Álvaro García Linera : « En temps de crise, derrière chaque libéral modéré se trouve un fasciste »

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El vicepresidente de Bolivia, denunciado al expresidente de Bolivia Quiroga. © Asamblea del Estado Plurinacional de Bolivia

Vice-président de l’État plurinational de Bolivie depuis 2006 et grand architecte de la politique impulsée par Evo Morales, Álvaro García Linera nous a accordé une interview à Mexico où il a trouvé l’asile, après avoir été contraint de fuir son pays. Dans cet entretien, il raconte le coup d’État de l’intérieur, et livre son analyse des causes, des acteurs et ingérences extérieures. Entretien réalisé par Élodie Descamps et Tarik Bouafia, le 16 novembre 2019 à Mexico. Traduction par Rachel Rudloff.


LVSL – Depuis quelques jours, vos militants, sympathisants et plus généralement les citoyens boliviens qui s’opposent au coup d’état subissent une répression brutale de la part des forces policières et militaires. Comment réagissez-vous face à cette vague de violence qui ne cesse de s’intensifier ?

AGL – Je suis triste et indigné par l’assassinat de sept humbles paysans [NDLR : on comptabilise au moins 30 morts aujourd’hui]. Tous ont été assassinés avec des armes automatiques aux mains de l’armée et de la police nationale alors qu’ils manifestaient leur condamnation et leur rejet du coup d’état. Il y a un massacre en cours en Bolivie et il est clair que, dans un jour, une semaine, un ou cinq ans, les responsables, qu’ils soient policiers, militaires ou civils, devront répondre de leurs actes devant les tribunaux de justice. Ils couvrent de sang le peuple bolivien d’une façon terrible, atroce. Il y a plus de 110 blessés par balle. Plus de 600 arrestations. C’est un coup d’état criminel, sanglant, qui ne recule devant aucun moyen pour s’imposer.

LVSL – Pourtant, vous vous étiez justement retirés pour éviter cette violence dont vous menaçait l’opposition…

AGL – Oui. Nous sommes partis car nous ne voulions pas voir de boliviens tués. La police nous a menacés, les forces armées ont désavoué l’ordre constitutionnel et ont menacé d’user de la force contre nos camarades. Nous avons donc annoncé notre démission, contraints par cette pression policière et militaire, pour qu’aucun mal ne leur soit fait. Et malgré ce renoncement à notre victoire électorale, à gouverner, malgré que nous ayons accepté que nous ne serions pas candidats aux prochaines élections, malgré tout cela, les putchistes, ce gouvernement d’imposture, continuent de tuer des Boliviens, dans ce que l’on peut clairement qualifier de violence raciale contre les indiens. Cette violence que l’on peut voir est un espèce de règlement de comptes de la part d’une élite politique contre des indiens, des indigènes, qui ont osé gouverner, qui ont osé obtenir le pouvoir, obtenir des droits.

LVSL – Pour bien saisir le déroulé des événements : le dimanche 10 novembre, en l’espace de quelques heures, vous annoncez de nouvelles élections et finalement, vous prenez la décision de vous retirer pour mettre un terme aux violences déclenchées par l’opposition de droite. Le chef des forces armées Williams Kaliman vous aurait « suggéré » de démissionner. Que s’est-il passé exactement et comment expliquer que les forces armées aient soutenu si rapidement le coup d’état ?

AGL – Le coup d’État s’est fait en trois étapes. D’abord une étape civile qui s’amorce au lendemain des élections. Nous avons gagné avec plus de 10 % d’écart, ce qui annulait de fait, la réalisation d’un second tour. Devant ces résultats, le candidat perdant Carlos Mesa ne reconnaît pas notre victoire et réclame un second tour. Et immédiatement, surgit une vague insurrectionnelle menée par des classes moyennes traditionnelles qui brandissent un discours de suprématie raciale. Des villes comme Santa Cruz, Cochabamba et La Paz se sont soulevées contre le gouvernement. Ils ont commencé par brûler les institutions de l’État. Sur les neufs tribunaux électoraux, lieux où l’on comptabilise les voix, cinq sont pris d’assaut et incendiés. Des urnes et des bulletins de votes sont brûlés.

Pour la première fois, des groupes paramilitaires fascisants font leur apparition. Ils attaquent des leaders syndicaux, incendient différents sièges de syndicats paysans et ouvriers et en pourchassent les militants. Des femmes paysannes qui manifestaient sont également agressées par des bandes composées de 500, 600 motos portant des personnes munies de battes, de bâtons à clous, de gaz lacrymogènes. Ils ont même enlevé la maire d’une commune de paysans : ils l’ont frappée, maltraitée, jetée à terre, ils lui ont uriné dessus, coupé les cheveux, menacé de la lyncher… Et devant les médias télévisés, ils l’ont couverte de peinture. Ils s’en sont également pris aux paysans et paysannes qu’ils trouvaient sur leur chemin, en les battant comme du bétail, comme des animaux.

Face à ces crimes, les forces populaires ont répondu en appelant à la résistance au coup d’état. Des ouvriers mineurs arrivent alors de la Centrale Ouvrière Bolivienne (COB) de La Paz. Des paysans, des indigènes, des urbains se mobilisent pour défendre le président. Si cette confrontation entre forces civiles insurgées et forces civiles défendant la démocratie s’était maintenue dans cet état, nous les aurions battus. Mais ça, ce n’est que le premier moment du coup d’état, celui des civils, où l’on a cherché à imposer une terreur urbaine en marge de l’État et des institutions légalement constituées.

Vient alors la seconde phase : celle de la police, qui va tout faire basculer. La police désavoue le commandement civil et refuse de protéger les institutions et les organisations civiles agressés. Puis, au bout de 24 heures, c’est au tour du commandant des forces armées de désavouer le commandement civil. Il appelle alors au retrait d’Evo. C’est une escalade civile, policière et militaire. S’il n’y avait pas eu cette intervention policière et militaire, le coup d’État se serait éteint dans sa phase civile.

Le lendemain, après avoir désavoué les autorités légitimes, ceux-là mêmes qui n’étaient pas intervenus pour rétablir l’ordre et protéger la population, ont fait preuve d’une capacité extraordinaire pour déployer des forces répressives afin d’arrêter des paysans, des dirigeants, de gazer des manifestants.

LVSL – On note de la part des putschistes, une volonté de s’en prendre aux secteurs populaires, comme les mineurs, les ouvriers, les agriculteurs, les indigènes, qui historiquement ont constitué la base sociale sur laquelle Evo s’est appuyé pour arriver au pouvoir. 

AGL – L’armée et la police ont laissé libre cours aux rebelles et aux putschistes, aux dépens de la Constitution. C’est ce qui a donné le ton brutal du coup d’Etat. Vous avez sûrement vu les images de la “présidente” auto-proclamée avec à ses côtés un général qui lui remet l’écharpe présidentielle. Ce n’était pas arrivé depuis la dictature. Depuis quand un militaire met-il l’écharpe au président ? C’est le rôle de l’Assemblée !

Il n’y avait pas eu de photo semblable depuis les années 1980, quand le chef de l’armée, Garcia Mesa, a mené un coup d’État et tué le leader socialiste Marcelo Quiroga à Santa Cruz ainsi que des dizaines de mineurs, pour s’emparer du pouvoir. Depuis 39 ans, nous n’avions pas vu d’image de ce genre, où politiques et militaires occupent littéralement le palais du gouvernement, et s’auto-constituent en gouvernement. Jeanine Áñez est un pantin, c’est la police et les militaires qui ont réellement le pouvoir.

LVSL – En 2008, il y avait déjà eu une tentative de coup d’État déclenché par des secteurs conservateurs de La Media Luna et soutenu par l’ex-ambassadeur états-uniens en poste Philip Goldberg. Que s’est-il passé pour que ce qui a échoué il y a 11 ans, triomphe aujourd’hui ?

AGL – Deux choses ont particulièrement changé. Tout comme aujourd’hui, il s’agissait d’un coup d’État civil, animé par des Comités Civiques qui sont des structures regroupant corporativement des secteurs très conservateurs des régions de Santa Cruz et de l’ouest du pays. Cela avait commencé par un soulèvement. Cependant, en 2008, ni la police ni les forces militaires ne se sont jointes à eux. Aujourd’hui si, car ils ont appris de leurs erreurs. Beaucoup d’argent a été investi pour ce retournement des cadres policiers et militaires (certainement des milliers de dollars pour acheter la loyauté des forces de sécurité). Ça, c’est une nouveauté. En 2008, ils avaient maintenu une neutralité institutionnelle. A cette époque, la bataille avait tourné en faveur des forces progressistes.

L’autre élément à prendre en compte pour comprendre le changement entre le coup d’État de 2008 et celui d’aujourd’hui, c’est qu’il y a 11 ans, nous avions à faire à un continent uni. Lula gouvernait le Brésil, Chavez le Venezuela, Correa l’Équateur, Kirchner l’Argentine… Immédiatement, l’Amérique Latine s’était positionnée comme un bloc de défense de la démocratie. D’ailleurs, les membres de l’Union des Nations Sud-Américaines (UNASUR) s’étaient réunis en urgence à Santiago au Chili. La réunion avait été dirigée par la présidente Michelle Bachelet et les différents membres rejetèrent ce coup d’État.

