« Taxer l’héritage est une mesure de justice de classe et de genre » – Entretien avec Céline Bessière et Sibylle Gollac

Céline Bessière est sociologue et professeure à Paris-Dauphine, membre du laboratoire IRISSO. Sibylle Gollac est sociologue au CNRS et membre de l’équipe « Culture et sociétés urbaines ». Depuis leurs thèses respectives sur les enjeux de transmission d’une génération à l’autre, elles ont tiré un ouvrage Le Genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités (La Découverte, 2020). Le Vent Se Lève a rencontré les autrices de ce livre majeur, tant par sa méthode que par son analyse des mécanismes profonds à l’œuvre concernant l’héritage et la répartition du patrimoine et des richesses. Comment expliquer qu’une femme accumule au long de sa vie moins de capital que son conjoint ou son frère malgré un droit qui proclame l’égalité ? Entretien réalisé par Marion Beauvalet et retranscrit par Dany Meyniel.

Le Vent Se Lève Avant de parler de l’ouvrage, pouvez-vous aborder sa genèse ? Vous expliquez en introduction que c’est un travail de vingt ans. Comment est né ce projet et surtout, comment le mener sur une si longue durée ?

Sibylle Gollac – Ce n’est pas un projet, c’est quelque chose d’important à préciser. Au début des années 2000, nous faisions chacune une thèse dans le même laboratoire (1). Aujourd’hui on mène beaucoup de recherches “par projet”. Céline Bessière travaillait sur les exploitations viticoles dans la région de Cognac. Quant à moi, je travaillais sur les stratégies immobilières familiales : comment les trajectoires résidentielles et patrimoniales des gens sont prises dans des logiques familiales.

Nous discutions régulièrement de nos travaux et nous nous sommes rendu compte qu’un élément structurait nos travaux : la question de la place du capital économique dans la reproduction sociale. On s’apercevait également sur le terrain que ces enjeux de transmission du capital économique d’une génération à l’autre croisaient la question du genre, que les stratégies familiales de reproduction qu’on observait produisaient des inégalités entre femmes et hommes.

Ce sont des choses qu’on a eu envie de creuser. Comment les stratégies de reproduction familiale fonctionnent ? Notamment dans les familles d’indépendants sur lesquelles on travaillait, qui reposaient sur une mobilisation conjugale forte. Comment ces stratégies pouvaient résister aux séparations conjugales ?

C’est sur la base de cette question que nous avons voulu enquêter sur des dossiers de divorce, ce qui nous avait amenées à lancer et à participer à une recherche collective plus vaste sur le traitement judiciaire des séparations conjugales (2). Notre fil était toujours les enjeux économiques de ces séparations. Ensuite, on a constaté que ce qui nous manquait – on avait enquêté dans les tribunaux, auprès des avocats – c’étaient les notaires, qui étaient des acteurs-clefs sur tous les aspects patrimoniaux des séparations et sur les successions.

Nous avions commencé à croiser les notaires sur nos terrains de thèse respectifs et nous voulions approfondir, comprendre mieux leur activité en matière de succession et de séparation. Avec toutes ces enquêtes, nous nous sommes dit que nous avions la matière pour écrire ce livre. Nous avions la volonté, à cette étape de nos carrières, d’écrire un ouvrage de sociologie générale, c’est-à-dire pas seulement destiné aux collègues en sociologie de la famille, en sociologie économique ou en sociologie du droit, qui puisse parler aussi au-delà du champ scientifique.

Tout ce qui concernait la question des inégalités patrimoniales entre femmes et hommes était quelque chose de très peu documenté qui nous semblait central, et il nous importait notamment que les militant·es féministes puissent s’en saisir.

Céline Bessière – Je n’ai presque rien à ajouter si ce n’est que je pense que le début de la réponse était très important, surtout dans le contexte actuel des transformations de l’enseignement supérieur et la recherche. Il s’agit d’une recherche sur le temps long alors que tout nous pousse à faire des projets de court terme, très vite, où l’on connaît quasiment déjà les résultats avant de faire l’enquête. Là, c’est exactement l’inverse : il s’agit de vingt ans de recherche. Bien sûr, il y a vingt ans, nous n’avions pas l’idée que notre travail donnerait ce livre.

Le Vent Se Lève – Justement, depuis les années 2000, avez-vous observé des évolutions notoires concernant les sujets que vous commenciez à aborder ? Par exemple, dans l’introduction vous mentionnez Ingrid Levavasseur ainsi que les travaux de Thomas Piketty.

Céline Béssière – Au début des années 2000, nos deux thèses étaient un peu à contre-courant du type de thèse que l’on faisait à l’époque. Ma thèse sur les transmissions des exploitations viticoles en 2006 vient après vingt ans où il n’y a rien, ou pas grand chose, d’écrit sur les agriculteurs en sciences sociales.

La manière dont est perçu ce que je fais alors est très provincialisée, c’est-à-dire qu’on me dit que j’étudie des familles agricoles, en voie de disparition. Il a été fait le même reproche à Sibylle sur sa thèse : une manière de minorer son travail était de dire qu’elle étudiait des familles « particulières ». Il y avait toujours cette idée que ce sur quoi nous travaillions (à savoir les transmissions patrimoniales dans les familles) était anecdotique et que les familles que nous étudiions alors n’incarnaient pas la modernité.

Au fond, s’était imposée en sciences sociales l’idée que la place du capital économique dans la reproduction n’était plus si importante, ou alors seulement dans des milieux sociaux en déclin, que seul désormais le capital culturel importait.

Cette idée provient d’une lecture réductrice des travaux de Pierre Bourdieu par la sociologie de la famille dans les années 1990 et 2000. À cette époque, c’était François de Singly qui était le porte-voix de la sociologie de la famille en France. Il disait que les dépendances économiques étaient passées au second plan dans les relations familiales, alors même qu’il avait travaillé dessus au début de sa carrière (3).

Au début des années 2000, la sociologie de la famille dominante, voire quasi hégémonique en France, insiste sur l’émancipation des individus, leur individualisation au sein d’une famille relationnelle. La sociologie de la famille se désintéresse complètement de ces sujets. Notre travail paraît de facto un peu décalé. Malgré tout, nous avons écrit nos thèses qui ont été reconnues, publiées, mais il y a une espèce de volonté ambiante de dire que ce qu’on fait n’est pas très important.

Sibylle Gollac – Lorsque nous avons soutenu nos thèses, elles ont été mieux reçues en sociologie des classes sociales. Malgré tout, la thèse de Céline constituait une thèse de référence sur l’étude des groupes sociaux agricoles et indépendants. La mienne était lue en sociologie des classes populaires, sous le même angle que les travaux d’Anne Lambert sur l’accession des classes populaires à la propriété (4), par exemple, je parlais de la dimension spatiale de la stratification sociale.

Pour nous, la sortie de l’ouvrage de Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, a constitué un changement important ainsi qu’une grande source de motivation.

Céline Bessière – Nous connaissions Thomas Piketty puisque nous étions dans le même département [de sciences sociales, à l’ENS]. Cela faisait longtemps que l’on connaissait ses travaux et nous avions échangé sur nos sujets respectifs. Quand le livre de Thomas Piketty sort en 2013, il rencontre un succès international : il a réussi à imposer dans le débat public l’idée que le patrimoine était essentiel dans les inégalités contemporaines et que la question de l’héritage n’était pas une question anecdotique. Bien au contraire, il démontre que la part de l’héritage dans la richesse nationale s’accroît.

Après cette parution dans le paysage universitaire, ce que nous faisions a pris un autre sens ! Nous ne sommes plus en train de travailler sur des familles hyper-particulières, nous sommes en train de décrire un mouvement de la société, du capitalisme contemporain. En s’intéressant au patrimoine, on s’intéresse à quelque chose de crucial dans la vie des gens, de plus en plus important. C’est notamment le cas pour le logement, parce que le prix de l’immobilier augmente, ce qui fait que la part de la richesse des ménages consacrée à l’immobilier a crû.

Le logement social n’a plus le vent en poupe, les politiques de logement privilégient l’accession à la propriété, donc il y a davantage de propriétaires. Le patrimoine est aussi de plus en plus crucial pour financer les études parce que le système d’enseignement supérieur gratuit perd du terrain dans les pays comme la France, où il existe encore (5). Partout, faire des études supérieures coûte de plus en plus cher. Aux États-Unis, les familles se saignent pour financer les études de leurs enfants (6). Même pour l’emploi, l’effritement de la société salariale donne une nouvelle importance au patrimoine pour créer son entreprise. Enfin, les attaques répétées contre le système de retraite par répartition donnent une importance cruciale au patrimoine.

