiques », à l’instar de la taxe carbone, auraient l’avantage d’être plus efficaces que d’autres modes d’intervention de l’Etat [8].

C’est dans ce cadre intellectuel qu’une grande partie de la controverse s’est déroulée. Qu’ils s’agissent des rapports qui précèdent la loi, comme celui du collectif boisson ou de Jacques Vernier, ancien président de l’ADEME et expert reconnu sur ces questions, ou ceux de l’ADEME qui lui succèdent, les auteurs s’efforcent de rationaliser la décision politique. Il s’agit alors de mettre en équation les différentes projections et les différents moyens mobilisés, afin d’évaluer leur capacité à atteindre les objectifs fixés.

Pourtant, derrière les débats économiques, certaines formes de moralisation de l’économie reviennent fréquemment dans la controverse. Il faut d’abord noter les appels à la prise en compte des effets sociaux de la consigne : elle serait susceptible de générer des comportements « déviants », comme le fait de favoriser les dépôts sauvages déculpabilisés. Concrètement, les consommateurs ne se souciant pas de récupérer la consigne sur leurs bouteilles les abandonneraient ainsi en pleine rue, afin que des personnes à faible revenu les récupèrent pour arrondir leurs fins de mois. Certains parlementaires disent craindre l’émergence de ces « marchés parallèles » de récupération d’emballages consignés [9]. Les collectivités locales dénoncent elles la « monétisation » d’un geste citoyen, le tri étant jusqu’à présent effectué gratuitement [10].

Aussi, et surtout, les débats autour de la consigne débordent les cadrages techniques comme « mode de collecte ». Pour un certain nombre de commentateurs, une consigne pour recyclage ne serait pas une « vraie » consigne. Ainsi, Loïc Prud’Homme, député La France Insoumise, affirme que :

« Le mot « consigne » a un sens qu’il s’agirait de ne pas détourner : cela consiste à rapporter des objets, notamment des bouteilles en verre, non pour les refondre et dépenser de l’énergie pour en fabriquer de nouvelles, mais pour les renvoyer à leurs producteurs, les laver et les réutiliser. La « consigne », comme vous en faites la publicité, n’est que du recyclage déguisé. »

Loic Prud’Homme, lors des discussions sur le projet de loi AGEC à l’Assemblée Nationale.

A l’inverse de la disjonction opérée par les experts, cette définition de la consigne lie l’outil à son objectif. Cette interprétation « liée » d’un instrument (penser en même temps ses moyens et ses fins) constitue la règle plutôt que l’exception. Une comparaison avec le cas du consentement à l’impôt [11] peut ici s’avérer pertinente. En effet, un impôt répond bien souvent autant à des exigences morales et politiques qu’à des critères d’efficacité [12].

Bien que la consigne ne soit pas, juridiquement, un impôt, elle consiste en réalité en un prélèvement de ressources auprès des individus – bien que ceux-ci soient des consommateurs – créé pour poursuivre des objectifs politiques, en l’occurrence environnementaux. Il faut également noter que la consigne n’est pas tout à fait conçue comme un outil neutre : dans l’ensemble des discussions qui entourent sa mise en œuvre, il est estimé que les consignes non récupérées par les usagers (en cas de mauvais « tri ») seront affectées au financement de la logistique du système. Autrement dit, une part résiduelle de l’outil est un instrument budgétaire : on prélève des ressources auprès des consommateurs pour financer la collecte et la gestion des déchets.

Enfin, la réflexion sur la consigne est constamment prise dans un débat portant sur d’autres outils fiscaux alloués à la collecte et à la gestion des déchets. Parmi les « leviers » considérés pour accélérer la collecte des emballages de boisson, on trouve l’accélération du déploiement de la « tarification incitative », soit le fait de payer la taxe d’enlèvement des ordures ménagères en fonction du poids des ordures ménagères jetées dans la poubelle grise, tout en laissant la collecte sélective « gratuite » pour en augmenter l’intérêt. Cette mesure, plébiscitée par les experts [13], est toutefois sujette à une forte politisation chez les élus locaux [14].

Les conséquences des choix hérités du passé, notamment en termes de pertes financières pour les collectivités en cas de mise en place d’une consigne, et l’opposition des industriels à l’instauration d’une consigne pour réemploi sur le verre (ou le plastique), risquent de peser lourd face à la proposition d’instauration d’une « vraie » consigne pour réemploi, comme le réclament notamment les associations environnementales.

Parler de la consigne, c’est donc directement et indirectement parler d’imposition, ou en tous cas d’allocation collective des ressources économiques. Ainsi, derrière l’apparence d’un débat technique et neutre reposant uniquement sur des expertises, l’opposition entre REP et consigne renvoie à des antagonismes entre les intérêts de différents acteurs, mais aussi à des visions « morales » de la politique environnementale, relatives au choix des modes de traitement. Les conséquences des choix hérités du passé, notamment en termes de pertes financières pour les collectivités en cas de mise en place d’une consigne, et l’opposition des industriels à l’instauration d’une consigne pour réemploi sur le verre (ou le plastique), risquent de peser lourd face à la proposition d’instauration d’une « vraie » consigne pour réemploi, comme le réclament notamment les associations environnementales.

Si ces dernières ont déjà gagné la bataille de l’opinion sur ce sujet, l’enjeu pour elles est de parvenir à rendre leur message compréhensible et de différencier le mode de collecte et le devenir des emballages collectés. A rebours de l’image consensuelle du processus de concertation lancé par le gouvernement, ces différents intérêts et visions de l’écologie vont donc de nouveau s’affronter.

Notes :

[1] Aussi appelé « hiérarchie des modes de traitement », ce principe est présent dans la directive 2008/98/CE du Parlement européen et du Conseil du 19 novembre 2008 relative aux déchets.

[2] La valorisation a été plébiscitée lors de la création du dispositif, pour intégrer à la fois le recyclage et l’incinération, qui sont ainsi mis sur un pied d’égalité.

[3] En réalité, la REP française correspond à un accord privé-public de type nouveau, que les économistes ont pu appeler « engagements volontaires » et les gestionnaires désigner comme une « régulation hybride ». Voir à ce titre : BORKEY, P., GLACHANT, M., « Les engagements volontaires de l’industrie : un mode original de réglementation environnementale ». Revue d’économie industrielle 83, 1998, ou encore MICHEAUX, H., AGGERI, F., « The emergence of hybrid co-regulation: empirical evidence and rationale in the field of e-waste management », Présenté au colloque EGOS en 2016.

[4] En effet, si le taux de « réutilisation » (c’est-à-dire de recyclage ou de réemploi) des emballages tombait en-dessous de 72%, il était ainsi prévu que l’Etat fédéral Allemand oblige tous les producteurs à mettre en place une consigne
[5] Ces leviers sont multiples (collecte des déchets consommés hors-foyer, augmentation des points d’apport volontaires, amélioration de la communication) et impliquent généralement une hausse des moyens alloués par Citeo. Voir VERNIER, J., Rapport sur la consigne des emballages de boissons, 2019.

[6] S’il est anticipé que le recyclage des déchets peut, indirectement, contribuer à diminuer le taux d’extraction des ressources vierges, cette relation causale n’a jamais été observée empiriquement. Surtout, elle prend mal en compte le fait que le recyclage comporte nécessairement des pertes énergétiques ou matérielles, qui l’empêchent ainsi d’être tout à fait neutre d’un point de vue environnemental.

[7] WALLS, M, « Deposit-refund systems in practice and theory ». Resources for the future discussion paper n°11-47, 2011.

[8] « Les incitations économiques ou autres visant à favoriser les choix durables du consommateur et à promouvoir des habitudes de consommation responsables peuvent être un outil efficace pour atteindre les objectifs de la présente directive » (considérant n°22 de la directive SUP).

[9] Voir l’intervention de Valérie Beauvais dans le rapport des sénatrices : RIOTTON, V., KERBARH, S., Rapport fait au nom de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire sur le projet de loi, adopté par le Sénat après engagement de la procédure accélérée, relatif à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire (n° 2274), Tome II, Assemblée nationale, 2019.

[10] Qui repose d’ailleurs sur une « mise au travail » des usagers. Voir à ce titre : BARBIER, R., « La fabrique de l’usager. Le cas de la collecte sélective des déchets », Flux 48/49, 2002. CAILLAUD, K., « Les conditions de mise au travail des usagers. Le cas de la gestion des déchets » Gouvernement et action publique 7, 2018.

[11] DELALANDE, N., SPIRE, Alexis., Histoire sociale de l’impôt. La Découverte, 2010, ainsi que BLAVIER, P., « Que nous apprennent les sciences sociales sur les Gilets jaunes, et ceux-ci sur la société française ? Une entrée par les enjeux socio-économiques », Revue Française de Socio-Économie 24, 2020.

[12] Si l’on peut rétorquer que les critères d’efficacité qu’on y intègre peuvent être suffisamment bien choisis et paramétrés pour parfaitement prendre en compte les exigences morales, cette optimisation semble encore difficile à atteindre et surtout requiert l’acquisition, par toutes les parties concernées par l’impôt en question, d’une connaissance suffisante de ses mécanismes.

[13] Voir la thèse de Renaud Nougarol, sur la mise à l’agenda et la traduction politique de la tarification incitative comme outil économique : NOUGAROL, R., La tarification incitative des déchets ménagers comme processus d’économisation ? : sociologie des cadrages et des débordements d’une politique publique, Université Toulouse le Mirail, 2017.

[14] CAILLAUD, K., NOUGAROL, R., « La triple politisation de la tarification incitative. Rapports de force, réagencements et effets d’un instrument politique », Géocarrefour 95, 2021.

Réquisitionner pour mieux régner

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Manifestations à Lyon en 2009 © mafate69

Si le recours aux réquisitions de grévistes a été largement médiatisé, les fondements juridiques de tels dispositifs demeurent sibyllins pour le grand public. Retour sur l’histoire d’une procédure contestée.

Les ordres de réquisition peuvent légitimement être considérés comme des entraves à l’exercice du droit de grève. Comprendre l’histoire de ce procédé de droit administratif permet de mieux appréhender ses applications modernes et ses utilisations récurrentes par les pouvoirs publics.

Michel Pigenet est historien et a notamment dirigé avec Danielle Tartakowsky une Histoire des mouvements sociaux en France (La Découverte, 2014). Le chercheur note que « le droit de réquisition renvoie à un droit militaire, initialement prévu dans une perspective de défense nationale ». En 1938, une loi prévoie en effet des dispositions permettant de réquisitionner des travailleurs en temps de guerre et pour les besoins de la défense nationale.

En réalité, la IIIème République n’aura pas attendue la veille de la guerre pour restreindre le droit des grévistes. En 1910, le gouvernement dirigé par Aristide Briant – pourtant un des promoteurs de la grève générale – met fin à une grève de cheminots en les réquisitionnant pour une « période militaire ».

Quoi qu’il en soit, la loi votée en 1938 est appliquée dès novembre de la même année. Le Gouvernement souhaite alors remettre en cause la semaine des 40 heures. Face à de telles velléités, la Confédération Générale du Travail (CGT) appelle à une grève générale. Il suffit alors au Gouvernement de faire savoir que la situation internationale est dégradée et qu’une telle grève porte atteinte à l’effort de guerre du pays. Alors que la guerre prend fin, l’état de guerre est prolongé jusqu’au milieu de l’année 1946. Le Gouvernement convainc alors le Parlement de la nécessité d’élargir la loi de 1938 pour trouver une solution aux conflits posés par les grèves.

En 1950, une loi est votée pour pérenniser les mesures prévues par la loi de 1938 en temps de paix. L’administration a alors recours à cette loi pour réquisitionner en 1950 des employés du gaz et de l’électricité, en 1953 les cheminots et les postiers, ou encore en 1957 des fonctionnaires de l’administration pénitentiaire.

« Les finalités qui permettent de justifier un ordre de réquisition ont été élargies. »

Eloïse Beauvironnet

Une telle loi offre « un havre salvateur lui permettant de riposter aux grèves de fonctionnaires » fait savoir Eloïse Beauvironnet, docteur en droit public à l’Université Paris 5 Descartes et autrice de La réquisition en droit administratif français. Rappelons que, si le droit de grève a longtemps été refusé aux fonctionnaires pendant la IIIème République, il leur est finalement accordé en 1950 par la décision Dehaene du Conseil d’Etat. La loi sur les réquisitions de 1950 va alors « conduire à la pérennisation en temps de paix d’un dispositif initialement conduit en temps de guerre » estime Eloïse Beauvironnet.

Un risque de banalisation du dispositif

« Alors qu’il existait auparavant une conception très étroite de l’ordre public, peu à peu les finalités qui permettent de justifier un ordre de réquisition ont été élargies » constate Eloïse Beauvironnet. La juriste explique que les réquisitions ont initialement été fondées sur « les besoins généraux de la Nation », un critère qui caractérise une atteinte à l’ordre public au niveau national et qui présente de ce fait « un caractère restrictif ». La grève victorieuse de 1963 frappe de discrédit ce type de réquisitions et va conduire le législateur a introduire de nouveaux recours à ce procédé. Ainsi, les réquisitions de police, aux mains du préfet, sont déclenchées en cas d’atteinte à l’ordre public au niveau local et l’assignation qui permet d’assurer la continuité d’un service public essentiel. « C’est ce qui permet aussi à des entreprises privées gestionnaires de services publics de requérir des salariés grévistes sur le fondement de ce pouvoir d’assignation » explique Eloïse Beauvironnet. Par ailleurs, deux lois de 2003 et 2004 « facilitent le recours aux réquisitions et étendent le pouvoir des préfets » note Michel Pigenet.

« Certains ordres de réquisition n’étaient pas destinés à préserver l’ordre public mais à assurer la continuité de l’activité économique. »

Eloïse Beauvironnet

Pour qu’une réquisition soit justifiée, il faut que deux conditions soient réunies : la réquisition doit parer une urgence et l’administration ne doit pas avoir d’autre moyens pour faire face à cette situation. Ainsi, « on ne peut demander le retour d’un service normal de l’activité » estime Michel Pigenet. « En cas de grève, la réquisition doit normalement être la dernière alternative » conclue ainsi Eloïse Beauvironnet.

Préserver l’activité économique

Pourtant, selon la juriste, les grèves de 2010 contre la réforme des retraites ont illustré combien certaines réquisitions peuvent être « abusives », notamment concernant les installations pétrolières. D’après elle, pour qu’une réquisition de raffinerie soit décidée, il faut que la pénurie de carburant devienne une menace à l’ordre public, comme lorsque les véhicules de secours n’ont plus de carburant. Or, « certains ordres de réquisition n’étaient pas destinés à préserver l’ordre public mais à assurer la continuité de l’activité économique, qui est pourtant une finalité étrangère à l’intérêt général » explique pourtant Eloïse Beauvironnet.

Le Conseil d’État reconnait ainsi en 2010 que « la réalité des risques pesant sur le maintien de l’ordre public » justifient la réquisition du site pétrolier de Gargenville. L’institution estime alors que l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle ne dispose plus « que de trois jours de stocks en carburant aérien ». L’épuisement total des stocks « aurait conduit au blocage de nombreux passagers ». De ce fait, le Conseil d’État conclut que « le préfet peut légalement […] prendre une mesure de réquisition à l’encontre des salariés en grève d’une entreprise privée dont l’activité présente une importance particulière pour le maintien de l’activité économique ». En commentant cette décision dans un article, le maître des requêtes au Conseil d’État Alexandre Lallet estime que la réquisition est devenu « un outil susceptible d’être légalement mobilisé lorsque le bilan coûts-avantages est (suffisamment) positif ». Pour Michel Pigenet, de telles procédures permettent « d’atténuer les effets de la grève ». « Pourtant une grève n’a d’effet que si elle a un impact » note le chercheur.

Néanmoins, les salariés ne sont pas sans défense face aux réquisitions de l’administration. Ils peuvent premièrement, lorsqu’ils sont assez nombreux, passer outre ces procédures et ne pas les respecter. De tels phénomènes ont été observés lors des grèves de 1953 ou de 1963.

Les grévistes peuvent également contester de telles réquisitions devant la justice. Plusieurs procédures d’urgence – à l’instar du référé liberté et du référé suspension – permettent au juge de statuer en urgence sur la légalité de ces recours en 48 heures. « Le salarié qui veut contester ces recours va devoir, dans un très court délai, rassembler les preuves de ses allégations. De même, le juge dispose de peu de temps pour diligenter une enquête et c’est alors une parole contre une autre » estime néanmoins Eloïse Beauvironnet. Ce court délai conduit les magistrats à « avoir tendance, surtout quand il s’agit d’allégations de menaces à l’ordre public, à s’incliner face à l’administration » estime la juriste.

Malgré ces difficultés, la justice donne parfois raison aux grévistes. La justice a ainsi suspendu le jeudi 6 avril 2023 la réquisition de la raffinerie TotalEnergies de Gonfreville-L’Orcher. La préfecture l’avait motivé par l’imminence du week-end de Pâques et l’augmentation « prévisible de 75 % de la circulation automobile ». Le tribunal administratif de Rouen a pourtant estimé qu’aucun « besoin non satisfait de carburant pour les besoins des services publics ne ressort des pièces du dossier » et que l’arrêté préfectoral porte « une atteinte grave et manifestement illégale au droit de grève ». 

Quand les grévistes mettaient les réquisitions en échec

Extrait du Drapeau Rouge. « Vers la grève générale de tous les mineurs ». 1924

Des réquisitions sont régulièrement imposées lors des conflits sociaux. Si elles portent généralement atteinte au succès du mouvement, ce ne fut pas toujours le cas. En 1963, une telle procédure est utilisée à l’encontre d’une grève de mineurs, mais ne parvient pas à les faire plier. Le Général de Gaulle, qui déclarait quelques années plus tôt que la grève apparaissait « inutile, voire anachronique », est contraint de céder. Et avec cette victoire, les grévistes ouvrent même « une brèche dans la digue antisociale de la Vème République », analyse l’historien Michel Pigenet.

En 1963, les mineurs français accusent un retard salarial – que la Confédération générale du travail (CGT) chiffre à 11% – par rapport à la moyenne nationale. À cette insécurité économique s’ajoute un malaise social quant à l’avenir de la profession. Si le charbon est encore dominant, sa part dans la consommation d’énergie primaire est passée de 58,3% en 1960 à 50,3% deux ans plus tard. Cette baisse est entérinée par le plan Jeanneney qui organise la diminution de la production de charbon en France. Des grèves ont déjà éclaté en 1961 et 1962 dans l’Aveyron pour contester la fermeture de l’exploitation de certains puits.

