L’essor du célibat : au-delà des paniques morales

Féminisme célibat - Le Vent Se Lève
Ilya Zomb, Sentimental Pursuit, 1997

Partout dans le monde, le couple décline depuis plusieurs décennies. Cette évolution inquiète d’un côté les pouvoirs publics car elle entraîne un déclin démographique et risque d’aggraver la stagnation d’économies occidentales déjà vieillissantes. De l’autre, les intellectuels médiatiques fustigent l’individualisme et le puritanisme supposé des nouvelles générations. Les causes de ce phénomène sont multiples, et les récentes études montrent qu’il est dans l’ensemble un choix par défaut. Toutefois, un élément est peu mis en avant dans les discours : les femmes sont, plus que les hommes, hostiles au couple – et les femmes issues des classes populaires plus que les cadres. Une spécificité qui peut être comprise au prisme d’une analyse féministe matérialiste.

NDLR : Cet article s’inscrit dans un dossier consacré au féminisme matérialiste. Nous vous invitons à lire l’article de Sara R. Farris sur la place des classes sociales dans la mouvance féministe, un extrait du dernier livre de Maud Simonet sur le travail domestique et le bénévolat, ainsi qu’un entretien avec Clara Serra sur le consentement positif et négatif.

Moins de couples, plus d’individualisme ?

Le couple décline depuis les années 1990 : en Finlande, en Corée du Sud, en Turquie, au Mexique, le nombre de mariages et de couples cohabitants est en baisse. En Corée, où le nombre d’enfants par femme est passé à 0,78 en 2024, les agences matrimoniales fleurissent et proposent même d’importer des Chinoises et des Vietnamiennes pour repeupler les campagnes. L’affaire est également prise à bras le corps par le Parti communiste chinois, qui organise des speed-dating bucoliques pour relancer la natalité. En France, où le nombre d’enfants par femme a atteint 1,62 en 2024, les politiques déclarent la guerre au déclin démographique…tout en mettant toujours peu de moyens pour y remédier1.

Le pourcentage de personnes en couple et les taux de fécondité sont en baisse dans le monde entier. © Financial Times

De l’autre côté, l’augmentation du célibat attise les commentaires d’intellectuels médiatiques, qui mêlent indistinctement baisse de la sexualité chez les plus jeunes et augmentation du célibat, pointant parfois du doigt les effets puritains du mouvement #MeToo. Sur un ton plus virulent, la sphère « masculiniste » accuse le féminisme d’avoir introduit un degré tel de complexité dans les rapports femmes-hommes qu’il en accule certains au célibat contraint (incels) ou choisi (Men Going Their Own Way).

Les femmes issues des milieux populaires affirment davantage avoir choisi le célibat (50%) que les femmes cadres (25%). Or, ce sont précisément ces femmes qui ont le plus à perdre dans le couple.

Certes, les valeurs d’autonomie et d’égalité femmes/hommes ont reconfiguré les rapports conjugaux depuis une trentaine d’années. Les individus aspirent à des relations respectueuses de leur liberté, et hésitent moins qu’avant à mettre fin à une relation dans laquelle ils ne s’épanouissent plus. Du côté des pratiques de couple, le nouvel ethos conjugal se traduit par une diminution des mariages, une séparation des biens et des comptes bancaires. Conséquence de la multiplication des ruptures, les périodes transitoires de célibat sont aussi plus fréquentes ; une mise au clair qui nuance les propos alarmistes sur le déclin du couple. Pour la plupart, le couple reste un horizon désirable.

Célibat choisi des femmes et féminisme matérialiste

Les réactions moralisatrices sont généralement peu informées. Celles des commentateurs qui fustigent tantôt le puritanisme, tantôt l’individualisme, n’échappent pas à cette règle. Les données révèlent que le célibat est davantage un choix des femmes : dans l’enquête Épic (Étude des parcours
individuels et conjugaux), menée en 2013 et 2014 par l’INED et l’INSEE, 46% des femmes célibataires déclarent avoir choisi la vie hors couple, contre 34% des hommes.

Comme le souligne le sociologue Christophe Giraud, les femmes « expriment plus d’insatisfaction et sont très majoritairement à l’initiative des séparations », une insatisfaction objectivée via cette enquête mais qui transparaissait déjà sur les réseaux sociaux. Des figures comme Virginie Despentes ou la philosophe Manon Garcia prédisent depuis plusieurs années la fin proche du couple hétérosexuel, et l’hymne au célibat de Miley Cyrus Flowers a été le titre le plus écouté sur Spotify en 2023. Cette différence genrée se retrouve également outre-Atlantique, comme en témoigne l’enquête du Pew Resarch Center : parmi les célibataires Américains, 56% des hommes recherchent une relation (romantique ou occasionnelle), contre 44% des femmes.

Pourquoi les femmes sont-elles moins promptes à l’acceptation du couple que les hommes ? Un détour par le féminisme matérialiste est utile pour comprendre ce phénomène. Né dans les années 1970 et inspiré du marxisme, ce courant postule que toute domination a des bases matérielles. Son apport réside dans la conceptualisation du travail domestique comme un rapport d’exploitation : les femmes accomplissent des tâches qui, dans un autre cadre, pourraient être rémunérées, mais deviennent gratuites au sein du couple. Le travail domestique recouvre les tâches ménagères et reproductives, et engage donc les femmes bien au-delà du simple geste : il touche à la fois le corps — par la naissance ou l’allaitement — et l’affect, à travers la gestion du bien-être émotionnel de la famille. Un engagement total, physique et émotionnel, pourtant largement invisibilisé car souvent perçu comme découlant des dispositions naturelles des femmes.

Autre indice de la pertinence du prisme matérialiste, dans l’enquête Épic citée plus haut, les femmes issues des milieux populaires affirment davantage avoir choisi le célibat (50%) que les femmes cadres (25%). Or, ce sont précisément ces femmes qui ont le plus à perdre dans le couple : les femmes des classes populaires cumulent la double charge d’un emploi salarié et du travail domestique, n’ayant pas les ressources nécessaires pour déléguer ces tâches. Leur autonomie est également entravée par une forte dépendance financière, les pratiques de comptes joints étant plus courantes dans cette catégorie. Le célibat apparaît alors moins comme une échappée solitaire que comme un levier d’émancipation pour les femmes.

L’effet des réformes des congés parentaux a été rigoureusement mesuré par des économistes, qui ont montré leurs bénéfices sur le partage des tâches dans le couple.

Depuis les années 1960, les femmes ont progressivement conquis une autonomie financière, marquant une rupture historique : c’est à cette époque qu’elles obtiennent le droit d’ouvrir un compte bancaire en leur nom, sans l’autorisation d’un mari ou d’un père. Cette autonomie nouvelle transforme en profondeur les rapports conjugaux, renforçant le pouvoir de négociation des femmes au sein du couple.

De nombreuses études ont mis en évidence le lien de causalité entre ressources économiques féminines et rééquilibrage des relations conjugales : après une augmentation du revenu des femmes, le travail domestique tend à être mieux équilibré dans les couples. Pourtant, les nouvelles aspirations des femmes se heurtent à la persistance d’un modèle conjugal profondément ancré, qui repose moins sur les préférences des femmes que sur le maintien de privilèges masculins via des forces culturelles et institutionnelles. Face à cette inertie, certaines femmes, refusant de sacrifier leur autonomie, optent pour le célibat plutôt que pour une relation inégalitaire.

« Les femmes travaillent et les hommes accumulent »

Contrairement au mythe véhiculé par les anti-féministes de « l’égalité déjà-là », pour reprendre l’expression de Christine Delphy, les femmes continuent de fournir l’essentiel du travail domestique et parental. En France, en 2010, les femmes en couple avec enfants consacrent en moyenne 54 heures par semaine à l’ensemble de leurs activités professionnelles et domestiques, dont 34 heures de travail domestique. Les hommes, eux, cumulent 51 heures de travail, dont seulement 18 de tâches domestiques. Cette répartition inégale se confirme dans les enquêtes récentes : selon l’Observatoire des Inégalités, seuls 33 % des hommes déclarent effectuer au moins une heure quotidienne de tâches ménagères, contre 80 % des femmes – un écart figé depuis deux décennies.

Les économistes reconnaissent à présent que le couple est la première cause du décrochage salarial des femmes à la trentaine. À l’arrivée du premier enfant, les femmes perdent 30% de leur revenu tandis que celui des hommes demeure stable – malgré des trajectoires salariales similaires avant la naissance. Et ce, principalement car les femmes réduisent leur temps de travail salarié quand les hommes l’augmentent.

S’il a été proposé que la divergence professionnelle après un enfant résultait de différences de productivité sur le marché du travail, cette explication est insuffisante, comme l’ont souligné des travaux empiriques. L’écart de trajectoire est bien moins prononcé après la naissance d’un enfant parmi les couples de femmes lesbiennes, y compris celles ayant d’importantes différences de salaires avec leurs conjointes. Ce sont donc bien les normes de genre, qui prescrivent le comportement à adopter pour les femmes et les hommes, qui sont en cause, et non uniquement des différences d’opportunités salariales.

Children and gender inequality: Evidence from Denmark, Kleven, H., Landais, C., & Søgaard, J. E. (2019)

Outre l’arrivée du premier enfant, c’est au moment du divorce que les femmes paient le prix fort de leur sacrifice pour la famille. Comme l’ont souligné les sociologues Céline Bessière et Sybille Gollac dans Le Genre du Capital (2019), le niveau de vie des femmes au moment du divorce chute de 22% en moyenne, contre 3% pour les hommes. Concernant le patrimoine, qu’elles contribuent pourtant à constituer en délégant les hommes des tâches domestiques, elles s’en trouvent démunies car la juridiction familiale française demeure sexiste (peu de prise en compte de la contribution des femmes dans l’enrichissement, notamment pour les couples mariés en séparation ; calcul des droits selon les contraintes des hommes et non les besoins des femmes). Mieux au fait des questions financières que les femmes, certains hommes dissimulent même leur patrimoine au moment du divorce pour qu’il ne soit pas partagé avec leurs ex-épouses.

Dans leur enquête auprès des juges aux affaires familiales, les sociologues montrent par ailleurs que l’inégalité économique entre les femmes et les hommes est perpétuée par les professionnels du droit qui calculent des pensions alimentaires en fonction des ressources de l’homme et non du besoin des femmes, et refusent des pensions de réversion perçues comme un assistanat désuet. Les femmes subissent donc du même coup une baisse du niveau de vie et l’absence de reconnaissance de leur contribution à la formation du capital du ménage. Comme le résument les auteures, au sein du couple, « les femmes travaillent, les hommes accumulent ».

Du privé aux politiques publiques

Sous la plume des féministes inspirées par les courants anarchistes des années 1970, le slogan « le privé est politique » appelle davantage les individus à changer leur vie immédiatement qu’à des solutions institutionnelles. Pour autant, les lois contribuent à équilibrer les rapports conjugaux, à condition que les moyens déployés soient suffisants.

La Suède est un exemple phare en la matière. L’idée que les pères ne sont pas seulement pourvoyeurs de ressources mais aussi des carers2 a été exprimée dans les discours publics, la législation et les politiques depuis les années 1970. Aujourd’hui, ce pays combine des congés parentaux longs (240 jours pour chaque parent), largement indemnisés et proactivement égalitaires – avec une obligation de prendre au minimum 90 jours par parent. Le Danemark et la Norvège s’en sont inspirés, et les pays scandinaves ont maintenant un des taux les plus égalitaires de partage entre travail domestique et salarial.

L’effet de réformes des congés parentaux a été rigoureusement mesuré par économistes et sociologues, qui ont montré leurs bénéfices sur le partage des tâches dans le couple et sur les mentalités. En Espagne, où, contrairement à la France, les congés parentaux sont de même durée pour les deux parents3, l’extension des congés paternité en 2007 a augmenté le temps consacré par les pères aux tâches ménagères et parentales de plus d’une heure par jour. Certaines études ont même constaté une évolution des mentalités à la suite de ces réformes : les enfants nés après celle-ci se montraient plus favorables à un modèle familial dans lequel la mère travaille à temps plein et le père à temps partiel que ceux nés avant.

En France, malgré la déclaration d’Emmanuel Macron de faire de l’égalité entre les femmes et les hommes la grande cause nationale en 2017, les politiques se montrent moins volontaristes. En 2026, le congé de naissance devrait accorder 3 mois à chacun des parents, mais sera plus faiblement indemnisé (50% du salaire) qu’actuellement, et sans obligation pour les pères de prendre leur congé paternité. Une telle réforme a peu de chance d’inciter les pères à prendre davantage de congés paternité. Du côté de la garde d’enfants, un autre levier pour favoriser le retour des mères sur le marché du travail, la France peine toujours à recruter du personnel dans les crèches, faute de salaires suffisamment attractifs et de valorisation des métiers du care.

Ainsi, le désir d’égalité dans le couple n’est pas synonyme d’individualisme, pas plus que le consentement n’est une réaction puritaine. Ces revendications traduisent plutôt une inadéquation entre les modalités actuelles des relations hétérosexuelles et les attentes — notamment celles des femmes, qui ont désormais du pouvoir de les faire entendre. Le rejet du modèle conjugal traditionnel devrait susciter une vague de soutien en faveur de l’égalité encore à atteindre, plutôt qu’un flot de jugements moralisateurs. Les politiques publiques efficaces pour limiter les inégalités économiques dans le couple sont connues : soutien à la petite enfance, congés parentaux étendus et obligatoires.

Le rejet du couple n’a pas qu’un fondement matériel pour les femmes, notamment chez les nouvelles générations qui déplorent la charge émotionnelle et relationnelle encore inégalement répartie. Mais cette question appelle à une remise en cause du fondement même de la socialisation masculine, qui prescrit aux garçons une distance à leurs émotions. Et dont les effets délétères sur la santé mentale des hommes justifieraient un programme de santé publique dédié.

Notes :

1 La réforme du congé parental, censée entrer en vigueur en 2025, a été repoussée à 2026.

2 Soignants, en charge de la reproduction du foyer

3 16 semaines pour chaque parent en Espagne, contre 4 pour les pères et 16 pour les mères en France.

La classe est-elle le sujet qui fâche pour le féminisme ?

Féminisme classes sociales - Le Vent Se Lève
Manifestation féministe new-yorkaise, 1970 © Eugene Gordon Photograph Collection

Des suffragettes revendiquant l’égalité des droits aux grèves féministes contemporaines, les mouvements féministes ont pu constituer différentes tentatives de dépasser les divisions de classe. Celles-ci continuent pourtant d’opposer les intérêts matériels des travailleuses à ceux des femmes de la bourgeoisie. Retour sur leurs diverses « vagues » du féminisme, et la manière dont elles ont chacune abordé la question de la classe sociale. Par Sara R. Farris, sociologue à la Goldsmiths University à Londres. Traduit par Maud Barret Bertelloni.

La classe est-elle le sujet qui fâche pour le féminisme ? Présente partout, elle est rarement discutée. Dès leurs débuts, les mouvements féministes ont constitué une tentative de dépasser les divisions de classe et de réunir sous un même toit les femmes de toutes origines sociales. Chaque femme fait fondamentalement l’expérience de formes de violence et d’oppression – à l’intérieur comme à l’extérieur du foyer -, spécifiques aux femmes en tant que femmes, ou à celles qui s’identifient comme femmes.

Cependant, les manières d’y répondre varient de manière significative selon la position sociale et l’appartenance de classe. Il suffit de penser aux difficultés que rencontrent des femmes pauvres pour s’extraire de situations domestiques abusives lorsqu’elles ne bénéficient pas de la stabilité économique nécessaire pour vivre seules, surtout lorsqu’elles ont des enfants à charge. Ou de songer aux difficultés rencontrées par ces mêmes femmes pour participer à des assemblées ou à des collectifs féministes, en raison de la durée de la journée de travail et du coût de la garde des enfants.

Les différences de classe ont traversé ce que l’on appelle communément les trois « vagues» du féminisme. Même si la métaphore de la vague associée à l’histoire des mobilisations des femmes demeure problématique –  en raison de sa restriction à l’Occident autant que du risque qu’elle comporte de diluer l’hétérogénéité des mouvements féministes – elle permet de revenir sur les tensions de classe qui ont caractérisé les mouvements féministes tout au long de leur histoire.

Différences de classe dans les trois « vagues » féministes

Pendant la « première vague », entre la fin du XIXè et le début du XXè siècle, le cœur de la bataille du mouvement féministe naissant fut le droit de vote et l’égalité politique. En Occident, comme dans de nombreuses autres régions du monde, aucune femme ne jouissait de droits politiques : elles ne pouvaient ni élire leurs représentants ni se porter candidates aux élections. Alors que l’on retient que les femmes britanniques obtinrent le droit de vote en 1918 par le Representation of the People Act, on oublie souvent que les femmes ouvrières en demeurèrent exclues jusqu’en 1928 [le vote des femmes demeura censitaire et concernait les femmes payant l’impôt sur la propriété ou étant mariées à un homme soumis à cet impôt, NDLR]. Cela put advenir aussi parce que les premières suffragettes étaient des femmes bourgeoises, peu sensibles aux revendications des femmes issues de la classe ouvrière.

Encore aujourd’hui, l’accès aux droits reproductifs et économiques est largement déterminé par la classe.

Les tensions de classe propres à cette première vague du mouvement féministe, et particulièrement celui anglais, ont été largement documentées. L’historienne Jo Vellacott montrait dans son livre Pacifists, Patriots, and the Vote comment, à partir de 1915, les fractures dans les principales organisations suffragistes au Royaume-Uni ont débouché sur le contrôle de la part d’un groupe restreint de femmes bourgeoises, principalement londoniennes, sans représentation des femmes ouvrières et des femmes du Nord industrialisé. Plus récemment, l’historienne féministe Laura Schwartz a exploré dans son livre Feminism and The Servant Problem (2019) les relations et les conflits entre le mouvement suffragiste, d’une part, et les organisations naissantes des travailleuses domestiques de l’autre, souvent constituées des domestiques employées par les suffragettes elles-mêmes.

La « deuxième vague » du mouvement féministe, celle des grandes mobilisations des années 1960 et 1970, s’est principalement concentrée sur les droits reproductifs et économiques. Jusqu’au début des années 1970, l’avortement était encore illégal dans la majorité des pays occidentaux. Il n’a été légalisé qu’après ce grand mouvement – tout en rencontrant d’importantes limites. A l’époque, la majorité des femmes occidentales ne participait pas de manière active au marché du travail en dehors du foyer et demeurait exclue de nombreuses professions. C’est seulement à la moitié des années 1970, grâce à d’importantes mobilisations, qu’un nombre croissant de femmes a commencé à gagner en indépendance économique par le biais du travail salarié. Les différences de classe ont déterminé les manières dont les femmes ont pu bénéficier des fruits de ces batailles, voire la possibilité même d’y participer. Encore aujourd’hui, l’accès aux droits reproductifs et économiques est largement déterminé par la classe. 

En ce qui concerne l’avortement, alors que la plupart des femmes qui ont recours à l’interruption volontaire de grossesse en Grande Bretagne appartient aux segments les plus pauvres de la société, ce sont les femmes issues des classes populaires qui rencontrent le plus d’obstacles dans l’accès à la planification familiale aux Etats-Unis, ce qui aggrave leur marginalisation économique. Dans les deux cas, la position économique des femmes constitue la raison principale pour laquelle les femmes peuvent ou non exercer leur « liberté » dans le choix d’avorter. 

En ce qui concerne l’accès des femmes au marché du travail, si l’accès à l’emploi représente une victoire féministe, en ce qu’il a permis à de nombreuses femmes d’atteindre l’indépendance économique par le travail, cette victoire est nuancée par les différences qui existent dans les types de profession et les conditions de travail auxquelles les femmes ont accès en raison de leur appartenance de classe, ce qui influe sur les manières dont elles peuvent profiter de cette indépendance économique rudement gagnée. Pour beaucoup de femmes issues des classes populaires, un emploi dans des secteurs mal rémunérés comme la vente, la santé ou l’éducation primaire, avec de très bas salaires, implique de très longues journées de travail et des contrats précaires qui empêchent de fait leur indépendance et leur épanouissement personnel [près de soixante ans plus tard, que les femmes constituent toujours près de 80% des emplois à temps partiel, et ce type d’emploi est particulièrement fréquent dans les activités de nettoyage, de l’hébergement‑restauration, de l’éducation, de la santé et de l’action sociale. Source: INSEE. NDLR.].

La « troisième vague » féministe des années 1990 est caractérisée par deux évolutions principales. La première est la réélaboration du concept de genre, par l’intervention décisive de Judith Butler. La seconde concerne la centralité du concept d’intersectionnalité, nouveau mot d’ordre du féminisme. Ce dernier n’a pas seulement attiré l’attention d’un grand nombre de chercheuses ; il est aussi devenu un mot clé du militantisme féministe contemporain et des efforts visant à incorporer une approche intersectionnelle dans les lois anti-discrimination, au niveau national comme international. 

L’intersectionnalité, c’est-à-dire l’attention spécifique aux diverses formes d’oppression subies par des corps non-blancs, non-hétérosexuels, non-bourgeois et non-valides, a émergé comme une réaction à l’égard de la tendance homogénéisante de la deuxième vague féministe, à qui l’on a reproché de faire coïncider le concept de femme avec les souffrances et les théories… de femmes blanches et bourgeoises.

Le langage des droits et de l’égalité politique est limité parce qu’il camoufle le fait que les femmes issues de classe populaire ne jouissent pas d’une pleine égalité.

Même si la préoccupation pour des questions de classe a toujours été présente dans les théories intersectionnelles, on leur reproche de mobiliser la « classe » comme l’une des dimensions entremêlées de l’oppression, constamment mentionnée, sans jamais être réellement examinée. On notera cependant que nombreuses théoriciennes féministes de l’intersectionnalité – comme Angela Davis, Patricia Hill Collins, Bell Hook, Nira Yuval-Davis ou Linda Martín Alcoff – y portent une attention toute particulière. L’autre critique récurrente soutient que l’intersectionnalité assimilerait les mécanismes de classe à ceux d’autres catégories, qui toutefois opèrent selon des logiques différentes. 

En particulier, la superposition de catégories comme la « race », le genre et la classe dissimulerait le besoin d’adopter différentes stratégies politiques pour chacune d’entre elles. Si la lutte contre les oppressions se concentre souvent sur la reconnaissance de l’égalité des droits, une stratégie de la lutte des classes est, elle, fondamentalement abolitionniste, au sens où elle revendique une société sans classes. Pour cette raison, la classe ne pourrait facilement être insérée dans le paradigme de l’égalité politique, dominante dans le féminisme.

Hypocrisie du paradigme de l’égalité politique

Pour les féministes qui soulignent l’importance de la classe dans le projet d’autodétermination des femmes, le paradigme de l’égalité politique qui a dominé les différentes vagues pose lui-même problème, à cause de son insuffisance pour affronter les divisions de classe. Les revendications de l’égalité des droits camouflent le fait que ce paradigme égalitariste est construit à partir d’un sujet abstrait, détenteur de droits, qui à la fin se révèle… un sujet bourgeois.

Le paradigme de l’égalité politique universelle trouve en Occident son origine dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen, l’un des résultats remarquables de la Révolution de 1789. Olympe de Gouges a illustré la première les limites de la prétendue universalité de cette Déclaration, mettant en lumière à quel point elle concernait exclusivement les hommes, excluant de fait la moitié de la population humaine. Pendant cette même période mouvementée, les esclaves de la colonie française de Haïti mirent en lumière à quel point cette déclaration supposément universelle excluait aussi certains hommes : les esclaves dans les colonies et les ouvriers sans propriété, aussi, étaient exclus de l’universalité de tels droits. De 1791 à 1804, les esclaves d’Haïti sont ainsi devenus les protagonistes de l’une des plus extraordinaires révoltes anticoloniales, et le premier succès d’une révolution d’esclaves montra de manière concrète l’hypocrisie du paradigme de l’égalité politique universelle.

Ce détour nous aide ici à comprendre le problème complexe mais essentiel de la différence entre une stratégie centrée sur l’égalité politique et sur les droits – prédominante dans les mouvements féministes comme ailleurs – et une stratégie politique de classe.

Ce n’est pas un hasard si les femmes et les hommes sans propriété ont continué d’être exclus du droit de vote pour plus d’un siècle.

Olympe de Gouges et les esclaves d’Haïti ont illustré la manière dont le projet d’égalité politique inauguré par la Révolution française, à travers le langage des droits universels était issu des intérêts d’hommes de la Métropole, de classe moyenne et bourgeoise. Ce n’est pas un hasard si les femmes et les hommes sans propriété ont continué d’être exclus du droit de vote pour plus d’un siècle. Même lorsque le vote féminin est devenu une réalité, seules les femmes les plus aisées ont été admises dans le club de l’égalité politique, reproduisant ainsi les divisions et les exclusions déjà vues au début du mouvement pour le suffrage universel né des cendres de la Révolution française. L’esclavage, enfin, a continué de fonctionner comme moteur de l’économie coloniale capitaliste jusqu’à la fin du XIXè siècle. Lorsqu’il a été aboli, les Noirs des États-Unis – souvent pauvres et prolétaires – ont continué d’être officiellement ségrégués et exclus de nombreux espaces et services jusqu’à la fin des années 1960.

Pour celles et ceux qui soulignent l’importance de la classe pour le féminisme, le langage des droits et de l’égalité politique ne tient pas suffisamment compte des manières dont les femmes pauvres et issues des classes populaires – ainsi que, plus largement, tous les membres de la classe ouvrière – ne peuvent jouir pleinement de ces droits et donc de l’égalité politique. Encore aujourd’hui, la plupart des femmes pauvres et de la classe ouvrière n’a pas droit à l’aide juridictionnelle au Royaume Uni, et rencontre plus de difficultés à porter plainte en cas d’abus ou de violence domestique ou à se défendre par des voies juridiques d’autres abus. Les travailleuses domestiques migrantes ont seulement quelques mois pour changer de travail lorsqu’elles ont besoin de fuir leur employeur, puisqu’elles risquent de devenir clandestines et d’être expulsées. Ces différents exemples illustrent à quel point la revendication d’une égalité politique universelle ou d’un accès égal à la justice est sérieusement entravée pour les femmes issues de classes populaires.

Cela ne signifie pas que la lutte pour les droits politiques et l’égalité universelle ne soient pas pertinentes ou qu’elles soient inutiles d’un point de vue de classe. Au contraire, la perspective de l’égalité politique universelle a permis à de nombreuses femmes ouvrières et à nombreux autres sujets marginalisés d’obtenir une reconnaissance et une amélioration de la qualité de leur vie. Cependant, la critique de classe du paradigme des droits politiques souligne à quel point il ne parvient pas à couvrir entièrement les inégalités de classe, car ces dernières sont tellement consolidées dans notre société qu’elles empêchent dès l’origine l’accès à l’égalité politique. La vraie égalité ne peut ainsi être atteinte que dans une société sans classe.

Perspective féministe sur la classe

Une certaine tension de classe traverse les différentes vagues féministes – des luttes féministes pour l’égalité politique, dominées par des femmes bourgeoises, aux impasses du paradigme de l’égalité politique des droits face aux inégalités de classe. Mais de quelle classe s’agit-il ? Et comment a-t-elle été définie par les féministes ?

Même si l’égalité véritable ne peut être obtenue que dans une société sans classe, les féministes attentives aux inégalités de classe sont bien conscientes que celle-ci n’engendre pas nécessairement la fin de l’oppression de genre.