Notre livre est sorti au moment de la réforme Macron des retraites : quand les systèmes de retraite par répartition perdent du terrain, le patrimoine prend de la place.

Ces enjeux patrimoniaux et ces enjeux de transmissions patrimoniales dans la famille deviennent vraiment très importants. L’idée du livre était aussi de porter un autre regard sur le patrimoine que celui qui a été imposé par les économistes ces dernières années. Les économistes, qui travaillent sur les inégalités patrimoniales à partir de données statistiques, ne sont pas allés regarder ce qu’il se passait dans les familles, alors que nous disposions de ces données. On a donc retravaillé nos matériaux puis on a mis en place des enquêtes supplémentaires, notamment dans les études notariales.

Le Vent Se Lève – Dans l’introduction de votre livre, vous formulez la proposition théorique qui suit : lier une approche matérialiste et intersectionnelle. Ce sont deux approches que l’on a tendance à opposer, notamment dans l’arène politique. Pouvez-vous revenir sur ces approches, comment avez-vous procédé ? Sont-elles si antinomiques ?

Céline Bessière – Pour nous, ce n’est vraiment pas antinomique. Il y a des volontés de mettre les gens dans des cases, ainsi que des effets de génération qui sont très forts. C’est ce qu’on raconte dans la conclusion du livre. Nous avons d’abord été formées à l’anthropologie de la parenté, à la sociologie de la famille, à la sociologie économique. Nous avons aussi une formation poussée en économie (nous sommes toutes les deux agrégées de sciences économiques et sociales) et en études de genre.

Pour ma part, cette formation en études de genre date du début des années 2000. Au cours de ma scolarité à l’ENS, j’ai fait un séjour aux États-Unis, à Duke University, notamment dans le département des Women’s studies. Eric Fassin a aussi joué un rôle crucial dans la formation de notre génération aux études de genre, notamment américaines, à l’École Normale Supérieure.

Au début des années 2000, notre génération a absorbé en même temps les féministes marxistes, matérialistes mais aussi les études queer ou intersectionnelles. Nous avons lu Christine Delphy en même temps que Judith Butler. Comme l’a écrit plus tard Laure Bereni, qui appartient à la même génération que nous, ce qui a été construit comme des oppositions ou bien des retours de bâton, voire des critiques, peut s’avérer cumulatif : lorsqu’on arrive avec la génération suivante, on peut déterminer ce qui nous sert de chaque côté pour avancer dans nos recherches (7).

Pour ce livre, la relecture des féministes matérialistes françaises des années 1970 sur le travail domestique s’avérait absolument essentielle pour qualifier le travail domestique de travail, pour compter ce travail, lui donner de la place. Les données de l’enquête « Emplois du temps » de l’INSEE permettent d’établir qu’aujourd’hui deux-tiers du travail des femmes n’est pas rémunéré, alors que ce n’est le cas que d’un tiers du travail des hommes. Notre approche par le patrimoine consiste à se demander ce que tout ce travail domestique gratuit fait à l’échelle d’une vie : des hommes qui accumulent du patrimoine, des richesses et des femmes qui n’accumulent pas parce que ce travail n’est jamais reconnu, pas rémunéré et même pas compté.

Nous nous approprions vraiment le féminisme matérialiste dans ce sens-là, nous reprenons à notre compte l’idée d’exploitation du travail des femmes par les hommes. Le moment des séparations conjugales constitue le moment où cela se manifeste.

J’ai découvert les approches intersectionnelles en 2000 au cours de mon séjour en Caroline du Nord, à Duke University. J’y ai découvert les travaux passionnant des historiennes des femmes du sud autour de la guerre de Sécession. J’en ai rapporté un texte que j’avais travaillé avec Éric Fassin en 2003, qui s’appelle « Race, classe, genre » (8). Il y avait vraiment très peu de textes sur ces thèmes à cette époque en France. J’avais lu Angela Davis, notamment, mais aussi toutes les historiennes qui travaillent sur les femmes de planteurs ou les femmes esclaves et qui essaient sur leur terrain d’articuler rapports sociaux de race, de genre et de classe.

L’articulation des rapports de genre et de classe est centrale dans notre livre, même si cela a été vraiment un travail d’écriture ardu que de tenir tout le temps, au fil de la démonstration, les deux dimensions.

On essaye aussi plus ponctuellement de tenir compte des rapports sociaux liés à l’âge ou à la génération. Ce qu’on ne fait pas suffisamment dans le livre, ou qu’on ne fait qu’effleurer, c’est la question raciale. C’est quelque chose qu’on a commencées à travailler plus systématiquement depuis, à partir des matériaux obtenus dans les tribunaux. On pense qu’il est important de chercher aussi dans cette direction (9).

Sibylle Gollac – Il y a deux passages dans le livre où on aborde ce sujet, mais nous n’avons pas les matériaux pour être systématiques, notamment parce qu’au moment où l’on a accumulé l’essentiel de nos matériaux de terrain, on – quand je dis « on » c’est un « on » collectif, en particulier dans le collectif « Rupture », dans le cadre duquel on a accumulé les matériaux sur la justice – on n’avait pas de notation systématique et uniformisée dans notre collectif des formes de racialisation des justiciables.

Nos matériaux n’étaient pas évidents à analyser sous cet angle. Nous travaillons à partir de matériaux ethnographiques et de matériaux statistiques. En tant que sociologue, on a l’habitude de travailler avec de grandes variables qu’on articule, et l’approche intersectionnelle nous donne les outils théoriques pour penser cette façon dont on articule les effets de ces grandes variables que sont le genre — de fait le sexe dans les statistiques — et la classe sociale ou la catégorie socio-professionnelle. Dans l’enquête Patrimoine de l’INSEE, nous n’avons rien sur les formes de racialisation dont peuvent être l’objet les enquêté·es.

Pour revenir à notre cadrage théorique, le féministe matérialiste s’imposait puisque notre question était de savoir comment, tandis que les femmes travaillent autant que les hommes, seuls ces derniers accumulent. L’intersectionnalité s’imposait car elle nous offrait des outils pour comprendre et analyser nos matériaux ethnographiques et statistiques.

Le Vent Se Lève – Ce passage est en effet très marquant dans l’introduction de votre ouvrage. Votre livre montre que l’on peut articuler matérialisme et intersectionnalité, loin des impossibles dialogues des sphères plus militantes. Comment s’approprier les deux dans la recherche ?

Sibylle Gollac – Pour ma part, je suis arrivée au féminisme par mes activités scientifiques. Je pense que pour des militant·es féministes qui luttent depuis des années et des dizaines d’années, il est évident que ce n’est pas facile de sortir de ces lignes de conflit, alors que depuis notre position scientifique, c’est plus facile.

Céline Bessière – Ce que tu dis se discute…Je pense que les lignes de fracture militantes et politiques sont aussi des lignes intellectuelles. Il y a dix ans nous avions participé à un congrès d’études féministes, où Christine Delphy et Elsa Dorlin se donnaient des noms d’oiseau par conférences interposées. En ressortant de ces conférences, nous en sommes venues à l’idée que ces oppositions théoriques, philosophiques doivent impérativement être remises sur le métier des sciences sociales, avec l’analyse de matériaux empiriques à l’appui.

En tant que sociologues, nous devons aussi avoir une ambition théorique. À nous de faire travailler ces concepts et de voir ce qu’ils nous apportent. Pour moi l’intersectionnalité n’est pas une religion, c’est un outil pour penser des choses et tant que ça m’aide à penser, je l’utilise abondamment.

Tout cela est devenu complètement délirant avec les accusations d’islamo-gauchisme portées par le gouvernement sur qui utilise ces outils ! Pour moi ce sont vraiment des outils de travail et politiques pour montrer les rapports de domination ainsi que leur fonctionnement.

Le Vent Se Lève Pour revenir à votre livre, estimez-vous que certaines femmes, en raison de leur milieu social d’origine, sont plus égales que d’autres vis-à-vis des hommes ?