« La réquisition est une arme puissante mais, cette fois-ci, elle ne fonctionne pas et se retourne contre le pouvoir. »

Michel Pigenet

Une telle situation explosive ne tarde pas à favoriser les mécontentements. En 1962, Force Ouvrière (FO) propose l’idée d’une grève des rendements pour demander une hausse de salaire des mineurs. La Confédération Française des Travailleurs Chrétiens (CFTC, ancêtre de la CFDT) propose une grève illimitée que refuse la CGT, qui préfère les grèves perlées. Il faut dire que la grève de 1948, durement réprimée par le socialiste Jules Moch, est encore dans toutes les mémoires. Par ailleurs, Benoît Frachon, alors secrétaire général de la centrale, estime qu’il est primordial de s’assurer le soutien de l’opinion publique. Il est dès lors délicat de décider d’une grève illimitée alors qu’un hiver particulièrement froid frappe l’Hexagone.

Une réquisition mise en échec

Le ministre de l’Industrie Michel Maurice-Bokanowski organise une rencontre avec les « partenaires sociaux » le 27 février à qui il envoie une fin de non-recevoir. La fermeté du pouvoir n’est pas inattendue : depuis 1950, le gouvernement use de nombreuses fois des réquisitions qui permettent souvent de faire plier les grèves. « En 1959, les cheminots veulent faire grève et le gouvernement annonce une réquisition. La CFTC et FO se retirent, la CGT abandonne » rappelle Michel Pigenet – qui a dirigé avec Danielle Tartakowsky une Histoire des mouvements sociaux en France (La Découverte, 2014).

Confiant, le gouvernement adopte alors une posture d’extrême fermeté. Les syndicats appellent à la grève le 1er mars tandis que le Général de Gaulle signe un décret de réquisition de grévistes fondé sur « les besoins généraux de la Nation » le 3 mars. Le Journal officiel est publié un dimanche pour permettre la réquisition le lendemain. Le Général table alors sur la division du mouvement syndical : le lundi étant férié dans le Nord-Pas-de-Calais, les arrêtés de réquisitions ne frappent le premier jour que les bassins lorrains, réputés être peu enclins à la révolte. Contre toute attente, l’ordre de réquisition n’est pas respecté par les mineurs lorrains. Et le mardi, c’est le Nord-Pas-de-Calais qui entre en grève.

« C’est l’attitude qu’il ne fallait pas avoir : le gouvernement pensait être en position de force » explique Michel Pigenet. Selon le chercheur, « le refus de négocier se retourne très tôt contre le gouvernement ».

L’ordre de réquisition est rapidement mis en échec : on compte 178 000 grévistes pour 197 000 mineurs, soit un taux de 90 %. Le gouvernement convoque en avril une « commission des sages ». Cette dernière, présidée par le Commissaire général au Plan Pierre Massé, reconnaît le retard accusé par les mineurs, recommande de réduire leur temps de travail et de leur accorder des congés supplémentaires. Elle permet au gouvernement de « ne pas perdre la face tout en donnant satisfaction aux mineurs : le gouvernement cède sur l’essentiel » note Michel Pigenet. « La réquisition est une arme puissante mais, cette fois-ci, elle ne fonctionne pas et se retourne contre le pouvoir », ajoute savoir l’historien. La grève est telle que, contrairement aux réquisitions de 1953, aucune poursuite n’est engagée à l’encontre des grévistes.

Une solidarité qui assure le succès de la grève

Une telle réussite n’était pourtant pas assurée. « La guerre d’Algérie a étouffé les mobilisations sociales entre 1955 en 1962, année qui marque une double victoire électorale gaulliste » note Michel Pigenet. Le mouvement social apparaît divisé et affaibli. Deux ans auparavant, lors de la grève des mineurs de Decazeville, Charles de Gaulle n’a-t-il pas déclaré à la télévision que « la grève paraît inutile, voire anachronique » ?

Pourtant, l’opinion publique semble favorable aux grévistes. Un sondage estime alors que près de 80 % de la population soutient le mouvement. Il faut dire que la communication du gouvernement n’a pas été parfaitement maîtrisée : les interventions à la télévision du premier ministre Pompidou et du ministre de l’information Peyrefitte ne convainquent pas.

Des mécanismes de solidarité financière se mettent alors en place : des collectes sont organisées un peu partout en France pour venir en aide aux mineurs tandis que les enfants des grévistes sont accueillis dans des familles volontaires. Le mouvement peut également compter sur la solidarité d’autres bassins miniers et de diverses professions. « Il y a des manifestations de solidarité, des gaziers et électriciens débraient, des dockers refusent de décharger du charbon qui vient de l’étranger, des caisses de grève sont mises en place » explique Michel Pigenet. Johnny Hallyday organise même un concert au profit des mineurs tandis que des évêques se distinguent par des déclarations de compréhension et de sympathie pour le mouvement, note l’historien.

Ce succès se traduit par la première mise en échec du Général sur le plan social, dont le taux d’approbation dans les sondages dégringole. Certains des acquis arrachés par les mineurs, notamment l’obtention d’une quatrième semaine de congés payés, profitent par ailleurs à une large partie de la population. Michel Pigenet estime également que « les mineurs ont ouvert une brèche dans la digue antisociale de la Vème république. C’est le début d’un cycle de contestations sociales qui aboutit avec 1968 ». Néanmoins, la victoire des mineurs n’est pas totale sur tous les points : les fermetures de mines ne seront pas remises en cause par ces grèves, « mais sont plutôt accélérées » note Michel Pigenet.

La déroute du gouvernement limite à l’avenir les réquisitions fondées sur « les besoins généraux de la Nation ». Inventive, l’administration met néanmoins en place d’autres procédures pour restreindre le droit de grève…

Derrière la « nécessité » des réformes, une rhétorique dépolitisante et antidémocratique

La dernière intervention télévisée d’Emmanuel Macron a martelé la « nécessité » de la réforme des retraites et n’a fait que répéter l’argumentaire développé par son gouvernement au cours des dernières semaines. Celui-ci reprend d’ailleurs presque mot pour mot les discours mobilisés aux quatre coins de l’Europe par les défenseurs de l’austérité budgétaire une dizaine d’années plus tôt, en pleine crise financière. Et pour cause : il appartient à la même matrice idéologique néolibérale.

« Ce n’est pas le gouvernement qui impose les sacrifices, c’est la nécessité. Nous n’avons pas d’autre règle ni de critère que ce que la nécessité nous impose. Nous ne faisons que ce que nous devons faire, que cela nous plaise ou non. Pour le gouvernement c’est une obligation, un principe basique de responsabilité vis-à-vis de son pays lorsqu’il doit prendre des mesures difficiles, et pour les groupes qui ne sont pas au gouvernement cela mesure leur capacité à prendre leurs engagements et responsabilités vis-à-vis du pays. Notre pays a choisi l’illusion que, alors que le monde changeait, il pouvait ne pas changer. Le coût de l’inertie, naturellement, s’est déplacé sur les épaules de nos enfants et petits-enfants jusqu’à arriver au moment de vérité. »

Contrairement aux apparences, ce ne sont pas là des morceaux choisis de l’interview qu’Emmanuel Macron a décidé d’accorder mercredi passé après l’utilisation de l’article 49.3 pour faire passer la réforme des retraites malgré la résistance de l’Assemblée et de la rue. Il s’agit en réalité d’un mélange de plusieurs interventions, énoncées par José Luis Zapatero (Espagne), Mariano Rajoy (Espagne) et Mario Monti (Italie) en pleine crise de la zone euro, entre 2010 et 2013, lorsqu’ils étaient aux commandes de l’exécutif de leur pays. L’enjeu était alors de convaincre des populations rétives d’avaler la « pilule amère » de l’austérité et d’accepter de « souffrir pour guérir », selon les mots du Président du Conseil italien de l’époque1.

Le fait même que les propos de trois acteurs distincts – un socialiste de la Troisième Voie, fidèle au républicanisme libéral, un représentant de la droite post-franquiste, et un technocrate aux affinités démocrates-chrétiennes – soient interchangeables au point de pouvoir former un texte suivi et « cohérent » indique clairement la présence d’une même matrice idéologique à l’œuvre. Qu’un œil distrait ait pu croire qu’il s’agissait là d’une transcription de la dernière prise de parole du Président français, tant la structure du raisonnement et les éléments de langage sont semblables, le confirme. Nous avons là affaire à un cas d’école de ce que le philosophe Michel Foucault appelait la « régularité dans la dispersion »2 : le discours néolibéral.

En marche contre la démocratie

Le propre de ce discours est d’occulter les fondements politiques – et donc contestables – sur lesquels il repose et de se présenter comme la simple administration d’un ordre naturel des choses. Les réformes qu’il défend le sont au nom de la nécessité – Rajoy parlait de « nécessité impérieuse », Monti d’« exigence vitale » – plutôt que d’une vision spécifique de la société et de l’arbitrage à opérer entre les différents intérêts qui s’y manifestent. Cette dimension impérative était patente dans l’intervention d’Emmanuel Macron, dominée par les verbes à connotation injonctive – « il faut », « nous devons » – et le vocabulaire de la contrainte. Les principaux ministres concernés n’avaient d’ailleurs que celle-ci a la bouche pour défendre la réforme, justifiée par des données supposément objectives et placées d’emblée hors du champ de la discussion politique : les évolutions démographiques et l’équilibre des comptes de la sécurité sociale.

« L’argument de la nécessité peut s’émanciper de tout contexte et devenir progressivement auto-suffisant. »

Dix ans auparavant, ce sont la gravité de la récession, le bon sens budgétaire et les contraintes européennes qui jouaient ce même rôle. Qu’importe : répété à l’envi, l’argument de la nécessité peut s’émanciper de tout contexte et devenir progressivement auto-suffisant. Les représentants du gouvernement peuvent alors simplement mentionner les « réformes nécessaires » sans avoir à rappeler ni les déterminants de cette nécessité, ni les particularités de son objet, ni les valeurs qui l’accompagnent. La nécessité se normalise au fil des interventions, profitant en cela de la répétition antérieure du « fait » démographique et budgétaire, qu’elle finit par porter avec elle comme un sous-entendu permanent et dont, au terme d’un matraquage, elle en vient à symboliser l’irréfutabilité supposée. C’est d’ailleurs à ce titre qu’Elisabeth Borne l’a invoquée pour ponctuer sa dernière déclaration devant l’Assemblée (« On ne peut pas faire de pari sur l’avenir de nos retraites, cette réforme est nécessaire »), sous un ton rendu martial par la volonté de couvrir les huées dont elle faisait l’objet.

Cette naturalisation d’une réforme au caractère éminemment politique est renforcée par le recours à d’autres registres lexicaux. Le discours d’austérité des années 2010 nous a ainsi enseigné l’art des métaphores pour mieux nous expliquer la « nécessité » de réduire la dépense publique : la construction équilibrée (consolidation), la mécanique fonctionnelle (ajustement) ou le corps sain (assainissement). Emmanuel Macron n’a pas tiré les plus visibles d’entre ces ficelles ; il n’aura cependant pas pu résister à la plus banale, la métaphore du voyage, qui représente l’action publique comme un déplacement en direction d’une destination. Il s’agissait donc, d’après le Président de la République, de garder le cap, d’avancer voire d’accélérer sur le chemin des réformes. Articulée au registre de la nécessité, cette métaphore permet d’effacer discrètement toute alternative, en présupposant la légitimité de la destination, l’existence d’une seule voie pour l’atteindre, et en rejetant ainsi toute forme d’opposition à une volonté de sortie de route ou d’« immobilisme ». Elle a d’ailleurs été érigée par le macronisme en slogan politique (En Marche !) qui condense à lui seul ses vertus dépolitisantes. On comprend, en effet, qu’un parti libéral puisse se différencier d’un parti conservateur ou qu’un parti socialiste se définisse en opposition à un parti libéral, mais imagine-t-on un mouvement politique qui se définirait comme allant à reculons ?

Dans ces conditions, si la réforme est son propre principe d’évidence, si son adoption est de l’ordre de la nécessité, son rejet ne peut être que le fruit d’une irréductible mauvaise volonté ou d’une erreur de jugement – voire, dans sa version coupable, d’un déni de réalité. C’est encore un registre discursif que Macron emprunte aux thuriféraires de l’austérité passée, lui qui exhorte les citoyens à « entendre la réalité » plutôt qu’à céder à une « forme d’illusion ». Son corollaire, bien entendu, est que l’activité de gouvernement ne serait finalement qu’un grand exercice de pédagogie, et que sa réussite ou son échec ne dépendraient que de sa capacité à « convaincre » et à « expliquer » – deux autres termes clés de l’allocution télévisée de Macron. L’art du bon gouvernement revient alors à regarder la vérité en face et à la dire « sans ornements ni excuses, même si elle fait mal », comme le recommandait Rajoy.

« Nos démocraties auraient la fâcheuse tendance à « vouloir s’abstraire du principe de réalité », d’après le chef d’État français. »

Or, nos démocraties auraient la fâcheuse tendance à « vouloir s’abstraire du principe de réalité », d’après le chef d’État français. Elles ont donc besoin d’être protégées d’elles-mêmes et de la tyrannie du court terme, au nom de l’intérêt général. Ce thème est bien sûr aussi ancien que la pensée anti-démocratique elle-même. Sans remonter jusqu’à Platon, on la trouve au cœur de la pensée néo-conservatrice et de sa « common pool theory » : la démocratie serait intrinsèquement inflationniste, vouée à succomber sous le poids des exigences toujours plus nombreuses et déraisonnables d’un peuple gourmand3. Ces « excès » de la démocratie et son court-termisme pathologique étaient d’ailleurs l’objet central du livre que Mario Monti a cosigné en 2012 avec Sylvie Goulard, alors eurodéputée et passée depuis à… LREM. Dans cet ouvrage au titre évocateur – De la démocratie en Europe. Voir plus loin – on pouvait notamment lire un passage des Federalist Papers dans lequel Alexander Hamilton déclarait : « Lorsque les vrais intérêts du peuple sont contraires à ses désirs, le devoir de tous ceux qu’il a préposés à la garde de ses intérêts est de combattre l’erreur dont il est momentanément la victime afin de lui donner le temps de se reconnaître et d’envisager les choses de sang-froid. »

Cette perspective ne s’en cache même pas : l’Union européenne a précisément pour vocation de tempérer la démocratie et de pousser les peuples à réaliser les efforts que l’orthodoxie économique impose. Cette dépossession démocratique passe par le découplage entre le lieu de la décision politique (politics) et celui de la mise en œuvre de l’action publique (policies), conséquence majeure, selon le politiste Christopher Bickerton, du passage de l’État-nation à « l’État membre »4. Depuis quelques années, cette tutelle sur les politiques économiques et budgétaires des États s’opère via le Semestre européen, mécanisme de coordination permanent entre les États et les institutions européennes, dont sont issues les « recommandations » adressées à la France concernant son système de retraites.

L’illusion de la responsabilité

Drôle de monarque républicain, cependant, que celui dont la volonté se plie à un simple bilan comptable. À l’en croire, Macron est pieds et poings liés par cette « nécessité » qui nous gouverne tous, il n’est que l’agent exécutant une logique qui le dépasse. À chaque ère son principe de neutralisation du conflit, comme l’avait remarqué le juriste Carl Schmitt5 : l’érection de la sphère économique en logique autonome, prévalant sur le moment de la décision politique, n’est que le succédané de cette suprématie de la sphère religieuse pour la monarchie de droit divin ou de celle des sciences et techniques pour le libéralisme classique. À ceci près que le chef de l’État français n’est ni le dernier descendant d’un lignage royal, ni le représentant d’une classe dont le suffrage censitaire garantit la légitimité exclusive à exercer le pouvoir, mais qu’il est supposé gouverner au nom du peuple dans son ensemble, duquel il tient son mandat.

Avec l’avancée du principe démocratique, une « dissolution des repères de la certitude » s’est opérée, d’après les mots du philosophe Claude Lefort : la sphère politique s’est progressivement autonomisée des autres champs d’activité sociale et est devenue sa propre source de légitimité6. Cela implique une constante réactivation de ses mythes fondateurs, comme la croyance en l’efficacité et en la représentativité de l’action publique7. Tout acteur autorisé du champ politique participe ainsi à une liturgie autour de la croyance selon laquelle l’action des gouvernants peut avoir prise sur le réel et tire sa légitimité du suffrage universel. Celle-ci détermine aussi, à l’inverse, des indicibles par excellence : qu’il soit au pouvoir ou dans l’opposition, aucun prétendant à l’exercice de l’autorité politique ne la déclarera impuissante ou illégitime en général.

C’est pourtant bien ce que le registre impératif accomplit en faisant étalage de la contrainte qui pèse sur l’action du gouvernement. Ce fatalisme apparent du discours néolibéral dès qu’il s’agit des réformes qu’il promeut heurte de plein fouet les croyances communes associées à l’autonomie du champ politique. Si la rationalité économique détermine une et une seule politique possible, pourquoi ne pas la confier directement à des économistes ? Si le social n’est pas ce terrain d’indécidabilité fondamentale, conférant un caractère primordial à la décision entre des choix alternatifs, que deviennent le rôle et la légitimité des acteurs politiques ? En endossant un tel discours, un chef d’État se trouve dans la position absurde de l’homme sciant la branche sur laquelle il est assis : il nie l’autonomie du champ politique dont il dépend pour se constituer en tant que sujet.

Cette tension, patente dans le discours, n’est que partiellement résolue par le tour de passe-passe rhétorique consistant à exalter le sens de la responsabilité de l’exécutif, son engagement à endosser l’impopularité en soumettant la population à des efforts difficiles. Ces sacrifices – ce discours comporte généralement une forte connotation rédemptrice, les réformes étant vues comme le rachat d’un comportement irresponsable dans le passé – ne seront d’ailleurs pas vains, si l’on en croit la parole présidentielle. Ils sont même la promesse d’un avenir radieux : dans le cas de la réforme des retraites, il s’agit ni plus ni moins que d’assurer la pérennité du système de sécurité sociale dans son ensemble, qu’on ne détruit donc que pour mieux préserver. Imperceptiblement, la nécessité se fait vertu : la réforme signale le courage et la détermination de celui qui la porte dans l’intérêt d’une population qui s’y oppose et s’inscrit dans un univers éthique qui place la solidarité intergénérationnelle en son cœur.

