Élections présidentielles brésiliennes : comment expliquer l’émergence de l’extrême-droite ?

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© Fabio Rodrigues Pozzebom/Agência Brasil)

Le premier tour de l’élection présidentielle brésilienne a donné lieu à des résultats extrêmement polarisés. Jair Bolsonaro (PSL), celui que l’on surnomme le “Trump Brésilien”, est arrivé en tête avec 46,03% des votes exprimés. Il devra affronter au second tour l’ancien préfet de São Paulo, Fernando Haddad (PT) qui a totalisé 29,28% des suffrages.


Que proposent les deux candidats en tête ?

Jair Bolsorano, ancien militaire de 63 ans quasi-inconnu de la scène politique brésilienne il y a encore un an, s’est fait remarquer tout au long de la campagne présidentielle pour ses propos racistes, homophobes et misogynes. Il est parvenu à convaincre l’électorat grâce à un discours ultra-conservateur et populiste.

Le Brésil est le pays d’Amérique latine avec le plus fort taux de criminalité. En 2017, on déplorait sept personnes victimes de meurtre par heure. Pour lutter contre ce fléau, J. Bolsonaro séduit les pro-armes à feu en promettant de mettre en place une politique facilitant le port d’arme. Il propose de créer un statut juridique protecteur pour les policiers faisant usage de leurs armes de fonction pour tuer un suspect mais également d’abaisser la majorité pénale à 16 ans. De son côté, Fernando Haddad propose de renforcer la traçabilité des armes à feu et de refonder la politique antidrogues qu’il juge inefficace.

Sur le plan économique, bien que sorti d’une récession profonde, le Brésil peine à refaire surface. Le taux de chômage a presque doublé entre 2011 et 2017 passant de 6,7 % à 13%. Cette situation profite à Jair Bolsorano qui propose une politique ultra-libérale accompagnée d’un certain nombre de privatisations. Une mesure à laquelle s’oppose Fernando Haddad qui suggère plutôt la mise en place d’un plan contre l’évasion fiscale.

Par ailleurs, le candidat du PSL a obtenu le soutien des mouvements évangélistes en prônant un retour à des valeurs familiales conservatrices. Rappelons qu’au Brésil, l’IVG n’est autorisée qu’en cas de viol, de risque pour la mère ou de grave malformation du fœtus. Aucun des deux candidats ne mentionne le sujet dans son programme officiel : tous deux sont opposés à l’assouplissement des règles régissant l’avortement. Toutefois, Fernando Haddad s’est prononcé en faveur de la mise en place du planning familial.

En s’assurant le soutien du mouvement évangéliste, Bolsonaro a fait un choix stratégique crucial, puisque ce mouvement est particulièrement puissant au Brésil. Extrêmement hostiles au Parti des Travailleurs (PT) de Lula, les évangélistes ont appelé à voter massivement pour la destitution de Dilma Rousseff.

Comment expliquer un tel rejet du Parti des Travailleurs ?

Le candidat d’extrême droite a su capter le sentiment populaire de rejet du PT. Selon Mauricio Santoro, directeur du département des relations internationales de l’université de Rio de Janeiro UERJ « on ne peut pas comprendre l’ascension de Bolsonaro si on ne voit pas ce qui s’est passé dans le pays depuis 2014 avec le Lava Jato ».

L’affaire « Lava Jato » littéralement « lavage express » est un vaste scandale de corruption et de blanchiment d’argent qui a éclaté en mars 2014. Il implique le groupe pétrolier public Petrobras, le Parti des travailleurs (PT) et l’ancien président Luiz Inácio Lula da Silva. Ces deux derniers sont soupçonnés d’avoir utilisé cet argent pour financer leurs campagnes électorales. La présidente Dilma Rousseff qui a succédé à Lula en 2010 et a été réélue en 2014, n’est pas directement accusée de corruption par la justice mais ces affaires ont servi pour l’attaquer. Très affaiblie par ces scandales, elle sera écartée du pouvoir puis démise de ses fonctions le 31 août 2016 avant d’être remplacée par Michel Temer.

Comment expliquer le score de Jair Bolsonaro ?

Jair Bolsonaro a su cristalliser la colère brésilienne. Les votes en sa faveur expriment avant tout le rejet d’une politique gangrenée par la corruption et une volonté de sanctionner le Parti des Travailleurs, désormais associé à ces scandales. Fernando Haddad propulsé sur la scène politique par Lula est discrédité auprès d’une partie de l’électorat brésilien par son association avec l’ex-président. Enfin, des Fake News diffusées sur les réseaux sociaux sont venus entacher cette campagne présidentielle. Le jeudi 18 octobre, le quotidien Folha de Sao Paulo a révélé que des entreprises avaient financé des envois en masse de messages anti-PT sur WhatsApp, avant le premier tour. Selon le quotidien, une nouvelle offensive serait prévue avant le second tour du 28 octobre. Une enquête a été ouverte. Si les faits sont avérés, le PSL risque gros car une telle pratique est formellement interdite au Brésil.

Vers une crise démocratique ?

Le résultat de ce premier tour est inquiétant pour l’avenir de la démocratie brésilienne. Selon Christophe Ventura, chercheur à l’IRIS et spécialiste de l’Amérique latine « le scénario de la présidentielle traduit une crise démocratique très profonde ». Après avoir connu un régime dictatorial militaire entre 1964 et 1985, la démocratie brésilienne est encore jeune et son équilibre est fragile. Une victoire de Bolsonaro marquerait le retour à une politique ultra-conservatrice et autoritaire. La démocratie Brésilienne parviendra-t-elle à faire face à cette crise idéologique ?


Sources :

  • http://www.medelu.org/Au-coeur-de-la-nouvelle-situation
  • https://www.franceinter.fr/monde/la-dictature-bresilienne-dont-jair-bolsonaro-est-nostalgique
  • http://www.iris-france.org/120556-elections-presidentielles-bresiliennes-quels-sont-les-enjeux-principaux-a-la-veille-du-second-tour-des-elections/
  • https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2018/10/08/election-au-bresil-une-campagne-marquee-par-la-diffusion-de-fake-news_5366275_3222.html

Tarso Genro : “Lula est la seule opportunité pour la gauche de gagner les élections”

http://ctxt.es/es/20180117/Politica/17380/Entrevista-Tarso-Genro-Brasil-PT-Lula.htm
Tarso Genro

 

L’Amérique latine en question – Au fil du mois de mars, LVSL met à l’honneur l’Amérique latine à travers une série d’articles et d’entretiens. Pour mieux saisir l’ampleur des bouleversements politiques et sociaux qui agitent les pays latinoaméricains, et afin de poser un regard nuancé sur les expériences progressistes aujourd’hui remises en cause de part et d’autre du continent, nous avons souhaité croiser les points de vue de rédacteurs, de chercheurs et d’acteurs politiques. Dans cet entretien accordé à la revue espagnole CTXT – réalisé peu avant le procès du 24 janvier qui a confirmé la condamnation de Lula, compromettant sérieusement ses ambitions présidentielles – l’ancien ministre  Tarso Genro dresse un tableau du paysage politique brésilien à l’approche des élections d’octobre 2018. Traduit de l’espagnol par Guillaume Etchenique.


Tarso Fernandez Henr Genro (né à São Borja en 1947) a tout de l’illustre vétéran de la politique brésilienne. Depuis sa jeunesse militante contre la dictature des années 60 jusqu’à sa défaite lors de l’élection à sa propre succession au poste de gouverneur de l’État de Rio Grande do Sul en 2014 sous l’étiquette du Parti des Travailleurs (PT plus loin), cet avocat de formation et de profession a occupé diverses charges publiques dans son pays. On peut citer, parmi les plus importantes, son poste de ministre de l’Éducation, puis de ministre de la Justice dans les gouvernements de Luiz Inácio Lula Da Silva (2003-2011). On peut également retenir le caractère précurseur de ses mandats de maire de Porto Alegre, où il mit sur pied des modèles participatifs à la fin des années 80 qui devinrent des références mondiales.

Du haut de ses 70 ans et quoiqu’il n’exerce plus de fonctions gouvernementales, Genro demeure une figure respectée de la gauche brésilienne. Critique à l’égard de la direction actuelle du PT et de la dérive du gouvernement de Dilma Roussef sur la fin de son mandat, il plaide pour une refonte profonde de la gauche. Cela ne l’empêche pas de défendre l’innocence de Lula, qu’il appelle encore “Président”, et de parier sur sa victoire aux prochaines élections : “ le souvenir de Lula est vif dans la mémoire collective”.

CTXT – L’année 2018 semble cruciale pour le Brésil, quelle est la situation politique du pays ?

En ce moment, le gouvernement de Temer et le réseau structuré qui l’appuie – un secteur très représentatif de la bourgeoisie brésilienne, liée au capital financier globalisé – ne savent pas bien quoi faire. Tout d’abord parce que le coup d’État a franchement échoué. Puis, parce que les élections de cette année ne légitimeront pas le nouveau président sans la présence de Lula. En conséquence, il est probable qu’on se dirige vers une situation d’anomalie politique et d’inévitables affrontements pour la formation du prochain gouvernement.

