Contre la décroissance néo-malthusienne, défendre le marxisme

Marx décroissance - Le Vent Se Lève
Elsie Russel, Prometheus, 1994

Face au désastre écologique provoqué par la croissance, il faut ralentir. Face aux dégâts générés par les grands projets industriels, il faut se recentrer sur l’échelon local. Contre un techno-solutionnisme prométhéen, il faut oeuvrer à la sobriété par le bas. Ces slogan sont emblématiques de la pensée « décroissante », en particulier telle que la théorise l’auteur à grand succès Kohei Saito. Son oeuvre, au retentissement considérable, prétend s’inscrire dans l’héritage marxiste. Mais bien loin de prolonger le Capital, elle reconduit les postulats malthusiens des adversaires de Karl Marx. Et contient des directives stratégiques catastrophiques pour les écologistes. Par Matt Huber, professeur de géographie à l’Université de Syracuse, auteur de Climate Change as Class War (Verso, 2022) et Leigh Philipps, journaliste et auteur de Austerity Ecology [1].

NDLR : cet article, critique de la décroissance, ne reflète pas l’opinion de l’ensemble de la rédaction du Vent Se Lève en la matière – un article favorable à cette notion a notamment été publié ici. De même, les analyses de John Bellamy Foster et de Kohei Saito, critiquées dans l’article qui suit, ont été analysées de manière approbative ici et ici.

Presque chaque jour, les gros titres nous livrent de nouvelles manifestations de la cherté de la vie quotidienne pour des millions de personnes – de l’inflation (tirée par les profits) à la crise du logement en passant par l’envolée des coûts de l’éducation et de la santé. Dans le monde capitaliste avancé, depuis plus de quatre décennies, les travailleurs ont souffert des attaques contre les services publics, de la désindustrialisation, d’emplois de plus en plus précaires, de salaires en stagnation.

Pourtant, un nombre croissant d’écologistes en viennent à affirmer qu’en raison de la crise climatique, les travailleurs consomment… trop. Qu’ils devraient se serrer la ceinture pour permettra la « décroissance » de l’économie occidentale afin de respecter les limites planétaires. Les partisans de la « décroissance » mettent en avant les compensations qu’ils obtiendraient en échange : une multitude de nouveaux programmes sociaux et une réduction de la semaine de travail.

Pour autant, puisque les travailleurs des pays riches sont des acteurs du « mode de vie impérialiste » – partenaires, avec la classe capitaliste, de l’exploitation des travailleurs et des ressources du Sud – ils devront, selon le théoricien japonais du « communisme décroissant » Kohei Saito, abandonner « leur style de vie extravagant ». Ils ne sont pas exploités et précaires, ajoute Saito, mais plutôt « protégés par l’invisibilité des coûts de [leur] mode de vie ».

Il semble à première vue incohérent de souhaiter une organisation victorieuse des travailleurs pour conquérir des salaires plus élevés, tout ajoutant que leur mode de vie est non seulement extravagant, mais carrément impérial. Aussi cet enthousiasme pour l’idéologie de la « décroissance » ne semble-t-il compatible ni avec un horizon socialiste, ni avec une perspective syndicale, et encore moins avec la critique marxiste du capitalisme.

Pourtant, les idées de Saito – qui ne se contente pas de suggérer une hybridation entre décroissance et marxisme, mais proclame également que Marx était le théoricien originel de la décroissance ! -, ont trouvé un important écho au sein de la gauche écologiste non marxiste et des « éco-marxistes » auto-proclamés.

Doit-on réellement abandonner la critique marxiste du malthusianisme (que l’on définira ici comme une adhésion à la thèse de limites fixes à la croissance), ainsi que l’horizon marxiste d’une « libération de la production » des contraintes irrationnelles du marché ? La popularité des thèses de Saito impose d’interroger ces lignes directrices. Et de constater l’incompatibilité entre une perspective décroissante et une perspective marxiste traditionnelle.

Ralentir

Kohei Saito est un professeur de philosophie associé à l’Université de Tokyo. Son premier livre, L’écosocialisme de Karl Marx : le capital, la nature et la critique inachevée de l’économie politique, a remporté le prix Isaac et Tamara Deutscher Memorial en 2018. Dans cette publication, Saito s’inspire des carnets scientifiques de Marx – en particulier ses notes sur les écrits de l’un des fondateurs de la chimie organique, le scientifique allemand Justus von Liebig, et leur influence sur les analyses de Marx à propos de ce qu’il nomme la « fissure irréparable » entre les déchets biologiques urbains et le sol rural.

La théorie de la rupture métabolique souffre d’une croyance non scientifique en un « équilibre » naturel, que serait venu perturber le capitalisme. L’histoire de la vie sur Terre n’est aucunement celle de cet équilibre fragile

Saito soutient que Marx aurait été préoccupé de manière croissante par les limites naturelles au développement capitaliste de l’agriculture. Ce que l’auteur ne mentionne pas, c’est que bon nombre de ces limites supposées ont ensuite été surmontées par le développement d’engrais azotés de synthèse. Mais ce qui préoccupe avant tout Saito, c’est de défendre que Marx était bien davantage préoccupé par les contraintes écologiques que les lectures « prométhéennes » de sa pensée ne l’admettent.

La notoriété de Saito a récemment explosé. Sa publication Le Capital dans l’Anthropocène a été vendue à cinq cent mille exemplaires au Japon, et sa traduction anglaise, Slow Down : the Degrowth Manifesto (Ralentir : le manifeste décroissant) a également été un succès de librairie. Sa publication suivante, Marx dans l’Anthropocène (2022), développe bon nombre des mêmes arguments présentés dans son premier livre, et lui a valu une popularité marquée à gauche.

Dans ces textes, Saito précise l’objet de son attaque contre ce qu’il nomme le « socialisme productiviste » : une lecture supposément erronée du marxisme, qui déboucherait sur un « plaidoyer prométhéen (pro-technologie, anti-écologie) pour la domination de la nature ».

Saito concède que sa lecture lui vient de théories écologistes non marxistes – qui estiment que Marx embrassait un développement économique et technologique illimité -, mais ajoute que « même des marxistes définis comme tels ont admis cette faille ». Initialement, ceux que Saito nomme les « écosocialistes de la première vague » – Ted Benton, André Gorz, Michael Löwy – ont défendu que l’aspect « prométhéen » de la pensée marxiste constituait une erreur, et que Marx vivait en un temps qui l’aurait empêché d’appréhender les questions environnementales. Ainsi, le marxisme devait être corrigé, ou du moins complété, par une analyse « écologique ».

Mais dans les années 1990 et au début des années 2000, les « écosocialistes de la seconde vague », notamment John Bellamy Foster et Paul Burkett, ont réexaminé les textes de Marx et prétendu y découvrir une « dimension écologique ignorée ou censurée ». Marx n’avait finalement pas besoin d’être corrigé !

Saito se pense comme l’initiateur de la prochaine étape de ce processus. Il ne se contente pas de prétendre qu’il existe une dimension écologiste marquée dans la pensée de Marx. Il ajoute qu’au cours des années 1870, celui-ci a initié une rupture si radicale dans son analyse du capitalisme que l’appréhension écologiste des « limites » est devenue la base même de sa critique de l’économie politique. Non seulement Marx n’a pas besoin d’être corrigé par une prise en compte des limites naturelles, mais la totalité de sa critique est fondée sur celles-ci !

En dernière instance, Saito vise à construire un marxisme d’un genre nouveau, fondé sur la reconnaissance de limites fixes – et de la soumission à celles-ci – : « puisque la terre est finie, il est évident qu’il existe des limites biophysiques absolues à l’accumulation de capital ». Ces « limites biophysiques objectives de la Terre », la technologie peut les repousser, mais seulement « dans une certaine mesure » : les lois de l’énergie et de l’entropie constituent « des faits objectifs, indépendants des relations sociales et de la volonté humaine ».

L’adhésion à l’idée de limites naturelles et fixes renvoie immédiatement à une forme de néo-malthusianisme – ce mouvement des années 1960 qui a étendu la hantise de Thomas Malthus à l’égard des limites de la production agraire aux limites à la production tout court (par rapport à une supposée surpopulation).

Le renouveau néo-malthusien a été inauguré par la publication, en 1968, du best-seller incroyablement raciste de Paul Ehrlich, La bombe populationnelle, qui estimait que la croissance démographique humaine dépasserait les capacité de la biosphère à la soutenir – et prédisait des dizaines de millions de morts supplémentaires par la faim dans les années 1970 (précisément marquées par une hausse de l’espérance de vie et un reflux de la sous-nutrition). Dans la même veine, on trouve le « Rapport » du Club de Rome de 1972, Halte à la croissance ? (The Limits to Growth).

Récemment, une telle perspective a été reconduite sous la bannière de neuf « frontières planétaires », fondées sur les recherches du Centre de résilience de Stockholm : changement climatique, pollution par l’azote et le phosphore, stérilisation des terres, etc.

Saito, comme la plupart des « décroissants », souhaite ne pas jeter le bébé malthusien avec l’eau du bain de la surpopulation : il veut se débarrasser de cet aspect de la pensée de Malthus, pour mieux conserver l’idée centrale du respect de limites naturelles. « Si [la reconnaissance des limites] compte comme du malthusianisme, alors le seul moyen d’éviter le piège malthusien serait le déni dogmatique des limites naturelles en tant que telles ».

Cette croyance en la fixité des limites – que l’on parle de démographie ou de ressources – méconnaît des caractéristiques fondamentales de la condition humaine. Il ne suffit pas de dire que la production se heurte aux limites naturelles au-delà d’un certain point : elle est toujours et partout contrainte par des limites naturelles. Et celles-ci, loin d’être intangibles, peuvent être surmontées par la science et la technologie, alliées à un horizon égalitaire (ou, pour reprendre la formule de Hal Draper : « Prométhée plus Spartacus »). C’est le sens de la célèbre critique de Malthus développée Friedrich Engels en 1844, fondée sur « la science – dont le progrès est aussi illimité et au moins aussi rapide que celui de la population ». Ce qui est vrai de la science par rapport à la population l’est également de la science par rapport aux matières premières et à l’énergie que la population utilise. Du reste – qui plus est à l’heure de l’exploration spatiale – la Terre n’est plus la seule source possible d’énergie…

Pour prendre un exemple plus concret, l’une des limites planétaires du Centre de résilience de Stockholm réside dans la quantité de gaz à effet de serre que l’on peut émettre, avant de dépasser des températures mondiales irréversibles. Autrement dit, la limite climatique représente une limite à la quantité d’énergie fossile que nous pouvons utiliser sans causer de graves dommages. Cette limite énergétique est bien réelle, mais elle est également contingente. Lorsque nous transiterons vers des sources d’énergie propres telles que le nucléaire, l’éolien et le solaire, cette limite liée au climat aura été dépassée.

Comme nous le savons trop bien, de tels changements ne se produisent pas spontanément. La question à se poser est celle de savoir comment les relations de production peuvent inhiber ou favoriser le dépassement des limites.

Séparation d’avec la nature

Les écrits de Saito s’appuient souvent sur le travail de John Bellamy Foster, rédacteur en chef de la Monthly Review. Foster soutient que, contrairement à l’idée répandue selon laquelle Marx était un partisan de la révolution industrielle, le vieil homme avait en réalité développé une théorie de la « rupture métabolique » bien plus critique à son égard.

La théorie de la « rupture métabolique » affirme que le mode de production capitaliste a entraîné une rupture dans les interactions – normales et saines – entre la société et la nature, qui serait à l’origine des problèmes environnementaux. Les éléments empiriques de Foster résident dans quelques notes de bas de page de Marx et des extraits de ses carnets – notamment relatifs au troisième volume du Capital.

Marx fait référence aux découvertes de Justus von Liebig sur la fertilité du sol. Il y écrit que le capitalisme produit « des conditions qui provoquent une rupture irréparable dans le processus interdépendant du métabolisme social, un métabolisme prescrit par les lois naturelles de la vie elle-même. »

En d’autres termes, l’urbanisation capitaliste génère une concentration de la population, dont les déchets ne peuvent pas être recyclés de manière assez rapide pour renouveler le sol. Liebig décrit cette dislocation comme un « vol », qui conduit à la dégradation ultime du sol.

La théorie de la « rupture métabolique » de Foster soutient donc que Marx a étendu l’analyse de Liebig concernant la fertilité du sol à l’ensemble de la relation entre la société et la nature. Et qu’ainsi, la volonté capitaliste d’une croissance toujours plus forte génère une surexploitation irréparable de la fertilité du sol – ce qui vaut pour la fertilité du sol valant pour tous les processus naturels. Le capitalisme a donc perturbé des processus « naturels » – une perturbation qui fonctionne comme une séparation, ou une aliénation, de l’humanité par rapport à la nature, analogue à la manière dont les travailleurs sont aliénés par rapport au produit de leur travail.

Saito va plus loin. Il étend et inverse la position de Foster. Alors que pour Foster, la critique marxiste du capitalisme implique une théorie de la « rupture métabolique », pour Saito, le « concept de métabolisme » de Marx est « au fondement de son économie politique. »

Dans Marx dans l’Anthropocène, Saito ayant établi que le « métabolisme » est au cœur du marxisme écologique, il procède à ce qu’il faut bien décrire comme une attribution de bons et mauvais points à divers penseurs, tels qu’István Mészáros, Rosa Luxemburg, Georg Lukács, et surtout Friedrich Engels. Saito les évalue en fonction de leur compréhension de l’importance du « métabolisme ».

Il célèbre ainsi Mészáros, qui « a grandement contribué à comprendre correctement le concept de métabolisme de Marx comme le fondement de son économie politique ». Luxemburg, quant à elle, « a compris » la rupture métabolique au niveau « international », mais elle a trébuché à la dernière étape, dans la mesure où elle a « formulé sa théorie du métabolisme contre Marx » – ayant échoué à lire la dimension écologique de ses textes.

Engels, enfin, aurait entravé l’éveil de Marx à la décroissance dans les années 1870. Il lui est notamment reproché d’avoir retiré le mot « naturel » dans le passage cité au-dessus sur la « rupture irréparable » (dans le manuscrit original, on peut lire : « processus entre le métabolisme social et le métabolisme naturel »). Pour Saito, cette simple suppression prouve qu’Engels agissait pour contester la centralité de l’écologie dans la pensée marxiste – ce qui aurait conduit à un fossé entre les deux penseurs. Dans un récent article, même Foster est sceptique : « il est discutable que la suppression de “métabolisme naturel” ait changé substantiellement le sens du passage original de Marx. »

Saito semble manifester peu d’intérêt pour les écrits de ces penseurs, une fois passée en revue leur adhésion à la théorie de la « rupture métabolique ». Lukács est loué pour mobiliser le concept ; mais si on lit l’intégralité du texte que Saito cite avec approbation, il prend des accents résolument « prométhéens » que ce dernier récuse par ailleurs. Lukács proclame en effet que « la société socialiste est […] l’héritière de tous les immenses accomplissements que le capitalisme a réalisés dans le domaine de la technologie ».

Au coeur de nombreux penseurs clés du marxisme – sans parler du mouvement socialiste historique inspiré par Marx -, on trouve l’idée que le socialisme libérera la production des entraves imposées par le capitalisme. Saito ne s’y intéresse pas.

De la même manière, il ignore cordialement les dizaines – voire les centaines – d’autres penseurs clés du canon marxiste et du mouvement socialiste, de Lénine à Trotsky, de Sylvia Pankhurst à Nikolai Boukharine, favorables à une libération de la pleine potentialité des forces productives. Pour eux, il semblait acquis qu’à un certain stade du développement des forces productives (les connaissances scientifiques, la technologie, le travail, la terre et les ressources naturelles, etc), elles seraient contraintes par les rapports sociaux : les détenteurs de capitaux, en effet, ne vendent des marchandises et n’embauchent des salariés que pour réaliser des profits – toute marchandise non profitable n’est pas produite. Le rôle de la révolution sociale est de libérer la production de ces contraintes imposées par le capitalisme.

Pour étayer ses propos, Saito affirme que Marx a rien de moins qu’abandonné une vision « matérialiste historique » au moment de la publication du premier volume du Capital en 1867, puis dans les années 1870

C’est une thèse centrale du matérialisme historique. Et ses manifestations contemporaines abondent. Durant la pandémie de Covid, l’intérêt pour toute l’humanité de produire des vaccins n’a été que trop évidente ; et l’on a vu comment cette démarche a été irrationnellement bridée par la quête de profit des multinationales de la santé. Ainsi, alors que le marché limite la production à ce qui est rentable, le socialisme peut produire bien davantage. C’est un prisme que l’on peut appliquer aux enjeux climatiques : une multitude de solutions existent, mais elles ne sont pas rentables.

Mais ces citations sélectives effectuées par Saito ne seraient pas si graves, s’il ne considérait Marx et la petite fraction de marxistes de son choix comme des prophètes – plutôt que comme des théoriciens faillibles.

La rupture métabolique du capitalisme ?

Avant d’aller plus loin, arrêtons-nous pour réfléchir à ce que signifie réellement le « métabolisme » en biochimie, aux découvertes de Liebig sur la nutrition des sols, et à ce que les écologistes et les biologistes évolutionnistes ont à dire sur la possibilité d’une « rupture » par rapport au « métabolisme » naturel.

Pour Saito et Foster, les passages pertinents de Marx concernent une découverte majeure de Liebig : les éléments chimiques – potassium, phosphore, et surtout azote – sont essentiels à la croissance des plantes. Aujourd’hui, nous savons que dans tout organisme (pas seulement les plantes), l’azote devient la base de l’ARN et de l’ADN, et il est également, avec d’autres ingrédients, transformé en acides aminés – constitutifs des protéines à partir desquelles sont fabriqués à peu près tous les tissus d’un organisme. Chez les plantes, l’azote, avec d’autres substances, est transformé en feuilles, en tiges, et en tout ce qui la constitue comme plante. Lorsque les animaux mangent ces plantes, l’azote qu’elles contiennent est utilisé pour fabriquer nos propres protéines, notre ADN, et tout le reste de nos tissus.

Le métabolisme – Stoffwechsel en allemand (littéralement : « changement matériel »), est un terme biochimique qui désigne l’ensemble de ces réactions au sein d’un organisme. Il se décline en deux formes : le catabolisme — la décomposition des molécules, comme lorsqu’une bactérie sectionne la liaison d’une molécule d’azote — et l’anabolisme — la construction de nouvelles molécules, comme lors de la fabrication de protéines par les plantes et d’autres organismes. Le métabolisme constitue simplement ce cycle complet.

Liebig a décrit le déclin de la fertilité du sol comme un processus selon lequel ces nutriments chimiques sont absorbés par les plantes, puis par les humains et les animaux domestiques qui les consomment. Ainsi, si ces nutriments ne retournent pas au sol à partir de nos excréments, de notre urine, et de nos corps après notre mort, ils ne font que quitter le sol dans une seule direction : essentiellement de la campagne vers la ville, dans les égouts et finalement vers les océans. C’est ce que Liebig, de manière compréhensible, qualifie de « vol ».

À partir des analyses de Liebig, Foster et Saito effectuent une toute autre affirmation : ce « système de vol » est spécifique à l’histoire du capitalisme. C’est le point central de toute leur approche écosocialiste : si l’on trouve chez Marx une théorie expliquant comment le capitalisme détruit la nature en vertu de ses lois, on accouchera d’une théorie marxiste expliquant pourquoi le capitalisme doit être remplacé par le socialisme.

Le problème est double. Premièrement, il n’est pas clair que ce que Marx ou Liebig décrivent puisse être considéré comme spécifique au capitalisme. Le « vol » en question semble caractériser la civilisation urbaine elle-même, au sein de laquelle les élites contrôlent le travail et les ressources d’une périphérie rurale. On retrouve une telle dynamique dans des contextes aussi variés que celui de la Rome antique ou de l’empire maya (qui ont toutes deux fait face à des problèmes écologiques liés à l’exploitation urbaine d’une périphérie rurale).

On peut bien sûr considérer que le capitalisme a intensifié l’urbanisation (et générer un prolétariat urbain de masse), mais on a là une différence de degré par rapport aux sociétés préexistantes.

D’autre part, la théorie de la rupture métabolique souffre d’une croyance non scientifique en un « équilibre » naturel, que serait venu perturber le capitalisme. L’histoire de la vie sur Terre n’est aucunement celle de cet équilibre fragile : bien plutôt celle d’un changement dynamique constant. De la première extinction de masse causée par la production d’oxygène moléculaire par les cyanobactéries aux multiples bouleversements causés par des éruptions volcaniques mondiales, la planète n’a jamais cessé de connaître des conditions changeantes, entraînant à son tour un changement évolutif perpétuel – et la dynamique subséquente d’extinction et de spéciation.

Ainsi, le mode de production capitaliste – ou tout autre – n’est que la dernière manifestation d’un ensemble de pressions sélectives évolutionnaires. Notre comportement – qui se manifestent par de nouvelles pressions sélectives évolutionnaires – peut toutefois menacer notre propre espèce, en détruisant les services écosystémiques dont nous dépendons. La dégradation de la fertilité des sols agricoles, le changement climatique, la pollution par l’azote, etc, représentent des menaces vitales. Mais elles ne peuvent être interprétées comme une rupture avec un « équilibre » préexistant, qui n’existe pas.

Il faut ajouter que l’activité humaine qui menace les services écosystémiques n’est pas propre au capitalisme. L’extinction de masse de la mégafaune du Pléistocène tardif, probablement due à la surchasse humaine ou à la compétition pour les ressources, et qui a entraîné la disparition de créatures telles que les mammouths laineux, les tigres à dents de sabre et les rhytines de Steller, précède non seulement la « civilisation », mais parfois même l’émergence de l’Homo sapiens. Elle a commencé avec nos ancêtres hominidés.

Il faut ajouter que la présentation de Liebig effectuée par Foster et Saito est trompeuse : en agronomie, Liebig est bien un pionnier, mais pas pour ses analyses sur le « vol » subi par les sols. Il est en revanche connu pour être le « père des engrais ». Il n’a pas seulement mis en lumière le caractère unidirectionnel du flux des nutriments dans la production agricole… il a utilisé cette découverte pour imaginer comment corriger ce processus. Il a ainsi contribué à développer des engrais azotés ; par la suite, dans les premières années du XXe siècle, on doit à Fritz Haber et Carl Bosch un procédé de transformation de l’azote atmosphérique en ammoniac. On peut dater de cette découverte le moment où les famines, comme problème structurent de l’histoire humaine, deviennent un anachronisme. Grâce à la diffusion de ces innovations, auxquelles il faut ajouter les techniques d’irrigation, de production céréalière à haut rendement, de mécanisation, d’engrais chimiques et de pesticides, la mortalité par la faim a drastiquement reculé en Asie au cours des années 1950 – sous l’impulsion de la « Révolution verte ». Celle qui subsiste aujourd’hui est entièrement politique – et ne découle d’aucun « vol » que l’on infligerait aux sols.

Les critiques de la Révolution verte dénoncent à juste titre les grandes entreprises qui en ont profité, ainsi que la destruction de la petite agriculture paysanne qui en a découlé. Aux premiers, il faut rappeler qu’une agriculture mécanisée visant à économiser de la main d’oeuvre n’est pas le propre du mode de production capitaliste. Et il n’est pas interdit de rappeler aux seconds que la destruction de la petite agriculture paysanne correspond à la manière dont le marxisme envisage le prélude au socialisme…

Il faut bien sûr ajouter que ces nouvelles technologies créent de sérieux problèmes. Le procédé Haber-Bosch, qui utilise du gaz naturel comme source d’hydrogène, est intensif en carbone ; le ruissellement des nutriments agricoles, en l’absence de régulation et d’infrastructures appropriées, peut provoquer des proliférations d’algues nocives en mer, etc. Il s’agit là d’un phénomène bien connu : la résolution de problèmes en crée de nouveaux, qui doivent eux-mêmes être résolus. Et dans une perspective marxiste, en régime capitaliste, cette résolution des problèmes est entravée par… la non-rentabilité des solutions.

En d’autres termes, la société capitaliste n’est pas une rationnelle, et l’allocation des ressources est simplement déterminée par la recherche du taux de profit maximal. De là, son inaptitude à résoudre les problèmes environnementaux majeurs causés par son usage des technologies. Une telle analyse n’exige pas d’adjoindre au corpus marxiste une quelconque « rupture métabolique ».

Marx a-t-il abandonné le matérialisme historique ?

Dans ses deux ouvrages récents, Saito consacre de nombreuses pages à critiquer ce qu’il nomme le nouveau « socialisme utopique ». À travers lui, il vise ceux (comme Aaron BastaniNick Srnicek, et Alex Williams) qui soutiennent que le développement technologique capitaliste ouvre la voie à un avenir socialiste d’abondance (qualifié par Aaron Bastani de « communisme de luxe entièrement automatisé »). Ironiquement, c’est Saito lui-même, féru de municipalisme écologique et d’agriculture localiste, qui promeut précisément ce qu’Engels dénonçait comme « socialisme utopique » !

Saito affirme que la majorité des marxistes ont été piégés par la version précoce de la pensée de Marx (il blâme en particulier les Grundrisse de 1857-58 et la préface canonique de 1859 à la Contribution à la critique de l’économie politique). Pour étayer ses propos, Saito affirme que Marx a rien de moins qu’abandonné une vision « matérialiste historique » au moment de la publication du premier volume du Capital en 1867, puis dans les années 1870.

On aurait tôt fait de surestimer l’audace de ces affirmations dans Marx dans l’Anthropocene. Saito y déclare que de nouvelles conceptions « ont contraint Marx à abandonner sa formulation antérieure du matérialisme historique », qu’il « n’était plus en mesure de soutenir le caractère progressiste du capitalisme », enfin que « Marx a dû rompre complètement avec le matérialisme historique tel qu’il était traditionnellement entendu ». Saito affirme que cet abandon était central pour Marx – « ce n’était pas une tâche facile pour lui. Son monde était en crise ». Il met en regard cette conversion de Damas avec la notion de « rupture épistémologique » de Louis Althusser, que l’on trouverait entre les premiers écrits (hégéliens et humanistes) de Marx et son marxisme ultérieur, véritablement scientifique.

Saito comprend à juste titre que le concept clé de ces débats est le statut des « forces productives ». Le matérialisme historique traditionnel reconnaît que cette théorie de l’histoire suppose que le capitalisme joue un rôle progressiste grâce à ses tendances au développement des forces productives – non seulement grâce aux machines, qui permettent d’économiser de la main-d’œuvre, mais aussi grâce à une division du travail qui serait davantage coopérative, et à un savoir scientific collectif. Ce développement crée les conditions matérielles et les systèmes de production socialisés qui pourraient – pour la première fois dans l’histoire – abolir la pénurie et poser les fondements de l’abondance pour tous.

La lecture de Saito repose sur l’argument selon lequel Marx aurait commencé à envisager la technologie et les machines comme étant le produit de relations sociales exclusivement capitalistes. Ainsi, ce que Saito nomme les « forces productives du capital » seraient de bien peu d’utilité dans un avenir socialiste ! Saito affirme qu’elles « disparaîtront avec le mode de production capitaliste », et va même jusqu’à dire qu’en ce qui concerne la technologie, le socialisme devra « repartir de zéro dans de nombreux cas ».

Pour être juste, Saito exprime quelques réserves sur cette lecture : « Marx reconnaît sans aucun doute le côté positif de la technologie moderne et des sciences naturelles, qui prépare les conditions matérielles pour l’établissement du “royaume de la liberté” ». Il semble ainsi faire droit à un marxisme plus traditionnel… mais uniquement dans des endroits isolés de son texte.

Sur ce point, Saito ne manque pas d’incohérence. Il affirme que l’on ne pourra continuer à utiliser des technologies entachées par les relations sociales capitalistes, mais – répondant à ceux qui craignent que cela replonge l’humanité dans un âge de ténèbres – ajoute que certaines de ces technologies continueront bien sûr à être utilisées dans une société socialiste. Même si l’on ignore cette contradiction, selon quels critères établit-il que telle technologie héritée de l’époque capitaliste a droit de cité sous le socialisme, et que telle autre doit être abandonnée ?

Saito s’appuie sur la distinction d’André Gorz entre les technologies « ouvertes » et « technologies verrous ». Il rejoint ici diverses critiques antimodernistes de la technologie, qui se situent en-dehors de la tradition matérialiste historique. Elles rejoignent en revanche l'”économie bouddhiste” d’un E. F. Schumacher, auteur du célèbre Small is Beautiful, plaidoyer pour une technologie “appropriée” et décentralisée mais vaguement définie (ce qui exclut immédiatement tout système de santé public à l’échelle nationale), ou les théologiens Jacques Ellul ou Ivan Illich, opposés à la médecine moderne et à la société industrielle en général.

De manière caractéristique, Saito écrit : « un exemple principal de technologie verrou est l’énergie nucléaire » – au mépris de son rôle qui semble de plus en plus incontournable dans la lutte contre le changement climatique et la pollution de l’air. Un lecteur sceptique froncerait les sourcils et demanderait : qui, au juste, est Kohei Saito – prétendument engagé pour la démocratisation de la production – pour déterminer quelles technologies sont « ouvertes » et « verrou » ? Avec d’autres penseurs décroissants, il partage cette tendance larvée à décréter, avant toute délibération, que certaines formes de production sont « nécessaires » et d’autres « moins inutiles ». Est-ce aux éco-stratèges universitaires de trancher des questions si centraux ?

Il faut ajouter que les preuves avancées par Saito d’un abandon, par Marx, du matérialisme traditionnel – impliquant la nécessité du développement des forces productives -, sont extrêmement minces. Saito pointe un passage de la préface du Capital où Marx évoque uniquement le « mode de production capitaliste, et les relations de production qui lui correspondent », et souligne l’absence de mention des forces productives (Saito suggérant que Marx estime à présent que ces dernières sont indissociables des relations sociales du capital). Il existe en effet un contraste avec la célèbre préface de 1859, dans laquelle les relations et les forces de production sont considérées comme deux concepts distincts.

Pourtant, si Saito pense que cela constitue une preuve de l’abandon, par Marx de sa vision de 1859, pourquoi Marx mentionne-t-il cette même préface de 1859 plus loin dans le Capital, précisant qu’elle représente « sa vision » de l’histoire ? Si Marx gomme en effet toute mention des forces productives dans l’extrait cité par Saito, il affirme leur centralité pour un avenir socialiste dans de nombreux passages du Capital. Dans le chapitre 24, il évoque la manière dont les « capitalistes » tendent à « stimuler le développement des forces productives de la société », ainsi que « la création de ces conditions matérielles de production qui constituent la base réelle d’une forme supérieure de société, dans laquelle le développement libre et complet de chaque individu forme le principe directeur ».

Sauter l’étape du capitalisme ?

L’argument le plus saillant de Saito n’est pas que Marx a abandonné le matérialisme historique dans le Capital, mais plutôt qu’après sa publication et jusqu’aux années 1870, il serait devenu… un « communiste décroissant ». Et ici encore, les preuves avancées sont incroyablement minces – ou, pour citer un autre commentateur plus piquant : « il n’y a, pour le dire sans détours, aucun fondement à ces affirmations ».

Il suffit de se tourner vers la Critique du programme de Gotha, publiée aussi tard qu’en 1875, pour voir combien Marx s’écarte peu du matérialisme historique. Il y affirme que le communisme ne peut être compris « qu’émergeant de la société capitaliste ; et qu’il est donc, à tous égards, économiquement, moralement et intellectuellement, encore marqué des stigmates de l’ancienne société dont il émerge ». Il ajoute, dans un passage demeuré célèbre :

« Dans une phase supérieure de la société communiste […] après que les forces productives se sont accrues en accompagnant le développement global de l’individu, et que toutes les sources de richesse coopérative circulent plus abondamment – seulement alors peut-on franchir entièrement l’étroit horizon du droit bourgeois et inscrire sur ses bannières : de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ! ». Notons que Marx continue de préciser que c’est « seulement » après le développement des forces productives que cet horizon est envisageable.