Près de deux semaines se sont écoulés depuis le coup, on compte des dizaines de morts, mais aujourd’hui l’UNASUR est une coquille vide, il n’existe aucun organisme régional ne dépendant pas des États-Unis capable de garantir la souveraineté et la paix sur le continent. Pire, nous observons des attitudes comme celle de l’OEA, qui joue un rôle déplorable, en légitimant et sanctifiant des décisions qui mènent au massacre du peuple bolivien.

LVSL – À ce propos, le site d’information Behind Back Doors a publié début octobre une série de 16 audios qui révèlent des conversations entre des dirigeants de l’opposition bolivienne (l’ex-préfet de Cochabamba Manfred Reyes Villa, l’ex-député Cochachamba Maurico Munos), des ex-militaires et des sénateurs états-uniens (Marco Rubio, Ted Cruz, Bob Menendez), dont l’objectif est de déstabiliser le pays dans le cas de votre réélection. Il s’agit en partie de monter un soulèvement militaro-policier, d’incendier et d’attaquer les maisons de députés du MAS pour qu’ils soutiennent votre renoncement… Selon vous, doit-on prendre ces révélations au sérieux ?

AGL – Oui, il faut les prendre très au sérieux. Ces informations racontent des plans qui se sont préparés en coulisses au cours des derniers mois. Je crois que le signal qu’ils attendaient était l’ampleur de notre succès aux élections. En 2014, nous avions gagné avec 62%, aujourd’hui, avec 47%. Il est clair que nous ne l’avons pas remporté avec le large avantage des années précédentes. Pour lancer l’offensive contre Evo, il était nécessaire pour l’opposition que nous ne franchissions pas la barre symbolique des 50%, et c’est malheureusement ce qu’il s’est passé. La droite s’est alors dit “c’est leur moment de faiblesse, nous devons agir”.

LVSL – Comme vous l’avez précisé, vous êtes passés de 62% à 47% entre 2014 et 2019. Durant ces 5 années, une partie de la classe moyenne qui vous soutenait, a tourné le dos au processus de transformation que vous aviez impulsé. Comment expliquez-vous que de larges secteurs de la population qui sont sortis de la pauvreté, ont eu accès à l’université, à des postes de fonctionnaire, ont finalement arrêté de vous soutenir ?

AGL – Ce phénomène appelle une réflexion plus approfondie. Cependant, on peut avoir plusieurs lectures. Gagner avec 62% puis avec 47%, c’est normal. D’ailleurs, dans de nombreux pays du monde, les gouvernements sont élus avec 40%, 35%, voire moins. Pour un gouvernement classique, gestionnaire, cela fait partie de la routine. Mais pour un gouvernement progressiste qui soutient des transformations sociales réelles, gagner avec moins de 50% impose d’autres défis.

Un de ces défis est : comment neutraliser, comment légitimer la coercition légitime de l’État ? Sur ce point, le Venezuela est en avance sur nous. Et pour cause, en dehors des problèmes qu’il peut avoir, le Venezuela a eu la vertu de créer en parallèle de l’État, une structure de défense de son processus révolutionnaire. Chose que nous n’avons pas faite. Non pas que cela ne nous semblait pas nécessaire, car en réalité nous avons essayé, mais peut-être pas avec la volonté et la profondeur suffisante. C’est un élément clé.

Ce débat nous vient de Salvador Allende [NDLR président chilien renversé en 1973 par le général Pinochet avec l’appui des Etats-Unis]. Est-ce possible d’arriver au socialisme de manière démocratique ? Oui. Mais il faut construire des structures qui défendent la démocratie. Ce que j’appelle démocratie n’est pas seulement le processus électoral, mais un concept bien plus profond. La démocratie c’est l’égalité. C’est l’extension des droits. C’est la déracialisation des pouvoirs, déracialisation des opportunités de chacun. C’est pour cela qu’il ne peut y avoir de transformations que si le processus est démocratique. Et cette transformation doit concerner les institutions mais aussi les organisations civiles, afin qu’elles soient capables de défendre les conquêtes sociales face aux ingérences extérieures. C’est ce que le Venezuela a réalisé et que nous n’avons pas su faire. Ça, c’est la première leçon. Car il est certain que l’argent qui a circulé dans les rangs de la police et des militaires venait de l’extérieur. Et il s’agit de beaucoup d’argent.

La seconde leçon est que si les processus progressistes le sont vraiment, ils doivent générer des mécanismes d’ascension sociale. Si tu es très pauvre, tu deviens juste pauvre. Si tu es pauvre, tu te mets à avoir des revenus moyens. Si ce n’est pas le cas, c’est n’est pas une démocratisation des biens collectifs. De même, il est compréhensible que les populations issues des secteurs populaires qui accèdent à des revenus moyens développent d’autres attentes. On ne peut pas les blâmer pour cela. D’ailleurs, et c’est ce qui nous a différencié du Brésil, les processus régressifs de certains pays du continent sont survenus quand cet ascenseur social de classe populaire à moyenne n’a plus fonctionné. De là, surgit un moment de conservatisme. Dans notre cas, comme nous l’avons déjà vu dans d’autres pays, nous avons fait en sorte que l’ascenseur social persiste, même si son rythme s’est considérablement réduit.

Mais que s’est-il passé ? La classe moyenne s’est sentie envahie par des secteurs populaires et indigènes qui avaient acquis une formation académique, davantage de capital culturel et économique, lui permettant d’accéder aux fonctions publiques. La classe moyenne traditionnelle n’a pas supporté qu’une nouvelle classe moyenne d’origine populaire accède à ces positions qui leur était jusque-là réservées. Elle s’est sentie paralysée, si bien qu’elle a adopté des positions extrêmement conservatrices. Que nous a-t-il manqué ? Tant pour cette classe intermédiaire traditionnelle que pour des parties de la nouvelle classe moyenne, il aurait fallu que nous élargissions notre discours. Les classes s’étaient modifiées économiquement, et notre discours est peut-être resté, pendant un temps, déconnecté de la réalité.

LVSL – Dans les médias “mainstream”, Carlos Mesa est présenté comme un politique de centre-droite, alors que Luis Fernando Camacho serait le “leader d’une contestation populaire”. Que pouvez-vous nous dire sur la trajectoire politique et idéologique de ces deux acteurs clés du coup d’état ? 

AGL – Carlos Mesa a été président de Sanchez Losada, puis candidat à la présidentielle. Il se présente comme un homme de centre-droite, mais lors des derniers événements, il s’est radicalisé, comme la classe moyenne en général. Il a donc ignoré notre victoire puis appelé à se rassembler le lundi 21 octobre. Ce même soir, les sièges électoraux ont brûlé. Dès le début du coup d’état, il a refusé toute possibilité de négociation. Il a aussi été la première personne à reconnaître madame Áñez comme présidente et a gardé le silence absolu sur les attitudes dictatoriales, sur la violation de la Constitution, sur le massacre du peuple. Il est passé de libéral modéré à putschiste. Mais cela nous rappelle que dans les moments de crise, derrière chaque libéral modéré, se trouve un fasciste.

De son côté, Luis Fernando Camacho vient d’une famille très conservatrice. Son père était membre de l’Action Démocratique Nationaliste, qui était le parti de l’ex-dictateur Banzer Suarez. Homme d’affaire, il a su tirer profit d’une disponibilité régionale anti-gouvernementale avec une certaine base sociale. Il a su aussi faire usage d’un discours religieux, racialisé, pour manipuler et mobiliser cette population. C’est l’homme qui a fait prier les gens publiquement et qui affirmait à tout va que Pablo Escobar était son héros, parce que comme lui, il tenait une liste noire des personnes qu’il souhaitait éliminer.

LVSL – Le contexte régional actuel n’est pas anodin. Alors que l’Amérique Latine est secouée par des protestations massives contre les gouvernement néo-libéraux (Haïti, Chili, Équateur), que des candidats progressistes ont gagné les élections dans des pays clés comme le Mexique ou l’Argentine : comment analysez-vous ce coup d’État dans cette période de conflit et de reconfiguration géopolitique que vit le continent ?

AGL – On a beaucoup parlé de la fin du cycle progressiste. Selon moi, l’image du cycle n’est pas pertinente. Je préfère le concept de vague parce que si l’on parle d’un cycle, il ne devrait y avoir de gouvernement progressiste, ni au Mexique ni en Argentine. Ce sont des vagues, plus intenses ou plus basses. La métaphore de la révolution comme vague utilisée par Marx pour expliquer les révolutions de 1848 me permet de me représenter le moment actuel. C’est un moment de grand chaos. Mais ce n’est pas un cycle, c’est une vague. Elle avance au Mexique et en Argentine, elle recule en Bolivie, et on observe des protestations contre le modèle néolibéral en Équateur et au Chili…

LVSL – La Bolivie a été un pilier du progressisme latino-américain qui a émergé au début des années 2000. Est-ce que vous considérez le coup d’État contre Evo comme une façon de freiner une possible nouvelle vague progressiste ?

AGL – Oui, parce que c’était un projet qui avait du succès : une économie qui fonctionne, une répartition de la richesse qui fonctionne, un processus d’industrialisation qui fonctionne, une gestion macroéconomique qui fonctionne. Comment, alors, arrêter tout cela ? Par la politique. Par la violence.

