Comment le PS s’est technocratisé pour conquérir le pouvoir

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Jacques Attali, Pierre Mauroy, Michel Rocard, Jean-Pierre Cot et Jacques Delors autour de François Mitterrand. Photo prise par Alain Longeaud pour le magazine l’Expansion, 1976. Capture d’écran : http://www.pressesdesciencespo.fr/fr/livre/?GCOI=27246100656020

La peur du saut dans l’inconnu. Cette appréhension a longtemps barré la route du pouvoir à la gauche. Dans les années 1970, le Parti Socialiste s’est engagé de manière résolue dans une stratégie de conquête du pouvoir. Mais sa réputation d’incompétence économique continuait de lui coller à la peau. Pour corriger cette image et apparaître légitime à gouverner, François Mitterrand a su mettre en place une stratégie de respectabilisation en recrutant des experts économiques capables de contester au camp giscardien le monopole de la compétence économique. Un moment historique dont toute force politique qui prétend à l’exercice de la responsabilité suprême se doit aujourd’hui de tirer des leçons.


“Nous sommes passés, comme vous le savez, pour le Deutsche Mark… pouvez vous me dire les chiffres ?” bafouille Valéry Giscard d’Estaing dans le débat qui l’oppose, le 5 mai 1981, à François Mitterrand lorsqu’il lui demande le taux de conversion du Mark. Celui-ci lui rétorque, froidement, “je ne suis pas votre élève”. Le président sortant, lunettes carrées sévèrement vissées sur le visage et le nez dans ses notes, peine cependant à convaincre lorsqu’il essaie de coincer son adversaire sur sa méconnaissance des dossiers. Mitterrand a fait du chemin depuis leur précédent duel de 1974. Il a su corriger l’image d’incompétence économique qui collait à la peau du Parti Socialiste depuis des années. Il a derrière lui une cohorte d’experts économiques et un programme solide. Dix ans après le congrès d’Epinay, le Parti Socialiste est métamorphosé et fin prêt à conquérir le pouvoir. A la fin des années 1960 pourtant, la gauche non-communiste est en miettes. Éparpillée et décrédibilisée, elle s’engage dans un travail de reconstruction et de respectabilisation.

Reconstruire la gauche

A l’élection présidentielle de 1969, le candidat socialiste Gaston Defferre réunit à peine 5% des suffrages. Face à lui, le Parti Communiste de Jacques Duclos réalise le meilleur score de son histoire avec 21% des voix. Mitterrand lui, n’était pas candidat. En 1965 il avait réussi à mettre De Gaulle en ballottage, mais quatre ans plus tard, il n’est plus que le président de la Convention des Institutions Républicaines, petite organisation qu’il intègre à la plus large Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS) dont il prend la tête. La SFIO quant à elle, est sur le déclin. Le parti de Jean Jaurès a soutenu du bout des lèvres le tandem formé par Gaston Defferre et Pierre Mendès-France, lequel s’est engagé dans une stratégie au centre qui l’a conduit à l’échec. Étouffée entre le nouveau Premier Ministre Jacques Chaban Delmas et son projet social de “nouvelle société” d’une part et le puissant Parti Communiste d’autre part, la gauche socialiste peine à s’aménager un espace.

Moins compétents que les partis de gouvernement, moins marxistes que les communistes, le logiciel économique socialiste est en panne, incapable de se réinventer après le vide intellectuel laissé par le passage de Guy Mollet au gouvernement. Face à l’hégémonie marxiste à gauche, les socialistes ne disposent pas d’un corpus économique homogène. Plusieurs courants s’affrontent. Les keynesiano-mendésistes d’abord, les régulationnistes keynésiens (dont on peut dire qu’ils s’accordent sur l’essentiel avec les premiers) ensuite et un pôle plus marxisant incarné par le CERES de Jean-Pierre Chevènement. Le CERES, fondé en 1966 par trois énarques, Jean-Pierre Chevènement, Didier Motchane et Alain Gomez, dispose d’un quasi monopole sur l’expertise économique chez les socialistes – au point que Pierre Mauroy verra en lui “un parti dans le parti”. Proche des idées marxistes et de la théorie du Capitalisme Monopoliste d’Etat d’inspiration léniniste, le CERES aide François Mitterrand à “remarxiser” le discours socialiste dans le but de faciliter le rapprochement avec le PCF.

A la fin des années 1960 et au début des années 1970, les questions économiques font office de variable d’ajustement au service de la convergence politique. L’objectif de F. Mitterrand est simple : faire l’unité de la gauche et nouer une alliance avec les communistes. Politique d’abord, l’économie passe après. Cette stratégie aboutit à la signature du “programme du 14 juillet 1967” entre la FGDS et le PCF, avant que les événements de 1968 et la répression du Printemps de Prague ne viennent compliquer les relations entre les deux appareils. Cinq ans plus tard, le 27 juin 1972, le processus de rapprochement aboutit de nouveau et permet la signature du Programme Commun de gouvernement entre les communistes et le Parti Socialiste nouvellement fondé. Le PS, créé au congrès d’Issy-les-Moulineaux de 1969 et dont Mitterrand a pris la tête en 1971 au congrès d’Epinay sur la promesse de rupture avec le capitalisme, renonce à une culture partisane marquée par le remord du pouvoir et affiche son ambition de conquête des institutions. Il va trouver la réponse à l’essoufflement de son logiciel politique dans une époque qui aime les idées.