Quelles preuves avance donc Saito ? À ses yeux, les multiples transcriptions de textes géologiques, botaniques ou agronomiques que l’on retrouve dans les carnets de Marx témoignent d’une préoccupation croissante concernant la perte de fertilité des sols. Surtout, ses affirmations se fondent sur une lettre (une seule) de Marx rédigée au crépuscule de sa vie, en 1881 ; elle est destinée à la socialiste russe Vera Zasulich, et porte sur les communes agricoles russes.

Quoi de plus normal que de prendre des notes éparses lorsqu’on étudie un nouveau sujet ? Pour Marx, ces transcriptions dans ses carnets ont constitué à la fois un aide-mémoire (l’écriture aide à la mémorisation) et une ressource à utiliser ultérieurement. De la transcription à l’approbation, il y a un gouffre. Et Saito le franchit allègrement : il y voit la preuve de l’adhésion de Marx aux textes qu’il recopie – bien que l’on trouve très peu de commentaires de l’intéressé dans ses carnets, qui pourraient soutenir une telle affirmation. Sur un sujet aussi essentiel, il serait essentiel que Saito fournisse davantage d’éléments empiriques. Car comme l’écrit Saito lui-même : « Si Marx a réellement défendu un communisme décroissant, pourquoi personne ne l’a-t-il remarqué jusqu’à présent, et pourquoi le marxisme a-t-il endossé un socialisme productiviste ? ». La lecture de Marx et d’Engels par des millions de socialistes, depuis environ 175 ans, aurait-elle été erronée ?

Quant à sa lettre à Vera Zasulich, rédigée après de nombreux brouillons, Marx y écrit que les formes de production communales dans les villages agricoles russes pourraient permettre à la Russie de passer directement au communisme – sans le truchement du capitalisme. Il faut bien reconnaître que cette assertion tranche avec des interprétations plus rigides du matérialisme historique, qui mettaient l’accent sur la nécessité d’en passer par une phase pré-socialiste de développement économique.

Dans son premier brouillon – abandonné –, Marx affirme également que le communisme pourrait s’inspirer de la propriété commune comme « une forme supérieure du type le plus archaïque – production et appropriation collectives ». Mais de l’admiration de Marx pour la commune russe, Saito en infère une affirmation non étayée ; pour la seule raison que ces communes étaient relativement statiques sur le plan du développement (et représentaient une « économie stationnaire et circulaire sans croissance économique »), Marx en aurait déduit… que le communisme pouvait lui aussi abandonner la croissance – et tendre vers un l’état stationnaire dont les néo-malthusiens du XXè siècle comme Herman Daly feront l’apologie. Pourtant, c’est sur ces fondements que Saito effectue un saut supplémentaire : « la dernière vision de Marx sur le post-capitalisme est le communisme décroissant ».

Dans une autre affirmation audacieuse, Saito écrit que la confidentialité des lectures de Marx sur l’écologie (avant que la science de l’écologie n’émerge) ont empêché son ami et collaborateur le plus proche, Engels, d’avoir l’idée même que Marx était devenu un « communiste décroissant ». Et Saito va jusqu’à réfuter l’affirmation d’Engels selon laquelle Marx a lu et approuvé ses textes fortement matérialistes historiquement comme Anti-Dühring, ne la jugeant pas « crédible ».

Une fois encore, la lettre de Marx à Zasulich constitue une preuve infiniment peu convaincante d’un visage « décroissant » de Marx. Examinant sa première mouture, nous constatons que Marx déclare que toute transition révolutionnaire vers le communisme en Russie basée sur la commune devrait tirer parti du développement capitaliste des forces productives : « précisément parce qu’elle est contemporaine de la production capitaliste, la commune rurale peut s’approprier toutes ses réalisations positives sans subir ses [terribles] vicissitudes effroyables ». Et au cas où l’on verrait dans l’admiration de Marx pour la commune russe une forme de localisme, il y écrit également : « la commune peut progressivement remplacer une agriculture fragmentée par une agriculture à grande échelle, assistée par des machines, particulièrement adaptée à la configuration physique de la Russie ».

Nul besoin de songer à une économie stationnaire, ralentir le développement technologique, décentraliser la production, reculer face à la mondialisation pour se concentrer sur la « bio-région » locale

En d’autres termes, la commune russe pourrait contourner le développement capitaliste… parce que ce dernier s’était produit ailleurs, de la même manière que de nombreux pays pauvres sont passés directement à l’adoption des téléphones mobiles sans avoir à passer par les étapes de la télégraphie ou des lignes terrestres. À aucun moment, dans aucun des brouillons, Marx n’a suggéré que l’humanité dans son ensemble aurait pu emprunter un chemin non capitaliste vers le communisme.

Du reste, considérer Marx comme le scientifique qu’il s’estimait être et non le prophète écologiste que Saito aurait souhaite qu’il fût, c’est analyser ses arguments comme ceux de n’importe quel autre mortel : des hypothèses à tester. Dans la Russie réellement existante, la petite taille de la classe ouvrière et le retard technologique de la paysannerie se sont avérés être le plus grand obstacle à la construction du socialisme soviétique.

Suite à la révolution de 1917 et l’abolition de la servitude féodale, les paysans n’avaient aucune incitation à produire davantage pour nourrir les ouvriers des villes. Les réquisitions durant la guerre civile, le retour de mécanismes de marché sous la Nouvelle politique économique, ainsi que la collectivisation forcée imposée par Staline – et les famines qui en ont résulté – ont tous constitué autant efforts pour surmonter cet obstacle au développement. En Russie, sauter les étapes du développement s’est avéré impossible.

Il faut admettre que Saito défend une conception de « l’abondance » dans le communisme décroissant qu’aucun marxiste ne peut critiquer – notamment définie par une abondance de temps libre pour le développement individuel et social. Mais Saito se fait taiseux sur les conditions de possibilité de cette abondance dans les textes de Marx : une révolution massive dans le cadre des forces productives développées par le capitalisme – et notamment la technologie qui permet d’économiser de la force de travail.

Sous le capitalisme, les gains de toute technologie permettant d’économiser de la force de travail se sont faits presque exclusivement au profit des détenteurs des moyens de production – moins de travailleurs pour une même production, impliquant des coûts moins élevés et des profits plus élevés, plutôt que davantage de congés pour le même nombre de travailleurs et la même production. Sous un régime socialiste, ce gain de force de travail pourrait avoir une issue toute différente, et servir à la diminution du temps de travail – il n’en demeure pas moins que ces technologies qui permettent de l’économiser demeurent nécessaires.

Nul besoin de réinventer le marxisme

Qu’en retirer ? Nous sommes face à une tentative désespérée de tordre le corpus marxiste, pour le faire correspondre à une idéologie décroissance qui émerge dans les années 1970. Défendre cette interprétation implique d’accepter que tout ce qu’Engels et Marx ont écrit depuis les années 1840 – de l’Idéologie allemande au Manifeste du Parti communiste, relève d’un marxisme prométhéen périmé. Tout ce que l’on peut retirer de ses cendres, ce sont des lectures idiosyncratiques de la préface du Capital, quelques rares transcriptions de textes agricoles épars, et la lettre à Vera Zasulich.

Le marxisme « classique » offre déjà une explication suffisante de la relation entre capitalisme et problèmes environnementaux. Amendements ou réinterprétations – via une archéologie spécieuse fondée sur des notes de bas de page et des carnets – n’y apporte rien.

Sous le règne du capital, ce qui est bénéfique n’est pas toujours rentable et ce qui est rentable n’est pas toujours bénéfique. S’il est rentable de restaurer les éléments nutritifs du sol, les capitalistes le feront ; dans le cas contraire, ils ne le feront pas. Tout producteur privé d’un élément néfaste à l’environnement sera incité à le produire encore s’il rapporte un taux de profit suffisant – et à lutter contre son interdiction ou sa régulation.

Raison pour laquelle on voit les entreprises pétrolières faire pression contre la législation visant à combattre les émissions, financer le climato-scepticisme, et même – comme dans le cas du dieselgate de Volkswagen – se livrer à des comportements criminels. À l’inverse, aucune invitation n’existe, pour les acteurs privés, à développer une technologie qui permettrait de lutter contre la dévastation environnementale, si elle n’est pas rentable.

Sous le socialisme, lorsqu’une menace pour les services écosystémiques résultant d’une technologie, d’une substance ou d’une pratique particulière serait découverte, la principale limitation pour passer à d’autres technologies résiderait dans la rapidité avec laquelle les ingénieurs pourraient concevoir des technologies novatrices permettant de fournir les mêmes bénéfices sans les mêmes dommages.

Il existe un certain nombre de secteurs industriels qui sont à la fois socialement vitaux et intensifs en carbone, comme la production d’aluminium et de ciment, pour lesquels nous n’avons toujours pas vraiment d’alternative propre. Mais pourquoi en conclure que nous n’en découvrirons jamais ? Les marchés sont médiocres lorsqu’il s’agit d’investir dans le recherche et le développement de long terme pour résoudre de tels problèmes. Une société socialiste serait en principe plus apte à allouer des moyens à de telles fins – ainsi qu’à déployer une politique industrielle pour transformer l’innovation en une production de masse.

Il faut ajouter que le mécanisme des prix sur lesquels sont fondés les marchés inapte à résoudre la question de la coordination à l’échelle de l’économie – sa fonction étant de permettre le profit, non de résoudre un problème identifié par la société. La décarbonation nécessite une réorganisation radicale de l’électricité, des transports, de l’industrie, de l’agriculture et des bâtiments en un temps resserré. L’adoption de voitures électriques et de pompes à chaleur doit se faire de concert avec le développement de nouvelles capacités de production d’électricité propre (afin qu’il n’y ait ni trop ni pas assez de capacité de production d’électricité). Et même lorsque nous réduirons progressivement la production de pétrole à des fins de combustion, nous aurons encore besoin d’une certaine production d’or noir – nous ne pourrons la stopper du jour au lendemain -… et les marchés seraient bien en peinent de fournir un critère pour la maintenir à un rythme adéquat à mesure que la demande diminuerait.

Il est ici question de réchauffement climatique, mais l’incapacité des marchés à résoudre des problèmes sociaux s’observe sur tous les enjeux environnementaux – et il découle du désajustement fondamental entre signal-prix et valeur sociale. La solution pour traiter plus rapidement et adéquatement tout problème nouveau – environnemental ou non – consiste à s’éloigner progressivement de l’allocation par le marché et à se tourner vers une planification économique démocratique.

Pour les décroissants, le problème central du capitalisme réside dans « la croissance » : en réalité, c’est le manque de contrôle social sur les décisions de production et d’investissement qu’il faut cibler. Lorsque nous aurons conquis un tel contrôle, nous pourrions choisir de faire décroître de nombreuses formes de production nuisibles, et d’en faire croître d’autres.

Tant que la croissance économique – de type capitaliste ou socialiste – est tenue pour responsable des problèmes environnementaux, l’idéologie néo-malthusienne de Saito sert de distraction face à la véritable source de l’incapacité à prendre à bras le corps la question environnemental. Elle détourne de la solution : la planification socialiste.

Saito place son espoir dans la supposée « règle des 3,5 % », tirée d’un article qui affirme que les mouvements à succès n’ont besoin que de 3,5 % de la population pour réussir – manière scolastique de fuir la politique de masse !

Cette solution pose donc également la question : quelle force dans la société est la mieux placée pour réaliser cette libération ?

Où est passée la classe ouvrière dans la transition écologique de Saito ?

Dans le fond, que Karl Marx ait été un « communiste décroissant » honteux ou non n’a pas une grande importance en matière de stratégie politique. La question clé est la suivante : quel agent pourrait mettre en œuvre les transformations nécessaires pour lutter contre le changement climatique et les autres désastres écologiques ?

Pour les décroissant, la « croissance » constitue le problème central du capitalisme ; en réalité, c’est le manque de contrôle social sur les décisions de production et d’investissement. Dans le dernier chapitre de Slow Down (« The Lever of Climate Justice »), Saito détaille sa vision des choses : il y fait l’éloge des « mouvements de réforme municipale écologique », comme celui de la « Déclaration d’urgence climatique » de Barcelone qui cible la croissance comme le premier responsable des maux actuels (Barcelone, cela n’a rien d’un hasard, est un épicentre des théories universitaires de la décroissance). Saito propose également « la création d’une économie axée sur la production locale pour la consommation locale » (via un article du New York Times, nous apprenons que Saito lui-même jardine dans une ferme urbaine locale, « environ un jour par mois ») et des coopératives de travailleurs à petite échelle.

L’antagonisme principal n’est pas entre travailleurs et capitalistes, mais régions du monde : il souligne « l’injustice des personnes socialement vulnérables dans les pays du Sud global, qui supportent l’impact du changement climatique, alors que le dioxyde de carbone a été émis, dans sa grande majorité, par les pays du Nord ». Lorsqu’il s’agit de savoir qui, dans le Nord global, est responsable, Saito est plus enclin à se pointer du doigt, ainsi que les travailleurs, que les forces du capital : « Notre mode de vie aisé serait impensable sans l’exploitation des ressources naturelles l’exploitation de la force de travail des pays du sud ». En termes organisationnels, pour réaliser la transition dont nous avons besoin, Saito lorgne vers des organisations paysannes du Sud global – comme Via Campesina et les campagnes pour la « souveraineté alimentaire ».

Tout le long du chapitre, affleurent une série de slogans qui sentent bon la gauche du début du millénaire : biens communs, zones autonomes, entraide mutuelle ou solidarité horizontale. L’utopie des jardins à petite échelle (que des recherches récentes considèrent comme six fois plus carbonée que l’agriculture conventionnelle…) et du logement social avec panneaux solaires parle vraisemblablement au lectorat de Saito : les citadins cosmopolites de la « classe professionnelle-managériale ». Pourtant, ce qui est frappant dans ce chapitre – et dans l’ensemble des deux livres de Saito -, c’est l’absence totale de mention de l’agent central de la politique marxiste : la classe ouvrière (dans Slow Down, l’expression n’apparaît que… quatre fois).

Lorsque Saito mentionne la classe ouvrière, c’est souvent avec un certain mépris, comme partie prenante du « mode de vie impérial ». Ce sont pourtant les masses précarisées de la classe ouvrière – trop exploitées et surchargées de travail pour trouver le temps et l’énergie pour jardiner – qui forment la grande majorité de la société – et donc la base de tout mouvement politique à grande échelle pour résoudre la crise écologique.

Dans le chapitre conclusif de Slow Down, Saito reconnaît lui-même que les mouvements dont il fait l’apologie pèsent peu ; mais il place son espoir dans la supposée « règle des 3,5 % », tirée d’un article qui affirme que les mouvements à succès n’ont besoin que de 3,5 % de la population pour réussir – manière particulièrement scolastique de fuir la politique de masse s’il en est ! En fin de compte, Saito espère simplement que diverses actions ajouteront un pouvoir de changement mondial : « Une coopérative de travailleurs, une grève scolaire, une ferme biologique – peu importe la forme que cela prendra ». Peu importe ?

Bien que la classe ouvrière dans son ensemble doive constituer la base d’une politique environnementale de masse, un secteur spécifique de travailleurs, dont Saito ne parle presque pas, mérite également toute notre attention : le groupe de salariés qui possède un pouvoir d’action sur les secteurs énergétique, extractif, agricole, de transport, de construction et des infrastructures – et une connaissance approfondie de leur fonctionnement. Autrement dit, les travailleurs industriels qui les construisent, les entretiennent et les exploitent.

Cet accent mis sur les travailleurs industriels (au nombre desquels les comptables, concierges, commis, manutentionnaires de bagages, employés de cafétéria, agents de réservation et chauffeurs, que l’on pourrait initialement classer comme des travailleurs de service) n’est pas dû à une quelconque nostalgie pour la classe ouvrière « à l’ancienne », mais découle d’une démarche d’efficience stratégique, dans la perspective de la transformation écologiste. Ce sont ces travailleurs qui possèdent la connaissance la plus approfondie de ces systèmes industriels incontournables pour une action sur la catastrophe environnementale – ils sont aussi bien plus conscients de l’urgence de telles politiques climatiques, et de la manière dont il faudrait les mener. Bien davantage que l’armada de professionnels de l’enseignement supérieur, des ONG écologistes, des think-tanks progressistes et des médias à coloration écologiste.

Plus important : ils ont le pouvoir d’inclure les demandes de décarbonation et d’une juste transition dans leurs négociations collectives. Un tel secteur inclut l’ensemble des travailleurs, indépendamment de leur région d’appartenance ; et pas seulement les « communautés de justice environnementale », les peuples autochtones et les salariés du Sud global. Lorsque Saito (et d’autres) rejettent les travailleurs et les syndicats du Nord comme partie prenante de l’exploitation écologique du monde, ils se coupent d’une force de transformation considérable.

C’est une erreur fondamentale de croire que les travailleurs du Nord global exploitent les populations du Sud global, ou qu’ils vivent selon un « mode de vie impérial ». Il s’agit simplement d’une répétition de la théorie, depuis longtemps discréditée, d’une « aristocratie ouvrière » – notion erronée selon laquelle les travailleurs des pays développés seraient achetés par les « superprofits » extraits du monde en développement.

Dans la guerre mondiale de classes du capital contre tous les travailleurs de la planète, tous ces travailleurs ont un intérêt commun à lutter contre la domination capitaliste. Saito et d’autres ne font-ils pas le jeu du capital en créant des divisions géographiques rigides, en divisant la classe ouvrière contre elle-même ?

Il faut ajouter que la critique de Saito est empreinte de culpabilité. Les premières pages de Slow Down sont parsemées de références à « nos modes de vie aisés », à « nos vies si confortables ». Il est clair que Saito se perçoit – ainsi que ses lecteurs – comme faisant partie du problème : « notre mode de vie est, en fait, une chose terrible. Nous sommes complices du mode de vie impérial. »

Tout – de l’incapacité du marché à effectuer la transformation écologique aux connaissances accumulées par les travailleurs industriels, et à leur pouvoir d’action sur le mode de production – devrait nous conduire à reconnaître la classe ouvrière comme un agent central de la transition. Rien ne sert d’adjoindre le préfixe « éco » au marxisme : celui-ci nous fournit les clefs qui nous sont nécessaires.

Nul besoin de songer à une économie stationnaire, ralentir le développement technologique, décentraliser la production, reculer face à la mondialisation pour se concentrer sur la « bio-région » locale, revenir à des technologies plus « appropriées », abandonner les « mégaprojets » ou l’extraction, critiquer le « mode de vie impérial » ou s’en prendre à la « rupture métabolique » avec le reste de la nature. Le marxisme offre déjà une explication suffisante des causes des problèmes environnementaux, une prescription pour les résoudre, et une description de l’agent transformateur – tout en conservant, chevillé au corps, le projet socialiste de libération humaine.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre : « Kohei Saito’s “Start From Scratch” Degrowth Communism »

Raoul Hedebouw : « Nos Parlements sont des institutions fondamentalement anti-populaires »

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Raoul Hedebouw, le 9 septembre 2023, à l’occasion de la fête populaire Manifiesta © Dieter Boone

En forte progression depuis une dizaine d’années, le Parti du Travail de Belgique détonne dans le paysage de la gauche radicale européenne : contrairement à d’autres, il continue de se revendiquer du marxisme. Au-delà du discours, cet héritage transparaît dans toute l’organisation du parti, de la sélection et la formation de ses cadres, au contrôle des parlementaires, en passant par le développement d’institutions au service des travailleurs et des liens avec les syndicats. Dans cet entretien-fleuve, Raoul Hedebouw, le président du parti, nous présente sa conception d’un communisme pour le XXIème siècle et la façon dont le PTB agit concrètement pour s’y conformer. Entretien réalisé par William Bouchardon et Laëtitia Riss, avec l’aide d’Amaury Delvaux.

LVSL – Le PTB reste encore assez méconnu en dehors de la Belgique. Lors de sa fondation dans les années 1970, le parti s’oppose au Parti communiste de Belgique, au motif qu’il n’est pas assez révolutionnaire, et s’inspire notamment du maoïsme. Depuis les années 2000, la période à laquelle vous rejoignez le parti, les références idéologiques ont cependant évolué. Le PTB s’apparente aujourd’hui à un parti de gauche radicale assez similaire à ceux qui existent dans d’autres pays, à ceci près qu’il continue de revendiquer explicitement un héritage marxiste. Pouvez-vous revenir sur vos inspirations idéologiques et l’évolution du PTB depuis une quinzaine d’années ?

Raoul Hedebouw – D’abord, il est important d’avoir un dialogue ouvert avec les autres composantes de la gauche radicale dans les différents pays. Le PTB a sa singularité, mais nous avons toujours du respect pour les doctrines et les actions que mènent les autres partis de notre famille politique. Chaque pays est déterminé par sa situation historique particulière et il faut respecter ce que font nos camarades étrangers. Je le dis, car le PTB a pu être très sectaire par le passé, à la fois en Belgique et à l’extérieur, en faisant la leçon à d’autres partis en Europe.

Notre spécificité réside bien dans le fait que nous nous revendiquons du marxisme. Le parti naît à partir de 1968 dans les universités au sein du mouvement maoïste. Mais très vite, nos anciens mettent en place des liens très forts avec la population et s’appuient sur leur pratiques pour évaluer la pertinence de leur stratégie politique. C’est notre façon d’aborder l’éternel débat entre la théorie et la pratique. C’est à ce moment que nos membres vont travailler dans des entreprises, mettent sur pied des maisons médicales et abandonnent l’hyper-sectarisme du mouvement maoïste. En France, où ce sectarisme a perduré, le maoïsme a vite périclité. Cet ancrage dans la société est une colonne vertébrale que nous voulons garder.

« Nous continuons de nous inscrire dans l’analyse de classes et notre objectif est de réaliser un “socialisme 2.0”.»

Le marxisme nous définit bien car nous continuons de nous inscrire dans l’analyse de classes et notre objectif est de réaliser un « socialisme 2.0 », c’est-à-dire une révolution, un changement de paradigme dans notre pays. Nous voulons changer le système économique capitaliste et passer à une économie socialisée, avec toutes les variantes qu’il est possible d’imaginer, en transférant la propriété des grands moyens de production. Cette singularité se traduit ensuite dans notre stratégie et notre organisation, de même que sur les théories sur lesquelles on travaille, le type de formation qu’on propose, les membres que l’on recrute, etc.

LVSL – La gauche radicale a été profondément renouvelée par la vague populiste des années 2010, qui a privilégié l’efficacité stratégique à l’élaboration idéologique. De nouveaux partis-mouvements se revendiquant de la stratégie populiste sont ainsi apparus avec notamment La France Insoumise, Podemos ou Syriza… Comment analysez-vous ce moment populiste ? Le pari consistant à « construire un peuple » par le discours, tel qu’il a été théorisé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, vous semble-t-il aussi prometteur que la structuration d’un bloc de classe ?

R. H. – Stratégiquement, ce sont des voies différentes. Bien sûr la classe ouvrière a évolué, à la fois dans sa composition sociale et au sein des entreprises. Il faudrait être aveugle pour ne pas le voir et considérer qu’elle se résume aux salariés de la grande industrie. Dans nos discours, nous parlons d’ailleurs de « classe travailleuse » plutôt que de « classe ouvrière », car cela nous semble mieux englober la réalité du prolétariat d’aujourd’hui. Toutefois, même si le prolétariat s’est recomposé, nous continuons à penser qu’il joue un rôle de locomotive dans la lutte sociale. Ce n’est pas que de la théorie, car cela pose des questions concrètes sur l’organisation du parti au sein des entreprises, dont nous reparlerons.

« Nous pouvons partager avec les populistes le constat selon lequel il faut construire un peuple, mais la question reste ouverte : que prend-on comme référence pour construire cette identité ? »

Il est certain également que la conscience de classe n’amène pas automatiquement à la fierté de classe, comme le montre Karl Marx. Nous pouvons donc partager avec les populistes le constat selon lequel il faut construire une identité collective, mais la question reste ouverte : que prend-on comme référence ? Pour des raisons multiples – le libéralisme qui a gagné du terrain, l’effondrement de l’URSS et du bloc de l’Est, le désintérêt de la social-démocratie pour la classe ouvrière – la pertinence de l’identité de classe pour elle-même s’est affaiblie. Et je ne suis pas naïf : le travail politique pour reconstruire cette conscience de classe est immense. Toutefois, nous croyons qu’elle demeure le levier le plus intéressant pour créer un rapport de force.

De ce point de vue, nous ne sommes pas populistes. Ce ne sont d’ailleurs pas des élites contre un peuple, ce sont des classes qui s’affrontent. Faire de la classe travailleuse notre locomotive, cela n’empêche pas toutefois de faire front avec d’autres composantes des couches populaires, comme les petits indépendants, les artistes ou les étudiants. Notre analyse de classe ne doit pas nous mener à un repli sur une « classe ouvrière » fantasmée. Elle nous engage plutôt sur le chemin d’un long travail de politisation pour élargir notre base populaire.

LVSL – Par rapport à ces formations populistes de gauche, le PTB est, en effet, resté un parti « à l’ancienne », avec une formation idéologique importante, une mobilisation militante exigeante, une tenue régulière de congrès. Cela tranche avec l’investissement plus souple, réclamé par de nombreux citoyens aujourd’hui, qui préfèrent s’engager « à la carte ». À la lumière de cette nouvelle conjoncture, pourquoi conserver une organisation partisane et comment susciter l’engagement pour votre parti ? 

R. H. – Cette question renvoie à un débat très ancien entre l’anarchie et le marxisme, dont Proudhon, Marx et Bakounine sont les meilleurs représentants. Le spontané suffira-t-il à réaliser une révolution sociale ou faut-il structurer la lutte ? Je suis, pour ma part, un homme d’organisation. Historiquement, le mouvement ouvrier s’est décanté d’un noyau de révolutionnaires « professionnels », jusque dans des clubs de football ouvriers comme le FC Châtelet (club belge fondé par les Jeunesses Ouvrières Chrétiennes, ndlr). Contrairement aux idées reçues, la révolution ne suppose pas que chacun ait le même niveau d’engagement professionnel. Chaque révolution a sa spécificité : les camarades cubains ont commencé leur lutte à 50 en débarquant d’un bateau !

Chez nous, en Europe occidentale et en Belgique, le fait d’avoir différents niveaux d’organisation me semble une bonne pratique, avec pour but de faire monter le degré d’implication. Je n’ai pas le culte du spontané, mais je ne prends pas non plus pour acquis l’idée selon laquelle les gens ne voudraient pas s’engager. Bien sûr, dans le contexte de 2023, l’engagement ne coule pas de source et l’espoir suscité par l’engagement dans un parti de la gauche de rupture est limité. Néanmoins, les raisons objectives de se mobiliser n’ont jamais été aussi importantes. Nous devons donc réfléchir à des formes d’organisations diversifiées et accessibles. 

Raoul Hedebouw lors de notre interview. © Amaury Delvaux pour Le Vent Se Lève

Dans le cas du PTB, nous avions jusque dans les années 2003-2004 une structure ultra-militante. Nous avons ouvert depuis lors notre parti à des membres plus ou moins présents, tout en conservant l’importance d’une forme militante. Nous avons en ce sens des militants qui sont là presque tous les jours, mais aussi des membres organisés, c’est-à-dire des camarades qui viennent une fois par mois à des réunions, et des membres consultatifs, pour lesquels c’est nous qui faisons l’effort d’aller les voir et de les inviter à participer une ou deux fois par an. La flexibilité du monde du travail, les enfants, le combat syndical leur prend déjà beaucoup de temps, donc on essaie de s’adapter. 

« Je n’ai pas le culte du spontané, mais je ne prends pas non plus pour acquis l’idée selon laquelle les gens ne voudraient pas s’engager. »

Une autre spécificité est que nous nous revendiquons encore du centralisme démocratique (principe d’organisation partisane défendu par Lénine, ndlr). Pour organiser notre congrès, il nous faut un an et demi, pourquoi ? Car si nous voulons que tous nos membres ouvriers et nos couches populaires participent, lisent les articles, introduisent leurs amendements, etc… cela prend du temps – contrairement aux autres partis belges traditionnels, qui font des congrès en 48h avec des votes électroniques sur des motions que personne n’a lues, pour que finalement, ce soit les bureaux d’étude qui décident de tout ! 

Cela étant dit, je comprends tout à fait que d’autres, comme la France Insoumise, fassent des choix différents, pour essayer de répondre aux mêmes défis, comme celui par exemple de l’organisation de la jeunesse. Nous le faisons pour notre part avec les Red Fox (mouvement de jeunesse du PTB, ndlr) et Comac (branche étudiante du parti, ndlr), mais je pense que nous avons beaucoup à apprendre de l’usage très créatif des réseaux sociaux par la France insoumise, car c’est une manière contemporaine de susciter l’engagement. Il faut vivre avec son temps et être avant-gardiste : rappelons-nous que lorsque l’imprimerie est apparue, les révolutionnaires s’en sont immédiatement emparés, ou que Pablo Picasso ou Pablo Neruda n’ont jamais cédé au passéisme.

LVSL – Au-delà du parti, le mouvement ouvrier a longtemps tenté de construire d’autres institutions pour les travailleurs, à la fois pour améliorer le quotidien des classes populaires et pour leur permettre d’entrer dans le combat politique. Continuer à développer ces lieux collectifs semble être une priorité pour vous, si l’on en croit l’énergie que vous investissez dans l’organisation de ManiFiesta ou de Médecine pour le peuple, une initiative qui propose des soins gratuits et politise via les questions de santé. Où trouvez-vous les moyens financiers et humains nécessaires pour les faire durer ?

R. H. – Si nous insistons autant sur le développement de ces structures, c’est parce que nous avons fait le constat que l’organisation politique de la société et la doctrine qui l’accompagne sont les grandes absentes des débats politiques. C’est très bien d’avoir de longues discussions sur la géopolitique, sur la stratégie, sur la philosophie d’Hegel ou de Marx, mais cela ne résout pas la question principale : quelles structures devons-nous mettre en place pour augmenter le taux d’engagement des gens ? Cela passe par de multiples lieux du quotidien : entre le membre de la coopérative qui vient juste acheter son pain, le permanent syndical qui s’engage pour ses collègues, sans aucune rétribution, le gars dans un café qui s’écrit « bien parlé mon député communiste ! » ou met un « like » sous une publication, tout participe de la diffusion de nos idées. À ce titre, je ne pense pas d’ailleurs que les réseaux sociaux aient ouvert quelque chose de nouveau sur le plan théorique : ils l’ont fait seulement sur le plan pratique.

Quant à votre question sur les moyens financiers, je n’ai pas de réponse évidente. Ce qui est clair, c’est qu’ils doivent venir de la classe travailleuse pour ne pas rendre le mouvement ouvrier vulnérable et dépendant de la superstructure capitaliste. Nous avons un système de cotisation particulier au PTB : plus on prend des responsabilités, plus on contribue, ce qui est tout à fait contre-intuitif. Cependant, avant d’être une question budgétaire, c’est une question idéologique. C’est beaucoup plus simple que toutes les règles éthiques qu’on peut inventer. J’ai de cette manière l’assurance que les camarades avec lesquels je milite sont animés par la passion de changer la situation sociale dans notre pays. S’ils veulent faire carrière, et sont motivés par l’appât du gain, ce n’est pas chez nous qu’ils doivent s’inscrire ! Je vis, pour ma part, avec 2300€ par mois, comme tous mes autres camarades députés. 

« Au PTB, plus on prend des responsabilités, plus on contribue. Avant d’être une question budgétaire, c’est une question idéologique. »

Ces cotisations nous permettent de financer des initiatives qui valent la peine. Cela nous permet de mettre en place des choses qui peuvent paraître secondaires mais qui sont en réalité très importantes, comme par exemple affréter des bus ou des trains pour que le maximum de gens puissent venir à notre fête populaire (ManiFiesta est l’équivalent belge de la Fête de l’Humanité, ndlr). Cela vaut aussi pour la formation de nos membres. On dit souvent qu’il faut sept ans pour former un médecin. Mais pour comprendre la société et la transformer, il faut au moins quinze ans ! Sans compter que ce n’est pas dans les universités que l’on pourra s’approprier de tels savoirs. Nous avons donc une école de formation, au sein de laquelle nos militants apprennent à analyser la complexité du monde contemporain, en vue de devenir des cadres. 