Sibylle Gollac  Nous montrons dans le livre que les inégalités de genre traversent les différents milieux sociaux de façon différente. L’approche intersectionnelle sert justement à ça : il s’agit de montrer qu’il y a des inégalités dans tous les milieux sociaux, qui se jouent à chaque fois un peu différemment. Ainsi, il n’y a pas de milieu, il me semble, dans lesquels les femmes sont plus les égales des hommes que dans d’autres. Il est certain néanmoins qu’elles vivent des réalités matérielles très différentes.

Ce n’est pas la même chose d’être une femme au foyer à Neuilly, dépendante économiquement de son mari ou d’être une mère célibataire à Saint-Denis avec un travail de femme de ménage à temps partiel, c’est évident. Il y a aussi des formes d’émancipation et des ressources pour s’émanciper qui sont très différentes.

Il me semble que c’est un peu ce que donne à voir le livre. Dans les milieux les plus aisés, les ressources d’émancipation, dans les situations où les femmes se battent, sont des ressources notamment héritées de leur famille. Dans le pôle à fort capital économique des classes supérieures, ce sont des ressources économiques qui permettent de tenir la longueur des procédures. Ensuite dans le pôle à fort capital culturel des classes supérieures, il y a des femmes actives très diplômées qui, elles aussi, ont des ressources pour faire valoir leurs droits.

Dans les classes populaires, le fait de travailler donne une forme d’indépendance économique, mais en sachant que, pour l’obtenir, les temps de travail sont extrêmement extensifs. Il faut à la fois avoir une activité salariée et s’occuper des enfants sans possibilité de délégation. Mais les outils qu’ont les femmes, malgré tout, peuvent être un niveau de scolarisation supérieur à celui de leur ex-conjoint ou le fait de réussir à s’en sortir face aux administrations peut-être mieux que leur ex-conjoint. Tout cela se joue en définitive en augmentant leur temps de travail, puisque ce sont elles qui s’occupent de ce travail administratif.

Les femmes parviennent différemment, selon les milieux sociaux, à des formes d’autonomie financière, qui leur permettent d’affronter les séparations conjugales. Mais ce que l’on montre dans le livre, c’est qu’elles payent toujours ces séparations au prix fort, beaucoup plus que leurs ex-conjoints, parce que le travail gratuit qu’elles fournissent n’est pas reconnu, tandis que le patrimoine et la carrière professionnelle de leurs ex sont protégés, au nom de l’intérêt des enfants, de la famille.

Le Vent Se Lève  Dans votre ouvrage, vous montrez qu’il existe des lieux de sociabilisation principalement utilisés par les hommes, que ces derniers déploient des stratégies d’accumulation au cours de leur vie. De l’autre côté, beaucoup d’obstacles semblent se dresser pour les femmes. Ces dernières, lors de vos entretiens, vous ont-elles partagé des solutions qu’elles ont expérimentées ? Imaginez-vous d’autres pistes ?

Céline Bessière – C’est toujours cette vaste question qu’on nous pose, parce qu’on ne l’a pas traitée explicitement dans le livre : il n’y a pas cent pages de recettes pour s’en sortir en partie parce qu’il y a plein de niveaux différents. Le premier niveau, c’est la prise de conscience. Ce qui est intéressant dans les monographies de famille que nous faisons, ce sont ces femmes que nous rencontrons et qui nous racontent comment elles se sont fait avoir dans leur succession. Ce n’est pas un discours politique, elles nous relatent qu’en fait elles n’ont pas voulu se disputer avec leur frère, leurs parents.

Il y a beaucoup d’enjeux familiaux impliqués pour dire un sentiment d’injustice, mais qui n’est pas converti en quelque chose de politique, et je pense que l’effet du livre est de mettre tout ça bout à bout. Nous prenons aussi en compte les différents âges de la vie, depuis la mise en couple, la vie en couple, la séparation, les successions, et leur rapport avec les parents, les frères et sœurs. Je pense qu’il y a un effet d’accumulation dans le livre qui nous permet de se dire que c’est un fait social, ce ne sont pas juste des histoires individuelles. C’est le but de ce livre de politiser l’ensemble.

Les retours que nous avons sont positifs, un certain nombre de femmes découvrent qu’il y a un enjeu politique dans ce qu’elles vivent, là où la plupart des gens voyaient des questions personnelles ou techniques.

L’idée du livre, c’était déjà d’en faire un enjeu politique.

Une fois que la succession devient un enjeu politique, on peut espérer qu’un certain nombre de femmes et d’hommes, de groupes féministes se saisissent de cette question et fassent des propositions concrètes. Bien sûr, on peut décliner un certain nombre de propositions. Par exemple, il n’est absolument pas normal que l’allocation de soutien versée par la CAF en cas de non-paiement de la pension alimentaire ne soit plus versée quand il y a une remise en couple. Cela signifie quand même que c’est au nouveau conjoint de la mère de prendre en charge la contribution à l’entretien de l’enfant. C’est absurde, une réforme pourrait consister à individualiser ce droit tout comme d’ailleurs un ensemble de droits et de prestations sociales en France, qui sont sous conditions familiales (RSA, AAH…).

Pour la prestation compensatoire aussi, le livre pourrait contribuer à voir cela autrement. C’est intéressant parce qu’on travaille avec l’Institut national de l’audiovisuel (INA) en ce moment sur leurs archives. Nous avons visualisé ce qui avait été dit dans les journaux télévisés en 2000 au moment de la réforme de la prestation compensatoire, lorsqu’elle est passée d’une rente à un capital, ce qui a contribué à diminuer drastiquement ces prestations en termes de montant et puis aussi à limiter les bénéficiaires, puisqu’il n’y a plus que les femmes mariées à des époux riches qui peuvent en bénéficier. Notre livre pourrait inviter à voir autrement la prestation compensatoire, réfléchir à une extension de ce type de compensation aux couples non mariés, ce qui est une situation fréquente aujourd’hui. On peut aussi aller beaucoup plus loin sur un programme politique plus radical, comme taxer l’héritage plus fortement qu’il ne l’est actuellement ou aller vers des mesures du type revenu ou patrimoine universel.

Taxer l’héritage est à la fois une mesure de justice entre les classes sociales mais également une mesure de justice de genres. Supprimer l’héritage serait peut-être encore mieux mais mettre ce sujet à l’agenda politique en ce moment est peu réaliste.

Sibylle Gollac – Il y a deux problèmes : le fait qu’effectivement les femmes sont moins riches et le fait que la richesse donne du pouvoir. Pour lutter contre les inégalités de richesse, il y a ce dont parlait Céline comme l’augmentation des prestations compensatoires. Il y a aussi la sensibilisation des professionnel·les du droit qui interviennent au moment des séparations et des successions, au fait que leurs pratiques peuvent être productrices d’inégalités. On nous questionne souvent sur la réaction des professionnel·les à notre livre. Pour l’instant nous avons peu de retours mais c’est l’un des enjeux.

L’autre façon de voir le problème est de se demander comment faire pour que ces inégalités de richesse aient moins d’effets en termes de pouvoir, de conditions de vie : les inégalités de patrimoine sont d’autant plus cruciales que l’accès au logement social est de plus en plus difficile, que le système des retraites est fragilisé.

Notre réponse consiste à dire que c’est tout ce système de protection sociale qu’il faut renforcer, consolider. J’ai en tête l’exemple d’une enquêtée dans une famille de boulanger, dans laquelle le frère a été très nettement avantagé par rapport à ses sœurs. Une des sœurs c’est par elle que j’ai rencontré la famille me disait que le fait que son frère ait plus lui importait peu. Elle disait : « je lui laisse ça, et d’ailleurs j’ai divorcé deux fois et à chaque fois j’ai laissé la maison à mes ex-conjoints, au moins c’est vite fini et on n’en parle plus ». Il me semble important de préciser que cette dame était salariée de la SNCF, avec un statut de quasi-fonctionnaire, qu’elle habitait dans un logement social via son employeur.

Sa possibilité de divorcer sans s’inquiéter trop du fait qu’elle allait se retrouver sans logement, de laisser à son frère cette boulangerie sans s’inquiéter de ce qu’elle allait récupérer, était liée à la stabilité de son emploi et à l’accès à un logement social, qui lui permettaient justement de prendre ces libertés.