Le Chiapas, une expérience révolutionnaire menacée par le tourisme

CRÉDIT PHOTO Arthur Temporal, https://www.flickr.com/photos/145920102

À la sortie de l’avion à Mexico, dans la file des douanes, impossible de ne pas remarquer les affiches géantes qui invitent les touristes à visiter les infrastructures écotouristiques du Chiapas. En une semaine à San Cristobal de Las Casas, j’ai rapidement constaté que pratiquement aucun touriste n’était au courant qu’il visitait des sites revendiqués par les zapatistes. Ce court séjour m’a permis de rencontrer deux organismes de la société civile chiapanèque qui travaillent avec des communautés autochtones sympathisantes des zapatistes. J’en suis venu à comprendre qu’au Chiapas, la politique de protection de l’environnement du gouvernement mexicain profitait principalement aux élites en place et surtout pas aux peuples autochtones qui luttent depuis près de 60 ans pour leur autonomie.

Ce reportage est publié en partenariat avec la Revue L’Esprit libre et a été rédigé par Émile Duchesne.


Le Chiapas et le mouvement zapatiste

L’histoire des zapatistes débute dans les années 1960-1970 alors que de nouvelles communautés autochtones s’établissent dans la Selva Lacandon. Plusieurs jeunes familles décident de quitter leur communauté pour créer de nouveaux espaces villageois en raison du manque de terres cultivables. Ces nouveaux établissements sont l’occasion de mettre en place de nouveaux rapports sociaux qui rompent avec une conception rigide de la tradition maya, mais qui rompent aussi, et surtout, avec le pouvoir des grands propriétaires terriens. Ce nouveau départ démocratise la vie communautaire et permet la stimulation de l’organisation politique chez ces jeunes familles. Pour plusieurs, il s’agit du point de départ de la lutte zapatisteLa politisation des autochtones du Chiapas se confirme en 1974 alors qu’a lieu le premier congrès autochtone de l’histoire du Chiapas.

Idéologiquement, l’Ejército zapatista de liberación nacional (EZLN) – Armée zapatiste de libération nationale – s’est construite d’après trois influences : le maoïsme, la théologie de la libération et la cosmologie maya. Ce sont des militants du mouvement étudiant révolutionnaire mexicain qui amènent l’idéologie maoïste dans les montagnes du Chiapas. Du maoïsme, les zapatistes retiennent surtout l’importance de la lutte armée pour arriver à la révolution. Certaines considérations stratégiques sont aussi retenues, par exemple celle de « commencer par occuper les villes et s’attaquer ensuite aux campagnes ». La deuxième influence, la théologie de la libération, est une mouvance très importante chez les catholiques d’Amérique latine. Au Chiapas, les membres du clergé associés à la théologie de la libération ont été d’une importance capitale dans l’organisation politique des peuples autochtones chiapanèques, qui sont devenus plus tard le foyer du mouvement zapatiste. Leur rôle est central dans l’organisation du congrès autochtone de 1974 et en 1989 dans la création de l‘universidad de la Tierra, une université pour et par les autochtones du Chiapas. Selon les tenants de ce courant, pour suivre la voie de Jésus et être un vrai chrétien, il faut faire cause commune avec les pauvres et élaborer l’évangile de la libération. Cette vision du catholicisme implique une certaine conscience de classe sans toutefois reprendre la lutte des classes marxiste.

La théologie de la libération s’oppose au réformisme et prône l’organisation des opprimés dans une optique de transformation sociale. Selon Leonardo et Clodovis Boff, deux théologiens brésiliens sympathisants de la théologie de la libération, « nous sommes du côté des pauvres seulement lorsque nous luttons à leurs côtés contre la pauvreté qui a été injustement créée et forcée sur eux ». Finalement, la culture et la cosmologie des peuples de la famille maya ont aussi eu leur importance dans la mise en forme de l’idéologie zapatiste. Les modes de prise de décision collective des peuples mayas, caractérisés par des assemblées et la recherche du consensus, ont été intégrés au mode de fonctionnement zapatiste. N’oublions pas que c’est un millénarisme inhérent à la culture maya – c’est-à-dire la recherche d’une terre meilleure – qui permet, dans les années 1960-1970, l’organisation politique des communautés autochtones.

Le reste de l’histoire est peut-être plus connu : le 1er janvier 1994, au moment où entre en vigueur l’Accord de libre-échange nord-américain – ALENA, des hommes et des femmes cagoulés, armés et affichant les couleurs de l’EZLN prennent d’assaut certaines villes du Chiapas dont San Cristobal de Las Casas, la capitale culturelle de la province. Après une dizaine de jours d’échauffourées avec l’armée mexicaine, les combattants et les combattantes de l’EZLN battent en retraite pour rejoindre les communautés autochtones des montagnes, dont la plupart sont originaires. Des négociations avec le gouvernement mexicain mènent en 1996 à l’accord de San Andres, qui prévoit une reconnaissance constitutionnelle des droits culturels et sociaux des peuples autochtones du Mexique. Cet accord n’est finalement jamais mis en œuvre. À partir de ce moment, les zapatistes cessent de négocier avec le gouvernement et intensifient leurs efforts d’auto-organisation des communautés. La même année, les zapatistes fondent le Congreso nacional indigena, qui est le premier rassemblement autochtone pan-mexicain. Cette instance est toujours active aujourd’hui et maintient une politique de non-collaboration avec le gouvernement. Ces efforts d’auto-organisation culminent en 2002 avec la création de cinq Caracoles – escargot en espagnol, des municipalités autogérées qui offrent des services aux communautés zapatistes du Chiapas : locaux de mairies, hôpital, école en langue autochtone, magasins d’artisanats, salle d’assemblée, etc.

Dans les dernières années, les efforts des zapatistes se sont surtout concentrés sur l’éducation et la connaissance. En 2013, on lance une invitation aux altermondialistes du monde entier à venir séjourner dans les Caracoles pour suivre des séminaires et des cours de langues. En janvier 2017, les zapatistes poursuivent leur lancée en organisant une conférence appelée ConCiencias. Le but recherché : échanger avec des chercheurs et chercheuses universitaires et mettre en place une structure pour leur permettre de collaborer avec les communauté zapatistes : « Il s’agit de la continuité de l’Escuelita zapatista lancée en 2013. Ils veulent vivre et apprendre ensemble en stimulant les échanges. À ConCiencias, les zapatistes ont invité des experts pour échanger sur des thèmes comme la globalisation et la protection de l’environnement. C’est un chantier pour une éducation plus horizontale et pour stimuler les discussions entre la science occidentale et les connaissances des peuples autochtones ». C’est ce qu’explique le représentant de l’organisme Desarollo economico y social de los mexicanos indigenas (DESMI) – Développement économique et social des mexicains autochtones.

Le Chiapas et la nouvelle image verte du Mexique

Lors de mon passage au Mexique en juin 2017, le gouvernement fédéral mexicain et le gouvernement du Chiapas multipliaient les annonces de projets à saveur environnementale. Depuis quelques années – mais surtout depuis la Conférence des Nations unies sur le climat à Cancún en 2010 – le Mexique tente de se placer comme un leader dans la lutte contre les changements climatiques. En effet, le 5 juin 2017, à l’occasion de la journée mondiale de l’environnement, l’État mexicain fait sa profession de foi envers la cause environnementale. Le gouverneur du Chiapas, Manuel Velasco, et le ministre de l’Environnement du Mexique annoncent à Ocosingo au Chiapas d’importants investissements du ministère de l’Environnement et des Ressources naturelles du Mexique : 91 millions de pesos (6,3 millions de dollars canadiens) pour 250 projets de conservation dans la Selva Lacandona au Chiapas. Le gouverneur profite de l’occasion pour dénoncer la décision du président américain Donald Trump de retirer les États-Unis de l’Accord de Paris sur le climat.

Du même coup, les deux niveaux de gouvernements signalent leur intention de continuer d’offrir annuellement 1000 pesos (70 dollars canadiens) pour chaque hectare de terre protégé par les paysans autochtones. Mais, dans les faits, pour recevoir cette subvention, les autochtones doivent cesser de pratiquer l’agriculture sur les terres concernées. De l’investissement initial, 50 millions de pesos (3,45 millions de dollars canadiens) sont destinés à la diversification des activités productives des paysans autochtones. La même semaine, le gouverneur Velasco inaugure un nouveau centre écotouristique dans la région du Canon del Sumidero ainsi qu’un centre de collecte de produits agrochimiques.