D’autre part, on observe une agrégation de résistances politiques aux réformes que l’on a essayé de mettre en place dernièrement. Le gouvernement actuel, et la frange corrompue du gouvernement de Dilma unie à la partie la plus corrompue de l’opposition, sont pris en otage par ces réformes. Enfin la presse, qui a prétendument conduit une campagne contre la corruption, soutient ces réformes car elle entend bien les voir mises en œuvre.

“Il est probable qu’on se dirige vers une situation d’anomalie politique et d’inévitables affrontements pour la formation du prochain gouvernement.”

L’exécutif a mené à bien deux des trois réformes qui lui ont été demandées. La première consistait en une réforme budgétaire, un gel des dépenses publiques destinées à la protection sociale et à l’aide au développement. En deuxième lieu, ils ont conduit une réforme du travail très agressive, clairement anticonstitutionnelle, mais dont je pense que les tribunaux finiront bien par l’appuyer. La troisième visait les retraites et la sécurité sociale. Elle est bloquée par la Chambre basse, car elle ne réunit pas les appuis suffisants. Le gouvernement, enseveli sous les affaires de corruption, est un peu désorienté sur la marche à suivre. S’ils parviennent à faire adopter cette réforme en février, ils maintiendront leurs mandats jusqu’à la fin. Sinon les décisions à venir du gouvernement semblent imprévisibles.

 CTXT – Le PT peut-il capitaliser sur cette résistance ?

Notre parti est le principal parti à gauche, mais il a beaucoup vieilli et a perdu beaucoup de sa dimension utopique, démocratique, radicale… Beaucoup de nos mandats ont été consacrés à des tâches d’État, ce qui a déformé nos oppositions politiques et nous a empêtrés dans des affaires de corruption, qui sont le produit du système politique mais aussi de la conscience individuelle des individus qui y participent.

Le principal problème que nous rencontrons dans ce registre est la candidature ou non du président Lula, le 24 juin prochain. Le procès se tiendra à Porto Alegre, et le tribunal intermédiaire qui rendra le verdict, le Tribunal Régional Fédéral n°4, est totalement aligné sur les vues de ce que l’on appelle “la République de Curitiba”, qui est le groupe de procureurs de l’État qui se sont occupés d’organiser et de gérer un ensemble de procès au pénal, qu’ils ont ensuite transformé en cause nationale afin de l’utiliser ensemble dans une campagne contre le prestige de Lula.

Il ne fait aucun doute dès lors que la figure centrale du processus électoral de cette année est Lula, qui jouit d’un énorme prestige populaire. Cette réalité emporte deux conséquences. La première est positive : le leadership populaire pour gagner existe. La seconde en revanche est négative : tout ce que pense Lula devient la norme du PT et non l’inverse. Il y a une certaine relation verticale avec le parti qui étouffe le débat politique, la lutte idéologique et le travail d’élaboration de conceptions stratégiques et de transition vers un modèle alternatif au néolibéralisme.

 CTXT – Les bases ne participent pas aux processus de décision ?

Non, actuellement il y a une grande verticalité dans le parti. Il existe une déconnexion interne : les bases et les différents courants de pensée ne participent pas à la prise de décision. Le président Lula a fait un pas important dans le bon sens. Il a nommé l’ex-maire de Sao Paulo, Fernando Haddad, qui partage nos idées, coordinateur de son programme électoral. C’est un geste intelligent pour unifier le parti. Immédiatement, la police a accusé Haddad d’être à la source d’une comptabilité occulte, qu’il aurait utilisé pour financer sa campagne. Ce qui est absurde car le maire ne traite pas de ces questions, mais cela a été fait en réponse à cette initiative du président.

 

CTXT – Le PT est-il encore un outil utile de transformation ?

Pour la base militante du PT, le rêve que l’on peut encore faire quelque chose persiste d’une façon assez impressionnante, vous n’imaginez pas à quel point. Mais à mon avis, l’appareil exécutif du parti est paralysé, et se trouve incapable de donner des réponses théoriques, méthodologiques ou programmatiques pour renouveler le PT comme parti de gouvernement. Le parti a été basé sur les vertus de Lula comme dirigeant, plutôt que sur sa capacité de création. Il n’a pas d’identité propre en tant qu’institution. Par ailleurs, au niveau idéologique, le facteur principal de son vieillissement est le dépassement de l’utopie démocratique et libertaire qu’il représentait. En conséquence, on est confronté aujourd’hui à une époque de scepticisme, marquée par l’apparente impossibilité d’appliquer diverses propositions programmatiques du fait de la domination du capital financier sur l’État.

CTXT – Est-il nécessaire d’en finir avec le PT comme parti pour que la gauche se renouvelle ?

Non. Je crois plutôt que le PT a un rôle très important dans le processus qui doit aboutir à la fin de l’hégémonie absolue et bureaucratique qu’il exerce sur la gauche. Ce n’est pas une chose qui m’attire beaucoup de sympathies internes quand je la dis. J’ai été président du PT durant 6 mois, lors de la crise du “caso Mensalão”, et on m’a proposé de participer à l’élection du président du parti comme représentant du groupe dirigeant qui m’avait précédé dans ces fonctions, ce que j’ai refusé. Cela a impliqué une rupture. Mais pas une rupture personnelle ou une rupture d’ordre moral ; c’était une question politique. Nous n’étions pas d’accord sur la route à suivre pour le futur du parti, qui, pour moi, doit être impliqué dans le rénovation de l’ensemble de la gauche, pas seulement du PT.

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L’ancien président Lula en avril 2016 ©Agência Brasil Fotografias

CTXT – Comment voyez-vous concrètement la situation électorale ? Il semblerait que la gauche ait un avantage au départ avec Lula, mais le panorama semble confus, en l’absence d’un candidat de centre-droit.

La droite est en train d’essayer divers candidats. Ils ont essayé avec Aécio Neves, mais il s’est trouvé impliqué dans des affaires de corruption. Avec João Doria également, mais il est grillé du fait de son incompétence absolue dans la gestion des affaires courantes de Sao Paulo : c’est un entrepreneur aventureux, qui prétendait se présenter comme le Macron du Brésil, mais son incompétence est telle qu’ils ont fini par l’écarter. Ils ont encore essayé avec Luciano Huck, présentateur de TV Globo, une personnalité vide, un personnage construit, impliqué dans des délits environnementaux ; grillé également, quoi qu’ils essaient de le récupérer avec l’aide des médias. Ils ont une roue de secours : l’actuel gouverneur de Sao Paulo, Geraldo Alckmin. C’est un homme d’une certaine habileté politique, et ils ont réussi à mettre fin à tous les procès judiciaires dans lesquels il était cité à Sao Paulo en faisant appel à toutes les niveaux du parquet pour le protéger. C’est une autre possibilité.

“Malgré tous leurs efforts, les pouvoirs oligarchiques n’ont pas réussi à faire disparaître Lula de la mémoire collective et populaire.”

En ce qui concerne la gauche, malgré tous leurs efforts, les pouvoirs oligarchiques n’ont pas réussi à faire disparaître Lula de la mémoire collective et populaire. C’est d’ailleurs une tâche compliquée : la mémoire populaire au Brésil est désorganisée du fait de la fragmentation du monde du travail, de la classe ouvrière et des salariés, qui a conduit à la dispersion des organisations syndicales et sociales. Malgré cela, elles entretiennent le souvenir de Lula.

La campagne conduite contre Lula, sans obtenir la moindre preuve concrète ou matérielle, a revalorisé l’image de Lula auprès du peuple. Les enquêtes indiquent que, si la situation ne changeait pas, Lula pourrait même gagner dès le premier tour, c’est pourquoi ils essaient de le neutraliser par voie judiciaire. C’est une lutte politique très concrète au sein de l’État brésilien qui émane du pouvoir judiciaire pour compléter ce blocage.

CTXT – Quelle est l’importance d’Odebrecht dans tout cela ?

C’est aussi une victime du Coup. C’est un grand groupe national et international, qui a une capacité extraordinaire d’auto-gouvernement, qui a toujours eu des relations avec tous les partis et présidents, et qui a financé plus ou moins les campagnes de tous les candidats. L’entreprise a eu une relation étroite avec le gouvernement du Président Lula parce que ce gouvernement a repris les investissements dans la production civile lourde, mais cette relation préférentielle ne s’est pas faite au détriment des autres.

Le financement des campagnes électorales a toujours comporté une comptabilité occulte. C’est le motif retenu contre Lula. Sur cette question, il n’y a pas de présidents innocents, ils ont tous été financés de manière illégale. Même le candidat à la présidence du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB), Aécio Neves, a été enregistré alors qu’il demandait un paiement de 500.000 euros et disait “s’il y a quelqu’un qui doit réaliser les remises d’argent il doit avoir ma confiance, parce que si c’est nécessaire je le tuerai”. C’est enregistré ! Mais voilà, cela n’a eu aucune conséquence. Il est libre d’aller et de venir, et il est sénateur de la République.