Ainsi l’enjeu de la protection sociale et de sa consolidation est important pour que les inégalités économiques que subissent les femmes ne se transforment pas, comme c’est trop souvent le cas, en violence économique : on sait qu’il y a tout un continuum entre cette violence économique et les violences conjugales.

Le Vent Se Lève  Votre livre semble être unique en France. Y a-t-il, dans d’autres pays, des recherches similaires en termes d’approches, de préoccupations (sur les mêmes thématiques) qui existent et, si oui, leurs conclusions sont-elles similaires aux vôtres en termes des systèmes de protection ?

Céline Bessière – Nous sommes en train d’essayer de faire traduire le livre en ce moment, donc on a un peu examiné cette question. Il n’y a pas d’équivalent de ce livre si on le considère dans son ensemble. Ce qui est très particulier dans ce livre, c’est d’avoir mis ensemble au service d’une même démonstration autant d’enquêtes et de matériaux empiriques très différents, c’est assez rare, parce que les sciences sociales sont devenues très spécialisées.

Donc, ce qui existe à l’international, ce sont des travaux en sociologie économique ou en économie sur le gender wealth gap, l’écart de patrimoine entre hommes et femmes. C’est un champ qui est en train de se développer assez vite et qui est fondé beaucoup sur des méthodes statistiques, ce qu’on fait, en partie, dans le livre quand on étudie l’enquête Patrimoine de l’INSEE. Il y a l’équivalent de ce type d’enquête déclarative sur les patrimoines dans la plupart des pays du monde, et il y a des chercheurs et des chercheuses surtout qui essaient d’aller regarder à l’intérieur des ménages (l’unité d’analyse), qui possède quoi.

La meilleure enquête de ce type vient d’Allemagne, parce que c’est aussi une enquête déclarative par ménage mais où les hommes et les femmes ont été interviewés individuellement, donc deux personnes dans le même ménage sur qui possède quoi. C’est très intéressant parce qu’ils ne déclarent pas la même chose. C’est quelque chose qu’on va essayer de promouvoir dans les enquêtes françaises à l’avenir pour creuser ce qu’il se passe à l’intérieur des ménages.

Il y a aussi beaucoup d’économistes du développement qui ont travaillé sur la richesse possédée par les hommes et celle possédée par les femmes dans le cadre d’une politique de développement. Souvent la question c’est : si on donne de l’argent, un pécule, vaut-il mieux le donner à l’homme ou à la femme dans un couple et quels sont les effets produits ? Parce qu’ils ne vont pas le dépenser de la même façon.

Ces travaux ne sont pas reliés aux travaux de sociologie de la famille ou d’anthropologie de la parenté qui peuvent travailler, un peu comme on le fait dans le début du livre avec des monographies de famille, en faisant des longues interviews pour savoir ce qui se passe dans les familles en matière d’arrangements économiques familiaux.  

Enfin, il y a un troisième volet dans notre livre, le volet sur les professionnel·les du droit et plus largement ce qu’il se passe dans les tribunaux, les cabinets d’avocat·es et de notaires.

Il y a toute une littérature internationale Law and society qui étudie comment travaillent les juges : est-ce qu’une juge femme travaille et juge comme un juge homme, que font les avocat·es, comment travaillent-ils avec leurs client·es, mais cela n’est pas connecté ni avec ce qu’il se passe dans les familles ni avec le gender wealth gap.

Ce qui fait le caractère unique de notre livre c’est d’avoir fait ces trois choses-là ensemble. Je pense que c’est indispensable pour mener la démonstration de bout en bout, c’est-à-dire pour comprendre cette inégalité de richesse entre les femmes et les hommes que nous saisissons dans les statistiques, nous avons besoin d’aller regarder et ce qui se passe dans les familles et ce que répond le droit à ces questions-là, de fait c’est très rarement relié dans la même analyse.

Sibylle Gollac  C’est ce qui permet de comprendre ces inégalités de patrimoine : comment elles se construisent dans la famille et comment elles existent dans un cadre juridique formellement neutre. Notre point de départ dans le livre, c’est de constater que les inégalités de richesse augmentent entre ménages pauvres et ménages riches en même temps que les inégalités de patrimoine entre femmes et hommes augmentent, en même temps qu’on a un cadre juridique qui se présente comme de plus en plus égalitaire.

Céline Bessière – Il y a énormément de travaux dans des pays où il n’y a pas un droit égalitaire, notamment dans les pays d’Afrique du Nord où de nombreux travaux sont en train de se développer actuellement en lien aussi avec des mouvements féministes qui réclament l’égalité du droit. Qu’est-ce que ce droit ? Comment le transformer ? Comment s’applique-t-il ? Au Maroc, en Tunisie, en Algérie, il y a de nombreux travaux en ce moment qui se développent sur les rapports des familles au droit et les transformations éventuelles de ce droit.

Le Vent Se Lève À vous lire, il peut sembler que le système économique mette au banc les femmes, les positionne en tant que dominées. Pensez-vous que ce système est réformable pour améliorer la place des femmes ou est-ce que le système économique porte en lui le fait que les femmes se retrouvent en position de dominées ?

Sibylle Gollac – Il est difficile de répondre à cette question. On nous l’a déjà posée sous d’autres formes : est-ce que le patriarcat et le capitalisme peuvent exister l’un sans l’autre par exemple ? On sait que le patriarcat peut exister sans le capitalisme, l’inverse on ne sait pas. Cette question nous paraît très théorique.

Le système capitalisme contemporain est intrinsèquement patriarcal, et il y a longtemps que les féministes marxistes ont montré que l’exploitation du travail dans le cadre capitaliste ne peut exister que grâce à l’exploitation patriarcale du travail des femmes dans la sphère domestique.

Toutefois, le capitalisme est plein de ressources et de rebondissements mais ces deux sujets restent intrinsèquement liés. C’est pour ça que dans la conclusion du livre, nous disons que si on veut combattre le patriarcat, il faut combattre le capitalisme et que si on veut combattre le capitalisme, il faut combattre le patriarcat.

Références :

1. Le « laboratoire de sciences sociales » (qui intégra plus tard le Centre Maurice Halbwachs), abrité par le département de sciences sociales de l’Ecole Normale Supérieure. Thèse de Céline Bessière : Maintenir une entreprise familiale. Enquête sur les exploitations viticoles de la région délimitée Cognac, thèse de doctorat de sociologie, Université Paris-Descartes, 2006, sous la direction d’Olivier Schwartz ; Thèse de Sibylle Gollac : La pierre de discorde. Stratégies immobilières familiales dans la France contemporaine, thèse ENS-EHESS, 2011, sous la direction de Florence Weber.
2. Voir les travaux de l’équipe “ruptures” puis “justines” ici : https://justines.cnrs.fr ; Cette recherche collective a donné lieu notamment à la publication de l’ouvrage suivante : Collectif Onze, Au tribunal des couples, Odile Jacob, 2013.
3. Voir notamment, François de Singly, Fortune et infortune de la femme mariée, PUF, 1987.
4. Anne Lambert, “Tous propriétaires!” L’envers du décor pavillonnaire, Seuil, 2015.
5. Collectif ACIDES, Arrêtons les frais ! Pour un enseignement supérieur gratuit et émancipateur, Raisons d’agir, 2015.
6. Caitlin Zaloom, Indebted, How Families Make College Work at Any Cost, Princeton University Press, 2019.
7. Laure Béréni, « Une nouvelle génération de chercheuses sur le genre. Reflexions à partir d’une expérience située », Contretemps, 2012 ; voir aussi Isabelle Clair et Maxime Cervulle : « Lire entre les lignes : le féminismes matérialiste face au féminisme poststructuraliste », Comment s’en sortir ?, n°4, 2017.
8. Céline Bessière, « Race, classe, genre. Parcours dans l’historiographie américaine des femmes du Sud autour de la guerre de Sécession », Clio, Histoire, femmes et sociétés, n°17, 2003, p. 231-258.
9. Pour une première analyse, voir Céline Bessière, Emilie Biland, Abigail Bourguignon, Sibylle Gollac, Muriel Mille & Hélène Steinmetz] «“Faut s’adapter aux cultures Maître”. La racialisation des publics de la justice familiale en France métropolitaine », Ethnologie Française, XLVIII, 1, 2018, p. 131-140.