Les années 1968 engendrent une ébullition intellectuelle qui touche également le milieu de la réflexion économique. L’idée d’autogestion est ainsi propulsée sur le devant de la scène. Portée principalement par la CFDT (dont la ligne était alors autrement plus radicale qu’aujourd’hui) et par le Parti Socialiste Unifié (PSU) de Michel Rocard qui porte un programme révolutionnaire assumant le recours éventuel à la violence pour conquérir le pouvoir. Ces deux organisations influencent le débat à Gauche et se placent en héritières des expériences démocratiques du mois de mai. Ces années 1968 sont marquées par la grève autogestionnaire des “Lip”, par le Chili d’Allende et par la Yougoslavie de Tito. Trois exemples pris pour modèles par les partisans de l’autogestion. Si les communistes sont réticents à toute incorporation des revendications autogestionnaires, jugées gauchistes et qui n’ont de sens pour eux que dans le cadre de la construction du socialisme, les socialistes sont quant à eux davantage réceptifs. François Mitterrand joue habilement du thème de l’autogestion et lui accorde une place pour se rapprocher des gauches dissidentes et tenter de déborder le PCF par sa gauche. La greffe autogestionnaire, cependant, n’est que superficielle, et répond avant tout à des impératifs tactiques. En ce début des années 1970, le débat économique à gauche est structuré par un triangle idéologique : 1) planification démocratique, 2) nationalisations, 3) autogestion. La politique commande à l’économie et cet équilibre est réajusté par les socialistes au gré des évolutions stratégiques.

C’est dans cette optique tactique que Mitterrand accepte d’allonger la liste des entreprises à nationaliser. Pour obtenir la signature du programme commun, il cède du terrain et accède aux demandes des communistes. Une fois l’union de la gauche réalisée, il a les mains libres pour organiser le recentrement du Parti Socialiste.

Le virage expert

Les années 1973 et 1974 marquent un tournant. La progression du Parti Socialiste sur le plan politique lui permet d’engager un virage sur le plan économique. Aux élections législatives de 1973 en effet, le PS obtient 89 députés contre seulement 73 pour le PCF – bien que celui-ci ait obtenu davantage de voix. Surtout, c’est l’élection présidentielle de 1974 qui est décisive. Valéry Giscard d’Estaing l’emporte d’une très courte tête face à François Mitterrand, ce qui confère à celui-ci une carrure présidentielle et lui permet de dominer son partenaire communiste. Sur le plan économique, le choc pétrolier rend caduc un programme fondé sur des estimations de croissance de 8%. Pour asseoir la crédibilité de son projet, Mitterrand prend ses distances avec le programme commun et bouleverse son parti de l’intérieur. Le 8 avril 1974, il annonce le nom de celui qui sera chargé de superviser ce virage : Jacques Attali.

Sorti major de Polytechnique, classé 3ème à l’ENA, passé par Sciences Po et l’école des Mines, Jacques Attali est un jeune universitaire de 28 ans, plus habitué aux bancs des grandes écoles qu’aux salles de congrès. Chercheur à l’IRIS et professeur à Dauphine, il est l’artisan d’une réactualisation de la tradition keynésiano-mendésiste et régulationniste par l’injection d’idées nouvelles. Les travaux de l’économiste John K. Galbraith, du sociologue Alain Touraine et du philosophe Herbert Marcuse nourrissent son manuel L’anti-économique publié en 1975 avec Marc Guillaume. A partir de 1974, J. Attali dirige tout et contrôle tout.

“L’heure est à la transformation du département des études en arsenal intellectuel de la machine de guerre électorale qu’est en train de devenir le Parti Socialiste”

Il réalise la fusion des courants keynésiano-mendésiste et régulationniste keynésien. Au même moment, le CERES marxisant de Jean-Pierre Chevènement est mis à l’écart. Mitterrand dénonce en 1973 un groupe accusé de vouloir “faire un faux Parti Communiste avec de vrais petit-bourgeois”. L’heure est à la transformation du département des études en arsenal intellectuel de la machine de guerre électorale qu’est en train de devenir le Parti Socialiste.

Sous la férule de Jacques Attali, les experts économiques affluent. Les cadres du PS jouent les chasseurs de têtes. Pierre Joxe fait fonctionner ses réseaux au Conseil d’Etat et à Sciences Po, Jean-Pierre Chevènement fait jouer ses contacts à l’ENA et au ministère des finances. Jacques Delors et Michel Rocard recrutent également tous azimuts au ministère des finances et à la CFDT. Attali enfin, intègre de nombreux chercheurs de l’IRIS et recrute à Polytechnique et dans la haute administration.