Puisque la réforme est naturelle, bonne, rationnelle, nécessaire, elle ne peut être définitivement enterrée mais uniquement postposée. Ne pas la faire maintenant, c’est condamner les générations futures à la réaliser sous une forme plus dure – elle est donc un cadeau du présent à l’avenir. Le raisonnement est alors directement calqué sur celui qui vise à justifier les politiques de réduction de la dette publique. Il y aurait pourtant une autre hypothèque sur le futur à dénoncer : c’est celle que le sociologue Wolfgang Streeck identifie dans le recours massif au crédit privé, cœur battant du capitalisme financiarisé, qui permet « d’acheter du temps » en compensant la baisse tendancielle des taux de croissance dans les économies post-industrielles8. Curieusement, celle-ci n’apparaît jamais dans le débat public.

Le bloc bourgeois en embuscade

Il est toujours difficile de mesurer l’efficacité d’un discours, sauf à mener des études approfondies sur sa réception. Le diptyque nécessité-responsabilité convainc-t-il ses destinataires ? Le sujet néolibéral est-il ce citoyen compréhensif, exécutant un acte d’attrition à la demande de ses gouvernants afin de laver le péché d’inflation de sa communauté9 ? La classe politique sera-t-elle récompensée de la lucidité et du courage qui la caractérisent face aux impératifs comptables, ou fera-t-elle les frais de l’ingratitude populaire, comme l’a récemment déploré Macron ? Dans le cas de la crise de la zone euro, le recul nous permet de tenter d’inférer l’efficacité de ce discours à partir des développements socio-politiques survenus au cours de la décennie suivante. Le tableau n’est guère reluisant pour les chantres de l’austérité : partout où se pose le regard – Grèce, Espagne, Italie –, les forces ayant joué de ce registre discursif ont été balayés ou ont manqué de l’être. L’exemple italien est remarquable à plus d’un titre : l’alternance entre Berlusconi et ses adversaires du centre-gauche, qui avait rythmé la compétition politique depuis le début des années 1990 et le Tangentopoli, a perdu de sa vigueur au profit de nouveaux acteurs : tentative de nationalisation d’une droite régionaliste, émergence spectaculaire d’une force populiste catalysant un ressentiment populaire massif, montée au gouvernement d’une extrême droite néo-fasciste, tentative de constituer un pôle centriste. Preuve, s’il en faut, qu’à chasser le politique, ce dernier revient au galop.

La France n’a pas été, au même titre que ses voisins du Sud, au cœur de la tourmente financière pendant la crise et n’a pas fait l’objet de la même coercition des marchés et des institutions européennes. Le mandat de François Hollande, axé sur les réformes structurelles (comme la « loi travail ») et le durcissement identitaire en réponse aux attentats perpétrés sur le sol français (loi de « déchéance de nationalité »), a pourtant joué un rôle équivalent. Ce quinquennat a porté le coup de grâce à la dynamique d’affrontement entre un bloc de gauche et un bloc de droite, qui avait organisé la vie politique du pays tout au long de la Vème République. Le bipolarisme de la compétition partisane s’est ainsi effacé au profit d’un jeu à trois, entre un bloc nationaliste, un bloc social-écologiste recomposé, et un « bloc bourgeois »10. L’opération de fusion du centre-gauche et du centre-droit en un bloc bourgeois, réalisée par Emmanuel Macron lors de la campagne présidentielle de 2017, est venue parachever la lente érosion de ces deux blocs, mais n’aurait cependant pas été possible sans la soudaine décrédibilisation de la gauche de gouvernement par son ralliement au même programme de réformes néolibérales promu par ses adversaires.

« Macron est donc un pur produit du tournant politique des années 2010. »

Macron est donc un pur produit du tournant politique des années 2010 : il est un Matteo Renzi ou un Albert Rivera dont le coup politique, par un mélange de circonstances favorables et de flair personnel, a parfaitement réussi. Prenant acte de la perte de consensus des deux forces principales du système politique, il a proposé la voie de la fusion comme stratégie de survie pour toutes les âmes raisonnables qui font de l’économie de marché et de l’intégration européenne les deux points cardinaux de leur engagement politique. Comme l’ont montré Bruno Amable et Stefano Palombarini, la configuration issue de ces multiples recompositions est passablement instable, aucun des trois blocs en compétition ne pouvant prétendre à l’hégémonie. Le partage de l’électorat en trois parts pratiquement égales était manifeste lors des dernières élections, présidentielle et législatives. Avec un quinquennat de recul, la stratégie macroniste est devenue de plus en plus claire : pourquoi s’évertuer à être hégémonique lorsque la position excentrée des deux autres blocs permet de gouverner par défaut, en tant que force minoritaire jouissant d’une position pivotale, en tablant sur l’apathie des abstentionnistes qu’aucune force ancrée dans la société ne semble à même de troubler ? C’est sans doute l’autre message qu’il faut retenir de son intervention. Le chef de l’État, abandonnant toute la retenue inhérente à sa fonction, s’est laissé aller à affirmer brutalement ce qui d’ordinaire reste implicite : ne jouant pas sa réélection dans quatre ans, il n’a cure de sa cote de popularité et est tout disposé à gouverner contre le pays.

À l’ère des formations politiques jetables, son impopularité personnelle peut même rejaillir sur l’étiquette partisane qui lui est associée. Son calcul, semble-t-il, est le suivant : il se trouvera de toute façon quelqu’un dans son propre camp qui, ayant eu l’habileté de garder une saine distance vis-à-vis de lui et la capacité de construire une machine électorale ad hoc pour soutenir sa candidature, pourra remporter la présidentielle au nom d’un changement de « méthode ». Autrement dit : il importe peu de savoir si le discours sur les retraites convainc. Il n’a pas besoin de convaincre, mais de rassurer les occupants d’une citadelle assiégée en montrant l’état de division et le manque de matériel d’assaut des divisions postées à ses pieds. À ce stade, il n’y a aucune raison de penser que l’équilibre des forces aboutisse à un autre résultat, tant que la désaffiliation, la démobilisation et/ou le vote pour l’extrême droite prévaudront au sein d’une grande partie des classes populaires. L’impuissance surjouée du gouvernement pourrait bien alors avoir pour égale celle de ses adversaires – à moins que, coup de théâtre, les grévistes et les manifestants s’organisent par-delà les mobilisations contre la réforme des retraites.

1. Richard Heuzé, “Interview avec Mario Monti: “Italie, souffrir pour guérir”, Politique internationale 137, 2012, pp. 233–42.
2. C’est ainsi que Michel Foucault définissait les « formations discursives », ces grandes matrices de discours sur l’être humain et la société, historiquement situées, dont son travail de recherche visait à faire la genèse et à dégager les principes d’unité (Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969).
3. Sylvie Goulard et Mario Monti, De la démocratie en Europe. Voir plus loin, Paris, Flammarion, 2012.
4. Christopher Bickerton, European integration: From Nation-States to Member States, Oxford, Oxford University Press, 2012.
5. Carl Schmitt, La notion de politique, Paris, Flammarion, 1992.
6. Claude Lefort, Essais sur le politique. XIXe – XXe siècles, Paris, Seuil, 1986.
7. Christian Le Bart, « L’analyse du discours politique : de la théorie des champs à la sociologie de la grandeur », Mots. Les langages du politique, n°72, 2003, pp. 97-109.
8. Wolfgang Streeck, Buying Time: The Delayed Crisis of Democratic Capitalism, London and New York, Verso, 2014.
9. Liam Stanley, « ‘We’re Reaping What We Sowed’ : Everyday Crisis Narratives and Acquiescence to the Age of Austerity », New Political Economy, 19(6), 2014, 895-917.
10. Bruno Amable et Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois : Alliances sociales et avenir du modèle français, Paris, Raisons d’agir, 2017.

« Nous aurons prochainement l’occasion de fêter une victoire historique » – Entretien avec Olivier Mateu

Olivier Mateu Le Vent Se Lève LVSL
Olivier Mateu / Ed. LHB

Avec son franc-parler et son attitude déterminée, Olivier Mateu est devenu l’une des figures emblématiques de la mobilisation contre la réforme des retraites. Assumant une ligne radicale et un syndicalisme de lutte des classes, ce natif de Port-de-Bouc, issu d’une famille communiste qui a lutté contre le franquisme en Espagne, est depuis 2016 secrétaire de l’Union départementale de la CGT des Bouches-du-Rhône. Se démarquant d’une direction cégétiste plus modérée, Olivier Mateu prône l’auto-organisation à la base pour s’opposer au gouvernement et au patronat, mais aussi une certaine conception de la lutte syndicale, renouant avec l’ambition de construire une société nouvelle. Dans cet entretien, il revient sur l’actualité de la mobilisation contre la réforme des retraites, à la veille d’une nouvelle journée de mobilisation, sur la stratégie de la grève reconductible, sur la lutte menée à Fos-sur-Mer contre les réquisitions de grévistes, sur son parcours militant ou encore sur le congrès de la CGT qui aura lieu du 27 au 31 mars. Entretien réalisé par Léo Rosell.

LVSL – Alors que le texte vient d’être adopté par défaut, à la suite de l’échec des motions de censure, quel bilan faites–vous de cette première phase de mobilisations contre la réforme des retraites ?

Olivier Mateu – C’est une déroute complète pour le président de la République et son gouvernement. Après des semaines à essayer d’acheter une majorité face à un mouvement social d’une ampleur inédite depuis 1995 voire 1968, leur incapacité à créer une majorité autour de cette réforme est un échec retentissant, alors même qu’ils ont mis des millions sur la table pour convaincre les députés de la défendre dans leurs circonscriptions…

Durant cette séquence, l’attitude des ministres et des responsables politiques du camp présidentiel a relevé de l’ignoble. Il s’agit d’un personnel politique qui n’est non seulement pas à la hauteur de ses fonctions, mais qui ne parvient pas non plus à cacher qu’il est au service d’intérêts différents des travailleurs et du peuple français.

Du point de vue de la stratégie syndicale, je pense que l’on n’en est pas encore au moment du bilan. En règle générale, rien ne marche mieux que quand ce sont les travailleurs et les travailleuses qui décident et s’organisent à la base. D’ailleurs, le fait que depuis deux mois et demi l’intersyndicale survive dans sa forme résulte de cette unité des travailleurs et des populations mobilisées à la base, puisqu’il y a également des jeunes et des personnes éloignées du monde du travail qui viennent prêter main forte.

LVSL – À la veille d’une nouvelle journée de grève et de manifestations, quelle suite attendez–vous pour ce mouvement ? Que lui manque–t–il pour faire définitivement battre Macron en retraite ?

O. M. – Très concrètement, je pense que nous n’avons jamais été aussi prêts de remporter une victoire interprofessionnelle et intergénérationnelle qu’aujourd’hui. Il faut organiser et réussir ces journées d’action, même si elles peuvent sembler trop espacées, et en même temps travailler partout à installer la grève reconductible, qui selon nous ne doit pas être « 24h ou rien ».

« Quiconque peut mettre une heure, deux, quatre, huit heures par jour, une, deux ou trois fois par semaine participe à gagner cette bataille. »

Notre stratégie de grève reconductible est liée y compris à la structuration de l’économie, voulue par le patronat et les gouvernements qui le servent depuis des décennies. L’accumulation de toutes les modalités de grève reconductible fera qu’à un moment donné, l’économie fonctionnera tellement mal et sera tant affectée que ce sera le MEDEF lui–même qui demandera au président de retirer sa réforme.

En ce sens, tout le monde a une part à prendre au combat. Quiconque peut mettre une heure, deux, quatre, huit heures par jour, une, deux ou trois fois par semaine participe à gagner cette bataille. Et ce, dans tous les secteurs, que l’on soit dans le public ou le privé. À titre d’exemple, si les personnels des crèches qui accueillent les enfants le matin, démarrent avec une heure de retard la journée, cela se répercute sur les parents qui doivent garder une heure de plus leur enfant, de telle sorte que les effets de cette heure de grève sont multipliés au moins par deux. Qu’on le veuille ou non, on pèse aussi sur l’économie de cette façon.

LVSL – On vous a vu en première ligne contre les réquisitions de grévistes, notamment dans les raffineries. En quoi ces pratiques constituent–elles selon vous des atteintes au droit de grève, et quels moyens existent pour lutter contre ?

O. M. – Très souvent, ces réquisitions, que le gouvernement et les médias à sa solde estiment légales, se trouvent battues dans les tribunaux. Le problème étant que ces jugements se font a posteriori, alors que sur le moment, cela met un coup au moral des grévistes. C’est d’ailleurs comme cela qu’ils ont évité le mouvement en octobre, en imposant une forte pression médiatique et des réquisitions.

Dans mon département des Bouches-du-Rhône, les réquisitions n’ont pas concerné les raffineries mais le dépôt pétrolier de Fos–sur–Mer, qui est le plus gros dépôt de carburant du pays. Quelle a été la réaction des salariés à l’intérieur, pour ceux qui n’étaient pas réquisitionnés ? Ils ont décidé de maintenir la grève, ce qui a empêché de réaliser la moitié du programme qui était prévu. Ces réquisitions ont donc davantage créé du « buzz » qu’elles n’ont eu d’efficacité réelle. Une autre conséquence est que certains secteurs, comme les remorqueurs qui jusqu’ici n’étaient pas en grève, le sont depuis hier.

Cela rajoute donc du monde dans la lutte, comme les « opérations escargot », notamment une il y a quelques jours vers l’aéroport de Marignane qui a finalement convergé vers le dépôt pétrolier de Fos. Certes, on s’est fait gazer, mais cela a bien perturbé le fonctionnement du site. Encore aujourd’hui, et à la veille de la journée du 23 mars, nous sommes mobilisés sur plusieurs points dans tout le département, ce qui fait que le chargement des camions et l’ensemble des activités économiques du département sont très perturbés.

« Contraindre en les réquisitionnant des travailleurs qui ont accepté de perdre des jours de salaire pour défendre leurs droits, et ce sous le contrôle des policiers, est absolument inacceptable. »

J’insiste à nouveau sur le fait que ces réquisitions sont bien souvent jugées par la suite illégales, mais ne serait–ce que du point de vue moral, contraindre en les réquisitionnant des travailleurs qui ont accepté de perdre des jours de salaire pour défendre leurs droits, et ce sous le contrôle des policiers, est absolument inacceptable. S’ils veulent se servir de policiers, qu’ils les mettent à la frontière suisse et qu’ils arrêtent les évadés fiscaux.

LVSL – Vos positions et votre ton combatifs ont été mis en lumière lors de cette mobilisation. Quel a été jusqu’ici votre parcours militant et syndical ? Quelle est votre conception de l’engagement syndical ?

O. M. – J’ai adhéré à la CGT quand je n’avais pas encore 22 ans, en 1996. Depuis, je ne l’ai jamais quittée. Je suis devenu secrétaire de l’Union départementale des Bouches–du–Rhône en 2016. Ma conception de l’engagement militant se situe donc à la fois sur un plan personnel – chacun s’engage comme il l’entend –, et sur le plan collectif, pour décider d’avancer ensemble vers autre chose que ce système dans lequel nous sommes aujourd’hui enfermés. Partant de là, je ne considère pas qu’il y ait de petites ou de grandes luttes. Tout ce qui vient mettre un coup au capitalisme est bon à prendre et doit aller à son terme.

Dans le même temps, pour ne pas reproduire les mêmes erreurs, nous devons penser très concrètement la société nouvelle dans laquelle on souhaiterait vivre, en dehors du capitalisme. Ce qui me pousse personnellement à m’engager, pour le dire très franchement, c’est le refus de laisser un monde à nos enfants dans lequel ils ne connaîtront que la souffrance et la frustration, pendant que d’autres continuent de se gaver de caviar et de champagne.

Voilà ce que je trouve insupportable et ce qui me pousse au combat. Quand on voit les richesses produites, il y a quand même de quoi faire en sorte que chacun puisse vivre bien, en harmonie, sans que quelques privilégiés sur la planète maintiennent des milliards de personnes dans la misère.

LVSL – En parlant de vie en harmonie sur la planète, et de meilleur avenir pour vos enfants, comment articulez–vous l’action syndicale avec les préoccupations en matière environnementale ?

O. M. – C’est fondamental. Il faut que l’on sorte ensemble du piège dans lequel certains veulent nous faire tomber, à savoir le choix entre mourir les poumons tout noirs ou le ventre vide. Il y a largement matière dans le pays – pour rester à notre échelle – de produire afin de répondre à nos besoins, sans abîmer la planète, à un point qui est devenu inacceptable.

« La logique à imposer est donc celle de reprendre la main sur la définition des besoins et sur les outils de production pour faire en sorte qu’ils répondent à l’intérêt général. »

De façon très concrète, il faut donc penser de nouveaux processus de production et sortir des logiques capitalistes. En revenir à une définition des besoins par les populations elles–mêmes, et plus généralement pour défendre le pays tout entier, non pas pour s’opposer au reste du monde mais parce que, si l’on conquiert une indépendance réelle en matière de production, cela nous permet de sortir du chantage et de la concurrence que les capitalistes nous imposent, et de parler davantage de coopération entre les peuples.

La logique à imposer est donc celle de reprendre la main sur la définition des besoins et sur les outils de production pour faire en sorte qu’ils répondent à l’intérêt général et pas aux intérêts particuliers de quelques capitalistes.

LVSL – La semaine prochaine aura lieu le congrès de la CGT. Comment l’appréhendez–vous, et comment faire en sorte que les lignes qui s’y opposent ne divisent pas l’action syndicale, dans un contexte social aussi tendu ?

O. M. – Je l’aborde de la façon la plus sereine qui soit. C’est le congrès de mon organisation et je n’ai pas d’ennemi en son sein. Si l’on veut s’éviter la division, il faut simplement redéfinir ensemble notre objectif final et créer les conditions nécessaires à la réalisation de cet objectif, en termes de stratégie, de démarche et de structuration de l’organisation.

Au sortir du congrès, l’équipe qui sera désignée doit être la plus à même de porter ces objectifs, pour mettre toutes nos organisations sur le terrain dans la meilleure disposition et redonner confiance aux travailleurs et aux travailleuses de ce pays, dans la pratique de leur travail, dans leur action collective et dans la nécessité de s’organiser face au gouvernement et au patronat. Voilà selon moi l’objectif auquel devraient s’assigner tous les responsables de la CGT et tous ceux qui seront délégués à ce congrès.