LVSL – Une fois atteint une certaine place dans l’appareil du parti, il existe néanmoins une tentation permanente à concentrer les pouvoirs, comme l’a montré le sociologue Roberto Michels avec sa « loi d’airain de l’oligarchie ». En tant que président et porte-parole du PTB, comment concevez-vous votre place au sein du parti ? Pour poursuivre la comparaison avec les mouvements populistes, la plupart d’entre eux sont très centrés autour de leurs leaders, qui peuvent être très talentueux mais aussi entraîner leur organisation dans leur chute…

R. H. – Sur mon cas personnel, je me présenterais comme un leader collectif. Mais la question théorique qui se pose est avant tout celle du rapport entre l’individu et la classe. Je m’intéresse aux contradictions et, en ce sens, je suis un dialecticien. Nous devons résoudre l’équation suivante : la classe doit faire sa révolution et, en même temps, elle doit créer ses propres leaders. Les leaders ont toujours eu un rôle important dans les processus révolutionnaires, que ce soit Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg, ou Julien Lahaut en Belgique. Mais tout leader doit avoir l’humilité de comprendre son rôle historique. 

Moi-même, je suis un produit de la lutte sociale. J’ai commencé comme leader lycéen en 1994-1995 à Herstal, une petite commune à côté de Liège. Pour aller rejoindre les autres étudiants en manifestation à Liège, nous avions 9 kilomètres à faire. Ce trajet, je l’ai fait près de 80 fois, à l’âge de 17 ans, avec mon copain Alberto et quelques 600 étudiants. Si je raconte cela, parce que je crois au matérialisme et que cette expérience m’a donné une praxis : on finit par développer un certain talent oratoire pour chauffer les foules, à force d’allers-retours ! De la même manière que la réforme des retraites en France a aussi permis à des gens de se dévoiler…. C’est un aspect essentiel de la question : la mobilisation collective façonne l’émergence de leaders.

« Tout leader doit avoir l’humilité de comprendre son rôle historique. »

Au sein du parti, je crois que le pouvoir doit être structuré de la manière la plus claire possible. Personnellement, j’ai un mandat du bureau du parti et du conseil national du PTB et je suis content que ces organes me contrôlent fortement. C’est très important, surtout aujourd’hui dans une période dominée par l’audiovisuel. Le collectif m’a donné un mandat de porte-parole du parti devant les caméras, car c’est une de mes capacités, mais il en faut d’autres pour mener la lutte. Pourquoi le fait d’aller sur les plateaux et de parler devant des centaines de milliers de personnes me donnerait davantage de pouvoir ? Je jouis d’une notoriété disproportionnée par rapport à mes autres camarades du bureau du parti, qui sont pourtant tout aussi valables que moi. 

Raoul Hedebouw et Peter Mertens © Sophie Lerouge

On s’efforce de constituer un vrai collectif avec Peter Mertens (ancien président du PTB, désormais secrétaire général du parti, ndlr) et les autres membres. Nous ne sommes pas d’accord sur tout, mais nous sommes attachés à l’unité de notre parti, dont le maintien est un travail de tous les jours. Nous discutons de sujets compliqués en interne, mais jamais à l’extérieur, car cela finit toujours par nous desservir. Un petit désaccord se transforme très vite en rancœur et en guerre de clans, et nous essayons de l’éviter autant que possible. C’est pourquoi le PTB ne permet pas le droit de tendance, car on sait très bien ce qui va se passer à long-terme : je vais créer un courant, d’autres aussi, on va compter nos scores et puis, chacun finira par créer son propre parti. Beaucoup de partis de la gauche radicale se sont sur-divisés de la sorte.

Je me sens donc un parmi les autres. Il n’y a aucun problème à me critiquer quand je fais des erreurs ; et nous veillons toujours à assumer nos erreurs collectivement pour ne pas se retrouver tout seul pointé du doigt. C’est une aventure collective, et je ne m’imagine pas faire de la politique autrement. Il y a eu de nombreux magnifiques dirigeants avant moi et il y en aura beaucoup d’autres après. Les cimetières sont remplis de personnes indispensables, comme le dit un proverbe !

LVSL – Votre parti a connu une forte progression électorale ces dernières années et vous êtes passés de 2 à 12 élus au niveau fédéral en 2019 (sur un total de 150, ndlr). L’insertion dans l’arène parlementaire a pourtant toujours posé beaucoup de questions chez les marxistes, étant donné le train de vie des députés, le fait que les parlementaires s’émancipent parfois de la position de leur parti ou qu’ils privilégient le travail à la Chambre plutôt que d’autres formes de mobilisation. Quel est le rôle des députés PTB et quelles règles avez-vous fixées ?

R. H. – D’abord, nous considérons que l’appareil d’État n’est pas neutre. Il est né de l’État-nation bourgeois et a donc un rôle historique précis : reproduire l’ordre existant. Il n’est pas conçu pour permettre le changement de société à l’intérieur du cadre qu’il impose. D’ailleurs, je dis souvent que j’ai vu beaucoup de choses au Parlement belge, mais ce que je n’ai jamais trouvé, c’est du pouvoir ! Le vrai pouvoir n’y est pas, ni même dans les ministères. Il est dans les milieux économiques, dans les lobbys, que ce soit sur l’énergie, les questions environnementales etc. C’est pourquoi nous nous inscrivons dans une stratégie où l’extra-parlementaire est aussi important que l’intra-parlementaire. Le Parlement est au mieux une chambre de débat, et c’est à ce titre que nous l’investissons. J’ai eu l’occasion de citer les textes de Marx sur la Commune de Paris pour rappeler cette analyse élémentaire et faire entendre aux autres parlementaires qu’ils ne sont pas l’épicentre du pouvoir politique ! 

Nos députés PTB assurent ainsi essentiellement une fonction tribunitienne. Lorsque nous sommes entrés au Parlement, avec nos deux élus en 2014, c’est la première chose qui a frappé les autres partis : on ne cherchait pas à s’adresser aux ministres, mais directement à la classe travailleuse via la tribune du Parlement. On n’avait plus vu ça depuis les années 80. Le parlementarisme est un régime fondamentalement anti-populaire. Le mépris de classe dans les yeux des autres députés envers nos députés ouvriers est d’ailleurs flagrant : ils les regardent différemment de nos députés qui ont fait des études supérieures.

« Le parlementarisme est un régime fondamentalement anti-populaire. »

Nous sommes alors d’autant plus fiers aujourd’hui d’avoir 4 députés ouvriers sur les 12 actuellement élus au niveau fédéral. Maria Vindevoghel, qui a travaillé comme nettoyeuse à l’aéroport de Zaventem pendant vingt ans, Nadia Moscufo, caissière dans les supermarchés Aldi, Roberto D’Amico, ex-travailleur de l’industrie lourde, électricien chez Caterpillar, et Gaby Colebunders, ancien travailleur chez Ford Genk. Ils expriment une fierté de classe précisément parce qu’ils ne sont non pas que pour la classe, mais parce qu’ils viennent de la classe. Et quand ils « démontent » des politiciens traditionnels, ils rendent une fierté aux travailleurs puisqu’ils incarnent, non seulement dans leur verbe, mais surtout dans leur manière d’être, les revendications populaires. Il est impératif pour nous de ne pas perdre ce rapport à notre base sociale : on insiste pour chaque député conserve une pratique militante et ne finisse par baigner exclusivement dans le monde parlementaire ou médiatique.

LVSL – Les travailleurs sont, à l’heure actuelle, plus souvent représentés par les syndicats que par les partis. Dans le cas français, partis et syndicats se parlent mais depuis la charte d’Amiens en 1906, chacun veille à éviter de se mêler des affaires de l’autre. À l’inverse en Belgique, les syndicats n’hésitent pas à interpeller directement les politiques, comme l’a fait encore récemment Thierry Bodson (président de la FGTB, deuxième fédération syndicale belge, ndlr). Quels liens entretenez-vous avec les syndicats et quel est le rapport de votre parti au monde du travail ?

R. H. – La situation est en effet historiquement différente entre la France et la Belgique. Le mouvement socialiste s’est notamment construit en Belgique sur une organisation de solidarité regroupant un parti, les syndicats et les mutuelles. Elle existe encore aujourd’hui sous la forme de « L’Action commune », une structure politico-syndicale d’obédience plutôt sociale-démocrate. Il y a donc une plus forte interdépendance entre partis et syndicats, qui s’observe toujours dans le paysage politique.

Ce qui est inédit, en revanche, pour un parti de gauche radicale comme le PTB, c’est la volonté de renforcer son ancrage dans la classe travailleuse, par-delà les liens déjà existants avec les réseaux syndicaux. Nous souhaitons empêcher la disparition progressive des sections d’entreprises et maintenir l’organisation politique des lieux de travail, car en laissant faire « le spontané », ces derniers se dépolitisent très rapidement. Les droits de l’homme s’arrêtent aux portes des entreprises : s’il y a bien un espace au sein duquel l’expression d’une opinion politique est taboue, c’est dans la sphère du travail. 

Raoul Hedebouw avec les travailleurs du port d’Anvers © Karina Brys

Face à cette domestication du travail et à l’émiettement des travailleurs – songeons qu’au siècle passé, 40.000 travailleurs étaient réunis sur des sites sidérurgiques, alors qu’aujourd’hui 2.000 travailleurs, au même endroit, c’est déjà beaucoup ! –, il y a un impératif à rappeler que les lieux de travail sont tout sauf des endroits neutres. En comparaison, s’engager dans une commune, à échelle locale, c’est beaucoup plus facile, précisément parce que les rapports de force ne sont pas aussi conflictuels. 

« Les droits de l’homme s’arrêtent aux portes des entreprises. »

Aussi, lors de notre dernier congrès, nous avons fait l’analyse que le « Parti du Travail » n’était pas « le parti des travailleurs » dans sa composition sociologique. Nous sommes très autocritiques et nous n’avons pas de mal à reconnaître que subjectivement nous voulons représenter le travail, mais qu’objectivement nous rencontrons en interne un véritable plafond de béton – à l’instar du plafond de verre pour nos camarades femmes. 

Pour pallier cette difficulté, nous essayons de corriger ces inégalités, issues de la société et qui se reproduisent dans le parti, en faisant le choix d’une promotion ouvrière très forte. Nous avons mis en place des quotas de travailleurs, tout en connaissant les débats théoriques autour du recours aux quotas. Toujours est-il que dans les faits, ça fonctionne : 20% des représentants du PTB viennent des entreprises industrielles et n’ont pas de diplôme du supérieur. C’est un moyen de rendre audible des majorités – et non des minorités – qui ne sont habituellement pas présentes dans le paysage politique. 

LVSL – Depuis quelques mois, les libéraux francophones se présentent comme le « véritable parti du travail ». Son président, Georges-Louis Bouchez (Mouvement Réformateur), s’est même décrit comme « prolétaire », suivant selon lui la définition marxiste. Comment comprenez-vous cette prise de position ? Que répondez-vous à ce discours qui prétend que la gauche ne se préoccupe plus du travail ?

R. H. – Paradoxalement, j’y vois un signe d’espoir. Après trente ans de doxa néolibérale, nos adversaires sont soudain obligés de revenir sur notre terrain. Or, celui qui arrive à imposer les thèmes et la grammaire du débat politique est toujours dans une position de force. Le mythe d’une classe moyenne généralisée, dans lequel ma génération a grandi, a été rattrapé par la réalité. La période du Covid a notamment été un accélérateur du retour à une certaine fierté de classe : on a réhabilité à travers les fameux « métiers essentiels », l’analyse marxiste des métiers où sont produits la plus-value. Travailleurs et prolétaires sont à nouveau des mots qui permettent de nommer cette conscience de classe diffuse qui est en train de revenir dans nos sociétés. 

« Travailleurs et prolétaires sont à nouveau des mots qui permettent de nommer cette conscience de classe diffuse qui est en train de revenir dans nos sociétés. »

Que la droite s’engouffre dans cette brèche n’a alors rien d’étonnant. Historiquement, à chaque fois que la classe ouvrière s’est renforcée, il y a toujours eu des tentatives pour essayer de se l’accaparer. C’est un combat permanent que de savoir qui parvient à remporter la direction politique de sa propre classe et à conquérir l’hégémonie culturelle. Si l’on pense à la montée de l’extrême-droite en Allemagne dans les années 30, je rappelle qu’elle s’est présentée sous la bannière d’un « national-socialisme » – et non d’un « fascisme » ou d’un « néolibéralisme »,comme on l’entend parfois. S’il s’agit bien d’un fascisme, il n’a jamais dit son nom, et n’a pas hésité à utiliser la phraséologie socialiste, tout en la détournant, pour récupérer les travailleurs, comme l’a montré Georgi Dimitrov (voir Pour vaincre le fascisme, Éditions Sociales Internationales, 1935, ndlr).

Je suis néanmoins confiant sur un point : les gens ont toujours plus confiance dans l’original que dans la copie, dès lors que nos discours politiques et syndicaux sont à la hauteur.

LVSL – Contrairement à tous les autres partis belges, vous êtes un parti national, c’est-à-dire présent à la fois en Flandre et en Wallonie. Ces deux régions se caractérisent toutefois par des dynamiques politiques très différentes : tandis qu’un basculement à l’extrême-droite s’observe du côté flamand, la gauche radicale revient en force du côté wallon. Avez-vous une stratégie différenciée dans chacune des régions ou misez-vous sur la résurgence d’une identité de classe commune ? 

R. H. – Une chose est certaine : la Belgique est un laboratoire passionnant. Je suis président d’un parti national qui est confronté, dans un même pays, à un melting pot de ce que la gauche européenne doit aujourd’hui résoudre. Chez nous, tous les problèmes sont en effet concentrés et dispersés selon les régions : cela nous complique assurément la tâche, mais cela nous permet aussi de prendre au sérieux la question stratégique. Nous croyons en un discours commun qui articule la fierté des travailleurs par-delà les clivages régionaux. Il faut aller chercher les « fâchés mais pas fachos », comme on dit en France – cette expression me semble juste. En Flandre, la colère de ces travailleurs est canalisée par l’extrême-droite, mais il n’y a rien de gravé dans le marbre.

Raoul Hedebouw lors de notre interview. © Amaury Delvaux pour Le Vent Se Lève

La politique, c’est croire qu’on peut changer le réel, et j’y crois : nous sommes passés de 6 à 10% dans les sondages en Flandre. Cela montre bien qu’il y a une marge de progression, une politisation possible contre la classe bourgeoise. De l’autre côté en Wallonie, nous avons la chance d’hériter d’une région sans extrême-droite, qui est vraiment le résultat d’une histoire particulière, ne se prêtant guère au nationalisme. Une des premières questions que l’extrême-droite s’est posée dans les années 90 à consister à trancher entre un front national belge, francophone ou wallon… C’est dire la confusion ! Dans les régions où l’identité est plus importante, l’extrême-droite peut plus facilement pénétrer.

« Nous croyons en un discours commun qui articule la fierté des travailleurs par-delà les clivages régionaux. »

Il faut toutefois se rappeler qu’il n’y a aucun déterminisme. C’est même, plus souvent, des paradoxes que nous rencontrons sur le terrain : la Flandre est une région qui s’est beaucoup industrialisée et qui connaît quasiment le plein-emploi, ce qui signifie qu’elle a le taux de « prolétaires » le plus élevé en Europe. La conscience de classe qui devrait accompagner cette composition sociale n’est pas encore là mais le PTB est tout de même en progression en Flandre et nous sommes devant le parti du Premier Ministre libéral, Alexander De Croo, selon le dernier sondage. Notre but est de s’adresser aux travailleurs de ces industries, qu’il s’agisse, par exemple, du port d’Anvers ou des usines de biochimie, et de politiser leur appartenance de classe.

C’est un combat difficile, comme nous le rappelle l’histoire. Quand les mineurs français faisaient grève, durant les siècles passés, qui venait les casser ? Pas les bourgeois, mais les mineurs belges ! C’est pourquoi, nous devons mener un travail de pionnier, qui doit être politique, syndical, culturel… La Flandre est pour moi un terrain de reconquête, au même titre que les régions du Nord de la France, ou celles de l’Est de l’Allemagne. Finalement, la Wallonie est l’exception plutôt que la règle. 

Il faut avoir l’humilité de reconnaître que notre succès est dû en bonne partie à l’absence d’une extrême-droite structurée. D’une certaine manière, tant mieux, cela nous permet de garder les deux pieds sur terre.

LVSL – Une dernière spécificité du PTB, dans le paysage politique belge, tient à son rapport au Parti Socialiste. Les désaccords internes à la NUPES en France ressemblent à une promenade de santé par rapport à la rivalité historique que vous entretenez avec « la gauche de gouvernement », actuellement membre de la Vivaldi (une grande coalition rassemblant des sociaux-démocrates, des libéraux, la droite traditionnelle et les écolos, ndlr). Comment expliquez-vous cette hostilité réciproque ? S’agit-il d’un simple clivage électoral ou de désaccords plus profonds ?

R. H. – Pour commencer, je rappelle une question classique : le capitalisme peut-il être oui ou non réformé ? On s’attendrait à ce que le Parti socialiste choisisse la voie de la réforme, mais il a préféré, depuis 30 ans, voter les privatisations des services publics, l’austérité, le blocage des salaires ou l’allongement des carrières… Durant tout ce qui s’est passé en Belgique de rétrograde ou de réactionnaire, le Parti socialiste était au gouvernement sans interruption ! 

Quant au côté « épidermique » qui transparaît dans certaines réactions à notre égard, il faut avoir en tête que, depuis les années 70, le Parti socialiste n’avait plus connu aucune concurrence sur sa gauche. Cette domination totale de la social-démocratie a été pendant longtemps une spécificité belge. Beaucoup étaient convaincus que l’engouement pour notre parti allait retomber, que le PTB n’était qu’un feu de paille voué à disparaître. Ils n’ont compris que très récemment qu’ils allaient devoir composer avec une autre force de gauche. 

© Sophie Lerouge

Cela étant dit, je ne souhaite pas l’implosion de la social-démocratie belge, car si elle a lieu, elle peut être remplacée par pire, en l’état actuel des choses. Je souhaite plutôt un réalignement stratégique, bien qu’il n’arrive malheureusement pas. Pour une raison simple : les cadres du Parti socialiste n’ont jamais été formés à la politique de rupture. C’est ce qui sonne si faux dans les prises de paroles, à l’étranger, de Paul Magnette (président du Parti Socialiste belge, ndlr). Il y a une telle distorsion entre sa parole, qui se prétend jaurésienne, et sa pratique, qui incarne la « troisième voie » social-démocrate, dans tout ce qu’elle a de plus pragmatique. Le Parti Socialiste n’a rien revu de sa doctrine depuis 30 ans et s’est contenté d’accompagner le système.

Au cas par cas, il nous arrive de travailler en commun au Parlement, par exemple avec la proposition de loi Hedebouw – Goblet (ancien dirigeant syndical et député PS, ndlr) pour revoir la loi de 1996 qui bloque les salaires. Cela dépend des sujets et des affinités de chacun, mais nous cherchons à renforcer notre pouvoir d’initiative ; de la même manière qu’avec les députés écologistes, même s’ils sont vraiment sur une ligne encore plus libérale en Belgique. Nous espérons ainsi construire notre colonne vertébrale idéologique et inviter nos éventuels alliés à considérer nos positions. Notre capacité à imposer des impératifs stratégiques de type Front Populaire dépendra du rapport de force que nous parviendrons à créer au Parlement et dans la société. 

LVSL – Rétrospectivement, la dernière décennie peut apparaître comme une séquence de grande impatience politique, dans laquelle la gauche radicale a essayé, coûte que coûte, de remporter des victoires-éclairs. À l’inverse, il semble que vous cherchiez plutôt à préparer patiemment votre arrivée au pouvoir. Serait-ce l’enseignement que la gauche européenne peut tirer du PTB : parier sur une progression qui soit à la mesure de son organisation ?

R. H. – Nous nous interrogeons beaucoup sur le succès d’une prise de pouvoir populaire. Nous avons notamment étudié de près l’expérience Syriza, en Grèce, parce qu’elle n’a pas suffisamment été assez méditée, selon nous, par la gauche européenne. Il y a pourtant des conclusions stratégiques importantes à en tirer. Je retiens, à titre personnel, deux leçons : d’une part, les forces extra-parlementaires, voire extra-gouvernementales, qui sont prêtes à affronter un parti de la gauche radicale sont incroyablement puissantes, même pour s’opposer à des petites réformes. 

Certes, Syriza ne défendait pas la Révolution, ni même un programme comme celui d’Allende (président socialiste du Chili entre 1970 et 1973, ndlr) ou du Front Populaire, ils étaient simplement attachés au refus d’appliquer le mémorandum de l’Eurogroupe. Un tel refus a pourtant valu des menaces en cascade : coupure des liquidités, rumeurs de coup d’État par l’armée grecque… Dans son livre, Yanis Varoufakis, l’ancien ministre des finances, décrit très bien comment les négociateurs extérieurs connaissaient mieux que lui l’état des finances de son propre pays. C’est dire combien la démocratie s’arrête assez vite lorsque le rapport de force parlementaire met en danger l’hégémonie de classe dominante. 

Deuxième leçon : dès lors que l’on reconnaît l’existence de ces mécanismes de défense, que faut-il au pouvoir populaire pour s’exprimer ? Le degré de conscience et d’organisation du monde travail est-il suffisant pour tenir le coup ? Les partis et les syndicats y sont-ils assez implantés ? À plus grande échelle, dispose-t-on d’organisations capable d’assurer un contre-pouvoir ? À Athènes, par exemple, lors des grandes paniques bancaires, que se serait-il passé si la gauche avait été capable de nationaliser la banque de Grèce ou de dire « nous allons produire notre propre monnaie » ? Dans tous les cas, il est certain que si l’on s’en tient au niveau ministériel, toute politique de rupture est morte dans l’œuf.

« Les 18% que nous attribuent les sondages en Belgique pour la prochaine élection ne reflètent pas une conscience de classe à 18%. »

Si les conditions d’un rapport de force ne sont pas réunies, c’est-à-dire une articulation entre un parti de gouvernement et une organisation de la société, il faut se préparer à de grandes défaites. C’est là où nous sommes des réalistes : les 18% que nous attribuent les sondages en Belgique pour la prochaine élection ne reflètent pas une conscience de classe à 18%. De même, si la gauche radicale est à 3% dans les sondages – comme c’est le cas par exemple aux Pays-Bas –, cela ne signifie pas que la conscience de classe s’est évaporée entre les 20% d’il y a quinze ans et aujourd’hui. Les sondages et les votes ne sont qu’un baromètre de l’état de conscience, comme le disait Friedrich Engels. Les études d’opinion ne veulent pas rien dire, mais elles ne veulent pas tout dire non plus. 

Je l’affirme d’autant plus franchement que cela retombera peut-être en Belgique aussi, et qu’il ne faudra pas abandonner pour autant. Nous ne faisons pas de la politique en fonction des sondages. Beaucoup d’éléments peuvent influer sur un hypothétique succès électoral : l’offre politique générale, le degré de concurrence entre les gauches, la percée de l’extrême-droite dans certaines circonstances… Cela ne doit pas surdéterminer notre travail politique. J’en tiens aussi pour preuve que les gauches radicales ont été largement sanctionnées en participant à des gouvernements sans avoir derrière elles les conditions minimales d’un pouvoir solide.

Si l’on doit tirer un bilan de la décennie, selon moi, ce n’est pas qu’une question de temps. Il s’agit plutôt de la mise en évidence d’une réalité stratégique : la capacité à mener une véritable politique de rupture s’avère compliquée dans un cadre strictement électoral. 

L’écosocialisme de Marx : l’œuvre de réinterprétation par Kohei Saito

Marx écosocialisme - Le Vent Se Lève

En 2017, l’auteur japonais Kohei Saito publiait La nature contre le capital : L’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital. Cet ouvrage est central pour comprendre les récents développements sur la pensée écologique de Marx. Il défend la nécessité de conserver les apports du marxisme – en les amendant au besoin – pour mieux penser et lutter la catastrophe climatique.

Le travail de Saito s’ancre dans une vaste littérature dédiée à la relation du marxisme à l’écologie. Pendant longtemps, Marx a été critiqué par des auteurs écologistes pour l’inspiration prométhéenne de ses textes et sa croyance dans un développement technologique et économique illimité – particulièrement prégnante à son époque. Cette interprétation semblait rendre le marxisme obsolète pour penser la crise climatique.

Depuis une vingtaine d’années cependant, une nébuleuse de chercheurs en propose une lecture alternative, à l’instar de Paul Burkett et de John Bellamy Foster (analysée dans les colonnes du Vent Se Lève). Ils ont cherché à mettre en évidence la dimension « écologique » de la critique marxiste du capitalisme. Leurs travaux ont cependant été accueillis avec une once de scepticisme dans les milieux écologistes, en raison du caractère périphérique et limité des intuitions de Marx en la matière.

Kohei Saito propose alors, dans la première partie de son ouvrage, une reconstruction systématique et complète de la critique écologique de Marx. Son examen philologique vise à démontrer que cet aspect n’est pas périphérique mais constitue au contraire un pilier essentiel de sa pensée. À cet égard, les théories de la valeur et de la réification (ou du fétichisme de la marchandise), centrales dans son œuvre, ne peuvent se comprendre pleinement sans prise en compte de leur dimension matérielle – c’est-à-dire écologique.

Dans la seconde partie de l’ouvrage, Kohei Saito utilise les récentes publications des carnets de notes de Marx. Longtemps négligés et n’ayant pas été publiés dans la première édition Marx-Engels-Gesamtausgabe (MEGA), qui a longtemps fait référence, ils font l’objet de redécouvertes depuis quelques années. Leur publication complète est assurée dans le deuxième projet MEGA dont l’achèvement est prévu pour 2025. Ces carnets, qui contiennent les études de Marx en sciences naturelles (biologie, chimie, géologie), sont essentiels pour comprendre les dimensions écologiques de sa pensée. Par leur étude, Saito montre comment Marx s’est éloigné d’une croyance naïve dans un progrès illimité et en est venu à considérer les crises écologiques comme des contradictions fondamentales du capitalisme.

L’aliénation, le métabolisme et le capital

Pour débuter sa démonstration, Kohei Saito revient sur les Manuscrits de 1844 et la notion d’aliénation. Dans ce texte, Marx s’inspire de la théorie de l’aliénation religieuse de Feuerbach pour l’appliquer au capitalisme. Dans la société religieuse, l’imagination des hommes les conduit à créer la figure d’un Dieu devenant une force étrangère, aliénée, qui s’impose à eux. Dans la société capitaliste, en raison de la propriété privée des moyens de production et de subsistance, l’homme est contraint de s’aliéner le produit de son travail pour obtenir un salaire. En retour, le travail ainsi aliéné donne de la valeur aux marchandises et à la propriété privée. Mais le raisonnement de Marx semble ici être circulaire : l’aliénation engendre la propriété privée qui engendre l’aliénation.

Toutefois, cette apparente circularité ne vaut que si l’on considère que les Manuscrits forment un travail achevé et indépendant. Or, selon Saito, ces manuscrits ne peuvent être séparées de l’ensemble que constitue les « carnets de Paris » de la même époque. Le premier de ces carnets ajoute une dimension économique à la critique philosophique de l’aliénation. Marx y compare les relations entre les hommes et la nature entre au sein des deux modes de production capitaliste et féodal.

À l’ère féodale, un lien personnel unit le seigneur, la terre et les humains qui y vivent. En effet, la terre est la possession du seigneur et les humains peuvent d’ailleurs être assimilés aux animaux ou aux plantes, l’ensemble constituant le domaine du seigneur. Toutefois, le lien personnel et intime du seigneur à son domaine autorise un lien tout aussi intime entre les serfs et la terre qu’ils habitent. La terre assure la domination personnelle et politique du seigneur mais les humains conservent leurs conditions objectives de production et de reproduction. Le seigneur impose un prélèvement mais ne recherche pas à maximiser son profit et les hommes restent libres d’organiser la production.

La transformation du métabolisme par la valeur est une réification : les relations sociales et naturelles entre les hommes et la nature se transforment en des rapports de valeur entre les marchandises.

À l’inverse, le capitalisme dissout ce lien personnel entre le seigneur et sa terre. Celle-ci devient une marchandise et le travail est mis au service de l’accumulation de capital plutôt que des besoins humains. Les serfs sont alors chassés des terres qu’ils habitent et contraints de trouver un salaire auprès des propriétaires des moyens de production et de subsistance. Les travailleurs vivent une situation de pauvreté absolue : ils s’aliènent le produit de leur travail, mais aussi l’acte de production lui-même et leur propre nature en tant qu’êtres créatifs. L’aliénation du travail de l’homme n’a alors d’autre origine que le développement capitaliste et la dissolution de la relation de l’homme à la terre qu’il entraine, dont le mouvement des enclosures est la manifestation historique.

Par ailleurs, les « carnets de Paris » contiennent les éléments philosophiques d’une critique écologique du capitalisme. Pour Marx, l’homme est une partie de la nature, il forme une unité avec celle-ci pensée comme totalité agissante. Dans son expression concrète, la nature constitue à la fois le corps organique de l’homme et son corps inorganique, celui qui lui est extérieur. L’homme entre alors dans un rapport (un ensemble de relations) avec la nature qui est médié par le travail et qui forme une unité. Comme unité au sein de laquelle se noue des rapports, la nature est alors sujette à des transformations historiques comme celle que constitue l’aliénation moderne – pour plus de détails sur l’ontologie de Marx, on se rapportera utilement à l’ouvrage de Frank Fischbach La production des hommes.

Toutefois, dans L’idéologie allemande (1846), Marx exprime le souhait de ne pas en rester à une critique strictement philosophique pour ancrer son travail dans une analyse scientifique du capitalisme. Marx ne reniera pas son ontologie mais cherchera à mettre en évidence les déterminants historiques et concrets de l’aliénation. En étudiant l’économie politique ou l’étude des sciences naturelles, Marx visera à éviter un discours philosophique abstrait et anhistorique, celui de Feuerbach, dont la seule portée stratégique serait de faire prendre conscience aux travailleurs de leur aliénation.

Le concept permettant son passage à une analyse scientifique et matérialiste sera celui de « métabolisme », que Marx emploie dès les Gründrisse de 1857. Le rapport de l’homme à la nature y est pensé comme une interaction métabolique, un processus constant d’absorption, de transformation et d’excrétion de matière dans le corps. Marx reprend un concept émanant de la chimie et de la physiologie du XIXe siècle pour l’étendre à sa compréhension de la société, parlant notamment de métabolisme social.

Dans son aspect transhistorique et universel, le métabolisme entre les hommes et la nature s’opère par le travail. Pris indépendamment de toute forme sociale spécifique, le travail est l’activité humaine spécifique de production volontaire et consciente de valeurs d’usage (répondant à des besoins), une transformation continue des conditions matérielles et sociales de l’existence humaine. La nature y joue un rôle central puisque le travail, en tant que médiation métabolique, dépend essentiellement de la nature et est conditionné par elle. Marx fait ainsi du travail et de la nature les matrices de toute richesse.

Toutefois, ni le travail ni le métabolisme ne doivent être compris uniquement de manière abstraite, comme un cycle anhistorique d’échange de matières. La définition abstraite, prise hors de toute détermination naturelle et socio-historique particulière, du métabolisme et du travail relève d’un constat banal et n’est que le point de départ de la théorie de Marx. S’arrêtant ici, on s’interdirait de comprendre comment le métabolisme de l’homme dans la nature peut varier dans ses déterminations particulières. Plutôt qu’une critique moraliste de séparation d’avec la nature, il est nécessaire de comprendre comment le mode de production capitaliste, en tant qu’étape historiquement spécifique de la production humaine, produit la destruction de l’environnement.

