The Handmaid’s Tale est la série politique de l’année

©https://www.hulu.com/the-handmaids-tale – MGM Television. L’image est dans le domaine public.

Partant d’un postulat proche des Fils de l’Homme d’Alfonso Cuaron, où les femmes et les hommes sont devenus de plus en plus stériles en raison des pollutions, The Handmaid’s Tale raconte l’instauration aux Etats-Unis d’un régime totalitaire patriarcal et réactionnaire dans lequel les femmes sont réparties en trois catégories : les Épouses qui sont mariées aux dirigeants, les Marthas leurs domestiques, et les Servantes qui jouent le rôle de « mères porteuses ». On y suit l’histoire de June, une servante qui tente de survivre et de retrouver sa famille. Retour sur cette série très politique.

« Ordinary is just what you’re used to. This might not seem ordinary right now, but after a time it will. This will become ordinary. » C’est ce qu’explique Tante Lydia aux servantes qu’elle est en charge de former à devenir des mères porteuses. Cette citation pourrait résumer une grande partie de ce que nous enseigne la nouvelle série de Bruce Miller dont le dernier épisode de la première saison a été diffusé le 14 juin : ce qui nous semble extraordinaire un temps finit par nous sembler ordinaire. Cette proposition nous invite alors à regarder sous un œil vigilant notre actualité : est ce que ce que nous vivons maintenant ne nous aurait pas semblé « extraordinaire » il y a une dizaine d’années ? Sommes-nous en train de nous habituer à la réaction parce qu’elle gagne notre environnement insidieusement, petit à petit ?

Sortie en pleine ère Trump, président bouffon-réac’ qu’on peine parfois à prendre au sérieux en raison de ses pitreries et provocations quotidiennes – au point qu’on oublierait presque le danger bien réel qu’il représente -, cette série a ceci de terrifiante qu’elle fait écho, comme les dystopies politiques de qualité, à nombre d’éléments bien réels de notre quotidien. Nous sommes alors obligés de nous interroger sur notre passivité : serons-nous comme les citoyens de The Handmaid’s Tale, indignés mais comme anesthésiés par ces retours en arrière que nous pensions impossibles et qui se sont finalement produits ? Ainsi, c’est bien dans un Etat des Etats-Unis, aujourd’hui, qu’une femme violée doit demander l’autorisation de son violeur pour avorter (1). Le patriarcat n’est pas qu’une invention télévisuelle futuriste…Mais bien un phénomène politique ordinaire.

The Handmaid’s Tale décrit la République de Gilead, régime imaginaire entre théocratie et système totalitaire type nord-coréen, et se rapproche d’une autre dystopie perturbante par ses proximités avec notre actualité : l’excellente Black Mirror. Néanmoins, elle s’en distingue dans le même temps par son esthétique rétro-futuriste, la plus à même d’évoquer la dynamique réactionnaire, cet avenir qui ressemble de plus en plus à un passé fantasmé et pervers.

La série peut également évoquer The Lobster de Yorgos Lanthimos dans son traitement presque clinique d’un futur où les relations humaines sont totalement contrôlées et aseptisées, ou encore même 12 Years A Slave de Steve McQueen, car c’est bien au rang d’esclaves que sont réduites les Marthas (domestiques) et les Servantes. S’agissant de ces dernières, les multiples viols dont elles sont victimes ne nous sont pas épargnés – une des manifestations les plus barbares du patriarcat ici institutionnalisé. De même que leur formation à être des bonnes servantes, dispensée par Tante Lydia, qui peut faire penser aux camps d’initiation sexuelle au Malawi où sont violées des jeunes filles et des enfants pour leur apprendre à « satisfaire » leur maris (2).