« Par-delà la couleur des gilets ou des drapeaux, nous sommes arrivés à faire des choses tous ensemble qu’il faut mener à leur terme, c’est-à-dire à la victoire, au retrait de la réforme. »

Pour finir, je dois avouer que je suis très enthousiaste face aux mobilisations que l’on est en train de vivre. On a déjà vu des choses extraordinaires dans ce mouvement, et cela va continuer. Par-delà la couleur des gilets ou des drapeaux, nous sommes arrivés à faire des choses tous ensemble qu’il faut mener à leur terme, c’est-à-dire à la victoire, au retrait de la réforme. Nous allons reconquérir tout ce qui nous revient. Je pense sincèrement, et je n’applique pas la méthode Coué, que nous aurons prochainement l’occasion de fêter une victoire historique.

La guerre culturelle en France

Depuis les années 1980, la politique de classe et les alternatives au capitalisme se sont dissipées. Dans une France post-idéologique, « la politique identitaire » aurait-t-elle pris le relai ? C’est ce que soutient Daniel Zamora, professeur de sociologie à l’Université Libre de Bruxelles, et co-auteur de Le dernier homme et la fin de la révolution. Foucault après mai 68 ( Lux, 2019 ). Pour comprendre ce basculement, il suggère de se pencher sur l’histoire récente de l’identité en France, qui ne commence pas avec l’irruption du « wokisme » sur la scène médiatique.

Le concept d’identité est sur toutes les lèvres. Sa dénonciation, comme le New York Times l’a récemment souligné, est devenue un refrain familier, de plus en plus tenu pour responsable de tous les problèmes de la nation1. Les politiciens, les commentateurs des médias et les universitaires de gauche comme de droite, tous semblent s’accorder sur le fait que le débat politique français s’est américanisé. Alors qu’au cours des quarante dernières années, les Français ont regardé plus de films américains que de films français et ont de plus en plus mangé au McDonald’s, et que voyager aux États-Unis est devenu un voyage initiatique immanquable pour ses élites, ce ne sont cependant pas ces tendances culturelles qui inquiètent les politiciens et les intellectuels français2. Ce qu’ils appellent « américanisation » est un type de politique identitaire qui, selon eux, menace le républicanisme français. Des penseurs conservateurs comme Marcel Gauchet ont dénoncé les « idéologies racialistes et « décoloniales » […] transmises par les campus nord-américains », tandis que certains progressistes ont également déploré le point de vue racial réducteur d’une telle approche3. D’autres, comme Étienne Balibar, ont plutôt célébré l’arrivée des débats américains en France, où ils pourraient ouvrir la voie à une République française antiraciste et décoloniale4. Tous semblent cependant convenir que, d’une manière ou d’une autre, la France a été intellectuellement et politiquement transformée par les idées américaines ces dernières années. En octobre 2020, le président Emmanuel Macron a mis en garde contre l’influence des théories des sciences sociales qu’il pensait importées des États-Unis. L’intersectionnalité en particulier, ajoutera-t-il plus tard, « fracture tout5 ». Mais ce serait une erreur de voir cette dissidence comme une hostilité à la politique identitaire en tant que telle.

En effet, malgré le dédain affiché par Macron pour les politiques identitaires, son alternative peut difficilement être interprétée comme anti-identitaire. Construire sur ce que nous avons en commun, a fait valoir Macron, signifie trouver une réponse à la question « Qu’est-ce que cela signifie d’être français ? » Les doutes qui assaillent les citoyens français proviennent, selon lui, de l’immigration massive et de l’ « insécurité culturelle » qu’elle crée vis-à-vis de leur identité. Flirtant avec une rhétorique d’extrême droite menaçant le peuple français d’un grand remplacement par les immigrés, Macron au même titre que Valérie Pécresse et Eric Zemmour ont décidé de mener leur campagne électorale sur la question de l’identité. De ce point de vue, le problème de la culture woke américaine n’est pas qu’elle essentialise les identités, mais qu’elle n’essentialise pas la bonne.

En fait, les disputes à propos de ce qui signifie d’« être français » trahissent non pas le rejet de la politique identitaire mais son triomphe. Pour comprendre cet état de fait, il faut se pencher sur l’histoire récente de l’identité en France, une histoire qui ne commence pas avec les concepts woke qui ont colonisé les universités françaises mais plutôt avec le déclin, à partir du début des années 1980, de la politique de classe et des alternatives au capitalisme.

Avec l’effondrement du gaullisme et du communisme, les débats sur le sens de l’appartenance à la France, souvent sous la bannière du républicanisme, ont gagné en attrait au sein des élites dirigeantes de gauche comme de droite6. Comme l’a écrit Patrick Buisson, historien d’extrême droite et ancien conseiller de Nicolas Sarkozy : « Dans la grande panne des idéaux et le désert d’espérances collectives, la révolte identitaire exprime d’abord l’attachement des plus modestes à une identité mode de vie7». Dans la France du 21e siècle, observe Buisson, l’identité l’emporte sur les classes, et les conflits sur l’économie cèdent la place à des désaccords sur la définition du « mode de vie » et la manière de le préserver.

Le problème de la France n’est pas tant une américanisation insaisissable, mais plutôt le fait que la dénonciation de l’identitarisme devient elle-même une forme de politique identitaire.

En somme, le problème de la France n’est pas tant une américanisation insaisissable, mais plutôt le fait que la dénonciation de l’identitarisme devient elle-même une forme de politique identitaire. La France est devenue un pays où le choc des opinions (sur le type de politique que nous voulons) est de plus en plus supplanté par l’affirmation de l’identité (ce que nous voulons dépend de qui nous sommes). Et dans un monde de différences plutôt que de désaccords politiques, comme l’a fait remarquer Walter Benn Michaels, « ce qui compte, ce n’est pas ce que vous croyez, mais qui vous êtes, qui vous étiez et qui vous voulez être8». Dans ce cadre, le républicanisme français est essentiellement devenu une notion vide, réduite à des définitions concurrentes de l’identité française. « Nous sommes engagés dans une lutte pour la survie de la France telle que nous la connaissons », a récemment proclamé le polémiste d’extrême droite et ex-candidat à la présidentielle Éric Zemmour9. Le conflit social, comme il l’a écrit dans son best-seller réactionnaire La France n’a pas dit son dernier mot, n’est plus centré sur les questions économiques mais sur les guerres d’histoire. C’est-à-dire des guerres à propos de qui nous sommes : qui est et qui ne peut pas être français.

Au cours des quarante dernières années, les gouvernements de gauche comme de droite ont fait avancer un programme néolibéral et ont encouragé les controverses culturelles comme substitut à un véritable débat sur l’économie. Et c’est ce tournant post-idéologique, plus que les sciences sociales, qui a de plus en plus transformé la politique française en une guerre culturelle.

Sortir de l’ère idéologique

En 1988, avec les historiens Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon, l’historien conservateur de la Révolution française François Furet célèbre le déclin de la culture politique héritée de la Révolution française10. Avec le tournant du gouvernement socialiste vers l’orthodoxie économique en 1983, la tradition révolutionnaire au sein de la politique française a été vaincue pour de bon. La classe ouvrière est intégrée dans un capitalisme modernisé, le Parti communiste français est en déroute, et même la droite gaulliste n’a pas survécu à la mort de son patriarche en novembre 1970. À leurs yeux, une nouvelle « République du centre » émergeait des ruines de l’ancienne au nom du réalisme politique et économique. « La pédagogie des contraintes économiques et la diffusion de la critique du totalitarisme », notait Rosanvallon, « se sont conjuguées pour faire sortir la France de son âge idéologique11

Mais ce qu’ils appelaient la normalisation de la France signifiait surtout la fin de toute alternative au capitalisme. Ici, le long déclin de l’aspiration révolutionnaire ne fût pas l’effet de livres américains introduits en contrebande dans les universités françaises, mais plutôt un projet politique conscient mené de bout en bout par les élites françaises.

Les socialistes français en particulier, qui avaient été élus en 1981 sur un programme radical comprenant la nationalisation du système bancaire et des grandes entreprises industrielles, couplée à un vaste programme de travaux publics, avaient assuré très ouvertement à Ronald Reagan qu’il n’avait rien à craindre de leur victoire. Trois jours avant que la composition du nouveau gouvernement ne soit rendue publique, François Mitterrand a envoyé un message personnel au président américain, affirmant que la France respectera « tous ses engagements, [qui] dans le domaine de la sécurité sont clairs et précis, dans le cadre de l’Alliance atlantique [et] selon les principes d’une économie ouverte12».

Le lendemain, lors d’une réunion secrète à l’Élysée avec le vice-président des États-Unis, George H. W. Bush, il a ajouté qu’il avait été le premier homme politique capable de réduire sensiblement l’influence communiste en France et que, avec quatre communistes dans des ministères sans importance, « ils se trouvent associés à ma politique économique et il leur est impossible de fomenter des troubles sociaux13». Il n’est donc pas surprenant qu’une décennie plus tard, lorsque le père Bush et Bill Clinton ont lancé leurs guerres contre l’Irak et la Yougoslavie, ils ont tous deux trouvé en Mitterrand un allié de poids. À la fin des années 1990, il était clair que les socialistes avaient fait de l’alliance transatlantique l’épine dorsale de la politique étrangère française. Le Quai d’Orsay, le ministère français des Affaires étrangères, était de plus en plus contrôlé par des milieux fortement pro-américains, dont l’influence a culminé avec la réintégration définitive de la France au sein du commandement militaire de l’OTAN par Nicolas Sarkozy en 200914.

Dans le domaine économique, les « nouveaux économistes » français avaient réussi à populariser et à traduire des penseurs néolibéraux comme Milton Friedman dans les années 1970 avant que Mitterrand lui-même n’adopte l’austérité en 1983. Les nationalisations ont été remplacées par des privatisations, et des réformes du marché du travail ainsi qu’une modération salariale ont été mises en œuvre pour renforcer la compétitivité industrielle de la France sur un marché mondialisé. L’inflation est devenue la priorité d’un gouvernement qui avait promis le plein emploi, et la réduction des impôts a été encouragée pour stimuler les investissements privés plutôt que publics. Lorsque, en 1984, le président effectue sa visite officielle aux États-Unis, il décrit au Congrès américain une économie française préférant le « risque » au « confort » et prévoit une visite dans la Silicon Valley pour s’enquérir des start-ups, des sociétés de capital-risque et de l’innovation technologique15. Jacques Delors, alors ministre des Finances et bientôt président de la Commission européenne, appelait alors à une modernisation de la France à l’américaine.

« Les Français », ajoutera-t-il plus tard, « devront se convertir d’urgence à l’esprit du marché ». Au nom du réalisme économique, la gauche doit désormais chasser « le mythe anticapitaliste » et oeuvrer à la réhabilitation « du marché, de l’entreprise et des patrons » car « une société progresse aussi grâce à ses inégalités16».

« Les partis de masse ont été remplacés par des primaires télévisées à l’américaine, avec des entrepreneurs politiques se disputant des parts de marché. »

La même année, une courte tribune signée par de jeunes membres du Parti socialiste, dont François Hollande, futur président, constate que la France vit la fin d’une époque. « La conception dogmatique de la classe ouvrière, l’idée que le lieu du travail pourrait être aussi un espace de liberté, la notion d’appartenance des individus à des groupes sociaux solidaires, l’affirmation d’un programme politique atemporel », argumentent les jeunes socialistes, « tout cela doit être abandonné17». Si le marché français ne s’est jamais converti au néolibéralisme à l’américaine, préservant son caractère dirigiste et, jusqu’à récemment, un modèle social assez redistributif, il a néanmoins été mis fin à tout agenda socialiste sérieux. S’engageant dans le projet européen comme substitut au programme initial de Mitterrand, les socialistes français sont devenus des acteurs clés de la construction d’une Union européenne néolibérale, d’abord avec la libéralisation des mouvements de capitaux en 1988, puis avec le traité de Maastricht en 1992, massivement rejeté par les ouvriers. Comme l’avait avoué Mitterrand lui-même : « Je suis partagé entre deux ambitions : celle de la construction de l’Europe et celle de la justice sociale18». « Le capitalisme », proclamait son parti en 1991, « limite notre horizon historique ». Le triomphe socialiste de 1981 n’était donc — pour reprendre le commentaire prophétique de Jean Baudrillard — qu’une version politique du film Alien, avec le néolibéralisme comme montre. « Ni une révolution ni une péripétie historique » ajoutera-il, « mais une sorte d’accouchement posthistorique longtemps retardé19».

Dans cette France post-idéologique, enfin délivrée des conflits sur la manière de structurer l’économie, quel devait être le principe organisateur de sa politique ? Pour de nombreux penseurs, il est vite apparu que, si le spectre de la révolution s’était éloigné, la culture et l’identité deviendraient la question centrale de la politique française. Julliard, qui avait célébré la naissance de cette nouvelle République du centre, s’attendait à ce que la culture, en « remplaçant les idéologies en perdition », devienne le « mot clé de la nouvelle classe dirigeante20». Comme Hollande lui-même l’avait écrit en 1984, si les Français avaient espéré des solutions idéologiques et miraculeuses, ils comprendraient désormais que la gauche n’était plus « un projet économique » mais « un système de valeurs », pas « une façon de produire mais une façon d’être », ce qui impliquait un engagement en faveur de l’égalité des chances et, pour chacun, « la liberté d’être différent21».

La culture a donc mis en avant des conflits qui n’étaient plus strictement idéologiques, c’est-à-dire des conflits qui opposaient différentes définitions de ce que nous sommes plutôt que différents modes d’organisation de l’ordre social. La classe elle-même devait devenir une identité de plus, plutôt qu’une structure autour de laquelle le capitalisme s’organise. Utilisant le pseudonyme de Jean-François Trans, François Hollande soutiendra même, dans un livre de 1983 intitulé La Gauche bouge, qu’« il ne s’agit plus à la fin du 20ème siècle d’assurer la représentation politique de la classe ouvrière » mais au contraire de célébrer les vertus du « marché libérateur ». « Fini les rêves, enterrées les illusions » écrira le futur président, « évanouies les chimères. […] les comptes doivent forcément être équilibrés, les prélèvements obligatoires abaissés, les effectifs de la police renforcés, la Défense nationale préservée, les entreprises modernisées, l’initiative libérée22». Il ne s’agissait plus de transformer la structure économique, mais de permettre à chacun d’y concourir.

Un acteur central de ce changement sera la « deuxième gauche » française, un courant minoritaire mais influent du socialisme français associé au Parti socialiste unifié (PSU) de Michel Rocard et à la Confédération française démocratique du travail (CFDT). Elle avait acquis son nom après un discours prononcé par Rocard lors du congrès du parti socialiste de 1977, dans lequel il faisait une distinction entre deux gauches : l’une « longtemps dominante, jacobine, centralisée, étatiste, nationaliste et protectionniste », et l’autre, la deuxième gauche, « décentralisée » et « refusant la domination arbitraire, celle des patrons comme celle de l’État ». Cette gauche avait pour but de « libérer les majorités dépendantes comme les femmes ou les minorités mal accueillies dans la société : jeunes, immigrés, handicapés23». Bien que minoritaire, Rocard deviendra Premier ministre après le tournant de la rigueur, lorsque sa ligne aura plus ou moins gagné au sein du parti.

La culture contre les classes

Obligés de se réinventer alors qu’ils abandonnaient tout projet sérieux de transformation sociale, les socialistes français allaient stratégiquement choisir la bataille culturelle comme nouvelle raison d’être. Tout en approuvant un programme économique néolibéral, ils vont étendre leur action sur le front culturel et promouvoir un discours antiraciste modernisé, abandonnant peu à peu la défense directe de la lutte des classes.

Un an seulement après le tournant de la rigueur, des militants socialistes vont créer SOS Racisme pour promouvoir un antiracisme étroitement moral, articulé autour de l’égalité des chances et déconnecté de toute préoccupation plus large concernant la redistribution. L’organisation fût créée dans le but de coopter la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, lancée par de jeunes Maghrébins français après une flambée de crimes racistes début des années 198024. Lancée à Marseille en octobre 1983 par dix-sept personnes, la marche va traverser tout le pays, passant par Strasbourg et Grenoble, pour revenir à Paris en décembre de la même année, avec plus de cent mille personnes. Pas ouvertement politique, le mouvement était mené par Toumi Djaïdja, un jeune militant franco-algérien qui, après avoir été grièvement blessé par un policier, a imaginé une marche pour les droits civiques en référence à la Marche sur Washington de 1963.

Cependant, contrairement à la marche américaine dont elle s’inspirait, l’ONG socialiste créée à son image a fini par prôner une conception vide de l’antiracisme faite de concerts publics, d’émissions de télévision et de soutien de célébrités et de riches mécènes. Utilisé comme un outil politique par le gouvernement socialiste, SOS Racisme promouvera une conception de l’antiracisme déconnectée de la lutte plus large contre les inégalités. Le racisme étant réduit à une question de stéréotypes, l’antiracisme est rapidement devenu une entreprise politiquement innofensive, conduisant, pour citer Gérard Noiriel, « à nommer, à l’aide du vocabulaire racial, des problèmes qui [avaient] leur racine dans les problèmes sociaux25». Les questions de brutalité policière, de logement et d’emploi après la désindustrialisation avaient durement touché les travailleurs immigrés, mais elles ont été mises à l’écart par le gouvernement.

L’aspect le plus frappant de cette dépolitisation est le cadre culturel utilisé pour décrire ces jeunes immigrés de deuxième génération. En popularisant le terme « beur » pour désigner les jeunes Arabes, ce discours antiraciste modernisé placera leur culture au centre de la discussion politique, accélérant la rupture entre les luttes de la classe ouvrière et celles des jeunes issus de l’immigration26.

« Le gouvernement socialiste, via SOS Racisme, a promu un antiracisme déconnecté de la lutte plus large contre les inégalités. »

Cette évolution a été particulièrement importante car elle a joué un rôle dans une disqualification plus large d’une série de grèves entre 1982 et 1984. Dans plusieurs usines automobiles appartenant à Citroën et Renault, ces grèves ont été menées par des travailleurs immigrés syndiqués et touchant à leurs conditions de travail. Mais le manque de soutien du gouvernement et la description infâme des grèves comme des «agitations islamistes» ont eu des effets profonds sur le mouvement ouvrier français. Comme l’a noté le sociologue Abdelalli Hajjat, alors que les jeunes Arabes de la marche sont devenus des exemples pour promouvoir la tolérance et ont fait leur entrée symbolique dans l’espace public, les travailleurs syndiqués ont été dépeints comme des agitateurs musulmans27.