De nombreuses ONG écologistes – comme World Wildlife Fund (WWF) et Parks Watch – se sont implantées au Chiapas dans les dernières années. Sur place, DESMI critique l’arrivée de ces nouveaux organismes : « Le gouvernement mexicain reçoit beaucoup d’argent de l’international pour mettre en œuvre des mesures de protection de l’environnement. Cet argent sert essentiellement à mettre en place des programmes de contrôle coercitifs », estime le représentant de DESMI. Un autre exemple permet de comprendre l’intérêt du Mexique à s’associer à des organismes écologistes internationaux. Le 8 juin 2017, Leonardo DiCaprio est au Mexique pour annoncer que sa fondation s’associe à la fondation Carlos Slim – l’homme le plus riche du Mexique – et au président mexicain Enrique Peña Nieto pour protéger l’écosystème marin du golfe de la Californie. L’acteur vante le président mexicain en disant qu’il est un « chef de file dans la conservation des écosystèmes ». Ce positionnement sur la scène internationale n’est pas anodin : pour assurer l’afflux de touristes, le Mexique doit garder une image acceptable aux yeux du monde. L’importance du tourisme dans le discours officiel est sans équivoque : le 7 juin 2017, le ministre du Tourisme, Enrique de la Madrid Cordero, martèle que le tourisme est la voie de la « transformation sociale » pour le Mexique. Les pressions économiques et politiques pour le développement de projets écotouristiques sont donc énormes. À ce titre, une étude réalisée récemment à l’université autonome de Guadalajara démontre qu’au Mexique, 60 % des zones où pourraient être réalisés des projets écotouristiques demeurent inutilisées. Aux yeux des autorités, les projets écotouristiques sont une priorité pour le développement du pays.

La protection de l’environnement et les peuples autochtones

Sur le papier, ces projets de protection de l’environnement semblent positifs pour le Mexique. Le fait est que la majorité des zones visées par ces projets ne sont pas inhabitées : de nombreuses communautés autochtones peuplent des territoires où l’environnement est protégé. Aux yeux du gouvernement mexicain, cette occupation du territoire est nuisible : les autorités dénoncent toujours les établissements irréguliers dans les parcs nationaux. Par contre, ce ne sont pas tous les peuples autochtones qui s’opposent aux mesures de protection de l’environnement. En effet, le gouvernement joue sur des divisions préexistantes au mouvement zapatiste et s’associe aux factions autochtones pro-gouvernementales pour légitimer ses projets de protection de l’environnement. Pour le représentant de DESMI, « les peuples autochtones qui luttent n’acceptent pas les mesures de protection du gouvernement.

Ces programmes visent à contrôler la population. Ce sont essentiellement des programmes de dépossession ». En effet, pour prendre un exemple, le programme ProArbo offre 1000 pesos (70 dollars canadiens) par hectare protégé par les paysans autochtones. Cela implique que ces paysans cessent de pratiquer l’agriculture sur les terres visées. L’effet insidieux du programme vient du fait que la loi agraire mexicaine est faite de façon à ce que les paysans qui cessent de cultiver finissent par perdre le droit sur leur terre. Selon la représentante de l’organisme Otros Mundos – Autre monde, « les autochtones qui vivent des subventions vertes finissent par perdre leur droit sur la terre étant donné qu’ils ne la cultivent plus. Ces autochtones font partie des autochtones pro-gouvernementaux qui vivent depuis longtemps du paternalisme gouvernemental ».

Elle poursuit en avançant que la plupart des programmes environnementaux au Mexique sont essentiellement du greenwashing : « Dans les discours officiels, le Chiapas fait figure d’exemple pour les politiques vertes au Mexique. Pourtant, d’un côté, le gouvernement considère que les autochtones qui cultivent la terre détruisent la Selva avec leur petite agriculture et instaure des politiques de criminalisation et, de l’autre, le gouvernement subventionne des projets de monoculture industrielle sur le même territoire. Les programmes environnementaux n’incluent pas les gens qui habitent le territoire. Ces programmes criminalisent les autochtones et valorisent les monocultures aux dépens de l’agriculture de subsistance. »

Les projets de protection de l’environnement cherchent aussi à accroître le contrôle de l’État sur des territoires difficilement accessibles comme les montagnes et les jungles du Chiapas. Pour le représentant de DESMI, le lien entre contrôle social et protection de l’environnement est clair : « Les projets écotouristiques du gouvernement ont un impact négatif pour les communautés autochtones. Les disputes sur le contrôle du territoire – comme dans la réserve de Agua Azules – entraînent une présence militaire et policière qui entrave la liberté de circuler. En construisant davantage d’autoroutes, le gouvernement accroît son pouvoir sur le territoire. Les projets écotouristiques sont avant tout des projets de contrôle de la population autochtone. »

On comprendra que dans un contexte où l’État mexicain cherche à mettre un terme à l’insurrection zapatiste, tous les moyens sont bons pour donner une apparence de légitimité à ses tentatives d’accroître son contrôle sur le territoire et la population du Chiapas.

La gendarmerie environnementale et les Montes Azules

L’aire protégée des Montes Azules, fort populaire auprès des touristes, a été créée dans les années 1970 par le gouvernement mexicain et couvre un territoire de 3000 km². Cette aire protégée se trouve en plein cœur du territoire d’expansion des communautés paysannes qui deviennent plus tard le foyer de l’insurrection zapatiste en 1994. De 1997 à 2008, la situation est déjà tendue en raison de la lutte de ces communautés pour la réappropriation de ces terres. Or, en 2008, le gouvernement du Chiapas adopte un Protocole d’expulsion pour forcer treize communautés autochtones à quitter les Montes Azules. Les agents de conservation peuvent alors compter sur l’aide de la police et de l’armée mexicaine pour forcer l’évacuation des communautés ciblées. Pour citer un exemple, en janvier 2010, dans la communauté de Rancho Corozal, quatre hélicoptères militaires se posent, causant la fuite des villageois. Quelques jours plus tard, le gouvernement annonce « le développement d’une station écotouristique qui exiger[a] le déplacement de sept autres communautés ». En guise de réponse, la société civile chiapanèque organise en mars 2010 un forum social en plein cœur des Montes Azules afin de parler de la « tension entre l’occupation autochtone du territoire et la création d’aires protégées ». La déclaration finale de l’événement souligne que le territoire doit être défendu dans toutes ses dimensions : son environnement mais aussi les droits, les cultures, les langues et les formes d’organisation des peuples qui l’habitent.

La répression n’a jamais pris fin dans les Montes Azules. Récemment, le gouvernement mexicain y a instauré une nouvelle force répressive : la gendarmerie environnementale. « Ce sont des soldats qui peuvent parcourir tous les Montes Azules. Elle a été créée par des environnementalistes. En réalité, ce sont davantage des soldats environnementaux. Avec ce programme, l’État cherche à accroître sa force répressive », explique le représentant de DESMI. Du côté de Otros Mundos, on abonde dans le même sens : « Le mandat de la gendarmerie environnementale relève davantage de la stratégie contre-insurrectionnelle à l’encontre des zapatistes que de la protection de l’environnement », avance la représentante. Un communiqué daté du 8 décembre 2016 signé par des communautés autochtones de la Selva Lacandona et des Montes Azules dénonce la création de cette gendarmerie environnementale. Pour les communautés signataires, la gendarmerie est une stratégie pour favoriser l’implantation des multinationales dans les forêts du Chiapas. De plus, avec l’arrivée d’ONG étrangères et l’implication de l’Unesco dans les projets de protection, les peuples autochtones chiapanèques ont l’impression de perdre encore plus de pouvoir sur leur territoire : « La responsabilité de la réserve de Montes Azules n’est même plus fédérale ou provinciale : avec sa reconnaissance par l’Unesco, elle devient une responsabilité mondiale. Pour nous, cela représente encore une perte de contrôle des peuples autochtones sur leur territoire », ajoute le représentant de DESMI.

Conclusion

Les projets écotouristiques et les mesures de protection de l’environnement au Chiapas sont une menace pour l’autonomie des communautés autochtones. « Les peuples autochtones souhaitent avant tout [détenir] le contrôle sur leur terre et sur les richesses de la terre-mère. Lorsqu’on a le contrôle de son territoire, on y fait attention et on le protège. Les peuples autochtones ne peuvent pas aspirer à l’autonomie s’ils n’ont pas le contrôle de leur territoire », souligne le représentant de DESMI. Mais pour atteindre l’autonomie et mettre en œuvre leurs propres mesures de protection de l’environnement, les peuples du Chiapas ont de nombreux obstacles structurels devant eux : « Les autochtones sont conscients qu’ils doivent faire attention à la terre. Par contre, leur conception de la protection entre en conflit avec le modèle de développement capitaliste », fait remarquer à son tour la représentante de Otros Mundos.

L’exemple du Chiapas nous montre que les grands pouvoirs de ce monde tentent de s’approprier la lutte environnementale afin de garder leur position hégémonique. Leur credo : protéger le territoire pour mieux contrôler et déposséder celles et ceux qui l’habitent. En mobilisant des universitaires et des ONG écologistes occidentales, l’État mexicain se dote d’un outil supplémentaire dans sa lutte contre l’insurrection zapatiste : la vérité technocratique de la science occidentale. On comprend peut-être mieux pourquoi les zapatistes ont lancé l’initiative ConCiencias et sont ainsi passés de la lutte armée à la question de la nature du savoir.

Le Mexique ou l’enfer des femmes

La dernière marche du 8 mars, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, a rencontré un succès sans précédent à Mexico © María José Martínez

Toutes les trois heures au Mexique, une femme est assassinée. Et toutes les 18 secondes, une autre y est violée. Des chiffres à peine croyables qui sont la conséquence d’une société où le patriarcat est entretenu notamment par l’Église catholique, où l’impunité, quasi-totale, est permise par une corruption endémique et où la violence a été exacerbée par le néolibéralisme et l’impérialisme étasunien. Si la progression du mouvement féministe et l’élection du nouveau président Andrés Manuel Lopez Obrador ouvrent des perspectives positives pour la condition de la femme mexicaine, le chemin à accomplir sera long et difficile.