Si cette fiction est portée par sa réalisation perfectionniste, ses contre-jours maîtrisés, ses plans qui rappellent la peinture de Vermeer, elle l’est aussi par l’excellente interprétation d’Elisabeth Moss qui jouait dans la série déjà féministe de Jane Campion, Top Of The Lake (dont la saison 2, présentée à Cannes, a commencé le 27 juillet sur BBC Two).

https://www.youtube.com/watch?v=5gOoBB_BxRM

La très belle scène de la manifestation réprimée sur la musique de Heart of Glass de Blondie (remixée par Cabtree) dans l’épisode 3 nous renvoie de manière extrêmement brutale à la fragilité de l’exercice de nos droits démocratiques et à la vulnérabilité de nos méthodes de protestation. Il est rassurant de se dire que cela – des policiers qui tirent sur les manifestants – ne pourrait pas arriver dans un pays occidental. Et pourtant… c’est bien en France que le New York Times s’inquiète de voir des abus de pouvoir (3), de même pour l’ONG Amnesty International qui considère le droit de manifestation en France comme étant en danger (4). C’est bien dans notre pays qu’au cours du dernier quinquennat la Ligue des Droits de l’Homme avait dû protester contre des interdictions de manifester (5) et qu’un jeune homme est mort à Sivens suite au tir d’une grenade offensive (6).

Pour le moment, être tué en manifestation nous semble extraordinaire, mais ça n’a pas toujours été le cas. La France a une histoire longue dans la répression violente des manifestations pacifiques et il n’y a pas besoin de remonter très loin pour le montrer : au début des années 1960 c’est entre 150 et 200 manifestants algériens qui ont été exécutés et jetés dans la Seine en plein Paris (7), un évènement presque oublié aujourd’hui… Nous sommes désormais moins vigilants parce que nous pensons que la paix est un dû et une norme au point d’oublier parfois qu’elle est l’exception obtenue de haute lutte. Dans The Handmaid’s Tale, ce processus répressif est mis en place au nom de la lutte antiterroriste. Là encore difficile de ne pas penser à l’inscription de l’état d’urgence dans le droit commun…(8). Bien que tout soit évidemment poussé à l’extrême dans la série, elle a la qualité de nous montrer que cette acceptation passive d’une nouvelle réalité antidémocratique ne se fait pas que par une violence spectaculaire mais aussi, par moment, par l’apparente banalité de certains raisonnements. Alors que dans un flashback June et Moira s’étonnent de la manière dont Luke – mari de June et personnage que l’on juge pourtant jusque là comme plutôt sympathique et progressiste – s’accommode relativement bien de la mise sous tutelle des femmes, celui-ci répond « Qu’est-ce que je suis censé faire ? Me couper la bite ? ».

Dans l’épisode 3 toujours, un personnage lesbien est pendu pour son homosexualité tandis que son amante est excisée. Là encore, la réalité n’est pas loin quand on pense aux camps tchétchènes (9) ou au quotidien des personnes homosexuelles dans les territoires conquis par Daesh (10) – Daesh qui par ailleurs organise, lui aussi, l’esclavagisme sexuel des femmes (11).
De la même façon c’est bien 200 millions de femmes qui sont victimes de mutilations génitales dans le monde (12) dont 60 000 en France (13). Si The Handmaid’s Tale est aussi anxiogène et oppressante c’est bien parce qu’elle est une réalité imaginaire qui combine nombre d’éléments eux bien réels. Ainsi ce que nous fait comprendre malgré elle Tante Lyndia et à travers elle Bruce Miller, le créateur de la série, c’est que ce qui a existé par le passé peut arriver à nouveau dans le futur, et que ce qui existe déjà à un endroit peut se reproduire à un autre.

L’épisode 7 « The Other Side » où l’on suit l’épopée de Luke en fuite vers le Canada est l’occasion d’aborder un autre thème d’actualité : celui des réfugiés. L’épisode nous fait retracer tout le parcours d’un réfugié : les motifs du départ, l’inquiétude pour ses proches, les multiples dangers, les passeurs, la terreur… jusqu’à l’arrivée. On ne souhaite alors qu’une chose à Luke : qu’il soit effectivement accueilli. On comprend alors que l’unique différence entre ces héros et ceux que l’on brutalise dans la réalité, chez nous, est que les premiers sont originaires des Etats-Unis. En plein débat sur l’accueil, cette plongée dans la vie d’un réfugié est salutaire, elle permet de rappeler le type d’horreurs que ces gens fuient. Lorsque Moira parvient elle aussi à rejoindre le Canada (épisode 10), Bruce Miller paraît esquisser ce à quoi devrait ressembler une politique d’accueil digne dans un pays développé : gentillesse, nourriture, douche, papiers, téléphone prépayé, quelques centaines de dollars, carte d’assurance maladie, habits…

Dans l’épisode 8, nous découvrons que l’élite bourgeoise en charge d’instaurer ce nouvel ordre moral partouze en secret dans un immense bordel – Jezebels – occupé par des prostituées forcées. The Handmaid’s Tale touche ici du doigt une autre façade du patriarcat. En Pologne, un des pays les plus patriarcaux et catholiques intégristes d’Europe, gouverné par l’extrême droite (14), l’avortement est illégal (sauf cas exceptionnels alors qu’il était légal et gratuit sous la période communiste), mais on trouve pourtant une maison close ouverte 24h/24 à chaque coin de rue… On a assisté récemment aux mêmes types de paradoxes au Vatican (15).