D’une certaine manière, la religion a pris le pas sur la lutte des classes sur le lieu de travail, tandis que dans les banlieues, la culture a éclipsé les problèmes sociaux tels que le logement et l’emploi. Cette stratégie de la part des socialistes français a compliqué la tâche des jeunes Arabes qui n’arrivaient plus à voir à leurs conditions à travers le prisme des relations de classe. Cette transformation, alimentée par le recul complet des socialistes sur le front économique et le déclin du militantisme ouvrier, allait, au cours de la décennie suivante, accélérer la déconnexion entre la gauche et la classe ouvrière. La transmutation du social en culturel, comme le notait l’anthropologue Jean-Loup Amselle, allait bientôt devenir la caractéristique majeure de cette gauche modernisée28. Cette mutation doit cependant être comprise comme une tentative à long terme de recomposer un nouveau bloc social autour duquel les socialistes pourraient gagner.

En effet, dans une France frappée par un chômage élevé et la désindustrialisation, le réalignement économique aura des effets durables sur la coalition politique qui a mené les socialistes au pouvoir. La nouvelle orientation macroéconomique, comme l’a récemment noté Bruno Amable, « supposait de négliger les attentes politiques les plus fondamentales du bloc de gauche, ce qui signifiait que la base sociale du gouvernement dit ‘de gauche’ devrait un jour être remplacée par une autre, plus favorable à l’orientation néolibérale29». La coalition qui a permis aux socialistes de gagner en 1981 n’a pas pu être maintenue. Il fallait que les socialistes construisent leur projet modernisateur autour d’une nouvelle base sociale composée d’électeurs plus éduqués, d’une partie de la classe moyenne qualifiée et des exclus du jeu économique. Comme l’écrivait le penseur écologiste André Gorz dans son essai polémique Adieux au prolétariat. Au-delà du socialisme, le travailleur traditionnel était de toute façon déjà en train de disparaître, tandis qu’un nouveau groupe marginalisé, exclu du marché du travail, orientait le débat politique vers le problème de l’exclusion.

À long terme, une telle évolution a accéléré le lent passage d’un système de partis représentant des classes sociales distinctes à un système de partis à élites multiples. Alors que dans les années 1950 et 1960, comme l’a illustré Thomas Piketty, les plus éduqués votaient surtout pour la droite, un grand renversement va se produire au cours des décennies suivantes. Les électeurs de la classe ouvrière s’abstiendront de manière croissante, tandis que la gauche s’appuiera de plus en plus sur les électeurs éduqués. Dans une telle configuration, les socialistes français se sont assez rapidement transformés en parti de l’élite éduquée (la « gauche brahmane » ), permettant à la droite de devenir le parti de la classe possédante (la « droite marchande »)30.

Dans les années 2000, la crise de la social-démocratie résultant d’un tel réalignement a conduit de nombreux dirigeants socialistes à réévaluer radicalement leur stratégie. Le groupe de réflexion Terra Nova offrira une proposition radicale pour construire une nouvelle majorité électorale. Pour think-thank réformiste, de nouveaux clivages politiques sont apparus sur le front culturel à la fin des années 1970, avec une crise de la coalition historique basée sur la classe ouvrière. Le déclin de celle-ci, résultant du chômage, de la précarité et de la perte de la « fierté de classe », note Terra Nova, a ouvert la voie à la construction d’une nouvelle coalition. À leurs yeux, la « nouvelle gauche » devait avoir « le visage de la France de demain : plus jeune, plus féminin, plus divers, plus diplômé, mais aussi plus urbain et moins catholique ». Contrairement à l’électorat historique socialiste, « cette France de demain est avant tout unifiée par ses valeurs culturelles, progressistes : elle veut le changement, elle est tolérante, ouverte, solidaire, optimiste, offensive31».

Redéfinie comme une identité, la classe apparaît désormais comme une formation sociale dépassée et conservatrice. Et si, lors de l’élection suivante, François Hollande a gagné en partie grâce à sa critique ouverte du capitalisme financiarisé, sa présidence s’est conformée à bien des égards à cette ligne. Sur le front économique, il a largement étendu les réductions d’impôts pour les entreprises, la déréglementation du marché du travail et la désindustrialisation, tandis que sur le front culturel, il a remporté des victoires importantes sur le mariage homosexuel, le droit à la gestation pour autrui (GPA) et la reconnaissance du passé colonial de la France. Mais une telle marginalisation historique du langage de classe dans le discours public ne fera que renforcer les références identitaires comme points de différence dans le champ culturel, opposant de plus en plus de notions diverses de l’identité française. L’intérêt croissant pour le républicanisme sera lui-même l’objet de définitions concurrentes de la citoyenneté. D’un côté, une conception ouverte de la citoyenneté et de l’autre, une défense anti-pluraliste et assimilationniste de l’identité et de l’histoire catholique française, de plus en plus dirigée contre les musulmans.

L’identité contre le socialisme

Dans un mouvement presque symétrique, la droite a élaboré sa propre version de la politique républicaine fondée sur l’identité au cours des années 1980. Obsédés par l’idée que la gauche avait gagné la bataille des idées sur le front culturel, les penseurs d’extrême droite ont commencé à élaborer leur propre projet, à la recherche de nouveaux moyens de mobiliser leur base électorale. C’est notamment le cas des groupes de réflexion comme le Club de l’Horloge.

Fondé en 1974 autour d’un groupe d’énarques (diplômés de l’École nationale d’administration), le club a popularisé l’idée que le socialisme était responsable de la « perte de leur identité32 ». Le marxisme, disaient-ils, avait été « une machine de guerre contre le sentiment national ». Jean-Yves Le Gallou, l’un des fondateurs du club, n’hésitera pas à qualifier les premières années du gouvernement socialiste de « totalitaires », appelant ouvertement à un tournant identitaire et néolibéral33. Mais au milieu des années 1980, ils ont observé qu’« avec le déclin de l’idéologie socialiste, en particulier sous sa forme marxiste, nous assistons à un réveil de l’idée d’identité nationale34»; En d’autres termes, pour la droite, la politique de classe était un problème précisément parce qu’elle sapait l’identité en tant que principe autour duquel penser la politique.

Avec la disparition du gaullisme, le républicanisme de droite deviendra rapidement le véhicule idéal pour une nouvelle affirmation d’une définition restrictive de la citoyenneté. La même année, l’ex-président Valéry Giscard d’Estaing, dans une interview accordée au journal d’extrême droite Valeurs actuelles, se rallie à ce discours et affirme que l’immigration devient une menace pour l’identité française. Ce que la France vit, selon la droite, c’est la destruction de son identité, noyée dans le nouveau pluralisme et les politiques d’immigration promues par une gauche modernisée. Influent au sein de l’aile droite du Rassemblement pour la République (RPR) de Jacques Chirac, le groupe aura un effet durable après la disparition définitive de l’héritage gaulliste.

Si ces idées sont restées marginales dans le champ politique pendant un certain temps, des intellectuels, des journalistes et des éditorialistes, opérant dans un paysage médiatique nouvellement privatisé alors que la démocratie de parti s’effondrait, ont normalisé ce récit. Les partis de masse ont alors été rapidement remplacés par des primaires télévisées à l’américaine, avec des entrepreneurs politiques essayant de gagner non les citoyens mais des parts de marché. Comme toute autre démocratie occidentale, la France se caractérise désormais par une participation électorale en chute libre, des campagnes politiques corrompues et inondées d’argent, et des chaînes de médias privées qui ressemblent de plus en plus à Fox News. Alors que Mitterrand a dépensé environ 7 millions d’euros pour sa campagne de 1981, on estime que Sarkozy a dépensé plus de 40 millions en 2012, dont la moitié par le biais de systèmes de financement illégaux35. La France était en train de devenir un pays comme les autres en Occident, avec des entrepreneurs régnant sur un vide politique composé de citoyens atomisés attendant d’être formés par une nouvelle sensibilité populiste.

Devant cette profonde transformation, Sarkozy a saisi l’opportunité de pousser radicalement le vieux parti gaulliste plus à droite, mêlant un programme néolibéral à des thèmes identitaires. « Le besoin d’identité », expliquait-il quelques jours avant l’élection, était de retour pour faire face à la mondialisation. L’architecte d’une telle stratégie était le plus proche conseiller du président, Patrick Buisson, qui avait été un propagandiste d’extrême droite dans les années 1980 et proche de Jean-Marie Le Pen, partisan de l’Algérie française et directeur du journal d’extrême droite Minute entre 1981 et 1987. Convaincu que « le clivage traditionnel, structuré par les questions économiques et sociales, s’efface », Buisson s’attend à la montée d’un « nouveau clivage autour de la question de l’identité ». C’était, pour lui, et pour beaucoup d’autres dans les années qui vont suivre, « la question politique qui l’emportait sur toutes les autres36».

Sous les conseils de Buisson, Sarkozy axera sa campagne et sa présidence sur la restauration de l’identité française, perdue dans la tempête de la mondialisation et de l’immigration. Misant sur la réaffirmation de l’autorité et la dénonciation de mai 68, accusé d’avoir imposé un relativisme intellectuel et moral, il promet à ses électeurs que la France deviendra « une nation qui revendique son identité, qui assume son histoire37». Reprenant la plupart des idées classiques de l’extrême droite des années 1980, il a fait valoir que si les capitaux pouvaient désormais facilement voyager au-delà des frontières, les « frontières culturelles » devaient être préservées à tout prix.

C’est dans ce but que Sarkozy a créé l’un des ministères les plus controversés de l’histoire contemporaine de la France, le Ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire. Il s’agissait de transformer l’insécurité sociale générée par les réformes néolibérales et la désindustrialisation en une peur de perdre sa culture. En reliant l’immigration à l’identité nationale, le Président français a ouvertement orienté le débat sur la citoyenneté en fonction de critères raciaux et religieux. Être français n’est pas une question de droit, mais dépend plutôt de la capacité à accepter une définition restrictive des valeurs républicaines.

En 2009, le gouvernement organisa des centaines de débats sur l’identité nationale dans toute la France, par l’intermédiaire des municipalités et de plateformes virtuelles. Des citoyens français de tout le pays ont été invités à débattre de la question de savoir ce que signifie être français aujourd’hui. L’objectif, selon le gouvernement, était de réaffirmer la « fierté d’être français », mais il a fini par alimenter un fort ressentiment à l’égard des immigrés et une suspicion vis-à-vis des musulmans qui n’ont jamais vraiment diminué depuis.

L’itération actuelle de Macron d’une telle stratégie est identique : ce n’est pas une alternative à la politique identitaire mais une façon d’éviter la question sociale.

L’itération actuelle de Macron d’une telle stratégie est identique : ce n’est pas une alternative à la politique identitaire mais une façon d’éviter la question sociale. Afin de faire face aux conflits de classe générés par ses propres politiques, notamment la lutte de deux ans des Gilets jaunes, le président a consciemment décidé d’axer la conversation politique sur ce que signifie être français. En s’inspirant ouvertement du débat de Sarkozy en 2009, Macron a choisi d’endosser le récit controversé de son prédécesseur tandis que des centaines de milliers de personnes participaient à un mouvement à travers le pays contre la hausse des prix et les politiques fiscales néolibérales.

Suivant la règle consistant à taxer les pauvres pour donner aux riches, la révolution de Macron a été la présidence la plus inégalitaire de la France contemporaine. Comme le note Mitchell Dean, dans sa France, « chaque projectile de gaz lacrymogène et chaque balle en caoutchouc, et chaque blessure causée par leur utilisation, aux yeux, aux mains, aux visages et aux corps des manifestants » attestent non pas d’une crise d’identité mais « de l’échec de l’imposition d’une gouvernementalité néolibérale38». Pendant plus d’un an, des millions de personnes ont occupé les ronds points dans toute la France, débattant de la démocratie, des inégalités, du travail et des impôts, sans que personne ne discute sérieusement de la préservation d’un mode de vie français fantasmé. S’il y avait quelque chose à préserver pour les Gilets jaunes, ce n’était pas leur culture mais leurs revenus. L’historien Gérard Noiriel a souligné que l’une des grandes réussites du mouvement était précisément d’avoir réussi à marginaliser momentanément les querelles identitaires, en ramenant la question sociale au centre de la sphère publique39.

En réponse, Macron a lancé un débat national qui s’est déroulé dans les municipalités, des plateformes en ligne et des réunions partout en France. Parmi les premiers sujets de discussion choisis par le président, il y avait, sans surprise, la question de l’immigration et de l’identité. « Je veux aussi », a soutenu le président face aux Gilets jaunes, « que nous mettions d’accord la Nation avec elle-même sur ce qu’est son identité profonde, que nous abordions la question de l’immigration40». Cette tentative a toutefois suscité la colère et, sous la pression du mouvement, le sujet a été retiré. La suggestion était particulièrement cynique car, sur les quarante-cinq points du programme des Gilets jaunes, aucun ne concernait l’immigration ou l’identité nationale. Pourtant, alors que l’une des revendications principales des Gilets jaunes était le rétablissement d’un impôt sur la fortune, Macron a décidé de ne pas l’inclure dans la discussion.

Mais son incapacité à modifier les termes de la discussion au lendemain du mouvement n’a pas duré très longtemps. Il n’a fallu qu’un an au gouvernement pour recentrer totalement le débat public sur les questions identitaires. Au moment où le gouvernement a réussi à marginaliser les Gilets jaunes et leurs revendications, la poussée identitaire — sous couvert de défense du républicanisme — a pris un ton beaucoup plus sinistre, focalisant l’attention du public sur la capacité des musulmans à être des citoyens à part entière. Comme l’a récemment remarqué Bruno Amable, Macron a combiné des éléments du modèle néolibéral avec un modèle autoritaire et identitaire41. Associant ouvertement la question de la citoyenneté française à l’immigration musulmane, comme Sarkozy avant lui, Macron a décidé de déplacer le débat public vers l’extrême droite. Le problème, affirmait le gouvernement dans tous les médias, est que des idées libérales américaines ont facilité la tolérance vis-à-vis de l’extrémisme islamique.

Les électeurs ouvriers s’abstiennent de plus en plus de voter, tandis que les socialistes s’appuient de plus en plus sur les électeurs éduqués.

En février 2021, Le Figaro avertit en première page que « les extrémistes musulmans et la gauche radicale » progressent dans l’université, tous deux « nourris de concepts militants importés des États-Unis42». Frédérique Vidal, la ministre de l’Enseignement supérieur, s’exprimera quelques jours plus tard sur la façon dont ces concepts islamistes et de gauche radicale minent la société française. Cette association plutôt surprenante s’est largement diffusée après le meurtre du professeur de lycée Samuel Paty par un islamiste dans la banlieue de Paris en octobre 2020. En réponse, le ministre français de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, s’est emporté contre les « très puissants courants islamo-gauchistes » au sein de l’université. Le terroriste, un réfugié tchétchène de dix-huit ans travaillant dans le bâtiment après avoir été renvoyé du lycée, avait été, selon le ministre, encouragé par « d’autres personnes, qui étaient en quelque sorte les auteurs intellectuels de ce crime ». Loin d’être un terroriste solitaire, ajoute Blanquer, il a été conditionné par des idées promouvant une telle radicalité, par « une matrice intellectuelle issue des universités américaines et des thèses intersectionnelles ». Cette vision, de communautés et d’identités essentialisées, « convergeait avec les intérêts des islamistes43».

Plus importante, peut-être, est l’enquête lancée par Vidal. « Qu’il s’agisse de recherches sur le postcolonialisme » ou sur la race et l’intersectionnalité, a-t-elle déclaré à l’Assemblée nationale, une vaste et inquiétante enquête d’État va être menée sur tous les courants de recherche en lien avec « l’islamo-gauchisme44». Ce concept, inventé par le philosophe français Pierre-André Taguieff en 2002, fait référence à une « convergence entre les fondamentalistes musulmans et les groupes d’extrême gauche45». Enhardis par la culture des campus américains, les islamistes et les gauchistes sont censés mener une guerre contre la civilisation européenne sous la triple devise « décoloniser, démasculiniser, déseuropéaniser46».

Si l’on imagine mal de jeunes djihadistes vivant en banlieue parisienne lire compulsivement les livres de Kimberlé Crenshaw et Robin DiAngelo ou tenter d’imposer un féminisme intersectionnel, la polémique avait pour but réel de préparer le terrain pour la prochaine élection présidentielle. Ce ton trumpien était principalement destiné à attirer les électeurs du Rassemblement National de Marine Le Pen et à éviter une conversation sur la politique économique médiocre du gouvernement et la gestion désastreuse de la pandémie de COVID-19. Comme le note Cole Stangler, alors que la France vit l’une des pires crises de son histoire récente, « l’actualité française n’est pas animée par des discussions sur des questions véritablement universelles comme l’inégalité des richesses, le système de santé ou le changement climatique. Au lieu de cela, elle se concentre sur des débats nombrilistes sur l’identité, alimentés par des personnalités médiatiques47».

Adieux à la politique de classe ?

La question de savoir ce que signifie être français (ou pas) est devenue le sujet d’interminables débats, livres et essais. Les ministres français consacrent des entretiens entiers à débattre de la question de savoir s’il doit y avoir des aliments ethniques dans les supermarchés ou si, comme l’a récemment soutenu le polémiste d’extrême droite Éric Zemmour, les prénoms étrangers pour les nouveau-nés devraient être interdits en France. L’ascension fulgurante de la candidature de Zemmour a toutefois mis en doute la stratégie de Macron.

