“Le football professionnel est indissociable du monde amateur” – Entretien avec Ulysse Rabaté et Pierre Saint-Gal

©Ulysse Rabaré

Ulysse Rabaté est conseiller municipal de Corbeil-Essonnes et Pierre Saint-Gal, dirigeant de l’US Fontenay. Nous avons souhaité les interroger sur la place du football dans les quartiers populaires après l’euphorie de la Coupe du monde et suite à la publication de leur tribune dans Libération qui appelait à soutenir les clubs amateurs.


LVSL – Quelques jours seulement après la victoire de la France à la Coupe du monde, vous avez publié dans Libération une tribune intitulée « Pour que les Bleus versent 10% de leurs primes à leur premier club », avec Pierre Saint-Gal, dirigeant de l’US Fontenay. Comment vous est venue cette idée ? Des joueurs ont-ils répondu à cet appel ?

Pour nous, il était assez naturel de prendre la parole sur ce sujet. En tant que responsables politique et associatif, on réfléchit toute l’année au développement du sport, à son lien avec la société, à l’articulation entre sports amateur et professionnel. La victoire de l’équipe de France a été un immense moment sportif, mais aussi un épisode politique marquant. Nous avons été nombreux à essayer de comprendre ce qui se jouait hors des terrains. D’autant plus que la connivence entre le sport et la politique n’est un secret pour personne.

L’enjeu politique était le suivant : comment profiter de ce moment exceptionnel, sans sombrer dans une absence coupable de recul critique sur ce qui se jouait ? À l’inverse, comment dénoncer l’instrumentalisation politique et les dérives évidentes d’une compétition, comme la Coupe du monde de football, sans faire les rabat-joies déconnectés du monde réel ?

Le déclic a été cette phrase de Macron adressée aux joueurs à l’Elysée : « N’oubliez pas d’où vous venez ». Cette sortie était tellement scandaleuse, de la part d’un pouvoir politique qui avait attaqué le monde associatif avec la diminution drastique et incompréhensible des contrats aidés, qui avait méprisé ces mêmes associations en enterrant le Plan Banlieue et l’espoir qui l’accompagnait. On a interprété cette sortie hypocrite comme le résultat d’une sorte d’injonction de la réalité : non seulement l’équipe de France championne du monde est en grande majorité issue des quartiers populaires, mais en plus, les joueurs ont à maintes reprises fait référence à leurs villes et à leurs clubs d’origine.

“Ces champions du monde sont au bout d’une chaîne de solidarités et d’engagements, dont le sport professionnel est la partie émergée et déformée. Le football professionnel est indissociable du monde amateur. L’un ne peut exister sans l’autre.”

Écrire cette tribune et l’adresser implicitement aux joueurs était donc une façon d’entrer dans cette brèche qu’ils avaient eux-mêmes ouverte. Désigner « 10 % de leurs primes » était, à vrai dire, plus symbolique qu’autre chose. D’ailleurs, certains joueurs avaient déjà décidé de les reverser entièrement à des associations. L’objectif était de tirer le fil d’une idée simple : les parcours de réussite qui, selon l’expression consacrée, « ne doivent rien à personne », n’existent pas. Au contraire, ces champions du monde sont au bout d’une chaîne de solidarités et d’engagements, dont le sport professionnel est la partie émergée et déformée. Le football professionnel est indissociable du monde amateur. L’un ne peut exister sans l’autre.

Quand Macron prononce cette phrase, il y a quelque chose de scandaleux et d’indécent, qui est une pure expression de son logiciel politique : il ne s’intéresse à « là d’où ils viennent » (de quoi parle-t-il, d’ailleurs ?) que parce qu’ils sont aujourd’hui au sommet. Le monde lui apparaît seulement à travers ceux qui « réussissent »,  et in fine ceux qui lèvent une coupe. Nous, le monde réel, nous le côtoyons tous les jours, et il nous intéresse tous les jours. Notre moteur politique, c’est justement celui ou celle qui ne réussit pas ou plutôt, qui défend ou exprime une autre idée de la réussite.

Si nous nous sommes adressés aux joueurs via cette histoire de prime, c’est que nous considérons que eux, contrairement au Président Macron et à ceux qui l’entourent, font partie de ce monde dont nous parlons. Ils sont en mesure de défendre cette idée plus complexe de la réussite. Par leur parcours, ils savent ce que c’est, que d’être en quête de parents véhiculés pour parcourir les routes un jour de match. Ils ont vu leurs éducateurs faire des allers-retours, ramenant des jeunes jusque dans leur salon. Ils ont fouillé dans leur poche, cotisé avec le reste du vestiaire, pour acheter le pack d’eau qui manque pour l’entrainement. Ils ont aussi vu les copains échouer aux portes des centres de formation et basculer dans le camp des « invisibles ». Le retour de la prime du champion du monde à son premier club, c’était une manière de rappeler tout ça.

“Nous faisons partie de ceux qui ont trouvé ridicules les leçons d’une certaine partie de la « gauche » à l’encontre de l’engouement populaire qu’a généré cette Coupe du monde. Opposer cette ferveur au mouvement social, comme on a pu le lire, c’est ne rien comprendre ni à l’un, ni à l’autre.”