Pablo Iglesias, leader de Podemos et professeur de sciences politiques, se sert pour ses cours de séries comme Games Of Thrones ou Mad Men. Il n’est par conséquent pas surprenant qu’il se soit montré enthousiasmé par cette nouvelle série dans son interview pour So Film et leur numéro de juillet-août consacré aux relations entre la politique et le cinéma. Il la décrit comme une impressionnante « dystopie sur une théocratie patriarcale aux Etats-Unis » et pourtant une série « grand public, à succès » (16), manière, sans doute, de noter qu’elle pourrait être utilisée comme un outil du combat pour l’hégémonie culturelle.

Il faut alors sur ce point reconnaitre une certaine efficacité à The Handmaid’s Tale d’ores et déjà utilisée comme un symbole de lutte : de nombreuses manifestations féministes ont pris place aux Etats-Unis avec des militantes habillées en servantes (17) notamment lors des protestations contre les lois de restrictions de l’avortement dans l’Ohio (18). Ce type de tentatives de conscientisation à travers des produits de la culture pop est une stratégie intéressante à un moment où l’on découvre une nouvelle génération de séries subversives, à l’image de Mr Robot, capables de délivrer un message radical au cœur des chaînes les plus capitalistes, à la manière de ce que furent capables de faire, à leur époque, les réalisateurs du Nouvel Hollywood.

La saison 2 est d’ores et déjà annoncée et nous sommes impatients. Elle sera accompagnée pour l’écriture de l’auteure du livre dont elle est l’adaptation, Margaret Atwood (l’ouvrage avait déjà été adapté au cinéma en 1990 par Volker Schlöndorff), et on peut imaginer qu’elle mettra en scène la rébellion que l’on espère !

Sources :