Le procès contre Lula a bien un objectif politique, et il y a des raisons de l’interrompre dans le cas des financements des campagnes électorales. Je sais de quoi je parle, puisque j’ai travaillé dix ans avec le président Lula et que j’ai pu observer les problèmes hérités des autres gouvernements et les processus électoraux en tant que ministre de la Justice. Dans les élections de mon État, j’ai pris le contrôle et la décision personnelle de ne pas avoir de comptabilité parallèle. D’ailleurs, l’accusation dans l’affaire Odebrecht a dit que la seule campagne qu’ils n’ont pas pu financer en comptabilité parallèle, c’est la mienne.

CTXT – Quel rôle a joué et est en train de jouer l’ancien président de la République Fernando Henrique Cardoso ?

C’est l’une des chevilles ouvrières du coup d’Etat contre Dilma. Il a une personnalité indigente, politiquement schizophrène. À l’international il parle comme un social-démocrate, mais au Brésil son discours est néo-libéral. D’ailleurs, il a suggéré que se présente aux présidentielles le candidat à la mairie de Sao Paulo, qui est un entrepreneur réactionnaire, anti-populaire, élitiste. Cardoso a un rôle assez triste, typique du capitalisme et de la déstabilisation institutionnelle.

CTXT – Ces indications sont celles du FMI ?

Je ne pense pas, je dirai plutôt qu’elles proviennent d’institutions financières privées qui sont connectées à la bourgeoisie locale.

CTXT – Mais les politiques dont on parle proviennent du FMI et ce sont celles qui sont imposées…

Oui, c’est le cas aussi en Espagne, mais je ne crois pas que le coup d’État ait été commandité par le FMI. Lula a payé la dette du Brésil vis-à-vis du FMI, il n’y avait pas de mobile.

 

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Dilma Rousseff, en mars 2015. ©Jonas Pereira/Agência Senado.

CTXT – Quelles étaient alors les raisons pour lesquelles Dilma Rousseff dérangeait ?

Il y a eu deux motifs principaux. Avec Dilma on a vu se produire une augmentation exponentielle de la dette brésilienne externe et il a fallu recourir aux financements internationaux pour que l’État continue de fonctionner. De sorte que les taux de croissance ont baissé, les entreprises n’avaient pas de moyens pour capter le capital financier. Ce qui fut déterminant et évident dans la dégradation des opinions sur le gouvernement.

En deuxième lieu, Dilma a conduit certaines réformes qui ont été applaudies par la Banque Mondiale, mais qui étaient contraires aux idées du parti et de la gauche. Sa destitution est donc provoquée par des questions économiques et politiques.

CTXT – Le verdict du 24 janvier concernant Lula est-il définitif ou existe-t-il encore des recours ?

Les recours peuvent être poursuivis jusqu’au Tribunal Suprême Fédéral. Mais en réalité ce n’est pas une question de droit. Aujourd’hui au Brésil, il y a de sérieuses limites à ce que les procès aient des garanties. Les points de droit pertinents dans cette affaire sont dilués dans un procès politique. Jamais le droit et la politique n’ont été tant mêlés, tant intégrés. Des personnes accablées par de lourdes preuves sont emprisonnées, et d’autres non. Tout dépend de qui écrit le récit, le discours sur le procès et du membre du Tribunal Suprême Fédéral qui prendra la décision. Il n’y a pas de prédictibilité comme ce devrait être le cas avec la justice démocratique d’un État de droit. On assiste à un mélange d’impunité et de punissabilité sélective.

“Le financement illégal des partis est un aspect de la perversion originelle du système politique brésilien, présente dans tous les partis et jusqu’à récemment perçue non comme de la corruption, mais comme un comportement normal.”

CTXT – Lula maintiendra-t-il sa candidature s’il est définitivement condamné ?

Dans ce cas, si nous n’avons pas la possibilité de présenter Lula légalement, il nous faudra choisir un nouveau candidat capable de maintenir l’unité des forces de gauches à plus long-terme. Un substitut pourrait être Jaques Wagner, ancien gouverneur de l’Etat de Bahía pendant deux mandats.

CTXT – Pourtant Wagner est aussi impliqué dans le scandale Petrobras…

Que ce soit juste ou injuste, la majorité (politique) a un problème avec la justice. Wagner a été un administrateur compétent, mais il n’a pas le charisme, la reconnaissance politique de la population jeune du pays ou des couches populaires, nécessaire pour avoir les mêmes chances d’élection. Lula est la seule possibilité pour que la gauche gagne ces élections.

CTXT – Vous savez, en Espagne c’est à la mode de présenter des candidats emprisonnés…

Au Brésil, nous avons deux types de politiques emprisonnés : le premier est historiquement lié à la corruption au Brésil, qui vient des gouvernements antérieurs, et l’autre est impliqué dans le financement illégal des partis. Ce dernier est un aspect de la perversion originelle du système politique brésilien, présente dans tous les partis, et jusqu’à récemment perçu non comme de la corruption, mais comme un comportement normal. Les pouvoirs publics ont, à raison, commencé à le traiter comme un phénomène illégal, relevant de la corruption. Ce qui n’est pas convenable, c’est qu’on ne prête attention qu’à une certaine partie du spectre politique. C’est discriminant. C’est contraire à l’égalité formelle, et c’est une violation de la légalité que devrait préserver le procès pénal.

CTXT – Jusqu’à quel point tous ces procès ont-ils éloigné les gens de la politique ?

La sphère politique est aujourd’hui celle qui est la plus déshonorée au Brésil.

CTXT – Plus que le journalisme ?

Plus que le journalisme. Les médias de droite, très organisés et structurés, se fixent pour rôle d’aller à l’encontre du personnel politique ; ils vont à l’encontre des partis et de la démocratie. C’est à dire qu’ils décrivent la démocratie comme perverse, sujette à la corruption. Et les gens ne veulent pas s’engager dans les partis, n’écoutent plus les chefs de file politiques. Une partie de la population croit que la démocratie se limite à cela, et que tous sont des voleurs. Les partis sont aujourd’hui diabolisés. L’aspect positif de tout cela pour le PT, c’est que le parti est toujours bien placé dans les intentions de vote et qu’il regagne aujourd’hui des appuis. C’est une réponse spontanée à l’épuisement du message contre Lula, contre le PT, contre la politique…

CTXT –  Y-a-t-il à gauche ou à droite des forces politiques qui ont pu s’appuyer sur cette désaffection envers la politique traditionnelle, en se présentant comme rénovatrices ?

Oui, à droite il y a une nouvelle force politique d’extrême droite proto-fasciste emmenée par le député Jair Bolsonaro. Pour autant, elle n’a que d’infimes chances de parvenir à la présidence, même dans le cas d’un possible retrait de Lula. Elle n’a pas de crédibilité vis à vis de la bourgeoisie. Bolsonaro bénéficie de soutiens parmi les travailleurs et un électorat dépolitisé. Mais ce transfert de votes ne sera pas suffisant pour créer une majorité électorale. Il faut ajouter à cela les attaques récentes des mass-media, qui observent avec inquiétude la hausse de sa popularité et y voient une menace sérieuse face à la candidature du social-démocrate Geraldo Alckmin. Si seuls restent dans la bataille Bolsonaro et Lula, l’ex-président pourrait gagner au premier tour.

“Le cycle du président Lula n’est pas arrivé à son terme, et cela imprime l’orientation du camp populaire et démocratique. Il faut reconnaître ces bases pour réfléchir au futur, pour ne pas sortir de la politique, et ne pas renoncer à appuyer le président, aujourd’hui acculé et assiégé.”

A gauche, une négociation est en cours entre différents partis qui tentent de se rénover en présentant une proposition d’avenir, avec pour objectif de créer une nouvelle force politique qui ne soit pas subordonnée aux anciennes coalitions. Les coalitions antérieures étaient des coalitions idéologiques, régionalistes et oligarchiques qui offraient leur appui à n’importe quel gouvernement, pour peu qu’on leur donne une part du pouvoir. Cette nouvelle perspective à gauche est en gestation, mais elle n’aura pas d’influence sur ces élections, bien qu’elle puisse se projeter pour la suite. Le cycle du président Lula n’est pas arrivé à son terme, et cela imprime l’orientation du camp populaire et démocratique. Il faut reconnaître ces bases pour réfléchir au futur, pour ne pas sortir de la politique, et ne pas renoncer à appuyer le président, aujourd’hui acculé et assiégé.

CTXT – Vous, en revanche, vous ne participez pas à la campagne électorale ?

Je n’y prends pas part pour deux raisons fondamentales. Tout d’abord parce que le candidat ne peut pas être de Río Grande do Sul ; le courant politique que je représente (Mensagem ao Partido), et qui domine cet État avec un appui interne de 90%, se trouve aux antipodes politiques de la direction nationale. L’appareil du parti est complètement opposé à nos positions.