Marx, penseur de l’écologie – Entretien avec Henri Peña-Ruiz

Henri PENA-RUIZ (capture d’écran d’une vidéo youtube de la France insoumise)

Henri Peña-Ruiz est agrégé de philosophie et maître de conférences à l’IEP de Paris. Il a consacré plusieurs ouvrages à l’oeuvre de Karl Marx : Marx, quand même, Entretien avec Karl Marx en 2012, puis plus récemment Karl Marx, penseur de l’écologie (publié en 2018 aux éditions Le Seuil). L’entretien qu’il nous accorde est l’occasion d’aborder cette dimension méconnue de l’oeuvre marxienne, celle de la prise en compte du rapport à la nature et plus globalement d’envisager Marx comme un penseur de l’émancipation. Entretien réalisé par Sébastien Polveche.


LVSL – Vous avez consacré plusieurs ouvrages à Marx, dont le dernier, intitulé Karl Marx, penseur de l’écologie. Cette dimension de l’oeuvre de Marx peut sembler contre-intuitive. Dans quelle mesure Karl Marx intègre-t-il l’écologie et le rapport à la nature à ses réflexions politiques et économiques ?

Henri Peña Ruiz –  Il est vrai que si on s’adonne à la lecture du corpus des œuvres de Marx et Engels, il apparaît que les considérations sur le respect l’environnement naturel sont très minoritaires. Mais il faut aller au-delà de cette première impression. En effet, la pensée de Marx s’enracine dans l’étude d’Épicure, c’est-à-dire du matérialisme philosophique grec. Avant Épicure, il y a Démocrite. Et Démocrite pense qu’on peut expliquer le réel avec un seul principe explicatif qui serait la matière, dont les différenciations pourraient expliquer les différentes formes de la réalité, qu’elle soit la réalité matérielle non organique, ou la réalité organique, ou la réalité humaine. 

Couverture de Karl Marx, penseur de l’écologie Ed. Le Seuil

La lecture par Marx de la philosophie grecque et notamment de la philosophie matérialiste a été déterminante dans son cheminement. Elle est d’autant plus déterminante qu’indépendamment de la question de l’explication de la réalité, il y a la question éthique, c’est-à-dire la question de l’ethos. L’ethos est un mot grec qui signifie la façon d’être, la façon qui nous permet le mieux possible de nous accomplir. Épicure répond à cette interrogation métaphysique en suivant un principe naturel qui est celui du plaisir, hedone, d’où le nom d’hédonisme. Le plaisir est un signe d’accomplissement de l’humanité. L’homme doit apprendre à se satisfaire, non pas de peu, mais de ce qui lui est nécessaire ; ce qui implique le rejet de la démesure, de l’hubris en grec. Et on pourrait résumer ce principe par l’expression “rien de trop, juste assez”. Autrement dit, le comportement humain, qui est un comportement qui doit se régler sur la nature, doit respecter l’idée que la démesure est toujours mauvaise. Par exemple si je bois trop de vin, je serai malade, j’aurai la nausée, c’est-à-dire que j’obtiendrai le contraire du plaisir, à savoir la souffrance.

Cette pensée intéresse beaucoup Marx. De même Marx est intéressé par l’idée qu’en expliquant la nature par ces lois, on cesse de craindre les dieux. Il y a une forme de dédramatisation de la nature, qui est rendue possible par la physique épicurienne. Et en même temps, cette physique épicurienne n’est pas seulement un humanisme, c’est-à-dire une théorie de l’accomplissement de l’être humain, mais c’est aussi un naturalisme : une théorie de la nature totale, dans laquelle l’être humain est un être naturel. A ceci près que parmi tous les êtres naturels, il est celui qui est capable de penser. C’est un point de départ philosophique chez Marx qui est très intéressant. Il rédige une thèse de doctorat sur la différence entre le système de Démocrite et le système d’Épicure. Il s’inscrit déjà sur une voie qu’on pourrait qualifier de naturaliste, c’est à dire une attention portée à la nature, entendue comme la réalité totale en laquelle s’inscrit l’être humain.

Ce sont déjà de bonnes bases pour qu’émerge ultérieurement une conscience de la nécessaire protection de la nature. Il y a là tous les éléments d’un rapprochement entre naturalisme et humanisme. Le souci de l’homme ne peut pas aller sans le souci de la nature. Et donc, on peut dire que dans le matérialisme naturaliste et humaniste du jeune Marx, qui écrit Les Manuscrits de 1844, il y a une orientation qui envisage clairement de concilier humanisme et naturalisme.

le capitalisme en agriculture ne fait pas qu’épuiser les hommes, il épuise aussi la terre.

Marx est très sensible à la condition ouvrière. Il n’existe à l’époque quasiment aucune loi pour tempérer le capitalisme sauvage. Guizot disait “enrichissez vous et comme cela vous pourrez voter”, justifiant à la fois le suffrage censitaire et la maxime même d’un capitalisme qui n’est pas encore tempéré par le contrepoids des lois sociales. Enrichissez-vous quoi qu’il en coûte en somme. Quoi qu’il en coûte aux hommes, avec une espérance de vie qui, chez les ouvriers atteint à peine 50 ans. Et quoi qu’il en coûte aussi à la nature. Et là, Marx et Engels remarquent que dans sa frénésie de profits, le capitalisme ne fait pas qu’exploiter les hommes, il exploite également la nature au-delà de toute mesure. Et on aura dans Le capital de Marx cette célèbre phrase : “le capitalisme en agriculture ne fait pas qu’épuiser les hommes, il épuise aussi la terre”. Donc cette formulation est clairement une formulation pré-écologique, même si Marx n’utilise jamais le terme écologie, Engels non plus.

LVSL – Le terme n’existait pas encore, c’est ça ?

HPR – Oui, le terme est forgé par le savant allemand Haeckel. La première occurrence apparaît en 1864. Or, en 1864, Marx travaille sur son livre Le Capital. Et il essaie d’organiser la classe ouvrière au niveau international, en rédigeant les statuts de la première Association internationale des travailleurs. Il est clair que la thématique écologique, même sans le terme (Marx emploie le terme naturalisme), existe comme composante incontestable de la théorie marxiste. Elle existe comme une thématique secondaire, dominée par la thématique de l’émancipation du prolétariat. Mais en même temps, tous les éléments qui permettent de penser un lien entre la thématique sociale et la thématique écologique sont réunis.

La nature est le corps non organique de l’homme

Marx écrit ainsi dans les manuscrits de 1844 que “la nature est le corps non organique de l’homme”. Et que donc, l’homme ne peut s’accomplir indépendamment d’un lien vital avec la nature. Il y a une confluence entre une anthropologie philosophique qui solidarise naturalisme et humanisme, et les prémices d’une économie politique qui mette en évidence le lien entre l’exploitation des être humains et l’exploitation dégradante, prédatrice, de la nature.

LVSL – Marx était également un observateur averti de la condition ouvrière, des risques liés aux pollutions, des conséquences des épidémies de choléra qui touchaient les grandes villes. Cela a-t-il joué aussi dans son cheminement intellectuel ?

HPR –  Oui. Je tiens à souligner le rôle Friedrich Engels. Quand ils se rencontrent et deviennent amis, Engels est fils d’un industriel textile en Allemagne. Engels est théoriquement promis à une carrière de patron de filature. Et il est outré par la condition des ouvrières qui travaillent dans les usines textiles de son père. Son père fait de lui un fondé de pouvoir qu’il envoie en Angleterre, mais Engels est beaucoup plus préoccupé par la condition ouvrière, qui vous l’avez rappelé, vivent dans des conditions telles, qu’ils sont soumis à des épidémies, qu’ils sont à la merci des famines, … Et c’est la conscience éthique révoltée de ce jeune homme, pourtant de grande famille, qui rejoint celle du jeune Marx, qui est lui aussi d’une grande famille, fils d’avocat. 

Engels joue un rôle déterminant dans l’évolution de la pensée marxienne. Lorsqu’il écrit un livre sur La situation de la classe laborieuse en Angleterre, Marx s’exclame “c’est un ouvrage tout à fait extraordinaire”. L’un et l’autre remarquent la pollution de la Tamise et Marx écrit dans une lettre qu’au “lieu de jeter tous ces nutriments dans la Tamise, on ferait mieux d’en faire de l’engrais pour l’agriculture”. Il y a déjà un frémissement de conscience de ce qu’est une société du gaspillage. Marx et Engels vivant encore dans une économie de rareté, ils ne sont pas aussi sensibles que nous le sommes à la question du gaspillage, même s’ils le soulignent. Dans sa description des crises du capitalisme, Marx souligne l’effroyable gaspillage occasionné par les crises, puisqu’on se met à détruire des marchandises pour ne pas faire baisser les prix et les vendre. Et il y a là quelque chose qui est symptomatique de l’émergence d’une conscience écosocialiste, c’est-à-dire conciliant la conscience socialiste et la conscience écologiste, si on ne craignait pas de paraître faire un anachronisme.