1. « En Arkansas, une femme violée devra obtenir l’autorisation de son violeur pour avorter » Les Inrocks, 13 juillet 2017 http://www.lesinrocks.com/2017/07/news/en-arkansas-une-femme-violee-devra-obtenir-lautorisation-de-son-violeur-pour-avorter/
2. « Au Malawi, dans les camps d’ »initiation sexuelle » pour fillettes », Le Monde, 23 juillet 2017, http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/07/23/dans-le-sud-du-malawi-dans-les-camps-d-initiation-sexuelle-pour-fillettes_5164041_3212.html
3. « Emmanuel Macron’s Unfettered Powers », New York Times, 12 juin 2017 : https://www.nytimes.com/2017/06/12/opinion/emmanuel-macron-terrorism-france.html
4. « Droit de manifestation en danger : interpellez E.Macron », Amnesty International, 31 mai 2017. https://www.amnesty.fr/actions/emmanuel-macron-droit-de-manifester
5.« Manifestations pro-palestiniennes à Paris : la LDH déplore l’interdiction » L’Express, 18 juillet 2017. http://www.lexpress.fr/actualite/societe/manifestations-pro-palestiniennes-a-paris-la-ldh-deplore-l-interdiction_1560415.html
6. « Mort de Rémi Fraisse : l’enquête bâclée de la gendarmerie » Le Monde, 23 octobre 2015 http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2015/10/23/mort-de-remi-fraisse-l-enquete-baclee-de-la-gendarmerie_4795289_1653578.html
7. « 17 octobre 1961 : «Ce massacre a été occulté de la mémoire collective » » Le Monde, 17 octobre 2011 : http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/10/17/17-octobre-1961-ce-massacre-a-ete-occulte-de-la-memoire-collective_1586418_3224.html
8. « Le New York Times étrille le projet de loi antiterroriste de Macron », Le Figaro, le 13 juin 2017 http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2017/06/13/01016-20170613ARTFIG00297-le-new-york-times-etrille-le-projet-de-loi-antotiterroriste-de-macron.php
9. « La Tchétchénie accusée de génocide envers les homosexuels » Le Monde, 16 juin 2017, http://www.lemonde.fr/international/article/2017/05/16/des-associations-lgbt-accusent-la-tchetchenie-de-genocide-devant-la-cpi_5128402_3210.html
10.« Daesh : le calvaire des homosexuels syriens », Têtu, 10 février 2016, http://tetu.com/2016/02/10/daesh-le-calvaire-des-homosexuels-syriens/
11. « Yézidies : des anciennes esclaves sexuelles de Daesh » BFMTV, 1er septembre 2015, http://www.bfmtv.com/international/yezidies-des-anciennes-esclaves-sexuelles-de-daesh-racontent-911317.html
12. « Excision : 200 millions de femmes mutilées dans le monde » Le Parisien, 20 août 2015, http://www.leparisien.fr/laparisienne/societe/interactif-excision-200-millions-de-femmes-mutilees-dans-le-monde-19-08-2016-6053989.php
13. « Les « femmes coupées » et le tabou de l’excision » Le Monde, 21 décembre 2016, http://www.lemonde.fr/societe/article/2016/12/21/les-femmes-coupees-et-le-tabou-de-l-excision_5052399_3224.html
14. « L’ultra-droite au pouvoir et une gauche en lambeaux : la Pologne, laboratoire du cauchemar européen qui menace ? » Bastamag, 14 avril 2016, https://www.bastamag.net/L-ultra-droite-au-pouvoir-et-une-gauche-en-lambeaux-la-Pologne-laboratoire-du
15. « Vatican : drogue et partouze chez un haut dignitaire » Sud Ouest, 10 juillet 2017, http://www.sudouest.fr/2017/07/10/vatican-drogue-et-partouze-chez-un-haut-dignitaire-3605316-4834.php
16. « Pablo Iglesias » So Film n°52 pp.19-21
17. « A Handmaid’s Tale of Protest », The New York Times, 29 juin 2017, https://www.nytimes.com/2017/06/30/us/handmaids-protests-abortion.html
18. « Handmaid’s tale protest at US Ohio abortion bill » BBC, 13 juin 2017 : http://www.bbc.com/news/world-us-canada-40264004

Crédits photo : ©https://www.hulu.com/the-handmaids-tale – MGM Television. L’image est dans le domaine public.

 

“Autonomisme” : misère de la politique contemporaine

Un an après les mobilisations contre la Loi Travail et alors que la mouvance autonome semble repartie dans un dernier tour de piste à l’occasion des manifestations contre les violences policières, petite analyse des tenants et des aboutissants du phénomène.

Fin d’après midi place de la République, samedi 18 février : les organisations et les familles à l’origine du rassemblement de soutien à Théo appellent à dissoudre la manifestation. Aussitôt un cortège se forme et commence à faire le tour de la place, invectivant les forces de l’ordre jusqu’à l’affrontement. En marge des échauffourées, un père et sa petite fille se dirigent vers la place, des manifestants sur le retour l’interpellent :

          –  “N’y allez pas monsieur ça va partir en affrontements !”

        – “Vraiment ? Je pensais qu’il y avait un concert ou quelque chose…”

        Plus loin un homme d’une cinquantaine d’années discute avec un CRS de 25 ans posté en retrait :

        – “Mais que cherchent-ils ?”

        – “C’est juste une occasion de plus de se rassembler et de s’amuser entre eux…”, rétorque calmement le fonctionnaire.

Si l’on peut rire de ces scènes presque burlesques en marge de ce petit revival des cortèges de Nuit debout, l’observateur attentif des mouvements sociaux aura remarqué un fait notable ces dernières années : la résurgence dans le mouvement contestataire des courants dits “autonomes”. Le sujet a déjà maintes fois été évoqué, notamment alors que les exploits de ses partisans les plaçaient en tête d’affiche du traitement médiatique des mobilisations contre la loi travail. Il faut pourtant nous intéresser à ce que révèle ce phénomène de l’état politique du pays et du mouvement social.