Mais aussi, parce que, dans un registre plus personnel, je suis le vilain petit canard du PT en ce moment. J’ai durement critiqué l’exécutif national du parti pour les raisons que j’ai mentionnées auparavant : son ineptie, son incompétence et son inopérabilité. Pendant le gouvernement de Dilma, ils se sont pliés à un type de politique pragmatique qui s’est révélée être une erreur. La direction a appuyé la nomination d’un économiste néo-libéral (Henrique Meirelles) au poste de ministre de l’intérieur, qui est devenu un membre remarqué du nouveau gouvernement après le coup d’Etat. Je ne serai pas un candidat convenable pour que le président puisse unifier le parti. Je ne plais pas à Sao Paulo (où se trouve la tête du parti).

CTXT – Parlez-nous de votre expérience de gouvernement.  De quelle manière ont fonctionné et peuvent se développer des modèles participatifs comme ceux que vous et le gouvernement Lula avez mis en œuvre ? Que reste-t-il de Porto Alegre ?

Les projets participatifs mis en place dans plus de 400 villes, pour la plupart de grandes municipalités, ont été un succès, mais ils ne se sont pas généralisés à l’ensemble du pays et de ses régions. Lula a mis en œuvre d’importantes avancées, on a organisé de nombreuses conférences nationales sur la sécurité publique, la santé, l’éducation, et nous avons créé de nouvelles normes que le gouvernement a appliquées.

“Nous avons instauré en 2011 le « cabinet digital » qui sert d’interface permanente entre le gouvernement régional et la population. L’an dernier nous avons eu 1,7 millions de citoyens qui ont voté sur Internet.  Cela veut dire que 15% de la population a accepté le défi de la participation directe.”

Dans mon Etat, avec mon gouvernement, nous avons conduit une véritable révolution de la participation populaire. On a appliqué quatre éléments de participation directe : les primaires régionales, les réunions du conseil de développement régional, les processus de négociation politique du Conseil de développement économique et social de l’État, et la participation par le vote direct de la population à l’établissement des priorités politiques. En plus, nous avons instauré en 2011 le « cabinet digital » qui sert d’interface permanente entre le gouvernement régional et la population. L’an dernier nous avons eu 1,7 millions de citoyens qui ont voté sur Internet. Il faut ramener ça aux 11 millions d’électeurs. Cela veut dire que 15% de la population a accepté le défi de la participation directe. Pourtant, lors des élections, nous avons vécu le processus de marginalisation politique du PT, qui s’est transformé en parti de la corruption. Dans mon État, dans mon gouvernement, il n’y a pas eu un cas de corruption, mais le PT a été identifié dans son ensemble comme le parti corrompu.

CTXT – Quel a été l’impact de la campagne médiatique ? Qu’y avait-il de vrai ?

C’était une campagne brutale. C’est pour cela que la participation populaire ne nous a pas bénéficié du point de vue électoral. Car la participation électorale est régie par l’État, et l’État comme la politique en général sont perçus comme corrompus. Et cela a fonctionné. Quelle a été la réponse de la population ? On voit aujourd’hui émerger de nouveaux mouvements sociaux, parmi les intellectuels, autour des questions liées aux luttes des femmes, pour le logement, ou sur les problématiques rurales. Ces mouvements font irruption en marge des partis et n’ont pas pour la majorité d’entre eux de ligne politique identifiée à la gauche ou à la droite. Ce sont des mouvements antisystèmes, et c’est la formule dont s’empare la population pour réagir au vide politique.

Certains de ces mouvements sont en train de se rapprocher des partis. Par exemple, il y a eu une réforme de la ligne politique du PSOL (Parti Socialiste et Liberté), divisé entre un courant trotskiste et un courant chrétien libertaire, de gauche plus traditionnelle, qui s’est constitué en parti minoritaire. Désormais, le PSOL apparait comme un assemblage d’influences appelé à répondre à certaines demandes exprimées par les mouvements sociaux. D’ailleurs, Le PT aussi envisage d’y apporter des réponses, il a lui aussi recueilli le « produit » politique de ces mouvements.

Quelle est l’idée d’une partie de la gauche ? Construire à partir de l’inertie de ces mouvements, de petits partis et de fractions de partis, un nouveau front politique pour l’ère post-Lula, après les élections. L’objectif est de créer une alternative qui puisse porter une réforme politique, une restructuration des partis et la proposition d’une option crédible.

http://ctxt.es/es/20180117/Politica/17380/Entrevista-Tarso-Genro-Brasil-PT-Lula.htm
Tarso Genro interviewé par la revue espagnole CTXT ©Manolo Finish.

 

CTXT – De 2010 à aujourd’hui, la dette publique du Brésil est passée de 60 à 80%, cela signifie-t-il que l’État-social brésilien s’est construit sur la dette ?

Oui, il s’est construit à partir de la dette mais, surtout, à partir des prix des produits de base sous le gouvernement Lula. D’une certaine façon, les États-Unis ont compris la chose suivante “nous sommes en train de financer des pays émergents comme le Brésil, entre autres, et il faut baisser le prix des produits de base”. Cette baisse brutale des prix a affecté le Brésil, et a détruit le Vénézuela, par exemple, dont l’économie repose sur le pétrole. En ce moment, nous développons un modèle social-démocrate alternatif timide, mais nous ne créons pas une demande interne capable de financer le développement et de progressivement se libérer de la dépendance envers les capitaux étrangers pour financer l’État. Pas tant pour financer les entreprises qui ne sont que pour une petite partie de cette dette.

Les émissions de bons du trésor avaient une valeur incroyable à cette époque et elles sont aujourd’hui très basses. Le Brésil a été noté BBB- par Standard & Poor’s. Il n’est pas recommandé de faire des investissements au Brésil. Ils envoient un message “Faites les réformes. Si vous ne les faites pas, nous en finirons avec vous”. C’est le mécanisme habituel quand on veut en finir avec les politiques publiques. C’est ce qui est arrivé en Europe avec la Grèce, le Portugal, l’Irlande, ou l’Espagne à un moment donné. Il s’est passé pratiquement la même chose. Cette dépendance à l’égard de l’ingénierie financière est un prix que tous les pays sont en train de payer, que nous soyons ou non dans un régime démocratique. Les démocraties non plus n’échappent pas à ces méthodes. Mais l’Amérique Latine n’a pas engagé de réforme fiscale et doit faire face à d’immenses difficultés d’ordre historique, , qui ont à voir avec les institutions, les niveaux de développements. Et sans réforme fiscale, il n’y a pas d’État. Aujourd’hui le système fiscal est régressif.

CTXT – On parle précisément d’un changement de cycle politique en Amérique Latine, avec la fin de certains processus progressistes, provoquée tant par les conditions matérielles liées à la crise économique globale que par les contextes et les hommes politiques de chaque pays. Est-il possible de renverser la tendance actuelle ?

Ce qui arrive aujourd’hui en Amérique Latine fait partie d’un processus de long terme. Le capital financier globalisé avait besoin de l’abandon des réformes progressistes en cours dans la zone, et pour ce faire il a pris le contrôle des États à travers le contrôle de la dette. La force normative des constitutions des États se dissout. Cette dilution permet qu’une autre source normative, les nécessités du capital financier, prenne le pas. Ces pouvoirs régulent la manière dont l’État doit se comporter vis à vis de la dette.Nous avons un blocage de l’État démocratique qui peut se résoudre à moyen-long terme, mais, pour cela, il faut faire apparaître des propositions alternatives à l’État de droit traditionnel, qui est aujourd’hui soumis à des forces qui n’ont rien de commun avec la souveraineté populaire. Si vous gagnez les élections, vous devez vous conformer à un ensemble de règles liées à l’emprise du capital financier sur les Etats. Il peut y avoir une issue, mais il faut pour cela faire preuve d’une grande capacité d’imagination.

Dans les débats internes et avec des camarades d’autres courants, je demande toujours quelle transition nous proposons pour sortir de ce modèle néolibéral, qui a pris le pas avec le gouvernement de Dilma et qui s’applique aujourd’hui, quelle transition vers une proposition productive, pour une économie avec un fort taux de croissance, de nouvelles fonctions et de nouvelles organisations pour le monde du travail, pour la réduction des inégalités sociales. Nous avons fait quelques corrections importantes pendant le gouvernement Lula, avec des politiques compensatrices, mais pas avec des politiques structurelles de réorganisation des relations économiques entre classes sociales.

“Ce qui arrive aujourd’hui en Amérique Latine fait partie d’un processus de long terme. Le capital financier globalisé avait besoin de l’abandon des réformes progressistes en cours dans la zone, et pour ce faire il a pris le contrôle des États à travers le contrôle de la dette.”

Mais personne n’a une idée claire, seulement des intuitions. “Il faut combiner faibles taux d’inflation et croissance économique”, entendu ! “Il faut développer de l’investissement publique pour accélérer la croissance économique”, d’accord, mais l’État est extraordinairement endetté et il est financé par le système bancaire international et ses mécanismes, comment échapper à ces pressions ?. “Il faut croire de nouveau en la politique”. Mais que fait-on dans un pays qui n’a pas de centre ?