Une violence contre les femmes normalisée

19h10, station Bulevar Puerto Aéreo, ligne 1 du métro de Mexico : une jeune femme s’apprête à sortir de la rame. Soudain, un homme s’approche d’elle, pointe discrètement un couteau sur ses côtes et lui souffle : « Sors avec moi, il y aura une voiture blanche, monte dedans et si on te demande quelque chose, dis que c’est ton Uber ». La victime se met à suffoquer. Une vieille dame lui demande si elle va bien. Elle ne répond pas. Celle-ci se met alors à crier « Au feu ! Au feu ! ». Les passagers se retournent, un policier arrive, l’agresseur s’enfuit.

Ce qui semble n’être qu’un fait divers est en fait un énième exemple de la violence institutionnalisée contre les femmes au Mexique. Ainsi, en 2018, les autorités ont recensé 3580 féminicides, c’est-à-dire des meurtres de femmes dont leur genre est le mobile direct. Certaines estimations montent même jusqu’à 8000 femmes. Et parmi elles, au moins 86 mineures. Avant l’âge de 17 ans, 40 % des Mexicaines seront victimes d’un viol ou d’une tentative de viol.

Chaque jour en moyenne, 80 viols sont signalés à la police dans le pays tandis que les numéros d’urgences reçoivent 300 appels liés à des faits de violence contre des femmes. Et c’est bien peu comparé aux chiffres estimés. Dans un pays où l’impunité est l’un des principaux fléaux, seuls 2% des délits sont jugés et 94% des agressions sexuelles ne sont pas signalées. La faute à des procédures bien souvent trop complexes et inefficaces et à des policiers corrompus ou refusant d’écouter les victimes avec respect. Parfois même, policiers et violeurs sont les mêmes comme l’explique Tania Reneaum, directrice d’Amnesty International au Mexique.

Hommage à huit victimes de féminicides à Ciudad Juárez, là où leurs corps ont été retrouvés © Iose

En quinze ans, les féminicides ont progressé de 85%. La principale cause de cette augmentation est la guerre contre la drogue, commencée en 2006 pour des motivations électoralistes du parti conservateur alors au pouvoir et sous la pression de l’Empire étasunien et de son complexe militaro-industriel. Cette guerre a entraîné une très forte déstabilisation du pays qui a favorisé l’impunité des criminels et a accru la violence et la puissance des cartels qui participent au trafic d’être humain. La militarisation de l’État a causé une explosion des violations des droits de l’Homme, particulièrement aux dépends des femmes. Et la corruption systémique, particulièrement prégnante sous le mandat d’Enrique Peña Nieto, a aggravé la défaillance du système judiciaire.

La tristement célèbre ville de Ciudad Juárez est un cas d’école des liens entre néolibéralisme et violence contre les femmes

Les meurtres de femmes sont souvent bien plus cruels que ceux des hommes : leurs corps sont généralement mutilés et découpés. Ils sont le fait d’individus isolés qui, profitant de l’impunité, les violent puis les assassinent ou bien des cartels qui les kidnappent, les prostituent et les tuent après plusieurs mois d’exploitation sexuelle. Cela est particulièrement le cas dans le Nord du pays, à la frontière, où de nombreux Américains viennent effectuer du tourisme sexuel à bas coût et où la présence des maquiladoras, ces zones de libres échanges où prospèrent les usines de sous-traitance étasuniennes, favorisent l’immigration interne de femmes pauvres et sans attaches à la recherche d’un emploi, faisant d’elles des cibles faciles. Ainsi, la tristement célèbre ville de Ciudad Juárez, baptisée par les médias capitale mondiale du meurtre, est un cas d’école des liens entre néolibéralisme et violence contre les femmes.

Une société patriarcale

À la défaillance des institutions s’ajoute la profonde culture machiste et patriarcale. Ainsi, la violence intrafamiliale est normalisée et était majoritairement considérée jusqu’il y a peu comme relevant de la sphère privée. On estime ainsi que près de la moitié des femmes mexicaines sont victimes de violences conjugales. Un sondage révélait que 10 % des hommes mexicains interrogés considéraient tout à fait normal de frapper une femme désobéissante.

Chaque année au Mexique, environ 1500 femmes meurent à la suite d’un avortement clandestin. Principale responsable de ces mortes : l’église catholique

Le droit des femmes à disposer de leur corps est également restreint par l’interdiction de l’interruption volontaire de grossesse dans tout le pays à l’exception de la capitale depuis 2007. Dans 17 des 32 États du pays, l’avortement conduit même à des peines de prison : jusqu’à trente ans dans l’État de Guanajuato. Il est même arrivé que des femmes se retrouvent en prison pour avoir fait une fausse couche. Chaque année au Mexique, environ 1500 femmes meurent à la suite d’un avortement clandestin. Principale responsable de ces mortes : l’Église catholique, force réactionnaire dont l’hyperpuissance est manifeste dans un État pourtant laïc. Ainsi, un évêque du Chiapas n’a pas hésité pas à comparer les partisans de la dépénalisation à Hitler quand tous les autres se contentent de simples : « Assassins ! ». Pourtant, ce ne sont pas moins d’un million d’avortement qui ont lieu chaque année, le plus souvent hors de Mexico, donc illégal et entrainant dans 40% des cas des complications. La légalisation de l’avortement dans la capitale fait également de cette enclave l’une des villes où se pratique le plus d’IVG au monde, de nombreuses femmes du reste du Mexique et d’Amérique centrale s’y rendant spécialement pour cela. Une possibilité réservée à celles qui en ont les moyens puisqu’en plus des frais inhérents au déplacement, l’acte est seulement gratuit pour les résidentes du district fédéral.

Comme dans d’autres pays d’Amérique latine, le foulard vert est le symbole de la lutte pour le droit à l’avortement © ItandehuiTapia

Bien sûr, on retrouve également un écart salarial important : à travail égal, les femmes ont un salaire 27% inférieur à celui des hommes. À cela s’ajoute généralement une participation beaucoup plus importante au travail domestique : 10 à 20h de plus que les hommes sont en moyenne consacrées aux tâches ménagères et 8 à 15h de plus au soin des enfants et des personnes âgées.

L’émergence du mouvement féministe

En réponse à la violence, le mouvement féministe s’affirme de plus en plus rapidement au Mexique © Luisa María Cardona Aristizabal

Face à cette situation terrible, un mouvement féministe relativement important a pris place au Mexique, notamment dans les centres urbains. Ainsi, la marche du 8 mars dernier, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, a rencontré un succès inédit dans la capitale. Des dizaines de milliers de manifestantes et de manifestants ont battu le pavé avec un mot d’ordre glaçant : « On veut vivre ! ». Autres slogans notables : « Pas une morte de plus », « Ni saintes, ni putes : simplement femmes », « Mon corps, mon choix » ou encore « Avortons le patriarcat ». Principales revendications : la prise de mesures radicales pour lutter contre la violence et les féminicides, l’égalité salariale et, pour la majorité, la légalisation et la gratuité de l’interruption volontaire de grossesse.

En effet, cette mesure ne fait pas l’unanimité chez toutes celles se réclamant du féminisme : le courant féministe chrétien – dont le nom est quelque peu un oxymore – composé essentiellement de femmes relativement âgées, s’y oppose suivant la ligne de l’Église catholique et revendique une vision différentialiste des sexes qui ne remet que peu en question les rôles de genre. À l’inverse, c’est un courant très anglo-saxon, par forcément adapté à la situation mexicaine, qui domine le mouvement féministe dans les universités de la capitale.

Si ce dernier semble avoir eu jusqu’à présent peu d’impact dans la lutte contre les inégalités et les violences faites aux femmes en dehors des campus, il est fortement instrumentalisé par la droite conservatrice et leurs médias pour discréditer le féminisme. Ainsi, nombreuses sont les femmes mexicaines à refuser de se revendiquer comme féministes, considérant celles-ci comme « des extrémistes haïssant les hommes et voulant faire des femmes des lesbiennes ». Cette caricature grossière rencontre malheureusement un certain succès.

Les femmes indigènes sont particulièrement exposées à l’exploitation sexuelle

Les femmes indigènes forment également une avant-garde féministe notable. Victimes de racisme, souvent considérées comme des citoyennes de seconde zone et vivant généralement dans des zones reculées, elles ont par exemple un accès beaucoup plus limité à la contraception. Leur condition économique fragile les expose également beaucoup plus souvent au fléau de l’exploitation sexuelle. L’une de ses portes paroles a notamment été María de Jesus Patricio, dite Marichuy, qui fût la candidate d’organisations indigènes de gauche – et notamment de l’armée zapatiste – à la dernière élection présidentielle.

L’alternance à gauche : vers de nouvelles perspectives

La forte progression du mouvement féministe peut s’expliquer par trois facteurs. D’abord, un ras-le-bol grandissant face à l’explosion de la violence. Ensuite, par la dynamique mondiale féministe portée notamment par le mouvement #MeToo. Enfin, par l’élection d’Andrés Manuel Lopez Obrador – AMLO à la tête du pays en juillet dernier.