Il s’agit alors, pour Saito, de montrer comment la théorie de la rupture métabolique de Marx peut être déduite de sa théorie de la valeur, fondement de sa critique du capitalisme. L’enjeu est ici de contredire une lecture de Marx qui fait de la théorie du métabolisme un simple appendice, où il y aurait d’un côté la critique du capital et de l’autre une théorie naturaliste du métabolisme. Pour Saito, Marx analyse comment les catégories économiques formelles – celles de marchandises, de valeur, de capital –, dans leur interaction avec la réalité matérielle, produisent des ruptures métaboliques.

Réintroduire la nature dans la production

La théorie de la valeur – théorie centrale du Capital, l’œuvre majeure de Marx parue en 1867 – débute par une analyse de la marchandise, à la fois valeur d’usage et valeur d’échange. Une distinction similaire s’opère pour le travail, qui produit la marchandise, entre travail abstrait et travail concret. Les travaux concrets sont les infinités de travaux qu’entreprennent les hommes pour produire des valeurs d’usage (du pain, du tissu, des ordinateurs etc.). Le travail abstrait est le travail compris abstraitement, hors de ses déterminations particulières, et qui s’analyse traditionnellement comme la source de la valeur d’une marchandise.

Saito va mener une interprétation particulière de la théorie de la valeur de Marx en s’appuyant sur des commentateurs japonais de Marx, notamment Samezo Kuruma. Son interprétation s’inscrit dans le débat sur la nature du travail abstrait. Est-il une pure forme sociale, celle qui donne de la valeur aux marchandises uniquement dans le contexte du capitalisme, ou bien est-il une réalité matérielle transhistorique, une simple dépense d’énergie physiologique pour produire ?

Toute société humaine doit s’assurer de la production des conditions nécessaires à sa reproduction. Or le capitalisme est marqué par le caractère privé de la production qui ne permet pas de garantir que les conditions sociales de reproduction seront atteintes. Concrètement, chacun produit des objets sans savoir si la production agrégée permettra à chacun de vivre décemment. Il s’agit d’une des contradictions fondamentales du capitalisme qui le distinguent d’autres modes de production où l’allocation des travaux privés est prévue ex ante. Par exemple, dans la société féodale, les paysans travaillent ensemble pour assurer leurs besoins en tenant compte des prélèvements exercés par l’Eglise et le seigneur. Dans le capitalisme, le caractère nécessairement social de la production humaine se constate ex post, lorsque la production et l’échange de marchandises ont permis de satisfaire les besoins de la société.

Lorsque le processus de production et d’échange est réussi, les travaux privés ne se rapportent plus alors seulement entre eux comme autant de déterminations particulières d’un même travail abstrait, une même dépense physiologique d’efforts. Dans l’échange, les produits du travail acquièrent une reconnaissance de leur valeur sociale, car ils ont réussi à satisfaire les besoins d’autrui. Le travail abstrait, la dépense physiologique de chacun, a produit de la valeur pour la société et acquiert ainsi son caractère social. Le travail abstrait apparaît alors comme une réalité toute aussi matérielle que sociale. Plus précisément, le travail abstrait est d’abord une réalité physiologique qui acquiert un caractère social en s’objectivant comme valeur dans le cadre de la production capitaliste de marchandises. Le débat explicité ci-dessus est tranché : le travail abstrait est à la fois une réalité matérielle transhistorique et une forme sociale spécifique au capitalisme.

Finalement, le problème que pose le capitalisme pour le métabolisme entre l’homme et la nature commence à apparaitre. Dans le capitalisme, marqué par le caractère privé de la production, le métabolisme entre l’homme et la nature – médié par le travail d’un point de vue général, abstrait et transhistorique – devient médié par la valeur en tant que travail abstrait objectivé. Alors, la tension entre production privée et reproduction sociale se généralise dans une contradiction entre la valeur et le métabolisme. La manière capitaliste de gérer le métabolisme naturel et social passe par la valeur. Les hommes ne cherchent pas à régler rationnellement leurs relations aux autres et à la nature mais à acquérir de la valeur.

La transformation du métabolisme par la valeur est une réification : les relations sociales et naturelles entre les hommes et la nature se transforment en des rapports de valeur entre les marchandises. Les hommes en deviennent de simples porteurs et la valeur s’autonomise, se met à gouverner les relations sociales, à transformer les désirs, les normes, les représentations et la rationalité des hommes. On retrouve ici le thème de l’aliénation où la valeur, produit des relations sociales, devient la logique qui guide les rapports sociaux et naturels. La marchandise incarne la valeur et apparait ainsi comme un nouveau fétiche, selon l’expression de Marx, un nouveau Dieu.

Par quoi la contradiction entre valeur et métabolisme se caractérise-t-elle ? En premier lieu, la recherche du profit, de l’accroissement de la valeur en vient à modifier les propriétés matérielles des choses. Le sol est modifié par l’utilisation extensive de fertilisants chimiques pour augmenter la production, l’eau est polluée par son utilisation intensive pour l’irrigation. Ce constat montre qu’on ne peut séparer le social et le naturel, l’un étant modifié par l’autre constamment. En second lieu, l’augmentation indéfinie de la production épuise les ressources naturelles et notamment la force de travail des hommes, conduisant à des crises sociales et écologiques. Ces crises sont à la fois des crises du capitalisme, celui-ci ne pouvant plus garantir un même taux de profit lorsque l’exploitation ne peut se poursuivre au même rythme, et des crises écologiques, caractérisées par des ruptures métaboliques des milieux de vie.

Toutefois, il faut souligner que le maintien de contradictions dans le temps est permis par l’élasticité de l’homme et la nature. La disponibilité des ressources est une limite à l’accumulation mais ni la nature, ni le capital ne sont des agents passifs. La nature possède des mécanismes de compensation et le capital peut essayer de surmonter les obstacles matériels par l’innovation technologique ou l’exploitation de nouvelles ressources. Par les expressions de « nature » et « capital », il s’agit bien de résumer un ensemble de mécanismes naturels et sociaux permettant temporairement la poursuite l’accumulation.

Marx suit les nouvelles parutions de Liebig relatives à la fertilité des sols en vue de préparer la rédaction du Capital. Il reconnaît l’existence de limites naturelles et s’éloigne de la vision optimiste d’Engels.

On le voit, nous sommes désormais loin d’une critique moraliste d’une séparation de l’homme et de la nature, mais plutôt ancrés dans l’analyse des conditions matérielles de production. Dès lors, l’enjeu devient pour Marx de multiplier les régulations conscientes du métabolisme pour contrecarrer les tendances destructrices du capitalisme qui ira jusqu’à la rupture de l’élasticité évoquée. Ces régulations, par exemple la réduction de la journée de travail, doivent à terme viser le dépassement de la réification qui contraint le travail et la nature à être objectivés comme de simples choses permettant l’accumulation. En ce sens pour Saito, le combats contre l’exploitation du travail et celle de la nature constituent deux dimensions essentielles de la lutte contre le capital.

« Carnets de Londres » : Marx et les sciences naturelles

Dans la deuxième partie de sa démonstration, Saito s’appuie sur les publications récentes de l’édition MEGA. Elles portent sur les écrits les plus tardifs de Marx, qui ont souvent été négligés par ses interprètes. Depuis quelques années, ils ont permis de critiquer les interprétations classiques de Marx sur de nombreux sujets tels que les supposés productivisme et eurocentrisme de Marx – comme l’a mis en évidence Paul Guillibert, Terre et Capital.

La section sur la rente foncière au livre III du Capital, publié par Engels après la mort de Marx sur la base de ses manuscrits, semble constituer attester de la dimension prométhéenne de la pensée de Marx. En effet, elle comporte un passage faisant l’apologie du progrès technique permettant de dépasser les limites naturelles – notamment celle de la fertilité des sols.

Or, selon l’étude de Saito, les « carnets de Londres » établissent une évolution dans sa pensée au fil des années 1850 et 1860, qui le conduit à remettre en cause sa vision initiale. Cherchant à fonder scientifiquement sa critique de la théorie de la rente différentielle de Ricardo, il dut alors étudier les sciences naturelles et prendre en compte les débats qui l’agitaient, notamment sur la question de la fertilité des sols.

La théorie de la rente différentielle de Ricardo reposait sur une loi des rendements décroissants. À mesure que la population croît, des terres moins fertiles sont cultivées, conduisant à l’élévation des prix et des rentes sur les terres les plus fertiles. Marx étant en désaccord avec cette théorie anhistorique qui n’attribuait aucun rôle au mode de production capitaliste et faisait de la fertilité une donnée et une limite naturelle.

L’enjeu, pour Marx, était de prouver la possibilité de surmonter les limites posées par Malthus et Ricardo. Le progrès agricole était perçu comme une condition du succès de la révolution. Ainsi, dans les années 1850, Marx s’intéressa aux travaux qui affirmaient que la fertilité des sols pouvait être améliorée par des interventions scientifiques et technologiques. Il ne tenait pas alors compte des préoccupations relatives à l’épuisement des sols aux Etats-Unis qu’il attribuait à une gestion précapitaliste et primitive de l’agriculture.

Dans l’évolution successive de Marx, le « père de la chimie agricole », Justus von Liebig a eu un rôle central. Au cours des mêmes années, Liebig considérait aussi que la fertilité des sols et les rendements pouvaient être améliorés. Liebig s’inquiétait de l’épuisement des minéraux inorganiques dans le sol mais suggérait que le stock pouvait se reconstituer, par la mise en jachère, la rotation des cultures, ainsi que par l’apport direct de minéraux par le biais du fumier. Il anticipait même l’utilisation d’engrais synthétiques industriels pour améliorer les rendements agricoles.

Les années 1860 sont le théâtre d’une évolution majeure de Liebig et de Marx. Face aux critiques, Liebig se met à nuancer le rôle des minéraux dans la fertilité des sols et reconnaît les risques d’épuisement des nutriments présents dans le sol. Marx suivait alors les nouvelles parutions de Liebig en vue de préparer la rédaction du Capital. Il se mit à reconnaitre l’existence d’une limite naturelle et à s’éloigner de la vision par trop optimiste d’Engels.

Saito aura d’abord démontré que Marx ne fut pas un utopiste technocratique, mais plutôt un auteur dans un « bouillonnement intellectuel permanent »

L’évolution de Marx fut intégrée à sa compréhension du capitalisme. Contre ceux qui affirmaient que l’épuisement des sols était causé par l’ignorance des agriculteurs ou allait être corrigé naturellement par le marché, Marx affirma que le problème était inhérent au capitalisme. En effet, la réalisation d’un profit rapide et reproductible est en contradiction avec l’exigence du temps long qui permet au sol de reconstituer son stock de nutriments. Les rendements agricoles peuvent certes être améliorés par l’introduction de machines, d’engrais et de méthodes scientifiques, mais le problème de l’épuisement des sols n’est que repoussé.

L’évolution de Marx est parachevée par le concept de « rupture métabolique ». L’épuisement des ressources naturelles occasionne une dégradation durable des milieux de vie. L’impérialisme anglais et américain conduit à l’épuisement des ressources naturelles et perturbe les formes traditionnelles d’agriculture durable dans les pays périphériques et colonisés. L’exploitation appauvrit l’ensemble des travailleurs des pays du centre et de la périphérie. Les pratiques agricoles industrielles détériorent le bien-être des animaux. Dans ce contexte, les agricultures précapitalistes sont réévaluées car elles assurent un mode de production durable et qui satisfaisaient les besoins essentiels.

Marx plaide alors pour une transformation radicale des relations entre l’homme et la nature. Cette transformation doit permettre une agriculture rationnelle, en harmonie avec les limites naturelles. La régulation du métabolisme naturel et social devra être consciente et fondée sur les sciences naturelles. L’émancipation ne saurait abolir une nécessité évidente, celle des interactions constantes des hommes et de la nature qui leur permet d’assurer leurs besoins fondamentaux.

L’examen de Saito sur l’écologie de Marx se conclut par l’analyse des notes et extraits copiés par Marx dans ses carnets, après la publication du Capital en 1968. Les carnets témoignent d’une nouvelle évolution de Marx autour de son interprétation des limites naturelles et de son appréciation des écrits de Liebig, qui établit un scepticisme croissant à leur égard : Marx craignait que cette théorie nourrisse une analyse naturaliste, anhistorique et pessimiste d’inspiration malthusienne. L’idée de limite naturelle conduit à concevoir un effondrement prochain et n’offre pas de solution concrète.

Le scepticisme grandissant de Marx le conduisit à lire un auteur critique de Liebig, Carl Fraas, dont la théorie mettait plus en avant le rôle des facteurs climatiques dans la fertilité des sols. Pour Fraas, le problème de l’agriculture est d’abord la surproduction due à la concurrence internationale. Alors que les nutriments peuvent être reconstitués naturellement par les alluvions et l’irrigation, Fraas craint que la surproduction n’entraine un changement climatique dévastateur. La déforestation engendrée par la surproduction modifierait le niveau d’humidité, de pluie et de température, ce qui perturberait les processus d’alluvions et d’irrigation puis, en conséquence, la fertilité des sols et la végétation. Il plaide alors pour une agriculture raisonnée et basée sur des processus naturels et non le recours à des engrais chimique.

Marx intégra alors les idées de Fraas à sa théorie. Elles lui permirent d’élargir sa compréhension de la perturbation capitaliste du métabolisme et d’éloigner le spectre malthusien de la pénurie de ressources. En effet, le problème n’apparaît plus tant dans la « limite naturelle » comme donnée, mais plutôt dans le caractère perturbateur des activités capitalistes sur le métabolisme qui assure la reproduction de la société, notamment la stabilité du climat. L’objectif demeure d’établir une régulation consciente et collective des activités humaines mais doit s’élargir, au-delà de la question de l’épuisement des sols, à la question écologique dans son ensemble.

Penser conjointement écologie et critique du capitalisme

La destruction de l’environnement et l’expérience de l’aliénation créée par le capital commandent la nécessité de transformer radicalement le mode de production pour bâtir un développement soutenable de l’homme. L’écologie de Marx et sa théorie du métabolisme illustrent l’importance stratégique de lutter contre le pouvoir réifié du capital et de transformer la relation entre les humains et la nature pour assurer un métabolisme socio-écologique soutenable et émancipateur.

Que retenir de l’étude de Saito ? Il aura d’abord démontré que Marx ne fut pas un utopiste technocratique, mais plutôt un auteur dans un « bouillonnement intellectuel permanent » selon l’expression de Romaric Godin, qui affina tout au long de son existence sa compréhension de l’économie politique et du capitalisme. Il est possible, grâce à Saito, d’écarter de nombreux arguments qui invitaient à oublier Marx, rendu anachronique par une série de manques qui n’étaient pas les siens. Il ne s’agit en aucun cas d’en revenir à une certaine idolâtrie de Marx, qui tendait à interdire de nouvelles interprétations – bien plutôt de continuer à recueillir minutieusement et inlassablement les enseignements accumulés à la lueur de nouvelles théories critiques.

Plus précisément, l’ouvrage de Saito alerte sur les écueils auxquels se heurtent parfois les critique du capitalisme. Ainsi, la technologie ne saurait être une solution tant que les rapports sociaux existants, ceux du capitalisme, détériorent gravement le métabolisme de la nature. À l’inverse, la notion de « limites » doit être maniée avec précaution pour éviter de diffuser des raisonnements malthusiens inadéquats. Les limites sont à la fois sociales et écologiques, elles ne constituent des barrières que dans un état donné du métabolisme social et naturel. Des limites écologiques ont déjà été franchis car la société n’est pas encore parvenue à s’organiser différemment, à imposer une régulation consciente et rationnelle du métabolisme. À cet égard, le parti-pris sans nuances de Kohei Saito en faveur du concept concept stimulant et critiquable de « décroissance », dans un ouvrage ultérieur, n’est pas nécessairement éclairant.

À la lecture de l’ouvrage de Saito, une question demeure cependant ouverte. À l’instar de l’institutionnalisme monétaire français (André Orléan, L’empire de la valeur), Saito constate l’origine sociale de la valeur (instituée par la monnaie) dans la séparation marchande qui isole les producteurs. On a relevé que la particularité du capitalisme a été d’avoir radicalisé la logique de la valeur marchande. Comme l’indique Orléan (2023), « en faisant de la force de travail une marchandise, [les économies capitalistes] ont poussé la logique de la valeur jusqu’à sa plus extrême extension, de sorte que, dans le mode de production capitaliste, l’entièreté des fonctions économiques, production, circulation, distribution et consommation, se trouvent régies par la valeur. C’est tout l’édifice du capital qui repose sur elle, de sorte que la valeur constitue la substance même du capital, ce que le capital produit, échange, distribue ou transforme ».

La radicalité des transformations à imposer au système capitaliste, et les modalités pour y parvenir, demeurent des questions ouvertes auxquelles l’œuvre de Kohei Saito invite à réfléchir. Gageons que sa popularité contribuera à y apporter des pistes.

Bruno Latour, symptôme d’une écologie déboussolée

Bruno Latour -- Le Vent Se Lève
© Joseph Edouard pour LVSL

Nous vivons sous un « Nouveau Régime Climatique », qui impose de repenser notre rapport à la politique et à la nature. Celle-ci n’est plus une ressource passive, c’est un système qui réagit à nos actions. Les agents non-humains cessent d’être des choses inertes : ils contestent à l’homme son statut prédominant. Cette rupture avec les fondements de la « modernité » (caractérisée par un « Grand Partage » entre nature et culture) implique d’abandonner les « classes sociales » traditionnelles, fondées sur le concept étroitement matérialiste de la « production ». Il faut leur préférer la notion de « classe écologique », qui englobe l’ensemble des agents souhaitant œuvrer à l’habitabilité de la Terre. Ces leitmotivs, développés par Bruno Latour, ont été relayés dans la sphère médiatique avec une complaisance surprenante. Derrière cette ontologie politique, on trouve autre chose qu’une énième attaque contre la sociologie au nom de l’environnement – ou une nouvelle manière d’édulcorer la critique écologique du capitalisme.

Partons d’un constat sommaire mais révélateur. Latour, absent du numéro sur les « penseurs de l’écologie » de la revue Sciences humaines en 2010, est devenu omniprésent dans la pensée écologiste contemporaine. On compte une multiplicité de publications et de collections (parfois elles-mêmes critiques envers Latour) qui s’inspirent de ses thématiques.

Repenser notre « condition terrestre » et rejeter les classes sociales ?

« Habiter la terre en commun », définir une « nouvelle condition terrestre » dans un monde où « nous ne sommes pas seuls », « penser avec la terre » en se réappropriant « la part sauvage du monde » : de quoi ce foisonnement d’expressions est-il le nom ? On pourrait ajouter à ces expressions une liste (non exhaustive) d’ouvrages : « penser comme un iceberg », « être un chêne », « être forêts », et même « s’enforester » au point de « suivre la piste animale »… autant de tentatives pour tenter de « vivre dans un monde abîmé », tout en cueillant « les champignons de la fin du monde ».

Cette nouvelle manière d’être est censée tracer les contours d’un nouvel horizon d’émancipation. Un exemple parmi d’autres : « Nous avons la sensation d’être pris en étau. Entre d’un côté un héritage […] révolutionnaire mais très anthropocentrique, qui éprouve la plus grande difficulté à déplacer ses cadres de pensée, du fait d’un attachement à une tradition de lutte humaniste ou classiste. Et de l’autre, une sensibilité au vivant, où l’humain n’est plus au centre ».

La sortie de cet étau préfigurerait l’émergence « d’un nouveau camp politique à part entière », celui des « Terrestres », qui refuserait de rabattre le politique sur le social et tiendrait compte de « l’agentivité » de toutes les formes de vie1. Cette littérature en plein essor se caractérise par un rejet des sciences sociales qui la conduit à disqualifier comme « marxiste » toute théorie privilégiant la puissance d’agir du « peuple » à celle des « choses ». Voyons alors les transformations que ce « récit de l’Anthropocène » entend apporter.

Bruno Latour se fonde sur le postulat suivant : la sociologie, telle qu’elle s’est développée chez les Modernes, serait incapable de comprendre les basculements du monde et ses multiplicités. Penchons-nous sur la « classe écologique » théorisée par Latour et Schultz dans leur Mémo sur la classe écologique, qui a suscité de nombreux débats. S’il peut paraître futile de s’intéresser à une notion dont ses concepteurs avouent qu’elle est « fictionnelle et spéculative » – au point de se demander : « est-ce qu’elle existe, cette classe écologique ? » –, elle fait apparaître les principales impasses du raisonnement de Latour et ses procédés argumentatifs 2.

Le productivisme a des caractéristiques bien précises qui ne tiennent pas à la « modernité ». Elles tiennent à l’accumulation illimitée du capital.

Latour et Schultz s’interrogent : pourquoi la thématique écologique ne donne-t-elle pas lieu à un large mouvement social ? Leur réponse consiste à mettre en cause le cadre de pensée des Modernes, prisonniers d’un décentrage issu de Galilée, qui aurait versé dans un universalisme abstrait et une conception géométrique de la nature empêchant de prendre en compte la spécificité de la « condition terrestre ». Ils prennent conjointement pour cible la sociologie, dernier avatar de cette modernité, qui entérinerait l’idée d’un monde culturel distinct de la nature et qui se rendrait coupable de raisonner à partir de concepts obsolètes comme les « classes sociales ». Ils rejettent celles-ci, « profondément liées à la notion et à l’idéal de la production3 ». Au matérialisme de la lutte des classes, ils substituent une « nouvelle matérialité » propre au « Nouveau Régime Climatique », qui se définirait non par la production et la reproduction des conditions matérielles d’existence, mais par « les conditions d’habitabilité de la planète Terre4 ».

Citons-les in extenso : « Ce n’est plus la même matérialité ! […] La survie et la reproduction humaine étaient pour Marx le principe premier de toutes les sociétés et de leur histoire. […] Or nous nous trouvons aujourd’hui dans une tout autre configuration historique. […] La production ne définit plus notre seul horizon. Et surtout ce n’est plus la même matière à laquelle nous nous trouvons confrontés5 ». Face aux classes sociales définies par les rapports de production, la classe écologique, « classe pivot », serait à même de « réorganiser la politique autour d’elle » et de redéfinir « l’horizon politique6 ». Elle se caractériserait par le fait qu’elle conteste la « notion de production » pour créer les conditions de l’émancipation autour de « l’habitabilité » de la Terre.

Le problème ici n’est pas seulement que Latour et Schultz ignorent la vaste littérature sociologique qui documente les mobilisations écologistes existantes, mais surtout que cette ignorance leur permet d’affirmer, sans autres preuves, que l’enjeu écologique n’est aucunement lié aux classes sociales traditionnelles. La « classe écologique » découle de ce postulat anti sciences sociales (et anti marxiste, le marxisme étant la cible la plus explicite des auteurs)7. Mais peut-on réellement penser l’écologie en-dehors des rapports de domination du capitalisme ? Si l’écologie ne mobilise pas davantage, n’est-ce pas parce qu’elle est dominée par les classes dominantes et qu’elle en promeut une vision « bourgeoise8 » ou un « environnementalisme des riches9 »?

« La situation écologique est extraordinairement dure pour tout le monde »

Latour et Schultz doivent affronter une objection de taille : les préoccupations écologiques, sur le climat, l’énergie ou la biodiversité, sont omniprésentes, au point que « les conflits prolifèrent » à propos de la nature. Et de citer les protestations des jeunes ou des Gilets Jaunes en France, des agriculteurs en Inde, des communautés autochtones contre la fracturation hydraulique en Amérique du nord, etc. Leur argument pour expliquer l’absence de mobilisation écologique est le suivant : la multitude des conflits ne prend pas la forme d’une « mobilisation générale10 » car cette diversité « empêche de donner à ces luttes une définition cohérente » et de ramener les conflits « en une unité d’action compréhensible pour tous11 ».

Sur ce point, l’argumentation reste impressionniste : des personnes appartenant à une même classe comprendraient différemment l’écologie, tandis que des activistes que tout sépare se reconnaîtraient dans les mêmes luttes12. On cherchera en vain une référence aux travaux sur les inégalités sociales face à l’environnement, aux différenciations sociales en matière d’appropriation de l’écologie13 ; on cherchera tout autant une analyse un peu précise de la construction de la « question climatique » ou des déterminants sociaux des mobilisations sociales en faveur de la « cause écologique14 ». De nombreuses enquêtes abordent pourtant ces thématiques, avec des résultats qui ne sont pas négligeables15.

Jean-Baptiste Comby et Sophie Dubuisson-Quellier ont ainsi montré dans quelle mesure les mobilisations écologiques, auparavant accusées de dépolitisation pour se centrer plus sur la défense de la nature que des groupes sociaux, se rapprochent désormais de la conflictualité des luttes sociales16. La « démultiplication des collectifs et engagements écologistes » depuis les années 2010 déplace en réalité les clivages, entre écologies compatibles avec le capitalisme (souvent qualifiées de « bourgeoises »), et écologies critiques porteuses de rupture avec le capitalisme (et elles qualifiées de « populaires »).

L’ignorance des problématiques soulevées par les travaux existants conduit à une forme de prétention intellectuelle qui consiste soit à ignorer soit à réinventer, à partir de rien, des thèmes qui ont pourtant déjà fait l’objet d’une importante attention sociale et sociologique. De nombreuses enquêtes sur les conflits environnementaux, qui représentent un domaine d’étude à part entière, ont par exemple documenté « l’exposition disproportionnée des populations défavorisées17 » aux risques occasionnés par les activité industrielles, forestières, minières, etc., et les rapports coloniaux ou néocoloniaux de domination dont elles relèvent.

Tout en inscrivant les principes de justice sociale dans les luttes écologiques, ces travaux montrent la politisation ambivalente sur laquelle la problématique environnementale débouche : dans le cas des activités extractives des pays du sud, il n’y a ainsi ni soutien inconditionnel des populations aux projets miniers, ni adhésion spontanée à la cause écologique. Les leviers des mobilisations résident dans des thématiques de danger au travail ou de rémunérations18 ; de même, les inégalités urbaines d’accès à l’eau suscitent des mobilisations qui relèvent plus d’une « politisation par nécessité » liées à des enjeux de reconnaissance des quartiers périphériques que de la défense d’une ressource considérée comme un bien commun19.

Ainsi, les injustices environnementales n’apparaissent pas seulement dans la différenciation sociale des contributions à la dégradation du monde, mais aussi dans les inégales capacités à se mobiliser pour faire face à cette dégradation. La sociologie des mobilisations écologiques révèle ainsi l’ancrage des dispositions à agir dans une pluralité de rapports au monde et de significations, inégalement distribués socialement. Ce n’est qu’au prix de la réduction de cette complexité sociale à une unique condition terrestre qu’il est possible de parler de « classe écologique ». Ou plus précisément, c’est le refus – ou le déni20 – de toute sociologie des enjeux écologiques qui permet d’en formuler l’idée.

Le mérite d’une perspective sociologique – que rejettent précisément Latour et Schultz – réside dans le fait qu’elle permet de comprendre qu’un problème public ne devient politique que s’il affecte les puissants. Or Latour se caractérise par son insensibilité à cette dimension de classe, qui est invisibilisée par sa mise en accusation générale et englobante de la modernité21. Son analyse de la catastrophe en cours le conduit à affirmer que « la situation écologique et sociale dans laquelle nous sommes est extraordinairement dure pour tout le monde 22». Il ne lui vient pas à l’idée que la situation n’est pas également « dure pour tout le monde ». On ne trouvera, sous la plume de Latour, pas une seule occurrence du terme « injustices environnementales », pas davantage que le mot « capitalisme » à propos de qu’il qualifie pourtant d’« énorme machine du développement et du progrès23 ».

Les philosophes Paul Guillibert et Frédéric Monferrand font une analyse incisive et précise de la critique latourienne de Marx, et de ses contresens. Ils prennent au sérieux la question selon laquelle le maintien de l’habitabilité de la Terre nécessite de rompre avec le développement productiviste, mais ils questionnent le diagnostic de Latour : « les écologistes sont-ils voués à devenir la nouvelle classe dominante ou bien doivent-ils lutter avec les autres dominés pour abolir les classes ?24 »

Comme caractéristique du capitalisme, le productivisme, orienté non seulement vers la satisfaction des besoins mais vers « la valorisation de la valeur investie en salaires et en moyens de production », a des caractéristiques bien précises qui ne tiennent pas à la « modernité ». Elles tiennent à l’accumulation illimitée du capital. Ainsi « une formation sociale peut être “capitaliste” sans être totalement “moderne” au sens ici esquissé : c’est le cas de l’Inde ou du Japon », notent les deux philosophes, qui rappellent combien l’analyse marxiste de la reproduction élargie montrait les logiques impérialistes d’épuisement de la terre et des travailleurs.

Au-delà de la simplification qui consiste à ramener « la pensée occidentale » au « naturalisme », la réduction de l’idée de « nature » à celle de Galilée ignore à peu près deux siècles de recherche en sciences du vivant. Ils poursuivent : « Si l’on ajoute alors que cette ruine perpétuelle s’accompagne notamment d’une émission exponentielle de CO2 dans l’atmosphère, on conclura qu’à la différence de ce que suggère Philippe Pignarre25, il n’est pas trivial d’affirmer que le capital détruit les natures humaines et non-humaines par l’extractivisme ou l’agriculture intensive, la pollution atmosphérique ou l’accumulation de déchets. C’est même ce qu’exige un minimum de réalisme intellectuel et politique, tant les conditions d’habitabilité de la planète sont directement menacées par la continuité de la production, c’est-à-dire de l’injustice et de l’exploitation. Il n’y a donc pas d’alternative entre préserver les premières et interrompre la seconde : les deux luttes doivent être menées de front. “L’écosocialisme” dont Latour et Schultz ne disent pas un mot n’a jamais rien dit d’autre26 ».

Ces dynamiques d’accumulation et ces luttes sont absentes du Mémo sur la classe écologique, et plus généralement de l’œuvre de Latour, qui ignore ainsi les revendications de ceux que les problèmes écologiques affectent en premier lieu, qui souhaiteraient avant tout que l’on combatte les injustices environnementales. Il accorde peu d’importance au rapport à l’écologie que l’on observe chez les plus fortunés, en dépit de quelques pages quelque peu caricaturales sur le « séparatisme social » des élites dans Où atterrir27 ? Peut-on réellement penser que l’on renforcera les mobilisations en faveur de l’environnement en posant un voile sur cette conflictualité fondamentale ?

De « l’ontologie des non-humains » à « l’hypothèse Gaïa »

Ce rejet des classes sociales se fonde sur une critique du « Grand Partage » entre nature et culture, et justifie pour Latour la réhabilitation des « non-humains » comme acteurs à part entière. Ce « Grand Partage » découlerait d’une vision mécaniste de la nature développée à partir du XVe siècle, solidaire de l’émergence du productivisme. Citons Latour : « Un Moderne en développement se sentait à l’aise dans la nature. Son modèle cosmologique, si l’on voulait prendre un exemple canonique, ce serait le plan incliné de Galilée. »28

Ainsi, le diagnostic délaisse l’analyse politique, pour entrer de plein pied sur des considérations à la fois épistémologiques et ontologiques. Selon Latour, les gauches avaient une vision trop abstraite du monde matériel pour pouvoir résister aux logiques capitalistes : elles n’ont pas vu la « métamorphose de la définition même de la matière, du monde, de la terre sur laquelle tout reposait », au cours de leurs luttes où étaient opposés conflits sociaux et conflits écologiques.

Pour expliquer pourquoi le lien ne se fait pas entre « les vieux briscards de la lutte des classes » et « les nouvelles recrues des conflits géo-sociaux », Latour invoque le « rôle que les uns et les autres ont prêté à la “nature” ». « Voilà l’un des cas où, littéralement, les idées mènent le monde », ajoute-t-il : « une certaine conception de la “nature” a permis aux Modernes d’occuper la Terre d’une façon telle qu’elle a interdit à d’autres d’occuper autrement leur propre territoire »29. Ainsi, il faudrait prendre le tournant inauguré par les zadistes et leur « slogan génial » : Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend. À l’encontre des gauches traditionnelles qui auraient adopté une vision trop abstraite de la nature (comme ressource) et trop mécaniste du « progrès », ceux-ci remettraient en cause le « Grand Partage » entre nature et culture.