En déplaçant le débat vers la droite dans l’espoir de battre le Rassemblement National de Marine Le Pen, Macron a peut-être ouvert une voie bien plus dangereuse aux idées de Zemmour. Condamné à plusieurs reprises pour discours haineux, Zemmour est devenu une célébrité nationale lorsqu’il a vendu plus de trois cent mille exemplaires de son livre Le Suicide français en 2014, dans lequel il dénonçait la féminisation de la société et la déconstruction de l’histoire de France et tentait de réhabiliter le régime de Vichy. Celui que l’on pourrait considérer comme un Tucker Carlson français48 a été popularisé par sa présence permanente sur CNews, la « Fox News française » appartenant au milliardaire conservateur Vincent Bolloré. Marginale il y a seulement deux ans, sa suggestion d’expulser cinq millions de musulmans de France pour éviter le « grand remplacement » de la population française est aujourd’hui discutée dans des émissions de télévision grand public. La question vitale de l’identité et de l’immigration «rend subalternes toutes les autres, même les plus essentielles comme l’école, l’industrie, la protection sociale, la place de la France dans le monde49», a fait remarquer Zemmour. Son omniprésence sur les grands médias pour présenter sa vision apocalyptique l’a brièvement rapproché de la deuxième place dans les sondages d’opinion il y a environ un an. Zemmour n’a pas hésité à affirmer qu’il est temps pour les Français de « choisir leur camp dans cette guerre des civilisations qui se déroule sur notre sol ».

Si Macron a accompli quelque chose au cours de sa présidence chaotique, ce n’est certainement pas, comme l’avait espéré avec enthousiasme Jürgen Habermas, de transformer le « projet des élites » européennes en projet des citoyens, mais plutôt d’enhardir et de normaliser l’extrême droite française50. En acceptant des interviews dans leurs journaux et en utilisant leur vocabulaire, leurs thèmes et leurs solutions, le président qui avait impressionné Habermas par sa « connaissance intime de la philosophie de l’histoire de Hegel » a fini par être le président le plus à droite de la Cinquième République.

Un choc des civilisations à la Huntington structure désormais les débats politiques français, dans lesquels les appels à une action politique forte contre les « barbares » musulmans sont normalisés. Là où Zemmour pourrait avoir raison, c’est que, comme il l’a soutenu lorsqu’il préparait sa candidature à la présidence, celui qui gagne l’élection présidentielle est celui qui impose sa question51.

Sur les quarante-cinq points du programme des Gilets jaunes, aucun ne concernait l’immigration ou l’identité nationale.

Dès lors, si la gauche française veut avoir une chance dans la lutte à venir, elle doit changer la question. Avec la disparition du communisme et de la grandeur gaulliste dans les années 1980, les débats sur le républicanisme et les alternatives à la mondialisation dirigée par l’Amérique sont souvent réduits à la nostalgie des traditions et du mode de vie français et à des définitions concurrentes de la citoyenneté française. Alors que le candidat de la gauche socialiste, Jean-Luc Mélenchon, plaide pour une « créolisation » à la française afin de promouvoir la diversité culturelle et les échanges dans la société, Zemmour prêche son modèle assimilationniste pour protéger une notion figée de l’identité française. Mais si Mélenchon, à travers sa lecture du poète Édouard Glissant, a tenté de façonner une définition moins essentialiste et plus progressiste de la citoyenneté, plus concentrée sur la réciprocité que sur les racines, il a tout de même amené le débat exactement là où la droite le souhaite. Trop se concentrer sur une autre version de l’identité, plus fluide peut-être, ne ferait que donner à la droite le type de gauche qu’elle souhaite.

Pour les socialistes, la véritable résistance à la politique identitaire consiste aujourd’hui à s’opposer au « libéralisme LBD » de Macron, et non à des débats stériles sur la politique des campus universitaires. Le plaidoyer pour une identité nationale forte — ou son rejet en faveur du pluralisme — n’est évidemment pas la voie à suivre. Comme l’a souligné Walter Benn Michaels, la classe politique française, au cours des quarante dernières années, a transformé la bataille politique sur « les différences entre ce que les gens pensent (idéologie) et les différences entre ce que les gens possèdent (classe) avec les différences entre ce que les gens sont (identité)52». Dans un tel cadre, les conflits sur la répartition des richesses ont été commodément remplacés par des conflits sur notre identité. Remplacement, en d’autres termes, par un autre type de politique de classe: la politique des classes dominantes. Pour changer le récit, la gauche a besoin de sa propre politique de classe, en dehors du piège identitaire.

Article originellement paru dans la revue belge Lava au printemps 2022.

1. Cole Stangler, « France Is Becoming More Like America. It’s Terrible. » New York Times, 2 juin 2021.

2. Voir, en particulier : Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux (Paris: Seuil, 2021), 381-406.

3. « Sur l’islamisme, ce qui nous menace, c’est la persistance du déni », Le Monde, 31 octobre 2020; Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, « Impasse des politiques identitaires », Le Monde Diplomatique, février 2021.

4. « Pour une République française antiraciste et décolonisée », Mediapart, 3 juillet 2020.

5. « Emmanuel Macron nous répond », Elle, n° 3941, 2 juillet 2020, 16.

6. Concernant les débats contemporains sur le républicanisme français, voir Emile Chabal, A Divided Republic: Nation, State and Citizenship in Contemporary France, (Cambridge: Cambridge University Press, 2015).

7. Patrick Buisson, La Cause du peuple (Paris: Perrin, 2016), 318.

8. Walter Benn Michaels, The Shape of the Signifier: 1967 to the End of History (Princeton: Princeton University Press, 2013), 78.

9. Eric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot (Paris: Rubempré, 2021).

10. François Furet, Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon, La République du centre : la fin de l’exception française (Paris: Calmann-Lévy, 1988).

11. Furet, Julliard et Rosanvallon, La République du centre, 138.

12. Cité dans Philip Short, A Taste for Intrigue: The Multiple Lives of François Mitterrand (New York: Henry Holt, 2014).

13. Cité dans Short, A Taste for Intrigue.

14. Le général Charles de Gaulle fit alors marche arrière sur sa décision de quitter le commandement militaire de l’OTAN en 1966.

15. Richard F. Kuisel, The French Way: How France Embraced and Rejected American Values and Power (Princeton: Princeton University Press, 2012), 25.

16. Cité dans Bruno Amable et Stefano Palombarini, The Last Neoliberal: Macron and the Origins of France’s Political Crisis, New York et Londres, Verso, 2021, 57, 54.

17. Jean-Yves Le Drian, Jean-Pierre Mignard, Jean-Michel Gaillard et François Hollande, « Pour être modernes soyons démocrates ! ,» Le Monde, 17 décembre 1984 ; cité dans Amable et Palombarini, The Last Neoliberal, 52.

18. Cité dans Jacques Attali, Verbatim I (Paris: Fayard, 1995), p. 399.

19. Jean Baudrillard, La Gauche divine (Paris: Grasset, 1985), 71.

20. Furet, Julliard et Rosanvallon, La République du centre, 117-18.

21. Le Drian et al., « Pour être modernes soyons démocrates !» 

22. Jean-François Trans, La Gauche bouge, JC Lattès, Paris, 1985, 9.

23. Michel Rocard, « Les deux cultures politiques, discours prononcé au congrès de Nantes du Parti socialiste en avril 1977 », dans Michel Rocard, Parler vrai (Paris: Seuil, 1979), 80.

24. Voir, notamment, Abdelalli Hajjat, La marche pour l’égalité contre le racisme (Paris: Amsterdam, 2013).

25. Gérard Noiriel, Racisme : la responsabilité des élites (Paris: Éd. Textuel, 2007), 10.

26. « Beur », c’est ainsi que se désignaient les jeunes Arabes de la banlieue parisienne. 

27. Hajjat, La Marche, 159-60.

28. Jean-Loup Amselle, L’ethnicisation de la France (Paris: Lignes, 2011), 27.

29. Bruno Amable, La résistible ascension du néolibéralisme : modernisation capitaliste et crise politique en France, 1980-2020 (Paris: La Découverte, 2021).

30. Thomas Piketty, « Brahmin Left vs Merchant Right: Rising Inequality & the Changing Structure of Political Conflict (Evidence from France, Britain and the US, 1948-2017) », World Inequality Lab Working Papers, Series 2018/7 (mars 2018), 3.

31. Olivier Ferrand, Romain Prudent et Bruno Jeanbart, « Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? », Terra Nova 1, mai 2011, 10.

32. Club de l’Horloge, L’identité de la France (Paris: Albin Michel, 1985), 20.

33. Cité dans Emile Chabal, A Divided Republic, 249.

34. Club de l’Horloge, L’identité de la France, 314.

35. Christophe-Cécil Garnier, « 21, 33, 40, 50 millions… Quel est le vrai montant de la campagne de Nicolas Sarkozy ? » Slate France, 14 octobre 2015.

36. Buisson, La Cause du peuple, 319.

37. Nicolas Sarkozy, « Appel aux électeurs du centre pour le second tour », 29 avril 2007. 

38. Mitchell Dean et Daniel Zamora, The Last Man Takes LSD: Foucault and the End of Revolution (New York et Londres: Verso, 2021), 187.

39. Gérard Noiriel, Les gilets jaunes à la lumière de l’histoire (Paris: L’aube, 2019), 57-9.

40. Emmanuel Macron, « Le discours d’Emmanuel Macron face aux gilets jaunes », Le Monde, 10 décembre 2018.

41. Amable, La résistible ascension du néolibéralisme.

42. Caroline Beyer, « Comment l’islamo-gauchisme gangrène les universités », Le Figaro, 11 février 2021, 1-3.

43. Entretien avec Jean-Michel Blanquer, Le Journal du Dimanche, 25 octobre 2020.

44. D’une manière sans précédent, le Centre national français de la recherche scientifique (CNRS) a refusé d’entreprendre une telle enquête et a ouvertement attaqué le ministre pour avoir employé un concept qui « ne correspond à aucune réalité scientifique », dénonçant une « controverse emblématique de l’instrumentalisation de la science ».

45. Voir, notamment, Corinne Torrekens, « Islamo-gauchisme », La Revue Nouvelle, juillet 2020.

46. Pierre-André Taguieff cité dans Norimitsu Onishi, « Les idées américaines menacent-elles la cohésion française ? », New York Times, 9 février 2021.

47. Stangler, « France Is Becoming More Like America ».

48. Tucker Carlson est un éditorialiste et animateur de télévision américain. Il défend des points de vue libertariens, climatosceptiques et conservateurs.

49. Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot.

50. Jürgen Habermas, « How Much Will the Germans Have to Pay ? », Spiegel, 26 octobre 2017.

51. Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot.

52. Benn Michaels, The Shape of the Signifier, 24.

Conférence : Prenons le pouvoir sur nos retraites (Bernard Friot, Michaël Zemmour, Sylvie Durand)

Bernard Friot, professeur émérite à l’université Paris X Nanterre et à l’origine de l’association Réseau Salariat, publie un nouveau livre : Prenons le pouvoir sur nos retraites (la Dispute, paru le 10 février), qu’il nous présentait ici en avant-première. Il s’agit d’un plaidoyer pour les retraites, synonyme pour lui de la « libre activité ». L’auteur s’attaque à deux questions brûlantes qu’est-ce qui explique l’obstination des classes dominantes à mener depuis des décennies des contre-réformes sur les retraites malgré leur si forte impopularité ? Et pourquoi les mobilisations contre ces réformes ont-elles presque toujours échoué ? Il explique et met en débat une série de propositions politiques pour sortir de la défaite, prendre le pouvoir sur nos retraites et en faire un levier pour libérer le travail. Il a débattu avec la syndicaliste Sylvie Durand et l’économiste Michaël Zemmour. Cette conférence a été co-organisée par la maison d’édition La dispute, la librairie Libertalia et Le Vent Se Lève.

Réforme des retraites : Macron face au pays

Si la mobilisation dans la rue et l’opposition à la réforme des retraites grandit, le gouvernement reste pour l’instant inflexible. Une opposition frontale qui risque de durer : la détermination des manifestants s’explique par la dureté des conditions de travail et la certitude que cette bataille sera déterminante pour bloquer l’agenda néolibéral d’Emmanuel Macron. Une analyse partagée par la majorité, ce qui explique qu’elle n’entende rien lâcher. Alors que la bataille se déroule désormais sur deux fronts, le Parlement d’un côté, la rue et les entreprises de l’autre, une défaite des syndicats offrirait un boulevard vers le pouvoir pour l’extrême-droite. Seule une grande vague de grèves peut entraver ce scénario.

Plus le temps passe et plus l’opposition à la réforme des retraites s’étend. Après une première journée très réussie le 19 janvier, le gouvernement a passé les deux dernières semaines à se prendre les pieds dans le tapis. Arguments contradictoires, refus de toute modification du cœur du projet, tentative de manipulation de l’opinion par un dîner entre Macron et 10 éditorialistes, humiliation du Ministre du travail Olivier Dussopt durant des débats télévisés… Le plan de bataille concocté par les cabinets de conseil et les technocrates a lamentablement échoué. Comme lors du référendum de 2005 sur la Constitution européenne, plus les élites font de la « pédagogie », plus les Français s’informent et leur opposition s’étend. Résultat : le 31 janvier, le nombre de manifestants a augmenté de 40% et atteint des niveaux historiques depuis 30 ans avec 2,8 millions de personnes dans la rue selon les syndicats. En parallèle, les sondages successifs indiquent tous une hausse du soutien à la contestation et une colère croissante contre la réforme et le gouvernement.

Pourquoi la réforme passe si mal

Si l’issue de la réforme est encore incertaine, la bataille de l’opinion aura donc été gagnée rapidement. Outre les couacs et la suffisance des ministres et des députés macronistes, cette victoire écrasante des opposants s’explique par trois facteurs : l’absence de justification de la réforme, un changement de perception du travail et un contexte de colère sociale latente depuis des mois.

D’abord, la réforme elle-même. A mesure qu’elle est étudiée sous tous les angles, chacun découvre une nouvelle injustice. On pense notamment aux femmes, pénalisées par leurs carrières souvent incomplètes de l’aveu même du ministre Stanislas Guérini ou au minimum vieillesse à 1200 euros rendu incertain par des « difficultés techniques » (sic). Surtout, la grande majorité des Français a compris que le régime actuel de retraites n’est pas en péril et que cette réforme n’a rien d’inéluctable, comme l’a rappelé à plusieurs reprises le Conseil d’Orientation des Retraites (COR). Les arguments de la gauche, qui propose d’autres méthodes pour équilibrer le système et ramener l’âge de départ à 60 ans, ont aussi réussi à percer : l’augmentation des salaires, la suppression des innombrables exonérations de cotisations, l’égalité de salaires entre les femmes et les hommes, la taxation des patrimoines et dividendes, voire la hausse des cotisations sont d’autres possibilités, bien plus justes que de forcer les Français à travailler deux ans de plus. A force de miser sur le caractère technique de la réforme pour la faire passer, le gouvernement aura finalement réussi à intéresser les citoyens au fond de son projet. Le mépris permanent des macronistes a fait le reste. Comme l’a résumé Richard Ramos, député MODEM (parti membre de la majorité), « la pédagogie c’est dire “j’ai raison, vous êtes des cons” ».

Si les Français restent attachés à la « valeur travail », ils sont également 45% à déclarer se lever uniquement pour le salaire.

Outre le caractère injustifié de la réforme, celle-ci se heurte aussi à un changement de regard sur le travail. Rester deux ans de plus dans l’emploi est d’autant plus impopulaire que cela paraît impossible pour beaucoup. D’abord, il y a ceux qui craignent de mourir avant la retraite. Pour les autres, il faut conserver son poste dans un pays où le taux d’emploi des seniors est particulièrement bas (35,5% chez les 60-64 ans). Un problème sérieux auquel le gouvernement entend répondre par un index, un dispositif qui a déjà montré son inutilité totale contre les inégalités de salaires entre hommes et femmes. En outre, le travail devient plus dur pour beaucoup : le nombre de travailleurs cumulant au moins trois critères de pénibilité physique a triplé depuis les années 80 en raison de l’intensification du travail. La souffrance psychique et les burn-outs ont eux aussi explosé. S’ajoute aussi la crise de sens du travail, un phénomène d’autant plus important (60% des actifs sont concernés) qu’il peut s’expliquer par des facteurs très divers (sentiment d’exercer un « bullshit job », manque de moyens pour bien faire son travail, contradiction avec ses valeurs…). Enfin, ce panorama est complété par une instabilité croissante de l’emploi avec la multiplication des CDD, intérim et autres régimes précaires. Ainsi, si les Français restent attachés à la « valeur travail », ils sont également 45% à déclarer se lever uniquement pour le salaire. Dans ces conditions, on comprend que 93% des actifs rejettent la perspective de se voir confisquer deux années de repos mérité.

Enfin, cette contre-réforme arrive dans une période de grande tension sociale dans le pays. Alors que les salaires sont rognés par une inflation inédite depuis des décennies, le sentiment de déclin et d’appauvrissement se généralise. Les petits chèques, la remise à la pompe ou le bouclier tarifaire n’ont en effet pas suffi à contenir la baisse de pouvoir d’achat de la majorité de la population. Pendant ce temps, les multinationales de certains secteurs (énergie, transport maritime, négoce de céréales…) ont réalisé des superprofits colossaux que le gouvernement se refuse à taxer. Un deux poids deux mesures qui a de plus en plus de mal à passer. L’inaction face à la dégradation de plus en plus visible des services publics (santé, éducation, justice) et au changement climatique après un été caniculaire et une sécheresse historique inquiète aussi une grande part de la population, qui craint de laisser un pays « tiers-mondisé » à ses enfants. Ajoutons enfin que les élections de 2022 dont se prévaut le Président de la République pour justifier sa réforme ne lui ont pas donné une grande légitimité : il a en effet été réélu en grande partie par défaut et a perdu sa majorité absolue au Parlement. Dans un tel contexte, l’écrasante majorité de la population ne comprend pas pourquoi cette réforme non nécessaire est une priorité politique.

Une bataille parlementaire compliquée

La réponse à cette interrogation est double. D’une part, Macron ne digère toujours pas de ne pas avoir pu aller jusqu’au bout de sa tentative d’attaque du système de retraites en 2020. Son électorat attend d’ailleurs de lui qu’il renoue avec l’ardeur néolibérale dont il faisait preuve jusqu’à la crise sanitaire. Affaibli par les dernières élections, le chef de l’Etat compte sur cette réforme pour indiquer à ses soutiens qu’il ne compte pas se « chiraquiser », c’est-à-dire être un Président plutôt absent et sans cap pour son second mandat. D’autre part, Emmanuel Macron veut achever ce qui reste des Républicains, en les forçant à le soutenir ou à rejoindre Marine Le Pen. Or, la réforme des retraites est depuis longtemps une revendication majeure des élus LR. Macron espère donc leur tendre un piège : soit ils la votent et devront finir par assumer que le locataire de l’Elysée applique leur programme, et donc le soutenir; soit ils ne la votent pas et leur retournement de veste les pulvérisera à la prochaine élection.