Notre pays est dépourvu de centre. Le centre s’entend comme un ensemble d’opportunités des oligarchies régionales, ce n’est pas une position idéologique, une position politique ou une position programmatique. Dès lors, il nous faut répondre à cela. Si l’on n’a pas de réponses, cette crise peut se prolonger et le Brésil devenir une société des “trois tiers” : un tiers d’inclus, de consommateurs ; un autre dans la pauvreté, dans la survie ; et un dernier tiers hors-la-loi, appréhendé sous l’angle policier. Cette société des trois tiers peut résulter des réformes en cours au Brésil, suite à la décomposition complète du projet démocratique à la base de la constitution de 1988, qui n’était pourtant pas si sociale, mais qui connait aujourd’hui un brutal retour en arrière.

CTXT – Ce que vous nous avez décrit est schématiquement très proche de ce qui est arrivé en Europe : le  discrédit des partis, l’incapacité de la social-démocratie à proposer des solutions nouvelles pour affronter la pensée néo-libérale… Ne pensez-vous pas que le changement est impossible sans tisser une alliance internationale de gauche alternative capable d’obliger les partis classiques à se réformer ? N’est-il pas temps de construire une véritable alliance internationale qui puisse lutter contre la prégnance du néolibéralisme ?

Ce que vous dites est lié à l’impossible rénovation du système social-démocrate. Les transformations technologiques qui ont eu lieu ces dernières années (dans la production, les méthodes d’organisation du monde du travail…) ont complètement déstructuré la société de classes traditionnelle. Cette dissolution a fini de liquider les sujets politiques capables de négocier les pactes sociaux-démocrates dans les pays développés. Les pactes sociaux-démocrates sont fondés sur une relation contractuelle claire : d’un côté, la bourgeoisie industrielle, de l’autre, les ouvriers organisés. Cette relation a eu pour résultat, dans l’ensemble des sociétés, l’État social, qui a prospéré pendant au moins 20 ans. Ces sujets ont disparu. La bourgeoisie industrielle n’a plus de volonté politique autonome et les ouvriers traditionnels, ceux de la seconde révolution industrielle, sont de moins en moins intégrés de manière horizontale dans leurs catégories professionnelles, dans leurs désirs et leurs besoins… Ils sont de plus en plus différenciés. L’absence de sujets pour négocier les pactes sociaux-démocrates se reflète aussi dans l’organisation des partis sociaux-démocrates qui, à une époque, avaient tendance à aller vers la gauche. Ce n’est plus le cas désormais.

“Il n’existe plus de politiques économiques purement nationales. La prophétie marxiste internationaliste a fini par se réaliser à travers le capital financier, et non dans l’union des travailleurs. C’est la bourgeoisie financière qui est finalement partie à l’assaut des cieux.”

Cela pose à la gauche des questions clés : Quels sont les sujets des transformations sociales ? Quels pactes sont nécessaires pour créer des majorités politiques ? Les partis comme le PT doivent répondre à cela, sans quoi ils ne font tout simplement pas de politique. L’alternative est celle de la subordination, dans laquelle il s’agit de négocier un peu plus ou un peu moins de néolibéralisme, mais pas un autre modèle social solidaire qui réduise les inégalités, qui en finisse avec la misère ou qui limite le capital financier. Sur le plan international, il s’agit non pas de rompre avec la globalisation, car la rupture est impossible, mais de réfuter une relation de dépendance pour arriver à une relation de coopération autodéterminée, à travers laquelle se dessinerait un nouveau projet national.

CTXT – Comment pourrait se réaliser la coopération avec l’économie globale dont vous parlez ?

Je vous donne un exemple : la Banque de Développement des BRICS, l’initiative la plus importante du gouvernement Lula est en train d’être démantelée. C’était un élément d’action dans le plan de l’économie globale qui pouvait agréger un groupe de pays et divers intérêts. Ce genre d’instrument est décisif. Il n’existe plus de politiques économiques purement nationales. Il y a une interdépendance des capitaux globalisés dans l’économie mondiale. La prophétie marxiste internationaliste a fini par se réaliser à travers le capital financier, et non dans l’union des travailleurs. C’est la bourgeoisie financière qui est finalement partie à l’assaut des cieux.

Le Brésil se prépare aux élections d’octobre

Lula et Dilma Roussef lors de la réélection de cette dernière en 2014 (Fabio Rodrigues Pozzebom/Agência Brasil)

Le Brésil connaît une importante crise politique depuis la destitution de la présidente de gauche Dilma Rousseff, issue du Parti des Travailleurs, en Août 2016. Son éviction, qui s’apparentait à un coup d’État institutionnel dans le cadre du scandale Petrobras, a permis à son remplaçant Michel Temer, inquiété dans plusieurs dossiers de corruption, de mener une politique néo-libérale des plus agressives à l’encontre du peuple brésilien. En Octobre 2018 auront lieu des élections qui seront donc capitales pour l’avenir du pays. Ce scrutin s’inscrit aussi dans une année riche en élections et en possibles changements politiques pour l’Amérique latine puisque en plus du Brésil, des élections présidentielles auront lieu également en Colombie, au Costa Rica, au Paraguay, au Mexique et au Vénézuela.


Dilma et Temer

Les Brésiliens sont las des scandales de corruption à répétition, et ils se sont montrés très combatifs face à la politique destructrice du Président Temer. En avril dernier, pas moins de 40 millions de grévistes étaient dans les rues de tout le pays pour s’opposer à ses projets austéritaires.

Si Dilma Rousseff a été destituée en août 2016, c’est officiellement pour avoir perpétué une pratique de maquillage des comptes de Petrobras, l’entreprise pétrolière publique brésilienne, dans le but de masquer l’ampleur de son déficit. Une manœuvre à la limite de la légalité qui n’impliquait cependant aucun enrichissement personnel de l’ancienne présidente brésilienne.

À l’inverse Michel Temer, le président brésilien depuis août 2016, a été inquiété plusieurs fois par des accusations de corruption le visant directement. Mais la Chambre des députés, qui avait déclenché la procédure de destitution de Dilma Rousseff, a cette fois-ci empêché la cour suprême brésilienne d’enquêter sur les accusations portées contre le nouveau président. Ainsi, bien que sa politique ne soit approuvée que par 3.4 % des Brésiliens interrogés en septembre 2017, et alors qu’il est accusé d’être impliqué dans des affaires de pots-de-vin, Michel Temer parvient malgré tout à se maintenir à la tête du pays pour mener à bien une politique de libéralisation agressive à l’encontre des conquêtes sociales des années 2000.

Le Congrès brésilien ayant empêché l’ouverture de toute enquête contre Temer, il n’existe à l’heure actuelle aucun moyen d’interrompre son mandat, qui s’achève le 1er Janvier 2019. Des élections auront lieu en Octobre 2018 afin de connaître le nom de son remplaçant, et surtout son orientation politique.

Lula et Dilma Roussef lors de la réélection de cette dernière en 2014 (Fabio Rodrigues Pozzebom/Agência Brasil)

 

L’actuel président brésilien a déjà exclu de se présenter à ces élections. Il sera âgé de 78 ans au moment du scrutin.  De plus son impopularité est sans précédent dans le pays en raison de sa politique antisociale et des soupçons de corruption qui pèsent sur lui. Cette situation rend inenvisageable toute candidature de sa part.

Michel Temer semble plutôt soutenir la candidature de Geraldo Ackmin son « ami », dont il estime qu’il possède « l’assurance et la sérénité » nécessaires pour le remplacer. Ce dernier est actuellement gouverneur de l’État de São Paulo et était déjà candidat aux élections brésiliennes en 2006 pour le PSDB (Parti de la Sociale-Démocratie Brésilienne, droite). Il était alors arrivé au second tour avant de s’incliner face à Lula.

Le retour de Lula

Quant à Lula, le prédécesseur de Dilma Rousseff, il a été à la tête du Brésil de 2003 à 2011. Il est, tout comme la présidente destituée, issu du Parti des Travailleurs, formation de gauche fondée en 1980 dans le sillage de la résistance à la dictature militaire. Lula fut le premier président brésilien de gauche depuis le coup d’État de 1964. Ses deux mandats présidentiels ont été marqués par de nombreux programmes sociaux (comme la « Bolsa familia », un programme d’allocations familiales supprimé par Temer en 2017) qui ont permis d’extraire plusieurs dizaines de millions de Brésiliens de la pauvreté.

Cela explique sans doute la grande popularité dont bénéficie encore l’ancien président au Brésil. Il arrive ainsi en tête d’un sondage de début décembre qui lui accorde 34 % des intentions de vote. Le processus de candidature est d’ailleurs déjà bien entamé. Des collectes de fonds ont par exemple été organisées afin de financer sa campagne. Pourtant, sa participation aux élections d’octobre reste incertaine : Lula a effectivement été condamné à 9 ans de prison pour corruption passive. Or, si la sentence est confirmée, il sera inéligible lors des élections. Sa candidature reste donc incertaine jusqu’au 24 janvier, date à laquelle la Justice brésilienne doit valider ou non la sentence.