Les sciences sociales identifient deux approches principales au concept de classe : l’approche par la stratification sociale et l’approche antagoniste. La première classifie les personnes à partir de différents groupes ou « classes », définis en fonction de leurs revenus ou de leur statut. Elle considère la classe comme un marqueur de différenciation et représente généralement la société divisée en classes comme une pyramide stratifiée. Les personnes qui se trouvent en bas de la pyramide gagnent moins d’argent et ont un statut social plus humble – alors même qu’elles représentent un plus grand pourcentage de la société ; celles qui sont en haut bénéficient de revenus et d’un statut social plus élevé.

La deuxième approche, introduite par Karl Marx, fonde la classe dans la relation entre les personnes et les trois formes principales de revenus : le salaire, le profit et la rente. Les personnes dont le revenu est constitué par le salaire – la classe ouvrière – ne possèdent pas leurs moyens de production – les instruments qui permettent de travailler (le bureau, l’ordinateur ou les machines nécessaires à accomplir son travail). Les travailleurs et les travailleuses salariées dépendent des détenteurs du profit, c’est-à-dire l’autre classe, constituée par les détenteurs des moyens de production.

À la différence de l’approche par la stratification, l’approche antagoniste décrit les classes comme des relations sociales interdépendantes et en conflit et non comme des groupes séparés. Les travailleuses et les travailleurs salariés dépendent de leur employeur (celui qui détient le profit) afin de payer leurs factures et de survivre, mais ces employeurs ont besoin du travail pour d’extraire leur profit et rester au sommet de la pyramide sociale. L’antagonisme entre les deux classes dérive du contraste entre leurs intérêts, puisqu’une classe tire des bénéfices de l’appauvrissement de l’autre.

Certaines féministes, comme Christine Delphy ou Shulamith Firestone, ont contribué à l’approche antagoniste en soutenant que les femmes sont une classe spécifique à part entière, en conflit avec celle des hommes. Dans les années 1970, ces deux théoriciennes influentes ont soutenu que les femmes sont une classe opprimée ou une sous-classe opprimées par les hommes, auxquelles elles fournissent des services domestiques ou sexuels. La seule manière d’atteindre la libération est, selon elles, la cessation du travail domestique et sexuel. La spécificité de cette définition des femmes comme « classe », chez Delphy comme chez Firestone, est le refus du concept de classe dans sa conception économique. Autrement dit, l’approche par la stratification comme celle par l’antagonisme, malgré leurs différences substantielles, interprètent la classe comme une catégorie qui décrit la relation entre un individu et son accès au salaire et aux ressources économiques.

Au contraire, Delphy et de Firestone conçoivent la classe comme une catégorie qui décrit la relation hiérarchique entre les hommes et les femmes, dans laquelle ces dernières occupent une position subordonnée et opprimée. Cette définition est controversée, puisqu’elle implique davantage de solidarité entre des personnes du même sexe ou genre malgré des intérêts économiques contrastants – ce qui est souvent contredit par la réalité des divisions de classes.

Elle met toutefois en lumière un aspect important pour une perspective féministe de classe : la classe est à la fois une relation sociale d’interdépendance et d’antagonisme qui unit les hommes et les femmes qui partagent une même dépendance au salaire et une relation d’oppression qui peut opposer les personnes d’une même classe. Dans un même foyer, ouvrier ou bourgeois, l’homme opprime souvent la femme, surtout lorsqu’on tient compte que la division genrée du travail qui a, pendant des siècles, contraint les femmes à accomplir les tâches dévaluées par la société capitaliste (le travail de soin, la cuisine, le ménage). 

Même si une stratégie politique de classe demeure abolitionniste, au sens où, selon ce paradigme, l’égalité véritable ne peut être obtenue que dans une société sans classe, les féministes attentives aux inégalités de classe sont bien conscientes qu’une société sans classe n’engendre pas nécessairement la fin de l’oppression de genre. Du reste, pendant les années 1960 et 1970, au cœur du mouvement féministe de la deuxième vague, de nombreuses femmes inscrites à des organisations communistes et socialistes se sont vite rendues compte qu’elles n’étaient pas traitées comme des alliées politiques comme les autres. Alors que les hommes avaient acquis des rôles de premier plan à l’intérieur de ces organisations, elles étaient souvent restées reléguées à des occupations techniques et leur demande d’émancipation n’était pas prise au sérieux.

Est-ce que cela signifie que la solidarité de classe est seulement un mirage, tout comme l’idée d’une solidarité entre femmes, indépendamment de leur appartenance de classe ? Pas nécessairement. Récemment, des féministes marxistes ont revisité les débats sur la classe et le féminisme, réunies dans les « théories de la reproduction sociale ». Cinzia Arruzza soutient que l’on doit comprendre la grève comme un outil stratégique des mobilisations féministes. Tithi Bhattacharya propose le paradigme de la reproduction sociale, une approche focalisée sur le travail de soin que les femmes accomplissent à l’intérieur et à l’extérieur du foyer – pour comprendre les luttes de classe féministes. 

Ce que montrent, dans tous les cas, ces différentes expériences, est que la classe est une relation sociale inévitablement liée à d’autres relations sociales, comme le genre et la « race ». Les travailleuses et les travailleurs sont des sujets situés sur ces axes, et incarnent et subissent les contradictions et inégalités que ces différentes relations sociales impliquent.

Sara R. Farris est professeure de sociologie à l’université Goldsmiths de Londres et autrice de Femoniationalism : in the name of Women’s Rights (Duke University Press, 2017). Cet article est extrait d’une publication collective, éditée par Catherine Rottenberg, This is not a textbook Feminism (Goldsmiths University Press, 2023).

Jean Jaurès, un républicain marxiste – Jean-Numa Ducange et Adeline Blaszkiewicz-Maison

2024 fut marquée par les 110 ans de l’assassinat de Jean Jaurès, le 31 juillet 1914, et par le centenaire de son entrée au Panthéon. Au-delà du personnage consensuel devenu icône pour la paix, Jean Jaurès fut un dirigeant socialiste majeur du début du XXe siècle. Aux côtés de son action politique, il nous lègue une œuvre théorique qui puise dans le marxisme et le républicanisme hérité de la Révolution française. Deux sources théoriques qui influencent le travail du Vent Se Lève depuis sa création. Le Vent Se Lève reçoit Jean-Numa Ducange et Adeline Blaszkiewicz-Maison pour revenir sur le parcours, l’action et l’héritage de Jean Jaurès.

👤 Adeline Blaszkiewicz-Maison est Maîtresse de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, autrice d’une thèse sur le ministre socialiste Albert Thomas éditée aux Presses Universitaires de France, et spécialiste de la réaction du mouvement socialiste face à la Première Guerre mondiale.

👤 Jean-Numa Ducange est Professeur d’histoire à l’Université de Rouen, auteur d’une récente biographie de Jean Jaurès parue aux éditions Perrin, et de nombreuses publications sur le marxisme, le rapport de la gauche à la nation, et plusieurs grandes figures du mouvement socialiste, de Rosa Luxemburg à Jules Guesde.

« Les luttes antiracistes sont réduites à des enjeux symboliques » – Entretien avec Florian Gulli

Antiracisme gauche - Le Vent Se Lève
© Niyi Adeogun. Image tirée d’un article de la Harvard Business Review intitulé « How to Build an Anti-Racist Company » (2022)

White privilege, « racisés », racisme structurel… Depuis quelques années, le débat fait rage. Sous couvert de radicalité, une partie de la gauche défend l’utilisation de catégories politiques centrées autour du champ sémantique de la « race ». Sur les plateaux télévisuels, on consacre des milliers d’heures à s’indigner de cette réhabilitation d’un vocabulaire longtemps banni ; et on estime que l’égalité des droits étant conquise, l’antiracisme est réductible à un problème individuel, qu’il n’y a pas lieu de politiser. Dans L’antiracisme trahi (PUF, 2022), Florian Gulli critique ces deux approches de l’antiracisme, auxquelles il reproche d’occulter les causes matérielles du racisme. Il défend une troisième voie, fondée sur une approche « matérialiste » et une tradition marxiste. Après la publication d’un article critique de la notion d’intersectionnalité », nous ouvrons de nouveau nos colonnes à Florian Gulli pour un entretien.

En août dernier, la rédaction du Vent Se Lève s’était rendue aux Universités d’été des principaux partis de gauche. À celle du Parti communiste français, nous nous étions entretenus avec Florian Gulli au sujet de son ouvrage NDLR.

LVSL – On a souvent tendance à dire qu’un antiracisme à la sauce américaine s’est imposé en Europe. Votre livre met en avant une réalité peu connue : aux États-Unis, l’antiracisme dominant ne fait pas consensus. Des traditions antiracistes minoritaire – notamment matérialistes – ont été opportunément mises de côté. Quelles sont-elles ?

Florian Gulli – L’objectif de mon livre était de retracer une généalogie de l’antiracisme et de montrer que certains débats avaient été occultés. J’aborde en particulier les années 1960 aux États-Unis. À cette époque, il existe un antiracisme que l’on peut considérer comme un ancêtre des approches décoloniales, mais qui est immédiatement concurrencé par un autre courant, d’inspiration matérialiste et marxiste. Les Black Panthers, par exemple, n’étaient pas des nationalistes noirs : ils avaient une approche marxiste de la lutte antiraciste.

Ce que j’ai découvert en approfondissant mes recherches, c’est que ce débat ne date pas des années 1960. Il remonte aux années 1920. À cette époque, on observe une opposition entre les marxistes et ceux qui adoptent une lecture uniquement « raciale » des inégalités. Ce qui est paradoxal, c’est que les marxistes, en particulier les intellectuels afro-américains, intégraient pleinement la dimension « raciale » dans leur analyse. Ils ne niaient pas son importance, mais ils refusaient de réduire toute analyse à ce seul facteur. En revanche, d’autres courants se focalisaient exclusivement sur la couleur de peau.

« Il existe un filtrage dans ce qui est diffusé depuis les États-Unis. Des travaux très intéressants, autour de Bernie Sanders ou du site Jacobin, ne sont presque jamais traduits. »

Un exemple marquant des années 1920 est l’intellectuel Abram Harris, qui a écrit The Black Worker et forgé le terme « racialisme » – il entend par là cette frange de l’antiracisme qui pratique un réductionnisme fondé sur la couleur de peau. Pour Harris, les « racialistes » ne sont pas des ennemis, car ils luttent eux aussi contre le racisme blanc, mais ils focalisent toute leur analyse sur la « race », au détriment d’autres facteurs comme la classe sociale. Cette tension entre les approches « racialistes » et matérialistes traverse toute l’histoire de la lutte contre le racisme.

LVSL – Vous évoquez dans votre livre W.E.B. (William Edward Burghardt) Du Bois, souvent considéré comme une figure majeure de l’antiracisme « socialiste » aux États-Unis. Vous soulignez cependant une dimension quasi-aristocratique dans sa pensée, notamment son mépris relatif envers les travailleurs…

FG – Oui, W.E.B. Du Bois est une figure complexe. Il a évolué au fil de sa vie. Dans les années 1920, il avait une approche très élitiste : il pensait qu’une petite élite noire pouvait émanciper l’ensemble des Afro-Américains. Il a eu des propos assez durs envers les travailleurs, noirs et blancs. Dans les années 1930, Du Bois s’est cependant rapproché du marxisme et a même fini par rejoindre le Parti communiste. Dans ses écrits ultérieurs, il analyse des phénomènes comme la fuite des travailleurs noirs des plantations pendant la guerre de Sécession en termes de « grève générale », ce qui reflète une approche marxiste.

Un autre aspect souvent discuté est sa notion de « salaire psychologique ». Il fait référence à l’idée que les travailleurs blancs tirent un certain bénéfice symbolique du système raciste, un sentiment de supériorité. Abram Harris, que j’ai mentionné, critique cette idée. Il estime qu’en se focalisant sur cet aspect, on néglige le rôle central des élites économiques et politiques qui ont mis en place des lois ségrégationnistes comme celles du « système Jim Crow » [référence au régime juridique qui a institué une ségrégation raciale particulièrement brutale dans le sud des États-Unis durant plusieurs décennies au XIXè et au XXè siècles NDLR]. Ce ne sont pas les travailleurs blancs qui ont créé ces lois, mais bien les élites du Sud, qui ont joué un rôle structurant dans l’institutionnalisation du racisme.

LVSL – Le « système Jim Crow », que vous mentionnez, a porté la violence et l’essentialisme raciste à une intensité rarement vues dans l’histoire. Le sociologue Loïc Wacquant parle à son sujet de « terrorisme de caste ». Pensez-vous que cette période spécifique a été abusivement généralisée, et que cela empêche de penser les différentes formes de racisme – aux États-Unis et ailleurs – dans leur spécificité ?

FG – Comme le montre l’historien Loïc Wacqant dans son livre Jim Crow. Le terrorisme de caste en Amérique, cette généralisation peut conduire à des comparaisons abusives qui banalisent complètement l’ampleur de ce régime ségrégationniste. Jim Crow est un régime spécifique, ancré dans un contexte historique précis. Dire qu’il se reproduit sous d’autres formes aujourd’hui, c’est méconnaître les spécificités historiques.

Les analyses marxistes du racisme, comme celles d’Oliver Cox, insistaient sur le rôle central de la classe dominante dans la mise en place de systèmes racistes comme Jim Crow. Mais il ne faut pas en faire un modèle général applicable à toutes les époques et à tous les contextes. Une partie de l’antiracisme contemporain tend à essentialiser ces analyses, à figer le racisme colonial ou Jim Crow comme des schémas universels, alors que chaque période historique demande une analyse spécifique.

« Si on considère une partie des classes populaires comme irrémédiablement racistes, il faut être cohérent : on cesse de se revendiquer socialiste ou communiste, et on devient un libéral assumé. »

Cela n’a aucun sens de dire qu’aujourd’hui, par exemple, la classe dominante américaine contrôle absolument tout dans le racisme contemporain. Les analyses marxistes des systèmes comme Jim Crow, par exemple, ont fait un excellent travail, mais il ne fallait pas leur donner une portée générale qu’elles n’avaient pas.

Le marxisme, à son meilleur, analyse des moments historiques précis. Il n’y a pas de modèle général du racisme, ni un « modèle Jim Crow » applicable partout ou à toutes les époques. Chaque contexte doit être réévalué. Pourtant, ce que l’antiracisme actuel fait trop rarement, c’est précisément cette réévaluation. Souvent, il fige les choses dans une vision intemporelle et universelle.

Par exemple, avec le racisme colonial, on prend le pire moment historique — l’apogée de la ségrégation ou de l’esclavage — et on agit comme si ce système se reproduisait à l’infini, sous des formes identiques. C’est là qu’intervient une escalade conceptuelle qui vient surtout des États-Unis.

LVSL – Comment expliquez-vous que sur le Vieux continent, les traditions minoritaires ou dissidentes de l’antiracisme américain (matérialiste notamment) aient eu si peu d’échos ?

FG – Il existe un filtrage dans ce qui est diffusé depuis les États-Unis. Les analyses focalisées sur la race sont celles qui arrivent jusqu’à nous, tandis que des travaux très intéressants, comme ceux autour de Bernie Sanders ou du site Jacobin, ne sont presque jamais traduits. Cela donne une fausse impression que toutes les analyses américaines sont « racialistes » au sens d’Abram Harris, ce qui est loin d’être le cas.

Côté militant, en France, cette hégémonie vient d’un vide à combler. Il n’y avait rien, ou presque, pour structurer une pensée antiraciste solide. Donc, dès qu’une analyse issue des États-Unis est arrivée, elle a été adoptée, parfois sans recul critique.

LVSL – Vous critiquez également un antiracisme « libéral ». Vous insistez sur le fait qu’on ne doit pas basculer dans un antiracisme consensuel et naïf simplement parce que l’on refuse l’antiracisme « racialiste ». Pouvez-vous rappeler quelques mots votre critique de l’antiracisme « libéral » ?

Florian Gulli – L’antiracisme libéral, c’est essentiellement un projet de diversification des élites. On veut davantage de diversité dans les conseils d’administration, sur les plateaux télé, ou encore dans les institutions politiques. Cela s’accompagne souvent d’une éducation antiraciste qui, en soi, n’est pas mauvaise. Mais cette approche est parfaitement compatible avec le maintien de quartiers populaires enfoncés dans la misère.

« L’antiracisme libéral, c’est essentiellement un projet de diversification des élites. »

Souvent, cet antiracisme se contente de puiser les éléments les plus « prometteurs » dans ces quartiers — les meilleurs talents — tout en laissant le reste s’effondrer. C’est un antiracisme symbolique, centré sur des gestes de façade : Amazon qui brandit des slogans inclusifs tout en pratiquant un management destructeur, par exemple.

En France, depuis les années 1980, cette approche s’accompagne d’un mépris total pour les classes populaires blanches, perçues comme racistes, homophobes, ou arriérées. Il y a une forme de « racisme de l’intelligence » qui consiste à discréditer ces populations comme irrémédiablement fâchées avec la modernité. Ce mépris alimente en retour la montée de l’extrême droite.

Cet antiracisme libéral est également paternaliste envers les minorités. On les considère rarement comme des égaux. Lorsque Jean-Luc Mélenchon s’adresse « aux musulmans », ne court-il pas le risque, même avec les meilleures intentions, à les réduire à leur identité religieuse ?

LVSL – Jean-Luc Mélenchon se fonde sur le concept de « créolisation », qu’il emprunte à Édouard Glissant. D’un concept poétique pensé pour décrire la France ultra-marine, il en infère un concept politique, pensé pour le territoire français dans son ensemble. Qu’en pensez-vous ?

Florian Gulli – Chez Jean-Luc Mélenchon, ce terme semblait parfois suggérer que le problème principal en France était l’incapacité des gens à accepter cette « créolisation ». Cela revenait à dire que si tout le monde acceptait la diversité comme une évidence, alors l’extrême droite disparaîtrait.

Je trouve cela problématique, car cette vision minimise des réalités concrètes : les tensions urbaines, les attentats, ou encore les peurs – légitimes ou exagérées – qui nourrissent des représentations racistes. Réduire cela à un simple blocage psychologique — « les gens doivent changer leur mentalité » —, c’est ignorer la base matérielle qui produit ces tensions. Une analyse matérialiste ne devrait-elle pas partir des causes matérielles du racisme ?

LVSL – Quel peut être l’apport du marxisme à la lutte antiraciste ?

Florian Gulli – Le marxisme offre des outils pour penser les conditions économiques et sociales qui nourrissent les représentations racistes. J’ai publié une anthologie aux Éditions de l’humanité (Antiracisme. 150 ans de combats, 2022), qui rassemble 40 textes montrant la richesse de cette tradition.

Il n’existe pas de modèle général pour penser le racisme. Chaque contexte doit être analysé dans ses particularités : l’apartheid en Afrique du Sud, les tensions urbaines en France, ou les nouvelles formes de discrimination contemporaines. Le marxisme permet de chercher le terreau sur lequel ces représentations se développent.

Aujourd’hui, cependant, tout semble réduit au symbolique ou à l’inconscient collectif. Cela conduit à des solutions abstraites, comme l’idée d’une « thérapie générale » de la société, plutôt qu’à des actions concrètes pour résoudre des problèmes matériels.

LVSL – Pensez-vous que cette réduction au symbolique mène à exclure une partie des classes populaires ?

FG – Oui, et c’est justement ce que je critique. En ignorant les causes matérielles du racisme, on abandonne de facto les classes populaires. Si on les considère comme irrémédiablement racistes, on leur tourne le dos. Mais dans ce cas, il faut être cohérent : on cesse de se revendiquer socialiste ou communiste, et on devient un libéral assumé.

Il faut revenir aux causes matérielles. Cela permet de proposer des solutions concrètes à des problèmes réels. Le rôle de chaînes comme CNews doit être appréhendé. C’est un facteur important, mais entre 2015 et 2019, la France a aussi connu des attentats et de nombreuses tentatives déjouées. Cela a un impact évident sur les représentations collectives. Pourquoi la gauche évite-t-elle ces sujets ?

À Montpellier, faire entendre la « voix singulière » du PCF

Université d'été PCF - Le Vent Se Lève
Discours du Secrétaire général du PCF Fabien Roussel au Corum de Montpellier

Du 23 au 25 août, le Parti communiste français (PCF) organisait ses universités d’été au Corum de Montpellier. Fragilisée par la séquence électorale, l’organisation entendait y afficher sa résilience et déployer son armature idéologique. Les conférences ont fait la part belle aux enjeux internationaux et stratégiques, tandis que dans les couloirs, les discussions relatives à la nouvelle « ligne » politique du PCF se sont longuement poursuivies. Malgré l’absence d’opposants notables à la direction, les controverses – sur l’identité de la « ligne » autant que sur sa pertinence – ont abondé. Pour mieux disparaître derrière l’impératif de garantir une voix propre et une existence autonome au « parti ».

Dans une salle bondée, le Secrétaire général du PCF Fabien Roussel rend hommage à Sébastien Jumel, ex-député de Seine-Maritime. Défait de justesse face au Rassemblement national (RN) lors du dernier scrutin, il compte au nombre des perdants de la dissolution. Comme Roussel lui-même, éliminé dès le premier tour. Pour les communistes, c’est un électrochoc. Tout naturellement, la lutte contre le RN s’est imposée comme une thématique incontournable des universités d’été.

Reconstruction intellectuelle

Quelques heures plus tôt, dans la même salle, un public attentif écoutait deux jeunes chercheurs analyser le vote RN. L’un est encarté PCF, l’autre vient en son nom propre. L’un est doctorant, l’autre Maître de conférences fraîchement nommé. Pierre Wadlow a passé deux années dans la ville de Lens (le député PCF y a perdu son siège en juillet face au RN) à multiplier les entretiens. Valentin Guéry est l’auteur d’une thèse sur la politique sportive des municipalités RN.

Comme les autres partis de gauche, le PCF a connu de vifs débats sur la stratégie à adopter face à la progression du vote d’extrême droite. Discours de classe pour récupérer les ouvriers « fâchés par fachos » ? Front antifasciste face à un phénomène avant tout raciste ? La direction du PCF a choisi la première option, mais les intervenants ne semblent pas pressés de trancher.

Ils dissertent sur l’ambivalence des électeurs RN vis-à-vis des élites financières et de la réussite économique. Sur la popularité de certains maires, dont les mesures évoquent très lointainement une forme de socialisme municipal. Sur le « capital d’autochtonie » dont bénéficient les élus RN, et qui pénalise les « gens venus d’ailleurs » – les immigrés, mais aussi les Français extérieurs à la région ou à la commune.

« On peut critiquer la ligne actuelle, mais mesurez ce qu’on a réussi : nous sommes audibles, nous sommes incontournables dans les négociations à gauche »

Le propos est pondéré et les conclusions prudentes, à l’instar des autres conférences de l’événement. Loin des saillies d’un Fabien Roussel qui ont émaillé les campagnes successives. « Les lignes de clivage médiatiques expliquent cette course au buzz qu’on a pu nous reprocher, déclare un militant. Notre identité s’effaçait : il fallait se distinguer du reste de la gauche, et notamment de LFI. Ici, ce n’est pas le cas. On réfléchit sur le fond, comme on l’a toujours fait. »

Nicolas Tardits, responsable de la commission Enseignement supérieur et Recherche du PCF, abonde sur le second aspect : « trop longtemps, on avait délégué le travail intellectuel à des chercheurs externes. À présent, le parti redevient un espace où les universitaires peuvent travailler sur des questions structurantes, à l’abri des attendus immédiats des disciplines. » À Montpellier, on affiche avec fierté la nébuleuse d’intellectuels et de revues qui gravitent autour du PCF.

Parmi elles, la vénérable publication La Pensée a connu un retour en force. On y trouve la signature de chercheurs (à l’orientation « matérialiste ») reconnus dans leur domaine : Bernard Lahire, sociologue de l’école et de l’enfance, Loïc Wacquant, spécialiste de la domination raciale aux États-Unis, ou encore Patrick Tort, auteur de nombreux ouvrages de référence sur Darwin. « Qui, aujourd’hui, effectue un travail de fond sur les classes sociales ou la pensée rationnelle ? », demande Tardits [la première thématique a fait l’objet de deux conférences aux universités d’été de Montpellier, la seconde d’un numéro de La Pensée NDLR].

Le temps long contre les séquences électorales. La pérennité du « parti » contre les coups d’éclat du « mouvement ». La comparaison avec LFI n’est jamais loin. Mais pour aller où ?

Changement de ligne ?

La cohérence de la nouvelle « ligne », stratégique et politique, ne fait pas l’unanimité. Depuis quelques années, le discours du PCF a connu une inflexion : défense d’une laïcité de combat et volonté de faire une place aux enjeux sécuritaires. Critique – non dénuée d’ambivalence – de la politique étrangère d’Emmanuel Macron et de l’Union européenne. « Sur les enjeux de souveraineté, il y a un aspect générationnel. Léon [Deffontaines] et Assan [Lakehoul] sont eurosceptiques, au-delà de l’affichage », estime un militant du Mouvement des Jeunes Communistes de France (MJCF) [respectivement tête de liste PCF aux élections européennes et Secrétaire général du MJCF NDLR].

Sous nos yeux, un dialogue semble matérialiser ce propos. Un ancien du PCF, collaborateur du secteur international, discute avec un jeune communiste à propos d’un communiqué sur la contre-offensive ukrainienne en Russie. « Votre texte n’est pas mauvais, mais il laisse entendre que l’Ukraine n’a pas le droit de se défendre. Or, en termes de droit international, un pays agressé peut riposter. » Puis, tout sourire : « Cela ne m’étonne qu’à moitié : après tout, ces jeunes gens ont la folie de croire que l’on va sortir de l’Union européenne. C’est la fougue de la jeunesse, ça leur passera », en référence au positionnement du MJCF sur la question depuis 2019. « On ne veut pas en sortir, on veut que l’Union européenne actuelle disparaisse, mais pour d’autres coopérations internationales », rétorque son interlocuteur, rodé à l’herméneutique des textes de congrès.

Un cadre du parti met en garde : « le PCF n’est pas une entité monolithique. Léon Deffontaines a fait une campagne très critique des institutions européennes, mais une figure comme Frédéric Boccara, que l’on peut qualifier de tout sauf d’eurosceptique, continue à chapeauter la commission économique du Parti » [chercheur au CEPN, Frédéric Boccara est l’auteur de nombreuses propositions sur le thème de « l’Europe sociale » NDLR]. Puis : « d’une manière générale, il ne faut pas surestimer le degré de calcul dans ce changement de ligne. Fabien Roussel a par exemple été enfermé dans cette figure quelque peu folklorique de défenseur de la gastronomie française. Est-ce que c’était prévu ? Pas nécessairement. Est-ce que c’était une erreur ? On peut le penser, mais mesurez ce qu’il a réussi : nous sommes audibles, nous sommes incontournables dans les négociations à gauche. »

Redonner au PCF une voix qui lui est propre : sur cet objectif, tous convergent. Au détriment de la cohérence idéologique ?

Faire entendre une voix singulière

Se démarquer de Jean-Luc Mélenchon sans être assimilé à la « social-démocratie » : le positionnement n’a rien d’évident. La difficulté revient lors d’une conférence sur les discriminations. Florian Gulli, l’un des deux intervenants, est l’auteur de L’antiracisme trahi (PUF, 2023). Partisan d’une lutte « universaliste » contre le racisme, d’une défense ferme de la laïcité, il appelle à ne pas « laisser ce créneau au Printemps républicain ».

Témoignages et réactions en tous genres font suite à sa conférence. Une femme âgée prend le micro et se présente, soulignant la consonance maghrébine de son prénom. Visiblement émue, elle abonde dans le sens de l’intervenant : « Quand la gauche cessera-t-elle de nous infantiliser ? Quand la gauche commencera-t-elle à nous considérer comme des citoyens à part entière ? Quand nous parlera-t-elle comme elle parle à tout un chacun : de pouvoir d’achat, de justice sociale, d’amour ? » Tonnerre d’applaudissements.