À la publication de cette tribune, nous avons été contactés par de nombreux médias dans l’idée de taper sur les joueurs, selon le fameux refrain des « milliardaires qui tapent dans un ballon ». Mais notre démarche ne s’inscrivait pas du tout là-dedans. Le propos se voulait positif, et soulignait l’excellence française en terme de formation, qui trouve ses racines dans notre milieu associatif et nos territoires, et dont les joueurs sont à bien des égards les dignes représentants. Nous faisons partie de ceux qui ont trouvé ridicules les leçons d’une certaine partie de la « gauche » à l’encontre de l’engouement populaire qu’a généré cette Coupe du monde. Opposer cette ferveur au mouvement social, comme on a pu le lire, c’est ne rien comprendre ni à l’un, ni à l’autre. De la même manière, défendre nos associations de quartier, nos clubs amateurs, en tapant sur les joueurs professionnels, c’est contre-productif. À Corbeil-Essonnes, à Fontenay-sous-Bois, ce succès était un événement chargé d’énergie positive : c’est dans cette énergie que se situent pour nous les ressources pour affronter ce que l’on prétend combattre.

Nous n’avons pas eu de retour des joueurs, mais à vrai dire, ce n’était pas vraiment l’objectif. Nous n’avions pas trop d’illusions, nous connaissons les consignes de la F.F.F. et des agences de communication qui gèrent la carrière des joueurs : pas de commentaire sur la politique ! Alors même qu’on leur demande en permanence d’être « exemplaires » : toutes les polémiques absurdes sur le fait de chanter ou non l’hymne national sont pourtant 100 % politiques. Il suffit de regarder ailleurs pour se rendre compte que cette neutralisation politique n’est pas la même partout. Aux Etats-Unis, certains sportifs s’autorisent à commenter la politique, c’est le cas avec des stars comme Lebron James ou les joueurs de N.H.L qui s’agenouillent durant l’hymne national. Ce fut aussi le cas avec Mohammed Ali, Jesse Owens ou encore Tommie Smith et Juan Carlos. Pourquoi, chez nous, les sportifs sont-ils si « empêchés politiquement » ? La distance entre les sportifs professionnels et le champ politique est une réalité que l’on déplore.

LVSL – Ces clubs sportifs jouent un rôle important pour la cohésion sociale, de surcroît dans les quartiers défavorisés. Qu’est-ce que le football incarne dans ces quartiers ?

La formule que vous employez est un euphémisme. Peut-être faut-il se poser la question dans l’autre sens. Il est important de rappeler que la pratique sportive, sous toutes ses formes, transcende complètement les territoires et les milieux sociaux. La mission première des associations sportives, c’est avant tout d’offrir un lieu de pratique sportive à chacun.e, selon ses capacités, ses désirs et ses ambitions. Depuis les années 80, on a progressivement fait endosser aux associations ce rôle de « cohésion sociale »… exclusivement dans les quartiers populaires !

“Le football n’est pas qu’un colmateur de brèches pour des territoires en mal de cohésion sociale : c’est avant tout un vecteur d’émancipation et de mobilisation collective, profondément ancré dans des contextes sociaux, historiques et politiques.”

Aujourd’hui, nombre d’associations sportives « remplissent le vide » dans les quartiers : il n’y a pas de valorisation complète du travail que font ces associations sans interrogation critique de ce vide. Vous ne trouverez aucun éducateur sportif qui se dira heureux de jouer le rôle de l’école ou des parents ! De la même manière, comment ne pas être désarçonné lorsque le football professionnel, dont on connaît les hasards et les difficultés, constitue la seule perspective d’un jeune de 14 ans ? Le discours selon lequel le football incarnerait « une alternative à la rue » est à la fois une réalité quotidienne et un leurre contreproductif. Pour répondre à votre question, une réponse exigeante serait que le football incarne une promesse démesurée d’ascension sociale qu’il ne devrait pas incarner, et prend une place qu’il ne devrait pas prendre.

Mais dans le même temps, et c’est aussi le versant positif de notre discours, le football incarne une culture et un socle de valeurs qui tirent la société vers le haut. La recherche a révélé ces dernières années ce que Mickaël Correia a appelé « L’histoire populaire du football » dans son livre éponyme. Le football n’est pas qu’un colmateur de brèches pour des territoires en mal de cohésion sociale : c’est avant tout un vecteur d’émancipation et de mobilisation collective, profondément ancré dans des contextes sociaux, historiques et politiques.  Évidemment que le football est un champ de luttes, d’autant plus aujourd’hui avec ce qu’il représente à l’échelle mondiale…

Cette dimension politique et culturelle du football se confronte à des mécanismes permanents de neutralisation. Notre tribune, notre pratique au quotidien en tant qu’élus et acteurs associatifs, c’est justement de refuser cette aseptisation. Et pour vous faire une confidence, c’est le sens aussi de la campagne nationale pour l’éducation populaire que nous lancerons dans les prochaines semaines avec un collectif appelé Quidam, en partenariat avec des acteurs associatifs indépendants et engagés, des intellectuels, des élus locaux et nationaux. Tout comme dans notre tribune, nous revendiquons l’idée que ces actions sont une résistance au néolibéralisme et à l’atomisation de la société qui l’accompagne. Le président Macron veut faire des joueurs de l’équipe de France les ambassadeurs de son modèle de société. La réalité de leur parcours incarne l’inverse. Disons-le et, idéalement, disons-le ensemble.