Latour fonde cette ontologie sur une épistémologie spécifique. Faisant appel à la sociologie des sciences, il affirme que la vision d’une nature extérieure et objective « n’est pas une donnée de l’expérience mais le résultat d’une histoire politico-scientifique très particulière qu’il convient d’examiner brièvement pour redonner à la politique ses marges de manœuvre »30. Or l’épistémologie ordinaire emprisonnerait la science dans « une conception de la “nature” impossible à politiser puisqu’elle a été justement inventée pour limiter l’action humaine grâce à l’appel aux lois de la nature objective qu’on ne saurait discuter ». Il évoque ici sa critique du « Grand Partage », entre nature et culture, nécessité et liberté, dont il reprend les principes à l’anthropologie de Philippe Descola.

Citons celui-ci : « Le naturalisme a été la condition de possibilité du capitalisme, son soubassement »31. Son ouvrage Par-delà nature et culture (2005) vise à faire état de la variété des ontologies prémodernes, études ethnographiques à l’appui : animiste (communautés amazoniennes), totémisme (tribus australiennes), analogisme(sociétés sibériennes). Cette multiplicité est brutalement restreinte lorsqu’il aborde la « pensée occidentale », réduite, dans son ensemble, au seul naturalisme.

Une telle simplification donne lieu à une sorte de lieu commun sur un supposé « Grand Partage nature/culture » dont on trouve désormais de nombreuses formulations routinisées : « L’idée de nature telle qu’elle nous est léguée par le langage et l’histoire, s’attache plutôt à un ordre régulier et fixe, à la répétition invariable des mêmes causes et des mêmes effets. La Terre tourne autour du soleil, les pommiers font des pommes, les renards chassent les poules, le Gulf Stream apporte de l’eau chaude dans l’Atlantique nord-est. Or, dans les interstices de ces grandes régularités apparaissent des grandes nouveautés : des cours d’eau disparaissent, des plantes génétiquement modifiées se défendent contre leurs prédateurs, des ours polaires vont chercher refuge hors de leur banquise, l’activité cyclonique est exacerbée. Il ne faut pas en déduire que la nature n’est plus ce qu’elle était, mais que sous notre influence grandissante, les arrangements infiniment complexes entre le vivant et son milieu ont dévié d’une trajectoire que l’on croyait inaltérable32. »

Au-delà de la simplification qui consiste à ramener « la pensée occidentale » (depuis le XVe siècle !) ou la « modernité » au « naturalisme », la réduction de l’idée de « nature » à un corps mobile sur plan incliné étudié par Galilée ignore à peu près deux siècles de recherche en sciences du vivant, des écosystèmes, de la biosphère, etc. D’où la « redécouverte » par Latour de « l’hypothèse Gaïa » présentée comme une révolution, à partir des travaux du physicien James Lovelock, pourtant fortement critiquée parmi les biologistes33.

D’inspiration cybernétique, cette « hypothèse » vise à penser la Terre comme un système complexe géant et auto-régulé, une entité non mécanique, habitée d’une multitude d’êtres qui tendent vers une harmonie essentielle. Elle fait intervenir les « vivants » et leur agency, en rompant avec une vision anthropocentrique qui pose une coupure entre nature et culture : « avec des objets galiléens comme modèle, on peut bien prendre la nature comme “ressource à exploiter”, mais avec des agents lovelockiens, c’est n’est pas la peine de se bercer d’illusions : ils agissent, ils vont réagir34 ».

Un tel refus de la sociologie n’est ni si étonnant, ni très nouveau. Comme le remarque J-L Fabiani, « dès l’origine, l’environnement comme question épistémologico-politique a porté le fer au cœur de la forteresse sociologique ».

Cette révélation de « Gaia » permet à Latour de poser une égalité ontologique entre les vivants, faisant ainsi sortir la question écologique de la question sociale et déniant la prévalencedes rapports sociaux – notamment économiques – et leur action sur la nature. Contre une vision mécaniste de l’univers, « Gaïa » permet de saisir, pour Latour, « la chaude activité d’une terre enfin saisie de près35 » – sans préciser en quoi cette appréhension se différencie d’une vision vitaliste qu’il critique par ailleurs…

Repeindre de vert une critique ancienne de la sociologie

Même si elle ne concerne pas de prime abord l’écologie, la critique de la sociologie faite par Latour fait apparaître une cohérence en matière de questions ontologiques et épistémologiques. Dans son entreprise de réhabilitation de la pensée de Gabriel Tarde contre la sociologie d’Émile Durkheim36, il remet en cause la distinction entre les deux niveaux « micro » et « macro » que les sociologues utiliseraient, au profit d’une étude des « associations »37. Il vise en particulier, l’approche allant du micro au macro, qui serait « la plus fréquemment utilisée de nos jours », et qui partirait d’entités atomiques pour en étudier les règles d’interaction dont la stabilisation constituerait une structure – ce qui correspond très grossièrement à une approche « individualiste méthodologique ». Il n’envisage pas le cheminement inverse (qualifié parfois de « holiste » ou « structuraliste »), dont il ignore de toute évidence l’épistémologie, et qui pose la primauté analytique d’un système social dont les relations entre les éléments définissent la valeur prise par chaque élément.

Selon Latour, la théorie alternative de Tarde n’aurait pu être développée faute « d’outils empiriques adéquats », et les « traces numériques » laissées par les « acteurs » dans les bases de données pourraient désormais résoudre le problème : les nouvelles techniques numériques et l’analyse des réseaux permettraient une approche « par un niveau » de l’ordre social. Un « acteur » serait défini par son « réseau » et l’étude de son « profil » permettrait de naviguer parmi les données sans faire appel à une réalité ontologique supérieure. L’activité de collecte des données ferait apparaître un phénomène collectif, celui des « monades » qui se chevauchent et partagent des attributs. Il n’y aurait donc pas de différence ontologique entre individus, groupes et institutions.

Les institutions ne seraient que des trajectoires de monades circulant dans les bases de données : « les “totalités” ne sont rien de plus que d’autres moyens de traiter les profils entrecroisés. C’est ce type de navigation auquel Tarde a donné le nom ambigu d’imitation38 ». Il n’est pas difficile de voir pourquoi Latour peine à comprendre les fondements sociaux des mobilisations (et en particulier des mobilisations écologiques), s’il ne dispose pour cela que de la très sommaire idée « d’imitation ». Il y a pourtant de nombreux débats (et théories) sur l’action collective et les mouvements sociaux (au-delà des mobilisations écologiques déjà évoquées), que Latour se garde bien de mentionner.

Plus que le caractère ici également très impressionniste de cette vision « monadique » des « associations », le problème concerne l’épistémologie mobilisée : l’assimilation de la société à un réseau numérique permettant la saisie immédiate des « données » renvoie à une mécompréhension de ce que signifie construire un « fait social » – et ce que signifie le saisir à travers un ensemble d’indicateurs ou de variables. Il ne s’agit pas seulement ici du refus de la « construction d’objet » et de la « coupure épistémologique », mais d’une analyse des sciences qui est bien une « associologie », pour reprendre l’expression de Frédéric Vandenberghe, et qui s’avère tout à fait compatible avec le développement du « techno-capitalisme39 ».

Sur ce point on peut noter, à la suite de Jean-Marie Harribey, que le rejet de la notion de la vision dialectique des classes sociales au profit d’une définition d’une classe écologique définie par sa finalité (l’habitabilité), se situe non seulement dans un « hors-sol social » mais profile aussi « un monde apaisé où le souci du climat, de l’énergie et de la biodiversité, mettra les humains sur un même bateau, sans aucun conflit entre eux ». « On le sait », ajoute-t-il, « le “même bateau” est la métaphore des intérêts communs si souvent répandue par l’idéologie dominante40 ».

Un tel refus de la sociologie n’est au final ni si étonnant, ni très nouveau. Comme le remarque Jean-Louis Fabiani, « dès l’origine, l’environnement comme question épistémologico-politique a porté le fer au cœur de la forteresse sociologique, en mettant en question le présupposé de l’autonomie du social41 ». Cette « méfiance à l’égard de l’instance sociale » a déjà donné lieu à des tentatives pour rendre obsolète la représentation de la société en classes au profit des mouvements sociaux écologistes, mais l’originalité du Mémo de Latour et Schultz est de l’inclure dans la quête d’un nouveau paradigme et d’une nouvelle articulation entre nature et société.

La logique du double-sens et du sous-entendu permet à des mots du langage ordinaire de fonctionner dans deux registres savamment unis et séparés : « mettre en forme philosophique, c’est aussi mettre des formes politiquement ».

On pourrait disqualifier l’entreprise latourienne d’un revers de main, en soulignant combien est grossière, et approximative, sa réduction de la « modernité occidentale » à un pur naturalisme42 ; on pourrait aussi, avec davantage d’indulgence, relever les quelques « fulgurances », que l’auteur lance souvent par pure provocation, ce qui est souvent invoqué pour expliquer le « charme » du personnage. On défendra ici une autre ligne interprétative : la connexion établie par Latour entre sa sociologie et une nouvelle ontologie exprime bien plutôt un état du champ intellectuel, dans lequel il trouve un contexte favorable à son déploiement comme entreprise éditoriale, politique et académique.

L’ontologie politique de Bruno Latour : éléments pour un programme de recherche sur le champ intellectuel français

Si le « saut ontologique » défendu par Latour connaît un tel succès, c’est sans doute parce qu’il se trouve à la confluence de trois courants théoriques, dont il faudra explorer l’articulation, et les modalités d’importation, dans le champ intellectuel français : le tournant ontologique en anthropologie, avec, en France, Philippe Descola comme tête de proue ; la critique de la rationalité occidentale d’un point de vue « décolonial » développée par plusieurs ontologies politiques issues d’Amérique Latine, à travers Viveiroz de Castro (souvent cité par Descola), mais aussi Mario Blazer, Marisol de la Cadena, Arturo Escobar, etc. ; le réalisme spéculatif et les « nouveaux matérialismes » (expression employée par Latour), qui réhabilitent l’ontologie contre l’épistémologie et le néo-kantisme43.

Reste désormais à comprendre les ressorts de cette ontologie politique latourienne. Si l’ontologie est une partie de la philosophie (la métaphysique) dédiée à l’étude de l’être et de ses propriétés générales (existence, possibilité, durée, etc.) indépendamment de ses déterminations particulières, on peut reprendre l’expression oxymorique « d’ontologie politique », utilisée par Pierre Bourdieu dans un ouvrage dédié à l’analyse de Martin Heidegger44, pour désigner le travail d’euphémisation à l’œuvre dans le champ philosophique qui dévoile en les voilant des pulsions politiques.

La logique du double-sens et du sous-entendu permet à des mots du langage ordinaire de fonctionner dans deux registres savamment unis et séparés : « mettre en forme philosophique, c’est aussi mettre des formes politiquement ». La spécificité de Latour est d’être moins dans la dénégation de la politique (comme Heidegger) que dans la perspective de faire advenir une autre politique (le « Terrestre » dans un « Nouveau Régime Climatique ») face à l’épuisement supposé du projet de transformation sociale, autrefois porté par une gauche de lutte des classes. Dans un champ intellectuel français où s’entremêlent fortement les logiques académiques, politiques et éditoriales45, la promotion des idées latouriennes constitue une véritable entreprise collective, relativement bien organisée sur les plans institutionnel et scientifique.

Ce processus de retraduction dans le champ considéré donne lieu à un « travail d’euphémisation » très spécifique, dont la mise en forme philosophique46 permet de comprendre les fondements sociaux du « succès » intellectuel et éditorial de Latour, au moins dans le domaine de l’écologie depuis le milieu des années 2010. Car si les critiques de la sociologie latourienne des sciences ne manquent pas (du sociologue des sciences David Bloor, pourtant défenseur du programme fort, au philosophe Paul Boghossian en passant par Pierre Bourdieu et Yves Gingras47), il n’en va pas de même en matière d’écologie politique, et il s’agit de comprendre comment il peut désormais être présenté (après s’être lui-même présenté) à la fois comme le penseur de la catastrophe environnementale, et son prophète.

Dans un entretien pour la revue Tracés (2006), Latour déclare que « la controverse est le grand moyen pour entrer à l’intérieur de la science qui se fait (…) C’est important aussi dans des questions classiques, dont on nous rebat les oreilles, mais qui restent importantes, comme le réchauffement global. L’écologie est d’ailleurs arrivée pour moi comme un don du ciel : c’est la controverse non plus à l’intérieur du laboratoire, mais étendue à la planète ! ». Quelques années plus tard, dans un autre entretien, il surenchérit : « il y a un moment où j’ai voulu être le Marx de l’écologie ! Mais ça a été un échec parce que les Verts ne lisent pas contrairement aux anciens communistes. (…) Les écologistes ignorent même les fondateurs de leur propre domaine. Le pedigree est, il est vrai, assez compliqué : les grands auteurs de l’écologie politique vont de l’extrême droite à l’extrême gauche, donc ce n’est pas forcément facile. Mais je ne considère pas que ma démarche a échoué parce que c’est un projet qui continue et que nous poursuivons avec Richard Descoing en visant à construire enfin un grand Institut d’études politique de la Terre48 ». Richard Descoing, l’ancien directeur de Sciences po Paris, dont le soutien a été déterminant dans la diffusion mondaine des idées latouriennes49.

Ces quelques éléments permettent de comprendre d’où vient la force de conviction de Latour. Elle réside dans le fait d’opérer à plusieurs niveaux à la fois, et de naviguer de l’un à l’autre, en maniant en virtuose l’art de l’amphibologie : 1) une régression épistémologique (le « réel » contre les catégories néo-kantiennes et la construction d’objet), qui par ailleurs économise le détour par de véritables confrontations théoriques au profit d’une posture esthète et délibérément désinvolte ; 2) une réduction ontologique de l’écologie (la nature comme plan incliné), dépolitisée et débarrassée de ses ancrages sociaux ; 3) une vision politique apparemment ouverte mais en réalité très conservatrice, nourrie par une hostilité non dissimulée à l’égard de « la Science » des Modernes – dans un entretien avec François Ewald, Latour affirme ainsi qu’il pense « le monde, mais pas la nature… C’est sans doute ce en quoi je suis catholique50 ».

En jouant sur ces différents registres, au gré des objections qui lui sont opposés, Latour exprime à son insu, quelque chose d’essentiel dans les transformations en cours du champ intellectuel : un brouillage généralisé des prises de position théoriques et politiques, sous couleur de subversion. Il a beau jeu, dès lors, de se demander « où atterrir ? ». Car il s’agit surtout d’occuper un point de vue se prétendant au-delà de tous les points de vue – la radicalité toute rhétorique et polysémique des « Terrestres » n’autorise-t-elle pas de « s’égailler dans toutes les directions51 » ?

On ne peut dissocier les réflexions et la posture prophétique de Latour d’une entreprise de restauration politique qui fait feu de tout bois, de l’anthropologie des sociétés prémodernes à une ontologie qui réhabilite à la fois un vitalisme à la Henri Bergson et une monadologie à la Gabriel Tarde – ces étendards de tous les conservateurs depuis que la sociologie existe. Ce faisant, Latour peut ainsi se poser contre la science, contre les classes sociales et, finalement, contre toute tentative d’élaborer une science sociale digne de ce nom. Son succès, qui est au fond davantage éditorial, commercial et politique que proprement scientifique, tient alors au caractère peu subversif des perspectives d’émancipation qu’il dessine au sujet de l’écologie. Son œuvre constitue moins une boussole, comme certains l’ont cru, que le symptôme d’une écologie déboussolée.

Notes :

1 Léna Balaud, Antoine Chopot, Nous ne sommes plus seuls, Paris, Seuil, 2021, p. 17-19.

2 Bruno Latour et Nicolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique, Paris, Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2022, p.9 et 35. Bruno Latour, Habiter la terre. Entretiens avec Nicolas Truong, Paris, Éditions LLL/Arte Éditions, 2021.

3 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.18.

4 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.20-23.

5 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.21.

6 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.9 et 35.

7 Pour une critique de cette vision, voir Paul Guillibert et Frédéric Montferrand, « Camarade Latour » Terrestres, 16 juin 2022. Daniel Tanuro, L’impossible capitalisme vert, Paris, La découverte, 2012. Ou encore Jean-Marie Harribey, « De quoi la classe écologique de Bruno Latour est-elle le nom ? », Alternatives économiques, 20 janvier 2022.

8 Jean-Baptise Comby, La question climatique. Genèse et dépolitisation d’un problème public, Paris, Raisons d’agir, 2015 

9 Franck Poupeau, « Ce qu’un arbre peut véritablement cacher », Le Monde diplomatique, septembre 2020

10 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.11-12.

11 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.12.

12 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.15.

13 Voir par exemple Jean-Baptiste Comby et Hadrien Malier, « Les classes populaires et l’enjeu écologique », Sociétés contemporaines, 124, 2021, p.1-30 ; et aussi le volume coordonné par Philippe Coulangeon et al., La conversion écologique des Français. Contradictions et clivages, Paris, PUF, 2023.

14 Voir par exemple Sylvie Ollitrault, Militer pour la planète, sociologie des écologistes, Rennes, PUR, 2008 ; Jean-Baptise Comby, La question climatique. Genèse et dépolitisation d’un problème public, Paris, Raisons d’agir, 2015 ; Johanna Siméant-Germanos, « Penser les ingénieries de l’environnement en Afrique à l’aune des sciences sociales du développement », Zilsel, 6/2, 2019, p. 281-313 ; Jean Foyer y David Dumoulin Kervran, « ¿ Ambientalismo de las ONG versus ambientalismo de los pobres ? », in Paul Almeida, Allen Cordero Ulate (eds), Movimientos sociales in América Latina. Perspectivas, tendencias y casos, Buenos Aires, Clacso, 2017, p. 391-412.

15 On citera, entre autres travaux récents non pris en compte dans le Mémo : Joan Martinez Alier, L’Écologisme des pauvres. Une étude des conflits environnementaux dans le monde, Paris, Les Petits Matins, 2014 ; Dorceta Taylor, Toxic Communities. Environmental Racism, Indus- trial Pollution and Residential Mobility, New York, New York University Press, 2014; Luke Yates, « Rethinking Prefiguration: Alternatives, Micropolitics and Goals in Social Movements », Social Movement Studies, 1/1, 2015, p. 1-21; Édouard Morena, Le Coût de l’action climatique. Fondations philanthropiques et débat international sur le climat, Paris, Éditions du Croquant, 2017 ; Sylvaine Bulle, Irréductibles. Enquête sur des milieux de vie, de Bure à Notre-Dame-des-Landes, 2020, Grenoble, UGA Éditions ; Margot Verdier, Le Commun de l’autonomie. Une sociologie anarchiste de la ZAD de Notre-Dame-Des-Landes, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2021 ; Hadrien Malier, « No (Sociological) Excuses for not Going Green: How do Environmental Activists Make Sense of Social Inequalities and Relate to the Working-class? », European Journal of Social Theory, 24/3, 2021, p. 411-430 ; Flaminia Paddeu, Sous les pavés, la terre. Agricultures urbaines et résistances dans les métropoles, Paris, Seuil, 2021. Pour des recherches encore plus récentes que Latour et Schultz ne pouvaient pas connaître, voir la note suivante.

16 Voir Jean-Baptiste Comby et Sophie Dubuisson-Quellier, Mobilisations écologiques, Paris, PUF, 2023. Ce livre contient une bibliographie actualisée et commentée, ainsi que des textes faisant état de recherches récentes.

17 J.-B. Comby et S. Dubuisson-Quellier, Mobilisations écologiques, op.cit., p.12.

18 Voir entre autres travaux, Doris Buu-Sao, « Face au racisme environnemental : Extractivisme et mobilisations indigènes en Amazonie péruvienne », Politix, 131, 2020, p. 129-152.

19 Franck Poupeau, Altiplano. Fragments d’une révolution (Bolivie, 1999-2019), Paris, Raisons d’agir, 2021.

20 Sur ce déni, voir Paul Cary et al., Pour une sociologie enfin écologique, Paris, Érès, 2022.

21 Bien qu’il fasse succinctement état dans Où atterrir ? (2006) avec l’idée de classes « géo-sociales », dont la définition n’est jamais vraiment donnée.

22 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.34.

23 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.46.

24 Paul Guillibert et Frédéric Monferrand, « Camarade Latour ? », Terrestres, 18/07/2022 : https://www.terrestres.org/2022/07/18/camarade-latour/ Sauf précision, les citations suivantes sont tirées de ce texte en ligne.

25 Philippe Pignarre, « La Terre, notre camarade. Lettre ouverte à mes amis marxistes », Terrestres, 26 janvier 2022. Pour le détail des références, se reporter à l’article cité : https://www.terrestres.org/2022/07/18/camarade-latour/

26 Il faudrait mentionner deux autres critiques de la classe écologique, qui ne peuvent être développées ici faute de place : d’une part, la dépendance commune à des infrastructures ne crée pas d’intérêt commun; d’autre part définir une classe écologique en soi ne fait pas sens dans la mesure les classes sociales se définissent de manière relationnelle et oppositionnelle.

27 J-B Comby…, op.cit.

28 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.52.

29 Bruno Latour, Où atterrir ? Paris, La Découverte, 2017, p. 68.

30B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.85.

31 Philippe Descola, « Une petite partie de l’humanité, par sa gloutonnerie, remet en cause la possibilité d’habiter sur Terre », Basta, novembre 2022 (entretien avec Barnabé Binctin).

32 Pierre Charbonnier, Culture écologique, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2022, p.8.

33 Frederic Neyrat en a analysé les ambiguïtés dans La part inconstructible de la terre (Paris, Seuil, 2016).

34 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.99.

35 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.95.

36 Voir la participation de Bruno Latour à la table-ronde « Le débat Tarde Durkheim », CRASSH, Cambridge, 2007 : http://www.bruno-latour.fr/fr/node/435.html

37 Bruno Latour et al., « ’’Le tout est toujours plus petit que ses parties’’. Une expérimentation numérique des monades de Tarde », Réseaux, 177, 2013, p.197-232. Sur les associations, voir aussi B. Latour, Changer de société, refaire de la sociologie, Paris, La découverte, 2006.

38 B. Latour et al., « ’’Le tout est toujours plus petit que ses parties’’… », art. cité.

39 Frédéric Vandenberghe, Complexités du posthumanisme. Trois essais dialectiques sur la sociologie de Latour, Paris, L’Harmattan, 2006, p.16.

40 J-M Harribey…, op.cit.

41 Jean-Louis Fabiani, « Rural, environnement, sociologie », Ruralité, nature et environnement, p. 111-132, 2017.

42 Pour une vision un peu complexe de ces sujets, on peut se référer à la monumentale Histoire des sciences et des savoirs (Paris, Seuil, 2015, 3 tomes) co-dirigée par Dominique Pestre et al.

43 B. Latour, Où atterrir ?… op. cit., p. 79.

44 Pierre Bourdieu, L’Ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1988.

45 Boris Attencourt, « Badiou vs. Finkielkraut. Débat du siècle ou débat dans le siècle ? » Zilsel, 2017/1, p.117-152.

46 L’analyse de champ évite de comparer les auteurs terme à terme, comme le fait Søren Riis qui, dans « The Symmetry Between Bruno Latour and Martin Heidegger: The Technique of Turning a Police Officer into a Speed Bump » (Social Studies of Science, 28/2, 2008, p.285-301), affirme qu’ontologiquement parlant, Latour et Heidegger convergent dans l’analyse de l’articulation des êtres.

47 David Bloor, « Anti-Latour », Studies in History and Philosophy of Science, 30/1, 1999, p. 81–112 ; Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1997 ; Yves Gingras, « Un air de radicalisme », Actes de la recherche en sciences sociales, 108, 1995, p. 3-18 ; Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2001 ; Paul Boghossian, La Peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance, Marseille, Agone, 2009.

48 Bruno Latour et al, « Bruno Latour : une pensée politique exégétique », Raisons politiques, p. 115-148, 3, 2012, p.139.

49 Paul Pasquali, Héritocratie, Paris, La découverte, 2021. François Denord et Paul Lagneau-Ymonet, Concert des puissants, Paris, Raisons d’agir, 2016.

50 Bruno Latour, entretiens avec François Ewald, Un monde pluriel mais commun, Paris, Éditions de l’Aube, 2003, p.64.

51 Bruno Latour, Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, Les empêcheurs de penser en rond, 2021, p.153.

Les errements de « l’intersectionnalité »

Intersectionnalité - Le Vent Se Lève
© S van Schaick

« Bien souvent, ce qui s’affirme sous le mot “intersectionnalité” dit le contraire de ce que le terme signifie : non pas la multiplicité et l’imbrication mais la domination d’une variable et la hiérarchie des luttes. » C’est la thèse que défend Florian Gulli, auteur de L’antiracisme trahi (Presses universitaires de France, 2022). Selon lui, la proclamation de l’« intersectionnalité » a fréquemment pour effet de consacrer la prévalence des catégories du genre et de la « race » – et d’imposer celle-ci comme une évidence. Il analyse ce dernier phénomène dans cet article (issu de son ouvrage), et revient sur l’anti-racisme dominant tel qu’il s’est imposé aux États-Unis et a percolé en Europe. Il rappelle qu’il s’est construit par « le refoulement massif de la voix de nombreux intellectuels américains et afro-américains qui contestent la pertinence de la catégorie de “race” ».

« Race » et intersectionnalité

Ce qu’on appelle aujourd’hui « intersectionnalité » n’est-il pas un rempart contre cette tendance à privilégier de façon unilatérale une seule variable d’analyse ? L’intersectionnalité refuse en effet les « perspectives monistes », celles « postulant l’existence d’une domination fondamentale dont découleraient les autres dominations »1. Néanmoins, si le programme intersectionnel est clairement pluraliste, certaines analyses s’en réclamant posent problème en ce qu’elles sont elles-mêmes victimes de l’hégémonie de la catégorie de « race ».

Dans son livre Marxism and Intersectionnality, Ashel J. Bohrer défend le paradigme de l’intersectionnalité tout en dénonçant certaines de ses appropriations frauduleuses qui privilégient implicitement et de façon injustifiée certaines variables, en particulier la « race ». Ainsi par exemple, note-t-elle, « dans de nombreux usages et appropriations contemporains de l’intersectionnalité, celle-ci est utilisée pour désigner le racisme sexiste […] d’une manière qui occulte l’engagement de l’intersectionnalité envers une matrice de domination beaucoup plus large et nuancée »2. Les variables « sexe » et « race » sont privilégiées au détriment des nombreuses autres qu’une analyse intersectionnelle devrait pourtant prendre en charge : la classe et la nationalité par exemple.

Un exemple parmi d’autres : dans un entretien pour la revue Le Portique, Maboula Soumahoro, universitaire et militante, affirme que « les aspirations à l’intersectionnalité dans l’engagement féministe, LGBT ou antiraciste nous viennent aussi d’un débat de campus et d’intellectuel(le)s étasuniens autour d’une intrication des questions culturelles avec les problèmes de la race, du sexe (gender) et des minorités sexuelles »3. Les questions de classe ou de nationalité ne sont pas mentionnées. Elles ne le sont pas davantage dans cette autre interview : « L’intersectionnalité permet enfin de mettre en avant la complexité. Toutes les catégories raciales, de genre, d’orientation sexuelle, de validisme s’imbriquent entre elles4. »

En France notamment, et depuis des années, se développent des réflexions croisant « race » et genre, mais sans la classe ou la nation. Un « féminisme décolonial » apparaît par exemple sous la plume de Françoise Vergès ou de Houria Bentouhami. De même, le « féminisme intersectionnel » veut répondre aux instrumentalisations du féminisme par l’extrême droite. Mais nul n’a vu l’émergence d’un féminisme « lutte de classe », dont on a pu constater au contraire l’histoire oubliée5. Aucun « antiracisme de classe », aucun « classisme décolonial » ou « décolonialisme de classe » n’a, semble-t-il, vu le jour.

Il en est de même sur le terrain des pratiques militantes qui gravitent autour de la thématique intersectionnelle. Lorsqu’il est notamment question d’espaces non-mixtes (réunion, manifestation), c’est de non-mixité raciale dont il s’agit. Par exemple, lors de la marche des fiertés de 2021, il était question de cortèges « racisés » et jamais de cortèges de classe.

Rigoureusement parlant, on ne saurait écrire que la catégorie de « race » est « admise » dans les sciences sociales aux États-Unis. C’est ignorer tout une partie du champ académique […] Racecraft ou l’esprit de l’inégalité aux États-Unis (2012) propose une vive critique de l’usage de ce concept

Dans un article de 2011, la sociologue et féministe Danièle Kergoat constate cet effacement de la classe au profit de la « race » : « L’impasse sur les classes sociales continue dans la période actuelle alors même qu’en France (et ailleurs), les rapports de classe vont en s’exacerbant. Certes, les études féministes invoquent régulièrement le croisement nécessaire entre genre, « race » et classe. Mais le croisement privilégié est celui entre race et genre tandis que la classe sociale ne reste le plus souvent qu’une citation obligée. Et il est intéressant de noter que cette euphémisation se vérifie, dans les mêmes formes, aux États-Unis. En témoigne cette interview récente de Toni Morrison, peu suspecte d’indifférence aux problèmes de “race” et de genre, où elle explique que “derrière les tensions raciales aux États-Unis, se cache, en réalité, un conflit entre classes sociales. Et [que] c’est un tabou beaucoup plus grand que le racisme”6. »

Ainsi, si le modèle théorique de l’intersectionnalité peut être utile pour lutter contre la tendance d’une variable à devenir hégémonique, il est nécessaire cependant de bien garder à l’esprit que « ce qui fait qu’une analyse est intersectionnelle n’est pas son utilisation du terme “intersectionnalité” »7. Bien souvent, ce qui s’affirme sous le mot d’« intersectionnalité » dit paradoxalement le contraire de ce que le terme signifie : non pas la multiplicité et l’imbrication mais la domination d’une variable et la hiérarchie des luttes.

Ces quelques mots ne sont pas une remise en question de la notion d’intersectionnalité en tant que telle, mais une critique de perspectives focalisées sur l’idée de « race » avançant sous le masque de l’intersectionnalité, une critique de l’instrumentalisation de l’intersectionnalité par un projet politique de construction d’un sujet politique de type racial.

Prendre le mot « race » ?

Il faut passer maintenant de l’analyse de certains usages de la catégorie à la catégorie elle-même. Le débat consiste à savoir si la « race » est un terme dont les sciences sociales doivent s’emparer pour comprendre le réel ou si elles doivent au contraire s’en démarquer absolument. Comment les chercheurs voulant mobiliser la catégorie justifient-ils son emploi ? Le premier argument qu’ils mobilisent n’est pas véritablement un argument. Le refus d’utiliser le mot « race » serait le symptôme d’un retard français en matière de théorie. Retard par rapport à quoi ? Par rapport aux États-Unis. « Par contraste avec les États-Unis, écrit Pap Ndiaye, la notion de “race” est encore mal admise dans les sciences sociales françaises8. »

Sauf à considérer que les productions théoriques américaines, par le fait même qu’elles sont américaines, entretiennent un rapport particulier à la vérité, sauf à postuler que le progrès consiste nécessairement à s’aligner sur les productions américaines, pointer des différences d’approches théoriques entre deux pays ne prouve absolument rien. En outre, l’argument ne mentionne pas le fait que la « race » aux États-Unis n’est pas seulement un concept des sciences sociales ; elle est d’abord, et depuis 1790 – ce qui n’est pas rien – une catégorie administrative, un indicateur du Bureau du recensement.