Le soir, alors que les participants sont rassemblés pour un banquet, une Marseillaise est entonnée après l’Internationale. Avec enthousiasme. « C’est la première fois qu’elle est chantée spontanément et sans “sono”, remarque un cadre. Dire qu’en 2017, lorsque Jean-Luc Mélenchon avait recouvert ses meetings de drapeaux tricolores, certains, au PCF, avaient crié au chauvinisme ! Les temps ont changé. »

Crise foncière et immobilière : les impensés de la théorie dominante

© Nik Shuliahin

Les crises foncières et du logement actuelles prospèrent sur une mauvaise compréhension des déterminants de la croissance économique. L’importance de la terre, en tant que facteur de production, a été largement niée par la théorie économique dominante, et ce depuis deux siècles. En considérant le foncier comme un capital parmi d’autres, elle ignore ses caractéristiques distinctives qui le rendent sujet à l’accaparement et en font un instrument de constitution de rentes.

Les prix fonciers et immobiliers découlent-ils de simples fluctuations de l’offre et de la demande sur les marchés, comme ceux des biens de consommation courante ? Ou masquent-ils également des rapports de force plus profonds et systémiques, notamment entre propriétaires et locataires de la terre urbaine ? Intuitivement, on est tenté de donner la seconde réponse. Et pourtant, à la lecture des travaux des économistes les plus lus de notre époque, on serait presque amené à douter.

Du Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty au Grand retour de la terre dans les patrimoines d’Alain Trannoy et Étienne Wasmer, l’équation R > G s’invite en effet à tous les débats actuels sur les causes de l’évolution des inégalités patrimoniales dans nos sociétés. Selon une telle équation, le rendement du capital (r), saisi comme la valeur totale et indifférenciée des patrimoines privés (financiers, professionnels nets de dettes, mais aussi immobiliers et fonciers) exprimée en années de revenu national, serait supérieur au taux de croissance économique (g) sur le long terme. L’évolution de l’accumulation du capital et celle des prix immobiliers serait endogène, déterminée par cette fameuse formule intégrant une composante spéculative ou « bullière », dépendant des anticipations de revente de l’acquéreur du bien. Elle expliquerait pourquoi les valeurs immobilières croissent à un rythme plus soutenu que les revenus des ménages.

Or malgré sa popularisation par l’ouvrage de Piketty, son omniprésence dans la théorie économique actuelle et sa stylisation efficace des conséquences des crises foncières et immobilières actuelles, R > G demeure largement insuffisante pour en expliquer les causes. En effet, son cadre conceptuel subsume la terre sous le capital. Il passe ainsi sous silence les caractéristiques spécifiques de ce facteur de production. En éclairant uniquement les comportements individuels et l’utilité des agents économiques et en renonçant à prendre en compte les caractéristiques propres d’un facteur de production comme la terre, il faillit à saisir leur nature inhérente.

Dans leurs ouvrages, c’est en fait le modèle de la croissance exogène développé par Robert Solow que Piketty ou Wasmer et Trannoy utilisent pour bâtir leurs réflexions. Et aujourd’hui, le cadre conceptuel de Solow est devenu hégémonique, malgré ses apories. Pour comprendre pourquoi, il est nécessaire de retracer la généalogie des idées développées par la théorie néoclassique sur la question foncière.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les économistes dits « marginalistes », à l’instar de Léon Walras et John Bates Clark, ont fondé l’école néoclassique. Prenant comme point de départ les choix individuels et les lois (supposément universelles) de l’offre et de la demande qui en découlent, elle se libère de toute appréciation objective des relations de dépendance économique liant les individus aux institutions et à leur environnement matériel et spatial – une rupture nette avec les théories précédentes, qu’elles soient d’inspiration classiques ou marxistes.

Les propriétés spécifiques de certains facteurs de production y sont minorées. Ainsi, la terre, en tant que facteur de production aux caractéristiques uniques et distinctes des autres biens constitutifs du capital, a été intégrée dans un seul et même agrégat (K). Là où les économistes physiocrates ou les classiques (de Smith à Ricardo) décrivaient la richesse comme produit de trois facteurs (terre, travail, capital), l’école néoclassique les réduit à deux (travail, capital). Cet agrégat « K » indifférencié est aujourd’hui universellement repris par la plupart des économistes pour calculer les rendements du capital foncier dans nos économies contemporaines.

Quatre-vingt ans avant Robert Solow, Léon Walras, cité par Wasmer et Trannoy comme l’un des porte-voix de la question foncière, fait paraître Éléments d’économie politique pure (1874). Dans cet ouvrage, il considère qu’« on peut, dans la confection de produits et capitaux neufs, faire entrer des quantités de plus en plus faibles de terres, à condition d’y faire entrer des quantités de plus en plus élevées de capitaux. De là, la possibilité d’un progrès indéfini ».

À la fin du XIXe siècle, dans un contexte d’industrialisation et d’urbanisation rapides des sociétés occidentales, Walras avait certes pressenti avec justesse l’une des lois fondamentales de l’économie urbaine : lorsque la production industrielle ou de services croît au sein d’une économie en voie d’urbanisation où les économies d’agglomération sont considérables, la quantité de terre nécessaire à la production de valeur devient infinitésimale par rapport aux économies agricoles. Sous le coup d’une telle loi, les régimes de féodalité classiques, fondés sur la dépendance économique aux propriétaires terriens, sont voués à disparaître.

Cependant, Walras n’envisage aucunement que la productivité démultipliée et de plus en plus spatialement concentrée de la terre urbaine puisse justement engendrer des « néo-féodalismes urbains », pour reprendre l’expression de Joel Kotkin, du fait de l’explosion des inégalités de valeurs vénales et productives relatives de la terre urbaine et des rentes pouvant en découler. Or nous vivons précisément sous de tels régimes. La capacité de certaines économies urbaines à produire de la valeur, notamment dans le secteur de l’économie du savoir (ou du « capitalisme cognitif ») est sans précédent dans l’histoire. Or l’accès aux marchés de l’emploi et de l’immobilier donnant accès à ces territoires sélectifs étant rare et donc exclusif car limité dans l’espace, il devient concurrentiel, fonctionnant à la manière d’un marché d’enchères, et coûte de plus en plus cher.

Vingt ans après Walras, John Bates Clark va encore plus loin dans le déni. Il réduit la terre à un simple « capital parmi d’autres ». Dans Distribution of Wealth, paru en 1899, Clark conçoit la théorie dite de la « répartition néoclassique ». Selon une telle théorie, la rétribution d’un agent économique serait à la fois égale à la productivité marginale d’un capital (K) indifférencié et au prix d’équilibre déterminé sur le marché. Comme Josh Ryan-Collins le rappelle, Clark élabore la notion obscure de « capital pur » (pure capital, alternativement appelé sum of value ou fund of value) dont les caractéristiques seraient homogènes, pour justifier une telle indifférenciation1.

Les schémas de pensée de Walras et la typologie de Clark ont servi de base théorique au courant néoclassique, et notamment à la conceptualisation des modèles de croissance à deux facteurs (modèle de Solow-Swan, fonction de Cobb-Douglas) aujourd’hui enseignés dans les manuels scolaires et universitaires d’économie du monde entier. Et de fait, même des économistes de gauche comme Thomas Piketty et Gabriel Zucman les reprennent. On les voit par exemple clairement apparaître dans leur article « Capital is back: Wealth-income ratios in rich countries 1700-2010 »2.

Après Solow, la théorie foncière néoclassique a continué de se sophistiquer. Déclarant s’appuyer sur l’« analyse néoclassique des années 1960 à 1980 » dans leur ouvrage, Wasmer et Trannoy font par exemple référence au modèle « d’Alonso-Muth-Mills », formulé par William Alonso en 1964 et complété par Edwin Mills en 1967 et Richard Muth en 1969, ainsi qu’au modèle de Rosen et Roback dit d’ « équilibre spatial », formulé par Sherwin Rosen en 1979 et complété par Jennifer Roback en 1982. Ces modèles sont aujourd’hui considérés comme les plus significatifs au sein de la théorie néoclassique par des économistes faisant autorité mondiale, comme Edward Glaeser3.

En résumé, le modèle d’Alonso-Muth-Mills s’intéresse à une zone métropolitaine et suppose que les revenus et aménités y seraient constants. Cette hypothèse, certes stylisée mais d’entrée de jeu biaisée, insinue que le coût du logement et les coûts de transport seraient constants dans l’espace. Ainsi, les coûts du logement diminueraient à mesure que ceux de transport augmenteraient avec la distance au centre-ville. Le modèle de « Rosen et Roback » complexifie certes un peu l’analyse d’Alonso-Muth-Mills, faisant varier les revenus et aménités dans l’espace, mais compense cette complexité en traitant chaque zone métropolitaine comme une entité homogène, de sorte que tous les habitants de ladite zone seraient confrontés aux mêmes coûts de logement et de transport. Ce second modèle est pourtant censé permettre d’étudier l’impact de ces paramètres sur les migrations interurbaines et interterritoriales.

Là encore, ces modèles, s’ils contribuent à intégrer sommairement la terre comme facteur d’arbitrage économique chez les ménages, minorent l’importance et l’hétérogénéité de sa valeur. Ils ne font aucune analyse de ses caractéristiques distinctives. On pourra certes arguer que ce n’est pas leur objectif. Mais surtout, en intégrant la terre comme paramètre d’arbitrage périphérique au concept d’équilibre économique, ils contribuent à rendre ce facteur de production très subsidiaire.

Ainsi, parce que la théorie de la répartition néoclassique ne s’intéresse guère plus qu’à la perspective individuelle de l’agent et à la valeur marginale des biens échangés, elle renverse le raisonnement déductif des précédentes théories économiques. À l’inverse des théories physiocratiques et classiques (notamment de la loi des rendements décroissants ricardienne et malthusienne) qui s’intéressaient aux conditions objectives de production et considéraient que le prix de tout bien devait découler de sa valeur (déterminée par les facteurs de production), la loi de la répartition néoclassique ne s’intéresse plus qu’aux conditions subjectives de l’offre et de la demande4.

Parce que le prix « révélerait » la valeur et non plus l’inverse – c’est-à-dire la valeur objective d’un bien, sa nécessité à l’économie ou la société, ou juste la somme de travail nécessaire qui fixerait son prix –, la question des conditions de production est totalement ignorée5. Plus grave encore, les conditions d’accès aux facteurs de productions comme la terre, et notamment les conflits sociaux et politiques qui en découlent, sont systématiquement passés sous silence6. La répartition des fruits de la production ne constitue d’ailleurs elle-même plus tellement une question en soi car à l’optimum, la rémunération des facteurs de production est censée être déterminée par leurs productivités marginales.

vision qui s’inscrit à contre-courant de nombreux travaux classiques, marxistes, institutionnalistes ou post-keynésiens, qui établissent à quel point cette répartition ne résulte pas tant de leur productivité objective que des rapports de force en présence qui déterminent leur allocation – et notamment du conflit redistributif entre le travail et les diverses formes de capital. Plus récemment, des économistes et géographes contemporains spécialistes du foncier et du logement (Christine Whitehead, Bernard Vorms, Brett Christophers, Renaud Le Goix ou encore Thibault Le Corre) ont également illustré les dynamiques d’accaparement ou d’éviction du foncier et leurs conséquences sur le fonctionnement des marchés immobiliers ou plus généralement sur les rapports de force au sein d’une société.

À vrai dire, les classiques et les marxistes s’étaient même déjà mis d’accord sur le sujet ! Et notamment sur le fait que, dans un régime de propriété privée de la terre, les propriétaires fonciers engloutissent une part croissante de la production via l’extraction de rentes qui augmentent dans le temps et que cette dynamique conduit invariablement à une répression des salaires et des investissements nécessaires à l’amélioration de la productivité globale d’une économie et de l’innovation au sein d’une société.

Dans La richesse des nations, Adam Smith déclare lui-même que « la rente foncière, considérée comme prix payé pour l’usage de la terre, constitue naturellement un prix de monopole. Elle n’est pas du tout proportionnée à ce que le propriétaire peut avoir dépensé pour l’amélioration objective de la terre, mais à ce que l’agriculteur peut bien se permettre de débourser ». Smith poursuit en déclarant que « dès lors que la terre d’un pays devient propriété privée, les propriétaires aiment à récolter là où ils n’ont jamais semé, exigeant une rente pour ses produits naturels ». Deux cent cinquante ans plus tôt, tout n’avait-il pas déjà été dit sur la nature des rentes foncières urbaines ?

Notes :

1 Josh Ryan-Collins, « How land disappeared from economic theory », Evonomics, 4 avril 2017. https://evonomics.com/josh-ryan-collins-land-economic-theory/

2 Thomas Piketty et Gabriel Zucman, « Capital is back: Wealth-income ratios in rich countries 1700–2010 », The Quarterly journal of economics, 2014, vol. 129, no 3, p. 1255-1310.

3 Edward Glaeser, The economics approach to cities. NBER Working Papers, n°13696, 2007. https://www.nber.org/papers/w13696

4 Mariana Mazzucato, « What is economic value, and who creates it? », TED Talk, 10 janvier 2020. https://www.youtube.com/watch?v=uXrCeiQxWyc

5 Ibid.

6 Kari Polanyi-Levitt, From the Great Transformation to the Great Financialization. On Karl Polanyi and Other Essays. Bloomsbury Publishing, 2013.

Contre la décroissance néo-malthusienne, défendre le marxisme

Marx décroissance - Le Vent Se Lève
Elsie Russel, Prometheus, 1994

Face au désastre écologique provoqué par la croissance, il faut ralentir. Face aux dégâts générés par les grands projets industriels, il faut se recentrer sur l’échelon local. Contre un techno-solutionnisme prométhéen, il faut oeuvrer à la sobriété par le bas. Ces slogan sont emblématiques de la pensée « décroissante », en particulier telle que la théorise l’auteur à grand succès Kohei Saito. Son oeuvre, au retentissement considérable, prétend s’inscrire dans l’héritage marxiste. Mais bien loin de prolonger le Capital, elle reconduit les postulats malthusiens des adversaires de Karl Marx. Et contient des directives stratégiques catastrophiques pour les écologistes. Par Matt Huber, professeur de géographie à l’Université de Syracuse, auteur de Climate Change as Class War (Verso, 2022) et Leigh Philipps, journaliste et auteur de Austerity Ecology [1].

NDLR : cet article, critique de la décroissance, ne reflète pas l’opinion de l’ensemble de la rédaction du Vent Se Lève en la matière – un article favorable à cette notion a notamment été publié ici. De même, les analyses de John Bellamy Foster et de Kohei Saito, critiquées dans l’article qui suit, ont été analysées de manière approbative ici et ici.

Presque chaque jour, les gros titres nous livrent de nouvelles manifestations de la cherté de la vie quotidienne pour des millions de personnes – de l’inflation (tirée par les profits) à la crise du logement en passant par l’envolée des coûts de l’éducation et de la santé. Dans le monde capitaliste avancé, depuis plus de quatre décennies, les travailleurs ont souffert des attaques contre les services publics, de la désindustrialisation, d’emplois de plus en plus précaires, de salaires en stagnation.

Pourtant, un nombre croissant d’écologistes en viennent à affirmer qu’en raison de la crise climatique, les travailleurs consomment… trop. Qu’ils devraient se serrer la ceinture pour permettra la « décroissance » de l’économie occidentale afin de respecter les limites planétaires. Les partisans de la « décroissance » mettent en avant les compensations qu’ils obtiendraient en échange : une multitude de nouveaux programmes sociaux et une réduction de la semaine de travail.

Pour autant, puisque les travailleurs des pays riches sont des acteurs du « mode de vie impérialiste » – partenaires, avec la classe capitaliste, de l’exploitation des travailleurs et des ressources du Sud – ils devront, selon le théoricien japonais du « communisme décroissant » Kohei Saito, abandonner « leur style de vie extravagant ». Ils ne sont pas exploités et précaires, ajoute Saito, mais plutôt « protégés par l’invisibilité des coûts de [leur] mode de vie ».

Il semble à première vue incohérent de souhaiter une organisation victorieuse des travailleurs pour conquérir des salaires plus élevés, tout ajoutant que leur mode de vie est non seulement extravagant, mais carrément impérial. Aussi cet enthousiasme pour l’idéologie de la « décroissance » ne semble-t-il compatible ni avec un horizon socialiste, ni avec une perspective syndicale, et encore moins avec la critique marxiste du capitalisme.

Pourtant, les idées de Saito – qui ne se contente pas de suggérer une hybridation entre décroissance et marxisme, mais proclame également que Marx était le théoricien originel de la décroissance ! -, ont trouvé un important écho au sein de la gauche écologiste non marxiste et des « éco-marxistes » auto-proclamés.

Doit-on réellement abandonner la critique marxiste du malthusianisme (que l’on définira ici comme une adhésion à la thèse de limites fixes à la croissance), ainsi que l’horizon marxiste d’une « libération de la production » des contraintes irrationnelles du marché ? La popularité des thèses de Saito impose d’interroger ces lignes directrices. Et de constater l’incompatibilité entre une perspective décroissante et une perspective marxiste traditionnelle.

Ralentir

Kohei Saito est un professeur de philosophie associé à l’Université de Tokyo. Son premier livre, L’écosocialisme de Karl Marx : le capital, la nature et la critique inachevée de l’économie politique, a remporté le prix Isaac et Tamara Deutscher Memorial en 2018. Dans cette publication, Saito s’inspire des carnets scientifiques de Marx – en particulier ses notes sur les écrits de l’un des fondateurs de la chimie organique, le scientifique allemand Justus von Liebig, et leur influence sur les analyses de Marx à propos de ce qu’il nomme la « fissure irréparable » entre les déchets biologiques urbains et le sol rural.

La théorie de la rupture métabolique souffre d’une croyance non scientifique en un « équilibre » naturel, que serait venu perturber le capitalisme. L’histoire de la vie sur Terre n’est aucunement celle de cet équilibre fragile

Saito soutient que Marx aurait été préoccupé de manière croissante par les limites naturelles au développement capitaliste de l’agriculture. Ce que l’auteur ne mentionne pas, c’est que bon nombre de ces limites supposées ont ensuite été surmontées par le développement d’engrais azotés de synthèse. Mais ce qui préoccupe avant tout Saito, c’est de défendre que Marx était bien davantage préoccupé par les contraintes écologiques que les lectures « prométhéennes » de sa pensée ne l’admettent.

La notoriété de Saito a récemment explosé. Sa publication Le Capital dans l’Anthropocène a été vendue à cinq cent mille exemplaires au Japon, et sa traduction anglaise, Slow Down : the Degrowth Manifesto (Ralentir : le manifeste décroissant) a également été un succès de librairie. Sa publication suivante, Marx dans l’Anthropocène (2022), développe bon nombre des mêmes arguments présentés dans son premier livre, et lui a valu une popularité marquée à gauche.

Dans ces textes, Saito précise l’objet de son attaque contre ce qu’il nomme le « socialisme productiviste » : une lecture supposément erronée du marxisme, qui déboucherait sur un « plaidoyer prométhéen (pro-technologie, anti-écologie) pour la domination de la nature ».

Saito concède que sa lecture lui vient de théories écologistes non marxistes – qui estiment que Marx embrassait un développement économique et technologique illimité -, mais ajoute que « même des marxistes définis comme tels ont admis cette faille ». Initialement, ceux que Saito nomme les « écosocialistes de la première vague » – Ted Benton, André Gorz, Michael Löwy – ont défendu que l’aspect « prométhéen » de la pensée marxiste constituait une erreur, et que Marx vivait en un temps qui l’aurait empêché d’appréhender les questions environnementales. Ainsi, le marxisme devait être corrigé, ou du moins complété, par une analyse « écologique ».

Mais dans les années 1990 et au début des années 2000, les « écosocialistes de la seconde vague », notamment John Bellamy Foster et Paul Burkett, ont réexaminé les textes de Marx et prétendu y découvrir une « dimension écologique ignorée ou censurée ». Marx n’avait finalement pas besoin d’être corrigé !

Saito se pense comme l’initiateur de la prochaine étape de ce processus. Il ne se contente pas de prétendre qu’il existe une dimension écologiste marquée dans la pensée de Marx. Il ajoute qu’au cours des années 1870, celui-ci a initié une rupture si radicale dans son analyse du capitalisme que l’appréhension écologiste des « limites » est devenue la base même de sa critique de l’économie politique. Non seulement Marx n’a pas besoin d’être corrigé par une prise en compte des limites naturelles, mais la totalité de sa critique est fondée sur celles-ci !

En dernière instance, Saito vise à construire un marxisme d’un genre nouveau, fondé sur la reconnaissance de limites fixes – et de la soumission à celles-ci – : « puisque la terre est finie, il est évident qu’il existe des limites biophysiques absolues à l’accumulation de capital ». Ces « limites biophysiques objectives de la Terre », la technologie peut les repousser, mais seulement « dans une certaine mesure » : les lois de l’énergie et de l’entropie constituent « des faits objectifs, indépendants des relations sociales et de la volonté humaine ».

L’adhésion à l’idée de limites naturelles et fixes renvoie immédiatement à une forme de néo-malthusianisme – ce mouvement des années 1960 qui a étendu la hantise de Thomas Malthus à l’égard des limites de la production agraire aux limites à la production tout court (par rapport à une supposée surpopulation).

Le renouveau néo-malthusien a été inauguré par la publication, en 1968, du best-seller incroyablement raciste de Paul Ehrlich, La bombe populationnelle, qui estimait que la croissance démographique humaine dépasserait les capacité de la biosphère à la soutenir – et prédisait des dizaines de millions de morts supplémentaires par la faim dans les années 1970 (précisément marquées par une hausse de l’espérance de vie et un reflux de la sous-nutrition). Dans la même veine, on trouve le « Rapport » du Club de Rome de 1972, Halte à la croissance ? (The Limits to Growth).

Récemment, une telle perspective a été reconduite sous la bannière de neuf « frontières planétaires », fondées sur les recherches du Centre de résilience de Stockholm : changement climatique, pollution par l’azote et le phosphore, stérilisation des terres, etc.

Saito, comme la plupart des « décroissants », souhaite ne pas jeter le bébé malthusien avec l’eau du bain de la surpopulation : il veut se débarrasser de cet aspect de la pensée de Malthus, pour mieux conserver l’idée centrale du respect de limites naturelles. « Si [la reconnaissance des limites] compte comme du malthusianisme, alors le seul moyen d’éviter le piège malthusien serait le déni dogmatique des limites naturelles en tant que telles ».

Cette croyance en la fixité des limites – que l’on parle de démographie ou de ressources – méconnaît des caractéristiques fondamentales de la condition humaine. Il ne suffit pas de dire que la production se heurte aux limites naturelles au-delà d’un certain point : elle est toujours et partout contrainte par des limites naturelles. Et celles-ci, loin d’être intangibles, peuvent être surmontées par la science et la technologie, alliées à un horizon égalitaire (ou, pour reprendre la formule de Hal Draper : « Prométhée plus Spartacus »). C’est le sens de la célèbre critique de Malthus développée Friedrich Engels en 1844, fondée sur « la science – dont le progrès est aussi illimité et au moins aussi rapide que celui de la population ». Ce qui est vrai de la science par rapport à la population l’est également de la science par rapport aux matières premières et à l’énergie que la population utilise. Du reste – qui plus est à l’heure de l’exploration spatiale – la Terre n’est plus la seule source possible d’énergie…

Pour prendre un exemple plus concret, l’une des limites planétaires du Centre de résilience de Stockholm réside dans la quantité de gaz à effet de serre que l’on peut émettre, avant de dépasser des températures mondiales irréversibles. Autrement dit, la limite climatique représente une limite à la quantité d’énergie fossile que nous pouvons utiliser sans causer de graves dommages. Cette limite énergétique est bien réelle, mais elle est également contingente. Lorsque nous transiterons vers des sources d’énergie propres telles que le nucléaire, l’éolien et le solaire, cette limite liée au climat aura été dépassée.

Comme nous le savons trop bien, de tels changements ne se produisent pas spontanément. La question à se poser est celle de savoir comment les relations de production peuvent inhiber ou favoriser le dépassement des limites.

Séparation d’avec la nature

Les écrits de Saito s’appuient souvent sur le travail de John Bellamy Foster, rédacteur en chef de la Monthly Review. Foster soutient que, contrairement à l’idée répandue selon laquelle Marx était un partisan de la révolution industrielle, le vieil homme avait en réalité développé une théorie de la « rupture métabolique » bien plus critique à son égard.

La théorie de la « rupture métabolique » affirme que le mode de production capitaliste a entraîné une rupture dans les interactions – normales et saines – entre la société et la nature, qui serait à l’origine des problèmes environnementaux. Les éléments empiriques de Foster résident dans quelques notes de bas de page de Marx et des extraits de ses carnets – notamment relatifs au troisième volume du Capital.

Marx fait référence aux découvertes de Justus von Liebig sur la fertilité du sol. Il y écrit que le capitalisme produit « des conditions qui provoquent une rupture irréparable dans le processus interdépendant du métabolisme social, un métabolisme prescrit par les lois naturelles de la vie elle-même. »

En d’autres termes, l’urbanisation capitaliste génère une concentration de la population, dont les déchets ne peuvent pas être recyclés de manière assez rapide pour renouveler le sol. Liebig décrit cette dislocation comme un « vol », qui conduit à la dégradation ultime du sol.

La théorie de la « rupture métabolique » de Foster soutient donc que Marx a étendu l’analyse de Liebig concernant la fertilité du sol à l’ensemble de la relation entre la société et la nature. Et qu’ainsi, la volonté capitaliste d’une croissance toujours plus forte génère une surexploitation irréparable de la fertilité du sol – ce qui vaut pour la fertilité du sol valant pour tous les processus naturels. Le capitalisme a donc perturbé des processus « naturels » – une perturbation qui fonctionne comme une séparation, ou une aliénation, de l’humanité par rapport à la nature, analogue à la manière dont les travailleurs sont aliénés par rapport au produit de leur travail.

Saito va plus loin. Il étend et inverse la position de Foster. Alors que pour Foster, la critique marxiste du capitalisme implique une théorie de la « rupture métabolique », pour Saito, le « concept de métabolisme » de Marx est « au fondement de son économie politique. »

Dans Marx dans l’Anthropocène, Saito ayant établi que le « métabolisme » est au cœur du marxisme écologique, il procède à ce qu’il faut bien décrire comme une attribution de bons et mauvais points à divers penseurs, tels qu’István Mészáros, Rosa Luxemburg, Georg Lukács, et surtout Friedrich Engels. Saito les évalue en fonction de leur compréhension de l’importance du « métabolisme ».

Il célèbre ainsi Mészáros, qui « a grandement contribué à comprendre correctement le concept de métabolisme de Marx comme le fondement de son économie politique ». Luxemburg, quant à elle, « a compris » la rupture métabolique au niveau « international », mais elle a trébuché à la dernière étape, dans la mesure où elle a « formulé sa théorie du métabolisme contre Marx » – ayant échoué à lire la dimension écologique de ses textes.

Engels, enfin, aurait entravé l’éveil de Marx à la décroissance dans les années 1870. Il lui est notamment reproché d’avoir retiré le mot « naturel » dans le passage cité au-dessus sur la « rupture irréparable » (dans le manuscrit original, on peut lire : « processus entre le métabolisme social et le métabolisme naturel »). Pour Saito, cette simple suppression prouve qu’Engels agissait pour contester la centralité de l’écologie dans la pensée marxiste – ce qui aurait conduit à un fossé entre les deux penseurs. Dans un récent article, même Foster est sceptique : « il est discutable que la suppression de “métabolisme naturel” ait changé substantiellement le sens du passage original de Marx. »

Saito semble manifester peu d’intérêt pour les écrits de ces penseurs, une fois passée en revue leur adhésion à la théorie de la « rupture métabolique ». Lukács est loué pour mobiliser le concept ; mais si on lit l’intégralité du texte que Saito cite avec approbation, il prend des accents résolument « prométhéens » que ce dernier récuse par ailleurs. Lukács proclame en effet que « la société socialiste est […] l’héritière de tous les immenses accomplissements que le capitalisme a réalisés dans le domaine de la technologie ».