LVSL – Pourtant, ces associations sont aujourd’hui à bout de souffle. Lors des quatre dernières années, 4 000 clubs amateurs ont disparu, sur 18 000, soit 22% des clubs. Ceux qui survivent le doivent à un engagement collectif exceptionnel, des bénévoles et des professionnels. Comment expliquez-vous cet affaiblissement ?

Depuis quelques années, les raisons de cet affaiblissement sont connues et souvent exprimées par les acteurs de terrain. La baisse des subventions publiques, l’essoufflement de l’engagement bénévole ou encore, pas plus tard que l’an dernier, la suppression par le gouvernement des emplois aidés mettent terriblement à mal les clubs sportifs.

Lors de cette rentrée sportive, les toutes dernières annonces du gouvernement en matière de sport sont une attaque en règle du modèle sportif français. Le budget du ministère va baisser de 6,2% l’an prochain. On annonce la disparition de 1 600 emplois au sein du ministère des sports, soit près de la moitié des professionnels qui constituent ce modèle ! Et comme pour bien marquer ces mesures du sceau de l’idéologie, on plafonne le reversement de la taxe « Buffet » à 25 millions d’euros alors même que les droits TV du foot ont atteint le niveau-record d’un milliard d’euros. Cette taxe était une véritable mesure d’équité qui permettait de reverser une partie de ce montant en direction du sport amateur. Exit donc son esprit originel et l’idée de « ruissellement » qu’elle impliquait entre le sport professionnel et le monde amateur.

Il est certain qu’en mettant bout à bout cette série de décisions, qui visent à considérer le sport comme un supplément d’âme, cela donne une situation alarmante à la base, dans ces clubs où s’échinent des milliers d’éducateurs et de bénévoles. Comme pour la santé ou l’éducation, il existe aujourd’hui une logique de privatisation selon laquelle la pratique sportive tend à n’être accessible qu’aux « premiers de cordée ».

LVSL – Les scènes de liesse lors de la Coupe de monde ont à nouveau illustré la capacité du football à rassembler les Français autour d’une ferveur populaire sincère et communicative. De même, alors que certains cherchaient à ramener ces joueurs à leurs origines, ces derniers n’ont pas été avares de déclarations d’amour pour leur pays, et se sont dits à plusieurs reprises « fiers d’être français ». En tant qu’acteur de la vie politique et associative, qu’avez-vous ressenti lors de ces célébrations, et des débats qui ont suivi cette victoire ? Ces réactions ont-elles une dimension politique ?

D’abord, en tant qu’acteurs politique et associatif en banlieue, nous avons accueilli avec un grand bonheur les moments de fête et de communion qui ont accompagné la victoire. Alors que certains voudraient exacerber les divisions dans notre société, ces moments rappellent l’incroyable énergie du commun, l’évidence des liens entre les citoyens de notre pays. Pour les gens engagés dans la vie publique comme nous, ces moments ont évidemment une portée très politique, et une saveur particulière. On fait le lien entre les valeurs qui sont véhiculées dans des moments comme celui-ci, et le combat « culturel » dans la société d’aujourd’hui, pour aller contre le discours absurde du « choc des civilisations » et tous ses dérivés.

Par ailleurs, l’engouement exceptionnel que beaucoup ont observé (parfois avec étonnement) dans nos villes de banlieue exprimait clairement une fierté à l’égard de l’image de la France que renvoyait l’équipe championne du monde, dont beaucoup de joueurs sont issus de l’immigration. Une image peut-être plus flatteuse, plus proche de la réalité aussi, que celle que renvoient la politique ou les médias. Nous considérons là encore que c’est un aspect très positif du moment que nous avons vécu, dont il faut s’inspirer pour l’avenir.

“Nous pouvons relever des réels motifs d’espoir dans le foot professionnel : l’existence de clubs populaires comme le Red Star, l’activisme des supporters progressistes du FC Sankt-Pauli en Allemagne ou encore le soutien apporté par de nombreux joueurs de foot à leur premier club.”

Les débats qui ont accompagné les déclarations spontanées des joueurs sur « la fierté d’être français » s’inscrivent dans un contexte. Depuis plusieurs années et particulièrement depuis le « traumatisme » de Knysna, le football a cristallisé les injonctions d’une certaine Zemmourisation des esprits : les footballeurs, tout comme les jeunes des quartiers populaires, doivent montrer patte blanche et démontrer qu’ils ont le patriotisme chevillé au corps pour que nous soyons certains de leur amour de la France. C’est une vision à l’opposé de notre façon d’appréhender ce sujet.

Cette sélection comportait vingt-trois joueurs français, aux origines, aux parcours et aux identités multiples. Ils ont chacun fait le choix de défendre les couleurs de leur pays, sont allés au bout d’eux-mêmes pour « ramener la coupe à la maison » et fêter avec leurs concitoyens cette victoire. Dans le sport, il n’y a pas besoin de plus pour prouver l’attachement à son pays.