Bien sûr, ne créditons pas Marx et Engels d’une conscience écologique, au sens qui est le sien aujourd’hui, à l’heure de la dette écologique, de la réduction dramatique de la biodiversité et du réchauffement climatique. N’érigeons pas notre impatience en théorie. Mais en même temps, il y a des éléments qui sont tout à fait forts de la conscience écologique dans le corpus de Marx.

Évidemment Marx n’est pas décroissant, mais il n’est pas abstraitement croissant.

Évidemment Marx n’est pas décroissant, mais il n’est pas abstraitement croissant. Il dit que les rapports de production privés sont un carcan pour le développement de forces productives publiques. Il pointe la contradiction qui existe entre l’appropriation privée de l’outil de production et le caractère quasiment public de cette production elle-même. Et donc, il en conclut qu’il faut abolir la propriété privée des moyens de production. Mais cela ne veut pas dire que le développement des forces productives est nécessairement sans limites.  

Et d’ailleurs, il y a deux outils théoriques qui ne doivent pas échapper à notre attention. Le premier c’est la conscience que le capitalisme ne développe une branche de production que si elle est objectivement très lucrative. Et que donc, il y a une tendance à l’inégal développement des branches de production, selon qu’elles produisent plus ou moins de profits. Ce qui veut dire qu’une branche de production peut très bien être très lucrative sans avoir une nécessité sociale, alors qu’à l’inverse une branche de production peut être d’une très grande utilité sociale, mais si elle n’est pas très lucrative, le capitalisme aura tendance à s’en désintéresser. Par conséquent, la problématique n’est pas de croître abstraitement ou de décroître abstraitement ; c’est plutôt de décroître là où on croît trop par rapport à une économie de la demande, et de croître par rapport à une économie qui ne produit pas assez dès lors que ce n’est pas assez lucratif.

LVSL – En fait, il s’intéresse à la finalité de la production.

HPR – Absolument. Si la finalité de la production correspond à des besoins socialement repérables, il faut développer la production. Mais si toute une catégorie de ce qu’on appelle aujourd’hui des faux besoins ne sont pas d’une utilité fondamentale, là il faut décroître.

Il y a un deuxième point qui me paraît très important, c’est l’admirable texte qu’il produit dans son Introduction générale à la critique de l’économie politique, qu’il rédige en 1857. Il écrit que la production ne produit pas seulement un objet de consommation pour satisfaire un besoin qui préexiste, mais qu’elle peut produire aussi la consommation, au sens où elle peut inciter, par la présentation d’objets nouveaux le consommateur à s’intéresser à des objets dont il n’avait nul besoin auparavant. Et ça, c’est la découverte anticipée de ce qu’on appelle la société de consommation. Ce diagnostic sur la production qui produit la consommation, c’est aussi un deuxième élément qui montre que Marx nous fournit un appareil conceptuel pertinent pour critiquer l’hypertrophie de la production, l’hubris du capitalisme.

Tout cela il faut le construire en repérant tous les éléments, qui liés les uns autres, permettent, de construire une conscience écologique forte ; et non pas faible. C’est-à-dire, une conscience écologique qui n’est pas simplement descriptive, se réduisant à constater le mal que l’homme peut faire à la nature, et donc le mal qu’il peut se faire à lui-même. Marx apporte une analyse sur le système qui débouche sur cette prédation de la nature. Et évidemment, c’est le système capitaliste. Marx ne pense pas que la capitalisme peut être vert. D’ailleurs, il dit que les forêts devraient être un bien commun. Pourquoi ? Parce que le capitaliste qui s’empare d’une parcelle de forêt cherche à en tirer des profits immédiats. Or, la sylviculture est par essence un mode de production qui ne peut pas faire abstraction des cycles naturels. Il y a chez Marx une expression qui est tout à fait remarquable où il dit que l’humanité devrait apprendre à gérer la terre en boni patres familias, en bons pères de famille. C’est-à-dire qu’il y a un principe de solidarité intergénérationnel. On ne peut pas léguer la terre pour les générations à venir dans un état qui compromettrait leur survie.

LVSL – Au delà de la pensée de Marx, se pose la question de ses continuateurs, des régimes politiques qui se sont réclamés du marxisme. Quel bilan tirez-vous de l’expérience de l’URSS ou de la Chine communiste ? En quoi ce bilan invalide-t-il, ou pas, la portée écologiste de la pensée de Marx ?

HPR – La réponse est assez complexe. Parce que si prenez la révolution d’octobre 1917, beaucoup d’analystes font remarquer que pendant la première décennie, il y a eu beaucoup d’innovations, qui tenaient compte de la nature. Et avec la glaciation stalinienne, on s’éloigne durablement de la gestion de la nature en bon père de famille, telle que la prônait Marx. A partir de ce moment, on instaure une planification centralisée avec le Gosplan, cette obsession de la quantité sans tenir compte de la qualité, qui n’avait rien à voir avec l’idée d’une appropriation collective par les travailleurs à la base. Le mode de production cadré par de tels modes de production ne fut pas du tout ce que Marx recommandait.

Il n’y a pas de capitalisme vert, mais le stalinisme ne pouvait pas être vert non plus.

Mer d’Aral 1989 – 2008 (Wikipedia)

Si on prend un exemple d’une des catastrophes écologiques de l’Union Soviétique, le désastre de la mer d’Aral, où le Gosplan décide, sans consulter les soviets de pêcheurs, qui vivaient de l’écosystème de la mer d’Aral, de détourner l’Amou-Daria et Syr-Daria de la Mer d’Aral pour irriguer des plantations de coton. N’importe quel pêcheur consulté aurait alerté sur le risque d’augmentation de la salinité de l’eau de la mer d’Aral, et donc sur le risque de disparition de tout un écosystème, faune et flore confondue. Et on sait que la mer d’Aral a longtemps été une mer morte. Après les autorités soviétiques ont essayé de se ressaisir, mais entre-temps le mal avait été fait. Quel est le mode d’appropriation qui a produit cela ? Le contraire de ce que Marx voulait : une centralisation autoritaire, bureaucratique. Le mode de décision, à l’opposé de ce que Marx voulait, a conduit à une véritable catastrophe écologique. Il n’y a pas de capitalisme vert, mais le stalinisme ne pouvait pas être vert non plus.

LVSL – Ce qui s’est fait en Union Soviétique n’avait donc rien à voir ni avec l’écologie, ni avec le marxisme ?

Proclamation de la Commune de Paris (Wikipedia)

HPR – Sur le plan politique, Marx disait bien dans La guerre civile en France que le grand mérite des communards, c’est d’avoir innové dans la régulation politique. C’est-à-dire qu’ils ne se contentent pas de prendre la machine d’État et de la faire tourner à leur profit ou au profit du prolétariat. Ils brisent cette machine d’État pour lui substituer d’autres formes de régulation, avec le mandat impératif, avec la révocation possible des dirigeants, … L’expérience soviétique est une rupture, non seulement avec ce que Marx disait de la révolution socialiste, mais également avec ses intuitions écologiques, avec ses recommandations en matière de rapports de production, d’appropriation collective.  

LVSL – A vous écouter, on comprend que Marx est un penseur de l’émancipation : émancipation par l’appropriation collective des moyens de production, émancipation par l’instruction. Vous vous êtes également beaucoup intéressé à la laïcité. Est-ce que cette dimension universaliste est présente dans son œuvre ?

HPR – A l’égard de l’émancipation, il y a trois grands registres dans l’œuvre de Marx : il y a l’émancipation politique. Elle est indispensable, il suffit de lire les textes qu’il consacre à la révolution française. Puis, il y a l’émancipation intellectuelle et culturelle : par l’école, par le développement de l’instruction. Et cela, c’est très important pour Marx. Et enfin, il y a le registre de l’émancipation, qui a le plus intéressé Marx : l’émancipation économique et matérielle. On comprend pourquoi. Marx ne voulait pas d’une république bourgeoise. La république bourgeoise se satisfait de droits formels. La revendication populaire doit permettre de remplir ces droits formels avec des droits matériels qui donnent chair et vie à ces droits formels. C’est ce fameux passage du “droit de” au “droit à”. Le droit de partir en vacances peut être proclamé pour tout le monde, mais sans les congés payés qui permettent aux prolétaires de partir tout en étant payé, le droit de pouvoir prendre des vacances reste lettre morte.