Au coeur de nombreux penseurs clés du marxisme – sans parler du mouvement socialiste historique inspiré par Marx -, on trouve l’idée que le socialisme libérera la production des entraves imposées par le capitalisme. Saito ne s’y intéresse pas.

De la même manière, il ignore cordialement les dizaines – voire les centaines – d’autres penseurs clés du canon marxiste et du mouvement socialiste, de Lénine à Trotsky, de Sylvia Pankhurst à Nikolai Boukharine, favorables à une libération de la pleine potentialité des forces productives. Pour eux, il semblait acquis qu’à un certain stade du développement des forces productives (les connaissances scientifiques, la technologie, le travail, la terre et les ressources naturelles, etc), elles seraient contraintes par les rapports sociaux : les détenteurs de capitaux, en effet, ne vendent des marchandises et n’embauchent des salariés que pour réaliser des profits – toute marchandise non profitable n’est pas produite. Le rôle de la révolution sociale est de libérer la production de ces contraintes imposées par le capitalisme.

Pour étayer ses propos, Saito affirme que Marx a rien de moins qu’abandonné une vision « matérialiste historique » au moment de la publication du premier volume du Capital en 1867, puis dans les années 1870

C’est une thèse centrale du matérialisme historique. Et ses manifestations contemporaines abondent. Durant la pandémie de Covid, l’intérêt pour toute l’humanité de produire des vaccins n’a été que trop évidente ; et l’on a vu comment cette démarche a été irrationnellement bridée par la quête de profit des multinationales de la santé. Ainsi, alors que le marché limite la production à ce qui est rentable, le socialisme peut produire bien davantage. C’est un prisme que l’on peut appliquer aux enjeux climatiques : une multitude de solutions existent, mais elles ne sont pas rentables.

Mais ces citations sélectives effectuées par Saito ne seraient pas si graves, s’il ne considérait Marx et la petite fraction de marxistes de son choix comme des prophètes – plutôt que comme des théoriciens faillibles.

La rupture métabolique du capitalisme ?

Avant d’aller plus loin, arrêtons-nous pour réfléchir à ce que signifie réellement le « métabolisme » en biochimie, aux découvertes de Liebig sur la nutrition des sols, et à ce que les écologistes et les biologistes évolutionnistes ont à dire sur la possibilité d’une « rupture » par rapport au « métabolisme » naturel.

Pour Saito et Foster, les passages pertinents de Marx concernent une découverte majeure de Liebig : les éléments chimiques – potassium, phosphore, et surtout azote – sont essentiels à la croissance des plantes. Aujourd’hui, nous savons que dans tout organisme (pas seulement les plantes), l’azote devient la base de l’ARN et de l’ADN, et il est également, avec d’autres ingrédients, transformé en acides aminés – constitutifs des protéines à partir desquelles sont fabriqués à peu près tous les tissus d’un organisme. Chez les plantes, l’azote, avec d’autres substances, est transformé en feuilles, en tiges, et en tout ce qui la constitue comme plante. Lorsque les animaux mangent ces plantes, l’azote qu’elles contiennent est utilisé pour fabriquer nos propres protéines, notre ADN, et tout le reste de nos tissus.

Le métabolisme – Stoffwechsel en allemand (littéralement : « changement matériel »), est un terme biochimique qui désigne l’ensemble de ces réactions au sein d’un organisme. Il se décline en deux formes : le catabolisme — la décomposition des molécules, comme lorsqu’une bactérie sectionne la liaison d’une molécule d’azote — et l’anabolisme — la construction de nouvelles molécules, comme lors de la fabrication de protéines par les plantes et d’autres organismes. Le métabolisme constitue simplement ce cycle complet.

Liebig a décrit le déclin de la fertilité du sol comme un processus selon lequel ces nutriments chimiques sont absorbés par les plantes, puis par les humains et les animaux domestiques qui les consomment. Ainsi, si ces nutriments ne retournent pas au sol à partir de nos excréments, de notre urine, et de nos corps après notre mort, ils ne font que quitter le sol dans une seule direction : essentiellement de la campagne vers la ville, dans les égouts et finalement vers les océans. C’est ce que Liebig, de manière compréhensible, qualifie de « vol ».

À partir des analyses de Liebig, Foster et Saito effectuent une toute autre affirmation : ce « système de vol » est spécifique à l’histoire du capitalisme. C’est le point central de toute leur approche écosocialiste : si l’on trouve chez Marx une théorie expliquant comment le capitalisme détruit la nature en vertu de ses lois, on accouchera d’une théorie marxiste expliquant pourquoi le capitalisme doit être remplacé par le socialisme.

Le problème est double. Premièrement, il n’est pas clair que ce que Marx ou Liebig décrivent puisse être considéré comme spécifique au capitalisme. Le « vol » en question semble caractériser la civilisation urbaine elle-même, au sein de laquelle les élites contrôlent le travail et les ressources d’une périphérie rurale. On retrouve une telle dynamique dans des contextes aussi variés que celui de la Rome antique ou de l’empire maya (qui ont toutes deux fait face à des problèmes écologiques liés à l’exploitation urbaine d’une périphérie rurale).

On peut bien sûr considérer que le capitalisme a intensifié l’urbanisation (et générer un prolétariat urbain de masse), mais on a là une différence de degré par rapport aux sociétés préexistantes.

D’autre part, la théorie de la rupture métabolique souffre d’une croyance non scientifique en un « équilibre » naturel, que serait venu perturber le capitalisme. L’histoire de la vie sur Terre n’est aucunement celle de cet équilibre fragile : bien plutôt celle d’un changement dynamique constant. De la première extinction de masse causée par la production d’oxygène moléculaire par les cyanobactéries aux multiples bouleversements causés par des éruptions volcaniques mondiales, la planète n’a jamais cessé de connaître des conditions changeantes, entraînant à son tour un changement évolutif perpétuel – et la dynamique subséquente d’extinction et de spéciation.

Ainsi, le mode de production capitaliste – ou tout autre – n’est que la dernière manifestation d’un ensemble de pressions sélectives évolutionnaires. Notre comportement – qui se manifestent par de nouvelles pressions sélectives évolutionnaires – peut toutefois menacer notre propre espèce, en détruisant les services écosystémiques dont nous dépendons. La dégradation de la fertilité des sols agricoles, le changement climatique, la pollution par l’azote, etc, représentent des menaces vitales. Mais elles ne peuvent être interprétées comme une rupture avec un « équilibre » préexistant, qui n’existe pas.

Il faut ajouter que l’activité humaine qui menace les services écosystémiques n’est pas propre au capitalisme. L’extinction de masse de la mégafaune du Pléistocène tardif, probablement due à la surchasse humaine ou à la compétition pour les ressources, et qui a entraîné la disparition de créatures telles que les mammouths laineux, les tigres à dents de sabre et les rhytines de Steller, précède non seulement la « civilisation », mais parfois même l’émergence de l’Homo sapiens. Elle a commencé avec nos ancêtres hominidés.

Il faut ajouter que la présentation de Liebig effectuée par Foster et Saito est trompeuse : en agronomie, Liebig est bien un pionnier, mais pas pour ses analyses sur le « vol » subi par les sols. Il est en revanche connu pour être le « père des engrais ». Il n’a pas seulement mis en lumière le caractère unidirectionnel du flux des nutriments dans la production agricole… il a utilisé cette découverte pour imaginer comment corriger ce processus. Il a ainsi contribué à développer des engrais azotés ; par la suite, dans les premières années du XXe siècle, on doit à Fritz Haber et Carl Bosch un procédé de transformation de l’azote atmosphérique en ammoniac. On peut dater de cette découverte le moment où les famines, comme problème structurent de l’histoire humaine, deviennent un anachronisme. Grâce à la diffusion de ces innovations, auxquelles il faut ajouter les techniques d’irrigation, de production céréalière à haut rendement, de mécanisation, d’engrais chimiques et de pesticides, la mortalité par la faim a drastiquement reculé en Asie au cours des années 1950 – sous l’impulsion de la « Révolution verte ». Celle qui subsiste aujourd’hui est entièrement politique – et ne découle d’aucun « vol » que l’on infligerait aux sols.

Les critiques de la Révolution verte dénoncent à juste titre les grandes entreprises qui en ont profité, ainsi que la destruction de la petite agriculture paysanne qui en a découlé. Aux premiers, il faut rappeler qu’une agriculture mécanisée visant à économiser de la main d’oeuvre n’est pas le propre du mode de production capitaliste. Et il n’est pas interdit de rappeler aux seconds que la destruction de la petite agriculture paysanne correspond à la manière dont le marxisme envisage le prélude au socialisme…

Il faut bien sûr ajouter que ces nouvelles technologies créent de sérieux problèmes. Le procédé Haber-Bosch, qui utilise du gaz naturel comme source d’hydrogène, est intensif en carbone ; le ruissellement des nutriments agricoles, en l’absence de régulation et d’infrastructures appropriées, peut provoquer des proliférations d’algues nocives en mer, etc. Il s’agit là d’un phénomène bien connu : la résolution de problèmes en crée de nouveaux, qui doivent eux-mêmes être résolus. Et dans une perspective marxiste, en régime capitaliste, cette résolution des problèmes est entravée par… la non-rentabilité des solutions.

En d’autres termes, la société capitaliste n’est pas une rationnelle, et l’allocation des ressources est simplement déterminée par la recherche du taux de profit maximal. De là, son inaptitude à résoudre les problèmes environnementaux majeurs causés par son usage des technologies. Une telle analyse n’exige pas d’adjoindre au corpus marxiste une quelconque « rupture métabolique ».

Marx a-t-il abandonné le matérialisme historique ?

Dans ses deux ouvrages récents, Saito consacre de nombreuses pages à critiquer ce qu’il nomme le nouveau « socialisme utopique ». À travers lui, il vise ceux (comme Aaron BastaniNick Srnicek, et Alex Williams) qui soutiennent que le développement technologique capitaliste ouvre la voie à un avenir socialiste d’abondance (qualifié par Aaron Bastani de « communisme de luxe entièrement automatisé »). Ironiquement, c’est Saito lui-même, féru de municipalisme écologique et d’agriculture localiste, qui promeut précisément ce qu’Engels dénonçait comme « socialisme utopique » !

Saito affirme que la majorité des marxistes ont été piégés par la version précoce de la pensée de Marx (il blâme en particulier les Grundrisse de 1857-58 et la préface canonique de 1859 à la Contribution à la critique de l’économie politique). Pour étayer ses propos, Saito affirme que Marx a rien de moins qu’abandonné une vision « matérialiste historique » au moment de la publication du premier volume du Capital en 1867, puis dans les années 1870.

On aurait tôt fait de surestimer l’audace de ces affirmations dans Marx dans l’Anthropocene. Saito y déclare que de nouvelles conceptions « ont contraint Marx à abandonner sa formulation antérieure du matérialisme historique », qu’il « n’était plus en mesure de soutenir le caractère progressiste du capitalisme », enfin que « Marx a dû rompre complètement avec le matérialisme historique tel qu’il était traditionnellement entendu ». Saito affirme que cet abandon était central pour Marx – « ce n’était pas une tâche facile pour lui. Son monde était en crise ». Il met en regard cette conversion de Damas avec la notion de « rupture épistémologique » de Louis Althusser, que l’on trouverait entre les premiers écrits (hégéliens et humanistes) de Marx et son marxisme ultérieur, véritablement scientifique.

Saito comprend à juste titre que le concept clé de ces débats est le statut des « forces productives ». Le matérialisme historique traditionnel reconnaît que cette théorie de l’histoire suppose que le capitalisme joue un rôle progressiste grâce à ses tendances au développement des forces productives – non seulement grâce aux machines, qui permettent d’économiser de la main-d’œuvre, mais aussi grâce à une division du travail qui serait davantage coopérative, et à un savoir scientific collectif. Ce développement crée les conditions matérielles et les systèmes de production socialisés qui pourraient – pour la première fois dans l’histoire – abolir la pénurie et poser les fondements de l’abondance pour tous.

La lecture de Saito repose sur l’argument selon lequel Marx aurait commencé à envisager la technologie et les machines comme étant le produit de relations sociales exclusivement capitalistes. Ainsi, ce que Saito nomme les « forces productives du capital » seraient de bien peu d’utilité dans un avenir socialiste ! Saito affirme qu’elles « disparaîtront avec le mode de production capitaliste », et va même jusqu’à dire qu’en ce qui concerne la technologie, le socialisme devra « repartir de zéro dans de nombreux cas ».

Pour être juste, Saito exprime quelques réserves sur cette lecture : « Marx reconnaît sans aucun doute le côté positif de la technologie moderne et des sciences naturelles, qui prépare les conditions matérielles pour l’établissement du “royaume de la liberté” ». Il semble ainsi faire droit à un marxisme plus traditionnel… mais uniquement dans des endroits isolés de son texte.

Sur ce point, Saito ne manque pas d’incohérence. Il affirme que l’on ne pourra continuer à utiliser des technologies entachées par les relations sociales capitalistes, mais – répondant à ceux qui craignent que cela replonge l’humanité dans un âge de ténèbres – ajoute que certaines de ces technologies continueront bien sûr à être utilisées dans une société socialiste. Même si l’on ignore cette contradiction, selon quels critères établit-il que telle technologie héritée de l’époque capitaliste a droit de cité sous le socialisme, et que telle autre doit être abandonnée ?

Saito s’appuie sur la distinction d’André Gorz entre les technologies « ouvertes » et « technologies verrous ». Il rejoint ici diverses critiques antimodernistes de la technologie, qui se situent en-dehors de la tradition matérialiste historique. Elles rejoignent en revanche l'”économie bouddhiste” d’un E. F. Schumacher, auteur du célèbre Small is Beautiful, plaidoyer pour une technologie “appropriée” et décentralisée mais vaguement définie (ce qui exclut immédiatement tout système de santé public à l’échelle nationale), ou les théologiens Jacques Ellul ou Ivan Illich, opposés à la médecine moderne et à la société industrielle en général.

De manière caractéristique, Saito écrit : « un exemple principal de technologie verrou est l’énergie nucléaire » – au mépris de son rôle qui semble de plus en plus incontournable dans la lutte contre le changement climatique et la pollution de l’air. Un lecteur sceptique froncerait les sourcils et demanderait : qui, au juste, est Kohei Saito – prétendument engagé pour la démocratisation de la production – pour déterminer quelles technologies sont « ouvertes » et « verrou » ? Avec d’autres penseurs décroissants, il partage cette tendance larvée à décréter, avant toute délibération, que certaines formes de production sont « nécessaires » et d’autres « moins inutiles ». Est-ce aux éco-stratèges universitaires de trancher des questions si centraux ?

Il faut ajouter que les preuves avancées par Saito d’un abandon, par Marx, du matérialisme traditionnel – impliquant la nécessité du développement des forces productives -, sont extrêmement minces. Saito pointe un passage de la préface du Capital où Marx évoque uniquement le « mode de production capitaliste, et les relations de production qui lui correspondent », et souligne l’absence de mention des forces productives (Saito suggérant que Marx estime à présent que ces dernières sont indissociables des relations sociales du capital). Il existe en effet un contraste avec la célèbre préface de 1859, dans laquelle les relations et les forces de production sont considérées comme deux concepts distincts.

Pourtant, si Saito pense que cela constitue une preuve de l’abandon, par Marx de sa vision de 1859, pourquoi Marx mentionne-t-il cette même préface de 1859 plus loin dans le Capital, précisant qu’elle représente « sa vision » de l’histoire ? Si Marx gomme en effet toute mention des forces productives dans l’extrait cité par Saito, il affirme leur centralité pour un avenir socialiste dans de nombreux passages du Capital. Dans le chapitre 24, il évoque la manière dont les « capitalistes » tendent à « stimuler le développement des forces productives de la société », ainsi que « la création de ces conditions matérielles de production qui constituent la base réelle d’une forme supérieure de société, dans laquelle le développement libre et complet de chaque individu forme le principe directeur ».

Sauter l’étape du capitalisme ?

L’argument le plus saillant de Saito n’est pas que Marx a abandonné le matérialisme historique dans le Capital, mais plutôt qu’après sa publication et jusqu’aux années 1870, il serait devenu… un « communiste décroissant ». Et ici encore, les preuves avancées sont incroyablement minces – ou, pour citer un autre commentateur plus piquant : « il n’y a, pour le dire sans détours, aucun fondement à ces affirmations ».

Il suffit de se tourner vers la Critique du programme de Gotha, publiée aussi tard qu’en 1875, pour voir combien Marx s’écarte peu du matérialisme historique. Il y affirme que le communisme ne peut être compris « qu’émergeant de la société capitaliste ; et qu’il est donc, à tous égards, économiquement, moralement et intellectuellement, encore marqué des stigmates de l’ancienne société dont il émerge ». Il ajoute, dans un passage demeuré célèbre :

« Dans une phase supérieure de la société communiste […] après que les forces productives se sont accrues en accompagnant le développement global de l’individu, et que toutes les sources de richesse coopérative circulent plus abondamment – seulement alors peut-on franchir entièrement l’étroit horizon du droit bourgeois et inscrire sur ses bannières : de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ! ». Notons que Marx continue de préciser que c’est « seulement » après le développement des forces productives que cet horizon est envisageable.

Quelles preuves avance donc Saito ? À ses yeux, les multiples transcriptions de textes géologiques, botaniques ou agronomiques que l’on retrouve dans les carnets de Marx témoignent d’une préoccupation croissante concernant la perte de fertilité des sols. Surtout, ses affirmations se fondent sur une lettre (une seule) de Marx rédigée au crépuscule de sa vie, en 1881 ; elle est destinée à la socialiste russe Vera Zasulich, et porte sur les communes agricoles russes.

Quoi de plus normal que de prendre des notes éparses lorsqu’on étudie un nouveau sujet ? Pour Marx, ces transcriptions dans ses carnets ont constitué à la fois un aide-mémoire (l’écriture aide à la mémorisation) et une ressource à utiliser ultérieurement. De la transcription à l’approbation, il y a un gouffre. Et Saito le franchit allègrement : il y voit la preuve de l’adhésion de Marx aux textes qu’il recopie – bien que l’on trouve très peu de commentaires de l’intéressé dans ses carnets, qui pourraient soutenir une telle affirmation. Sur un sujet aussi essentiel, il serait essentiel que Saito fournisse davantage d’éléments empiriques. Car comme l’écrit Saito lui-même : « Si Marx a réellement défendu un communisme décroissant, pourquoi personne ne l’a-t-il remarqué jusqu’à présent, et pourquoi le marxisme a-t-il endossé un socialisme productiviste ? ». La lecture de Marx et d’Engels par des millions de socialistes, depuis environ 175 ans, aurait-elle été erronée ?

Quant à sa lettre à Vera Zasulich, rédigée après de nombreux brouillons, Marx y écrit que les formes de production communales dans les villages agricoles russes pourraient permettre à la Russie de passer directement au communisme – sans le truchement du capitalisme. Il faut bien reconnaître que cette assertion tranche avec des interprétations plus rigides du matérialisme historique, qui mettaient l’accent sur la nécessité d’en passer par une phase pré-socialiste de développement économique.

Dans son premier brouillon – abandonné –, Marx affirme également que le communisme pourrait s’inspirer de la propriété commune comme « une forme supérieure du type le plus archaïque – production et appropriation collectives ». Mais de l’admiration de Marx pour la commune russe, Saito en infère une affirmation non étayée ; pour la seule raison que ces communes étaient relativement statiques sur le plan du développement (et représentaient une « économie stationnaire et circulaire sans croissance économique »), Marx en aurait déduit… que le communisme pouvait lui aussi abandonner la croissance – et tendre vers un l’état stationnaire dont les néo-malthusiens du XXè siècle comme Herman Daly feront l’apologie. Pourtant, c’est sur ces fondements que Saito effectue un saut supplémentaire : « la dernière vision de Marx sur le post-capitalisme est le communisme décroissant ».

Dans une autre affirmation audacieuse, Saito écrit que la confidentialité des lectures de Marx sur l’écologie (avant que la science de l’écologie n’émerge) ont empêché son ami et collaborateur le plus proche, Engels, d’avoir l’idée même que Marx était devenu un « communiste décroissant ». Et Saito va jusqu’à réfuter l’affirmation d’Engels selon laquelle Marx a lu et approuvé ses textes fortement matérialistes historiquement comme Anti-Dühring, ne la jugeant pas « crédible ».

Une fois encore, la lettre de Marx à Zasulich constitue une preuve infiniment peu convaincante d’un visage « décroissant » de Marx. Examinant sa première mouture, nous constatons que Marx déclare que toute transition révolutionnaire vers le communisme en Russie basée sur la commune devrait tirer parti du développement capitaliste des forces productives : « précisément parce qu’elle est contemporaine de la production capitaliste, la commune rurale peut s’approprier toutes ses réalisations positives sans subir ses [terribles] vicissitudes effroyables ». Et au cas où l’on verrait dans l’admiration de Marx pour la commune russe une forme de localisme, il y écrit également : « la commune peut progressivement remplacer une agriculture fragmentée par une agriculture à grande échelle, assistée par des machines, particulièrement adaptée à la configuration physique de la Russie ».

Nul besoin de songer à une économie stationnaire, ralentir le développement technologique, décentraliser la production, reculer face à la mondialisation pour se concentrer sur la « bio-région » locale

En d’autres termes, la commune russe pourrait contourner le développement capitaliste… parce que ce dernier s’était produit ailleurs, de la même manière que de nombreux pays pauvres sont passés directement à l’adoption des téléphones mobiles sans avoir à passer par les étapes de la télégraphie ou des lignes terrestres. À aucun moment, dans aucun des brouillons, Marx n’a suggéré que l’humanité dans son ensemble aurait pu emprunter un chemin non capitaliste vers le communisme.

Du reste, considérer Marx comme le scientifique qu’il s’estimait être et non le prophète écologiste que Saito aurait souhaite qu’il fût, c’est analyser ses arguments comme ceux de n’importe quel autre mortel : des hypothèses à tester. Dans la Russie réellement existante, la petite taille de la classe ouvrière et le retard technologique de la paysannerie se sont avérés être le plus grand obstacle à la construction du socialisme soviétique.

Suite à la révolution de 1917 et l’abolition de la servitude féodale, les paysans n’avaient aucune incitation à produire davantage pour nourrir les ouvriers des villes. Les réquisitions durant la guerre civile, le retour de mécanismes de marché sous la Nouvelle politique économique, ainsi que la collectivisation forcée imposée par Staline – et les famines qui en ont résulté – ont tous constitué autant efforts pour surmonter cet obstacle au développement. En Russie, sauter les étapes du développement s’est avéré impossible.

Il faut admettre que Saito défend une conception de « l’abondance » dans le communisme décroissant qu’aucun marxiste ne peut critiquer – notamment définie par une abondance de temps libre pour le développement individuel et social. Mais Saito se fait taiseux sur les conditions de possibilité de cette abondance dans les textes de Marx : une révolution massive dans le cadre des forces productives développées par le capitalisme – et notamment la technologie qui permet d’économiser de la force de travail.

Sous le capitalisme, les gains de toute technologie permettant d’économiser de la force de travail se sont faits presque exclusivement au profit des détenteurs des moyens de production – moins de travailleurs pour une même production, impliquant des coûts moins élevés et des profits plus élevés, plutôt que davantage de congés pour le même nombre de travailleurs et la même production. Sous un régime socialiste, ce gain de force de travail pourrait avoir une issue toute différente, et servir à la diminution du temps de travail – il n’en demeure pas moins que ces technologies qui permettent de l’économiser demeurent nécessaires.

Nul besoin de réinventer le marxisme

Qu’en retirer ? Nous sommes face à une tentative désespérée de tordre le corpus marxiste, pour le faire correspondre à une idéologie décroissance qui émerge dans les années 1970. Défendre cette interprétation implique d’accepter que tout ce qu’Engels et Marx ont écrit depuis les années 1840 – de l’Idéologie allemande au Manifeste du Parti communiste, relève d’un marxisme prométhéen périmé. Tout ce que l’on peut retirer de ses cendres, ce sont des lectures idiosyncratiques de la préface du Capital, quelques rares transcriptions de textes agricoles épars, et la lettre à Vera Zasulich.

Le marxisme « classique » offre déjà une explication suffisante de la relation entre capitalisme et problèmes environnementaux. Amendements ou réinterprétations – via une archéologie spécieuse fondée sur des notes de bas de page et des carnets – n’y apporte rien.

Sous le règne du capital, ce qui est bénéfique n’est pas toujours rentable et ce qui est rentable n’est pas toujours bénéfique. S’il est rentable de restaurer les éléments nutritifs du sol, les capitalistes le feront ; dans le cas contraire, ils ne le feront pas. Tout producteur privé d’un élément néfaste à l’environnement sera incité à le produire encore s’il rapporte un taux de profit suffisant – et à lutter contre son interdiction ou sa régulation.

Raison pour laquelle on voit les entreprises pétrolières faire pression contre la législation visant à combattre les émissions, financer le climato-scepticisme, et même – comme dans le cas du dieselgate de Volkswagen – se livrer à des comportements criminels. À l’inverse, aucune invitation n’existe, pour les acteurs privés, à développer une technologie qui permettrait de lutter contre la dévastation environnementale, si elle n’est pas rentable.

Sous le socialisme, lorsqu’une menace pour les services écosystémiques résultant d’une technologie, d’une substance ou d’une pratique particulière serait découverte, la principale limitation pour passer à d’autres technologies résiderait dans la rapidité avec laquelle les ingénieurs pourraient concevoir des technologies novatrices permettant de fournir les mêmes bénéfices sans les mêmes dommages.

Il existe un certain nombre de secteurs industriels qui sont à la fois socialement vitaux et intensifs en carbone, comme la production d’aluminium et de ciment, pour lesquels nous n’avons toujours pas vraiment d’alternative propre. Mais pourquoi en conclure que nous n’en découvrirons jamais ? Les marchés sont médiocres lorsqu’il s’agit d’investir dans le recherche et le développement de long terme pour résoudre de tels problèmes. Une société socialiste serait en principe plus apte à allouer des moyens à de telles fins – ainsi qu’à déployer une politique industrielle pour transformer l’innovation en une production de masse.

Il faut ajouter que le mécanisme des prix sur lesquels sont fondés les marchés inapte à résoudre la question de la coordination à l’échelle de l’économie – sa fonction étant de permettre le profit, non de résoudre un problème identifié par la société. La décarbonation nécessite une réorganisation radicale de l’électricité, des transports, de l’industrie, de l’agriculture et des bâtiments en un temps resserré. L’adoption de voitures électriques et de pompes à chaleur doit se faire de concert avec le développement de nouvelles capacités de production d’électricité propre (afin qu’il n’y ait ni trop ni pas assez de capacité de production d’électricité). Et même lorsque nous réduirons progressivement la production de pétrole à des fins de combustion, nous aurons encore besoin d’une certaine production d’or noir – nous ne pourrons la stopper du jour au lendemain -… et les marchés seraient bien en peinent de fournir un critère pour la maintenir à un rythme adéquat à mesure que la demande diminuerait.