LVSL – D’une certaine façon, le football apparaît comme un langage universel compréhensible par tous, et son expansion à l’échelle mondiale en est la preuve. Mais cette popularité est en même temps à l’origine d’un foot business et de ses dérives, bien loin des valeurs de partage et de solidarité du football amateur. Le règne du foot business est-il inéluctable ? Le capitalisme a-t-il fini de digérer la culture populaire ?

Comme nous le disions tout à l’heure, nous ne souscrivons pas à cette forme d’angélisme qui tend à considérer le monde amateur comme le paradis perdu des idéalistes et le sport professionnel comme l’incarnation du grand capital et l’opium du peuple moderne. Le football, amateur comme professionnel, n’est qu’un miroir grossissant de notre société. Ce serait un leurre de croire que le foot se vit en toute autonomie. Certes, les sommes en jeu sont considérables car nous parlons du sport le plus populaire au monde. La finale de la coupe du monde a rassemblé plus d’un milliard de personnes sur terre, vous imaginez donc les enjeux colossaux derrière la marchandisation du foot.

“Le règne du « foot-business » n’est pas inéluctable s’il y a en face de la volonté politique.”

Mais il existe également des dérives dans le foot amateur : on peut évoquer la course à l’échalote pour détecter de jeunes prodiges et l’apparition sauvage d’agents de joueurs, ou encore la compétition à outrance dans les catégories de jeunes qui fait perdre de vue l’essentiel de la pratique sportive à ces âges-là. Tout comme nous pouvons relever des réels motifs d’espoir dans le foot professionnel : l’existence de clubs populaires comme le Red Star, l’activisme des supporters progressistes du FC Sankt-Pauli en Allemagne ou encore le soutien apporté par de nombreux joueurs de foot à leur premier club. Le tableau n’est pas tout noir ou tout blanc, il est fait de nuances importantes pour qui veut appréhender le football comme un objet politique de masse.

Le règne du « foot-business » n’est pas inéluctable s’il y a en face de la volonté politique. Nous l’avons vu ces dernières années : l’instauration par la FIFA d’un système de fair-play financier, ou encore le reversement prévu lors d’un transfert d’une partie du montant aux clubs amateurs sont des exemples que les lignes peuvent bouger. Mais il est certain que le foot, en tant que phénomène planétaire, est un terrain de jeu propice aux ambitions financières.

Nous ne dirions pas pour autant que le capitalisme a fini par digérer la culture populaire. Il y a sans nul doute une lutte permanente pour y parvenir, mais on le voit bien avec la dernière pub Nike qui illustre son célèbre slogan « Just Do It » avec le footballeur américain Colin Kaepernick. Kaepernick avait posé un genou au sol durant l’hymne américain pour protester contre les violences policières et avait ensuite été copieusement insulté par Donald Trump. Qui digère qui là-dedans ? Qui oblige l’autre à se positionner ? Une certaine lecture peut nous permettre de dire qu’une révolte populaire a incité ou obligé la plus grande firme au monde, dans un contexte et un environnement précis, à se situer du côté de cette révolte.

Le propre des systèmes de domination, c’est de « voiler » ce qui les fragilise et les remet en cause. Là encore, nous avons envie d’inverser la formulation de votre question : les cultures populaires (on peut discuter ce vocable), considérées comme des ensembles de pratiques, de représentations sont au contraire une ressource incontestable dans le combat contre le capitalisme aujourd’hui et dans la création de valeurs alternatives, largement partagées. Justement parce qu’ils émergent du monde ordinaire, et que les revendications portées sonnent juste. À ce sujet, le grand philosophe américain Stanley Cavell, décédé cette année, parlait de « démocratisation du perfectionnisme » : la culture populaire (pour lui c’était le cinéma populaire, qui faisait l’objet d’une réelle ferveur partagée dans sa jeunesse) est le lieu de la discussion sur la société dans laquelle nous vivons, ses normes et leur (af)franchissement possible.

En ce sens, ce qui s’est passé en France cet été est aussi une leçon d’humilité pour celles et ceux qui prétendent faire de la politique. En effet, il s’agit de toujours mieux considérer ces lieux de formulation de valeurs critiques à l’égard du monde capitaliste. Le football en est bien un ! Voilà pourquoi nous transposons à celui-ci, en tant que culture populaire, cette phrase de Cavell : « S’il existe des gens qui continuent à réaliser des œuvres telles que ces films pour un public d’amis et d’inconnus, des œuvres qui nous aident à imaginer cette possibilité d’échange entre êtres humains, qui sait ce que nous pouvons encore espérer ? ».

Entretien réalisé par Leo Rosell et Lenny Benbara

La France est sur le toit du monde !

C’est fini ! Après des semaines et des semaines où nous avons rêvé, vibré et partagé les peurs et les enthousiasmes des Bleus, l’équipe de France a gagné la Coupe du monde. Quoi qu’il arrive, cette victoire aura une signification politique, comme toujours dans l’histoire. Dans les prochaines semaines, deux récits vont s’affronter pour prendre en charge la signification de cette victoire : le premier s’inspire de l’esprit et de la philosophie imprimés par Didier Deschamps. Cette philosophie se base sur les valeurs du milieu dont vient le sélectionneur de l’équipe de France : celui des petits artisans et des gens simples de son Pays-Basque natal. Le second récit s’appuie sur l’individualisme. Il culpabilisera ceux qui ont le malheur de ne pas avoir l’exceptionnel parcours de Kylian Mbappé, et célébrera ce self-made man parti de Bondy sans rien et qui finit roi du monde à seulement 19 ans. 