L’émancipation s’articule au travers de ces trois registres : conquérir des droits politiques et juridiques, conquérir les moyens matériels de remplir ces droits et conquérir la culture et l’instruction, qui permettent aux prolétaires d’accéder au même niveau que les fils de bourgeois. Marx a cultivé ces trois registres d’émancipation. Il fait, par exemple, l’éloge de la Commune de Paris, d’avoir édicté une loi de séparation de l’école et de l’Église, et même de l’Église et de l’État.

Marx est universaliste. Il suffit de lire l’admirable texte des statuts de l’Association Internationale des Travailleurs. Marx conçoit la révolution à venir en terme éthique et universaliste. Il ne s’agit pas, pour la classe ouvrière de substituer sa domination à la domination de la bourgeoisie, mais de faire advenir une société où il n’y aura plus de domination. Bien sûr, il y aura encore des dirigeants de société, d’usines, des gens qui auront une position technique de régulation, mais plus de position politique de domination. Et effectivement, Marx n’a jamais prétendu que l’on pourrait se passer d’une forme de hiérarchie intégrée. C’est une hiérarchie technique et fonctionnelle, mais qui n’instaure pas de domination de certains hommes sur d’autres. C’est en ce sens là qu’il y a un universalisme de Marx. Et d’ailleurs il y a de très beaux textes de Marx où il recommande aux ouvriers d’incorporer dans leurs revendications la destruction du racisme.

LVSL – C’est une pensée qui tranche par rapport à que l’on peut constater dans la société française. On se souvient des déclarations du Président Macron appelant à réparer le lien entre l’Église et l’État, ou des revendications communautaristes portées ici et là. Quelle est votre approche par rapport à cela ?  

HPR – Mon approche, vous pouvez la déduire de tout ce que je viens d’expliciter. Par rapport à cette mouvance qui cherche à raciser les choses, et qui organise des réunions en non-mixité raciale, parce que les gens qui sont victimes de la domination raciste auraient besoin de se battre eux mêmes, pour eux mêmes et qu’il ne faudrait pas les mélanger aux autres. C’est une vision que je récuse. Marx ne pensait pas que l’émancipation du prolétariat devait être seulement l’affaire des prolétaires. Il disait que des bourgeois, pour des raisons éthiques, politiques, ou juridiques, peuvent très bien ne pas supporter l’existence de l’exploitation de l’homme par l’homme, et donc s’allier aux ouvriers pour les aider à s’émanciper. Parce qu’à travers l’émancipation du prolétariat se joue l’émancipation de toute l’humanité.  

Houellebecq : matérialisme et finitude

« Le paradoxe est la passion de la pensée, et le penseur qui est sans paradoxe est comme l’amant qui est sans passion : un médiocre type » disait Kierkegaard. De paradoxes, l’oeuvre de Houellebecq en est gorgée. Plat romancier dont le succès tiendrait à la médiocrité de la modernité pour les uns. Écrivain de génie qui a saisi mieux que nul autre l’esprit du temps pour les autres. La parution de son dernier roman Sérotonine nous invite à relire son oeuvre.

Ce livre est un étrange retour aux thématiques de ses premiers romans, celles qu’on avait découvertes avec Extension du domaine de la lutte et Les particules élémentaires. On y retrouve la vie morne et terne, les échecs amoureux, la misère sexuelle et la décrépitude des corps. Mais alors qu’Extension du domaine de la lutte et Les particules élémentaires excluaient tout motif transcendant, Sérotonine s’achève sur une référence à la figure du Christ. Trajectoire paradoxale, mais comme le rappelait Henri Lefebvre, un paradoxe est souvent une contradiction non-perçue. C’est cette contradiction inhérente à l’oeuvre de Houellebecq qu’il s’agira d’interpréter.

Un matérialisme tensionnel : histoire et biologie

Extension du domaine de la lutte s’est imposé comme un classique dans lequel des personnes aux convictions divergentes peuvent se retrouver. Le style plat et décalé du roman dévoile à merveille un univers désenchanté. À travers le récit d’un cadre informaticien et d’un de ses collègues, Houellebecq décrit la misère sexuelle, affective et intellectuelle des individus dans la société capitaliste post-industrielle. Leur seul objectif : l’amour, c’est-à-dire la jouissance sexuelle. Objectif impossible pour le narrateur et son collègue, tous deux trop laids et trop peu intéressants pour séduire. Une sensibilité conservatrice et réactionnaire y verra le désastre d’un monde soustrait à toute transcendance politique ou religieuse. Un monde réduit à la seule logique de la comptabilité marchande. Une sensibilité de gauche y verra les ravages du capitalisme contemporain qui par réification prive les individus de la possibilité de donner un sens authentique à leur vie. Il n’y a nulle transcendance dans les premières oeuvres de Houellebecq, au sens rigoureux du terme : rien ne trouve son principe hors de ce monde insipide.

Une des thèses notoires de Houellebecq est que l’expansion du capitalisme post-industriel affecte et infecte le plan sociétal ou inter-individuel. Cette expansion de la logique capitaliste conduit à une extension de la lutte : la sexualité est un système de hiérarchie sociale dans lequel se déroule une lutte sans merci entre les individus. Lutte qui a pour enjeu de pouvoir forniquer. La compétition sexuelle s’adjoint à la compétition salariale et devient un facteur déterminant pour la reconnaissance sociale et le bien-être de l’individu. Cet axe principal de l’oeuvre de Houellebecq permet de comprendre les références toujours plus appuyées à la biologie. Références que l’auteur de Plateforme utilise bien au-delà de leur domaine scientifique borné et qui constitueront une grille d’interprétation réductionniste-biologique.

Là est la contradiction : entre une interprétation matérialiste-historique du monde social et une lecture biologiste. Ces deux grilles d’interprétation sont toutes les deux opérantes dans Extension du domaine de la lutte. En effet, le monde social que décrit Houellebecq peut être lu comme une certaine phase des sociétés occidentales dans la dynamique générale du capitalisme. On pourrait presque voir un schéma marxiste : l’expansion de la logique économique conduit à une transformation des moeurs et des modes de vie. Or, Houellebecq nous livre dans le même roman la célèbre description du mâle alpha ou mâle dominant. Dans la veine d’un darwinisme social, la lutte sexuelle est pensée moins sous l’angle d’une résultante socio-historique que sous le modèle transposé de la sélection naturelle. Cela conduit logiquement à une naturalisation de la conflictualité sociale. Cette dernière sera pensée avec le prisme d’une nature humaine quasi-indépendante du procès socio-historique.

Extension du domaine de la lutte contient cette contradiction, qu’on retrouvera sous des formes différentes dans les oeuvres ultérieures. Mais l’oscillation entre une grille de lecture matérialiste-historique et un prisme réductionniste-biologique se fera toujours plus en faveur du second terme.

L’infléchissement réductionniste

Dans Les particules élémentaires, un des deux protagonistes fait une découverte scientifique révolutionnaire. Elle dissocie la reproduction du plaisir et permet de créer une nouvelle espèce issue de l’être humain. Il met fin à sa vie dès cette découverte réalisée, ayant gâché son amour. Les deux autres personnages principaux connaissent un sort encore plus sombre. On voit comment le primat biologique s’affirme : à la misère sexuelle et ses conséquences sociales et psychiques, seule une solution biologique est possible.

On retrouvera cette idée plus développée dans La possibilité d’une île. Mettant en scène un personnage d’un rare cynisme, le roman narre la vie d’un humoriste qui ne croît en absolument rien, sauf en l’amour (entendre : la jouissance procurée par l’acte copulatoire). Cet individu fréquente une secte religieuse qui fait une découverte révolutionnaire sur le clonage humain. N’ayant pu réaliser son amour, le protagoniste se suicide. Il est l’ancêtre lointain d’une nouvelle espèce néo-humaine. Les membres de cette dernière peuvent procréer seuls et ne communiquent entre eux que par télématiques. Libérés de la tyrannie du sexe, donc du monde social, ils sont par là même délivrés de tout un panel d’émotions humaines comme la tristesse ou la joie. Ils vivent ainsi en sérénité. L’infléchissement biologique est radical : le procès socio-historique du monde humain est anéanti par le motif de l’évolution de l’espèce.