Il est ici question de réchauffement climatique, mais l’incapacité des marchés à résoudre des problèmes sociaux s’observe sur tous les enjeux environnementaux – et il découle du désajustement fondamental entre signal-prix et valeur sociale. La solution pour traiter plus rapidement et adéquatement tout problème nouveau – environnemental ou non – consiste à s’éloigner progressivement de l’allocation par le marché et à se tourner vers une planification économique démocratique.

Pour les décroissants, le problème central du capitalisme réside dans « la croissance » : en réalité, c’est le manque de contrôle social sur les décisions de production et d’investissement qu’il faut cibler. Lorsque nous aurons conquis un tel contrôle, nous pourrions choisir de faire décroître de nombreuses formes de production nuisibles, et d’en faire croître d’autres.

Tant que la croissance économique – de type capitaliste ou socialiste – est tenue pour responsable des problèmes environnementaux, l’idéologie néo-malthusienne de Saito sert de distraction face à la véritable source de l’incapacité à prendre à bras le corps la question environnemental. Elle détourne de la solution : la planification socialiste.

Saito place son espoir dans la supposée « règle des 3,5 % », tirée d’un article qui affirme que les mouvements à succès n’ont besoin que de 3,5 % de la population pour réussir – manière scolastique de fuir la politique de masse !

Cette solution pose donc également la question : quelle force dans la société est la mieux placée pour réaliser cette libération ?

Où est passée la classe ouvrière dans la transition écologique de Saito ?

Dans le fond, que Karl Marx ait été un « communiste décroissant » honteux ou non n’a pas une grande importance en matière de stratégie politique. La question clé est la suivante : quel agent pourrait mettre en œuvre les transformations nécessaires pour lutter contre le changement climatique et les autres désastres écologiques ?

Pour les décroissant, la « croissance » constitue le problème central du capitalisme ; en réalité, c’est le manque de contrôle social sur les décisions de production et d’investissement. Dans le dernier chapitre de Slow Down (« The Lever of Climate Justice »), Saito détaille sa vision des choses : il y fait l’éloge des « mouvements de réforme municipale écologique », comme celui de la « Déclaration d’urgence climatique » de Barcelone qui cible la croissance comme le premier responsable des maux actuels (Barcelone, cela n’a rien d’un hasard, est un épicentre des théories universitaires de la décroissance). Saito propose également « la création d’une économie axée sur la production locale pour la consommation locale » (via un article du New York Times, nous apprenons que Saito lui-même jardine dans une ferme urbaine locale, « environ un jour par mois ») et des coopératives de travailleurs à petite échelle.

L’antagonisme principal n’est pas entre travailleurs et capitalistes, mais régions du monde : il souligne « l’injustice des personnes socialement vulnérables dans les pays du Sud global, qui supportent l’impact du changement climatique, alors que le dioxyde de carbone a été émis, dans sa grande majorité, par les pays du Nord ». Lorsqu’il s’agit de savoir qui, dans le Nord global, est responsable, Saito est plus enclin à se pointer du doigt, ainsi que les travailleurs, que les forces du capital : « Notre mode de vie aisé serait impensable sans l’exploitation des ressources naturelles l’exploitation de la force de travail des pays du sud ». En termes organisationnels, pour réaliser la transition dont nous avons besoin, Saito lorgne vers des organisations paysannes du Sud global – comme Via Campesina et les campagnes pour la « souveraineté alimentaire ».

Tout le long du chapitre, affleurent une série de slogans qui sentent bon la gauche du début du millénaire : biens communs, zones autonomes, entraide mutuelle ou solidarité horizontale. L’utopie des jardins à petite échelle (que des recherches récentes considèrent comme six fois plus carbonée que l’agriculture conventionnelle…) et du logement social avec panneaux solaires parle vraisemblablement au lectorat de Saito : les citadins cosmopolites de la « classe professionnelle-managériale ». Pourtant, ce qui est frappant dans ce chapitre – et dans l’ensemble des deux livres de Saito -, c’est l’absence totale de mention de l’agent central de la politique marxiste : la classe ouvrière (dans Slow Down, l’expression n’apparaît que… quatre fois).

Lorsque Saito mentionne la classe ouvrière, c’est souvent avec un certain mépris, comme partie prenante du « mode de vie impérial ». Ce sont pourtant les masses précarisées de la classe ouvrière – trop exploitées et surchargées de travail pour trouver le temps et l’énergie pour jardiner – qui forment la grande majorité de la société – et donc la base de tout mouvement politique à grande échelle pour résoudre la crise écologique.

Dans le chapitre conclusif de Slow Down, Saito reconnaît lui-même que les mouvements dont il fait l’apologie pèsent peu ; mais il place son espoir dans la supposée « règle des 3,5 % », tirée d’un article qui affirme que les mouvements à succès n’ont besoin que de 3,5 % de la population pour réussir – manière particulièrement scolastique de fuir la politique de masse s’il en est ! En fin de compte, Saito espère simplement que diverses actions ajouteront un pouvoir de changement mondial : « Une coopérative de travailleurs, une grève scolaire, une ferme biologique – peu importe la forme que cela prendra ». Peu importe ?

Bien que la classe ouvrière dans son ensemble doive constituer la base d’une politique environnementale de masse, un secteur spécifique de travailleurs, dont Saito ne parle presque pas, mérite également toute notre attention : le groupe de salariés qui possède un pouvoir d’action sur les secteurs énergétique, extractif, agricole, de transport, de construction et des infrastructures – et une connaissance approfondie de leur fonctionnement. Autrement dit, les travailleurs industriels qui les construisent, les entretiennent et les exploitent.

Cet accent mis sur les travailleurs industriels (au nombre desquels les comptables, concierges, commis, manutentionnaires de bagages, employés de cafétéria, agents de réservation et chauffeurs, que l’on pourrait initialement classer comme des travailleurs de service) n’est pas dû à une quelconque nostalgie pour la classe ouvrière « à l’ancienne », mais découle d’une démarche d’efficience stratégique, dans la perspective de la transformation écologiste. Ce sont ces travailleurs qui possèdent la connaissance la plus approfondie de ces systèmes industriels incontournables pour une action sur la catastrophe environnementale – ils sont aussi bien plus conscients de l’urgence de telles politiques climatiques, et de la manière dont il faudrait les mener. Bien davantage que l’armada de professionnels de l’enseignement supérieur, des ONG écologistes, des think-tanks progressistes et des médias à coloration écologiste.

Plus important : ils ont le pouvoir d’inclure les demandes de décarbonation et d’une juste transition dans leurs négociations collectives. Un tel secteur inclut l’ensemble des travailleurs, indépendamment de leur région d’appartenance ; et pas seulement les « communautés de justice environnementale », les peuples autochtones et les salariés du Sud global. Lorsque Saito (et d’autres) rejettent les travailleurs et les syndicats du Nord comme partie prenante de l’exploitation écologique du monde, ils se coupent d’une force de transformation considérable.

C’est une erreur fondamentale de croire que les travailleurs du Nord global exploitent les populations du Sud global, ou qu’ils vivent selon un « mode de vie impérial ». Il s’agit simplement d’une répétition de la théorie, depuis longtemps discréditée, d’une « aristocratie ouvrière » – notion erronée selon laquelle les travailleurs des pays développés seraient achetés par les « superprofits » extraits du monde en développement.

Dans la guerre mondiale de classes du capital contre tous les travailleurs de la planète, tous ces travailleurs ont un intérêt commun à lutter contre la domination capitaliste. Saito et d’autres ne font-ils pas le jeu du capital en créant des divisions géographiques rigides, en divisant la classe ouvrière contre elle-même ?

Il faut ajouter que la critique de Saito est empreinte de culpabilité. Les premières pages de Slow Down sont parsemées de références à « nos modes de vie aisés », à « nos vies si confortables ». Il est clair que Saito se perçoit – ainsi que ses lecteurs – comme faisant partie du problème : « notre mode de vie est, en fait, une chose terrible. Nous sommes complices du mode de vie impérial. »

Tout – de l’incapacité du marché à effectuer la transformation écologique aux connaissances accumulées par les travailleurs industriels, et à leur pouvoir d’action sur le mode de production – devrait nous conduire à reconnaître la classe ouvrière comme un agent central de la transition. Rien ne sert d’adjoindre le préfixe « éco » au marxisme : celui-ci nous fournit les clefs qui nous sont nécessaires.

Nul besoin de songer à une économie stationnaire, ralentir le développement technologique, décentraliser la production, reculer face à la mondialisation pour se concentrer sur la « bio-région » locale, revenir à des technologies plus « appropriées », abandonner les « mégaprojets » ou l’extraction, critiquer le « mode de vie impérial » ou s’en prendre à la « rupture métabolique » avec le reste de la nature. Le marxisme offre déjà une explication suffisante des causes des problèmes environnementaux, une prescription pour les résoudre, et une description de l’agent transformateur – tout en conservant, chevillé au corps, le projet socialiste de libération humaine.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre : « Kohei Saito’s “Start From Scratch” Degrowth Communism »

Raoul Hedebouw : « Nos Parlements sont des institutions fondamentalement anti-populaires »

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Raoul Hedebouw, le 9 septembre 2023, à l’occasion de la fête populaire Manifiesta © Dieter Boone

En forte progression depuis une dizaine d’années, le Parti du Travail de Belgique détonne dans le paysage de la gauche radicale européenne : contrairement à d’autres, il continue de se revendiquer du marxisme. Au-delà du discours, cet héritage transparaît dans toute l’organisation du parti, de la sélection et la formation de ses cadres, au contrôle des parlementaires, en passant par le développement d’institutions au service des travailleurs et des liens avec les syndicats. Dans cet entretien-fleuve, Raoul Hedebouw, le président du parti, nous présente sa conception d’un communisme pour le XXIème siècle et la façon dont le PTB agit concrètement pour s’y conformer. Entretien réalisé par William Bouchardon et Laëtitia Riss, avec l’aide d’Amaury Delvaux.

LVSL – Le PTB reste encore assez méconnu en dehors de la Belgique. Lors de sa fondation dans les années 1970, le parti s’oppose au Parti communiste de Belgique, au motif qu’il n’est pas assez révolutionnaire, et s’inspire notamment du maoïsme. Depuis les années 2000, la période à laquelle vous rejoignez le parti, les références idéologiques ont cependant évolué. Le PTB s’apparente aujourd’hui à un parti de gauche radicale assez similaire à ceux qui existent dans d’autres pays, à ceci près qu’il continue de revendiquer explicitement un héritage marxiste. Pouvez-vous revenir sur vos inspirations idéologiques et l’évolution du PTB depuis une quinzaine d’années ?

Raoul Hedebouw – D’abord, il est important d’avoir un dialogue ouvert avec les autres composantes de la gauche radicale dans les différents pays. Le PTB a sa singularité, mais nous avons toujours du respect pour les doctrines et les actions que mènent les autres partis de notre famille politique. Chaque pays est déterminé par sa situation historique particulière et il faut respecter ce que font nos camarades étrangers. Je le dis, car le PTB a pu être très sectaire par le passé, à la fois en Belgique et à l’extérieur, en faisant la leçon à d’autres partis en Europe.

Notre spécificité réside bien dans le fait que nous nous revendiquons du marxisme. Le parti naît à partir de 1968 dans les universités au sein du mouvement maoïste. Mais très vite, nos anciens mettent en place des liens très forts avec la population et s’appuient sur leurs pratiques pour évaluer la pertinence de leur stratégie politique. C’est notre façon d’aborder l’éternel débat entre la théorie et la pratique. C’est à ce moment que nos membres vont travailler dans des entreprises, mettent sur pied des maisons médicales et abandonnent l’hyper-sectarisme du mouvement maoïste. En France, où ce sectarisme a perduré, le maoïsme a vite périclité. Cet ancrage dans la société est une colonne vertébrale que nous voulons garder.

« Nous continuons de nous inscrire dans l’analyse de classes et notre objectif est de réaliser un “socialisme 2.0”.»

Le marxisme nous définit bien car nous continuons de nous inscrire dans l’analyse de classes et notre objectif est de réaliser un « socialisme 2.0 », c’est-à-dire une révolution, un changement de paradigme dans notre pays. Nous voulons changer le système économique capitaliste et passer à une économie socialisée, avec toutes les variantes qu’il est possible d’imaginer, en transférant la propriété des grands moyens de production. Cette singularité se traduit ensuite dans notre stratégie et notre organisation, de même que sur les théories sur lesquelles on travaille, le type de formation qu’on propose, les membres que l’on recrute, etc.

LVSL – La gauche radicale a été profondément renouvelée par la vague populiste des années 2010, qui a privilégié l’efficacité stratégique à l’élaboration idéologique. De nouveaux partis-mouvements se revendiquant de la stratégie populiste sont ainsi apparus avec notamment La France Insoumise, Podemos ou Syriza… Comment analysez-vous ce moment populiste ? Le pari consistant à « construire un peuple » par le discours, tel qu’il a été théorisé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, vous semble-t-il aussi prometteur que la structuration d’un bloc de classe ?

R. H. – Stratégiquement, ce sont des voies différentes. Bien sûr la classe ouvrière a évolué, à la fois dans sa composition sociale et au sein des entreprises. Il faudrait être aveugle pour ne pas le voir et considérer qu’elle se résume aux salariés de la grande industrie. Dans nos discours, nous parlons d’ailleurs de « classe travailleuse » plutôt que de « classe ouvrière », car cela nous semble mieux englober la réalité du prolétariat d’aujourd’hui. Toutefois, même si le prolétariat s’est recomposé, nous continuons à penser qu’il joue un rôle de locomotive dans la lutte sociale. Ce n’est pas que de la théorie, car cela pose des questions concrètes sur l’organisation du parti au sein des entreprises, dont nous reparlerons.

« Nous pouvons partager avec les populistes le constat selon lequel il faut construire un peuple, mais la question reste ouverte : que prend-on comme référence pour construire cette identité ? »

Il est certain également que la conscience de classe n’amène pas automatiquement à la fierté de classe, comme le montre Karl Marx. Nous pouvons donc partager avec les populistes le constat selon lequel il faut construire une identité collective, mais la question reste ouverte : que prend-on comme référence ? Pour des raisons multiples – le libéralisme qui a gagné du terrain, l’effondrement de l’URSS et du bloc de l’Est, le désintérêt de la social-démocratie pour la classe ouvrière – la pertinence de l’identité de classe pour elle-même s’est affaiblie. Et je ne suis pas naïf : le travail politique pour reconstruire cette conscience de classe est immense. Toutefois, nous croyons qu’elle demeure le levier le plus intéressant pour créer un rapport de force.

De ce point de vue, nous ne sommes pas populistes. Ce ne sont d’ailleurs pas des élites contre un peuple, ce sont des classes qui s’affrontent. Faire de la classe travailleuse notre locomotive, cela n’empêche pas toutefois de faire front avec d’autres composantes des couches populaires, comme les petits indépendants, les artistes ou les étudiants. Notre analyse de classe ne doit pas nous mener à un repli sur une « classe ouvrière » fantasmée. Elle nous engage plutôt sur le chemin d’un long travail de politisation pour élargir notre base populaire.

LVSL – Par rapport à ces formations populistes de gauche, le PTB est, en effet, resté un parti « à l’ancienne », avec une formation idéologique importante, une mobilisation militante exigeante, une tenue régulière de congrès. Cela tranche avec l’investissement plus souple, réclamé par de nombreux citoyens aujourd’hui, qui préfèrent s’engager « à la carte ». À la lumière de cette nouvelle conjoncture, pourquoi conserver une organisation partisane et comment susciter l’engagement pour votre parti ? 

R. H. – Cette question renvoie à un débat très ancien entre l’anarchie et le marxisme, dont Proudhon, Marx et Bakounine sont les meilleurs représentants. Le spontané suffira-t-il à réaliser une révolution sociale ou faut-il structurer la lutte ? Je suis, pour ma part, un homme d’organisation. Historiquement, le mouvement ouvrier s’est décanté d’un noyau de révolutionnaires « professionnels », jusque dans des clubs de football ouvriers comme le FC Châtelet (club belge fondé par les Jeunesses Ouvrières Chrétiennes, ndlr). Contrairement aux idées reçues, la révolution ne suppose pas que chacun ait le même niveau d’engagement professionnel. Chaque révolution a sa spécificité : les camarades cubains ont commencé leur lutte à 50 en débarquant d’un bateau !

Chez nous, en Europe occidentale et en Belgique, le fait d’avoir différents niveaux d’organisation me semble une bonne pratique, avec pour but de faire monter le degré d’implication. Je n’ai pas le culte du spontané, mais je ne prends pas non plus pour acquis l’idée selon laquelle les gens ne voudraient pas s’engager. Bien sûr, dans le contexte de 2023, l’engagement ne coule pas de source et l’espoir suscité par l’engagement dans un parti de la gauche de rupture est limité. Néanmoins, les raisons objectives de se mobiliser n’ont jamais été aussi importantes. Nous devons donc réfléchir à des formes d’organisations diversifiées et accessibles. 

Raoul Hedebouw lors de notre interview. © Amaury Delvaux pour Le Vent Se Lève

Dans le cas du PTB, nous avions jusque dans les années 2003-2004 une structure ultra-militante. Nous avons ouvert depuis lors notre parti à des membres plus ou moins présents, tout en conservant l’importance d’une forme militante. Nous avons en ce sens des militants qui sont là presque tous les jours, mais aussi des membres organisés, c’est-à-dire des camarades qui viennent une fois par mois à des réunions, et des membres consultatifs, pour lesquels c’est nous qui faisons l’effort d’aller les voir et de les inviter à participer une ou deux fois par an. La flexibilité du monde du travail, les enfants, le combat syndical leur prend déjà beaucoup de temps, donc on essaie de s’adapter. 

« Je n’ai pas le culte du spontané, mais je ne prends pas non plus pour acquis l’idée selon laquelle les gens ne voudraient pas s’engager. »

Une autre spécificité est que nous nous revendiquons encore du centralisme démocratique (principe d’organisation partisane défendu par Lénine, ndlr). Pour organiser notre congrès, il nous faut un an et demi, pourquoi ? Car si nous voulons que tous nos membres ouvriers et nos couches populaires participent, lisent les articles, introduisent leurs amendements, etc… cela prend du temps – contrairement aux autres partis belges traditionnels, qui font des congrès en 48h avec des votes électroniques sur des motions que personne n’a lues, pour que finalement, ce soit les bureaux d’étude qui décident de tout ! 

Cela étant dit, je comprends tout à fait que d’autres, comme la France Insoumise, fassent des choix différents, pour essayer de répondre aux mêmes défis, comme celui par exemple de l’organisation de la jeunesse. Nous le faisons pour notre part avec les Red Fox (mouvement de jeunesse du PTB, ndlr) et Comac (branche étudiante du parti, ndlr), mais je pense que nous avons beaucoup à apprendre de l’usage très créatif des réseaux sociaux par la France insoumise, car c’est une manière contemporaine de susciter l’engagement. Il faut vivre avec son temps et être avant-gardiste : rappelons-nous que lorsque l’imprimerie est apparue, les révolutionnaires s’en sont immédiatement emparés, ou que Pablo Picasso ou Pablo Neruda n’ont jamais cédé au passéisme.

LVSL – Au-delà du parti, le mouvement ouvrier a longtemps tenté de construire d’autres institutions pour les travailleurs, à la fois pour améliorer le quotidien des classes populaires et pour leur permettre d’entrer dans le combat politique. Continuer à développer ces lieux collectifs semble être une priorité pour vous, si l’on en croit l’énergie que vous investissez dans l’organisation de ManiFiesta ou de Médecine pour le peuple, une initiative qui propose des soins gratuits et politise via les questions de santé. Où trouvez-vous les moyens financiers et humains nécessaires pour les faire durer ?

R. H. – Si nous insistons autant sur le développement de ces structures, c’est parce que nous avons fait le constat que l’organisation politique de la société et la doctrine qui l’accompagne sont les grandes absentes des débats politiques. C’est très bien d’avoir de longues discussions sur la géopolitique, sur la stratégie, sur la philosophie d’Hegel ou de Marx, mais cela ne résout pas la question principale : quelles structures devons-nous mettre en place pour augmenter le taux d’engagement des gens ? Cela passe par de multiples lieux du quotidien : entre le membre de la coopérative qui vient juste acheter son pain, le permanent syndical qui s’engage pour ses collègues, sans aucune rétribution, le gars dans un café qui s’écrit « bien parlé mon député communiste ! » ou met un « like » sous une publication, tout participe de la diffusion de nos idées. À ce titre, je ne pense pas d’ailleurs que les réseaux sociaux aient ouvert quelque chose de nouveau sur le plan théorique : ils l’ont fait seulement sur le plan pratique.

Quant à votre question sur les moyens financiers, je n’ai pas de réponse évidente. Ce qui est clair, c’est qu’ils doivent venir de la classe travailleuse pour ne pas rendre le mouvement ouvrier vulnérable et dépendant de la superstructure capitaliste. Nous avons un système de cotisation particulier au PTB : plus on prend des responsabilités, plus on contribue, ce qui est tout à fait contre-intuitif. Cependant, avant d’être une question budgétaire, c’est une question idéologique. C’est beaucoup plus simple que toutes les règles éthiques qu’on peut inventer. J’ai de cette manière l’assurance que les camarades avec lesquels je milite sont animés par la passion de changer la situation sociale dans notre pays. S’ils veulent faire carrière, et sont motivés par l’appât du gain, ce n’est pas chez nous qu’ils doivent s’inscrire ! Je vis, pour ma part, avec 2300€ par mois, comme tous mes autres camarades députés. 

« Au PTB, plus on prend des responsabilités, plus on contribue. Avant d’être une question budgétaire, c’est une question idéologique. »

Ces cotisations nous permettent de financer des initiatives qui valent la peine. Cela nous permet de mettre en place des choses qui peuvent paraître secondaires mais qui sont en réalité très importantes, comme par exemple affréter des bus ou des trains pour que le maximum de gens puissent venir à notre fête populaire (ManiFiesta est l’équivalent belge de la Fête de l’Humanité, ndlr). Cela vaut aussi pour la formation de nos membres. On dit souvent qu’il faut sept ans pour former un médecin. Mais pour comprendre la société et la transformer, il faut au moins quinze ans ! Sans compter que ce n’est pas dans les universités que l’on pourra s’approprier de tels savoirs. Nous avons donc une école de formation, au sein de laquelle nos militants apprennent à analyser la complexité du monde contemporain, en vue de devenir des cadres. 

LVSL – Une fois atteint une certaine place dans l’appareil du parti, il existe néanmoins une tentation permanente à concentrer les pouvoirs, comme l’a montré le sociologue Roberto Michels avec sa « loi d’airain de l’oligarchie ». En tant que président et porte-parole du PTB, comment concevez-vous votre place au sein du parti ? Pour poursuivre la comparaison avec les mouvements populistes, la plupart d’entre eux sont très centrés autour de leurs leaders, qui peuvent être très talentueux mais aussi entraîner leur organisation dans leur chute…

R. H. – Sur mon cas personnel, je me présenterais comme un leader collectif. Mais la question théorique qui se pose est avant tout celle du rapport entre l’individu et la classe. Je m’intéresse aux contradictions et, en ce sens, je suis un dialecticien. Nous devons résoudre l’équation suivante : la classe doit faire sa révolution et, en même temps, elle doit créer ses propres leaders. Les leaders ont toujours eu un rôle important dans les processus révolutionnaires, que ce soit Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg, ou Julien Lahaut en Belgique. Mais tout leader doit avoir l’humilité de comprendre son rôle historique. 

Moi-même, je suis un produit de la lutte sociale. J’ai commencé comme leader lycéen en 1994-1995 à Herstal, une petite commune à côté de Liège. Pour aller rejoindre les autres étudiants en manifestation à Liège, nous avions 9 kilomètres à faire. Ce trajet, je l’ai fait près de 80 fois, à l’âge de 17 ans, avec mon copain Alberto et quelques 600 étudiants. Si je raconte cela, parce que je crois au matérialisme et que cette expérience m’a donné une praxis : on finit par développer un certain talent oratoire pour chauffer les foules, à force d’allers-retours ! De la même manière que la réforme des retraites en France a aussi permis à des gens de se dévoiler…. C’est un aspect essentiel de la question : la mobilisation collective façonne l’émergence de leaders.

« Tout leader doit avoir l’humilité de comprendre son rôle historique. »

Au sein du parti, je crois que le pouvoir doit être structuré de la manière la plus claire possible. Personnellement, j’ai un mandat du bureau du parti et du conseil national du PTB et je suis content que ces organes me contrôlent fortement. C’est très important, surtout aujourd’hui dans une période dominée par l’audiovisuel. Le collectif m’a donné un mandat de porte-parole du parti devant les caméras, car c’est une de mes capacités, mais il en faut d’autres pour mener la lutte. Pourquoi le fait d’aller sur les plateaux et de parler devant des centaines de milliers de personnes me donnerait davantage de pouvoir ? Je jouis d’une notoriété disproportionnée par rapport à mes autres camarades du bureau du parti, qui sont pourtant tout aussi valables que moi. 

Raoul Hedebouw et Peter Mertens © Sophie Lerouge

On s’efforce de constituer un vrai collectif avec Peter Mertens (ancien président du PTB, désormais secrétaire général du parti, ndlr) et les autres membres. Nous ne sommes pas d’accord sur tout, mais nous sommes attachés à l’unité de notre parti, dont le maintien est un travail de tous les jours. Nous discutons de sujets compliqués en interne, mais jamais à l’extérieur, car cela finit toujours par nous desservir. Un petit désaccord se transforme très vite en rancœur et en guerre de clans, et nous essayons de l’éviter autant que possible. C’est pourquoi le PTB ne permet pas le droit de tendance, car on sait très bien ce qui va se passer à long-terme : je vais créer un courant, d’autres aussi, on va compter nos scores et puis, chacun finira par créer son propre parti. Beaucoup de partis de la gauche radicale se sont sur-divisés de la sorte.

Je me sens donc un parmi les autres. Il n’y a aucun problème à me critiquer quand je fais des erreurs ; et nous veillons toujours à assumer nos erreurs collectivement pour ne pas se retrouver tout seul pointé du doigt. C’est une aventure collective, et je ne m’imagine pas faire de la politique autrement. Il y a eu de nombreux magnifiques dirigeants avant moi et il y en aura beaucoup d’autres après. Les cimetières sont remplis de personnes indispensables, comme le dit un proverbe !

LVSL – Votre parti a connu une forte progression électorale ces dernières années et vous êtes passés de 2 à 12 élus au niveau fédéral en 2019 (sur un total de 150, ndlr). L’insertion dans l’arène parlementaire a pourtant toujours posé beaucoup de questions chez les marxistes, étant donné le train de vie des députés, le fait que les parlementaires s’émancipent parfois de la position de leur parti ou qu’ils privilégient le travail à la Chambre plutôt que d’autres formes de mobilisation. Quel est le rôle des députés PTB et quelles règles avez-vous fixées ?

R. H. – D’abord, nous considérons que l’appareil d’État n’est pas neutre. Il est né de l’État-nation bourgeois et a donc un rôle historique précis : reproduire l’ordre existant. Il n’est pas conçu pour permettre le changement de société à l’intérieur du cadre qu’il impose. D’ailleurs, je dis souvent que j’ai vu beaucoup de choses au Parlement belge, mais ce que je n’ai jamais trouvé, c’est du pouvoir ! Le vrai pouvoir n’y est pas, ni même dans les ministères. Il est dans les milieux économiques, dans les lobbys, que ce soit sur l’énergie, les questions environnementales etc. C’est pourquoi nous nous inscrivons dans une stratégie où l’extra-parlementaire est aussi important que l’intra-parlementaire. Le Parlement est au mieux une chambre de débat, et c’est à ce titre que nous l’investissons. J’ai eu l’occasion de citer les textes de Marx sur la Commune de Paris pour rappeler cette analyse élémentaire et faire entendre aux autres parlementaires qu’ils ne sont pas l’épicentre du pouvoir politique ! 