Celui-ci ne fait pas l’unanimité dans les rangs féministes. Si certaines militantes soutiennent pleinement le nouveau président voire ont même choisi de rejoindre ses rangs, d’autres ne croient pas en l’espoir de changements réels dans la lutte contre les inégalités de genre pour des raisons qui seront évoquées un peu plus loin. Quoi qu’il en soit, son élection a ouvert une brèche dans laquelle féministes pro et anti-AMLO ont choisi de s’engouffrer.

En effet, les précédents gouvernements corrompus du PRI, néolibéral et technocratique, et du PAN, conservateur chrétien, s’étaient jusque-là contentés de mesures à la marge pour lutter contre les inégalités et la violence. On citera l’inefficace alerte de genre, un dispositif mis en place dans les États les plus touchés par les féminicides qui prévoyait officiellement une sensibilisation de la police et de la justice et une meilleure surveillance des rues. Des wagons réservés aux femmes dans le métro : une ségrégation spatiale qui choque philosophiquement de nombreuses femmes mais qu’elles voient comme un mal nécessaire face à la gravité de la situation. Ou encore la reconnaissance du féminicide comme circonstance aggravante en cas de meurtre : mesure salutaire mais quasi-dépourvue d’effets face à l’impunité endémique du pays.

La mesure d’AMLO qui suscite le plus de réserve dans le camp féministe est la mise en place de la garde nationale. Elles craignent que ce corps civil entraine un accroissement de la militarisation du pays et in extenso des violations des droits de l’Homme. L’exécutif au contraire y voit la possibilité de retirer peu à peu l’armée du pays au profit de cette garde qui sera spécifiquement formée aux questions féministes.

Un autre sujet de crispation entre une partie du mouvement féministe et AMLO est sa décision de réviser l’attribution du budget réservé à la protection de l’enfance et à l’hébergement des femmes victimes de violence. Il a en effet choisi de réduire les subventions aux associations pour verser une aide directe aux parents seuls et mettre peu à peu sous la tutelle de l’État les refuges de femmes violentées. Une décision qu’il justifie par de trop nombreux détournements d’argent public.

Sous la pression de députés, la légalisation de l’avortement devrait bientôt voir le jour

Se revendiquant « humaniste chrétien », Lopez Obrador a refusé de prendre position sur le sujet de l’interruption volontaire de grossesse mais s’est dit en faveur d’un référendum sur la question et s’est engagé à promulguer une éventuelle loi en faveur de sa légalisation. Une légalisation qui, malgré l’opposition de la majorité de la population, pourrait bientôt voir le jour sous la pression d’un regroupement de députés issus de la Morena – le parti d’AMLO, du PRD (social-démocrate) et du PT (marxiste). Déjà, une loi reconnaissant « le droit de toute personne à son autonomie reproductive, c’est-à-dire à décider de manière libre, responsable et informée à avoir des enfants ou non » va être votée, ouvrant ainsi une première porte à la légalisation.

Entre autres premières mesures d’Andrés Manuel Lopez Obrador en faveur de l’égalité de genre, on notera la mise en place de protocoles destinés à lutter contre le harcèlement sexuel endémique dans les universités – notamment hors de la capitale, l’amnistie de femmes ayant avortée et l’inclusion de perspectives de genre à la totalité des nouvelles lois votées et aux réformes des lois en vigueur. Enfin, les programmes sociaux mis en place et à venir, comme le doublement du salaire minimum en juin dernier, toucheront avant tout les femmes, premières victimes de la précarité.

Féministe revendiquée, Claudia Sheibaum est la nouvelle maire de Mexico © Tlatoani Uriel

Conjointement à l’élection d’AMLO, celle de Claudia Sheinbaum à la tête du gouvernement de Mexico promet une forte politique volontariste au sein du district fédéral. Élue à la tête d’une ville traditionnellement à gauche, la nouvelle maire ne cache pas ses convictions féministes et souhaite faire de la question des femmes une priorité de son agenda politique. Au programme : présence d’un membre du secrétariat local des femmes dans chaque bureau du procureur, formation de la police auxiliaire, ligne téléphonique dédiée aux violences de genre, festivals féministes, mesures pour la réappropriation des femmes de l’espace public etc.

On notera également que le Mouvement de régénération nationale, le parti présidentiel, qui a choisi de dédier 50 % de son budget à l’éducation populaire, a mis en place de nombreuses formations de sensibilisation au droit des femmes et au féminisme.

Dorénavant, le parlement mexicain est l’un des plus paritaires au monde

Enfin, l’élection d’Andrés Manuel Lopez Obrador a participé à une forte féminisation du personnel politique. Ainsi, le gouvernement, qui ne comptait que quatre femmes sur trente membres sous la présidence d’Enrique Peña Nieto est dorénavant parfaitement paritaire : une première au Mexique. Surtout, la chambre des députés comporte dorénavant 241 femmes sur ses 500 membres : elle n’était que 114 il y a dix ans. Quant à la chambre haute, elle compte 63 femmes pour 65 hommes. Une parité parlementaire atteinte par peu de pays dans le monde même si l’on regrettera que les postes de pouvoir au sein des chambres aient été majoritairement attribués à des hommes.

Ainsi, le Mexique est confronté à une violence de genre sans mesure qui prend place au sein d’un pays fortement marqué par la culture patriarcale et le machisme. Une situation qui s’insère également dans une société marquée par les inégalités économiques et l’impunité judiciaire permise par une corruption endémique. La faute avant tout de plusieurs décennies de néolibéralisme ayant permis le fiasco de la guerre contre la drogue, le tout organisé par une oligarchie mafieuse avec l’appui au moins tacite de l’Église catholique. La victoire de Lopez Obrador et la progression spectaculaire du mouvement féministe semblent promettre des avancées importantes dans les années à venir mais le chemin reste long dans un pays où l’autorité de l’État reste encore faible et où le puissant conservatisme ne pourra être battu que par une forte bataille culturelle.

AMLO face aux fractures de l’histoire mexicaine

Le Mexique d’aujourd’hui et de demain, peint par Diego Rivera en 1934 dans l’escalier d’honneur du Palais National, résidence du Chef de l’Etat.

Le 1er décembre dernier, Andrés Manuel López Obrador (AMLO) a pris ses fonctions de Président des États-Unis mexicains. Élu sur une plateforme anti-néolibérale de lutte contre les inégalités et de défense de la souveraineté mexicaine, il hérite d’un pays aux fractures multiples léguées par deux siècles d’une histoire marquée par les guerres civiles, les ingérences et une conflictualité endémique. A l’heure où, pourtant, le néolibéralisme revient globalement en force en Amérique latine, appuyé par Washington, retour sur l’histoire politique d’un peuple plusieurs fois privé du contrôle de son destin, qui attend d’AMLO qu’il mène à bien la « quatrième transformation » du Mexique.


Il est impossible de comprendre les défis que doit affronter le gouvernement d’AMLO sans remonter à l’aube du XIXème siècle, à l’époque où le Mexique acquiert son indépendance.

Les fractures ouvertes par l’indépendance

Le soir du 15 septembre 1810, Miguel Hidalgo, un prêtre de la paroisse de Dolores sonne les cloches de son église pour appeler à l’insurrection contre le gouvernement de Joseph Bonaparte, devenu roi d’Espagne deux ans plus tôt. Il venait sans le savoir de déclencher la guerre d’indépendance. Celle-ci est finalement proclamée onze ans plus tard par le traité de Córdoba, qui consacre la « première transformation » du pays.

S’ouvre alors un conflit entre libéraux et républicains d’une part, imprégnés de l’esprit des Lumières, et conservateurs d’autre part, attachés au legs de l’Église catholique. Les premiers finissent par l’emporter, et la République est proclamée quelques mois plus tard. Ce conflit entre libéraux et conservateurs devient un clivage structurant, que l’on retrouvera tout au long de l’histoire mexicaine, et qui se manifeste encore aujourd’hui, par exemple autour des débats comme celui sur l’interruption volontaire de grossesse. Jusqu’en 1855, le pays connaît une très forte instabilité : les libéraux et les conservateurs mènent une lutte acharnée, les guerres civiles et les coups d’États se succèdent tandis que plusieurs États déclarent la sécession : le Guatemala, le Honduras ou le Texas.

« Cet épisode fait du Mexique un territoire périphérique à côté du géant étasunien. Un statut de subordination dont, aujourd’hui encore, il n’est pas sorti. »

Ce chaos inquiète les puissances européennes, le pays ne remboursant plus sa dette. Ainsi, Louis-Philippe met en place un blocus sur le port de Veracruz dans l’épisode de la “guerre des pâtisseries ». De même, les États-Unis d’Amérique qui veulent annexer le Texas déclarent la guerre au Mexique et s’emparent finalement en 1848 des actuels États de l’Arizona, du Colorado, de la Californie, du Nevada, du Nouveau-Mexique, du Texas et de l’Utah. Cet épisode fait du Mexique un territoire périphérique à côté du géant étasunien. Un statut de subordination dont, aujourd’hui encore, il n’est pas sorti.

L’année 1855 marque une victoire décisive pour les libéraux ; elle ouvre la voie à un processus qui aboutit à la « seconde transformation » du pays. Le gouvernement conservateur en place est renversé, une Constituante est convoquée, les juridictions ecclésiastiques et militaires sont abolies, une partie des biens du clergé est redistribuée et les Jésuites sont bannis.