Il n’y a dès lors nulle surprise à voir le retour du religieux dans Soumission. Dans Plateforme et La possibilité d’une île, Houellebecq, par ses personnages, prévoyait le déclin inéluctable des pays musulmans. Ces derniers, en important les nouvelles avancées technologiques et scientifiques des pays “occidentaux”, intègrent également leurs valeurs athées et nihilistes qui minent la vitalité religieuse. Soumission contredit cela. Après une description de la résorption du chômage en France digne d’un économiste de bac à sable, Houellebecq pense l’Europe sauvée essentiellement par le regain religieux. C’est qu’il a abandonné toute vision historique pour sombrer dans un registre purement vitaliste. Houellebecq pense la « civilisation européenne »  comme un organisme en phase terminale de décrépitude. Au contraire l’ « Islam », dispose d’une vitalité jeune et guerrière, prête à conquérir de nouveaux territoires. Le sophisme organiciste, qui consiste à appliquer des modèles biologiques à des réalités socio-historiques, est une antienne aussi vieille que la pensée politique.

Une acceptation implicite de l’idéologie dominante : la finitude

Ce réductionnisme biologique mène tout droit au nihilisme. De la même manière qu’un organisme naît, croît et périt, les réalités socio-historiques sont anéanties et l’être humain est ravalé au rang de la bête. Le bonheur, c’est remplir le temps qui nous sépare de la mort en copulant. Le sens — le corps a pour terme la mort — anéantit le sens — la signification d’un vécu humain authentique. L’être humain n’a d’autre but que de persévérer dans son être, c’est-à-dire pour le dire aussi vulgairement que Houellebecq, il n’a d’autres desseins que de baiser. Le sexe est la condition de toute relation dans l’univers de Houellebecq. Ce prisme qui naturalise relations sociales et sociétales ne conduit qu’à faire le lit de l’idéologie du néolibéralisme. Selon cette dernière, la conflictualité sociale n’est pas due à une division inégalitaire et structurelle de la société en classes. Elle n’est pas due à l’exploitation de certains par d’autres, à une appropriation exclusive par certains des ressources et des moyens de production, à une concentration des monopoles.

Pour l’idéologie dominante du néolibéralisme, cette conflictualité a bien plus à voir avec une nature humaine. Le monde socio-historique est conflictuel comme l’est le règne animal. On comprend la rémanence du « darwinisme » social.

La vision du bonheur chez Houellebecq est symptomatique de cela. L’auteur de Soumission pense majoritairement le bonheur sous le modèle romantique de la fusion-isolation de deux membres. Un couple est heureux lorsque chaque membre s’adonne pour l’autre. Un couple n’est heureux que dans un état de relative autarcie sociale, lorsqu’on ne pense plus à ses proches, au collectif, mais exclusivement au bien de l’autre. Les rares individus qui accèdent temporairement à l’amour dans l’oeuvre de Houellebecq accomplissent dans le geste même de mise entre parenthèse du monde social le modèle idéologique du néolibéralisme : ils se retirent du monde politique et social. Cette vision de l’homo eroticus n’a rien à envier à l’homo economicus de l’économisme.

Houellebecq passe pour un critique au vitriol de la modernité libérale. S’il en dévoile bien les aspects sombres avec un indéniable talent, il adopte pourtant certaines de ses caractéristiques essentielles. Il en décrit certes avec une pénétrante acuité les conséquences politiques et sociales désastreuses, mais il n’en ébauche nullement le début d’une contestation. La noirceur de son propos n’aboutit pas à une contestation littéraire. À la possibilité toujours ouverte de transformer le règne des choses, Houellebecq opte plutôt pour la résignation. Une résignation certes torturée et cynique — romantisme oblige —, mais une acceptation tout de même. L’être humain est fini, borné. Il se replie sur lui-même, sur l’échelon individuel. Atome sociale, il ne s’oriente qu’en fonction de ses fins exclusivement personnels. Il n’est capable d’aucune action collective revendicative.

L’individu est incapable de désirer un monde égalitaire. L’être humain est strictement limité à ses seuls intérêts individuels, c’est-à-dire, pour le dire dans le ton de Houellebecq, à tout ce qui touche sa bite. Il n’est capable d’aucun mode poussé de vie collective. On arguera qu’il y a bien un aspect social dans Sérotonine. Mais Houellebecq n’aborde la révolte des paysans qu’à la fin du roman, en quelques pages. Et il l’amène de manière boiteuse, par l’ex-profession du narrateur. Houellebecq n’en fait qu’un arrière-fond qui sert d’accompagnement aux vicissitudes amoureuses du protagoniste. Il ne la travaille pas pour elle-même dans sa portée symbolique et politique. Il développe somme toute peu la fonction de l’Union européenne dans cette crise du monde agricole et paysan. On regrette cela, car ce sujet toujours plus brûlant mériterait un grand roman. On ne peut certes pas imposer à l’écrivain ses thématiques. Mais il semble que cela soit davantage lié à un symptôme du refoulement du monde social. Refoulement qui a pour cause ce réductionnisme biologique.

Le cas Houellebecq : le refoulement du monde social comme symptôme de notre modernité

Déhistoriciser le monde social, en faire un processus naturel, c’est se condamner à créer toutes sortes de golems. Des créations symboliques et matérielles, engendrées par l’être humain, mais qui se retournent contre lui et l’asservissent. Et le monde social en vient à oublier qu’il est à l’origine de ces hypostases, qu’elles prennent des formes aussi différentes voire opposées que Dieu, la Religion, la Nation ou l’Économie de marché.
Houellebecq déclarait il y a quelques années, en 2015, qu’il n’« était plus athée ». Et il se confiait sur un plateau télé en disant que l’athéisme était de plus en plus difficile. Dès lors, on ne doit pas s’étonner que Sérotonine s’achève sur la figure du Christ. Le réductionnisme biologique, présent jusqu’à même le titre, conduit nécessairement à reconduire de nouvelles hypostases en déhistoricisant le monde social. Il amène nécessairement à une sorte de retour de la transcendance, figure larvée de la rédemption d’un monde jugé immoral ou amoral.

Grand écrivain au style plat, visionnaire conservateur, anti-moderne qui doit une grande part de son succès et de son style aux conditions historiques et culturelles de la modernité, Houellebecq est assurément paradoxal. Mais il n’y a plus la contradiction dynamique et ouverte de son premier roman. Il ne reste désormais qu’un jeu entre un réductionnisme-biologique et un spiritualisme larvé. Ces deux éléments se renforcent en s’opposant. Cela laisse loin l’enthousiasme qu’on pouvait avoir après Extension du domaine de la lutte et La carte et le territoire.

Houellebecq désormais se répète. Cela se ressent dans la structure narrative de l’oeuvre. Mais aussi dans le style et le contenu de l’ouvrage, où il multiplie les provocations sans arrêt. À tel point que ça en devient lassant et rédhibitoire pour la lecture. Surenchérissant, Houellebecq décrit une sexualité encore plus « dépravée ». Une femme se retrouve à être pénétrée par un doberman et à sucer simultanément un bull-terrier. On y lit aussi que les Hollandais ne sont pas un peuple mais une race exécrable de commerçants. Et le narrateur mentionne plusieurs fois la perte de sa “virilité” qui le chagrine fort, “vu qu’il n’est pas un pédé”.

C’est presque avec délivrance qu’on lit alors la référence christique à la dernière page. Comment se sauver de ce romantisme cynique, attardé et pathétique sinon par une figure transcendante qui assure la rédemption ?

Assurément, Houellebecq ressasse, radote. Il est intellectuellement mort. Mort qu’il avait peut-être anticipée. En effet dans La carte et le territoire, grand roman, il se mettait lui-même en scène comme personnage. Personnage qui finit assassiné. Il y a tout lieu de penser que sa mort romanesque témoignait encore de son génie visionnaire ; elle préfigurait sa mort de grand écrivain. Depuis La carte et le territoire nous n’assistons plus qu’à la décrépitude d’un cadavre.