Mon histoire avec le foot commence un 9 juillet 2006. Des Bleus décriés et critiqués par tous les “experts” du ballon rond dominent alors la Coupe du monde de leur expérience, de leur puissance physique et de leur génie technique. Pourtant, la Coupe du monde a mal commencé. Zidane, qui prendra sa retraite à l’issue de la coupe du monde, semble usé et essoré. Il n’est plus que l’ombre de lui-même. Patrick Viera paraît avoir perdu son intelligence de jeu et sa capacité à lancer le numéro 10 français par des passes bien léchées. Quant à Thierry Henry, il ne marque plus autant de buts. Le groupe est vieillissant. Raymond Domenech n’a de sélectionneur que le nom. Il n’y a plus de capitaine sur le bateau France.  Après deux piteuses défaites à la coupe du monde 2002 en Corée du Sud et lors de l’Euro de 2004 gagné par la Grèce, cette Coupe du monde est une corvée. Tout le monde attend que Domenech parte et qu’une nouvelle génération de joueurs émerge.

Les phases finales font peur à voir. Un piteux 0-0 contre la Suisse et une qualification sur le fil du rasoir contre le Togo (3-0). C’est finalement lors des matchs contre l’Espagne et le Brésil que l’équipe de France révèle qu’elle n’a rien perdu de son aura d’antan. En huitième de finale, malgré un but sur penalty, l’Espagne ne peut que subir la force de percussion du jeune Franck Ribéry. Arrive le fameux quart de finale contre le Brésil. Les Brésiliens, tenants du titre, ne doivent faire qu’une bouchée d’une équipe de France qui a sauvé son honneur en se hissant jusqu’à ce niveau de la compétition. Les meilleurs joueurs du monde jouent en jaune : Ronaldo, Kaka, Roberto Carlos… A la surprise de tous, les magiciens du ballon rond sont français. Le maestro, Zidane, fait le meilleur match de sa carrière. Il passe régulièrement en revue toute la défense brésilienne alliant roulette et coup du Sombrero. Finalement, il sert magnifiquement Thierry Henry sur coup franc qui fusille le gardien brésilien. La demie-finale contre le Portugal, sans lustre, ne restera pas dans l’histoire mais l’équipe de France fait le travail.

Arrive alors la grande finale contre l’Italie. De nombreux joueurs français évoluent ou ont évolué dans ce pays de roublards du football. Zidane commence par inscrire un but d’une Panenka magistrale au début du match. L’équipe italienne n’a pas le niveau technique de l’équipe française. C’est le dernier match de Zidane. Cette Coupe du monde, la France ne peut plus la perdre. Les Italiens sont carbonisés par leur demie-finale héroïque contre l’Allemagne. Mais voilà. Les Français manquent de réalisme devant le but et les Italiens peuvent toujours revenir du diable vauvert pour s’imposer par un but curieux sur coup de pied arrêté ou une autre ruse de cet acabit. Marco Materazzi finit par marquer un but sur corner. Le match est relancé. Solides, ils tiennent le match nul.

A la 110ème minute : le match bascule. Zinédine Zidane, provoqué par Marco Materazzi depuis le début du match, finit par le mettre à terre d’un coup de tête. L’Italien s’effondre et joue la comédie. Horacio Elizondo n’a pas vu l’action. Son assistant Dario Garcia non plus. Rodolfo Otero, son second assistant  ne sait pas non plus ce qui s’est passé. Seul le quatrième arbitre a connaissance des faits. Quelques années plus tard, Horacio Elizondo avoue son stratagème douteux pour expulser le meneur de jeu français : “Je vais voir Dario (l’un de ses assistants, ndlr) en sachant qu’il ne sait rien. Si vous allez voir l’assistant, tout le monde comprend que c’est parce qu’il va vous dire quelque chose. Je vais donc voir Dario et lui dis juste : « il reste dix minutes, restons concentrés ! ». Je me retourne, m’approche de Zidane et sors le carton rouge. C’était en fait une sorte de feinte… ». Si l’expulsion est légitime, elle n’a donc rien de réglementaire.

La suite est logique. Elle a le goût des multiples cauchemars français en coupe du monde. Les Italiens, au bout du rouleau, tiennent le match tant bien que mal à 11 contre 10 et David Trezeguet manque un penalty. L’Italie est championne du monde. 2006 restera une belle histoire. Elle a le goût amer et romantique des épopées inachevées. Je finis de sécher mes larmes d’enfant. Pour la première fois, je fais face à la loi violente du football.

Ce récit, je l’ai sans doute partagé avec des millions de Français. Car c’est là la force du football. C’est ce jeu un peu magique, que seule une partie de passionnés suit habituellement, mais qui fait vibrer tout un peuple à l’occasion de la compétition mondiale. Le football plus que tout autre chose, rassemble, émeut, fait pleurer, espérer, rire des millions de gens. Un mois durant, lorsque la France est championne du monde, un événement transcende les fractures françaises pour faire vivre les mêmes sentiments à une masse de gens qui se retrouvent dans les bars, dans les salon, dans les fanzones et s’improvisent experts du ballon rond pendant 90 minutes.