Jair Bolsonaro, le « Trump brésilien »

Lula est suivi par Jair Bolsonaro, qui recueillerait quant à lui 17 % des suffrages selon le même sondage. C’est un candidat d’un nouveau genre dans le paysage politique brésilien : député de l’État de Rio de Janeiro, il multiplie les déclarations provocantes en faveur de l’ancienne dictature militaire, contre les femmes, les minorités indigènes ou encore les homosexuels. Il est donc régulièrement présenté par les médias étrangers comme le « Trump brésilien ». Il a effectivement bénéficié de l’élection de Donald Trump aux États-Unis, qui lui a permis d’attirer l’œil des médias et des analystes politiques, et se dépeint lui aussi en candidat anti-système.

Jair Bolsonaro est pourtant lui aussi l’objet de soupçons. Il a fait entrer trois de ses fils en politique et il est propriétaire avec eux de 13 biens immobiliers d’une valeur d’environ 15 millions de réaux brésiliens (soit un peu moins de 4 millions d’euros). Or, ils les auraient acquis à des prix environ 10 fois moins élevés que leur valeur réelle. De la même façon, des documents de la cour électorale brésilienne affirment que la famille Bolsonaro possède plusieurs voitures de valeur comprises entre 11 500€ et 26 900€ et des investissements financiers estimés à environ 435 000€. Un enrichissement qui pose des questions car à son entrée en politique en 1988 le candidat n’avait déclaré qu’un faible patrimoine, et il n’a pas eu d’autre activité que celle d’élu depuis lors. Selon le Conseil fédéral des agents immobiliers et le Ministère du Trésor Public, l’achat en 2008 de la maison dans laquelle vit le candidat Bolsonaro laisse des indices permettant de suspecter une opération de blanchiment d’argent. Un comble pour le candidat de la « vérité », qui dénonce une campagne de diffamation.

Marina Silva, la défenseure de l’Amazonie

Enfin, toujours selon le même sondage de décembre, Marina Silva arriverait en troisième position avec 9 % des intentions de vote. Originaire de l’État d’Acre, situé dans la forêt amazonienne, elle fait partie des adversaires acharnés de la déforestation. Elle a  été ministre de l’environnement de 2003 à 2008 pendant les deux mandats de Lula, avant de démissionner jugeant ne plus être en capacité de mener à bien l’agenda environnemental au sein du gouvernement.

Finalement elle a quitté le Parti des Travailleurs pour rejoindre le Parti Vert, parti écologiste brésilien, dont elle a été la candidate lors de l’élection présidentielle de 2010. Bien qu’elle ne se soit pas qualifiée pour le second tour face à Dilma Rousseff, Marina Silva avait alors recueilli pas moins de 19 % des voix. En 2013 elle a créé un nouveau parti écologiste, le Réseau Durabilité (Rede), mais s’est présentée sous les couleurs du Parti Socialiste Brésilien (PSB) un an plus tard. Au cours de ces élections de 2014, les sondages l’annonçaient au second tour pour faire face à Dilma Rousseff. En réalité, elle n’est encore une fois pas parvenue à passer le cap du premier tour et a recueilli 21 % des suffrages. Elle sera une nouvelle fois de la partie en octobre prochain. Elle a en effet annoncé sa candidature aux élections à venir pour le Réseau Durabilité le 2 décembre dernier.

Les contours du paysage politique des élections d’Octobre 2018 au Brésil se dessinent peu à peu. Cependant, tout est encore possible et rien n’est fixé pour le moment. Le nouveau procès de Lula, prévu le 24 Janvier prochain, pourrait déjà bouleverser la situation actuelle.

 

Au Brésil le mouvement social ne faiblit pas contre la politique néolibérale de Temer – Entretien avec un brésilien

©Kremlin

Depuis un peu plus d’un an le Brésil est le théâtre d’un drame politique qui n’en finit pas depuis la mise à l’écart de l’ancienne présidente Dilma Rousseff fin-Août 2016, dans le cadre du scandale de corruption du géant pétrolier public Pétrobras et l’accusation de maquillage des comptes publics pour cacher la dette du pays et pouvoir être réélue en 2014. Remarquons qu’une bonne partie des sénateurs ayant prononcés sa destitution sont eux-même sous l’œil de la justice brésilienne car soupçonnés de corruption. Embourbé dans de nombreux scandales, le nouveau gouvernement s’emploie à présent à détruire les conquêtes sociales brésiliennes. 

Michel Temer, l’ancien vice-Président de Dilma Rousseff et son allié au cours des élections de 2014, est devenu depuis fin-Août 2016 le nouveau président brésilien. Mais il est lui même inquiété par la justice dans plusieurs affaires de corruption. Le tribunal électoral brésilien a même été à deux doigts d’annuler il y a quelques jours l’élection de 2014 , au cours de laquelle il a été élu vice-Président aux côtés de Dilma Rousseff, pour des financements illégaux de leur campagne électorale provenant d’entreprises.

La substitution à Dilma Rousseff de Michel Temer n’avait donc rien d’une « opération nettoyage » contre la corruption des politiques brésiliens mais tout d’un coup d’état institutionnel et d’un règlement de comptes entre deux anciens alliés devenus rivaux. Pour mieux comprendre la situation politique au Brésil, mais aussi le mouvement social qui est très actif et a même réussi le 28 Avril dernier à faire descendre 40 millions de Brésiliens dans les rues lors d’une grève générale et a appelé à une nouvelle journée de grève ce 30 Juin, nous avons interrogé un brésilien impliqué dans la lutte contre le gouvernement néolibéral de Michel Temer qui, depuis sa nomination, s’emploie à détruire les conquis sociaux.

LVSL : Peux-tu te présenter rapidement pour nos lecteurs ? Qui es-tu ? Que fais-tu dans la vie ? Es-tu engagé politiquement, syndicalement ?

Je m’appelle Francisco Arruda, j’ai 20 ans, je suis étudiant en dernière année d’Histoire à l’Université fédérale du Ceará. Je suis associé au Parti Communiste du Brésil (PcdoB) et au collectif étudiant Union de la Jeunesse Socialiste (UJS). Je n’ai pas grandit dans Fortaleza, la ville principale de l’État du Ceará, mais dans l’intérieur des terres, de telle façon qu’en plus du mouvement étudiant j’agis aussi dans le sertão* pour la défense des agriculteurs, pour cela je suis en contact avec l’actif Mouvement des Travailleurs sans Terre (MST) qui est, au Brésil, la référence dans la lutte pour la Réforme Agraire.

* Zone géographique du Nordeste du Brésil éloignée des centres urbains, sorte de campagne semi-aride brésilienne.

LVSL : Tes engagements politiques et syndicaux te poussent donc à te positionner en permanence sur la politique menée par le gouvernement brésilien, est-ce que tu faisais déjà partie de l’opposition à la politique de Dilma Rousseff, si oui, pourquoi ?

D’une certaine manière oui, mes engagements me poussent à tenir cette posture.

Avant de répondre à la deuxième question, je crois qu’il est important de faire un bref résumé de la situation dans laquelle nous vivions entre 2014 et la chute de Dilma : lors de l’élection présidentielle (de 2014 – ndlr), il y avait 2 candidats principaux, Dilma et Aécio* (*Aécio Neves, président du PSDB, Parti de la Social-Démocratie Brésilienne – ndlr). Les deux avaient des projets extrêmement différents l’un de l’autre. Dilma fut réélue avec 51% des voix, une légère différence de nombre de voix par rapport à Aécio. Quand elle a été réélue tout le monde attendait un gouvernement encore plus combatif contre l’avancée des idées néolibérales.

Mais à la place de ça elle s’est tirée une balle dans le pied : Dilma a adopté le programme de Aécio. Des mesures impopulaires ont été prises comme des coupes budgétaires dans certains domaines qui étaient auparavant privilégiés, et une équipe économique néolibérale a été nommée, ce qui a entraîné, y compris parmi ses alliés, des critiques sévères de son gouvernement. Quand la classe aisée est descendue dans les rues pour soutenir l’impeachment, avec des slogans tels que “Dehors Dilma”, “Dehors Lula”, “Dehors le Parti des Travailleurs”, Dilma n’avait plus le soutien du peuple et des classes populaires pour résister à une telle pression, tout cela en raison des mesures prises au début du second mandat. Et avec seulement 10% d’approbation populaire son gouvernement est tombé.

Non seulement le mouvement étudiant mais tous les mouvements sociaux, syndicaux et les autres organismes de lutte connaissaient déjà d’avance le groupe politique duquel provenait le vice-président Temer et étaient conscients également des intérêts qui se cachaient derrière l’impeachment. On pouvait donc d’office se déclarer contre le nouveau gouvernement et sa politique. Après tout, ni moi, ni la majeure partie des mouvements sociaux existants ne nous sommes positionnés contre le gouvernement de Dilma. Oui, nous avons bel et bien protesté pendant son second mandat contre les coupures de budget dans l’éducation et nous avons fait de nombreuses critiques. Mais nous n’avons pas empêché l’ouverture du processus d’impeachment, nous croyions que quand ce processus commencerait, là oui nous aurions le gouvernement populaire que nous voulions, en croyant que nous avions toujours la majorité au parlement.