Nos députés PTB assurent ainsi essentiellement une fonction tribunitienne. Lorsque nous sommes entrés au Parlement, avec nos deux élus en 2014, c’est la première chose qui a frappé les autres partis : on ne cherchait pas à s’adresser aux ministres, mais directement à la classe travailleuse via la tribune du Parlement. On n’avait plus vu ça depuis les années 80. Le parlementarisme est un régime fondamentalement anti-populaire. Le mépris de classe dans les yeux des autres députés envers nos députés ouvriers est d’ailleurs flagrant : ils les regardent différemment de nos députés qui ont fait des études supérieures.

« Le parlementarisme est un régime fondamentalement anti-populaire. »

Nous sommes alors d’autant plus fiers aujourd’hui d’avoir 4 députés ouvriers sur les 12 actuellement élus au niveau fédéral. Maria Vindevoghel, qui a travaillé comme nettoyeuse à l’aéroport de Zaventem pendant vingt ans, Nadia Moscufo, caissière dans les supermarchés Aldi, Roberto D’Amico, ex-travailleur de l’industrie lourde, électricien chez Caterpillar, et Gaby Colebunders, ancien travailleur chez Ford Genk. Ils expriment une fierté de classe précisément parce qu’ils ne sont non pas que pour la classe, mais parce qu’ils viennent de la classe. Et quand ils « démontent » des politiciens traditionnels, ils rendent une fierté aux travailleurs puisqu’ils incarnent, non seulement dans leur verbe, mais surtout dans leur manière d’être, les revendications populaires. Il est impératif pour nous de ne pas perdre ce rapport à notre base sociale : on insiste pour chaque député conserve une pratique militante et ne finisse par baigner exclusivement dans le monde parlementaire ou médiatique.

LVSL – Les travailleurs sont, à l’heure actuelle, plus souvent représentés par les syndicats que par les partis. Dans le cas français, partis et syndicats se parlent mais depuis la charte d’Amiens en 1906, chacun veille à éviter de se mêler des affaires de l’autre. À l’inverse en Belgique, les syndicats n’hésitent pas à interpeller directement les politiques, comme l’a fait encore récemment Thierry Bodson (président de la FGTB, deuxième fédération syndicale belge, ndlr). Quels liens entretenez-vous avec les syndicats et quel est le rapport de votre parti au monde du travail ?

R. H. – La situation est en effet historiquement différente entre la France et la Belgique. Le mouvement socialiste s’est notamment construit en Belgique sur une organisation de solidarité regroupant un parti, les syndicats et les mutuelles. Elle existe encore aujourd’hui sous la forme de « L’Action commune », une structure politico-syndicale d’obédience plutôt sociale-démocrate. Il y a donc une plus forte interdépendance entre partis et syndicats, qui s’observe toujours dans le paysage politique.

Ce qui est inédit, en revanche, pour un parti de gauche radicale comme le PTB, c’est la volonté de renforcer son ancrage dans la classe travailleuse, par-delà les liens déjà existants avec les réseaux syndicaux. Nous souhaitons empêcher la disparition progressive des sections d’entreprises et maintenir l’organisation politique des lieux de travail, car en laissant faire « le spontané », ces derniers se dépolitisent très rapidement. Les droits de l’homme s’arrêtent aux portes des entreprises : s’il y a bien un espace au sein duquel l’expression d’une opinion politique est taboue, c’est dans la sphère du travail. 

Raoul Hedebouw avec les travailleurs du port d’Anvers © Karina Brys

Face à cette domestication du travail et à l’émiettement des travailleurs – songeons qu’au siècle passé, 40.000 travailleurs étaient réunis sur des sites sidérurgiques, alors qu’aujourd’hui 2.000 travailleurs, au même endroit, c’est déjà beaucoup ! –, il y a un impératif à rappeler que les lieux de travail sont tout sauf des endroits neutres. En comparaison, s’engager dans une commune, à échelle locale, c’est beaucoup plus facile, précisément parce que les rapports de force ne sont pas aussi conflictuels. 

« Les droits de l’homme s’arrêtent aux portes des entreprises. »

Aussi, lors de notre dernier congrès, nous avons fait l’analyse que le « Parti du Travail » n’était pas « le parti des travailleurs » dans sa composition sociologique. Nous sommes très autocritiques et nous n’avons pas de mal à reconnaître que subjectivement nous voulons représenter le travail, mais qu’objectivement nous rencontrons en interne un véritable plafond de béton – à l’instar du plafond de verre pour nos camarades femmes. 

Pour pallier cette difficulté, nous essayons de corriger ces inégalités, issues de la société et qui se reproduisent dans le parti, en faisant le choix d’une promotion ouvrière très forte. Nous avons mis en place des quotas de travailleurs, tout en connaissant les débats théoriques autour du recours aux quotas. Toujours est-il que dans les faits, ça fonctionne : 20% des représentants du PTB viennent des entreprises industrielles et n’ont pas de diplôme du supérieur. C’est un moyen de rendre audible des majorités – et non des minorités – qui ne sont habituellement pas présentes dans le paysage politique. 

LVSL – Depuis quelques mois, les libéraux francophones se présentent comme le « véritable parti du travail ». Son président, Georges-Louis Bouchez (Mouvement Réformateur), s’est même décrit comme « prolétaire », suivant selon lui la définition marxiste. Comment comprenez-vous cette prise de position ? Que répondez-vous à ce discours qui prétend que la gauche ne se préoccupe plus du travail ?

R. H. – Paradoxalement, j’y vois un signe d’espoir. Après trente ans de doxa néolibérale, nos adversaires sont soudain obligés de revenir sur notre terrain. Or, celui qui arrive à imposer les thèmes et la grammaire du débat politique est toujours dans une position de force. Le mythe d’une classe moyenne généralisée, dans lequel ma génération a grandi, a été rattrapé par la réalité. La période du Covid a notamment été un accélérateur du retour à une certaine fierté de classe : on a réhabilité à travers les fameux « métiers essentiels », l’analyse marxiste des métiers où sont produits la plus-value. Travailleurs et prolétaires sont à nouveau des mots qui permettent de nommer cette conscience de classe diffuse qui est en train de revenir dans nos sociétés. 

« Travailleurs et prolétaires sont à nouveau des mots qui permettent de nommer cette conscience de classe diffuse qui est en train de revenir dans nos sociétés. »

Que la droite s’engouffre dans cette brèche n’a alors rien d’étonnant. Historiquement, à chaque fois que la classe ouvrière s’est renforcée, il y a toujours eu des tentatives pour essayer de se l’accaparer. C’est un combat permanent que de savoir qui parvient à remporter la direction politique de sa propre classe et à conquérir l’hégémonie culturelle. Si l’on pense à la montée de l’extrême-droite en Allemagne dans les années 30, je rappelle qu’elle s’est présentée sous la bannière d’un « national-socialisme » – et non d’un « fascisme » ou d’un « néolibéralisme »,comme on l’entend parfois. S’il s’agit bien d’un fascisme, il n’a jamais dit son nom, et n’a pas hésité à utiliser la phraséologie socialiste, tout en la détournant, pour récupérer les travailleurs, comme l’a montré Georgi Dimitrov (voir Pour vaincre le fascisme, Éditions Sociales Internationales, 1935, ndlr).

Je suis néanmoins confiant sur un point : les gens ont toujours plus confiance dans l’original que dans la copie, dès lors que nos discours politiques et syndicaux sont à la hauteur.

LVSL – Contrairement à tous les autres partis belges, vous êtes un parti national, c’est-à-dire présent à la fois en Flandre et en Wallonie. Ces deux régions se caractérisent toutefois par des dynamiques politiques très différentes : tandis qu’un basculement à l’extrême-droite s’observe du côté flamand, la gauche radicale revient en force du côté wallon. Avez-vous une stratégie différenciée dans chacune des régions ou misez-vous sur la résurgence d’une identité de classe commune ? 

R. H. – Une chose est certaine : la Belgique est un laboratoire passionnant. Je suis président d’un parti national qui est confronté, dans un même pays, à un melting pot de ce que la gauche européenne doit aujourd’hui résoudre. Chez nous, tous les problèmes sont en effet concentrés et dispersés selon les régions : cela nous complique assurément la tâche, mais cela nous permet aussi de prendre au sérieux la question stratégique. Nous croyons en un discours commun qui articule la fierté des travailleurs par-delà les clivages régionaux. Il faut aller chercher les « fâchés mais pas fachos », comme on dit en France – cette expression me semble juste. En Flandre, la colère de ces travailleurs est canalisée par l’extrême-droite, mais il n’y a rien de gravé dans le marbre.

Raoul Hedebouw lors de notre interview. © Amaury Delvaux pour Le Vent Se Lève

La politique, c’est croire qu’on peut changer le réel, et j’y crois : nous sommes passés de 6 à 10% dans les sondages en Flandre. Cela montre bien qu’il y a une marge de progression, une politisation possible contre la classe bourgeoise. De l’autre côté en Wallonie, nous avons la chance d’hériter d’une région sans extrême-droite, qui est vraiment le résultat d’une histoire particulière, ne se prêtant guère au nationalisme. Une des premières questions que l’extrême-droite s’est posée dans les années 90 à consister à trancher entre un front national belge, francophone ou wallon… C’est dire la confusion ! Dans les régions où l’identité est plus importante, l’extrême-droite peut plus facilement pénétrer.

« Nous croyons en un discours commun qui articule la fierté des travailleurs par-delà les clivages régionaux. »

Il faut toutefois se rappeler qu’il n’y a aucun déterminisme. C’est même, plus souvent, des paradoxes que nous rencontrons sur le terrain : la Flandre est une région qui s’est beaucoup industrialisée et qui connaît quasiment le plein-emploi, ce qui signifie qu’elle a le taux de « prolétaires » le plus élevé en Europe. La conscience de classe qui devrait accompagner cette composition sociale n’est pas encore là mais le PTB est tout de même en progression en Flandre et nous sommes devant le parti du Premier Ministre libéral, Alexander De Croo, selon le dernier sondage. Notre but est de s’adresser aux travailleurs de ces industries, qu’il s’agisse, par exemple, du port d’Anvers ou des usines de biochimie, et de politiser leur appartenance de classe.

C’est un combat difficile, comme nous le rappelle l’histoire. Quand les mineurs français faisaient grève, durant les siècles passés, qui venait les casser ? Pas les bourgeois, mais les mineurs belges ! C’est pourquoi, nous devons mener un travail de pionnier, qui doit être politique, syndical, culturel… La Flandre est pour moi un terrain de reconquête, au même titre que les régions du Nord de la France, ou celles de l’Est de l’Allemagne. Finalement, la Wallonie est l’exception plutôt que la règle. 

Il faut avoir l’humilité de reconnaître que notre succès est dû en bonne partie à l’absence d’une extrême-droite structurée. D’une certaine manière, tant mieux, cela nous permet de garder les deux pieds sur terre.

LVSL – Une dernière spécificité du PTB, dans le paysage politique belge, tient à son rapport au Parti Socialiste. Les désaccords internes à la NUPES en France ressemblent à une promenade de santé par rapport à la rivalité historique que vous entretenez avec « la gauche de gouvernement », actuellement membre de la Vivaldi (une grande coalition rassemblant des sociaux-démocrates, des libéraux, la droite traditionnelle et les écolos, ndlr). Comment expliquez-vous cette hostilité réciproque ? S’agit-il d’un simple clivage électoral ou de désaccords plus profonds ?

R. H. – Pour commencer, je rappelle une question classique : le capitalisme peut-il être oui ou non réformé ? On s’attendrait à ce que le Parti socialiste choisisse la voie de la réforme, mais il a préféré, depuis 30 ans, voter les privatisations des services publics, l’austérité, le blocage des salaires ou l’allongement des carrières… Durant tout ce qui s’est passé en Belgique de rétrograde ou de réactionnaire, le Parti socialiste était au gouvernement sans interruption ! 

Quant au côté « épidermique » qui transparaît dans certaines réactions à notre égard, il faut avoir en tête que, depuis les années 70, le Parti socialiste n’avait plus connu aucune concurrence sur sa gauche. Cette domination totale de la social-démocratie a été pendant longtemps une spécificité belge. Beaucoup étaient convaincus que l’engouement pour notre parti allait retomber, que le PTB n’était qu’un feu de paille voué à disparaître. Ils n’ont compris que très récemment qu’ils allaient devoir composer avec une autre force de gauche. 

© Sophie Lerouge

Cela étant dit, je ne souhaite pas l’implosion de la social-démocratie belge, car si elle a lieu, elle peut être remplacée par pire, en l’état actuel des choses. Je souhaite plutôt un réalignement stratégique, bien qu’il n’arrive malheureusement pas. Pour une raison simple : les cadres du Parti socialiste n’ont jamais été formés à la politique de rupture. C’est ce qui sonne si faux dans les prises de paroles, à l’étranger, de Paul Magnette (président du Parti Socialiste belge, ndlr). Il y a une telle distorsion entre sa parole, qui se prétend jaurésienne, et sa pratique, qui incarne la « troisième voie » social-démocrate, dans tout ce qu’elle a de plus pragmatique. Le Parti Socialiste n’a rien revu de sa doctrine depuis 30 ans et s’est contenté d’accompagner le système.

Au cas par cas, il nous arrive de travailler en commun au Parlement, par exemple avec la proposition de loi Hedebouw – Goblet (ancien dirigeant syndical et député PS, ndlr) pour revoir la loi de 1996 qui bloque les salaires. Cela dépend des sujets et des affinités de chacun, mais nous cherchons à renforcer notre pouvoir d’initiative ; de la même manière qu’avec les députés écologistes, même s’ils sont vraiment sur une ligne encore plus libérale en Belgique. Nous espérons ainsi construire notre colonne vertébrale idéologique et inviter nos éventuels alliés à considérer nos positions. Notre capacité à imposer des impératifs stratégiques de type Front Populaire dépendra du rapport de force que nous parviendrons à créer au Parlement et dans la société. 

LVSL – Rétrospectivement, la dernière décennie peut apparaître comme une séquence de grande impatience politique, dans laquelle la gauche radicale a essayé, coûte que coûte, de remporter des victoires-éclairs. À l’inverse, il semble que vous cherchiez plutôt à préparer patiemment votre arrivée au pouvoir. Serait-ce l’enseignement que la gauche européenne peut tirer du PTB : parier sur une progression qui soit à la mesure de son organisation ?

R. H. – Nous nous interrogeons beaucoup sur le succès d’une prise de pouvoir populaire. Nous avons notamment étudié de près l’expérience Syriza, en Grèce, parce qu’elle n’a pas suffisamment été assez méditée, selon nous, par la gauche européenne. Il y a pourtant des conclusions stratégiques importantes à en tirer. Je retiens, à titre personnel, deux leçons : d’une part, les forces extra-parlementaires, voire extra-gouvernementales, qui sont prêtes à affronter un parti de la gauche radicale sont incroyablement puissantes, même pour s’opposer à des petites réformes. 

Certes, Syriza ne défendait pas la Révolution, ni même un programme comme celui d’Allende (président socialiste du Chili entre 1970 et 1973, ndlr) ou du Front Populaire, ils étaient simplement attachés au refus d’appliquer le mémorandum de l’Eurogroupe. Un tel refus a pourtant valu des menaces en cascade : coupure des liquidités, rumeurs de coup d’État par l’armée grecque… Dans son livre, Yanis Varoufakis, l’ancien ministre des finances, décrit très bien comment les négociateurs extérieurs connaissaient mieux que lui l’état des finances de son propre pays. C’est dire combien la démocratie s’arrête assez vite lorsque le rapport de force parlementaire met en danger l’hégémonie de classe dominante. 

Deuxième leçon : dès lors que l’on reconnaît l’existence de ces mécanismes de défense, que faut-il au pouvoir populaire pour s’exprimer ? Le degré de conscience et d’organisation du monde travail est-il suffisant pour tenir le coup ? Les partis et les syndicats y sont-ils assez implantés ? À plus grande échelle, dispose-t-on d’organisations capable d’assurer un contre-pouvoir ? À Athènes, par exemple, lors des grandes paniques bancaires, que se serait-il passé si la gauche avait été capable de nationaliser la banque de Grèce ou de dire « nous allons produire notre propre monnaie » ? Dans tous les cas, il est certain que si l’on s’en tient au niveau ministériel, toute politique de rupture est morte dans l’œuf.

« Les 18% que nous attribuent les sondages en Belgique pour la prochaine élection ne reflètent pas une conscience de classe à 18%. »

Si les conditions d’un rapport de force ne sont pas réunies, c’est-à-dire une articulation entre un parti de gouvernement et une organisation de la société, il faut se préparer à de grandes défaites. C’est là où nous sommes des réalistes : les 18% que nous attribuent les sondages en Belgique pour la prochaine élection ne reflètent pas une conscience de classe à 18%. De même, si la gauche radicale est à 3% dans les sondages – comme c’est le cas par exemple aux Pays-Bas –, cela ne signifie pas que la conscience de classe s’est évaporée entre les 20% d’il y a quinze ans et aujourd’hui. Les sondages et les votes ne sont qu’un baromètre de l’état de conscience, comme le disait Friedrich Engels. Les études d’opinion ne veulent pas rien dire, mais elles ne veulent pas tout dire non plus. 

Je l’affirme d’autant plus franchement que cela retombera peut-être en Belgique aussi, et qu’il ne faudra pas abandonner pour autant. Nous ne faisons pas de la politique en fonction des sondages. Beaucoup d’éléments peuvent influer sur un hypothétique succès électoral : l’offre politique générale, le degré de concurrence entre les gauches, la percée de l’extrême-droite dans certaines circonstances… Cela ne doit pas surdéterminer notre travail politique. J’en tiens aussi pour preuve que les gauches radicales ont été largement sanctionnées en participant à des gouvernements sans avoir derrière elles les conditions minimales d’un pouvoir solide.

Si l’on doit tirer un bilan de la décennie, selon moi, ce n’est pas qu’une question de temps. Il s’agit plutôt de la mise en évidence d’une réalité stratégique : la capacité à mener une véritable politique de rupture s’avère compliquée dans un cadre strictement électoral. 

L’écosocialisme de Marx : l’œuvre de réinterprétation par Kohei Saito

Marx écosocialisme - Le Vent Se Lève

En 2017, l’auteur japonais Kohei Saito publiait La nature contre le capital : L’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital. Cet ouvrage est central pour comprendre les récents développements sur la pensée écologique de Marx. Il défend la nécessité de conserver les apports du marxisme – en les amendant au besoin – pour mieux penser et lutter la catastrophe climatique.

Le travail de Saito s’ancre dans une vaste littérature dédiée à la relation du marxisme à l’écologie. Pendant longtemps, Marx a été critiqué par des auteurs écologistes pour l’inspiration prométhéenne de ses textes et sa croyance dans un développement technologique et économique illimité – particulièrement prégnante à son époque. Cette interprétation semblait rendre le marxisme obsolète pour penser la crise climatique.

Depuis une vingtaine d’années cependant, une nébuleuse de chercheurs en propose une lecture alternative, à l’instar de Paul Burkett et de John Bellamy Foster (analysée dans les colonnes du Vent Se Lève). Ils ont cherché à mettre en évidence la dimension « écologique » de la critique marxiste du capitalisme. Leurs travaux ont cependant été accueillis avec une once de scepticisme dans les milieux écologistes, en raison du caractère périphérique et limité des intuitions de Marx en la matière.

Kohei Saito propose alors, dans la première partie de son ouvrage, une reconstruction systématique et complète de la critique écologique de Marx. Son examen philologique vise à démontrer que cet aspect n’est pas périphérique mais constitue au contraire un pilier essentiel de sa pensée. À cet égard, les théories de la valeur et de la réification (ou du fétichisme de la marchandise), centrales dans son œuvre, ne peuvent se comprendre pleinement sans prise en compte de leur dimension matérielle – c’est-à-dire écologique.

Dans la seconde partie de l’ouvrage, Kohei Saito utilise les récentes publications des carnets de notes de Marx. Longtemps négligés et n’ayant pas été publiés dans la première édition Marx-Engels-Gesamtausgabe (MEGA), qui a longtemps fait référence, ils font l’objet de redécouvertes depuis quelques années. Leur publication complète est assurée dans le deuxième projet MEGA dont l’achèvement est prévu pour 2025. Ces carnets, qui contiennent les études de Marx en sciences naturelles (biologie, chimie, géologie), sont essentiels pour comprendre les dimensions écologiques de sa pensée. Par leur étude, Saito montre comment Marx s’est éloigné d’une croyance naïve dans un progrès illimité et en est venu à considérer les crises écologiques comme des contradictions fondamentales du capitalisme.

L’aliénation, le métabolisme et le capital

Pour débuter sa démonstration, Kohei Saito revient sur les Manuscrits de 1844 et la notion d’aliénation. Dans ce texte, Marx s’inspire de la théorie de l’aliénation religieuse de Feuerbach pour l’appliquer au capitalisme. Dans la société religieuse, l’imagination des hommes les conduit à créer la figure d’un Dieu devenant une force étrangère, aliénée, qui s’impose à eux. Dans la société capitaliste, en raison de la propriété privée des moyens de production et de subsistance, l’homme est contraint de s’aliéner le produit de son travail pour obtenir un salaire. En retour, le travail ainsi aliéné donne de la valeur aux marchandises et à la propriété privée. Mais le raisonnement de Marx semble ici être circulaire : l’aliénation engendre la propriété privée qui engendre l’aliénation.

Toutefois, cette apparente circularité ne vaut que si l’on considère que les Manuscrits forment un travail achevé et indépendant. Or, selon Saito, ces manuscrits ne peuvent être séparées de l’ensemble que constitue les « carnets de Paris » de la même époque. Le premier de ces carnets ajoute une dimension économique à la critique philosophique de l’aliénation. Marx y compare les relations entre les hommes et la nature entre au sein des deux modes de production capitaliste et féodal.

À l’ère féodale, un lien personnel unit le seigneur, la terre et les humains qui y vivent. En effet, la terre est la possession du seigneur et les humains peuvent d’ailleurs être assimilés aux animaux ou aux plantes, l’ensemble constituant le domaine du seigneur. Toutefois, le lien personnel et intime du seigneur à son domaine autorise un lien tout aussi intime entre les serfs et la terre qu’ils habitent. La terre assure la domination personnelle et politique du seigneur mais les humains conservent leurs conditions objectives de production et de reproduction. Le seigneur impose un prélèvement mais ne recherche pas à maximiser son profit et les hommes restent libres d’organiser la production.

La transformation du métabolisme par la valeur est une réification : les relations sociales et naturelles entre les hommes et la nature se transforment en des rapports de valeur entre les marchandises.

À l’inverse, le capitalisme dissout ce lien personnel entre le seigneur et sa terre. Celle-ci devient une marchandise et le travail est mis au service de l’accumulation de capital plutôt que des besoins humains. Les serfs sont alors chassés des terres qu’ils habitent et contraints de trouver un salaire auprès des propriétaires des moyens de production et de subsistance. Les travailleurs vivent une situation de pauvreté absolue : ils s’aliènent le produit de leur travail, mais aussi l’acte de production lui-même et leur propre nature en tant qu’êtres créatifs. L’aliénation du travail de l’homme n’a alors d’autre origine que le développement capitaliste et la dissolution de la relation de l’homme à la terre qu’il entraine, dont le mouvement des enclosures est la manifestation historique.

Par ailleurs, les « carnets de Paris » contiennent les éléments philosophiques d’une critique écologique du capitalisme. Pour Marx, l’homme est une partie de la nature, il forme une unité avec celle-ci pensée comme totalité agissante. Dans son expression concrète, la nature constitue à la fois le corps organique de l’homme et son corps inorganique, celui qui lui est extérieur. L’homme entre alors dans un rapport (un ensemble de relations) avec la nature qui est médié par le travail et qui forme une unité. Comme unité au sein de laquelle se noue des rapports, la nature est alors sujette à des transformations historiques comme celle que constitue l’aliénation moderne – pour plus de détails sur l’ontologie de Marx, on se rapportera utilement à l’ouvrage de Frank Fischbach La production des hommes.

Toutefois, dans L’idéologie allemande (1846), Marx exprime le souhait de ne pas en rester à une critique strictement philosophique pour ancrer son travail dans une analyse scientifique du capitalisme. Marx ne reniera pas son ontologie mais cherchera à mettre en évidence les déterminants historiques et concrets de l’aliénation. En étudiant l’économie politique ou l’étude des sciences naturelles, Marx visera à éviter un discours philosophique abstrait et anhistorique, celui de Feuerbach, dont la seule portée stratégique serait de faire prendre conscience aux travailleurs de leur aliénation.

Le concept permettant son passage à une analyse scientifique et matérialiste sera celui de « métabolisme », que Marx emploie dès les Gründrisse de 1857. Le rapport de l’homme à la nature y est pensé comme une interaction métabolique, un processus constant d’absorption, de transformation et d’excrétion de matière dans le corps. Marx reprend un concept émanant de la chimie et de la physiologie du XIXe siècle pour l’étendre à sa compréhension de la société, parlant notamment de métabolisme social.

Dans son aspect transhistorique et universel, le métabolisme entre les hommes et la nature s’opère par le travail. Pris indépendamment de toute forme sociale spécifique, le travail est l’activité humaine spécifique de production volontaire et consciente de valeurs d’usage (répondant à des besoins), une transformation continue des conditions matérielles et sociales de l’existence humaine. La nature y joue un rôle central puisque le travail, en tant que médiation métabolique, dépend essentiellement de la nature et est conditionné par elle. Marx fait ainsi du travail et de la nature les matrices de toute richesse.

Toutefois, ni le travail ni le métabolisme ne doivent être compris uniquement de manière abstraite, comme un cycle anhistorique d’échange de matières. La définition abstraite, prise hors de toute détermination naturelle et socio-historique particulière, du métabolisme et du travail relève d’un constat banal et n’est que le point de départ de la théorie de Marx. S’arrêtant ici, on s’interdirait de comprendre comment le métabolisme de l’homme dans la nature peut varier dans ses déterminations particulières. Plutôt qu’une critique moraliste de séparation d’avec la nature, il est nécessaire de comprendre comment le mode de production capitaliste, en tant qu’étape historiquement spécifique de la production humaine, produit la destruction de l’environnement.

Il s’agit alors, pour Saito, de montrer comment la théorie de la rupture métabolique de Marx peut être déduite de sa théorie de la valeur, fondement de sa critique du capitalisme. L’enjeu est ici de contredire une lecture de Marx qui fait de la théorie du métabolisme un simple appendice, où il y aurait d’un côté la critique du capital et de l’autre une théorie naturaliste du métabolisme. Pour Saito, Marx analyse comment les catégories économiques formelles – celles de marchandises, de valeur, de capital –, dans leur interaction avec la réalité matérielle, produisent des ruptures métaboliques.

Réintroduire la nature dans la production

La théorie de la valeur – théorie centrale du Capital, l’œuvre majeure de Marx parue en 1867 – débute par une analyse de la marchandise, à la fois valeur d’usage et valeur d’échange. Une distinction similaire s’opère pour le travail, qui produit la marchandise, entre travail abstrait et travail concret. Les travaux concrets sont les infinités de travaux qu’entreprennent les hommes pour produire des valeurs d’usage (du pain, du tissu, des ordinateurs etc.). Le travail abstrait est le travail compris abstraitement, hors de ses déterminations particulières, et qui s’analyse traditionnellement comme la source de la valeur d’une marchandise.