À intervalle régulier, les citoyens du pays sont interpellés par l’État. Hier, ce dernier définissait la « race » à laquelle les individus appartenaient, aujourd’hui, l’injonction étatique s’est déplacée : les individus peuvent désormais déclarer la « race » de leur choix, même s’ils demeurent sommés de se définir en terme racial. On peut raisonnablement estimer qu’une telle institutionnalisation administrative de la « race » aux États-Unis – à côté des multiples formes institutionnalisées de ségrégation au cours du siècle – explique que les chercheurs américains (mais pas tous) aient ressenti le besoin de mobiliser une telle catégorie. On peut comprendre qu’elle fasse moins sens, ailleurs, pour cette raison.

Mais surtout, cet argument repose sur le refoulement massif de la voix de nombreux intellectuels américains et afro-américains qui contestent la pertinence de la catégorie de « race ». Rigoureusement parlant, on ne saurait écrire que cette catégorie est « admise » dans les sciences sociales aux États-Unis9. C’est ignorer tout une partie du champ académique et notamment par exemple le livre Racecraft ou l’esprit de l’inégalité aux États-Unis (2012) écrit par Barbara J. Fields et Karen E. Fields, livre qui propose une vive critique de l’usage du concept de « race ».

Barbara J. Fields est pourtant une historienne renommée : « Première femme afro-américaine nommée professeure à Columbia, elle a reçu de nombreux prix pour ses travaux sur l’histoire de l’esclavage et des Afro-Américains, notamment le prix John H. Dunning de l’American Historical Association (1986) et le Lincoln Prize attribué par le Lincoln and Soldiers Institute du Gettysburg College (1994), en passant par le prix des fondateurs de la Confederate Memorial Literary Society, et le prix Thomas Jefferson de la Society for the History of the Federal Government10 ». Pourquoi ses travaux sont-ils si peu discutés en France ?

En Angleterre, le sociologue Paul Gilroy11, figure centrale de la réflexion sur le racisme, renonce lui-aussi, à partir des années 2000, à l’emploi du terme « race », qu’il juge finalement irrécupérable. De même, Robert Miles et Annie Phizacklea, dont toute l’œuvre et toutes les enquêtes sont consacrées aux travailleurs immigrés et au racisme ; ils refusent le mot au motif qu’il ne profiterait en dernière instance qu’à l’extrême droite12. Ces Américains, ces Britanniques sont-ils, eux aussi, victime du retard français ou du modèle républicain ? À moins qu’il ne faille se résoudre à reconnaître que nulle part l’usage de la notion de « race » en sciences humaines ne fait consensus.

« L’ethnocentrisme scolastique » consiste ici à croire que l’usage savant du mot « race » présenté dans un colloque, lorsqu’il va se diffuser hors du monde académique, va pouvoir imposer sa signification contre le sens commun du mot « race ».

Le second argument est négatif. Il ne justifie pas l’adoption du mot « race » mais affirme que le refus du mot est problématique. Car à la source de ce refus, il ne pourrait y avoir que deux, et seulement deux choses : le racisme ou une forme de naïveté idéaliste. Au pire, donc, ne pas vouloir employer le mot serait le fait d’une volonté de masquer la réalité des discriminations. Le refus du mot serait déni raciste de la réalité du racisme. Mais la portée de cet argument est en fait très limitée. Il n’atteint pas un discours antiraciste qui refuse de faire circuler la catégorie de « race », mais qui reconnaît volontiers la réalité des processus de catégorisation raciale.

Mais un tel antiracisme saurait-il être autre chose qu’une forme de naïveté ? Pap Ndiaye écrit par exemple : « Il s’agit de dire à nos amis antiracistes que le rejet de la catégorie de “race” n’a pas éradiqué le racisme13. » Sarah Mazouz va dans le même sens : « On souligne alors l’idéalisme qu’il y a à croire que le problème peut être réglé par la seule suppression du mot et le déni qui consiste à considérer l’évitement comme la solution14. » Le refus du mot serait une forme de pensée magique, la croyance en la toute-puissance du langage.

On pourrait souligner d’abord que si, en effet, la suppression du mot ne supprime pas le racisme, l’utilisation du mot ne le fait pas davantage reculer. Aux États-Unis, où la catégorie est utilisée par l’État et une partie des sciences humaines, la situation des minorités ne semble pas meilleure qu’ailleurs, qu’on s’intéresse aux interactions avec la police, à la discrimination à l’embauche ou encore à l’accès au logement ou à une école de qualité. Mais, en réalité, personne n’a jamais soutenu l’idée saugrenue qu’il suffi rait de bannir un mot pour supprimer la réalité du racisme. La critique de l’idée de « race » et le refus de l’utiliser sont envisagés comme une condition nécessaire mais non suffisante de la lutte antiraciste. La critique des idéologies n’est jamais le tout d’un combat, mais elle en est toujours un moment essentiel.

Essentialisation, réification

Bien sûr, le théoricien jurera que « blanc » ne désigne pas de réelles couleurs de peau, ni même des individus concrets, qu’il s’agit d’un « rapport social ». Mais ces rappels savants seront vite écrasés par l’usage courant du mot « Blanc » qui renvoie avant tout à des phénotypes et à des individus. Un tel antiracisme, loin de lutter contre les méfaits des catégorisations, ne fait donc que reproduire les simplifications les plus massives des catégorisations raciales.

Les risques précédents – l’essentialisation et la réification – ne sont pas propres à la catégorie de « race », mais sont des écueils de la catégorisation en général. Il n’en reste pas moins que la catégorie de « race » soulève une difficulté supplémentaire, plus gênante que les précédentes. Paul Gilroy, après avoir longtemps été l’avocat d’une appropriation progressiste du mot « race », a fini par y renoncer, pour la raison suivante : le mot « race » « ne peut pas être facilement re-signifié ou dé-signifié, et imaginer que ses significations dangereuses peuvent être facilement réarticulées dans des formes bénignes et démocratiques serait exagérer le pouvoir des intérêts critiques et oppositionnels ».

Le mot « race » est pris dans une histoire longue – celle de la raciologie, de l’anthropologie raciale et des disciplines afférentes –, il est encastré, qu’on le veuille ou non, dans des réseaux de signifiants dont on ne peut l’abstraire à volonté. Sur la question de l’usage du mot « race », nous sommes manifestement confrontés à l’ignorance ou au refoulement « de la différence entre le monde commun et les mondes savants15 ».

Il s’agit de ce que Bourdieu nomme « l’ethnocentrisme scolastique » et qui consiste en « l’universalisation inconsciente de la vision du monde associée à la condition scolastique16 ». Sans s’en rendre compte, le chercheur prête aux agents du monde social son propre rapport au monde. Il imagine par exemple que des formules théoriques bien définies, où les mots sont pesés avec soin, sont entendues dans toute leur complexité, sans perte, lorsqu’elles se diffusent dans le monde social. Appliqué à notre question, l’ethnocentrisme scolastique consiste à croire que l’usage savant du mot « race » présenté dans un colloque, lorsqu’il va se diffuser hors du monde académique, va pouvoir imposer sa signification contre le sens commun du mot « race ».

Il consiste à croire que l’ajout savant de guillemets autour du mot ou la précision « la race est une construction sociale » seront en mesure de contrebalancer efficacement la compréhension spontanée du terme. Les précisions développées dans les articles et les colloques risquent en réalité de se perdre dès lors que le mot circulera dans le monde ordinaire. Dans la lutte pour l’hégémonie culturelle, il est préférable de travailler les ambiguïtés du sens commun plutôt que de vouloir y introduire de façon forcée des mots savants forgés dans le monde académique. […]

« La “race” ne doit pas être entendue comme une réalité biologique, mais comme une construction sociale. » […] Mais ici, l’idée de « construction sociale » ne conduit pas à souligner la contingence des catégories héritées d’une histoire ; elle sert bien souvent à réaffirmer des nécessités lourdes, transformant la Société en une seconde Nature

Aucun sociologue, aucun militant, n’est donc coupable de naturaliser les faits sociaux. Mais ce qu’on peut leur reprocher, à l’instar de Gilroy, c’est leur optimisme, quant à la réception de leur discours, leur certitude que la répétition rituelle de la formule « la race est une construction sociale » suffi ra à empêcher le mot « race » de revenir à ses affinités conceptuelles premières, sitôt passés les murs de l’université ou des milieux les plus militants. […]

Il ne suffit pas de répéter que la « race » est une « construction sociale »

Pour justifier l’emploi de la catégorie de « race » en sciences humaines, la proposition suivante est souvent mise en avant : « La “race” ne doit pas être entendue comme une réalité biologique, mais comme une construction sociale. » Pourtant, ceux qui usent de la catégorie de « race » aujourd’hui reproduisent bien souvent l’un des schèmes centraux de l’idée de race biologique : la croyance en la « fatalité de la race17 ». De la « race biologique », disait hier le discours raciste, on ne peut s’échapper : l’éducation des Noirs ne changera rien à leur infériorité, la conversion des Juifs ne protégera pas de leur malignité. La Nature, comme destin, pesait sur les épaules des hommes, déterminant en profondeur leur existence quoiqu’ils fassent.

Or il semble qu’une telle « fatalité de la race », mais visant cette fois les Blancs, imprègne désormais une partie du discours antiraciste. De nombreux textes expliquent en effet que le racisme est inconscient, qu’il est invisible, qu’il régit donc l’action des Blancs à leur insu, y compris de ceux qui se déclarent antiracistes. Difficile, voire impossible, dans ces conditions, d’échapper au racisme : l’engagement antiraciste pouvant aisément être interprété comme un moyen égoïste de soulager sa conscience ou comme la volonté paternaliste de sauver les Non-Blancs.

Le Blanc semble donc soumis à la « fatalité de la race », à un déterminisme, qui n’est certes plus celui de la Nature, mais celui de la Société. L’idée de « construction sociale » ne conduit donc pas, comme on aurait pu s’y attendre, à souligner la contingence des catégories héritées d’une histoire ; elle sert bien souvent à réaffirmer des nécessités lourdes, transformant la Société en une seconde Nature, dont le déterminisme est tout aussi implacable. On n’échappe pas à la naturalisation en se contentant de parler de « construction ».

Mais revenons à la formule : « la “race” ne doit pas être entendue comme une réalité biologique, mais comme une construction sociale. » Cette formule ne permet absolument pas de justifier la pertinence théorique de la catégorie de « race » en sciences humaines. L’ouvrage de Barbara J. Fields et Karen E. Fields ne cesse de rappeler, non sans ironie, le caractère confus d’une telle expression. « Le métro londonien et les États-Unis d’Amérique, écrivent les deux auteurs, sont des constructions sociales ; c’est également le cas du mauvais œil et des appels lancés aux esprits de l’au-delà ; mais aussi du génocide et du meurtre18. » D’une certaine façon, tout est construction sociale dans le monde humain (y compris le berger allemand et le golden retriever19).

Ainsi, on peut dire que le mauvais œil, la sorcellerie ou encore le géocentrisme sont des constructions sociales. Or personne n’irait en conclure qu’il s’agit de concepts pertinents pour comprendre les mécanismes du réel : expliquera-t-on une mauvaise récolte en invoquant le mauvais œil ? Étudier comment les hommes en sont venus à penser l’existence d’un « mauvais œil » est une chose ; s’imaginer que le mauvais œil est un facteur explicatif, c’en est une autre, qui n’a rien de scientifique. Ainsi, dire que la « race » est une « construction sociale », c’est s’arrêter au milieu du gué ; cela ne signifie pas que nous avons affaire à un concept opératoire en sciences humaines.

La seule manière de justifier l’usage théorique de la catégorie de « race » serait de montrer qu’elle apporte quelque chose de plus que les catégories de « racialisation » ou de « racisme ». Or, loin d’éclairer mieux la réalité, elle introduit de la confusion.

« Race » ou racisme ?

Lorsque Colette Guillaumin écrit : « La race n’existe pas. Mais elle tue des gens », il faut entendre en toute rigueur ceci : « La race n’existe pas. Mais le racisme tue des gens ». Un concept en effet n’a jamais tué personne. Celui de « race » ne tue pas, pas plus que le concept de « chien » n’aboie ni ne mord. Passer de racisme à « race », non seulement ne procure aucun gain de compréhension, mais contribue à obscurcir les choses. En passant de « racisme » à « race », on transforme magiquement « ce qu’un agresseur fait en ce que la victime est20 ».

Dans une interview, Barbara J. Fields et Karen E. Fields écrivent : « La noyade ou le bûcher de personnes accusées d’être des sorcières n’était pas la conséquence de la sorcellerie, mais de la persécution – tout comme le lynchage de Noirs résulte d’actions de foules de lyncheurs et de fonctionnaires en connivence avec ces derniers, et non de la race des victimes. En d’autres termes, on n’utilise pas une fiction – la race – pour combattre un fait21. » Il convient donc, si l’on suit cette ligne argumentative, de ne pas passer du racisme à la « race ».

La notion de « race » peut donc aisément, et sans perte théorique, être partout remplacée par celle de « racisme ». Par exemple, le champ d’étude consacré au racisme n’a aucune raison de se nommer « théorie critique de la race », sauf à vouloir imiter à tout prix la formule américaine Critical Race Theory. Si l’on tient à nommer ce champ d’études par son objet, « théorie critique du racisme » est une expression parfaitement adéquate.

La catégorie de « race » ne présente donc aucun intérêt théorique dès lors que l’on dispose des concepts de « racisme » ou de « catégorisation raciale ». Inutile, la notion de « race » est par ailleurs dangereuse : elle renforce dans le sens commun l’idée que le phénotype est une réalité politique pertinente. Ce danger, « l’ethnocentrisme savant » ne l’aperçoit pas. La parole sociologique croit pouvoir imposer sa loi à la parole populaire. Mais le mot « race » est enserré dans une histoire séculaire d’explications naturalisantes (même quand elles prennent une tournure culturelle) qui écrase toutes les précautions théoriques avancées par les savants. Cette indifférence au sens commun affaiblit la lutte antiraciste. Une partie de la sociologie, à l’opposé de ses intentions, va donc contribue à la mise en circulation d’explications naturalisantes des faits sociaux.

Notes :

1 Sirma Bilge, « De l’analogie à l’articulation : théoriser la différenciation sociale et l’inégalité complexe » , L’Homme & la Société, 2010/2-3 (no 176-177), p. 43-64. p. 51.

2 Ashely J. Bohrer, Marxism and Intersectionality. Race, Gender, Class and Sexuality under Contemporary Capitalism, Transcript Publishing, 2020, p. 99

3 Maboula Soumahoro, « Les nouvelles frontières de la question raciale : de l’Amérique à la France », Le Portique [En ligne], 39-40 | 2017, document 3, mis en ligne le 20 janvier 2019, consulté le 19 mars 2021.

4 Maboula Soumahoro : « Nier ses privilèges blancs, c’est participer au système raciste », interview disponible à cette adresse : https://www.terrafemina. com/article/maboula-soumahoro-nier-ses-privileges-blancs-c-est-participerau-systeme-raciste_a354004/1

5 Josette Trat, « L’Histoire oubliée du courant “féministe luttes de classe” », in Femmes, Genre, Féminisme, Les Cahiers de Critique Communiste, Paris, Syllepse, 2007

6 Danièle Kergoat, « Comprendre les rapports sociaux », Raison présente, année 2011, 178, p. 15.

7 Patricia Hill Collins, Sirma Bilge, Intersectionnality, Cambridge, Polity Press, 2016, p. 4.

8 Pap Ndiaye, La Condition noire. Essai sur une minorité française, Paris, Gallimard, 2011, p. 40.

9 Ibid.

10 Gérard Noiriel, « “Race”, sorcellerie, racisme. Réflexions sur un livre récent », 2022, article disponible à cette adresse : https://noiriel.wordpress. com/2022/02/03/race-sorcellerie-racisme-reflexions-sur-un-livre-recent/

11 Paul Gilroy, Against race. Imagining Political Culture Beyond the Color Line, The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, 2000.

12 Stephen Duncan Ashe et Brendan Francis McGeever, « Marxism, racism and the construction of’race as a social and political relation : an interview with Professor Robert Miles », Ethnic and Racial Studies, Taylor & Francis (Routledge), 2011, 34 (12), p.1.

13 Pap Ndiaye, La Condition noire, op. cit., p. 41.

14 Sarah Mazouz, Race, Paris, Anamosa, 2020, p. 57.

15 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 2003, p. 76.

16 Ibid.

17 On retrouve cette expression notamment dans l’article « La conception génétique de la race dans l’espèce humaine » de Cyril Darlington, Bulletin international des sciences sociales, II, 4, 1950, p. 501-511.

18 Barbara J. Fields et Karen E. Fields, Racecraft, ou l’esprit de l’inégalité aux États-Unis, op. cit., p. 110.

19 Ibid.

20 Barbara J. Fields et Karen E. Fields, Racecraft ou l’esprit de l’inégalité aux États-Unis, op. cit., p. 38.

21 Barbara J. Fields et Karen E. Fields, « On n’utilise pas une fiction, la race, pour combattre un fait, le racisme », 25/11/2021, article disponible à cette adresse : https://www.marianne.net/agora/entretiens-et-debats/on-nutilise-pasune-fiction-la-race-pour-combattre-un-fait-le-racisme.

L’antiracisme trahi, défense de l’universel. Florian Giulli, Presses Universitaires de France, 2022.

L’actualité des marxismes chinois

© Ribeiro Simões

À la manière d’une mise en abyme, le numéro 73 d’Actuel Marx porte sur les « marxismes chinois ». Il s’agit d’étudier une question trop souvent balayée d’un revers de main : l’importance véritable de la pensée marxiste en Chine depuis le début du XXe du siècle à nos jours, tant pour les autorités, les milieux universitaires que les courants d’opposition. Ainsi, la revue offre des clés précieuses pour comprendre les dynamiques à l’œuvre dans la seconde puissance économique mondiale.

Il est courant d’évoquer la République populaire de Chine (RPC) sur le mode de la démonologie. Si la nature répressive du régime est indéniable – que l’on pense à la gestion autoritaire du Covid-19, à l’internement de millions d’Ouïghours dans le Xinjiang ou aux multiples répressions de conflits ouvriers –, une telle perspective n’aide aucunement à le comprendre. Pas davantage qu’il ne permet d’éclaircir son paradoxe central : si la pensée marxiste se veut émancipatrice, comment interpréter son omniprésence dans une Chine bien peu socialiste ?

Le parti dirige tout

Conformément au rôle que lui conféraient déjà Marx et Engels dans leur Manifeste, le Parti communiste est dans le marxisme officiel chinois l’organisation qui doit conduire le pays vers le communisme. Nathan Sperber1 analyse les ressorts concrets de cette fonction dirigeante à l’aune du précédent soviétique. Tout comme en Union soviétique, ce que les marxistes appellent l’appareil d’État n’est pas supprimé mais doit servir d’instrument d’exécution au service du Parti communiste qui, lui, décide.

Dès lors, le Parti communiste et l’État restent deux entités bien distinctes, mais structurées de manière homologique de sorte à assurer la domination du premier sur le second. À chaque échelon étatique correspond un échelon partidaire, ce qui permet un contrôle à tous les niveaux. Une autre similitude tient dans la concentration du pouvoir par les instances dirigeantes. En dépit de l’affirmation du principe de centralisme démocratique2 par le Parti communiste d’Union soviétique (PCUS) et le Parti communiste chinois (PCC), les échelons supérieurs exercent un contrôle sur la nomination des membres des organisations inférieures.

Tous ne considèrent pas ainsi la Chine comme capitaliste, à l’image de Remy Herrera et Zhimming Long pour qui le système chinois est un régime « avec capitalistes mais non capitaliste ».

Le chercheur Nathan Sperber note néanmoins plusieurs différences significatives qui permettent de prendre la mesure du caractère inédit de la domination partidaire en Chine. Il est singulier que l’Armée populaire de libération (chinoise), contrairement à l’Armée rouge (soviétique), soit entre les mains du Parti et non de l’État. Ensuite, les dangzu ne connaissent pas d’équivalent en Union soviétique. Aussi appelés groupes du parti, on les trouve partout (ministères, administrations territoriales, entreprises publiques, grandes institutions éducatives, sanitaires, sportives, etc.) et leur autorité y est souveraine.

Enfin, le système servant à nommer aux postes de responsabilités au sein du PCC (la nomenclature) est centralisé horizontalement autour de zuzhibu ou « départements de l’organisation » présents à chaque échelon du parti – ce qui est censé restreindre le développement d’une « bureaucratie » comme en URSS, et participerait à assurer la domination concrète du Parti sur l’appareil d’État.

Le tournant opéré sous Xi Jinping à partir de 2012 ne fait qu’accroître cette domination du parti. Alors que toute réduction du périmètre d’intervention du PCC est rejetée depuis le mouvement de Tiananmen et l’effondrement de l’URSS, Xi Jinping estime néanmoins que la direction de l’État par le parti pourrait être plus systématique et rigoureuse. Il s’ensuit alors une « suractivité réglementaire, des réagencements bureaucratiques majeurs et une hausse des moyens à la disposition du Comité central et de ses instances ». En parallèle, émerge du discours officiel une conception absolutiste du Parti. Ainsi Xi Jinping affirme-t-il, dans son rapport au 19e Congrès du PCC, que « le parti dirige tout ». Mais dans quelle direction ?

Le modèle chinois, une alternative au néolibéralisme ?

Si d’aucuns peuvent légitimement douter de la nature communiste du régime chinois, Jean-Numa Ducange et Nathan Sperber3 rappellent que la question du mode de production chinois fait l’objet de vives discussions dans la communauté scientifique, dont ils présentent les grandes contributions. Tous ne considèrent pas ainsi la Chine comme capitaliste, à l’image de Remy Herrera et Zhimming Long pour qui le système chinois est un régime « avec capitalistes mais non capitaliste ».

Selon Wu Xiaoming et Qi Tao4, « le socialisme aux caractéristiques chinoises » offre au monde l’exemple d’un « projet de civilisation post-néolibérale ». Depuis l’ouverture du pays à l’économie de marché et aux capitaux étrangers sous Deng Xiaoping, les problèmes structurels de bulles économiques, de dégradation écologique, et de l’inégale répartition des richesses perdurent en Chine. Pour autant, l’horizon de la « prospérité commune » fixé par Xi Jinping, ainsi que la politique de lutte contre l’extrême pauvreté5 permettent aux auteurs d’affirmer que la Chine est entrée dans une nouvelle ère de son développement. Après être restée pendant des décennies au « stade primaire du socialisme », la Chine aurait atteint un nouveau stade de développement dont la portée dépasse la politique intérieure. Wu Xiaoming et Qi Tao vont jusqu’à voir dans cette nouvelle orientation une source d’espoir pour le socialisme mondial.

Nous regrettons toutefois que les auteurs ne se soient pas davantage attardés sur les parts d’ombres de ce « défi à l’ordre néolibéral occidental », et qu’ils se soient contentés de les évoquer par la formule de « contradictions inhérentes à la crise ». Une analyse de l’état de la lutte des classes en Chine, et de l’attitude active des autorités chinoises dans la répression des contestations ouvrières, aurait été de quelque utilité. D’autant plus que Wu Xiaoming et Qi Tao reconnaissent eux-mêmes que ce sont précisément ces « contradictions » qui empêchent une grande partie des chercheurs occidentaux – et donc plus largement de la population occidentale – de ne voir en la Chine autre chose qu’une menace.

Vers la domination ou l’harmonie universelle ?

Dans l’esprit d’un certain nombre de commentateurs occidentaux, la Chine, de l’Empire du milieu, est devenue l’Empire du mal. C’est pour lutter contre l’idée reçue d’une Chine expansionniste et dangereuse pour l’ordre international que Viren Murthy6 revient sur la notion de tianxia chez Zhao Tingyang. À l’origine, le tianxia est un concept confucéen qui signifie littéralement « tout ce qui est sous le ciel ». Zhao Tingyang l’analyse d’un point de vue cosmologique, en ce que le Tianxia mènerait à « l’idée de l’un comme unité harmonieuse de la multiplicité », et est ainsi vecteur d’universalisme.

On regrettera l’absence d’analyse des pratiques auxquelles s’adonne la Chine en matière de politique internationale. Que l’on parle d’asservissement par la dette ou de rachat d’actifs stratégiques, on voit mal en quoi elle se distingue des États-Unis.

Zhao Tingyang formule à partir de là un projet normatif de communauté universelle libérée de l’impérialisme et gouverné pour le bien commun. Il n’est pas inintéressant de relever que pour certains penseurs chinois cités par l’auteur, les institutions internationales comme les Nations-Unies constituent un tremplin dans la réalisation de l’ordre global auquel appelle le tianxia.

Cette notion est également brandie par Xi Jinping, qui bute néanmoins sur deux obstacles selon Viren Murthy. Sur le plan intérieur, les exemples du Tibet et du Xinjiang démontrent « incontestablement l’échec du “multiple” en même temps que de l'”Un” ». À propos de l’ordre international, si Xi Jinping, conformément à l’idéal du tianxia, parle fréquemment de « communauté de destin pour l’humanité », il résout néanmoins la tension entre l’un et le multiple en faisant primer le premier sur le second lorsqu’il considère que la question de la démocratie est une affaire interne à chaque État.

On voit ainsi que le concept de tianxia, profondément ancré dans la culture chinoise, assure à celle-ci un idéal régulateur opposé à l’ordre mondial impérialiste et guerrier actuel. En bon dialecticien, Viren Murthy souligne, avec la marxiste Lin Chun, que « jusqu’à présent ce discours s’est gardé de prendre en compte […] la question du capitalisme », tout en reconnaissant que le souci qu’a Zhao Tingyang de « remodeler l’ordre mondial dans le sens de l’épanouissement humain et de l’égalité entre les nations » porte une charge révolutionnaire compatible avec la perspective marxiste d’abolition du capitalisme.

On regrettera ici l’absence de mise en perspective de cette notion philosophique avec les pratiques réelles auxquelles s’adonne la Chine en matière de politique internationale. Que l’on parle d’asservissement par la dette – du Sri Lanka à divers pays d’Asie centrale – au rachat d’actifs stratégiques, on voit mal en quoi la Chine se distingue des États-Unis en matière de contrats financiers.

La question de l’échange inégal

Plus fréquent encore que la critique de son interventionnisme extérieur, on reproche souvent à la Chine sa politique commerciale agressive. Celle-ci profiterait de la sous-évaluation de sa monnaie – et des faibles salaires – pour doper ses exportations. De même, les subventions aux entreprises nationales et le poids des contraintes réglementaires constitueraient des freins à l’importation de marchandises, ce qui renforcerait l’endogénéité de la production du pays. En outre, la Chine est accusée de pratiquer le vol de propriété intellectuelle. C’est en portant ces accusations que les États-Unis (dirigés par Donald Trump mais avec le soutien du Parti démocrate) ont enclenché en 2018 une « guerre commerciale » contre l’Empire du milieu.

Si le creusement du solde de la balance commerciale entre les États-Unis et la RPC constitue une preuve indéniable de « l’avantage » commercial chinois, le véritable bénéficiaire n’est pas nécessairement celui auquel on pense. C’est la thèse que défendent les économistes Rémy Herrera, Zhiming Long, Zhixuan Feng et Bangxi Li7 en s’appuyant sur le concept d’« échange inégal ». Forgé par Arghiri Emmanuel puis approfondi par Samir Amin, l’« échange inégal » désigne le transfert de valeur qui s’opère des pays en développement vers les pays « développés » à travers le commerce de biens et de services dont la production nécessite un nombre d’heures de travail humain sensiblement différent. L’échange d’un tracteur contre une certaine quantité de café est certes égal nominalement, le prix des deux termes est le même, mais la quantité de travail qu’il aura fallu pour les produire ne l’est pas.

À mesure que le transfert de valeur de la Chine vers les États-Unis se réduit, c’est l’exploitation économique du premier pays par le second qui est remise en cause.

À partir de deux méthodes de calculs différentes, les auteurs tentent une démonstration économétrique visant à établir l’inégalité de l’échange entre les États-Unis et la Chine. Ils concluent ainsi qu’« entre 1978 et 2018, en moyenne, une heure de travail aux États-Unis a été échangé contre près de 40h de travail chinois ».

Néanmoins, on observe une baisse considérable de l’échange inégal entre les deux pays sur cette même période. En 2018, 6,4h de travail chinois étaient en moyenne échangées contre une heure de travail des États-Unis. Une explication à cela tient dans la stratégie de développement chinoise grâce à laquelle les biens et les services de haute technologie représentent aujourd’hui plus de la moitié des exportations du pays8.

À mesure que le transfert de valeur de la Chine vers les États-Unis se réduit, c’est l’exploitation économique du premier pays par le second qui est remise en cause. Or, si les Chinois ne peuvent accepter plus longtemps la domination économique américaine, les États-Unis ne sauraient abandonner un des fondements de leur prospérité sans livrer bataille.

Cette contribution a selon nous le grand mérite de poser la question de l’actualité de la théorie marxiste de la valeur pour l’analyse de l’économie mondiale, à l’heure où celle-ci est pratiquement oubliée – ou ignorée – par une gauche française, qui tend à faire du débat sur la « valeur-travail » une question morale.

Le numéro 73 d’Actuel Marx offre de précieux éclairages sur les liens entre parti et État, le régime économique intérieur et les relations commerciales entre la Chine et le reste du monde – autant de questions sur lesquelles la grille de lecture marxiste s’avère féconde. C’est tout juste si l’on regrettera que le paradoxe central qui vient à l’esprit de tout observateur – l’omniprésence de la pensée marxiste dans un régime caractérisé par de fortes inégalités et une répression des conflits ouvriers – ne soit qu’effleuré…

Notes :

1 Sperber, Nathan. « Les rapports entre parti et État en Chine aujourd’hui : une clé de lecture soviétique », Actuel Marx, vol. 73, no. 1, 2023, pp. 21-39.

2 Le centralisme démocratique, tel qu’établi par Lénine, consiste dans le devoir qu’a la minorité de respecter la majorité, et l’organe inférieur de suivre l’organe supérieur, en échange du fait que toutes les institutions du Parti soient gouvernées par des élections démocratiques.

3 Ducange, Jean-Numa, et Nathan Sperber. « Marxismes chinois et analyses marxistes de la Chine : les défis du XXIe siècle », Actuel Marx, vol. 73, no. 1, 2023, pp. 10-20.

4 Xiaoming, WU, et Qi Tao. « Modernisation à la chinoise et possibilités d’une nouvelle forme de civilisation », Actuel Marx, vol. 73, no. 1, 2023, pp. 78-93.

5 Il est estimé que, depuis les quarante dernières années, le nombre de Chinois vivant sous le seuil de pauvreté tel que défini par la Banque mondiale (1,9 $ par jour et par personne) a diminué de 800 millions.

6 Murthy, Viren. « Le « tianxia » selon Zhao Tingyang : l’ordre du monde de Confucius à Mao », Actuel Marx, vol. 73, no. 1, 2023, pp. 64-77.

7 Herrera, Rémy, et al. « Qui perd gagne. La guerre commerciale sino-étasunienne en perspective », Actuel Marx, vol. 73, no. 1, 2023, pp. 40-63.

8 La hausse du niveau des salaires en Chine est aussi un facteur explicatif. La rémunération du travail dans les pays du Sud et la « mauvaise » spécialisation sont débattues comme causes de l’échange inégal entre Samir Amin et Arghiri Emmanuel. Voir : http://partageonsleco.com/2022/06/13/lechange-inegal-fiche-concept/.

Sorel : la violence prolétarienne contre le consensus bourgeois – Entretien avec Arthur Pouliquen

© LHB pour LVSL

La biographie d’Arthur Pouliquen (Georges Sorel, le mythe de la révolte, éd. Cerf) est l’occasion de redécouvrir cette figure qui intrigue et fascine. À contre-courant d’un Jaurès qui luttait héroïquement pour raccrocher le socialisme à la République, au parlementarisme et aux Lumières, Sorel plaidait pour un syndicalisme révolutionnaire, autonome des partis et des institutions « bourgeoises ». Plus que la lutte des classes, il prônait la sécession des prolétaires. Loin de plaider pour l’évanescence de la conflictualité, il en appelait à une violence émancipatrice. Contre le rationalisme de son époque, il conférait aux « mythes » un rôle essentiel dans la mobilisation des masses. Sorel a inspiré Gramsci aussi bien que Mussolini et Michel Aflak, figure du nationalisme arabe et co-fondateur du parti Baas. Plus récemment, il est lu avec un intérêt critique par les théoriciens du populisme Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, et régulièrement invoqué par la droite radicale. Cet héritage contradictoire est-il le produit d’un « esprit brouillon », ainsi que le qualifiait cruellement Lénine ? Ou de la cohérence d’une pensée qui exprimait le rejet d’un consensus sédatif imposé par une bourgeoisie triomphante ? Entretien avec Arthur Pouliquen, réalisé par Vincent Ortiz.