Benito Juárez, premier Président d’origine indigène du pays et l’un des principaux modèle d’AMLO © Pelegrín Clavé

En 1858, Benito Juárez devient Président du pays après avoir proclamé la nouvelle Constitution. Mais très vite, il doit faire face à l’hostilité des conservateurs qui déclenchent une nouvelle guerre civile : c’est la « guerre de la Réforme », qui dure trois ans. Juárez parvient à l’emporter et impulse les « Lois de Réforme », qui sont à la base de l’État mexicain moderne. Issu d’une famille pauvre d’indigènes, franc-maçon profondément attaché aux idées des Lumières, il nationalise les biens du clergé, institue le mariage civil et la liberté de culte et sécularise les hôpitaux.

La guerre civile ayant durablement déstabilisé l’économie du pays, Juárez choisit de suspendre le paiement de la dette extérieure en 1861. Ceci servira de prétexte à Napoléon III pour engager l’expédition du Mexique aux côtés des Anglais et des Espagnols. Si ces deux derniers se retirent rapidement, la Convention de Soledad ayant permise un accord sur la dette, le premier décide de poursuivre le conflit. Son objectif est d’instaurer un Empire catholique favorable aux Français pour contrebalancer le poids des États-Unis protestants. Il place sur le trône un Habsbourg, Maximilien, finalement renversé et fusillé en 1867. Juárez reprendra alors le pouvoir jusqu’en 1872 et continuera sa politique de réformes, opérant ainsi la “deuxième transformation » du Mexique.

Quatre ans plus tard, en 1876, l’ancien rival de Juárez, le Général Porfirio Díaz, réussit un coup d’État, marquant le début de 34 ans de dictature.  Si le « Porfiriat » assure au pays une certaine prospérité, elle ne se fait qu’au profit d’une petite minorité : ainsi, au crépuscule de son régime, 97% des paysans ne possèdent aucune terre. Il met un terme à la liberté de la presse tout en récompensant la « presse jaune », sensationnaliste et fidèle au régime. Il persécute ses opposants politiques et écrase les révoltes indigènes. L’historien Leslie Manigat décrira le Porfiriat comme « une immense entreprise d’exploitation et d’aliénation ». En 1910, le Caudillo annonce vouloir se présenter pour un dixième mandat. En réaction, un jeune démocrate, Francisco Madero, annonce également sa candidature : arrêté, il s’échappe aux États-Unis, d’où il s’emploie à organiser le renversement de Díaz.

Le 20 novembre 1910, une insurrection dirigée contre Díaz commence dans le Nord du pays et s’étend au Sud avec le soulèvement du révolutionnaire Emiliano Zapata, à la tête d’un mouvement en faveur de la restitution des terres aux paysans. C’est le point de départ de la “troisième transformation », qui fait chuter Díaz et débouche sur une période de conflictualité structurelle. Face à la contestation, Díaz démissionne et s’exile à Paris en mai 1911. Madero, « l’apôtre de la Révolution », est élu à la magistrature suprême mais sera assassiné moins de deux ans plus tard, lorsque le général Victoriano Huerta mènera un coup d’État en février 1913. Le nouveau Président doit alors faire face à de multiples fronts d’oppositions armés, dans un pays à la conflictualité endémique : des héritiers de Juárez aux continuateurs de Madero, sans oublier les partisans de Zapata. Si ces trois factions parviennent à faire tomber Huerta en juillet 1914, leurs divisions apparaissent néanmoins rapidement : une nouvelle période de guerre civile s’ouvre, dont l’un des enjeux structurants sera la propriété des terres. Cette période va marquer l’histoire du Mexique en profondeur. Aujourd’hui encore, les “zapatistes” du Chiapas revendiquent l’héritage d’Emiliano Zapata et l’autonomie par rapport au gouvernement mexicain.

Si l’exécutif contrôle à peu près tout le Mexique dès 1920, le pays est pourtant loin d’être pacifié. En 1926 éclate ainsi la guerre des Cristeros : des milices chrétiennes conservatrices, réunies dans la Ligue nationale pour la défense de la liberté religieuse et soutenues par Rome, se soulèvent contre le président Plutarco Calles et parviennent à lever 50 000 hommes, déclenchant des affrontements sanglants qui vont durer jusqu’en juin 1929.

Le Parti de la révolution institutionnelle : de l’héritage révolutionnaire à l’usure du pouvoir

Trois mois plus tôt cette année-là, en mars, Calles tournait une nouvelle page de l’histoire du Mexique en fondant le Parti national révolutionnaire avec le soutien des communistes. Celui-ci deviendra en 1946 le Parti de la révolution institutionnelle (PRI). Comme nous allons le voir, c’est ce parti qui demeure au pouvoir de façon continue de 1929 à 2000. Tout commence comme dans un rêve : le nouveau parti s’inscrit dans l’héritage révolutionnaire, et promeut une idéologie nationaliste teintée de marxisme. Il poursuit ainsi la « troisième transformation » ouverte par la Révolution mexicaine de 1910 : assainissement des finances publiques, construction de routes, barrages et chemins de fer, forte politique d’alphabétisation, distribution massive de bourses universitaires, création de mutuelles ouvrières, révision de la fiscalité, mise en place du salaire minimum et légalisation du divorce… De même, sur le plan international, le Mexique choisit avant l’heure une politique de non-alignement et est l’un des premiers États souverain à reconnaître l’Union soviétique.

Cárdenas nationalisant le pétrole représenté par Adolfo Mexiac

Cette politique d’inspiration socialiste prend un tournant plus radical en 1934, lorsque Lázaro Cárdenas accède au pouvoir. Celui-ci poursuit la répartition des terres, renforce considérablement le financement des écoles, mène une politique en faveur des indigènes et nationalise l’industrie pétrolière qui appartenait pour l’essentiel à des entreprises étasuniennes.

« La propagande politique doit utiliser tous les moyens de communication (…), Ainsi nous pourrons concevoir un monde dominé par une tyrannie invisible qui adoptera la forme extérieure d’un gouvernement démocratique »

Le pays connaît un boom économique, l’industrialisation explose et le taux de croissance annuelle dépasse les 5%. Le Mexique est le seul pays avec l’Union soviétique à soutenir ouvertement la République espagnole, dont elle accueille 20.000 réfugiés. Autre réfugié célèbre accueilli par Cárdenas : Léon Trotski, qui s’installera chez Frida Kahlo, tandis que l’époux de cette dernière, Diego Rivera, peindra Marx sur les murs du palais présidentiel tel Moïse apportant les tables de la loi.

C’est à partir de 1940 que le rêve s’assombrit, le nouveau Président Avila Camacho opérant alors un virage conservateur que suivront ses successeurs : les programmes sociaux et de redistribution des terres se ralentissent, et le parti se coupe peu à peu de sa base, notamment syndicale. Même si jusqu’aux années 80 on compte encore quelques réformes progressistes, comme la légalisation du vote des femmes ou la gratuité des livres scolaires fournis par un monopole d’État, un fonctionnement politique de plus en plus clientéliste et de moins en moins démocratique se met en place. Le Président nomme son successeur en Conseil des ministres en le pointant du doigt, son élection avec un score tournant autour des 90% n’étant plus qu’une formalité. Une archive de la police secrète, ouverte en 2000, révèle ainsi la stratégie du PRI, devenu de facto parti unique : « La propagande politique doit utiliser tous les moyens de communication – les mots écrits pour les lettrés, les images graphiques, les utilisations audiovisuelles de la radio, de la télévision et du cinéma pour les moins instruits – [ainsi] nous pourrons concevoir un monde dominé par une tyrannie invisible qui adoptera la forme extérieure d’un gouvernement démocratique »[1]. La répression de l’opposition, de plus en plus féroce, atteint son paroxysme en 1968 lorsque, à quelques jours de l’ouverture des Jeux Olympiques de Mexico, les révoltes étudiantes sont écrasées dans le sang. Bilan : entre 200 et 300 morts.

Le cauchemar se poursuit avec l’arrivée au pouvoir de Miguel de la Madrid en 1982. A l’image du Royaume-Uni et des États-Unis d’Amérique, le Mexique effectue un brusque virage néolibéral. La libéralisation du commerce engendre une baisse marquée de la production nationale, causée par la hausse des importations. Le chômage explose, les subventions agricoles sont fortement réduites, et le pouvoir d’achat baisse de 50% en trois ans. De corrompu, le parti passe à mafieux, s’appuyant toujours davantage sur des milices pour imposer son hégémonie, milices qui deviendront les cartels d’aujourd’hui .