Initialement, ce calcul politique semblait habile. Mais l’ampleur de la contestation inquiète jusque dans les rangs de la Macronie et des LR. Or, 23 défections dans le camp présidentiel ou chez les Républicains suffisent à faire échouer l’adoption du texte à l’Assemblée Nationale. Un scénario possible selon les derniers décomptes menés par Libération et France Inter, qui indiquent un vote très serré. Pour trouver une majorité, le gouvernement n’a donc plus d’autre choix que de menacer les parlementaires : sans majorité, il dégainera l’article 49.3 et envisagera sérieusement de dissoudre la chambre basse. Or, nombre de députés ont été élus par une très fine majorité en juin dernier et craignent de voir leur siège leur échapper. Cette perspective peut les conduire à réfléchir à deux fois avant de rompre la discipline de vote.

Cette réforme est une occasion en or pour Marine Le Pen de faire croire qu’elle défend les conquêtes sociales, tout en ne prenant aucun risque.

Pour les deux autres blocs politiques, la NUPES et le Rassemblement National, cette séquence paraît plus simple à aborder : leur opposition au texte les place du côté de la majorité des citoyens. A gauche de l’hémicycle, on se prend à espérer une première victoire majeure contre Macron. Un succès dont l’alliance bâtie hâtivement à la suite des présidentielles aurait bien besoin pour survivre : l’affaire Quatennens, le congrès du PS, les petites polémiques successives et la perspective des élections européennes fragilisent fortement l’union. Une attaque sur un symbole aussi fort dans l’imaginaire du « modèle social » français – ou du moins ce qu’il en reste – offre donc une occasion de tourner la page des derniers mois. Toutes les armes sont donc sorties : réunions publiques en pagaille, participation aux manifestations, tournée des plateaux, tsunami d’amendements…

Du côté du Rassemblement National, on jubile. Cette réforme est une occasion en or pour Marine Le Pen de faire croire qu’elle défend les conquêtes sociales, tout en ne prenant aucun risque. Le RN doit en effet faire oublier qu’il a voté contre l’augmentation du SMIC et proposé de supprimer des cotisations patronales, ce qui revient à fragiliser la Sécurité sociale dont le système de retraites fait partie. Heureusement pour la dynastie Le Pen, le gouvernement lui a offert une belle opportunité de marquer des points. Ainsi en est-il de la demande de référendum sur la réforme des retraites, une proposition initiée par les communistes, reprise ensuite par la NUPES et le RN : au terme d’une procédure contestable, la défense de cette motion référendaire a été confiée à l’extrême-droite. D’ores-et-déjà, le PS et EELV annoncent qu’ils ne la voteront pas afin de ne pas légitimer le RN. Avant même le vote le 6 février prochain, Marine Le Pen a donc déjà gagné : si cette motion est soutenue par la FI et le PCF, elle pourra affirmer qu’elle est rassembleuse; si les députés de gauche la rejettent, elle pourra les accuser de sectarisme et de malhonnêteté.

L’urgence d’une grève générale

Pour chacun des trois blocs politiques majeurs, la bataille des retraites est donc décisive. Du côté de la Macronie, arriver à passer en force contre les syndicats et la majorité de la population sur un sujet aussi essentiel serait une victoire comparable à celle de Margaret Thatcher contre les mineurs britanniques en 1984. Le pouvoir espère qu’une telle démonstration de force permettra de réinstaurer un climat de résignation et de nihilisme pour un moment, lui permettant de terminer son œuvre de destruction du pays. Dans le cas où ce scénario deviendrait hors de portée, Macron a cependant élaboré un plan B : la dissolution de l’Assemblée. « Au mieux, ce serait l’occasion de retrouver une majorité absolue dans l’hémicycle. Au pire, le Rassemblement national (RN) remporterait une majorité de sièges » estime le camp présidentiel. Macron ne paraît pas très inquiet par cette seconde éventualité : si Marine Le Pen accepte Matignon, il espère que cela l’affaiblira; si elle refuse, il pourra affirmer qu’elle ne veut pas le pouvoir ou n’est pas capable de l’exercer.

Si ce scénario est évidemment risqué, le chef de l’Etat sait que son camp a tout intérêt à affronter l’extrême-droite au second tour. Il espère donc la renforcer juste assez pour qu’elle passe devant la gauche au premier tour, puis la battre au second. Ce calcul cynique convient très bien à Marine Le Pen, puisqu’il la renforce sans qu’elle n’ait besoin de faire de grands efforts. La cheffe des députés RN a également un discours bien rodé en cas de passage de la réforme : comme avec la NUPES dans l’hémicycle, elle n’hésitera pas à accuser les syndicats d’incompétence et d’hypocrisie, en arguant que ceux-ci ont appelé à la faire battre au second tour. La combinaison de cette délégitimation du mouvement syndical et de la gauche avec la colère de Français exaspérés par la dégradation de leur niveau de vie lui offrirait alors un boulevard vers l’Elysée.

Le mouvement social compte un soutien de poids : l’opinion. 64% des Français tiendraient le gouvernement pour responsable en cas de blocage du pays.

Ainsi, au-delà de la protection d’une conquête sociale majeure, la bataille actuelle risque de peser lourd dans la prochaine élection présidentielle. Casser la relation vicieuse de dépendance mutuelle entre le bloc bourgeois et l’extrême-droite nécessite une victoire du mouvement social contre cette réforme. Si la mobilisation des députés dans l’hémicycle et des manifestants dans la rue constitue deux points d’appui importants, ils risquent cependant de ne pas suffire. Au Parlement, le temps contraint du débat, le probable retour à la discipline de vote chez Renaissance et LR et la possibilité d’un 49.3 laissent peu d’espoirs. Dans la rue, la mobilisation considérable est encourageante, mais elle risque de s’étioler au fil des semaines et la répression – pour l’instant très faible – peut faire rentrer les manifestants chez eux. 

Seules de grandes grèves peuvent faire plier le gouvernement : si les salariés ne vont plus travailler ou que l’approvisionnement des entreprises est remis en cause, le patronat se retournera contre le gouvernement, qui n’aura d’autre choix que de reculer. Pour l’instant, les syndicats se montrent plutôt timides, préférant des « grèves perlées » environ un jour par semaine à des grèves reconductibles. Bien sûr, l’inflation et l’affaiblissement du mouvement ouvrier rendent l’organisation de grèves massives plus difficile que par le passé. Mais le mouvement social compte un soutien de poids : l’opinion. Selon un récent sondage, 64% des Français tiendraient le gouvernement pour responsable en cas de blocage du pays. Un tel chiffre étant particulièrement rare, les syndicats ont tout intérêt à s’en saisir. En outre, des actions comme le rétablissement de l’électricité à des personnes qui en ont été coupé pour impayés ou sa gratuité pour les services publics conforte l’appui des Français à la lutte des salariés. Après la victoire de la bataille de l’opinion et du nombre dans la rue, il est donc temps de passer à l’étape supérieure : la grève dure. Face aux tactiques immorales du gouvernement et de l’extrême-droite, cette stratégie apparaît désormais comme la seule capable de les faire battre en retraite.

« Les mouvements sans grève ne gênent personne » – Entretien avec Jean-Marie Pernot

Manifestation contre la réforme des retraites le 19 janvier 2023 à la Place de la République (Paris). La manifestation parisienne a rassemblé environ 400.000 personnes. © Capture d’écran BFMTV

La forte opposition à la réforme des retraites met de nouveau les syndicats au centre du jeu politique. Après une mobilisation historique le 19 janvier dans la rue, de nouvelles manifestations sont prévues et des grèves se préparent dans plusieurs secteurs. Mais pour Jean-Marie Pernot, politologue et spécialiste des syndicats, un mouvement social se limitant à des manifestations et à quelques « grèves par procuration » ne sera pas suffisant pour faire reculer le gouvernement. L’organisation de grèves dures sera néanmoins ardue, tant les syndicats se sont affaiblis durant les dernières décennies. Dans cet entretien fleuve, l’auteur de l’ouvrage Le syndicalisme d’après. Ce qui ne peut plus durer revient sur les raisons de ce déclin, entre bureaucratisation, incapacité de la CGT et de la CFDT à s’unir, liens compliqués avec les partis politiques ou encore inadéquation entre la structuration des grandes confédérations et l’organisation du salariat contemporain. Propos recueillis par William Bouchardon.

Le Vent Se Lève : La mobilisation contre la réforme des retraites a débuté par une grande manifestation jeudi 19 janvier, avec entre 1 et 2 millions de personnes dans la rue, ce qui est assez historique. Néanmoins, malgré l’unité syndicale, le choix d’une prochaine date de mobilisation tardive le 31 janvier et des suites un peu incertaines suivant les secteurs donnent l’impression d’une fébrilité des syndicats. Comment analysez-vous ce début de mobilisation ?

Jean-Marie Pernot : D’abord, si je peux bien sûr être critique des syndicats, il faut quand même relever qu’ils ne sont pas morts. Qui est capable dans ce pays de mettre un à deux millions de personnes dans la rue ? Tout affaiblis qu’ils soient, on constate quand même que les syndicats ont réussi cela, grâce à une certaine unité. Certes, cette unité est défensive car les syndicats n’ont pas tous le même avis sur les retraites, mais l’opposition à la réforme les réunit. Ce qui me frappe beaucoup dans cette première journée de mobilisation, même si on l’a déjà vu en 2010, c’est la mobilisation dans les petites villes. 1500 personnes à Chaumont (ville de 22.000 habitants en Haute-Marne) par exemple. C’est assez rare pour le souligner. Donc les syndicats ne sont pas morts. Bien sûr, les retraites sont au cœur du pacte social et c’est un sujet très sensible, d’où l’ampleur de la mobilisation.

Une fois dit cela, l’analyse doit se faire non pas sur une journée mais sur une séquence. Depuis 1995, ces conflits se font en effet sur de grandes séquences et les mouvements acquièrent une dynamique propre. Cette première journée était-elle l’acmé du mouvement ou seulement un point de départ ? Il est encore trop tôt pour le dire. En outre, les rythmes de mobilisation sont différents secteur par secteur, selon les syndicats qui dominent. On sait que la CGT va pousser à la grève reconductible dans certains secteurs, mais même au sein de ce syndicat, les stratégies diffèrent. Les grèves dans les transports par rail et les transports urbains vont probablement tenir un certain temps. Outre les habitudes de mobilisation à la SNCF et à la RATP, je rappelle que leur régime spécial est menacé. Mais de manière générale, on va avoir toutes les configurations sectorielles et géographiques. Il y a une immense variété de stratégies syndicales, d’habitudes, de puissance par secteur etc. et donc beaucoup d’inconnues.

Je retiens deux facteurs importants pour la suite. D’abord la question de la grève : en 2010, contre la réforme des retraites de Nicolas Sarkozy, on avait eu une protestation presque sans grève. La vague de manifestations était considérable, sans doute la plus forte depuis 1968, plus forte même qu’en 1995. Même dans les petites îles au Nord de la Bretagne, dans des villages de 300 habitants, il y avait systématiquement des manifestations. Et pourtant il ne s’est rien passé : Sarkozy se fichait de ces manifestations et a fait sa réforme. Macron a sans doute en tête le même scénario : que les gens manifestent une, deux ou dix fois, puis qu’ils finissent par se lasser, que le front syndical se lézarde etc… Si c’est de nouveau un mouvement sans grève, comme en 2010, je ne vois pas en quoi l’issue serait différente. Les mouvements sans grève ne gênent personne. Bruno Le Maire l’a d’ailleurs rappelé il y a quelques jours : il respecte le droit de manifester mais espère un mouvement indolore, qui ne « bloque » pas le pays.

En effet, face à un mouvement de manifestations mais peu de grèves, les patrons ne disent rien car ils ne sont pas directement visés. En revanche, s’il y a des grèves, que la production et l’économie sont pénalisées, ça peut changer la donne. Si le conflit grippe la machine économique, le patronat va se réveiller, alors qu’il est globalement pour la réforme pour l’instant, du moins en ce qui concerne les gros patrons du MEDEF. Ce n’est pas évident bien sûr : avec l’inflation, les gens réfléchissent à deux fois avant de faire grève. Certains secteurs tiennent des discours de grève dure, mais il faudra voir sur la durée. Dans les raffineries par exemple, cela peut avoir des impacts à la pompe à essence mais aussi pour l’approvisionnement des entreprises. Je suis incapable de connaître la suite, mais en tout cas, contrairement aux manifs, le mouvement syndical a perdu de sa puissance sur ce point.

Le deuxième point, c’est la mobilisation des jeunes. Lorsque les jeunes s’en mêlent, on ne sait jamais où ça va s’arrêter. Il suffit de penser au CPE en 2006, où c’était devenu difficile à gérer. Là-dessus aussi, difficile de trop s’avancer : il y avait beaucoup de lycéens ou d’étudiants le 19 janvier dans la rue, mais pas sûr que la question des retraites les mobilise jusqu’au bout. 

Enfin, il y a un troisième facteur, que j’ose à peine évoquer, c’est la violence. Depuis 2010, nous avons eu les gilets jaunes, qui n’étaient pas un mouvement institutionnalisé. Ils ne suivaient pas les habitudes des syndicats : déposer un trajet, assurer le service d’ordre, se disperser tranquillement… Ils faisaient le trajet qu’ils souhaitaient et cela pouvait dégénérer, pour le meilleur comme pour le pire. Ce qui peut jouer dans cette affaire, c’est l’incroyable mépris de Macron. Sarkozy n’était pas un modèle, mais au moins il n’allait pas parader en Espagne le jour où il y avait deux millions de personnes dans la rue. Ce mépris total peut radicaliser un certain nombre de gens, se transformer en haine et susciter de la violence. Ce n’est pas le pari des syndicats bien sûr, mais la situation peut leur échapper. 

LVSL : Je reviens au premier facteur que vous évoquiez : la grève. On sait qu’il y en aura un certain nombre, même si leur forme et leur durée sont encore inconnues. Mais n’y a-t-il pas un risque, comme c’est souvent le cas depuis 1995, que les grèves se concentrent dans quelques bastions comme la SNCF, la RATP ou quelques services publics, les salariés d’autres secteurs se contentant de les soutenir sans y participer ? La « grève par procuration » est-elle devenue la norme ?

JM Pernot : C’est fort probable. Dans d’autres secteurs, notamment le secteur privé, il est devenu difficile de faire grève : comme c’est une pratique minoritaire, elle est d’autant plus risquée pour ceux qui s’y livrent. D’autant que la question du pouvoir d’achat n’encourage pas à la grève. Il y a donc un risque de délégation ou de procuration, avec des gens qui posent des RTT pour aller manifester en soutien aux grévistes, mais sans se mobiliser dans leur entreprise. Bien sûr, cela rendra une victoire du mouvement moins probable.

Une grève par procuration est donc un signe que les gens ont du mal à tenir une grève sur la durée. Mais s’ils soutiennent les grévistes, notamment via les caisses de grèves, c’est déjà pas mal. En 1995, par exemple, les transports en Île-de-France étaient tous à l’arrêt et c’était très pénible, mais les gens ont soutenu le mouvement. La droite avait essayé d’organiser les usagers contre les grévistes, mais excepté un petit rassemblement ponctuel dans les beaux quartiers, ça n’avait pas pris. 

Donc oui, c’est sûr que s’appuyer sur un faible support gréviste fragilise le mouvement. On connaît la liste des secteurs à l’avance. Mais le fait que la CFDT soit contre la réforme peut jouer, notamment chez les routiers. En 1995 et en 2003, les routiers avaient été très mobilisés et cela avait pesé. Or, la CFDT y est majoritaire. Ce n’est pas rien : contrairement au fret ferroviaire qui ne représente plus grand chose, le fret routier est essentiel pour les entreprises. Mais attention : les pouvoirs publics ont appris de ces mobilisations passées et y sont très attentifs, ils essaieront d’éviter le blocage des routes. 

Plus largement, ce phénomène de grève par procuration traduit des changements de l’organisation du travail. Avant, les grandes entreprises étaient des points forts de la mobilisation syndicale. Aujourd’hui les grandes entreprises sont en majorité composées de cadres et le travail ouvrier est sous-traité dans tous les sens. Or, les syndicats ont très peu d’appuis chez les sous-traitants.

LVSL : En effet, la grève par procuration est le symptôme d’un syndicalisme affaibli. Vous l’évoquez d’ailleurs dans votre livre, qui s’ouvre sur un paradoxe : l’exploitation au travail est toujours bien présente, nombre de cadres font face à une crise de sens, les salaires ne suivent plus l’inflation… Bref, les demandes portées par les syndicats sont tout à fait actuelles et même parfois majoritaires dans l’opinion. Pourtant le nombre de syndiqués est en baisse, comme la participation aux élections professionnelles. Pourquoi ?

JM Pernot : On peut retenir deux causes majeures de l’affaiblissement des syndicats. La première, c’est le serpent de mer de la désunion syndicale. Les gens ne comprennent pas bien pourquoi il y a autant de syndicats et pourquoi ils n’arrivent pas à se mettre d’accord. Beaucoup se disent « mettez-vous d’accord et ensuite on s’intéressera à ce que vous faites ». Ça ne veut pas dire que les divergences n’ont pas de bonnes raisons, mais il faut regarder la réalité en face : les débats stratégiques entre la CGT et la CFDT, ça n’intéresse pas les gens. D’autant qu’aucune des deux stratégies ne donne des résultats. Donc ils continuent de se battre mais leurs stratégies sont chacune perdantes de leur côté et ces bagarres rebutent les gens. Certes, quand les gens ont un problème dans leur boîte, ils vont toujours voir le militant syndical quand il y en a un, mais c’est un service élémentaire de soutien aux salariés en difficulté. Mais pour les syndicats qui parlent de transformation sociale, on est loin de passer de la parole aux actes.

« Désormais, tout le monde sous-traite tout. Cela déstructure les collectifs, éclate les communautés d’action, dissout les solidarités entre travailleurs. »

Le second problème, c’est cette dynamique du salariat que j’aborde dans mon livre, alors que les syndicats sont restés scotchés à leurs structures antérieures. Nous avons eu un grand mouvement de transformation de l’entreprise et des interrelations entre entreprises. C’est notamment le cas avec la sous-traitance, qui est particulièrement forte en France. Désormais, tout le monde sous-traite tout. La question n’est plus qu’est-ce qu’on sous-traite, mais que garde-t-on en interne ? Évidemment, cela déstructure les collectifs, éclate les communautés d’action, dissout les solidarités entre travailleurs.