En 2018, la France renoue avec la victoire

Pour beaucoup, comme pour moi, la Coupe du monde 2018 est une revanche. Didier Deschamps convoque un groupe très jeune et inexpérimenté. Cependant, très vite, il se révèle comme un groupe extrêmement mature, serein, capable de maîtriser les matchs et de les aborder sans peur mais toujours avec beaucoup d’humilité.

Cette victoire, on la doit d’abord au sélectionneur de l’équipe de France. Déjà lorsqu’il était joueur, “la Dèche” avait des raisonnements d’entraîneurs. Il connaît le football, cet art subtil que seul un petit nombre d’hommes sur la planète connaissent sur le bout des doigts. Il comprend très vite que cette compétition n’est pas faite pour les équipes qui ont le pied sur le ballon et maîtrisent la possession du jeu. A ce titre, les matchs contre la Croatie et la Belgique sont paradigmatiques. L’équipe de France joue bas, et peut s’appuyer sur Giroud pour lancer de longs ballons. Dans les contres, l’intelligence de jeu de Kylian Mbappé, sa vitesse de course et les qualités techniques d’Antoine Griezmann nous permettent de nous projeter extrêmement rapidement dans le camp adverse. Au-delà, notre milieu de terrain, certainement l’un des meilleurs de ce mondial, est très puissant et très complémentaire. N’Golo Kanté, l’homme aux 15 poumons, abat un travail de chien en parcourant des kilomètres et des kilomètres sur le terrain pour ramener les ballons. Paul Pogba gagne quasiment tous ses duels et relance le jeu dès qu’il récupère un ballon. Quant à Matuidi, joueur clé du système Deschamps depuis les débuts, il réalise un nombre d’interceptions effarant et relance le jeu en direction du meneur de jeu français.

Pour les Bleus, le tournant intervient lors du huitième de finale contre l’Argentine. Tout le monde sait que Leo Messi peut inverser le cours du match à tout instant. C’est certainement l’un des plus beaux matchs de la Coupe du monde. Kylian Mbappé commence par faire parler sa vitesse en passant en revue toute la défense argentine, obtenant par là un penalty transformé par Griezmann. Juste avant la mi-temps, Angel Di Maria, inscrit une magnifique frappe. Hugo Lloris est impuissant. Au retour des vestiaires, Leo Messi reçoit le ballon se retourne, frappe, sa frappe est détournée et file au fond du filet. On craint le pire pour une équipe de France inexpérimentée. On peut douter de sa capacité à revenir dans un match face à la puissance de feu argentine.

Benjamin Pavard fait basculer le match. Du haut de ses 21 ans, le jeune arrière droit fusille le gardien argentin d’une reprise de volée dans la lucarne. Mbappé enchaîne avec un doublé qui achève l’équipe de Leo Messi. Au sein du groupe France, c’est l’euphorie. Didier Deschamps, habitué des grandes compétitions s’occupe de calmer l’enthousiasme de son équipe pour affronter l’Uruguay. Bien aidé par la blessure d’Edinson Cavani, la France s’impose 2 à 0 contre l’équipe sud-américaine. Enfin, lors de la demi-finale et de la finale, Didier Deschamps vient à bout de la Croatie et de la Belgique en les laissant mettre le pied sur le ballon. L’équipe de France joue bas et use à la fois de la domination de Giroud dans les airs et de la vitesse et de l’intelligence de jeu de Mbappé dans les contres pour s’imposer respectivement 1 à 0 et 4 à 2.

Cette victoire est celle du génie tactique de Didier Deschamps et du cadre qu’il a imposé. Il a transmis deux choses essentielles à ses joueurs. La première, c’est la haine viscérale de la défaite. Elle habite le Basque depuis le début de sa carrière. La défaite le rend malade. La seconde, c’est le sens du sacrifice et de la soumission de chacun au travail collectif de l’équipe. En 2010, l’équipe de France était une somme d’individualités animées par leurs passions égotiques, le pourrissement des valeurs sportives par l’argent et une certaine indifférence envers ce qu’incarne le maillot de l’équipe de France. Cette équipe était alors la honte du sport français. Celle de 2018 ne joue peut-être pas le plus beau football de son histoire mais elle est championne du monde.

 Une coupe du monde de football est toujours porteuse de récits politiques

Pendant longtemps, parmi les élites politiques, médiatiques et économiques, il était de bon ton de mépriser les supporters de football. On se souvient des récits de journalistes exposant comment Philippe Séguin se cachait pour lire L’Equipe dans son bureau à l’Assemblée Nationale. Certaines résurgences de ce mépris des arbitres des beautés se retrouvent d’ailleurs aujourd’hui. On a beaucoup commenté les tweets moralisateurs de Philippe Poutou.

On aurait pu, de même, parler des commentaires acerbes d’Anne-Sophie Lapix commentant l’engouement populaire autour de la coupe du monde de football : ” Nous allons regarder des milliardaires courir après un ballon pendant un mois”. Il est d’ailleurs délicieux de voir cette même présentatrice revêtir le maillot de l’équipe de France après l’accession des bleus à la finale de la compétition…

Il est de bon ton, dans les milieux parfumés, de se moquer du football, jeu absurde, passion basse qui servirait à amuser le peuple et à détourner son regard des “vrais problèmes” politiques. On méprise le foot – sport populaire par excellence – comme on méprise le peuple. Une telle posture occulte la complexité de l’art qui entoure le ballon rond. Sentir les forces et faiblesses de l’adversaire, élaborer des schémas tactiques, faire le bon geste au bon moment, développer un jeu fluide en une touche de balle requiert une intelligence certaine qui échappe à ces contempteurs du football.