LVSL – Votre livre met en évidence l’importance du courant syndicaliste révolutionnaire – dont Georges Sorel a été un théoricien -, qui domine la CGT jusqu’au début du XXème siècle. Pour Sorel, le socialisme émergera du renversement de la République bourgeoise, non de son approfondissement. L’importance de ce courant nous rappelle que le socialisme n’est pas naturellement situé « à gauche », si l’on entend par là la défense du régime républicain et de l’héritage des Lumières. Peut-on considérer Sorel comme l’un des derniers remparts intellectuels à ce rapprochement entre le socialisme et la République que Jaurès a fini par accomplir ?

Arthur Pouliquen – Tout à fait. Malgré ses revirements et la complexité de son parcours, on trouve tout de même une colonne vertébrale dans la vie intellectuelle de Sorel : son attachement à un socialisme prolétarien, autonome des partis. C’est une ligne qu’il ne quitte pas, jusqu’à ses derniers jours. Il ne connaît pas les mêmes revirements que d’autres, notamment autour de la guerre de 1914-1918, qui bouleverse l’orientation idéologique des syndicats.

Il faut cependant relativiser l’importance de Sorel, et se garder de grossir son influence sur les syndicats, sur la vie interne à la CGT, et plus généralement sur la vie du socialisme français. Il est davantage un chroniqueur des limites d’un certain socialisme, puisqu’il oppose à sa doctrine prolétarienne un socialisme qu’il qualifie de « politique » – celui de Jaurès, plus tard celui de Léon Blum. Il identifie des limites qu’il pense consubstantielles à ce socialisme-là, mais parler de « rempart » serait lui prêter une aura qu’il n’a pas eue. On sait qu’il a été lié à des figures du syndicalisme révolutionnaire, qui ont attentivement suivi ses critiques et recommandations, mais il pesait assez peu dans un appareil syndical alors jeune, duquel il n’était d’ailleurs pas membre. C’est un journaliste très lu, mais davantage en Italie qu’en France. Son influence est peut-être plus sensible dans sa postérité que de son vivant.

LVSL – Sorel adopte une position fluctuante par rapport à l’Affaire Dreyfus : il salue la hauteur morale des socialistes qui le défendent, mais très vite il craint qu’elle n’opère une reconfiguration transclassiste du champ politique. Est-ce que l’importance prise par cette affaire a pu contribuer à son rejet de la République, conçue comme un obstacle au socialisme du fait de sa capacité à brouiller les rapports de classe ?

AP – Il s’agit d’un tournant pour lui, semble-t-il. Au départ, il affiche son soutien à Dreyfus pour des raisons morales, destinées à établir la grandeur du socialisme. Il voit cependant très vite dans cette affaire un vecteur de reconfiguration politique : on trouve des prolétaires et des bourgeois de gauche d’un côté, des prolétaires et des bourgeois de droite de l’autre. Est-ce que cela joue dans son rejet de la République, de la démocratie libérale et dans la radicalisation de sa perspective syndicale ? Oui, et je pense que c’est fondamental.

« Sorel rejette la violence spontanée de la foule à tendance pogromiste décrite par un Gustave le Bon. Ce qui l’intéresse, c’est la violence qui ait un caractère politique et qui permette de construire un collectif. »

On a tendance à adopter une vision téléologique de Sorel – comme d’autres figures de l’époque, dreyfusards ou antidreyfusards – et à le juger par rapport à la fin de sa vie. On va ainsi tracer une frontière un peu caricaturale entre les Zola d’un côté et les Drumont de l’autre. Bien souvent cependant, les cheminements sont moins monolithiques que celui d’un Zola ou d’un Drumont. Je rappelle dans mon livre que Jaurès, par exemple, était au départ un anti-dreyfusard, avant de se convertir rapidement à la cause de Dreyfus.

Sorel a suivi un parcours à certains égards inverse – sans jamais rejoindre le camp des anti-dreyfusards -, ce qui lui a valu d’être voué aux gémonies par toute un pan de la gauche. Après avoir défendu Dreyfus, pour des raisons morales davantage que juridiques, il a été conduit à tirer un bilan critique de cette séquence dès 1909 : il publie alors La révolution dreyfusienne, qui analyse ce phénomène de reconfiguration politique.

Il faut redire à quel point l’Affaire Dreyfus constitue un épisode presque unique en termes de changement de paradigme politique. Le seul équivalent que l’on pourrait trouver est sans doute la Seconde guerre mondiale, qui a elle aussi rebattu les cartes. Dans la Résistance comme dans la Collaboration, des personnalités qui étaient auparavant de gauche ou de droite sont ressorties avec une toute autre appartenance dans le champ politique. De la même manière, l’Affaire Dreyfus a beaucoup fait pour faire émerger une gauche et une droite telles qu’on les entend aujourd’hui. D’un côté, on trouve un camp transclassiste qui inclut des intellectuels bourgeois, « humanistes », francs-maçons, libéraux, etc., aussi bien que des révolutionnaires, des syndicalistes ouvriers, des anarchistes, des socialistes en tous genres. En face, apparaît une nouvelle droite, avec une frange aristocratique, liée à l’armée et à l’église, mais également une frange davantage plébéienne. Drumont, dont l’antisémitisme se veut anticapitaliste, cherche par exemple à toucher les milieux prolétariens. Des deux côtés donc, apparaît une alliance de classes, en faveur comme en défaveur de Dreyfus.

LVSL – Venons-en à ses Réflexions sur la violence, qui l’ont rendu célèbre et sulfureux, le mouvement fasciste s’en étant revendiqué. En quoi la violence prônée par Sorel diffère-t-elle de celle des fascistes italiens ?

AP – Philosophiquement, Sorel est sans aucun doute quelqu’un d’éclectique ! En quête d’une doctrine à vocation pratique, il puise à des sources extrêmement variées, dans le marxisme mais aussi parfois très loin du marxisme. C’est ainsi que j’évoque dans mon livre l’influence d’un vitalisme bergsonien, ainsi que celle d’Ernest Renan. Il faut préciser qu’il s’inspire aussi bien de la philosophie que d’autres sciences humaines, notamment la psychologie sociale et l’économie. Tout cela est mêlé dans son esprit, ce qui accouche d’écrits souvent aussi brillants dans leurs intuitions que confus dans leur méthode.

Il est bien sûr influencé par le socialisme naissant. Dans certaines de ses réflexions, il se rapproche d’Engels. Mais elles sont toujours empreintes de vitalisme : il y a systématiquement une dimension volontariste, anti-déterministe dans sa pensée.

Venons-en à la violence de Sorel et à celle du fascisme : il faut reconnaître que pour lui, la violence a un caractère émancipateur en tant que telle. Il s’éloigne par là-même de la conception marxiste de la violence, et notamment de celle d’Engels, pour qui elle est strictement instrumentale, comme accoucheuse de l’histoire – puisqu’elle permet à des phénomènes sociaux d’émerger, à des antagonismes de classe de parvenir à leur terme. Chez Sorel, elle a une double fonction, destructrice et constructrice, la seconde étant la plus importante. À ses yeux, la violence prolétarienne n’est pas simplement le produit d’un élan vital, qui est au cœur de la conception fasciste de la violence – on pense à Mussolini et à sa valorisation des nations prolétariennes, capables de mobiliser la violence d’un peuple. Chez Sorel, la violence permet au prolétariat de se constituer en tant que classe agissante. Ainsi, elle a pour vocation de singulariser le prolétariat, de créer son unicité dans la pratique, et de le séparer de manière assez radicale du reste du corps social : il s’agit d’une violence sécessionniste.

C’est justement par des actes de violence que le prolétariat va rompre avec la société dans son ensemble, entre autres avec le socialisme parlementaire qu’il déteste, et plus largement avec la société bourgeoise et libérale. Ainsi, le prolétariat se construit de manière positive par la violence. Pour autant, Sorel effectue une distinction fondamentale entre la violence et la force : la violence est cette capacité à agir dans l’antagonisme face à un adversaire, tandis que la force est celle du pouvoir légal d’un État, qui s’exerce de manière discrétionnaire sur ses habitants. Il reprend la conception wébérienne de la violence pour la renverser. Tandis que la « force » employée par les États est répressive et aliénante, la violence prolétarienne peut avoir une issue émancipatrice.

Un exemple : pour lui, la grève est un acte de guerre. Il réfute absolument les actes individuels de violence ; c’est un contemporain des attentats anarchistes, qu’il réprouve. Il rejette également la violence spontanée et désorganisée de la foule, à tendance pogromiste, sur laquelle il a réfléchi suite à une lecture critique de Gustave Le Bon. Ce qui l’intéresse, c’est la violence qui ait un caractère politique et qui permette de construire un collectif.

LVSL – Justement, vous mentionnez dans votre ouvrage l’influence de Gustave le Bon, l’auteur de la Psychologie des foules. À l’époque de sa publication, cet ouvrage a servi à répandre la peur de l’olchlocratie, la tyrannie de cette masse violente et irrationnelle, contre les institutions républicaines. Idée dans l’air du temps s’il en est : on se rappelle de la « foule haineuse » brandie par Emmanuel Macron en épouvantail. Sorel accepte-t-il d’une certaine manière la vision du monde de le Bon (une foule dominée par ses pulsions contre une élite rationaliste), pour prendre le parti de la foule ?

AP – Le Bon oppose effectivement le pouvoir de la foule – amalgame irrationnel et déstructuré d’individualités, à la merci du premier démagogue venu – et du peuple rationnel. Sorel ne rejetterait pas totalement cette dichotomie-là. Lorsqu’il commence à lire, il absorbe tout ce qui lui tombe sous la main, notamment Gustave Le Bon. On sent son influence dans ses premières productions. Cependant, il s’en éloigne quelque peu par la suite : lui n’oppose pas la foule au peuple démocratique, mais plutôt le prolétariat pur, essentialisé.

Celui-ci possède bel et bien les caractéristiques potentiellement destructrices de la foule, mais elles ont un caractère héroïque et émancipateur. C’est là toute l’ambiguïté de Sorel.

« Le mythe, pour Sorel, est une image qui a vocation à mettre les énergies en mouvement – mais pas nécessairement à advenir. »

LVSL – Dans ses Réflexions sur la violence, Sorel développe le concept de mythe, nécessaire pour lui à la mobilisation des foules. En quoi s’oppose-t-il à l’interprétation dominante du marxisme par là-même ?

AP – Après la mort de Marx, les courants socialistes ont été divisés par la « querelle révisionniste ». De quoi s’agit-il ? De savoir s’il faut réviser le marxisme pour l’adapter aux réalités émergentes – notamment la structuration du socialisme parlementaire – ou non. Dans cette querelle, Sorel s’inscrit dans le camp des révisionnistes, remettant en cause le monodéterminisme socio-économique. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui expliquent pourquoi le mouvement fasciste et les droites ont pu se réapproprier Sorel : il est bien moins orthodoxe par rapport à Marx que ses adversaires marxistes. C’est aussi la raison pour laquelle Sorel a été exclu du panthéon marxiste : celui-ci est structuré, à partir de 1917, autour de la Révolution bolchévique et du léninisme, qui prennent le parti des marxistes orthodoxes. Les révisionnistes allemands, italiens et français, dont Sorel fait partie, sont alors mis au ban. Sorel en fait les frais et est jeté avec l’eau du bain.

Considéré comme un hétérodoxe, il n’a plus sa place dans le corpus des premiers auteurs marxistes. La mise en cohérence s’opère au prix de certaines simplifications : Paul Lafargue, le gendre de Karl Marx, conserve sa place dans le panthéon marxiste, alors qu’on aurait peine à le ranger parmi les orthodoxes…

LVSL – Lors des Gilets jaunes, on a vu ressurgir une série de références à la Révolution française. Peut-on dire que la Révolution est devenue, pour ce mouvement, un « mythe mobilisateur »  au sens de Sorel ?

AP – Oui. Le mythe, pour Sorel, est une image qui a vocation à mettre les énergies en mouvement – mais pas nécessairement à advenir. Dans le contexte des Gilets jaunes, le fait de convoquer la Révolution française pour se mettre en branle permet de donner de la concrétude à un Grand soir un peu fantasmagorique, avec des palais en feu, des farandoles et des mouvements de foule ; elle n’a pas pour autant vocation à se reproduire à l’identique.

Il faut préciser que Sorel était très critique des références à la Révolution française, d’abord parce qu’il vient d’un milieu plutôt monarchiste, ensuite parce que le courant qui se réapproprie la Révolution française à son époque, c’est le socialisme parlementaire qu’il rejette. Il doit également être victime, je pense, d’une certaine méconnaissance de ce phénomène historique, avec une vision téléologique de la Révolution, dont il ne voit que l’aboutissement sous la Troisième République sans appréhender sa complexité.

Les actions des Gilets jaunes entrent tout à fait dans la catégorie sorélienne de la violence prolétarienne : elle est constitutive. L’affrontement avec les institutions et leurs représentants a pour effet de créer un collectif et de générer des perspectives d’action autour de ces « signifiants vides » que sont les gilets jaunes.

LVSL – Venons-en à la postérité de Sorel. Il est cité par Gramsci, dans les passages où celui-ci met en avant la dimension culturelle du mouvement ouvrier. Il est longuement analysé par Mouffe et Laclau dans Hégémonie et stratégie socialiste : ils lui savent gré d’avoir rompu avec la dimension téléologique du marxisme, avec ce qu’ils nomment « l’essentialisme de classe », et d’avoir mis en avant la dimension affective indispensable à la constitution du camp populaire. Que pensez-vous de ces lectures de Sorel ?

AP – Je me permettrais un désaccord avec Mouffe et Laclau. Sorel met bel et bien en avant la dimension culturelle et affective de la lutte des classes : il tente d’avoir une lecture métaphysique du marxisme, le liant à une certaine psychologie sociale. Le prolétariat et la bourgeoisie incarnent et mobilisent pour lui des catégories morales, et Sorel se place du côté de la « morale des producteurs ». Pour autant, Sorel a selon moi une lecture « essentialiste » de la classe sociale, sans doute davantage que chez Marx ! Et c’est au nom de cet essentialisme qu’il réfléchit à la psychologie du prolétariat, à sa capacité quasi-aristocratique de régénération de la société. Sorel n’est d’ailleurs pas un théoricien de l’abolition des classes mais de leur séparation. Il s’agit, il faut le noter, d’une rupture nette avec le marxisme orthodoxe. J’aurais donc une lecture plutôt inverse à celle de Mouffe et Laclau sur ce point.

Concernant Gramsci, celui-ci a une relation complexe et contradictoire avec Sorel. D’une part, il le rejette, par allégeance à Lénine et au marxisme orthodoxe, lorsqu’il dénonce le révisionnisme. D’un autre côté, l’influence de Sorel sur Gramsci est indiscutable, à travers notamment la notion de « mythe », qu’il mobilise en parlant du combat culturel. « Pessimisme de la raison, optimisme de la volonté », pourrait être une maxime sorélienne ! Ainsi, Gramsci ne peut revendiquer ouvertement l’influence que Sorel exerce sur lui, mais elle existe.

« Le parcours de Sorel, chaotique et contradictoire, n’est pas réductible à un passage de la gauche à la droite. Son identification au marxisme est indéniable, de sa politisation naissante à sa mort. »

LVSL – En Amérique latine, Sorel a eu une influence importante sur Mariátegui, l’un des théoriciens de l’indigénisme latino-américain. Aujourd’hui, ces mouvements oscillent entre révolution et conservatisme – dans la mesure où ils tendent à essentialiser une identité indigène, et réactivent l’idée d’une ère heureuse antérieure à la colonisation. S’ils sont bien mobilisés par un mythe extrêmement puissant, c’est un mythe de l’Âge d’or. Cette conception du mythe est-elle en harmonie avec celle de Sorel, qui semble davantage propulsive, tournée vers un avenir révolutionnaire et non un passé fantasmé ?

APMariátegui est, à mon sens, l’un des marxistes les plus influents du début du XXème siècle, pourtant peu lu hors d’Amérique latine. C’est un personnage très intéressant qui représente toutes les contradictions de la société péruvienne : métisse, il a eu accès aux grandes villes hispaniques comme aux zones marquées par la culture quechua. Ayant un pied dans les deux mondes qui constituent le Pérou, il a pu livrer une analyse très fine de la réalité andine grâce à cette position privilégiée. En plus de cela, il se nourrit de ses voyages en Europe – où on sait qu’il lit Bergson, Lénine, Maurras… et Sorel. En Italie, où il se marie, il assiste aux occupations d’usines à Livourne et à la naissance du fascisme. Il en a une lecture qui détonne : il perçoit le fascisme comme un phénomène international qui découle de l’échec de la gauche à toucher les masses.

De retour en Amérique latine, Mariátegui va proposer une synthèse consistant à appliquer le marxisme aux sociétés andines, tout en tentant de revaloriser un certain indigénat ; cette démarche s’inscrit dans une perspective d’intégration des différentes populations. Ainsi, pour que le marxisme se développe ailleurs que dans les grandes villes hispaniques d’Amérique latine, il valorise une forme de « communisme primitif » inca. Cette idyllisation du passé pré-colonial peut revêtir une dimension « idéaliste » aujourd’hui, mais l’est sans doute moins au début du XXᵉ siècle. Aux yeux de Mariátegui, le Pérou est encore une société semi-féodale, ce qui justifie la valorisation d’une société antérieure, non comme modèle mais comme arme culturelle contre les structures sociales existantes.

Il se fait peu d’illusions sur les masses paysannes : pour lui, la révolution viendra avant tout de la classe ouvrière. Cependant, il estime que l’on doit travailler avec ce que l’on a : un pays agraire, et principalement de langue quechua. Lui, le grand voyageur, n’avait pas une conception cosmopolite du marxisme, mais au contraire nationale.

LVSL – Votre livre met en évidence la profondeur de l’affiliation de Sorel au courant marxiste : à ses débuts il a participé à la fondation d’une revue aux côtés de Paul Lafargue, et peu avant sa mort il publie aux côtés de Lénine et Trotsky dans l’éphémère Revue communiste. Aujourd’hui, c’est la figure de proue d’Alain de Benoist ou d’Alain Soral. La gauche, de son côté, accepte comme une évidence l’appartenance de Sorel au courant fasciste. Comment analysez-vous cette réception contemporaine de Sorel ?

AP – Je pense qu’elle est due à deux choses. D’une part, le fait qu’il ait eu un parcours complexe au cours duquel il a côtoyé, de manière indiscutable, divers nationalistes. À partir de là, des historiens – on pense notamment à Zeev Sternhell – ont simplifié les faits pour en faire un précurseur du fascisme. Bien que Sternhell ait pu avoir des analyses intéressantes sur d’autres sujets, je pense qu’il se trompe fondamentalement sur cette question-là en partant du principe que les trajectoires de vie ne se font que dans un seul sens.

D’autre part, elle est due au fait que la droite radicale française – nationaliste, conservatrice… – est capable d’intégrer à son répertoire des personnages et des références très divers. Pensons à l’historiographie nationaliste de la Commune de Paris, au fait que les nationalistes français se soient réappropriés Proudhon, Blanqui ou d’autres personnages de cette nature. La gauche possède une vision bien plus excluante de son propre panthéon. C’est notamment dû au fait que la gauche, en particulier marxiste, s’est retrouvée à un moment en position de force et a pu se permettre d’être plus rigoureuse sur les auteurs dont elle se revendiquait ; elle a eu, à mon sens, une attitude plus moraliste que politique par rapport à des auteurs qui n’entraient pas exactement dans son canon.

Nous sommes donc face à une situation paradoxale : les contemporains marxistes de Sorel lui reconnaissaient cet épithète, et c’est la postérité qui le lui a déniée. La voie était ouverte pour que les droites françaises s’en emparent.

On a beaucoup glosé sur ses liens avec Péguy. Celui-ci vient de la gauche, et devient après l’affaire Dreyfus un penseur important du nationalisme français – un nationalisme qui n’est plus purement réactionnaire, mais qui tente d’englober toute l’histoire du pays pour tracer une continuité entre la monarchie et les soulèvements populaires. C’est l’idée d’une France éternelle, qui transcende les âges, qui émerge de sa pensée. Pourtant, quand Sorel commence à flirter avec la droite, c’est justement au moment où Péguy rompt avec lui. Voilà donc un parcours chaotique et contradictoire, qui n’est pas réductible à un passage de la gauche à la droite.

On peut alors considérer que, d’une certaine manière, la gauche a tendu le bâton pour se faire battre de par son purisme, ouvrant la voie à diverses réinterprétations de Sorel. Et cela, malgré son indéniable identification au marxisme, de sa politisation naissante à sa mort.

RUFFIN, MOUFFE : LA GAUCHE PEUT-ELLE DE NOUVEAU ÊTRE POPULAIRE ?

Mouffe Ruffin Gauche Populaire Le Vent Se Lève
© LHB pour LVSL

Le divorce historique entre la gauche et les classes populaires est-il en train de se refermer ? Le large score de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle et le succès électoral de la Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale (NUPES) semblent l’attester. Pourtant, une partie des classes populaires continue à s’abstenir massivement ou à se réfugier dans le vote Rassemblement national. Face à cet état de fait, plusieurs stratégies s’opposent pour les reconquérir. Le samedi 25 juin, Le Vent Se Lève invitait Chantal Mouffe et François Ruffin à en débattre à la Maison des métallos. Chantal Mouffe est une théoricienne majeure du populisme de gauche et l’auteure de nombreux livres, dont « L’Illusion du consensus » et « Hégémonie et stratégie socialiste » avec Ernesto Laclau. François Ruffin commence son second mandat de député de la 1ère circonscription de la Somme, il est auteur et cinéaste.

Redécouvrir Sorel et le mythe mobilisateur

® Prométhée enchaîné, par Pierre Paul Rubens (1611-1618)

L’émergence du mouvement socialiste a vu apparaître diverses théories se proposant d’expliquer les phénomènes de masse. Leur questionnement initial était similaire : au-delà des conditions objectives, quelles motivations subjectives peuvent pousser des groupes humains à lutter, parfois jusqu’au sacrifie ultime ? De Georges Sorel à José Carlos Mariátegui, plusieurs penseurs socialistes ont contribué à cette réflexion en travaillant sur la notion de mythe, cette « image d’un avenir fictif […] qui exprime les sentiments d’une collectivité et sert à entraîner l’action » qu’évoque André Lalande. L’intérêt pour ces théories a peu à peu reflué en Europe à partir de la crise des années 30. L’époque actuelle, souvent présentée comme imperméable aux grands récits totalisants du siècle dernier, semble pourtant manquer cruellement de tels mythes.

En France, l’évocation de telles notions évoque généralement le nom de Georges Sorel. L’image du leader et théoricien socialiste souffre de sa postérité. Ses Réflexions sur la violence parues en 1908 sont considérées par certains historiens tels que Zeev Sternhell comme proto-fascistes. Les critiques du nationalisme sont pourtant systématiques dans son œuvre (il s’opposera à l’Union sacrée en 1914, puis saluera la révolution russe). Il est vrai que les fascistes feront de Sorel une référence : les synthèses politiques baroques sont le propre de ce courant. Mais pas d’anachronisme. Sorel constitue avant tout l’un des premiers importateurs de la pensée de Marx dans le terreau français, et sa conception émancipatrice de la violence prolétarienne s’inscrit dans la même séquence que les travaux d’Engels sur le même sujet. L’époque de la fin du 19° siècle est un temps d’insurrections ouvrières et de répressions violentes. La Troisième République déçoit les espoirs de beaucoup : une partie du mouvement syndical naissant autour de la CGT se sent trahie par le gouvernement de Clémenceau (comme d’ailleurs l’explique très bien Zeev Sternhell), et la notion de « gauche » commence à se découpler de celle de « peuple » à mesure que la troupe est envoyée mater les grèves.

La grève générale, « Grand soir » de son époque

C’est à partir de ces évènements que Sorel définit la fonction mobilisatrice du mythe de son temps : la grève générale.  Cet évènement futur susceptible de rassembler les exploités lors d’une séquence insurrectionnelle constitue alors l’horizon du syndicalisme révolutionnaire se constituant en France. Un mythe permet de faire converger les esprits vers un but commun – comme plus tard l’idée vague de « Grand soir » tenant lieu de perspective pour une partie de l’extrême gauche. Sorel accorde ici en tout cas une place majeure à la subjectivité, contrairement à la plupart des marxistes de son époque. Pour lui, face aux trahisons gouvernementales, l’autonomie de classe doit être défendue et étendue, la violence des rapports sociaux garantissant une fonction anti-intégratrice. En clair, la répression du mouvement ouvrier et les résistances qu’elle suscite empêchent toute participation pacifiée aux institutions. Selon une perspective marxiste orthodoxe, la résolution de la contradiction entre les classes ne peut alors aboutir qu’au renversement de l’une par l’autre, Sorel insistant sur la fonction régénératrice de la violence dans ce processus.

Concernant le cas français, il écrivait ainsi dans ses Réflexions sur la violence : « A côté des utopies, ont toujours existé des mythes capables d’entraîner les travailleurs à la révolte. Pendant longtemps, ces mythes étaient fondés sur les légendes de la Révolution [Française] et ils conservèrent toute leur valeur tant que ces légendes ne furent pas ébranlées. Aujourd’hui, la confiance des socialistes est bien plus grande qu’autrefois, depuis que le mythe de la grève générale domine tout le mouvement vraiment ouvrier. Un insuccès ne peut rien prouver contre le socialisme, depuis qu’il est devenu un travail de préparation ; si l’on échoue, c’est la preuve que le travail de préparation a été insuffisant. »

Nul n’est cependant prophète en son pays. L’enchaînement des périodes de progrès et de reflux de la conflictualité ouvrière, l’expérience de l’Union sacrée durant la Première guerre mondiale, l’anéantissement d’une génération dans les tranchées sonnant le glas du syndicalisme révolutionnaire français, puis l’apparition d’un nouveau paradigme léniniste : ces différents phénomènes eurent raison de l’influence de Georges Sorel dans son pays. Mais ailleurs dans le monde, dans différents courants politiques, le concept de mythe mobilisateur connut pourtant une surprenante postérité.

Sorel en Syrie

La période de la décolonisation au Proche-Orient et l’essor du panarabisme ont ouvert la voie à de nouveaux questionnements portant sur la définition politique de la nation arabe. Une figure marquante de cette période est l’intellectuel syrien Michel Aflak, cofondateur du parti Baas, issu d’une famille grecque orthodoxe de Damas. Il part en France, étudie l’Histoire à la Sorbonne, lit et écrit beaucoup. Ces années lui permettent de découvrir les classiques du marxisme, mais également Bergson et Sorel. Son militantisme indépendantiste le rapproche un temps du communisme. Mais la modération du Front populaire le déçoit (la Syrie étant alors sous mandat français et entamant des négociations en vue de l’indépendance, qui n’aboutiront définitivement qu’en 1946). Michel Aflak rompt alors avec l’internationalisme et devient l’un des principaux théoriciens du nationalisme arabe.

À partir de cette période, son œuvre est principalement motivée par la définition politique d’une identité arabe, posant les bases du panarabisme. La mobilisation politique de cette identité au service de l’unité nationale dans la période de la décolonisation n’a rien d’évident : le monde arabe est alors fragmenté par les frontières, les croyances, les langues et les classes. La pensée de Sorel trouve un écho dans les travaux de Michel Aflak visant à réaliser cette unité. Ici, le mythe mobilisateur sera la lutte pour une république arabe unifiée, porteuse d’un projet social et national. Mais la rupture assumée avec le marxisme et le flou entretenu autour du volet social du projet contribueront aux péripéties du baasisme. Il n’aboutira pas à l’unification des pays arabes, malgré plusieurs tentatives avortées, mais à la mise en place de régimes autoritaires, plus ou moins laïques, porteurs de conceptions très différentes de l’arabité. Pourtant, le concept de mythe mobilisateur ne mène pas mécaniquement à une dérive droitière au prétexte de l’élan romantique et de la recherche obsessionnelle de l’unité nationale.

Sorel au Pérou

José Carlos Mariátegui est le principal théoricien marxiste de l’histoire péruvienne. Son œuvre reste méconnue en France – constat regrettable au regard de la part conséquente consacrée à la politique française, et notamment aux développements de l’extrême droite dans l’entre-deux-guerres. Acteur du développement d’un mouvement révolutionnaire au Pérou, il considère que celui-ci doit constituer l’aboutissement de l’histoire nationale, et puiser dans la culture indigène pour trouver un écho dans les masses. Son intérêt pour la civilisation inca et sa maîtrise du marxisme le conduisent à synthétiser une voie péruvienne vers le socialisme, assumant l’influence de Georges Sorel, rejetant le positivisme et privilégiant le volontarisme au service d’une cause transcendante.

Selon Jean-Ganesh Leblanc, auteur d’un mémoire sur la question, « le mythe de Sorel apparaît comme une aspiration commune conditionnée par un ensemble d’images, d’archétypes, qui la déterminent, sans qu’elle soit ni précise, ni susceptible d’être décomposée […].Contrairement au modèle sociologique positiviste de Boukharine, le mythe de Sorel met l’action révolutionnaire non sur le compte d’un savoir qui serait une vérité scientifique, mais sur un horizon social, un avenir qu’il s’agit de faire advenir, dont il faut faire accoucher la réalité présente. » Il s’agit donc « d’une cause, d’un combat presque mystique pour une société sans classes. » Dans le contexte péruvien, la cause du socialisme trouve ses racines dans la mystique de la lutte des descendants des Incas pour leur libération. Ainsi, « Mariátegui articule le recours au passé inca à une lecture matérialiste et volontariste de l’histoire qui met l’accent sur la praxis révolutionnaire ».

Pour Mariátegui, « La force des révolutionnaires n’est pas dans leur science ; elle est dans leur foi, dans leur passion, dans leur volonté. Elle est une force religieuse, mystique, spirituelle. Elle est la force du Mythe. » Il ne faut pas prendre ces écrits du fondateur du parti communiste de la CGT péruvienne pour une rupture totale avec le matérialisme au profit d’un idéalisme abstrait. L’objectif affiché consiste au contraire à donner une perspective aux théories marxistes dans un cadre spécifique, en s’appuyant sur l’existant, en l’analysant de manière scientifique. Ceci, dans le but de déployer un appareil organisationnel et un imaginaire susceptibles de donner une dimension de masse au mouvement. L’initiative est couronnée de succès, puisque les forces politiques et syndicales issues du mouvement ouvrier péruvien continuent de se référer à la pensée de Mariátegui. L’intégration des populations andines de langue quechua dans les différentes vagues révolutionnaires qu’a connu le Pérou s’est opérée sur la base de ces théories.

Renouveau des mythes (dé)mobilisateurs

En parallèle de cet emploi du mythe par des théoriciens de diverses obédiences se développent des imaginaires que l’on pourrait qualifier de « mythes démobilisateurs ». Au sein même du mouvement ouvrier, une tendance mécaniste, considérant la révolution comme inévitable, a pu dévier vers des positions attentistes. L’idée de fond est semblable aux croyances eschatologiques : face à des évènements nous dépassant, la meilleure option consisterait à les attendre, au mieux à s’y préparer.