Mais quand tout a commencé nous avons compris l’abysse dans lequel se trouvait le Brésil. Tout est devenu clair et évident quand des enregistrements audios de personnes liées à Michel Temer proposant ouvertement un “accord national” pour mettre de côté Dilma et l’imposer lui, le tout avec l’appui de la Cour Suprême et du Parlement ont filtré : ce qui arrivait n’était rien de moins qu’un coup d’état institutionnel et l’impeachment n’était que le scénario dans lequel se jouait cette pièce politique et ses nombreux actes.

De plus, personnellement, je ne me suis pas placé contre le gouvernement de Dilma car je suis aussi un fils des programmes sociaux développés par le gouvernement du PT (Parti des Travailleurs): le nom par lequel on m’appelle, Gilmar, est un hommage posthume à un de mes frères qui est mort de maladie lors d’une période l’état ne s’intéressait pas au peuple, il n’a donc pas eu accès aux soins. Moi je n’ai pas eu ce genre de problème, mais mes frères ont connu la faim. Mon père et ma mère ont du faire face à de grands défis pour s’occuper de leurs 9 enfants, en plus des enfants du premier mariage de mon père. Les programmes du gouvernement de Lula (président du Brésil de 2003 à 2011, issu du Parti des Travailleurs – Ndlr) ont sorti des millions de personnes de la misère et nous ont donné des conditions de vie dignes. J’ai lutté à la campagne et dans le cadre du mouvement étudiant depuis que je suis entré à l’université afin que ces programmes puissent s’étendre et s’améliorer. Maintenant je dois lutter pour qu’ils ne soient pas démantelés par le gouvernement actuel.

LVSL : La question suivante concernait justement les différences entre Dilma et Michel Temer. Tu nous as déjà fourni de nombreux éléments de réponse en pointant certaines mesures néolibérales promulguées d’abord pendant le second mandat de Dilma Roussef puis poursuivies par Michel Temer. Mais dans quelle mesure cette politique a-t-elle été amplifiée ?

En premier lieu, à la tête d’un gouvernement qui est le fruit d’un coup d’état et ayant un accord avec le grand capital rentier, qui a patronné ce coup d’état, Michel Temer avait déjà montré ce qui allait advenir. Ensuite dès son arrivée au gouvernement il a proposé des réformes dans l’éducation, le droit du travail et la protection sociale. L’éducation avait été jusque là un domaine de grande réussite pour avoir facilité un accès à l’enseignement supérieur jamais vu dans l’histoire du Brésil, en 13 ans de gouvernement* (*durée cumulée des mandats de Lula et de Dilma, ndlr) 18 universités fédérales publiques de qualité ont été créées et chaque année les résultats s’amélioraient. A la fin du gouvernement de Dilma, comme je l’ai dis, des coupures ont été annoncé dans l’éducation. Dilma les a annoncé, Temer les a réalisé, et même de façon bien pire que ce qui était annoncé : un projet de son équipe économique et approuvé par le parlement gèle pour 20 ans les dépenses du gouvernement fédéral, ce qui implique de nouvelles régressions dans l’éducation, la santé, les infrastructures, la sécurité, etc.

Tout cela, selon lui, pour empêcher que le pays ne se ruine financièrement. Il pointe la protection sociale, mais il occulte que 45 % du budget général de l’Union sert à payer les intérêts de la dette publique. De plus le pétrole, principalement le pre-sal* (* réserves pétrolifères présentes sur le littoral brésilien), est livré aux entreprises étrangères sous forme de vente d’actifs et de domaines d’exploitation, Petrobras vend aussi ses participations à cette exploitation. Si ce partage du pre-sal continue, il représentera un manque à gagner de 480 milliards de reais brésiliens (soit un peu plus de 128,5 milliards d’euros) sur 15 ans selon la Chambre des Députés. Autant d’argent qui aurait pu servir à financer l’éducation ou la santé. De plus dans les appels d’offres actuels le gouvernement ne convoque pas les entreprises nationales en prétextant qu’ « elles sont toutes impliquées dans des cas de corruption dans le cadre du Lava Jato* » (* lavage express en Français, opération anti-corruption en cours depuis 2014i). De la même façon on a appris récemment que le Brésil pourrait posséder 98 % des réserves de Niobium* de la planète (* métal rare qui entre dans la composition de nombreux alliages d’aciers), mais cette richesse naturelle est elle aussi menacée.

La protection sociale est un autre grand combat que nous essayons à gauche de bloquer. Le gouvernement tente d’adopter une contre-réforme de la sécurité sociale qui rendrait la retraite quasiment inaccessible. Quant à la réforme du travail, il veut réduire le rôle et l’importance des syndicats, mettant au même niveau pour « négocier » l’ouvrier pauvre et le grand bourgeois, comme s’ils étaient dans les mêmes conditions. Il tente aussi de faire adopter la loi de tertiarisation, qui met fin aux garanties salariales et permet au patron de réduire les salaires. Un député allié au gouvernement a même proposé que les travailleurs agricoles soient payés en nature (repas et vivres) comme c’était le cas avant le gouvernement de Lula.

Ce que nous subissons est un cas sérieux de perte de notre souveraineté nationale, que ce gouvernement, qui a à nouveau été accusé de corruption le 26 Juin dernier, continue de mettre en place.

LVSL : Quelles sont les moyens qu’ont les Brésiliens pour combattre cette politique ? Et quelles sont les perspectives ?

Le parti et les mouvements sociaux dont je fais partie donnent une grande importance au débat et à la formation dans les organisations de base. De cette façon nous faisons constamment l’analyse de la conjoncture, ce qui est actuellement très important, au Brésil et dans le monde, en raison des altérations du scénario politique. Ainsi nous nous proposons de pointer les chemins et les possibilités : le départ de Temer est notre mot d’ordre actuel, mais nous regardons au-delà ce qui se dessine à l’horizon. Temer parti nous devrons lutter pour que soient organisées des élections directes. Nous savons qu’il y a une opposition à ce projet dans les médias locaux (principalement TV Globo, grand soutien du putsch, qui essaie maintenant d’imposer pour des élections indirectes au parlement un politique de droite : Tasso Jereissati). Les parlementaires de gauche, eux, soutiennent aussi l’organisation d’élections directes. Mais dans cette lutte notre meilleur allié est le peuple brésilien qui a été, lors des deux dernières années, très passif à tout cela. Aujourd’hui il reprend la parole dans différents espaces et critique le gouvernement Temer, on peut dire qu’il y a une tendance de fond à revenir vers la gauche il n’y a plus autant d’aversion pour la politique et nous voyons tout un tas de petites actions qui montrent sa résistance. Ce que nous avons vu le 28 Avril était un exemple de cela, le peuple est descendu spontanément dans la rue. La méthode du mouvement est non seulement la conscientisation populaire mais aussi de faire mal au porte-monnaie de l’élite bourgeoise, et ça, nous savons le faire.

Nos perspectives sont qu’une grande pression populaire, même si les parlementaires disent qu’elle n’existe pas, se mette en œuvre avec la plainte actuelle contre Michel Temer, avec le soutien des masses, des centrales syndicales et des grands secteurs de la société civile comme l’Ordre des Avocats du Brésil (qui présente déjà une demande d’impeachment au parlement) et la CNBB (Conférence Nationale des évêques du Brésil) qui ont déjà manifesté contre le gouvernement actuel. Nous sommes bien plus forts avec ces soutiens, ce que nous souhaitons est établir un front large unifiant la gauche et les forces progressistes dans un même projet national pour le retour de la croissance économique et le rétablissement des programmes sociaux et faire revenir le Brésil sur la scène internationale comme une nation souveraine. Cela veut donc dire annuler les mesures rétrogrades du gouvernement actuel et commencer à discuter au parlement de nouvelles réformes (fiscales, politiques, éducatives, etc.) qui soient en accord avec les demandes des mouvement sociaux, pour que la prochaine législature commence par ces réformes.

LVSL : Merci beaucoup pour ton témoignage !

Crédit photo : ©Kremlin

Brésil : Temer fait exploser la déforestation en Amazonie

©Michael Gäbler. Licence : Creative Commons Attribution 3.0 Unported license.

Depuis 1970, si l’on s’arrête à la déforestation légale, la forêt amazonienne a perdu 750.000 kilomètres carrés, soit une superficie supérieure à la taille de la France. Si le bilan de Dilma Roussef dans le domaine n’est pas fameux, l’arrivée de Michel Temer à la tête du Brésil a fait exploser la déforestation. Des conséquences terribles en perspective pour la biodiversité, les écosystèmes et l’émission de gaz à effet de serre.