En 1988, un dissident de l’aile la plus radicale du PRI, Cuauhtémoc Cárdenas, fils de l’ancien Président, se présente à l’élection présidentielle face au dauphin de Miguel de la Madrid, Carlos Salinas de Gortari. C’est ce dernier qui est déclaré élu malgré de nombreuses fraudes : notamment le système informatique de la commission électorale tombé mystérieusement en panne, et le recomptage des bulletins rendu impossible par l’incendie « accidentel » du Parlement où ils étaient stockés… Cette élection volée mène à la création du Parti de la Révolution Démocratique (PRD), où l’on compte déjà parmi les fondateurs un certain Andrés Manuel López Obrador. Salinas de Gortari, quant à lui, poursuit l’œuvre de son prédécesseur en ratifiant l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), faisant du Mexique un véritable protectorat étasunien, et en abrogeant l’article de la Constitution qui prévoyait la réforme agraire. De même, il privatise à tout va : c’est d’abord la compagnie de télécom, qui permettra à l’homme d’affaire Carlos Slim d’être aujourd’hui à la tête d’une fortune de 70 milliards de dollars, qui est dénationalisée ; viennent ensuite la compagnie aérienne, les autoroutes, les mines, les aéroports… Durant un an, une institution de crédit est privatisée en moyenne tous les vingt jours.

Si cette politique permet dans un premier temps une reprise relative de la croissance, elle se fait au détriment de millions de Mexicains qui sombrent très vite dans la misère la plus insupportable. La massification de la pauvreté se double de l’expansion d’une classe hyper-riche qui se concentre dans des oligopoles, engendrant ainsi toujours plus de corruption et de clientélisme. Autre corollaire de ce processus : l’émergence de deux groupes médiatiques hégémoniques, totalement soumis au pouvoir.

Le 1er janvier 1994, en réaction à l’ALENA et le jour même de son adoption, l’Armée zapatiste de libération nationale se soulève dans le Chiapas, la région la plus pauvre du pays. Après douze jours de guerre, le gouvernement fini par concéder un cessez-le-feu sous la pression internationale : depuis lors, les héritiers de Zapata, représentant de la cause indigène, construisent un modèle qui leur est propre, résolument anti-néolibéral, pacifiste, et d’inspiration anarcho-libertaire.

Cette même année 1994, vingt jours après avoir été élu sur le slogan « Pour le bien être de ta famille », le nouveau Président Ernesto Zedillo organise une dévaluation du peso de 200%. Le peso perd les deux-tiers de sa valeur par rapport au dollar étasunien, engendrant un retrait massif des capitaux et une grave crise économique qui fait chuter le PIB de 7%. Fort de son expérience, Zedillo finit sa carrière à l’ONU où il est chargé de programmes liés au financement de pays en voie de développement.

La fin de l’hégémonie du PRI et la fausse alternance

Le fort mécontentement populaire met fin à l’hégémonie du PRI en 2000. Pour la première fois depuis 1929, l’opposition parvient au pouvoir. Et quelle opposition : il s’agit du Parti action nationale (PAN) représenté par le conservateur Vicente Fox, ancien dirigeant de la filiale mexicaine de l’entreprise Coca-Cola. Son mandat se résume à prétexter la lutte contre la corruption pour faire enfermer – pas toujours sous de faux motifs – quelques opposants du PRI tout en s’enrichissant sur les deniers de l’État, et à expliquer que les migrants mexicains aux États-Unis sont contraints d’accepter des emplois dont « même les Noirs ne veulent pas ».

« Actuellement, la guerre contre la drogue au Mexique est considérée comme le deuxième conflit le plus meurtrier au monde après le conflit syrien. Elle a déjà causé au moins 200 000 morts et 30 000 disparus »

En 2006, l’élection présidentielle voit s’affronter le dauphin de Fox, Felipe Calderón, et Andrés Manuel López Obrador, candidat du PRD et ancien maire de Mexico. La campagne de Calderón consiste à multiplier les insultes à l’égard d’AMLO, le décrivant comme un dangereux communiste qui ne serait que « démagogie, populisme et fausses promesses ». Le joyeux Calderón remporte finalement l’élection avec 0,58% des voix d’avance sur AMLO. 9% des votes sont remis en question et les suspicions de bourrage d’urnes semblent difficilement contestables, mais la Constitution n’est pas respectée. Bien entendu, avant même que son élection soit proclamée, l’Empire étasunien et ses pays satellites s’empressent de féliciter « le vainqueur ».

La colère gronde. Il s’agit maintenant pour Calderón de faire oublier cette élection pour le moins remise en cause. Quoi de mieux qu’une guerre ? Après les quelques déclarations anti-avortement et les privatisations d’usage, Calderón décide de lancer la guerre contre la drogue. Cette guerre, que le gouvernement d’AMLO cherche aujourd’hui à éteindre, a déjà causé au moins 200.000 morts et 30.000 disparus. Actuellement, la guerre contre la drogue au Mexique est considérée comme le deuxième conflit le plus meurtrier au monde après le conflit syrien.

Le succès de l’entreprise est plus que médiocre. Si des dizaines de milliers de narco-traficants ont été arrêtés, les cartels, eux, n’ont pas disparus. Leur déstabilisation a engendré une explosion de la violence puisqu’ils se battent désormais entre eux pour le contrôle des territoires. Ils se sont restructurés, devenant plus nombreux et plus petits, encore plus difficile à déceler donc, et à combattre. Surtout, ils ont continué leur collaboration avec les barons politiques locaux et l’exécutif. Ainsi, le ministre de la Sécurité publique de Calderón est fortement contesté durant son mandat pour ses probables liens avec les narco-traficants – en 2018, « El Chapo » révèlera d’ailleurs lors de son procès avoir envoyé des millions de dollars au chef de l’État -. Enfin, la guerre contre la drogue permet également  la militarisation du pays : celle-ci est aujourd’hui accusée de multiples assassinats, féminicides et autres violations des droits de l’Homme.

Après avoir transformé son pays en remake du jeu vidéo GTA et fait passer le taux de pauvreté de 43 à 46%, Calderón cède sa place en 2012 au fringant Enrique Peña Nieto, marquant le retour du PRI au pouvoir. Cheveux gominés et look de gendre idéal : l’ancien avocat ressemble davantage à un acteur de telenovela – il a d’ailleurs épousé une star du genre – qu’à un chef d’État.

Vendu comme un produit marketing par les médias mexicains, soutenu par les oligarchies, Peña Nieto se présente comme le candidat d’un PRI « qui a changé », ne promettant que transparence, réformes et vertu. Son mandat s’avère être une accumulation de scandales de corruption : villa à 7 millions pour sa femme, des dizaines de gouverneurs du parti corrompus, mise en cause de liens avec l’évasion « del Chapo », quasi-totalité des marchés publics attribués en échange de pots de vin, construction de différents hôpitaux mais matériel médical transféré d’une inauguration à l’autre, si bien qu’aucun n’est utilisable…

Évolution de la production de pétrole au Mexique en milliers de barils par jour

Avec Peña Nieto, la guerre contre la drogue continue et, avec elle, son lot d’exactions et de barbarie. La tristement célèbre affaire des étudiants d’Ayotzinapa reste la plus emblématique du sextennat : en 2014, 43 étudiants partent du Guerrero, au Sud-Ouest du pays, pour aller manifester dans la capitale. Arrêtés, ils sont livrés à un cartel de drogue par la police à la demande des autorités locales : ils seront assassinés, et leurs corps brulés dans une décharge. Toujours sous le mandat de Peña Nieto, la situation des journalistes devient l’une des pires au monde : 2000 journalistes sont agressés et 41 assassinés, le plus souvent par la police ou des milices proches du pouvoir, et une grande partie d’entre eux sont mis sous écoute par l’exécutif. Le New York Times a révélé que ce ne seraient pas moins de deux milliards de dollars qui auraient été consacrés à acheter les médias durant son sextennat. Quant au nombre d’assassinat, il aura augmenté de 58%. Sur le plan économique, le taux de croissance du pays a baissé, le taux de pauvreté est passé à 53,2% en 2014 et les quatre plus grosses fortunes du pays ont vu leur capital représenter 10% du PIB. Enfin, Peña Nieto aura osé transgresser un tabou absolu de la politique mexicaine en ouvrant le secteur pétrolier à la privatisation, pourtant nationalisé depuis 1938. Résultat : la production est passée de 2482 millions de barils par jour en 2013 à 1986 millions de barils par jour en 2017 (soit une baisse de 20%), un épisode largement perçu comme une preuve de la soumission de Peña Nieto aux multinationales étasuniennes.

Devenu le Président le plus haï de toute l’histoire du Mexique, il semble bien que le mandat de Peña Nieto ait vacciné les Mexicains contre le PRI pour un certain temps. Ayant épuisé la cartouche conservatrice que représentait le PAN, les oligarchies n’ont cette fois pu empêcher AMLO de parvenir au pouvoir. Malgré les mises en garde contre le bolchévique « Andreï Manuelovitch », contre la « marionnette de Moscou », malgré la promesse d’une situation « à la vénézuélienne » au Mexique, AMLO a finalement été élu le 1er juillet 2018 avec 53,2% des voix au premier tour. Ayant pris ses fonctions le 1er décembre dernier, le nouveau Président doit maintenant relever un pays au bord de l’effondrement : les réformes seront longues à effectuer. Ingérences étasuniennes, corruption endémique, 5ème colonne des cartels et de l’Église : AMLO hérite de toutes les fractures léguées par l’histoire mexicaine. Néanmoins, peut-être hérite-t-il aussi de cette volonté populaire dans laquelle les trois premières « transformations » du Mexique ont trouvé leur origine.

 

[1] Archives générales de la nation (AGN), fonds de la direction générale de recherches politiques et sociales (DGIPS), boîte 2998/A.