Saito va mener une interprétation particulière de la théorie de la valeur de Marx en s’appuyant sur des commentateurs japonais de Marx, notamment Samezo Kuruma. Son interprétation s’inscrit dans le débat sur la nature du travail abstrait. Est-il une pure forme sociale, celle qui donne de la valeur aux marchandises uniquement dans le contexte du capitalisme, ou bien est-il une réalité matérielle transhistorique, une simple dépense d’énergie physiologique pour produire ?

Toute société humaine doit s’assurer de la production des conditions nécessaires à sa reproduction. Or le capitalisme est marqué par le caractère privé de la production qui ne permet pas de garantir que les conditions sociales de reproduction seront atteintes. Concrètement, chacun produit des objets sans savoir si la production agrégée permettra à chacun de vivre décemment. Il s’agit d’une des contradictions fondamentales du capitalisme qui le distinguent d’autres modes de production où l’allocation des travaux privés est prévue ex ante. Par exemple, dans la société féodale, les paysans travaillent ensemble pour assurer leurs besoins en tenant compte des prélèvements exercés par l’Eglise et le seigneur. Dans le capitalisme, le caractère nécessairement social de la production humaine se constate ex post, lorsque la production et l’échange de marchandises ont permis de satisfaire les besoins de la société.

Lorsque le processus de production et d’échange est réussi, les travaux privés ne se rapportent plus alors seulement entre eux comme autant de déterminations particulières d’un même travail abstrait, une même dépense physiologique d’efforts. Dans l’échange, les produits du travail acquièrent une reconnaissance de leur valeur sociale, car ils ont réussi à satisfaire les besoins d’autrui. Le travail abstrait, la dépense physiologique de chacun, a produit de la valeur pour la société et acquiert ainsi son caractère social. Le travail abstrait apparaît alors comme une réalité toute aussi matérielle que sociale. Plus précisément, le travail abstrait est d’abord une réalité physiologique qui acquiert un caractère social en s’objectivant comme valeur dans le cadre de la production capitaliste de marchandises. Le débat explicité ci-dessus est tranché : le travail abstrait est à la fois une réalité matérielle transhistorique et une forme sociale spécifique au capitalisme.

Finalement, le problème que pose le capitalisme pour le métabolisme entre l’homme et la nature commence à apparaitre. Dans le capitalisme, marqué par le caractère privé de la production, le métabolisme entre l’homme et la nature – médié par le travail d’un point de vue général, abstrait et transhistorique – devient médié par la valeur en tant que travail abstrait objectivé. Alors, la tension entre production privée et reproduction sociale se généralise dans une contradiction entre la valeur et le métabolisme. La manière capitaliste de gérer le métabolisme naturel et social passe par la valeur. Les hommes ne cherchent pas à régler rationnellement leurs relations aux autres et à la nature mais à acquérir de la valeur.

La transformation du métabolisme par la valeur est une réification : les relations sociales et naturelles entre les hommes et la nature se transforment en des rapports de valeur entre les marchandises. Les hommes en deviennent de simples porteurs et la valeur s’autonomise, se met à gouverner les relations sociales, à transformer les désirs, les normes, les représentations et la rationalité des hommes. On retrouve ici le thème de l’aliénation où la valeur, produit des relations sociales, devient la logique qui guide les rapports sociaux et naturels. La marchandise incarne la valeur et apparait ainsi comme un nouveau fétiche, selon l’expression de Marx, un nouveau Dieu.

Par quoi la contradiction entre valeur et métabolisme se caractérise-t-elle ? En premier lieu, la recherche du profit, de l’accroissement de la valeur en vient à modifier les propriétés matérielles des choses. Le sol est modifié par l’utilisation extensive de fertilisants chimiques pour augmenter la production, l’eau est polluée par son utilisation intensive pour l’irrigation. Ce constat montre qu’on ne peut séparer le social et le naturel, l’un étant modifié par l’autre constamment. En second lieu, l’augmentation indéfinie de la production épuise les ressources naturelles et notamment la force de travail des hommes, conduisant à des crises sociales et écologiques. Ces crises sont à la fois des crises du capitalisme, celui-ci ne pouvant plus garantir un même taux de profit lorsque l’exploitation ne peut se poursuivre au même rythme, et des crises écologiques, caractérisées par des ruptures métaboliques des milieux de vie.

Toutefois, il faut souligner que le maintien de contradictions dans le temps est permis par l’élasticité de l’homme et la nature. La disponibilité des ressources est une limite à l’accumulation mais ni la nature, ni le capital ne sont des agents passifs. La nature possède des mécanismes de compensation et le capital peut essayer de surmonter les obstacles matériels par l’innovation technologique ou l’exploitation de nouvelles ressources. Par les expressions de « nature » et « capital », il s’agit bien de résumer un ensemble de mécanismes naturels et sociaux permettant temporairement la poursuite l’accumulation.

Marx suit les nouvelles parutions de Liebig relatives à la fertilité des sols en vue de préparer la rédaction du Capital. Il reconnaît l’existence de limites naturelles et s’éloigne de la vision optimiste d’Engels.

On le voit, nous sommes désormais loin d’une critique moraliste d’une séparation de l’homme et de la nature, mais plutôt ancrés dans l’analyse des conditions matérielles de production. Dès lors, l’enjeu devient pour Marx de multiplier les régulations conscientes du métabolisme pour contrecarrer les tendances destructrices du capitalisme qui ira jusqu’à la rupture de l’élasticité évoquée. Ces régulations, par exemple la réduction de la journée de travail, doivent à terme viser le dépassement de la réification qui contraint le travail et la nature à être objectivés comme de simples choses permettant l’accumulation. En ce sens pour Saito, le combats contre l’exploitation du travail et celle de la nature constituent deux dimensions essentielles de la lutte contre le capital.

« Carnets de Londres » : Marx et les sciences naturelles

Dans la deuxième partie de sa démonstration, Saito s’appuie sur les publications récentes de l’édition MEGA. Elles portent sur les écrits les plus tardifs de Marx, qui ont souvent été négligés par ses interprètes. Depuis quelques années, ils ont permis de critiquer les interprétations classiques de Marx sur de nombreux sujets tels que les supposés productivisme et eurocentrisme de Marx – comme l’a mis en évidence Paul Guillibert, Terre et Capital.

La section sur la rente foncière au livre III du Capital, publié par Engels après la mort de Marx sur la base de ses manuscrits, semble constituer attester de la dimension prométhéenne de la pensée de Marx. En effet, elle comporte un passage faisant l’apologie du progrès technique permettant de dépasser les limites naturelles – notamment celle de la fertilité des sols.

Or, selon l’étude de Saito, les « carnets de Londres » établissent une évolution dans sa pensée au fil des années 1850 et 1860, qui le conduit à remettre en cause sa vision initiale. Cherchant à fonder scientifiquement sa critique de la théorie de la rente différentielle de Ricardo, il dut alors étudier les sciences naturelles et prendre en compte les débats qui l’agitaient, notamment sur la question de la fertilité des sols.

La théorie de la rente différentielle de Ricardo reposait sur une loi des rendements décroissants. À mesure que la population croît, des terres moins fertiles sont cultivées, conduisant à l’élévation des prix et des rentes sur les terres les plus fertiles. Marx étant en désaccord avec cette théorie anhistorique qui n’attribuait aucun rôle au mode de production capitaliste et faisait de la fertilité une donnée et une limite naturelle.

L’enjeu, pour Marx, était de prouver la possibilité de surmonter les limites posées par Malthus et Ricardo. Le progrès agricole était perçu comme une condition du succès de la révolution. Ainsi, dans les années 1850, Marx s’intéressa aux travaux qui affirmaient que la fertilité des sols pouvait être améliorée par des interventions scientifiques et technologiques. Il ne tenait pas alors compte des préoccupations relatives à l’épuisement des sols aux Etats-Unis qu’il attribuait à une gestion précapitaliste et primitive de l’agriculture.

Dans l’évolution successive de Marx, le « père de la chimie agricole », Justus von Liebig a eu un rôle central. Au cours des mêmes années, Liebig considérait aussi que la fertilité des sols et les rendements pouvaient être améliorés. Liebig s’inquiétait de l’épuisement des minéraux inorganiques dans le sol mais suggérait que le stock pouvait se reconstituer, par la mise en jachère, la rotation des cultures, ainsi que par l’apport direct de minéraux par le biais du fumier. Il anticipait même l’utilisation d’engrais synthétiques industriels pour améliorer les rendements agricoles.

Les années 1860 sont le théâtre d’une évolution majeure de Liebig et de Marx. Face aux critiques, Liebig se met à nuancer le rôle des minéraux dans la fertilité des sols et reconnaît les risques d’épuisement des nutriments présents dans le sol. Marx suivait alors les nouvelles parutions de Liebig en vue de préparer la rédaction du Capital. Il se mit à reconnaitre l’existence d’une limite naturelle et à s’éloigner de la vision par trop optimiste d’Engels.

Saito aura d’abord démontré que Marx ne fut pas un utopiste technocratique, mais plutôt un auteur dans un « bouillonnement intellectuel permanent »

L’évolution de Marx fut intégrée à sa compréhension du capitalisme. Contre ceux qui affirmaient que l’épuisement des sols était causé par l’ignorance des agriculteurs ou allait être corrigé naturellement par le marché, Marx affirma que le problème était inhérent au capitalisme. En effet, la réalisation d’un profit rapide et reproductible est en contradiction avec l’exigence du temps long qui permet au sol de reconstituer son stock de nutriments. Les rendements agricoles peuvent certes être améliorés par l’introduction de machines, d’engrais et de méthodes scientifiques, mais le problème de l’épuisement des sols n’est que repoussé.

L’évolution de Marx est parachevée par le concept de « rupture métabolique ». L’épuisement des ressources naturelles occasionne une dégradation durable des milieux de vie. L’impérialisme anglais et américain conduit à l’épuisement des ressources naturelles et perturbe les formes traditionnelles d’agriculture durable dans les pays périphériques et colonisés. L’exploitation appauvrit l’ensemble des travailleurs des pays du centre et de la périphérie. Les pratiques agricoles industrielles détériorent le bien-être des animaux. Dans ce contexte, les agricultures précapitalistes sont réévaluées car elles assurent un mode de production durable et qui satisfaisaient les besoins essentiels.

Marx plaide alors pour une transformation radicale des relations entre l’homme et la nature. Cette transformation doit permettre une agriculture rationnelle, en harmonie avec les limites naturelles. La régulation du métabolisme naturel et social devra être consciente et fondée sur les sciences naturelles. L’émancipation ne saurait abolir une nécessité évidente, celle des interactions constantes des hommes et de la nature qui leur permet d’assurer leurs besoins fondamentaux.

L’examen de Saito sur l’écologie de Marx se conclut par l’analyse des notes et extraits copiés par Marx dans ses carnets, après la publication du Capital en 1968. Les carnets témoignent d’une nouvelle évolution de Marx autour de son interprétation des limites naturelles et de son appréciation des écrits de Liebig, qui établit un scepticisme croissant à leur égard : Marx craignait que cette théorie nourrisse une analyse naturaliste, anhistorique et pessimiste d’inspiration malthusienne. L’idée de limite naturelle conduit à concevoir un effondrement prochain et n’offre pas de solution concrète.

Le scepticisme grandissant de Marx le conduisit à lire un auteur critique de Liebig, Carl Fraas, dont la théorie mettait plus en avant le rôle des facteurs climatiques dans la fertilité des sols. Pour Fraas, le problème de l’agriculture est d’abord la surproduction due à la concurrence internationale. Alors que les nutriments peuvent être reconstitués naturellement par les alluvions et l’irrigation, Fraas craint que la surproduction n’entraine un changement climatique dévastateur. La déforestation engendrée par la surproduction modifierait le niveau d’humidité, de pluie et de température, ce qui perturberait les processus d’alluvions et d’irrigation puis, en conséquence, la fertilité des sols et la végétation. Il plaide alors pour une agriculture raisonnée et basée sur des processus naturels et non le recours à des engrais chimique.

Marx intégra alors les idées de Fraas à sa théorie. Elles lui permirent d’élargir sa compréhension de la perturbation capitaliste du métabolisme et d’éloigner le spectre malthusien de la pénurie de ressources. En effet, le problème n’apparaît plus tant dans la « limite naturelle » comme donnée, mais plutôt dans le caractère perturbateur des activités capitalistes sur le métabolisme qui assure la reproduction de la société, notamment la stabilité du climat. L’objectif demeure d’établir une régulation consciente et collective des activités humaines mais doit s’élargir, au-delà de la question de l’épuisement des sols, à la question écologique dans son ensemble.

Penser conjointement écologie et critique du capitalisme

La destruction de l’environnement et l’expérience de l’aliénation créée par le capital commandent la nécessité de transformer radicalement le mode de production pour bâtir un développement soutenable de l’homme. L’écologie de Marx et sa théorie du métabolisme illustrent l’importance stratégique de lutter contre le pouvoir réifié du capital et de transformer la relation entre les humains et la nature pour assurer un métabolisme socio-écologique soutenable et émancipateur.

Que retenir de l’étude de Saito ? Il aura d’abord démontré que Marx ne fut pas un utopiste technocratique, mais plutôt un auteur dans un « bouillonnement intellectuel permanent » selon l’expression de Romaric Godin, qui affina tout au long de son existence sa compréhension de l’économie politique et du capitalisme. Il est possible, grâce à Saito, d’écarter de nombreux arguments qui invitaient à oublier Marx, rendu anachronique par une série de manques qui n’étaient pas les siens. Il ne s’agit en aucun cas d’en revenir à une certaine idolâtrie de Marx, qui tendait à interdire de nouvelles interprétations – bien plutôt de continuer à recueillir minutieusement et inlassablement les enseignements accumulés à la lueur de nouvelles théories critiques.

Plus précisément, l’ouvrage de Saito alerte sur les écueils auxquels se heurtent parfois les critique du capitalisme. Ainsi, la technologie ne saurait être une solution tant que les rapports sociaux existants, ceux du capitalisme, détériorent gravement le métabolisme de la nature. À l’inverse, la notion de « limites » doit être maniée avec précaution pour éviter de diffuser des raisonnements malthusiens inadéquats. Les limites sont à la fois sociales et écologiques, elles ne constituent des barrières que dans un état donné du métabolisme social et naturel. Des limites écologiques ont déjà été franchis car la société n’est pas encore parvenue à s’organiser différemment, à imposer une régulation consciente et rationnelle du métabolisme. À cet égard, le parti-pris sans nuances de Kohei Saito en faveur du concept concept stimulant et critiquable de « décroissance », dans un ouvrage ultérieur, n’est pas nécessairement éclairant.

À la lecture de l’ouvrage de Saito, une question demeure cependant ouverte. À l’instar de l’institutionnalisme monétaire français (André Orléan, L’empire de la valeur), Saito constate l’origine sociale de la valeur (instituée par la monnaie) dans la séparation marchande qui isole les producteurs. On a relevé que la particularité du capitalisme a été d’avoir radicalisé la logique de la valeur marchande. Comme l’indique Orléan (2023), « en faisant de la force de travail une marchandise, [les économies capitalistes] ont poussé la logique de la valeur jusqu’à sa plus extrême extension, de sorte que, dans le mode de production capitaliste, l’entièreté des fonctions économiques, production, circulation, distribution et consommation, se trouvent régies par la valeur. C’est tout l’édifice du capital qui repose sur elle, de sorte que la valeur constitue la substance même du capital, ce que le capital produit, échange, distribue ou transforme ».

La radicalité des transformations à imposer au système capitaliste, et les modalités pour y parvenir, demeurent des questions ouvertes auxquelles l’œuvre de Kohei Saito invite à réfléchir. Gageons que sa popularité contribuera à y apporter des pistes.

Bruno Latour, symptôme d’une écologie déboussolée

Bruno Latour -- Le Vent Se Lève
© Joseph Edouard pour LVSL

Nous vivons sous un « Nouveau Régime Climatique », qui impose de repenser notre rapport à la politique et à la nature. Celle-ci n’est plus une ressource passive, c’est un système qui réagit à nos actions. Les agents non-humains cessent d’être des choses inertes : ils contestent à l’homme son statut prédominant. Cette rupture avec les fondements de la « modernité » (caractérisée par un « Grand Partage » entre nature et culture) implique d’abandonner les « classes sociales » traditionnelles, fondées sur le concept étroitement matérialiste de la « production ». Il faut leur préférer la notion de « classe écologique », qui englobe l’ensemble des agents souhaitant œuvrer à l’habitabilité de la Terre. Ces leitmotivs, développés par Bruno Latour, ont été relayés dans la sphère médiatique avec une complaisance surprenante. Derrière cette ontologie politique, on trouve autre chose qu’une énième attaque contre la sociologie au nom de l’environnement – ou une nouvelle manière d’édulcorer la critique écologique du capitalisme.

Partons d’un constat sommaire mais révélateur. Latour, absent du numéro sur les « penseurs de l’écologie » de la revue Sciences humaines en 2010, est devenu omniprésent dans la pensée écologiste contemporaine. On compte une multiplicité de publications et de collections (parfois elles-mêmes critiques envers Latour) qui s’inspirent de ses thématiques.

Repenser notre « condition terrestre » et rejeter les classes sociales ?

« Habiter la terre en commun », définir une « nouvelle condition terrestre » dans un monde où « nous ne sommes pas seuls », « penser avec la terre » en se réappropriant « la part sauvage du monde » : de quoi ce foisonnement d’expressions est-il le nom ? On pourrait ajouter à ces expressions une liste (non exhaustive) d’ouvrages : « penser comme un iceberg », « être un chêne », « être forêts », et même « s’enforester » au point de « suivre la piste animale »… autant de tentatives pour tenter de « vivre dans un monde abîmé », tout en cueillant « les champignons de la fin du monde ».

Cette nouvelle manière d’être est censée tracer les contours d’un nouvel horizon d’émancipation. Un exemple parmi d’autres : « Nous avons la sensation d’être pris en étau. Entre d’un côté un héritage […] révolutionnaire mais très anthropocentrique, qui éprouve la plus grande difficulté à déplacer ses cadres de pensée, du fait d’un attachement à une tradition de lutte humaniste ou classiste. Et de l’autre, une sensibilité au vivant, où l’humain n’est plus au centre ».

La sortie de cet étau préfigurerait l’émergence « d’un nouveau camp politique à part entière », celui des « Terrestres », qui refuserait de rabattre le politique sur le social et tiendrait compte de « l’agentivité » de toutes les formes de vie1. Cette littérature en plein essor se caractérise par un rejet des sciences sociales qui la conduit à disqualifier comme « marxiste » toute théorie privilégiant la puissance d’agir du « peuple » à celle des « choses ». Voyons alors les transformations que ce « récit de l’Anthropocène » entend apporter.

Bruno Latour se fonde sur le postulat suivant : la sociologie, telle qu’elle s’est développée chez les Modernes, serait incapable de comprendre les basculements du monde et ses multiplicités. Penchons-nous sur la « classe écologique » théorisée par Latour et Schultz dans leur Mémo sur la classe écologique, qui a suscité de nombreux débats. S’il peut paraître futile de s’intéresser à une notion dont ses concepteurs avouent qu’elle est « fictionnelle et spéculative » – au point de se demander : « est-ce qu’elle existe, cette classe écologique ? » –, elle fait apparaître les principales impasses du raisonnement de Latour et ses procédés argumentatifs 2.

Le productivisme a des caractéristiques bien précises qui ne tiennent pas à la « modernité ». Elles tiennent à l’accumulation illimitée du capital.

Latour et Schultz s’interrogent : pourquoi la thématique écologique ne donne-t-elle pas lieu à un large mouvement social ? Leur réponse consiste à mettre en cause le cadre de pensée des Modernes, prisonniers d’un décentrage issu de Galilée, qui aurait versé dans un universalisme abstrait et une conception géométrique de la nature empêchant de prendre en compte la spécificité de la « condition terrestre ». Ils prennent conjointement pour cible la sociologie, dernier avatar de cette modernité, qui entérinerait l’idée d’un monde culturel distinct de la nature et qui se rendrait coupable de raisonner à partir de concepts obsolètes comme les « classes sociales ». Ils rejettent celles-ci, « profondément liées à la notion et à l’idéal de la production3 ». Au matérialisme de la lutte des classes, ils substituent une « nouvelle matérialité » propre au « Nouveau Régime Climatique », qui se définirait non par la production et la reproduction des conditions matérielles d’existence, mais par « les conditions d’habitabilité de la planète Terre4 ».

Citons-les in extenso : « Ce n’est plus la même matérialité ! […] La survie et la reproduction humaine étaient pour Marx le principe premier de toutes les sociétés et de leur histoire. […] Or nous nous trouvons aujourd’hui dans une tout autre configuration historique. […] La production ne définit plus notre seul horizon. Et surtout ce n’est plus la même matière à laquelle nous nous trouvons confrontés5 ». Face aux classes sociales définies par les rapports de production, la classe écologique, « classe pivot », serait à même de « réorganiser la politique autour d’elle » et de redéfinir « l’horizon politique6 ». Elle se caractériserait par le fait qu’elle conteste la « notion de production » pour créer les conditions de l’émancipation autour de « l’habitabilité » de la Terre.

Le problème ici n’est pas seulement que Latour et Schultz ignorent la vaste littérature sociologique qui documente les mobilisations écologistes existantes, mais surtout que cette ignorance leur permet d’affirmer, sans autres preuves, que l’enjeu écologique n’est aucunement lié aux classes sociales traditionnelles. La « classe écologique » découle de ce postulat anti sciences sociales (et anti marxiste, le marxisme étant la cible la plus explicite des auteurs)7. Mais peut-on réellement penser l’écologie en-dehors des rapports de domination du capitalisme ? Si l’écologie ne mobilise pas davantage, n’est-ce pas parce qu’elle est dominée par les classes dominantes et qu’elle en promeut une vision « bourgeoise8 » ou un « environnementalisme des riches9 »?

« La situation écologique est extraordinairement dure pour tout le monde »

Latour et Schultz doivent affronter une objection de taille : les préoccupations écologiques, sur le climat, l’énergie ou la biodiversité, sont omniprésentes, au point que « les conflits prolifèrent » à propos de la nature. Et de citer les protestations des jeunes ou des Gilets Jaunes en France, des agriculteurs en Inde, des communautés autochtones contre la fracturation hydraulique en Amérique du nord, etc. Leur argument pour expliquer l’absence de mobilisation écologique est le suivant : la multitude des conflits ne prend pas la forme d’une « mobilisation générale10 » car cette diversité « empêche de donner à ces luttes une définition cohérente » et de ramener les conflits « en une unité d’action compréhensible pour tous11 ».

Sur ce point, l’argumentation reste impressionniste : des personnes appartenant à une même classe comprendraient différemment l’écologie, tandis que des activistes que tout sépare se reconnaîtraient dans les mêmes luttes12. On cherchera en vain une référence aux travaux sur les inégalités sociales face à l’environnement, aux différenciations sociales en matière d’appropriation de l’écologie13 ; on cherchera tout autant une analyse un peu précise de la construction de la « question climatique » ou des déterminants sociaux des mobilisations sociales en faveur de la « cause écologique14 ». De nombreuses enquêtes abordent pourtant ces thématiques, avec des résultats qui ne sont pas négligeables15.

Jean-Baptiste Comby et Sophie Dubuisson-Quellier ont ainsi montré dans quelle mesure les mobilisations écologiques, auparavant accusées de dépolitisation pour se centrer plus sur la défense de la nature que des groupes sociaux, se rapprochent désormais de la conflictualité des luttes sociales16. La « démultiplication des collectifs et engagements écologistes » depuis les années 2010 déplace en réalité les clivages, entre écologies compatibles avec le capitalisme (souvent qualifiées de « bourgeoises »), et écologies critiques porteuses de rupture avec le capitalisme (et elles qualifiées de « populaires »).

L’ignorance des problématiques soulevées par les travaux existants conduit à une forme de prétention intellectuelle qui consiste soit à ignorer soit à réinventer, à partir de rien, des thèmes qui ont pourtant déjà fait l’objet d’une importante attention sociale et sociologique. De nombreuses enquêtes sur les conflits environnementaux, qui représentent un domaine d’étude à part entière, ont par exemple documenté « l’exposition disproportionnée des populations défavorisées17 » aux risques occasionnés par les activité industrielles, forestières, minières, etc., et les rapports coloniaux ou néocoloniaux de domination dont elles relèvent.

Tout en inscrivant les principes de justice sociale dans les luttes écologiques, ces travaux montrent la politisation ambivalente sur laquelle la problématique environnementale débouche : dans le cas des activités extractives des pays du sud, il n’y a ainsi ni soutien inconditionnel des populations aux projets miniers, ni adhésion spontanée à la cause écologique. Les leviers des mobilisations résident dans des thématiques de danger au travail ou de rémunérations18 ; de même, les inégalités urbaines d’accès à l’eau suscitent des mobilisations qui relèvent plus d’une « politisation par nécessité » liées à des enjeux de reconnaissance des quartiers périphériques que de la défense d’une ressource considérée comme un bien commun19.

Ainsi, les injustices environnementales n’apparaissent pas seulement dans la différenciation sociale des contributions à la dégradation du monde, mais aussi dans les inégales capacités à se mobiliser pour faire face à cette dégradation. La sociologie des mobilisations écologiques révèle ainsi l’ancrage des dispositions à agir dans une pluralité de rapports au monde et de significations, inégalement distribués socialement. Ce n’est qu’au prix de la réduction de cette complexité sociale à une unique condition terrestre qu’il est possible de parler de « classe écologique ». Ou plus précisément, c’est le refus – ou le déni20 – de toute sociologie des enjeux écologiques qui permet d’en formuler l’idée.

Le mérite d’une perspective sociologique – que rejettent précisément Latour et Schultz – réside dans le fait qu’elle permet de comprendre qu’un problème public ne devient politique que s’il affecte les puissants. Or Latour se caractérise par son insensibilité à cette dimension de classe, qui est invisibilisée par sa mise en accusation générale et englobante de la modernité21. Son analyse de la catastrophe en cours le conduit à affirmer que « la situation écologique et sociale dans laquelle nous sommes est extraordinairement dure pour tout le monde 22». Il ne lui vient pas à l’idée que la situation n’est pas également « dure pour tout le monde ». On ne trouvera, sous la plume de Latour, pas une seule occurrence du terme « injustices environnementales », pas davantage que le mot « capitalisme » à propos de qu’il qualifie pourtant d’« énorme machine du développement et du progrès23 ».

Les philosophes Paul Guillibert et Frédéric Monferrand font une analyse incisive et précise de la critique latourienne de Marx, et de ses contresens. Ils prennent au sérieux la question selon laquelle le maintien de l’habitabilité de la Terre nécessite de rompre avec le développement productiviste, mais ils questionnent le diagnostic de Latour : « les écologistes sont-ils voués à devenir la nouvelle classe dominante ou bien doivent-ils lutter avec les autres dominés pour abolir les classes ?24 »

Comme caractéristique du capitalisme, le productivisme, orienté non seulement vers la satisfaction des besoins mais vers « la valorisation de la valeur investie en salaires et en moyens de production », a des caractéristiques bien précises qui ne tiennent pas à la « modernité ». Elles tiennent à l’accumulation illimitée du capital. Ainsi « une formation sociale peut être “capitaliste” sans être totalement “moderne” au sens ici esquissé : c’est le cas de l’Inde ou du Japon », notent les deux philosophes, qui rappellent combien l’analyse marxiste de la reproduction élargie montrait les logiques impérialistes d’épuisement de la terre et des travailleurs.