Mais les principaux « mythes démobilisateurs » et les plus diffusés aujourd’hui, sont sans doute les théories du complot. Le terme est réducteur. Entre les « fake news » officielles ayant mené à des conflits sanglants et les lubies de quelques illuminés inoffensifs, entre les visions du monde paranoïaques motivées par le ressentiment et des questionnements légitimes, les différences sont significatives. Il existe cependant certaines croyances et théories qui trouvent un écho massif dans des moments de crise. Remettant en cause ce qu’elles présentent comme la « vérité officielle », celles-ci sont généralement présentées en retour par les principaux médias comme de dangereuses dérives menant à l’abrutissement ou pire, la radicalisation terroriste. Cette critique simpliste ne tient pas compte de la rationalité propre aux théories du complot.

Croire que l’on détient une vérité masquée au plus grand nombre est extrêmement valorisant. Bien sûr, cela peut conduire au mépris et à la méfiance : les personnes contestant cette « vérité cachée » sont perçues soit comme des moutons manipulés, soit comme des manipulateurs au service du complot. Tous les évènements sont interprétés selon une grille de lecture téléologique qui entretient une croyance en se fondant sur des raisonnements tronqués et des biais de confirmation. Les ressorts idéologiques en sont connus – homogénéité des « élites », dissimulation systématique de la vérité, existence d’un « grand plan » à la finalité funeste, ou inexistence du hasard.

Mais une conséquence souvent oubliée de ces croyances est leur effet démobilisateur. Dans un monde où tout serait contrôlé, où l’on serait en bute à des forces occultes toutes-puissantes, la résistance devient impossible. Ainsi, les théories du complot ont massivement contribué à l’inaction politique : à quoi sert-il de se mobiliser collectivement si tout est joué d’avance ? Cette assertion constitue l’antithèse du mythe mobilisateur, du volontarisme, de l’élan vers un renversement de l’ordre social. Mais non, tout n’est pas joué d’avance : pour paraphraser Marx, les faits restent têtus. Des séquences telles que le mouvement des Gilets Jaunes ont permis de confronter les croyances complotistes à la force et à la rationalité de l’action contestataire. Il redevenait possible de se retrouver, de s’informer, de partager des savoir-faire. N’en déplaisent à nos gouvernants, de tels moments contribuent bien plus à faire reculer l’obscurantisme conspirationniste que des milliers d’articles de « débunkage ».

Quel mythe mobilisateur pour notre époque ?

Ce panorama historique invite à dépoussiérer le concept de mythe pour envisager son intérêt dans notre temps. La perspective de la grève générale insurrectionnelle n’a plus guère de sens dans une société où le monde du travail est fragmenté et fortement désyndicalisé. Mais d’autres horizons sont apparus. Les partisans d’une Sixième république défendent généralement l’idée d’une assemblée constituante portant les espoirs populaires. Des groupes survivalistes en nombre croissant s’activent en attendant l’effondrement de la civilisation industrielle dans une perspective eschatologique. Dans l’histoire récente des mouvements sociaux, les Gilets jaunes se sont mobilisés autour d’un imaginaire mêlant références à la Révolution de 1789, revendications référendaires et mythe insurrectionnel. En retour, l’absence d’un objectif immédiat permettant de rassembler l’ensemble des Gilets jaunes et d’une stratégie pour y parvenir a pu constituer une limite indépassable du mouvement.

Mais le problème gagnerait à être prix à l’envers : c’est l’absence de contre-projet de société massivement partagé et d’organisations politiques capables de porter un tel projet qui limite l’émergence de mythes mobilisateurs positifs. La nature politique ayant horreur du vide, l’époque est celle des passions tristes et des angoisses déclinistes. Seule une autre grille de lecture du monde largement diffusée pourrait en retour faire émerger une vision positive portant les exigences vitales de notre temps.

À l’assaut du ciel ! L’Association internationale des travailleurs et la Commune de Paris

Bien affermie depuis que Jacques Rougerie en a posé les premiers jalons1, l’histoire de l’Association internationale des travailleurs (AIT) sous la Commune demeure cependant peu connue de nos contemporains. Prisonnière des lectures idéologiques dont elle a fait longtemps l’objet, l’AIT charrie encore les fantasmes – légende noire ou dorée – hérités du siècle dernier, tandis que, noyée dans le flot de l’insurrection communaliste, L’Internationale n’émerge qu’à l’occasion d’un fugitif refrain : « C’est la lutte finale… » 2. Dans l’un comme dans l’autre cas, l’Internationale chante à nos oreilles plus qu’elle ne parle. Aussi convient-il de profiter de l’actualité de la Commune de Paris pour tenter de favoriser la démocratisation du savoir scientifique3 et, tout en se tenant à distance des approches partisanes qui en ont soit majoré soit minoré l’incidence, mettre en relief le rôle déterminant qu’y jouèrent les membres de l’Association. Ni celui du grand timonier, ni celui de la mouche du coche. Plutôt celui d’un premier violon qui, dans le concert de la révolution, non sans contretemps, s’employa toujours à donner le ton.

Cet article s’inscrit dans la série « La gauche peut-elle encore changer les choses ? » dirigée par Pierre Girier-Timsit.

Rappelons succinctement l’état de désorganisation dans lequel se trouvent les militants au sortir de l’hiver 1870-1871. C’est qu’en effet, privée de sa cheville ouvrière – les chambres syndicales qu’elle encadrait naguère sont à l’agonie – l’Internationale claudique alors sur le seul pied de ses sections de quartiers. Et des sections qui, pour la plupart, malgré l’amorce d’un processus de réorganisation très volontaire, peinent à sortir de l’état végétatif dans lequel elles ont précédemment sombré. Quant aux autres, celles qui témoignent d’une certaine activité, ces sections sont encore passablement désunies ; divisées entre celles qu’animent les internationaux de la première heure – restés mutuellistes ou nouvellement acquis aux thèses collectivistes – et celles issues de l’admission toute aussi récente que massive des révolutionnaires blanquistes dans l’organisation4. De sorte que, fragmentée par des courants de traditions et de sensibilités politiques très différentes, l’Association s’apparente bien plutôt à un archipel d’ilots militants franchement dissociés.

D’autant plus que le pourrissement de la situation – la pression du siège, le retard du plan Trochu…5 – suscite des réactions désaccordées : tandis que certains internationaux plaident en faveur d’une politique de collaboration avec les républicains radicaux6, d’autres, spéculant sur l’irritation de la population suite à la signature des préliminaires de paix, planifient dans le secret leurs coups de force désespérés contre les hommes de l’Hôtel-de-ville7. Sans succès… Aussi, modérantisme déçu d’un côté, aventurisme maté de l’autre, l’Internationale, déboussolée, est-elle en crise. Elle aura cependant bientôt l’occasion de se ressaisir ; et à la faveur d’un nouvel élément dont la survenue bouleversera soudain les coordonnées de la situation politique, prendre le coche de la révolution.

Du Comité central de la Garde nationale

Face à l’imminence de l’entrée des Prussiens dans Paris, plusieurs des bataillons de la garde nationale, refusant tout autant la honte de la capitulation que le retour annoncé d’un roi couronné, décident de s’unir dans le but de maintenir armée la République en danger8. Aussi assiste-t-on fin février à la naissance de la Fédération républicaine de la Garde nationale et, issue du vote de chacun de ses bataillons, à celle du Comité central chargé de la représenter.

Mais là encore, l’attitude à adopter vis-à-vis du nouveau venu ne fait pas l’unanimité des internationaux. Si la plupart d’entre eux, inscrits au bataillon de leur quartier, évoluent sous les armes et, simples gardes ou officiers, participent aux sorties menées tambour battant – avec la bouche pleine de « mâles accents »9… ! – , beaucoup n’en sont pas moins circonspects face aux prétentions politiques d’un organe jugé « plus patriotique que révolutionnaire »10. Les débats qu’il occasionne au sein du Conseil fédéral des sections parisiennes de l’Internationale témoignent ainsi de leurs désaccords initiaux :

– « Varlin : Il serait urgent que les internationaux fassent leurs possibles pour se faire nommer délégués dans leur compagnie et pour siéger ainsi au comité central […]. Allons là, non pas comme internationaux, mais comme gardes nationaux, et travaillons à nous emparer de l’esprit de cette assemblée.
– Frankel : Ceci ressemble à un compromis avec la bourgeoisie : je n’en veux pas. […]
– Pindy : On semble oublier qu’il y a là un risque de compromettre l’Internationale […]
– Varlin : Les hommes de ce comité qui nous étaient suspects ont été écartés et remplacés par des socialistes qui désirent avoir parmi eux quatre délégués servant de lien entre eux et l’Internationale […].
– Charbonneau : Vous dites que le comité est devenu socialiste ; à son début il était réactionnaire. Je reste défiant »11.

Or la défiance de Pierre Charbonneau, Léo Frankel et Jean-Louis Pindy, ne dicte toutefois pas sa conduite au Conseil qui, bien que demeuré dans l’expectative, et soucieux de ne pas compromettre dans une nouvelle aventure les premiers jalons d’une refonte organisationnelle de ses sections, donne son assentiment à la résolution chaudement défendue par Eugène Varlin12.

« Une révolution éclatait qui n’était représentée ni par un avocat, ni par un député, ni par un journaliste, ni par un général. À leur place, un mineur[…], un ouvrier relieur, un cuisinier. »

Lissagaray, sans doute resté l’un des plus célèbres historiens de la Commune de Paris, se méprend lorsqu’il considère que la « réserve jalouse »13 de l’Association à l’égard du Comité central empêche celle-ci de se saisir de son potentiel et d’y jouer le moindre rôle. Non, les internationaux ne rateront pas le coche ! Et ce, tant à titre individuel que comme force collective. Mis en lumière et régulièrement rappelé, le rôle de Varlin auprès du Comité est certes particulièrement déterminant – que l’on songe notamment à l’influence qu’il exerce dans l’adoption du principe de l’élection, du contrôle et de la révocabilité des chefs de la garde nationale. Mais l’on oublie généralement de souligner celui, sans doute plus obscur, de tous ceux qui, peuplant toutes les instances de la Fédération, depuis les bataillons jusqu’au Comité central, œuvrent à la conversion de ce dernier en organe de la révolution. Non seulement Varlin donc, mais André Alavoine, Adolphe Assi, Henri Chouteau, Émile Duval, Émile Lacord, etc. Soit presque la moitié des représentants élus au Comité central !

Cela implique de réévaluer le jugement négatif que l’on attribue d’ordinaire au rôle de l’Internationale au cours de l’insurrection. Certes, pris au dépourvus – mais qui ne l’est pas alors ? – lorsque, au petit matin du 18 mars, les Montmartrois s’insurgent face à l’opération de brigandage entreprise par les Versaillais14, la plupart des internationaux n’en sont pas moins sur la brèche dès lors que la nouvelle se répand :

« Mon somme fut interrompu par les cloches de Saint Ambroise qui sonnaient à toute volée. Le jour était venu.
– Qu’y a-t-il, criais-je à ma femme [?]
– Dors, me répondit-elle. […]
Je me rendormis. Mais je fus réveillé bientôt. Une voix ardente, impérieuse, criait :
– Camélinat ! Camélinat ! aux armes, on assassine nos frères !
Nom de Dieu, je sautais du lit »15

Apportant leur pierre à l’édifice des barricades qu’élèvent à chaque angle de rue les insurgés dans leur panique, fraternisant avec les lignards invités à mettre crosse en l’air, poursuivant de leurs coups de feu ceux des soldats restés fidèles à leurs généraux, tous, à leur mesure et selon la situation dans laquelle ils se trouvent alors, tous participent à l’insurrection qui elle-même à cette heure s’ignore encore. En tout état de cause, rien qui ne justifie la boutade de l’historien Edmond Lepelletier assimilant l’Internationale à une « académie de philosophes ». Ou, comme le dira Talès après lui, d’« esprits théoriques […] peu disposés à l’action »16.

Au terme de cette journée où les membres du gouvernement ont déserté leurs ministères et, emboitant le pas des soldats dans leur retraite, fui la capitale en direction de Versailles, le Comité central de la garde nationale, installé à l’Hôtel-de-ville, est alors maître de Paris. Et les internationaux ne le sont pas moins : « Une révolution éclatait qui n’était représentée ni par un avocat, ni par un député, ni par un journaliste, ni par un général. À leur place, un mineur […], un ouvrier relieur, un cuisinier, etc. »17. Ce mineur, ce relieur, ce cuisinier, ces inconnus…, ce sont respectivement Adolphe Assi, Eugène Varlin, Émile Lacord ; gardes nationaux et membres du Comité central, mais militants de l’Internationale !

aux marches de l’Hôtel-de-ville !

À la faveur d’un de ces « cas fortuits »18 grâce auxquels parfois l’histoire se meut inopinément, l’Année terrible19 débouchait sur une révolution à laquelle la Commune de Paris, tout juste sortie de ses flancs, donnera son nom. Et les internationaux, ces communards, son visage. Car, si comme le dit Marx, l’histoire quand elle avance cherche toujours les hommes dont elle a besoin, celle des 72 jours de la Commune trouvera nombre de ses champions parmi les militants de l’Association.

S’étant joint à la résistance des maires et députés de Paris qui, forts de leur récente élection, refuseront de céder à une autre légitimité que la leur, Henri Tolain, certes, tourne le dos à la Commune et déserte la capitale pour s’en aller rejoindre Versailles. Mais il est le seul. Et le restera ; flétri, honni de tous ses anciens amis qui ne lui pardonneront jamais l’adultère politique ainsi commis. C’est que, Tolain mis à part, les internationaux ont tous pris le train de la révolution en marche, et appuyé de toute l’autorité de leur Association l’organisation des élections communales que le Comité central a fixé pour le dimanche 26 mars.

Les procès-verbaux du Conseil fédéral se font initialement l’écho des doutes éprouvés par certains délégués. Restés sceptiques quant à la nature d’une insurrection dont ils peinent à saisir le sens et la dynamique, hantés sans doute aussi par le récent souvenir du 22 janvier, ceux-là recommandent quelques prudences à engager la responsabilité de l’organisation. Mais l’enthousiasme des autres l’emporte cependant bientôt sur les plus timorés : « Je suis d’avis de faire un manifeste dans lequel nous inviterions les nôtres à voter la Commune », suggère Frankel. Oui, « apportons tout notre concours à la République quand elle devient sociale », appuie Boudet. « Il faut que l’Internationale ait aujourd’hui une responsabilité militante », renchérit Evette ! Spoetler et Minet restent hésitants mais, recueillant l’assentiment de la majorité des délégués présents, la proposition Frankel est acceptée20.

Pressés par les circonstances, les internationaux franchissent donc à leur tour le Rubicon de la révolution que, dans son entrain, sa spontanéité, la population insurgée vient de passer sans s’en apercevoir.

« Notre parti est pris », conclut Hamet. Et, le soir même, paraît sur les murs de Paris le Manifeste élaboré quelques heures auparavant dans le local de la Corderie (3ème ardt) : « Nous avons revendiqué l’émancipation des travailleurs, et la délégation communale en est la garantie, car elle doit fournir à chaque citoyen les moyens de défendre ses droits, de contrôler d’une manière efficace les actes de ses mandataires chargés de la gestion de ses intérêts, et de déterminer l’application progressive des réformes sociales. […] Dimanche 26 mars, nous en sommes convaincus, le peuple de Paris tiendra à l’honneur de voter pour la Commune »21.


La troisième adresse du Conseil Général de l’Association Internationale des Travailleurs – plus connue sous le nom de La Guerre civile en France, 1871 – fut rédigée par Karl Marx à fin mai 1871.
(Première de couverture, Les Éditions sociales, 1952).

Pressés par les circonstances, les internationaux franchissent donc à leur tour le Rubicon de la révolution que, dans son entrain, sa spontanéité, la population insurgée vient de passer sans s’en apercevoir. L’insurrection du 18 mars défraie bientôt la chronique de la presse internationale, et la Commune de Paris, vite devenue l’épicentre européen de la lutte des classes, bénéficie tout aussitôt des relais de la grande Association. C’est que, depuis Londres, le Conseil général22 joue son rôle de caisse de résonnance (meetings de soutien, souscriptions publiques…) et, par le truchement des correspondances de Marx, bat le rappel à travers l’Europe entière. Aussi l’Internationale contribue-t-elle à faire de la Commune un point de fixation vers lequel se portent les révolutionnaires du monde entier. Comme le confiera James Guillaume – alors en Suisse : « … l’idée d’aller à Paris, au foyer de l’action révolutionnaire, […] me souriait. J’acceptais donc la proposition. Nous devions partir le soir même»23.

Tombée en disgrâce suite aux coups de force tentés sans que la population y adhère, l’Internationale recouvre tout son ascendant sur elle à la faveur d’une révolution qui, par définition, en implique la très forte mobilisation. Rien de surprenant dès lors à ce que, reconnus pour leur indéfectible combat en faveur de l’émancipation des travailleurs, nombre d’entre ses militants soient largement crédités dans les suffrages et figurent parmi les nouveaux élus de la Commune.

Combien, au juste, parmi ces hommes du futur Conseil qui, du haut des marches de l’Hôtel-de-ville, au soir des élections, présentent leur visage à la foule ? Les estimations divergent notablement selon que l’on considère tel ou tel critère censé définir l’appartenance d’un militant à l’organisation (ancienneté, obédience, courant de pensée, réseau de sociabilité, relations interpersonnelles, etc.). De sorte que si le militant Auguste Serraillier, manifestement très inclusif, en compte 60, son camarade Benoit Malon, plus sélectif, n’en retient que 23 – ceux qu’il appelle ses « amis ». Alors ? Suivons là-encore Jacques Rougerie qui, se situant en milieu de fourchette, en estime le nombre à une grosse quarantaine ; soit la majorité toutefois des 78 membres de la Commune à l’issue des élections complémentaires du 16 avril24.

Or s’ils ne relèvent pas des mêmes sensibilités, ne professent pas les mêmes convictions ni ne nourrissent les mêmes perspectives, et s’ils ne sont certes pas tous « amis », tous éprouvent cependant une forme d’angoisse à devoir présider aux destinées d’un nouveau monde : « Une chose me terrifiait : c’était d’avoir une part de responsabilité dans le succès ou l’insuccès, dans la vie ou la mort de ce peuple de Paris […]. J’eus comme un vertige, et le sentiment de l’épouvantable responsabilité m’apparut terrible ! »25

L’outil dans une main, le fusil dans l’autre

À partir de cette date, et plus encore qu’auparavant, l’histoire de l’Internationale cède la place à celle des internationaux. Il n’est bien sûr pas question d’en retracer ici l’aventure buissonnante. Qu’il suffise d’en donner çà et là quelques touches saillantes ; avec le regret toutefois de laisser dans l’ombre tous celles et ceux qui, anonymes et méconnus, sans éclat ni titre, œuvrèrent « au ras du sol »26

Si, envisagés dans une acception large, les élus de l’Internationale investissent chacune des dix commissions qu’établit le Conseil de la Commune au soir de sa première séance, notons que les internationaux de souche, délaissant les fonctions politiques les plus en vue, se consacrent plus volontiers aux tâches de remise en route de la société. Tâches obscures au regard des grands titres dont se parèrent les blanquistes et les jacobins radicaux ; mais tâches pressantes, essentielles, et sans lesquelles rien ne se fait… Albert Theisz, en charge de la remise en fonction des services postaux ; Eugène Varlin qui, des finances, se porte garant de l’organisation des subsistances ; Jules Andrieu, commissionné aux services publics et répondant ainsi du bon fonctionnement des cimetières, du gaz, de l’eau des fontaines, des immondices, des fosses et égouts, de l’éclairage public, etc.

Portrait de Léo Frankel ; le principal animateur la Commission du Travail et de l’Échange. (Date inconnue)

Mais soulignons-là surtout le rôle fondamental des internationaux dans l’activité de la Commission du travail. Dirigée par Léo Frankel – « le premier ministre du travail de l’histoire du monde »27 – qui l’anime en lien avec le Conseil Fédéral, l’Union des femmes28 et les principaux responsables des chambres syndicales de la Fédération ouvrière, la Commission du travail fonde et détermine à elle seule l’œuvre proprement socialiste de la Commune. Ses principaux décrets – tels que ceux portant sur la suppression du travail de nuit des boulangers, les dégagements gratuits du Mont-de-piété, l’interdiction des amendes et des retenues sur salaires, l’attribution préférentielle des marchés de la Commune aux associations ouvrières, la réquisition des ateliers abandonnés, etc. – en sont le témoin. Peu suivis d’effet en raison du cours de la guerre civile, ils n’en portent pas moins la marque anticapitaliste de l’Internationale et, avec elle, le caractère socialiste de la révolution communale.

Peu suivis d’effet en raison du cours de la guerre civile, [les décrets de la Commission du travail] n’en portent pas moins la marque anticapitaliste de l’Internationale et, avec elle, le caractère socialiste de la révolution communale.

Il aura seulement manqué du temps. Les communards n’en eurent pas… Exclusivement préoccupés par l’organisation de la société socialiste à venir, les internationaux ont-ils oublié que la Commune assiégée vit là ses heures dernières ? « Notre révolution est accomplie, déclare Georges Bertin en séance du Conseil, « laissons le fusil et reprenons l’outil » ! Or si Henri Goullé, commandant d’état-major et, donc, plus averti de la situation, lui objecte alors l’impératif d’avoir à « se tenir sur ses gardes », Hamet et Frankel, désireux de voir l’Internationale se consacrer pleinement à la question ouvrière et répondre ainsi aux exigences sociales de ses mandants, concluent en faveur de Bertin : « La garde est facile à établir, le travail l’est moins ; prenons nos outils, au premier coup de tambour nous saurons retrouver notre fusil »29… !

Il est vrai que, rapporté en ces termes à la veille de la Semaine sanglante, le propos de certains des internationaux témoignent « d’un optimisme qui n’est guère de mise »30. Mais il faut se garder d’une lecture par trop téléologique – l’enceinte fortifiée est alors sans brèche… – et ne pas s’exagérer la performativité de telles ou telles formules. Le débat et l’accent porté alternativement sur « l’outil » et sur « le fusil » illustrent ici seulement la difficulté dans laquelle se trouvent les militants de devoir conjuguer ensemble, simultanément, en rythme, et sans contretemps, les tâches politique et sociale de la révolution. D’ailleurs, le tambour les rappelant au combat, les internationaux qui étaient demeurés l’outil dans une main et le fusil à portée de l’autre ne font pas la sourde oreille. Et c’est sans difficulté qu’ « Avrial troque la casquette de la Commission du Travail pour le képi de celle de la Guerre »31 !

Contrairement à ce que suggère Lissagaray, les internationaux n’oublièrent pas que « la Commune était une barricade ».

Gustave Cluseret, Jaroslaw Dombrowski, Walery Wroblewski…, pour ne citer-là que les responsables militaires de la Commune les plus en vus, sont par ailleurs tous membres de l’Internationale. Et tous sont au front : à cheval, chargeant l’arme au poing ; retranchés derrière les gravats, le fusil braqué sur les lignards de Versailles ; ou parmi les décombres, portant secours aux blessés tombés sous la mitraille… Non, et contrairement à ce que suggère Lissagaray, les internationaux n’oublièrent pas que « la Commune était une barricade »32.

Aussi, lorsque, dimanche 21 mai, se répand la nouvelle que les troupes versaillaises ont pénétré dans Paris, tous les internationaux volent aussitôt à la défense de leur quartier. Dans un article que publie ce qui sera le dernier numéro de l’hebdomadaire de l’Internationale à Paris, Émile Aubry donne le ton : « Semblables à un homme attaqué dans sa maison par une bande de voleurs, et qui se sert de tout ce qui se trouve sous sa main pour frapper les agresseurs, employons tout. Puisqu’on veut nous traiter en insurgés, ripostons en insurgés »33.

Qu’importe alors les divisions de la veille lorsque, désaccordés quant au rôle et aux attributions d’un organe de direction supérieur, le Conseil de la Commune et l’Internationale s’étaient l’un et l’autre partagés entre une « majorité » – favorable à l’établissement d’un Comité de salut public – et une « minorité »– qui en dénoncera bientôt les dérives dictatoriales… L’urgence de la lutte commande à l’unité : chacun dans son quartier, certes, mais tous ensemble contre l’ennemi commun. 


L’exécution de Varlin
(Maximilien Luce, 1914-17, huile sur toile, Mantes-la-Jolie).

Mais là s’arrête notre récit34. S’il ne nous appartient pas de valider l’aphorisme de Friedrich Engels selon qui la Commune « était sans contredit la fille de l’Internationale »35, il convient cependant de constater que, si tel était le cas, la mère n’a pas survécu à la mort de l’enfant. Aiguillonné par les pamphlets que multiplient les sectateurs de l’ordre bourgeois, Versailles, triomphant de la Commune, s’attache dès lors à éradiquer ce qu’elle en soupçonne être le plus redoutable ferment. Aussi, chassés, traqués, emprisonnés, déportés, fusillés, la plupart des internationaux, communards parmi d’autres, partagent le sort de tous ceux-là. L’Internationale en France ne s’en relèvera pas ; morte bien avant qu’en mars 1872 la loi Dufaure ne s’acharne sur son cadavre36.

Réchappés de la « Saint-Barthélemy des prolétaires »37, plusieurs militants parviendront pourtant à se soustraire aux conseils de guerre. Prenant le chemin de l’exil, ils poursuivront ailleurs l’aventure de l’Internationale ; en proscrits. À Genève, à Bruxelles, à Londres… « En quelque lieu, pour conclure avec Marx, sous quelque forme, et dans quelques conditions que la lutte de classe prenne consistance […] »38.

[1] J. Rougerie, « L’Association internationale des travailleurs et le mouvement ouvrier à Paris pendant les évènements de 1870-1871 », dans Jalons pour une histoire de la Commune de Paris, International review of Social history, vol. XVII, 1972.

[2] Il s’agit du premier vers du célèbre refrain de L’Internationale ; le poème qu’Eugène Pottier, le chantre de l’Association internationale des travailleurs, aurait écrit au mois de juin 1871 alors qu’il se cachait de la répression versaillaise.

[3] Cet article est la version abrégée d’un ouvrage à paraître prochainement chez Arbre bleu éditions (coll. Les Passeurs).

[4] Les membres du premier bureau parisien de l’Internationale sont pour la plupart très influencés par la pensée – mutuelliste – de Pierre-Joseph Proudhon. Les « blanquistes » désignent les partisans de la stratégie révolutionnaire défendue et incarnée par Auguste Blanqui, dit L’Enfermé – ce qu’il sera d’ailleurs à nouveau peu avant l’insurrection du 18 mars 1871.

[5] Le bombardement de la capitale, assiégée depuis le mois de septembre de l’année précédente, a commencé le 5 janvier 1871. Président du Gouvernement de la Défense nationale, le Général Louis Trochu assure avoir un plan d’action militaire – tenu secret – pour libérer Paris du siège… Il n’en est rien.

[6] Au sein du Comité central républicain des vingt arrondissements ou à l’occasion d’une liste commune aux élections législatives de février.

[7] L’échec du coup d’État du 22 janvier 1871 redouble depuis peu celui du 31 octobre 1870.

[8] Il se murmure en effet que l’Assemblée nationale, installée à Bordeaux avant qu’elle ne déménage à Versailles, pourrait pousser le rapport de force jusqu’à rétablir la monarchie.

[9] La Marseillaise est alors un chant révolutionnaire…

[10] La formule est de Benoit Malon – ouvrier teinturier, militant de l’Internationale, communard, et l’un des premiers historiens de la Commune de Paris – tirée de La troisième défaite du prolétariat français, G. Guillaume fils, Imprimeur – Éditeur, Neuchâtel, 1871, p 57.

[11] Les séances officielles de l’Internationale à Paris pendant le Siège et pendant la Commune, E. Lachaud Éditeur, 3e édition, Paris, 1872, pp 82-86.

[12] Eugène Varlin, ouvrier relieur de son état, compte parmi les tout premiers membres du bureau parisien de l’Internationale (1865). La centralité de son rôle dans la renaissance de l’organisation au lendemain des procès de 1868 et dans l’animation de la Chambre fédérale des sociétés ouvrières fait de lui la principale figure de l’Association au cours des années 1869-1871. Dénoncé au cours de la Semaine sanglante, il sera fusillé, le 28 mai 1871, rue des Rosiers.

[13] Prosper-Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, FM / petite collection maspero, Paris, 1976, p 99.

[14] Adolphe Thiers, qui souhaite désarmer Paris, entend profiter de la nuit du 17 au 18 mars pour subtiliser les canons que la Garde nationale a parqué au sommet de la butte Montmartre.

[15] L’Humanité, 19 mars 1928 (cité dans M. Cordillot, « Camélinat-le-communard, de Mailly-la-Ville à l’exil outre-Manche », in Zéphirin Camélinat (1840-1932), Une vie pour la Sociale, Colloque, Adiamos – 89, 2003, Auxerre, pp 13-51).

[16] E. Lepelletier, Histoire de la Commune de 1871, vol 1 : Le dix-huit mars, Mercure de France, 1911, Paris, p 355 ; C. Talès, La Commune de 1871, Spartacus, 1998, Paris, pp 17-18.

[17] A. Arnould, Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, Éditions Jacques-Marie Laffont et associés, Lyon, 1981 (1873), p 103.

[18] Lettre de K. Marx à Kugelmann, 17 avril 1871.

[19] L’Année terrible est le titre d’un recueil de poèmes de Victor Hugo retraçant les évènements de l’année 1870-1871.

[20] Séances officielles…, op. cit., pp 132-152.

[21] Affiché dès le lendemain sur les murs de Paris, le Manifeste ne paraît dans la presse que le lundi 27 mars (Le Journal officiel, Le Châtiment).

[22] Le Conseil général, dont le siège est à Londres, est l’organe de liaison internationale entre les différentes branches de l’Association.

[23] J. Guillaume, L’Internationale : documents et souvenirs (1864-1878), Tome 2, Édouard Cornély et Cie Éditeurs, Paris, 1907, p 127. Tous les internationaux ne partagent pas le même enthousiasme… Réfugié à Locarno (Suisse) où il s’emploie à la rédaction de son dernier ouvrage, Michel Bakounine estime pour sa part n’avoir « rien à faire là » (Paris) : « Je vois trop clairement que l’affaire est perdue. Les Français, même les ouvriers, ne sont pas encore à la hauteur »… Lettre de M. Bakounine à Ozerof, 5 avril 1871.

[24] Respectivement : correspondance d’Auguste Serraillier à Jenny Serraillier, 30 mars 1871 ; B. Malon, op. cit. ; J. Rougerie, op. cit. 

[25] A. Arnould, op. cit., p 122.

[26] Quentin Deluermoz, « Gouverner au ras du sol », in La Commune, Le grand rêve de la démocratie directe, L’Histoire, Les collections n°90, janvier-mars 2021.

[27] A. Lanoux, Le Coq rouge, Grasset, Paris, 1972, p 512.

[28] L’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés est alors dirigée par deux militantes de l’Internationale – Nathalie Le Mel et Élisabeth Dmitrieff.

[29] Les Séances officielles…, op. cit., p 157.

[30] M. Choury, La Commune au cœur de Paris, (2ème édition), Éditions sociales, Paris, 1972, p 237.

[31] A. Dalotel et J. Sutton, « Un communard oublié : le mécanicien Avrial », in Gavroche. Revue d’histoire populaire, n°110, mars-avril 2000, Éditions Floréal, pp 8-12.

[32] P-O. Lissagaray, op. cit., p 250.

[33] É. Aubry, « La Révolution sociale et la Commune », in La Révolution Politique et Sociale, 25 Floréal an 79 (15 mai 1871).

[34] Que l’on nous excuse de ne pas avoir abordé les questions relatives à la marche sur Versailles ou à la réquisition de la Banque de France ; questions de grande importance, certes, mais peut-être trop épineuses, trop polémiques et trop périphériques à notre sujet pour être seulement touchées du doigt dans le cadre d’une communication de modeste format.

[35] Lettre de F. Engels à F.A. Sorge, 12-17 septembre 1874.

[36] Le 14 mars 1872, la loi Dufaure (du nom du ministre de la Justice du gouvernement Thiers) criminalise l’appartenance à l’Association internationale des travailleurs.

[37] B. Malon, op. cit., p 451.

[38] Karl Marx, La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris), Éditions sociales, 1968, p 88.