Plus fondamentalement, l’hégémonie, qui reste l’objet principal de la lutte politique, doit s’appuyer sur les humus et les affects qui rythment les passions populaires. Il faut s’appuyer sur le sens commun, c’est-à-dire les représentations qui font se mouvoir les sociétés humaines et sentir comment les gens rêvent, espèrent, vibrent, ont peur et célèbrent leurs moments de bonheur. La victoire d’une équipe nationale à une compétition aussi suivie que la coupe du monde fait partie de ces bonheurs simples et de ces plaisirs dignes dont jouissent les gens. Peu d’événements possèdent une force d’évocation capable de pousser 19 millions de personnes à vibrer autour d’un jeu diffusé sur un poste de télévision.

©Rani777

Les compétitions de cette nature ont toujours produit un récit politique. On se souvient de la coupe du monde de 1998 et de la célébration de la France “Black, Blanc, Beur”. Rien de cela n’était nouveau. Les immenses joueurs qui font l’histoire de l’équipe de France ont été tour à tour d’origine polonaise (Raymond Kopa), italienne (Michel Platini), algérienne (Zinédine Zidane) ou encore camerounaise (Kylian Mbappé). Des fils d’immigrés donc mais qui se sentent avant tout Français. La mise en récit de cette France enfin réconciliée et apaisée a donné le sentiment aux Français qu’ils traversaient une période sans accrocs marquée par la stabilité, la protection et le plaisir de vivre. Cette Coupe du monde rompt donc avec le vieille passion française pour la défaite. Cette passion pour la défaite s’est construite tout au long des années 1980 lors des deux coupes du monde en Espagne et au Mexique. Beaucoup se souviennent encore de la demie-finale homérique contre l’Allemagne. Alors que la France mène 3-1, le gardien allemand commet un attentat sur le pauvre Battiston qui est évacué du terrain inconscient. L’arbitre ne trouve rien à y redire et les Allemands battent les Français aux tirs aux buts, après avoir égalisé (3-3). Personne n’aime plus les défaites romantiques et héroïques que les Français.

La coupe du monde 2006, elle, mêle le sentiment étrange d’une heureuse fin de cycle ou de la fin d’un cycle heureux. Les vieilles gloires françaises réaniment leur génie, le temps d’un dernier tour de piste avant que la France ne bascule dans le cauchemar de la coupe du monde en Afrique du Sud. Qui ne se souvient pas de la Une de L’Equipe transcrivant des propos supposés de l’attaquant Nicolas Anelka : “Va te faire enculer, sale fils de pute” et de la grève des joueurs de l’équipe de France qui ont alors refusé de sortir du bus pour s’entraîner ? Ce fut le début d’un long cycle de désaffection entre la France et son équipe. Domine alors l’idée que le football est pourri par l’argent, l’égoïsme, le mépris pour le patriotisme et une “culture racaille”. Le récit autour de la France “Black, Blanc, Beur” s’effondre pour laisser place à un autre alliant le pourrissement des valeurs par l’argent, l’individualisme forcené et une conception de l’équipe de France comme miroir des fractures françaises.

France 2018 : l’individualisme macronien contre la France de Didier Deschamps

La victoire de la France lors d’une Coupe du monde de football est un événement tellement considérable qu’il ne peut pas être sans répercussions politiques. En 1998 déjà, l’incapacité de Lionel Jospin à partager la ferveur populaire pour le foot a renforcé son image d’homme froid et incapable d’être en empathie avec les plaisirs simples du grand nombre. Jacques Chirac en a alors tiré les conséquences en approfondissant son air bonhomme et son image populaire.

En 2018, la victoire de l’équipe de France à la coupe du monde est marquée par un franc retour au référent patriotique. Didier Deschamps l’a insufflé depuis très longtemps au sein de son groupe de joueurs. Déjà, le lendemain du la cuisante défaite contre l’Ukraine le 15 novembre 2013, Didier Deschamps use de ces mots pour motiver ces troupes :  « Unité nationale, drapeau, révolte ». Lors du match retour, les Français obtiennent alors leur qualification in extremis en s’imposant 3 à 0. Cet élan patriotique, Kylian Mbappé et Antoine Griezmann l’ont mobilisé tout au long de la Coupe du monde.