En août dernier, l’officialité célébrait le coup d’État constitutionnel qui renversait la présidente Dilma Roussef pour installer Michel Temer à la tête de l’État. Les mêmes sont beaucoup moins volubiles aujourd’hui. On les comprend. Il faut dire que les Brésiliens déchantent. Dimanche, ils sont descendus dans les rues suite à l’ouverture d’une enquête de la Cour suprême contre le président brésilien pour « corruption passive », « obstruction à la justice » et « participation à une organisation criminelle ». Un enregistrement récent laisse penser que Michel Temer a acheté le silence d’Eduardo Cunha, l’ex-président de la Chambre des députés, condamné à quinze ans de prison pour corruption. L’opération Lava Jato (“lavage express”) a permis de découvrir l’étendue de la corruption : le système de pots-de-vin s’étend jusqu’aux caciques du parti du président et touche son allié social-démocrate. Plusieurs ministres brésiliens sont mis en cause. Temer est également suspecté d’avoir reçu 10 millions de reais (3 millions d’euros) en pots de vin. En plus de ces accusations de corruption qui se précisent de plus en plus, Temer a lancé une offensive de guerre de classe pour casser le code du Travail brésilien et pour s’attaquer aux pensions de retraite des Brésiliens.

Une hausse historique de la déforestation en Amazonie !

Mais le pire est encore à venir. Sur la seule année 2016, la forêt amazonienne brésilienne a perdu  8 000 kilomètres carrés, soit un bond de 29% par rapport à l’année précédente. Cela représente la superficie de la Corse ! D’autant que ce chiffre n’englobe que la déforestation légale. En rajoutant la déforestation illégale, la forêt a perdu l’équivalent de la superficie de la France.  En 2015 déjà, la déforestation avait augmenté de 16% avec 5 831 km² de forêt rasés. Depuis 1970, ce sont 750.000 kilomètres carrés de forêt qui ont disparu. C’est une superficie supérieure à la taille de la France.

Pourtant, après le pic himalayesque de 2004 (plus de 27 000 km² détruits), le gouvernement avait mis en place un plan de «prévention et le contrôle de la déforestation ». Résultat : la déforestation avait atteint sa plus faible hausse en 2012, avec 4.571 km² de forêts rayés de la carte. C’est en 2012 que tout se complique. Selon Marcio Astrini, responsable de Greenpeace au Brésil, c’est à ce moment là que le gouvernement de Dilma Roussef renonce aux amendes pour la déforestation illégale, et abandonne les aires protégées. Le gouvernement va jusqu’à avancer que l’arrêt  de toute déforestation illégale pourrait être repoussé après 2030, contrairement à ce qui était prévu. À partir de 2012 donc, la déforestation repart à la hausse. Il faut dire que tout était fait pour : réforme du code forestier pour faciliter les autorisations de déforestation et amnistie pour de nombreux coupables de déforestation illégale. Beaucoup de responsables politiques ont utilisé les améliorations obtenues entre 2004 et 2012 pour justifier un assouplissement des règles.

Temer et le lobby de l’agrobusiness passent les lois protectrices de l’environnement à la sulfateuse !

Si les premiers reculs ont été enregistrés en 2012, c’est avec l’arrivée de Temer au pouvoir et avec l’entrée des “ruralistas” (représentants du lobby de l’agrobusiness) en masse au parlement que tout se décompose. Ils tiennent 40 % des sièges au Parlement. Plusieurs leaders de ce bloc occupent des postes importants au gouvernement. Blairo Maggi, dont la famille est le plus gros producteur de soja au monde (son expansion compte parmi les premiers facteurs de déforestation) occupe ainsi le poste stratégique de ministre de l’Agriculture.  Selon Philip Fearnside, chercheur à l’Institut national de recherche en Amazonie, «Le Brésil vit des heures effrayantes. Avec la récession, les forces politiques conservatrices s’alignent pour démanteler des protections environnementales et sociales vitales qui pourraient exposer le pays et une grande partie de l’Amazonie à de graves dangers.»

D’après Fearnside, c’est loin d’être terminé. «Tous les indicateurs le montrent. Il y a de plus en plus d’investissements dans la forêt amazonienne. Les projets d’infrastructures en cours encouragent la spéculation sur ces terres. Leur valeur monte énormément quand on construit une route dessus ou à proximité.» D’autant que les prix du soja et du boeuf augmentent, ce qui rend l’expansion des terres agricoles plus rentable. La prophétie est en passe de se réaliser. Prochain coup de canif à l’ordre du jour : la réduction des espaces protégés. Plus d’un million d’hectares sont menacés. Un amendement constitutionnel devrait permettre la construction de barrage ou de routes en déposant une seule étude d’impact, quels que soient ses résultats. Seule une étape administrative sera demandée pour obtenir l’autorisation de déforester. Au passage, le délais accordés aux agences environnementales pour juger le dossier a été raccourci. Sans réponse dans les délais, l’autorisation est réputée accordée. Visiblement, les coups étaient préparés : «La majorité de ces lois ont été introduites en 2016, au moment de la procédure de destitution de Dilma Rousseff, entre mars et août, indique Philip Fearnside. Durant cette période, tous les sénateurs étaient concentrés sur l’affaire. Il a été facile pour les “ruralistas” de faire passer leurs lois rapidement. Certaines attendaient dans les tiroirs depuis trente ans.»

La surproduction de soja, l’élevage intensif et la construction d’infrastructures en plein milieu de la forêt sont parmi les premières explications de cette folie dévastatrice. Ainsi, une autoroute doit permettre de relier Manaus, au cœur de l’Amazonie, à Porto Velho, dans «l’arc de la déforestation», zone où la forêt est déjà très entamée. Un route va traverser l’Amazonie sur 1 800 kilomètres. Ces routes vont ouvrir la moitié de l’Amazonie aux investissements et aux camions remplis de soja (vous voyez le lien avec le ministre de l’agriculture ?) qui rejoindront les ports du bassin de l’Amazone. Plusieurs barrages vont également être construits le long du fleuve.

Comme les industriels de l’agrobusiness ne sont jamais rassasiés, ils vont profiter de leur position de force pour s’attaquer au Cerrado, une région de savane qui occupe 20 % du Brésil. «Il est beaucoup plus facile d’obtenir des autorisations pour déboiser dans le Cerrado, décrit Cristiane Mazzetti, responsable du programme sur l’Amazonie brésilienne à Greenpeace. Seulement 20 % de la zone est protégée.» D’autant que cette zone pourrait encore se réduire.

Une lutte à mort avec les militants écologistes

Premières victimes de cette passion morbide : les peuples autochtones (1,5 million de personnes au Brésil). Regroupés sous les couleurs du mouvement Terra Livre, ils mènent la lutte : près de 3 000 d’entre-eux sont allés à Brasília pour demander au gouvernment de cesser cette politique infâme. L’enjeu est de taille. La lutte également : c’est la plus grande mobilisation indigène depuis 30 ans. Le gouvernment, lui aussi, a déployé l’artillerie lourde. Selon l’ONG Global Witness, le Brésil est le pays le plus dangereux pour les militants écologistes. Entre 2010 et 2015, 207 sont morts (principalement des autochtones). Résultat, le gouvernement a réussi à instiller la haine entre les autochtones et les autres agriculteurs. Le 30 avril, 200 fermiers brésiliens ont attaqué à la machette des membres de la communauté gamela. Certains ont perdu leurs mains et leurs pieds. Pour enfoncer le clou,  les «ruralistas» souhaitent transférer au Parlement (au sein duquel ils sont presque majoritaires) le pouvoir de création de nouvelles réserves autochtones car elles sont les plus protégées. Au passage, le ministère de l’Environnement a perdu 51 % de son budget. Pour finir le tableau, la Fondation nationale de l’Indien a vu sont budget amputé de la même manière. Quant à son directeur, il a été purgé pour désaccord avec le ministre “ruralista” de l’agriculture.

Cela va sans dire, cette déforestation détruit un nombre immense de formes de vie et massacre les écosystèmes d’une zone accueillant l’une des biodiversités les plus riches et les plus splendides au monde. Quant aux conséquences sur les émissions de GES, elle sont terribles. Selon deux études internationales, la destruction de la végétation tropicale serait responsable de l’émission de 3 milliards de tonnes de CO2 par an. Soit un dixième des émissions planétaires. Autant dire que l’objectif brésilien de réduire de 43% ses émissions de GES d’ici 2030 paraît bien loin.


Sources : https://www.lesechos.fr/03/12/2016/lesechos.fr/0211551463981_foret-amazonienne—la-deforestation-a-augmente-de-29–en-2016.htm#m5rrpe8QrI4ITGLz.99

http://www.liberation.fr/planete/2017/05/11/au-bresil-la-foret-fait-les-frais-du-virage-politique_1568951

https://reporterre.net/La-deforestation-en-foret-amazonienne-a-augmente-de-29-en-2016

http://abonnes.lemonde.fr/ameriques/article/2017/05/22/au-bresil-la-mobilisation-s-affaiblit-mais-pas-les-ennuis-de-michel-temer_5131415_3222.html

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