Au-delà de la simplification qui consiste à ramener « la pensée occidentale » au « naturalisme », la réduction de l’idée de « nature » à celle de Galilée ignore à peu près deux siècles de recherche en sciences du vivant. Ils poursuivent : « Si l’on ajoute alors que cette ruine perpétuelle s’accompagne notamment d’une émission exponentielle de CO2 dans l’atmosphère, on conclura qu’à la différence de ce que suggère Philippe Pignarre25, il n’est pas trivial d’affirmer que le capital détruit les natures humaines et non-humaines par l’extractivisme ou l’agriculture intensive, la pollution atmosphérique ou l’accumulation de déchets. C’est même ce qu’exige un minimum de réalisme intellectuel et politique, tant les conditions d’habitabilité de la planète sont directement menacées par la continuité de la production, c’est-à-dire de l’injustice et de l’exploitation. Il n’y a donc pas d’alternative entre préserver les premières et interrompre la seconde : les deux luttes doivent être menées de front. “L’écosocialisme” dont Latour et Schultz ne disent pas un mot n’a jamais rien dit d’autre26 ».

Ces dynamiques d’accumulation et ces luttes sont absentes du Mémo sur la classe écologique, et plus généralement de l’œuvre de Latour, qui ignore ainsi les revendications de ceux que les problèmes écologiques affectent en premier lieu, qui souhaiteraient avant tout que l’on combatte les injustices environnementales. Il accorde peu d’importance au rapport à l’écologie que l’on observe chez les plus fortunés, en dépit de quelques pages quelque peu caricaturales sur le « séparatisme social » des élites dans Où atterrir27 ? Peut-on réellement penser que l’on renforcera les mobilisations en faveur de l’environnement en posant un voile sur cette conflictualité fondamentale ?

De « l’ontologie des non-humains » à « l’hypothèse Gaïa »

Ce rejet des classes sociales se fonde sur une critique du « Grand Partage » entre nature et culture, et justifie pour Latour la réhabilitation des « non-humains » comme acteurs à part entière. Ce « Grand Partage » découlerait d’une vision mécaniste de la nature développée à partir du XVe siècle, solidaire de l’émergence du productivisme. Citons Latour : « Un Moderne en développement se sentait à l’aise dans la nature. Son modèle cosmologique, si l’on voulait prendre un exemple canonique, ce serait le plan incliné de Galilée. »28

Ainsi, le diagnostic délaisse l’analyse politique, pour entrer de plein pied sur des considérations à la fois épistémologiques et ontologiques. Selon Latour, les gauches avaient une vision trop abstraite du monde matériel pour pouvoir résister aux logiques capitalistes : elles n’ont pas vu la « métamorphose de la définition même de la matière, du monde, de la terre sur laquelle tout reposait », au cours de leurs luttes où étaient opposés conflits sociaux et conflits écologiques.

Pour expliquer pourquoi le lien ne se fait pas entre « les vieux briscards de la lutte des classes » et « les nouvelles recrues des conflits géo-sociaux », Latour invoque le « rôle que les uns et les autres ont prêté à la “nature” ». « Voilà l’un des cas où, littéralement, les idées mènent le monde », ajoute-t-il : « une certaine conception de la “nature” a permis aux Modernes d’occuper la Terre d’une façon telle qu’elle a interdit à d’autres d’occuper autrement leur propre territoire »29. Ainsi, il faudrait prendre le tournant inauguré par les zadistes et leur « slogan génial » : Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend. À l’encontre des gauches traditionnelles qui auraient adopté une vision trop abstraite de la nature (comme ressource) et trop mécaniste du « progrès », ceux-ci remettraient en cause le « Grand Partage » entre nature et culture.

Latour fonde cette ontologie sur une épistémologie spécifique. Faisant appel à la sociologie des sciences, il affirme que la vision d’une nature extérieure et objective « n’est pas une donnée de l’expérience mais le résultat d’une histoire politico-scientifique très particulière qu’il convient d’examiner brièvement pour redonner à la politique ses marges de manœuvre »30. Or l’épistémologie ordinaire emprisonnerait la science dans « une conception de la “nature” impossible à politiser puisqu’elle a été justement inventée pour limiter l’action humaine grâce à l’appel aux lois de la nature objective qu’on ne saurait discuter ». Il évoque ici sa critique du « Grand Partage », entre nature et culture, nécessité et liberté, dont il reprend les principes à l’anthropologie de Philippe Descola.

Citons celui-ci : « Le naturalisme a été la condition de possibilité du capitalisme, son soubassement »31. Son ouvrage Par-delà nature et culture (2005) vise à faire état de la variété des ontologies prémodernes, études ethnographiques à l’appui : animiste (communautés amazoniennes), totémisme (tribus australiennes), analogisme(sociétés sibériennes). Cette multiplicité est brutalement restreinte lorsqu’il aborde la « pensée occidentale », réduite, dans son ensemble, au seul naturalisme.

Une telle simplification donne lieu à une sorte de lieu commun sur un supposé « Grand Partage nature/culture » dont on trouve désormais de nombreuses formulations routinisées : « L’idée de nature telle qu’elle nous est léguée par le langage et l’histoire, s’attache plutôt à un ordre régulier et fixe, à la répétition invariable des mêmes causes et des mêmes effets. La Terre tourne autour du soleil, les pommiers font des pommes, les renards chassent les poules, le Gulf Stream apporte de l’eau chaude dans l’Atlantique nord-est. Or, dans les interstices de ces grandes régularités apparaissent des grandes nouveautés : des cours d’eau disparaissent, des plantes génétiquement modifiées se défendent contre leurs prédateurs, des ours polaires vont chercher refuge hors de leur banquise, l’activité cyclonique est exacerbée. Il ne faut pas en déduire que la nature n’est plus ce qu’elle était, mais que sous notre influence grandissante, les arrangements infiniment complexes entre le vivant et son milieu ont dévié d’une trajectoire que l’on croyait inaltérable32. »

Au-delà de la simplification qui consiste à ramener « la pensée occidentale » (depuis le XVe siècle !) ou la « modernité » au « naturalisme », la réduction de l’idée de « nature » à un corps mobile sur plan incliné étudié par Galilée ignore à peu près deux siècles de recherche en sciences du vivant, des écosystèmes, de la biosphère, etc. D’où la « redécouverte » par Latour de « l’hypothèse Gaïa » présentée comme une révolution, à partir des travaux du physicien James Lovelock, pourtant fortement critiquée parmi les biologistes33.

D’inspiration cybernétique, cette « hypothèse » vise à penser la Terre comme un système complexe géant et auto-régulé, une entité non mécanique, habitée d’une multitude d’êtres qui tendent vers une harmonie essentielle. Elle fait intervenir les « vivants » et leur agency, en rompant avec une vision anthropocentrique qui pose une coupure entre nature et culture : « avec des objets galiléens comme modèle, on peut bien prendre la nature comme “ressource à exploiter”, mais avec des agents lovelockiens, c’est n’est pas la peine de se bercer d’illusions : ils agissent, ils vont réagir34 ».

Un tel refus de la sociologie n’est ni si étonnant, ni très nouveau. Comme le remarque J-L Fabiani, « dès l’origine, l’environnement comme question épistémologico-politique a porté le fer au cœur de la forteresse sociologique ».

Cette révélation de « Gaia » permet à Latour de poser une égalité ontologique entre les vivants, faisant ainsi sortir la question écologique de la question sociale et déniant la prévalencedes rapports sociaux – notamment économiques – et leur action sur la nature. Contre une vision mécaniste de l’univers, « Gaïa » permet de saisir, pour Latour, « la chaude activité d’une terre enfin saisie de près35 » – sans préciser en quoi cette appréhension se différencie d’une vision vitaliste qu’il critique par ailleurs…

Repeindre de vert une critique ancienne de la sociologie

Même si elle ne concerne pas de prime abord l’écologie, la critique de la sociologie faite par Latour fait apparaître une cohérence en matière de questions ontologiques et épistémologiques. Dans son entreprise de réhabilitation de la pensée de Gabriel Tarde contre la sociologie d’Émile Durkheim36, il remet en cause la distinction entre les deux niveaux « micro » et « macro » que les sociologues utiliseraient, au profit d’une étude des « associations »37. Il vise en particulier, l’approche allant du micro au macro, qui serait « la plus fréquemment utilisée de nos jours », et qui partirait d’entités atomiques pour en étudier les règles d’interaction dont la stabilisation constituerait une structure – ce qui correspond très grossièrement à une approche « individualiste méthodologique ». Il n’envisage pas le cheminement inverse (qualifié parfois de « holiste » ou « structuraliste »), dont il ignore de toute évidence l’épistémologie, et qui pose la primauté analytique d’un système social dont les relations entre les éléments définissent la valeur prise par chaque élément.

Selon Latour, la théorie alternative de Tarde n’aurait pu être développée faute « d’outils empiriques adéquats », et les « traces numériques » laissées par les « acteurs » dans les bases de données pourraient désormais résoudre le problème : les nouvelles techniques numériques et l’analyse des réseaux permettraient une approche « par un niveau » de l’ordre social. Un « acteur » serait défini par son « réseau » et l’étude de son « profil » permettrait de naviguer parmi les données sans faire appel à une réalité ontologique supérieure. L’activité de collecte des données ferait apparaître un phénomène collectif, celui des « monades » qui se chevauchent et partagent des attributs. Il n’y aurait donc pas de différence ontologique entre individus, groupes et institutions.

Les institutions ne seraient que des trajectoires de monades circulant dans les bases de données : « les “totalités” ne sont rien de plus que d’autres moyens de traiter les profils entrecroisés. C’est ce type de navigation auquel Tarde a donné le nom ambigu d’imitation38 ». Il n’est pas difficile de voir pourquoi Latour peine à comprendre les fondements sociaux des mobilisations (et en particulier des mobilisations écologiques), s’il ne dispose pour cela que de la très sommaire idée « d’imitation ». Il y a pourtant de nombreux débats (et théories) sur l’action collective et les mouvements sociaux (au-delà des mobilisations écologiques déjà évoquées), que Latour se garde bien de mentionner.

Plus que le caractère ici également très impressionniste de cette vision « monadique » des « associations », le problème concerne l’épistémologie mobilisée : l’assimilation de la société à un réseau numérique permettant la saisie immédiate des « données » renvoie à une mécompréhension de ce que signifie construire un « fait social » – et ce que signifie le saisir à travers un ensemble d’indicateurs ou de variables. Il ne s’agit pas seulement ici du refus de la « construction d’objet » et de la « coupure épistémologique », mais d’une analyse des sciences qui est bien une « associologie », pour reprendre l’expression de Frédéric Vandenberghe, et qui s’avère tout à fait compatible avec le développement du « techno-capitalisme39 ».

Sur ce point on peut noter, à la suite de Jean-Marie Harribey, que le rejet de la notion de la vision dialectique des classes sociales au profit d’une définition d’une classe écologique définie par sa finalité (l’habitabilité), se situe non seulement dans un « hors-sol social » mais profile aussi « un monde apaisé où le souci du climat, de l’énergie et de la biodiversité, mettra les humains sur un même bateau, sans aucun conflit entre eux ». « On le sait », ajoute-t-il, « le “même bateau” est la métaphore des intérêts communs si souvent répandue par l’idéologie dominante40 ».

Un tel refus de la sociologie n’est au final ni si étonnant, ni très nouveau. Comme le remarque Jean-Louis Fabiani, « dès l’origine, l’environnement comme question épistémologico-politique a porté le fer au cœur de la forteresse sociologique, en mettant en question le présupposé de l’autonomie du social41 ». Cette « méfiance à l’égard de l’instance sociale » a déjà donné lieu à des tentatives pour rendre obsolète la représentation de la société en classes au profit des mouvements sociaux écologistes, mais l’originalité du Mémo de Latour et Schultz est de l’inclure dans la quête d’un nouveau paradigme et d’une nouvelle articulation entre nature et société.

La logique du double-sens et du sous-entendu permet à des mots du langage ordinaire de fonctionner dans deux registres savamment unis et séparés : « mettre en forme philosophique, c’est aussi mettre des formes politiquement ».

On pourrait disqualifier l’entreprise latourienne d’un revers de main, en soulignant combien est grossière, et approximative, sa réduction de la « modernité occidentale » à un pur naturalisme42 ; on pourrait aussi, avec davantage d’indulgence, relever les quelques « fulgurances », que l’auteur lance souvent par pure provocation, ce qui est souvent invoqué pour expliquer le « charme » du personnage. On défendra ici une autre ligne interprétative : la connexion établie par Latour entre sa sociologie et une nouvelle ontologie exprime bien plutôt un état du champ intellectuel, dans lequel il trouve un contexte favorable à son déploiement comme entreprise éditoriale, politique et académique.

L’ontologie politique de Bruno Latour : éléments pour un programme de recherche sur le champ intellectuel français

Si le « saut ontologique » défendu par Latour connaît un tel succès, c’est sans doute parce qu’il se trouve à la confluence de trois courants théoriques, dont il faudra explorer l’articulation, et les modalités d’importation, dans le champ intellectuel français : le tournant ontologique en anthropologie, avec, en France, Philippe Descola comme tête de proue ; la critique de la rationalité occidentale d’un point de vue « décolonial » développée par plusieurs ontologies politiques issues d’Amérique Latine, à travers Viveiroz de Castro (souvent cité par Descola), mais aussi Mario Blazer, Marisol de la Cadena, Arturo Escobar, etc. ; le réalisme spéculatif et les « nouveaux matérialismes » (expression employée par Latour), qui réhabilitent l’ontologie contre l’épistémologie et le néo-kantisme43.

Reste désormais à comprendre les ressorts de cette ontologie politique latourienne. Si l’ontologie est une partie de la philosophie (la métaphysique) dédiée à l’étude de l’être et de ses propriétés générales (existence, possibilité, durée, etc.) indépendamment de ses déterminations particulières, on peut reprendre l’expression oxymorique « d’ontologie politique », utilisée par Pierre Bourdieu dans un ouvrage dédié à l’analyse de Martin Heidegger44, pour désigner le travail d’euphémisation à l’œuvre dans le champ philosophique qui dévoile en les voilant des pulsions politiques.

La logique du double-sens et du sous-entendu permet à des mots du langage ordinaire de fonctionner dans deux registres savamment unis et séparés : « mettre en forme philosophique, c’est aussi mettre des formes politiquement ». La spécificité de Latour est d’être moins dans la dénégation de la politique (comme Heidegger) que dans la perspective de faire advenir une autre politique (le « Terrestre » dans un « Nouveau Régime Climatique ») face à l’épuisement supposé du projet de transformation sociale, autrefois porté par une gauche de lutte des classes. Dans un champ intellectuel français où s’entremêlent fortement les logiques académiques, politiques et éditoriales45, la promotion des idées latouriennes constitue une véritable entreprise collective, relativement bien organisée sur les plans institutionnel et scientifique.

Ce processus de retraduction dans le champ considéré donne lieu à un « travail d’euphémisation » très spécifique, dont la mise en forme philosophique46 permet de comprendre les fondements sociaux du « succès » intellectuel et éditorial de Latour, au moins dans le domaine de l’écologie depuis le milieu des années 2010. Car si les critiques de la sociologie latourienne des sciences ne manquent pas (du sociologue des sciences David Bloor, pourtant défenseur du programme fort, au philosophe Paul Boghossian en passant par Pierre Bourdieu et Yves Gingras47), il n’en va pas de même en matière d’écologie politique, et il s’agit de comprendre comment il peut désormais être présenté (après s’être lui-même présenté) à la fois comme le penseur de la catastrophe environnementale, et son prophète.

Dans un entretien pour la revue Tracés (2006), Latour déclare que « la controverse est le grand moyen pour entrer à l’intérieur de la science qui se fait (…) C’est important aussi dans des questions classiques, dont on nous rebat les oreilles, mais qui restent importantes, comme le réchauffement global. L’écologie est d’ailleurs arrivée pour moi comme un don du ciel : c’est la controverse non plus à l’intérieur du laboratoire, mais étendue à la planète ! ». Quelques années plus tard, dans un autre entretien, il surenchérit : « il y a un moment où j’ai voulu être le Marx de l’écologie ! Mais ça a été un échec parce que les Verts ne lisent pas contrairement aux anciens communistes. (…) Les écologistes ignorent même les fondateurs de leur propre domaine. Le pedigree est, il est vrai, assez compliqué : les grands auteurs de l’écologie politique vont de l’extrême droite à l’extrême gauche, donc ce n’est pas forcément facile. Mais je ne considère pas que ma démarche a échoué parce que c’est un projet qui continue et que nous poursuivons avec Richard Descoing en visant à construire enfin un grand Institut d’études politique de la Terre48 ». Richard Descoing, l’ancien directeur de Sciences po Paris, dont le soutien a été déterminant dans la diffusion mondaine des idées latouriennes49.

Ces quelques éléments permettent de comprendre d’où vient la force de conviction de Latour. Elle réside dans le fait d’opérer à plusieurs niveaux à la fois, et de naviguer de l’un à l’autre, en maniant en virtuose l’art de l’amphibologie : 1) une régression épistémologique (le « réel » contre les catégories néo-kantiennes et la construction d’objet), qui par ailleurs économise le détour par de véritables confrontations théoriques au profit d’une posture esthète et délibérément désinvolte ; 2) une réduction ontologique de l’écologie (la nature comme plan incliné), dépolitisée et débarrassée de ses ancrages sociaux ; 3) une vision politique apparemment ouverte mais en réalité très conservatrice, nourrie par une hostilité non dissimulée à l’égard de « la Science » des Modernes – dans un entretien avec François Ewald, Latour affirme ainsi qu’il pense « le monde, mais pas la nature… C’est sans doute ce en quoi je suis catholique50 ».

En jouant sur ces différents registres, au gré des objections qui lui sont opposés, Latour exprime à son insu, quelque chose d’essentiel dans les transformations en cours du champ intellectuel : un brouillage généralisé des prises de position théoriques et politiques, sous couleur de subversion. Il a beau jeu, dès lors, de se demander « où atterrir ? ». Car il s’agit surtout d’occuper un point de vue se prétendant au-delà de tous les points de vue – la radicalité toute rhétorique et polysémique des « Terrestres » n’autorise-t-elle pas de « s’égailler dans toutes les directions51 » ?

On ne peut dissocier les réflexions et la posture prophétique de Latour d’une entreprise de restauration politique qui fait feu de tout bois, de l’anthropologie des sociétés prémodernes à une ontologie qui réhabilite à la fois un vitalisme à la Henri Bergson et une monadologie à la Gabriel Tarde – ces étendards de tous les conservateurs depuis que la sociologie existe. Ce faisant, Latour peut ainsi se poser contre la science, contre les classes sociales et, finalement, contre toute tentative d’élaborer une science sociale digne de ce nom. Son succès, qui est au fond davantage éditorial, commercial et politique que proprement scientifique, tient alors au caractère peu subversif des perspectives d’émancipation qu’il dessine au sujet de l’écologie. Son œuvre constitue moins une boussole, comme certains l’ont cru, que le symptôme d’une écologie déboussolée.

Notes :

1 Léna Balaud, Antoine Chopot, Nous ne sommes plus seuls, Paris, Seuil, 2021, p. 17-19.

2 Bruno Latour et Nicolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique, Paris, Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2022, p.9 et 35. Bruno Latour, Habiter la terre. Entretiens avec Nicolas Truong, Paris, Éditions LLL/Arte Éditions, 2021.

3 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.18.

4 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.20-23.

5 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.21.

6 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.9 et 35.

7 Pour une critique de cette vision, voir Paul Guillibert et Frédéric Montferrand, « Camarade Latour » Terrestres, 16 juin 2022. Daniel Tanuro, L’impossible capitalisme vert, Paris, La découverte, 2012. Ou encore Jean-Marie Harribey, « De quoi la classe écologique de Bruno Latour est-elle le nom ? », Alternatives économiques, 20 janvier 2022.

8 Jean-Baptise Comby, La question climatique. Genèse et dépolitisation d’un problème public, Paris, Raisons d’agir, 2015 

9 Franck Poupeau, « Ce qu’un arbre peut véritablement cacher », Le Monde diplomatique, septembre 2020

10 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.11-12.

11 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.12.

12 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.15.

13 Voir par exemple Jean-Baptiste Comby et Hadrien Malier, « Les classes populaires et l’enjeu écologique », Sociétés contemporaines, 124, 2021, p.1-30 ; et aussi le volume coordonné par Philippe Coulangeon et al., La conversion écologique des Français. Contradictions et clivages, Paris, PUF, 2023.

14 Voir par exemple Sylvie Ollitrault, Militer pour la planète, sociologie des écologistes, Rennes, PUR, 2008 ; Jean-Baptise Comby, La question climatique. Genèse et dépolitisation d’un problème public, Paris, Raisons d’agir, 2015 ; Johanna Siméant-Germanos, « Penser les ingénieries de l’environnement en Afrique à l’aune des sciences sociales du développement », Zilsel, 6/2, 2019, p. 281-313 ; Jean Foyer y David Dumoulin Kervran, « ¿ Ambientalismo de las ONG versus ambientalismo de los pobres ? », in Paul Almeida, Allen Cordero Ulate (eds), Movimientos sociales in América Latina. Perspectivas, tendencias y casos, Buenos Aires, Clacso, 2017, p. 391-412.

15 On citera, entre autres travaux récents non pris en compte dans le Mémo : Joan Martinez Alier, L’Écologisme des pauvres. Une étude des conflits environnementaux dans le monde, Paris, Les Petits Matins, 2014 ; Dorceta Taylor, Toxic Communities. Environmental Racism, Indus- trial Pollution and Residential Mobility, New York, New York University Press, 2014; Luke Yates, « Rethinking Prefiguration: Alternatives, Micropolitics and Goals in Social Movements », Social Movement Studies, 1/1, 2015, p. 1-21; Édouard Morena, Le Coût de l’action climatique. Fondations philanthropiques et débat international sur le climat, Paris, Éditions du Croquant, 2017 ; Sylvaine Bulle, Irréductibles. Enquête sur des milieux de vie, de Bure à Notre-Dame-des-Landes, 2020, Grenoble, UGA Éditions ; Margot Verdier, Le Commun de l’autonomie. Une sociologie anarchiste de la ZAD de Notre-Dame-Des-Landes, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2021 ; Hadrien Malier, « No (Sociological) Excuses for not Going Green: How do Environmental Activists Make Sense of Social Inequalities and Relate to the Working-class? », European Journal of Social Theory, 24/3, 2021, p. 411-430 ; Flaminia Paddeu, Sous les pavés, la terre. Agricultures urbaines et résistances dans les métropoles, Paris, Seuil, 2021. Pour des recherches encore plus récentes que Latour et Schultz ne pouvaient pas connaître, voir la note suivante.

16 Voir Jean-Baptiste Comby et Sophie Dubuisson-Quellier, Mobilisations écologiques, Paris, PUF, 2023. Ce livre contient une bibliographie actualisée et commentée, ainsi que des textes faisant état de recherches récentes.

17 J.-B. Comby et S. Dubuisson-Quellier, Mobilisations écologiques, op.cit., p.12.

18 Voir entre autres travaux, Doris Buu-Sao, « Face au racisme environnemental : Extractivisme et mobilisations indigènes en Amazonie péruvienne », Politix, 131, 2020, p. 129-152.

19 Franck Poupeau, Altiplano. Fragments d’une révolution (Bolivie, 1999-2019), Paris, Raisons d’agir, 2021.

20 Sur ce déni, voir Paul Cary et al., Pour une sociologie enfin écologique, Paris, Érès, 2022.

21 Bien qu’il fasse succinctement état dans Où atterrir ? (2006) avec l’idée de classes « géo-sociales », dont la définition n’est jamais vraiment donnée.

22 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.34.

23 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.46.

24 Paul Guillibert et Frédéric Monferrand, « Camarade Latour ? », Terrestres, 18/07/2022 : https://www.terrestres.org/2022/07/18/camarade-latour/ Sauf précision, les citations suivantes sont tirées de ce texte en ligne.

25 Philippe Pignarre, « La Terre, notre camarade. Lettre ouverte à mes amis marxistes », Terrestres, 26 janvier 2022. Pour le détail des références, se reporter à l’article cité : https://www.terrestres.org/2022/07/18/camarade-latour/

26 Il faudrait mentionner deux autres critiques de la classe écologique, qui ne peuvent être développées ici faute de place : d’une part, la dépendance commune à des infrastructures ne crée pas d’intérêt commun; d’autre part définir une classe écologique en soi ne fait pas sens dans la mesure les classes sociales se définissent de manière relationnelle et oppositionnelle.

27 J-B Comby…, op.cit.

28 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.52.

29 Bruno Latour, Où atterrir ? Paris, La Découverte, 2017, p. 68.

30B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.85.

31 Philippe Descola, « Une petite partie de l’humanité, par sa gloutonnerie, remet en cause la possibilité d’habiter sur Terre », Basta, novembre 2022 (entretien avec Barnabé Binctin).

32 Pierre Charbonnier, Culture écologique, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2022, p.8.

33 Frederic Neyrat en a analysé les ambiguïtés dans La part inconstructible de la terre (Paris, Seuil, 2016).

34 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.99.

35 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.95.

36 Voir la participation de Bruno Latour à la table-ronde « Le débat Tarde Durkheim », CRASSH, Cambridge, 2007 : http://www.bruno-latour.fr/fr/node/435.html

37 Bruno Latour et al., « ’’Le tout est toujours plus petit que ses parties’’. Une expérimentation numérique des monades de Tarde », Réseaux, 177, 2013, p.197-232. Sur les associations, voir aussi B. Latour, Changer de société, refaire de la sociologie, Paris, La découverte, 2006.

38 B. Latour et al., « ’’Le tout est toujours plus petit que ses parties’’… », art. cité.

39 Frédéric Vandenberghe, Complexités du posthumanisme. Trois essais dialectiques sur la sociologie de Latour, Paris, L’Harmattan, 2006, p.16.

40 J-M Harribey…, op.cit.

41 Jean-Louis Fabiani, « Rural, environnement, sociologie », Ruralité, nature et environnement, p. 111-132, 2017.

42 Pour une vision un peu complexe de ces sujets, on peut se référer à la monumentale Histoire des sciences et des savoirs (Paris, Seuil, 2015, 3 tomes) co-dirigée par Dominique Pestre et al.

43 B. Latour, Où atterrir ?… op. cit., p. 79.

44 Pierre Bourdieu, L’Ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1988.

45 Boris Attencourt, « Badiou vs. Finkielkraut. Débat du siècle ou débat dans le siècle ? » Zilsel, 2017/1, p.117-152.

46 L’analyse de champ évite de comparer les auteurs terme à terme, comme le fait Søren Riis qui, dans « The Symmetry Between Bruno Latour and Martin Heidegger: The Technique of Turning a Police Officer into a Speed Bump » (Social Studies of Science, 28/2, 2008, p.285-301), affirme qu’ontologiquement parlant, Latour et Heidegger convergent dans l’analyse de l’articulation des êtres.

47 David Bloor, « Anti-Latour », Studies in History and Philosophy of Science, 30/1, 1999, p. 81–112 ; Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1997 ; Yves Gingras, « Un air de radicalisme », Actes de la recherche en sciences sociales, 108, 1995, p. 3-18 ; Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2001 ; Paul Boghossian, La Peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance, Marseille, Agone, 2009.

48 Bruno Latour et al, « Bruno Latour : une pensée politique exégétique », Raisons politiques, p. 115-148, 3, 2012, p.139.

49 Paul Pasquali, Héritocratie, Paris, La découverte, 2021. François Denord et Paul Lagneau-Ymonet, Concert des puissants, Paris, Raisons d’agir, 2016.

50 Bruno Latour, entretiens avec François Ewald, Un monde pluriel mais commun, Paris, Éditions de l’Aube, 2003, p.64.

51 Bruno Latour, Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, Les empêcheurs de penser en rond, 2021, p.153.