Une résurrection sur le dos des “organisations traditionnelles”

À Paris la mouvance autonome commence sa restructuration en 2013 lors des manifestations lycéennes contre les expulsions de jeunes sans-papiers. Quand l’affaire éclate, il apparaît que depuis plusieurs jours les Jeunes Communistes aidaient les élèves du lycée Camille Jenatzy à bloquer leur lycée dans le 19ème arrondissement parce que Khatchik – un des élèves – était menacé d’expulsion. Survient alors l’expulsion de la jeune Léonarda et les lycées de Paris déjà chauffés à blanc s’embrasent.

C’est dans ce contexte que naît un groupuscule : le MILI, à l’origine Mouvement Inter-Lycées Indépendant aujourd’hui Mouvement Inter-Luttes Indépendant. Si le mouvement autonome est particulièrement divers, le parcours du MILI révélateur des évolutions récentes de ce milieu. La nouvelle organisation rassemble des jeunes sensibles aux idées libertaires, pour certains en rupture avec les organisations politiques ou syndicales dont ils étaient membres, et qu’ils jugent trop modérées. Leur ambition est de fédérer les lycéens en dehors du cadre des organisations de jeunesse habituelles.

Maël (le nom a été modifié), jeune parisien de 17 ans a milité avec le MILI, il a accepté de témoigner pour nous :

“C’est vrai ça a été crée par des gens qui venaient du 16ème mais y’a pas que ça. Ce qui est clair c’est que c’est né à Paris pour des parisiens.”

À l’époque, l’influence autonome sur les jeunes parisiens est relativement minime, mais le ver est dans le fruit. Les bases sont posées pour l’éclosion future du mouvement et les jeunes cadres, quand ils ne désertent pas, se forment et se rapprochent notamment de leurs grands frères, alors en perte de vitesse, de L‘Action Antifasciste. Car le mouvement autonomiste, qui n’a rien d’unitaire, est une petite galaxie qui agrège des proto-organisations, des “collectifs”, comme le nouveau venu Génération ingouvernable, voir des médias avec Taranis News.

“Les groupes totos sont forcés de s’entraider pour avoir de l’importance mais il n’y a pas de ligne directrice.”

C’est seulement trois ans plus tard avec le mouvement contre la loi travail que les “totos” (comme on dit dans le milieu), font reparler d’eux, avec le succès des rassemblements radicaux. La spirale est bien connue mais irrésistible : le gouvernement déchaîne la violence de la répression contre les manifestants, les manifestants se radicalisent dans la violence, etc.

Indubitablement, ce qu’il convenait d’appeler les cortèges de tête, ont progressivement agrégé du monde et beaucoup de jeunes. La raison vient d’abord du fait que c’était là qu’il y avait de l’action et qu’à l’heure où une bonne manif se partage sur Instagram et Snapchat il serait bête de rester sagement dans les cortèges pépères.

“Ils se servent d’une faiblesse des jeunes d’aujourd’hui qui est l’individualisme, de façon consciente ou non, ce sont des serviteurs de l’individualisme. Ils jouent vachement sur l’apparence, l’impression de force virile, surtout ils parlent bien sur internet…

Et il faut bien le dire les cortèges syndicaux font alors tout pour faire fuir le chaland : mots d’ordres galvaudés, speakers irritants, folklore démodé, etc. D’ailleurs même les militants fuient, il fallait une discipline de fer pour s’infliger une manifestation derrière les cordons des services d’ordre.

Clairement, la poignée d’autonomes militants capitalise sur le désamour des manifestants pour les cortèges classiques et profite de la protection offerte par la masse pour se livrer à des actions violentes. On vient alors de tous les mouvement autonomes d’Europe pour faire un coup à Paris.

750-1-tt-width-604-height-403-crop-0-bgcolor-000000-lazyload-0
Place de la République, le 15 septembre 2016 à Paris (photo MD)

La maladie infantile du mouvement social ? Le cas de la loi travail

Avec le recul, il apparaît évident que l’action des groupes autonomes a largement participé à radicaliser la situation, et donc à l’échec du mouvement contre la loi travail. Cette montée en tension et en violence fut indubitablement un frein à la massification populaire du mouvement, peut-être seule à même de faire échec au gouvernement de l’époque.

Bien sûr, se contenter de blâmer les “totos” pour cet échec serait injuste. On ne peut omettre certaines fautes stratégiques des centrales syndicales, mais surtout la tactique habile du gouvernement qui a cherché la radicalisation. Pour autant l’influence des groupes les plus radicaux et leurs erreurs d’analyses furent déterminantes.