En revanche, la négociation collective n’a pas changé. Elle a lieu à l’échelle des branches et des entreprises, alors que ces lieux ont perdu de leur substance. Il se passe encore des choses dans les branches, mais les entreprises sont devenues des palais des courants d’air, avec parfois une majorité de travailleurs dont le contrat de travail est ailleurs que dans l’entreprise. Donc les syndicats se sont retrouvés atomisés boîte par boîte et accompagnent l’éclatement des travailleurs. Cela est contraire à la logique inclusive qui est au fondement du syndicalisme confédéré. Normalement, un syndicat emmène un groupe social avec lui. Là, ils font face à des divisions permanentes entre personnes qui travaillent ensemble mais qui sont rattachées à des entreprises ou des branches différentes. Il y a là un énorme hiatus.

LVSL : Oui, vous rappelez d’ailleurs dans votre livre qu’un quart des syndiqués CGT ne sont rattachés à aucune union professionnelle, c’est énorme. Pourtant le problème n’est pas nouveau et les syndicats ont déjà fait face à d’autres réorganisations du monde du travail, au début du XXème siècle et ils avaient réussi à se réformer. Comment expliquer l’inertie actuelle ? Pourquoi les syndicats ne parviennent-ils pas à créer de la solidarité entre des gens qui ne sont peut-être pas rattachés à la même entreprise de par leur contrat de travail, mais travaillent de fait ensemble ?

JM Pernot : Oui, c’est le grand problème. La différence majeure avec le début du XXème siècle, c’est que les syndicats de l’époque n’étaient pas du tout institutionnalisés. Au contraire aujourd’hui, leur organisation, leur mode de financement, leur mode de décision en interne, etc. doit faire face au poids des fédérations professionnelles qui se sont formées au cours de plusieurs décennies. Remettre ça en cause est très compliqué : même si ces fédérations sont en crise, elles font peser une chape de plomb sur les confédérations syndicales. Je lisais récemment les textes du prochain congrès de la CGT, ces questions sont certes abordées. Mais ça fait six ou sept congrès, c’est-à-dire une vingtaine d’années, que l’on dit qu’il faut réformer l’organisation pour mieux refléter le monde du travail !

Cette inertie totale renvoie à l’épaisseur bureaucratique des organisations. Les syndicats sont de grosses bureaucraties avec des rapports de pouvoir et des chefs, ce qui concourt à l’immobilité. C’est paradoxal : ils se vident de leurs adhérents, mais ils restent dans ce fonctionnement bureaucratique. Il faut aussi dire que beaucoup de financements passent par les branches, ce qui contribue à figer les structures. Bernard Thibaut (ancien secrétaire général de la CGT, ndlr) avait tenté de faire bouger les choses, mais tout ça a été étouffé par les fédérations.

« Les syndicats sont de grosses bureaucraties avec des rapports de pouvoir et des chefs, ce qui concourt à l’immobilité. »

En 1901, les syndicats constatent que le capitalisme change, que l’on passe d’une logique de métiers à une logique d’industrie et ils s’adaptent. Bien sûr, cela a été compliqué : dans la métallurgie, cela a pris 20 ans. Cela a secoué les routines et les hiérarchies internes au monde ouvrier. Par exemple, à la SNCF on n’a jamais réussi à syndiquer les conducteurs de locomotive dans le même syndicat que ceux qui posent le ballast sur les voies. Donc bien sûr c’est compliqué. Mais aujourd’hui, on sent qu’il n’y a pas de volonté réelle de changer.

LVSL : En effet, les syndicats sont de grosses machines bureaucratiques. Pour beaucoup de travailleurs, les syndicats apparaissent comme une réalité lointaine : on pense aux délégués du personnel ou aux chefs des centrales chargés de mener un vague « dialogue social » avec le patron ou le gouvernement. Les syndicats ne se sont-ils pas bureaucratisés et éloignés de leur base ?

JM Pernot : Attention, une certaine bureaucratie est nécessaire. S’il n’y en a pas, cela donne ce que l’on observe avec ces nouveaux collectifs de travailleurs qui émergent ces dernières années, par exemple les contrôleurs SNCF qui ont fait grève à Noël. Avec les réseaux sociaux ou une boucle Whatsapp, c’est facile de mettre en lien les travailleurs entre eux. Pour entrer dans l’action, c’est facile. Mais ensuite la direction fait une proposition. Là, le problème débute : comment arbitrer, comment décider ? Est-ce qu’on continue ? Comment négocie-t-on ? Comment vérifier ensuite que l’accord est respecté ? Tout cela, une coordination de travailleurs ne sait pas le faire. Donc toute forme d’action sociale a besoin d’un minimum d’institutionnalisation et de représentation, ne serait-ce que pour négocier. La bureaucratie, c’est ce qui assure la continuité de son action, la reproduction du collectif et l’interface avec les autres institutions.

« Le problème des syndicats, c’est qu’ils ont des bureaucraties bien constituées qui n’ont pas besoin de beaucoup d’adhérents pour survivre. »

Cela étant dit, il faut aussi que l’organisme reste vivant. Qu’est-ce qui prend le dessus ? Le mouvement ou la bureaucratie ? Il y a toujours une tension entre ces deux pôles. Il faut à la fois une représentation et des structures, mais aussi ne pas se figer dans des luttes de pouvoir internes. Or, toute organisation, même un groupe de locataires, est toujours marquée par des jeux de pouvoir pour des postes, pour des rétributions matérielles ou symboliques… Le problème des syndicats, c’est qu’ils ont des bureaucraties bien constituées qui n’ont pas besoin de beaucoup d’adhérents pour survivre. Si on compare l’appareil de la CGT à celui d’IG Metall en Allemagne, ce sont deux mondes différents. Par exemple, je défends, comme d’autres, l’idée de redistribuer des moyens vers l’action locale, donc les Unions locales (UL) et les Unions départementales (UD). Mais c’est un débat à couteaux tirés. La bataille pour la répartition de la ressource est ici comme ailleurs assez compliquée mais aussi très politique.

LVSL : Face à l’inertie des syndicats, des « collectifs » de travailleurs qui ont vu le jour ces dernières années comme vous le rappeliez. On pense par exemple au collectif inter-hôpitaux, aux livreurs à vélo ou encore à celui des contrôleurs SNCF. Finalement, là où les syndicats ont la bureaucratie pour négocier et assurer la représentation, ces collectifs ont eux le lien avec la base. Est-ce que syndicats et collectifs arrivent à travailler ensemble ?

JM Pernot : Ça dépend des secteurs. Par exemple, chez les livreurs à vélo, qui ont été bien étudiés par de jeunes sociologues, des connexions se sont faites avec les syndicats dans certaines villes comme Bordeaux ou Toulouse. Concrètement, les coordinations de livreurs n’affichent pas une étiquette syndicale, mais on leur prête un petit local dans les unions départementales, quelques jeunes se sont syndiqués pour faire un lien, etc. En l’occurrence avec l’économie de plateforme, c’est plutôt la CGT, Solidaires ou la CNT qui sont présents dans ce genre d’univers. Mais la liaison existe.

Jean-Marie Pernot, politologue à l’Institut de Recherches Economiques et Sociales (IRES).

Pour la SNCF, ça reste encore à voir. En 1986, il y avait déjà un mouvement social qui était parti d’un collectif de conducteurs, et cela avait heurté la FGAAC (Fédération Générale Autonome des Agents de Conduite) et la CGT. La CGT s’était remise en question par la suite et elle reste attentive à cela, donc je pense que des coopérations sont possibles.

Dans la santé, la bataille est plutôt perdue pour les syndicats. Ce sont les collectifs inter-urgence ou inter-hôpitaux qui mènent le combat depuis 3 ou 4 ans. Mais dans ces collectifs, il y a des syndiqués. Par exemple l’urgentiste Christophe Prudhomme : tout le monde sait qu’il est syndiqué à la CGT, mais on lui fait confiance car c’est un bon organisateur, il s’exprime bien et ne la ramène pas toujours à son syndicat. Donc les syndicats ne sont pas au cœur des mots d’ordre, mais ne sont pas totalement extérieurs non plus. Lorsqu’il y a eu les négociations pour le Ségur de la santé, ce sont les syndicats qui ont négocié et il y a eu un lien : il n’y a pas eu de soulèvement contre les syndicats, donc ça a plutôt fonctionné. Bref, les formes sont très diverses, mais l’important c’est que ça marche.

LVSL : Vous parliez tout à l’heure de l’unité syndicale. La France a connu une multiplication des syndicats depuis une trentaine d’années, mais les deux principaux restent la CGT et la CFDT. Tout semble les opposer : la CGT est un syndicat de rapport de force, parfois qualifié de « jusqu’au boutiste », tandis que la CFDT est un syndicat « réformiste » souvent accusé de complaisance avec les patrons et le gouvernement. Cette opposition frontale entre « réformistes » et « syndicats de rapport de force » rebute beaucoup de monde. Est-il possible de dépasser ces guerres intestines, au-delà de quelques mobilisations défensives comme en ce moment avec la réforme des retraites ?

JM Pernot : En effet, pour l’instant sur les retraites, l’unité est défensive et la désunion peut revenir par la suite. Alors bien sûr, les stratégies peuvent être différentes, mais tant la CGT que la CFDT ont une stratégie en partage : chacun pense pouvoir faire sans l’autre. Du moins, c’est ce qui a dominé les dix dernières années. Je reste sceptique car la volonté de travailler ensemble semble faible, mais je préfère continuer à rêver que c’est possible. Sinon chacun va continuer dans son coin et tout le monde va se planter. Cette unité peut donc venir d’une nécessité, lorsque chaque bloc a compris qu’il ne parvenait à rien seul.

En ce moment, il y a peut-être un mouvement de la part de la CFDT. Comme c’est un syndicat réformiste, ils ont besoin de bons liens avec le gouvernement ou le patronat pour espérer des victoires. En 2017, la CFDT a accompagné l’arrivée de Macron au pouvoir et ses sympathisants ont voté Macron à plus de 50% dès le premier tour (45% en 2022). Donc idéologiquement, la CFDT n’est pas très loin de Macron. Sauf que Macron ne veut pas négocier, il veut passer en force. Donc Berger se retrouve bien seul et il y a un malaise en interne. Ils sont en train de se rendre compte que Macron, ce n’est pas la deuxième gauche, mais juste la droite. Beaucoup commencent à en avoir marre de servir de faire-valoir du gouvernement sans rien obtenir. Berger fait des propositions unitaires depuis quelque temps, mais tout dépend de la réaction qu’aura la CGT.

« La CFDT est devenue d’autant plus caricaturalement « dialogue social » que la CGT est devenue caricaturalement « grève générale et convergence des luttes ». La dérive de l’une nourrit la dérive de l’autre. »

Or, il y a une dialectique négative entre les deux organisations. La CFDT est devenue d’autant plus caricaturalement « dialogue social » que la CGT est devenue caricaturalement « grève générale et convergence des luttes ». La dérive de l’une nourrit la dérive de l’autre. Quand la CFDT veut justifier sa stratégie, ils disent « c’est contre la CGT » et vice-versa. Il faut sortir de cela, c’est mortifère : la CGT et la CFDT doivent se définir par rapport aux enjeux du moment et non pas l’une par rapport à l’autre.

On verra ce qui va se passer au congrès de la CGT, mais je ne suis pas sûr qu’un rapprochement soit à l’ordre du jour. Les relations sont très mauvaises depuis 10 ans : la CFDT a joué à fond la carte du mandat Hollande, puis Macron, alors que la CGT n’a jamais fait ce pari. Désormais, les conditions pour l’unité sont là. D’autant plus que les grands mouvements sociaux comme celui des retraites posent la question du gouvernement d’après. Si le gouvernement s’entête, les perspectives s’assombrissent : la NUPES, et la France insoumise en particulier, auront beau essayer de surfer sur la colère populaire, une victoire du RN est plus probable. Cela peut contribuer à rapprocher les syndicats.

Donc même si rien n’est fait, je préfère croire que c’est encore possible. Sinon l’histoire est écrite : les syndicats ne susciteront plus que de l’indifférence. J’avais même proposé par le passé une convention citoyenne sur la réorganisation du syndicalisme. En tout cas, il faut essayer des choses sinon les syndicats vont à la marginalisation assurée.

LVSL : Ce divorce des syndicats avec la société se voit aussi par un autre aspect. Bien qu’ils continuent à formuler des propositions intéressantes, les syndicats ne semblent plus porter de vision du monde comme cela a pu être le cas à d’autres époques. Ceux qui veulent s’engager sur cette voie choisissent d’ailleurs plutôt de rejoindre des associations ou des ONG. Est-ce une fatalité ? Les syndicats ne pourraient-ils pas faire émerger de nouvelles idées et élargir leur champ de réflexion, au-delà du travail, sur des questions majeures comme le féminisme ou l’écologie ?

JM Pernot : Oui, il faut que le syndicalisme s’élargisse à de nouvelles problématiques, par exemple, la question du sens du travail, qui est très actuelle. Cela ne doit pas faire oublier que les salaires, les conditions de travail, les retraites, etc. sont toujours des sujets majeurs. Mais votre constat est juste : les syndicats sont peu porteurs d’idées alternatives aujourd’hui. La raison est simple : 30 ans de chômage de masse, cela pèse sur la capacité à penser un autre monde. Depuis le milieu des années 1970, quand la crise s’est installée et que l’élan de mai 68 s’est dissipé, le mouvement social a été dominé par une conjoncture marquée par le chômage de masse. Certes, il y a eu quelques projets intéressants avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 autour des nationalisations ou des lois Auroux par exemple. Mais le tournant de la rigueur a très vite cassé cette dynamique et durablement abîmé les relations entre la CGT et la CFDT.

« 30 ans de chômage de masse, cela pèse sur la capacité à penser un autre monde. »

Il est difficile de maintenir un discours de transformation lorsque les travailleurs pensent moins à l’autogestion qu’à la sauvegarde de leur emploi. Inverser la tendance ne sera pas simple. On nous répète que le chômage baisse, mais en réalité il reste beaucoup de chômeurs et la précarité s’accroît. Le capitalisme nous mène de crise en crise : crise financière en 2008, crise du pouvoir d’achat avec la guerre en Ukraine… Avant, les gens s’engageaient en se disant que leurs enfants vivraient mieux qu’eux grâce à leurs combats, aujourd’hui ce n’est plus le cas. L’optimisme qui prévalait dans les années suivant mai 68 a disparu. Et je ne parle même pas du climat !

Donc le champ des luttes s’est plutôt élargi, mais les syndicats doivent aider les travailleurs face à une succession de crises. Les syndicats savent qu’ils ont besoin de la société civile pour penser des alternatives : tant la CFDT que la CGT se sont engagées dans des alliances élargies avec des ONG. On peut citer l’alliance « Plus Jamais ça » ou le « Pacte de pouvoir de vivre ». Mais là encore, ce n’est pas simple et cela cause de vifs débats en interne.

LVSL : La question du lien avec la société civile amène celle des relations avec les partis politiques. En France, les syndicats ont toujours été soucieux de leur indépendance à l’égard des partis, même si les liens entre la CGT et le Parti Communiste ont longtemps été forts. Bien sûr, ils remplissent des rôles différents : les syndicats sont là pour représenter le monde du travail, tandis que les partis politiques ont en charge la représentation des citoyens dans l’arène institutionnelle. Mais beaucoup de citoyens ne comprennent pas que syndicats et partis de gauche n’arrivent pas à travailler ensemble. La « marche contre la vie chère » organisée cet automne par la NUPES a ainsi été critiquée par la CGT, alors que celle-ci partageait globalement les mots d’ordre de la manifestation. Pourquoi aucune coopération ne semble-t-elle possible ? Peut-on dépasser cette situation ?

JM Pernot : Comme vous le rappelez, les syndicats et les partis ont des fonctions différentes. Les syndicats ont un rôle de rassemblement du monde du travail autour de revendications et de construction d’une vision partagée sur certains sujets. Les partis politiques ont la responsabilité inverse : ils sont là pour partitionner l’opinion et faire émerger des visions du monde différentes. Donc on peut comprendre que chacun soit dans son propre sillon.

« Si le mouvement social est trop marqué par la France Insoumise, cela risque de mettre des gens à l’écart. »

Bien sûr, il peut y avoir des coopérations et des convergences programmatiques entre la NUPES et la CGT existent. Mais attention, les convergences sont plus faibles avec la CFDT, sans parler de la CFE-CGC (syndicat de cadres, ndlr) ou de la CFTC (syndicat chrétien-démocrate, ndlr) et il faut aussi préserver l’intersyndicale. Par ailleurs, la NUPES, et notamment la France Insoumise qui en est le cœur, a tenté de prendre la tête du mouvement social et cela n’est pas bien passé. Que la NUPES ou la FI aient des choses à dire sur les questions sociales, essaient d’agréger d’autres groupes sociaux comme les jeunes ou fassent des propositions alors que les syndicats en font peu, très bien. Mais si les partis tentent de prendre la tête de l’organisation des manifestations, cela se passera mal.

Ce serait même contre-productif : beaucoup de travailleurs peuvent venir à une manifestation syndicale ou se retrouver dans les mots d’ordre d’une mobilisation sans pour autant être électeurs de la France Insoumise. Par exemple à Marseille, mais aussi ailleurs, quand il y a autant de monde dans les rues, on sait très bien qu’on retrouve aussi beaucoup d’électeurs RN dans les cortèges. Bon et alors ? N’était-ce pas Mélenchon qui parlait des « fâchés pas fachos » ? Tous syndicats confondus, environ 15 à 20% de leurs sympathisants ont voté RN. De même avec la CFDT et les électeurs de Macron. On ne va pas jeter ces personnes hors des cortèges. Les syndicats doivent rassembler, la CGT doit viser au-delà des gens que la NUPES intéresse. Si le mouvement social est trop marqué par la France Insoumise, cela risque de mettre des gens à l’écart. Donc les convergences peuvent exister mais il faut faire attention et préserver l’intersyndicale. Les politiques peuvent aider à mobiliser, mais dans un moment comme celui-ci, je pense qu’il faut laisser la main aux syndicats sur la mobilisation.

Le syndicalisme d’après. Ce qui ne peut plus durer. Jean-Marie Pernot, Editions du détour, 2022, 18,90 €.