Lors d’une interview, le meneur de jeu français s’exprime par ces mots : ”Je veux incarner la France, représenter la France et tout donner pour la France. La Coupe du monde, c’est autre chose. C’est le pays. Et le pays, il n’y a rien de plus fort. Représenter ton pays, tu représentes tous les gens de ton pays, tu représentes tous les Français. Cela doit vraiment être une émotion unique. C’est quelque chose d’extraordinaire de te dire que le sort de tous les Français, est entre tes mains. Pour quel pays cela ne ferait pas du bien de gagner une coupe du monde ? Cela enlève plein  de problèmes. C’est regardé par des milliards de personnes. Vous imaginez ? Tu as le pays qui est heureux. Tout le monde est content. Que ce soit le boulanger qui va travailler et qui se dit “Ah, la France, elle a gagné la Coupe du monde !”. Il va faire des baguettes avec beaucoup de plaisir. Que ce soit la caissière, que ce soit le maire, le Président, tout le monde !” Il ajoute : “Il faut être fier d’être Français. On le dit très peu. On est bien en France, on mange bien, on a un beau pays, de beaux Français, de beaux journalistes. J’ai envie que les jeunes disent Vive la France et la République”.

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Cet appel au référent patriotique est le résultat d’un long travail de sape de Didier Deschamps pour imposer un nouveau cadre et un nouveau corpus de valeurs à l’équipe de France. Par un ensemble de discours et de décisions parfois dures, le sélectionneur de l’équipe de France a reconstruit l’échelle de valeurs qui doit guider l’équipe de France. Il n’y a pas moins d’argent dans le football qu’avant. Les inégalités entre les ressources allouées au football amateur et populaire et au football professionnel ne sont pas moins grandes. Néanmoins, Didier Deschamps a imposé l’idée que l’institution incarnée par le maillot de l’équipe de France aurait toujours une valeur supérieure aux joueurs français pris un par un. Il a redonné du sens à l’idée de collectif en subordonnant toutes ses décisions concernant tel ou tel joueur au maintien de la cohésion au sein du groupe, mettant au second plan l’individualisme forcené et la guerre des egos. Il a mis l’accent sur les valeurs de mérite, d’effort, de travail, et de sacrifice au service du collectif.

Au fond, c’est ainsi qu’il faut saisir l’éviction de joueurs comme Samir Nasri ou Karim Benzema. Outre leurs performances peu rassurantes en équipe de France, ces choix sont à rapprocher de l’éviction d’Eric Cantona et de David Ginola lors de la Coupe du monde 1998, des évictions demandées par Didier Deschamps, à l’époque capitaine de l’équipe de France. Pour être des joueurs exceptionnels, les deux Français étaient des individualités trop fortes pour respecter la cohésion du groupe. L’histoire a ensuite donné raison au joueur de la Juventus de Turin.

Si Didier Deschamps a remis au goût du jour les valeurs patriotiques et s’il a placé le collectif au cœur de l’échelle des valeurs des Bleus, il ne faut pas se leurrer. Le récit produit peut totalement entrer en cohérence avec la narration que construit le président Français. Elle permet d’articuler la synthèse entre le retour à des valeurs d’ordre, d’autorité et de patrie et la célébration de l’individualité et de la performance. On peut, ici, mettre en relation deux éléments : le premier concerne les propos tenus par Emmanuel Macron au début de la compétition : “une belle coupe du monde est une coupe du monde gagnée” et un article du Monde intitulé : “Il a 19 ans et il est en finale de la Coupe du monde. Vous faisiez quoi à 19 ans, vous ?”

Il ne faut pas se méprendre. Il s’agit de capter le moment populaire intense que constitue la Coupe du monde pour glorifier les individualités exceptionnelles (tout en culpabilisant celles qui ne le sont pas), inscrire la concurrence et le culte de la performance au sommet de la pyramide des valeurs que le pouvoir promeut et de célébrer ces self-made men que sont les joueurs de l’équipe de France.

En produisant un tel récit, Emmanuel Macron et ses relais médiatiques cherchent donc à former une synthèse entre un césarisme patriotique et une célébration de l’individualisme. C’est, au fond, une belle image du projet macronien. Ce récit peut s’inscrire profondément dans les consciences car il s’appuie sur une narration cohérente, un enjeu polarisé (celui d’une compétition sportive) et qu’il offre un horizon positif à ceux qui l’entendent. Cet horizon positif concerne la start-up nation autant que son équipe nationale. Il enracine l’idée d’une France qui avance, qui renoue avec le goût de la victoire, avec l’allégresse de la réussite grâce à une synthèse curieuse entre une nation unie autour de son leader et la célébration de l’individualité et du culte de la performance. L’équipe de France donne le goût du bonheur et dessine l’horizon de jours heureux. Ce récit entre en cohérence avec un changement qui touche au moral du peuple français. En 2016, l’Euro prend place au moment du règne finissant et glauque du roi fainéant François Hollande. La Coupe du monde 2018, elle, a lieu au moment où la France semble reprendre confiance en elle et où Emmanuel Macron imprime son volontarisme sur la scène politique.

Toutefois, si l’on arrive à prendre en charge les affects que cette coupe du monde mobilise, il est tout à fait possible de construire un autre récit. Cette narration alternative pourrait s’emparer de la charge émotionnelle considérable liée à la victoire de la France, et l’articuler à un patriotisme qui promeut les valeurs de solidarité, de respect et d’entraide – soit l’inverse de l’appel à la course à la réussite individuelle lancée par Emmanuel Macron.  Réaliser cette tâche de captation des affects populaires au service d’une narration progressiste articulée autour de la dignité, de la nation et de la solidarité suppose cependant de ne pas mépriser les raisons pour lesquelles les gens vibrent, et de ne pas considérer le football comme un enjeu indigne de la lutte politique.

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