“Je suis même pas sûr qu’il aient conscience du fait que leurs actions décrédibilisent si on n’apporte pas du concret aux gens, ils sont déconnectés de la réalité !”

Emporté par la fougue, on n’hésite pas à ce moment à parler de “situation pré-insurectionnelle” dans certains cercles… Allons bon… Cette même assurance alliée à une haine des organisations ouvrières atteint le paroxysme de la bêtise avec l’agression de militants syndicaux des services d’ordre, qui durent alors faire face simultanément à la violence policière et a celle des autonomes.


Des leçons à tirer pour les organisations militantes 

Le constat est cinglant pour les organisations militantes : une poignée de personnes, grâce aux réseaux sociaux peut désormais avoir une capacité de mobilisation importante.

“Ils se servent des échecs des partis organisés qui voulaient changer les choses comme le PCF.”

On comprendra aisément que la flexibilité et la réactivité organisationnelle offerte à un petit groupe est un avantage comparé aux lourdeurs des processus de prises de décisions concertées des organisations politiques ou syndicales.

“Ils ont une influence assez importante quand on voit qu’ils peuvent rassembler plusieurs lycéens qui ne les connaissent même pas alors qu’ils représentent en fait 20 personnes… Ils ne militent pas concrètement sur le terrain et dans les quartiers, mais ils amassent pas mal de personnes par internet.” 

Le “toto” incarnation politique de l’individualisme narcissique ? 

S’intéresser à ce petit milieu militant autonome à l’influence pourtant significative en comparaison de sa taille c’est se confronter à tout un tas de contradictions qui traduisent de nombreuses caractéristiques de l’époque. Le refus de l’organisation comme principe et le refus de l’autorité – assimilée à l’autoritarisme – ne sont pas sans rapport avec les valeurs transmises par l’air du temps.

Pour autant ce rejet du principe organisationnel trouve forcement ses propres limites dans l’action. Finalement, rejeter des cadres établis de prise de décision c’est évidement laisser la porte ouverte à la reproduction des mécanismes de domination présents dans la société.

“Ils prônent la non organisation en s’organisant, ça me fait rire. Au final puisqu’il n’y a pas de règles, les meneurs sont des mecs, il y a une hiérarchie informelle.”

En vérité c’est tous les acquis du militantisme révolutionnaire d’ascendance marxiste-léniniste, qui reste encore au moins indirectement la matrice organisationnelle et culturelle des grandes organisations ouvrières comme la CGT, qui est remis en cause. Les objectifs traditionnels de conscientisation, d’organisation des travailleurs, et de massification du mouvements pour obtenir des conquêtes sociales immédiates sont rejetés au profit d’un absolutisme flou.

“Leur point de vu découle en fait de l’idéologie dominante, c’est un produit du système qui l’arrange. Pourtant c’est facilement compréhensible qu’ils sont instrumentalisés ! Mais ils tombent encore dans le panneau.”

Alors que nous sommes à deux mois d’une élection présidentielle caractérisée par le risque d’une irruption du FN aux portes du pouvoir, les “totos” n’hésitent pas à tenter de rejouer le match de l’année dernière. Avec d’ailleurs une similarité telle qu’elle dénote surtout d’une perte de vitesse avérée du mouvement (même cortèges Place de la République, mêmes manifs lycéennes le jeudi Place de la Nation, etc).

“Aujourd’hui c’est disloqué c’est plus qu’un groupe Facebook mais ils ont une importance dans la tête des gens. Ils représentent rien mais ils foutent une merde importante.”

On aura du mal à nier que cet attentisme politique, à deux mois d’un second tour où le Front National est presque assuré de figurer, ne peut qu’être le produit de militants qui peuvent se permettre le luxe de ne pas penser aux conséquences concrètes de  leurs actions sur la vie des travailleurs.

Alors la cause est-elle perdue ? Certainement pas comme l’illustrent les jeunes revenus de ce mode de militantisme avec qui nous avons pu discuter. Les militants des organisations traditionnelles, politiques et syndicales, ont beaucoup à apprendre de ce que l’autonomisme révèle de leurs propres manquements.

Pour Maël le constat est désormais clair et déterminé :

“Pour contrer un système sur-organisé il faut être sur-organisés !”