Les profils de ces experts sont multiples. Ils se regroupent en courants : les mitterrandistes d’un côté, autour desquels gravitent les deloristes et les mauroyistes, le CERES plus à gauche et les rocardiens enfin. Dans son livre Le socialisme français et l’économie (1944-1981), Mathieu Fulla identifie plusieurs types d’experts. Les hauts fonctionnaires, principalement issus de l’ENA et du ministère des finances forment le gros des troupes. A eux seuls, ils représentent 40% des experts mitterrandistes (34 individus), 52% des économistes du CERES (23 individus) et 41% des rocardiens (19 individus). A leurs côtés, on trouve des universitaires : 19% pour le pôle mitterrandiste, 7% pour les chevènementistes et 9% pour les rocardiens. Enfin, on compte bon nombre d’experts issus du mouvement syndical, de permanents politiques, de chefs d’entreprises et de cadres du privé qui apportent une approche davantage micro-économique et plus proche des réalités du terrain. Si des courants économiques existent au PS, ils n’affaiblissent pas pour autant la structure du parti. François Mitterrand joue habilement des divisions, organise la rivalité entre les commissions et les personnes, et accroît la compétition.

Ces hommes – les femmes ne représentent qu’environ 3% des économistes du PS – sont encadrés par des politiques experts, c’est-à-dire des acteurs politiques dont la formation économique leur permet de superviser les différentes commissions et de politiser les travaux. Parmi eux, Pierre Joxe, J-P Chevènement, André Boulloche, Jean Pronteau, Michel Rocard ou Laurent Fabius, ont pour tâche de traduire les rapports et les notes dans un langage plus politique, moins technique, et partant, plus accessible au grand public. Aux côtés de ces politiques experts, on trouve les jeunes loups de François Mitterrand. Pour l’essentiel énarques, passés par Sciences Po, ils constituent le premier cercle des “conseillers du Prince”. Beaucoup sont passés par la direction de la Prévision et par le Plan, départements qui sont surreprésentés par rapport à l’Insee (où le Parti Communiste recrute davantage que le PS), au Budget et au Trésor. Dans leur conquête des grands corps d’Etat, les socialistes peinent néanmoins à recruter des inspecteurs des finances, élite de la haute administration qui reste fidèle au camp giscardien.

La légitimation économique du Parti Socialiste passe également par la multiplication des liens avec les milieux patronaux. François Mitterrand ne s’appuie pas seulement sur les commissions économiques du PS et les court-circuite en faisant appel à des canaux d’expertise parallèles. Outre ses énarques et ses conseillers du premier cercle, il active des contacts noués avec des chefs d’entreprise comme André Bettencourt, François Dalle, Roger-Patrice Pellat ou Jean Riboud, PDG de Schlumberger. Michel Rocard, de son côté, ne fonctionne pas autrement. Le rocardien Robert Chapuis rapporte ainsi qu’existait un “groupe des Arcs” qui rassemblait des chefs d’entreprise amis de Michel Rocard au moment des sports d’hiver.

“En quelques années cependant, la reconnaissance de l’économie comme science du réel s’est opérée.”

Certains, à l’instar de Jean Poperen, dénoncent la dérive social-technocratique du Parti Socialiste, mais rien n’y fait, le recrutement d’experts et la professionnalisation des cadres s’accélèrent. Les commissions se multiplient, notes et rapports s’entassent sur les bureaux et le premier cercle des experts de François Mitterrand peine à synthétiser les travaux tant ils sont nombreux. Libération note ainsi dans un article du 14 février 1978 au titre évocateur (“La technostructure”) : “dix-sept commissions subdivisées en cent quarante et un groupes suffisent à peine à éponger le flot des militants qui désirent participer aux études du parti”. Et les résultats sont là.

Les journalistes soulignent le sérieux économique du travail effectué par le Parti Socialiste, plusieurs chefs d’entreprises apportent publiquement leur soutien à François Mitterrand et ce dernier peut contester au camp giscardien le monopole de l’expertise économique. Les hauts commis d’Etat passent à gauche. Ainsi, en mars 1976, Jean-Pierre Fourcade, ministre des finances de Valéry Giscard d’Estaing, sort furieux des studios d’Antenne 2 où il débattait avec F. Mitterrand, après qu’il a constaté que celui-ci disposait des mêmes chiffres et des mêmes notes que ses services.

La centralité nouvelle de l’économie

Si ce virage expert s’opère dans le cadre du programme commun, il n’en reste pas moins qu’il en prépare la rupture. Celle-ci interviendra en 1977, cinq ans après sa signature. Le Parti Communiste est siphonné, et le Parti Socialiste fin prêt à conquérir le pouvoir.

Lorsque François Mitterrand et Valéry Giscard d’Estaing s’affrontent pour la seconde fois en 1981, la politique a changé. Le président sortant, ancien ministre des finances de Georges Pompidou, avait longtemps bataillé pour imposer sa compétence économique comme un facteur de légitimité à gouverner. En quelques années cependant, la reconnaissance de l’économie comme science du réel s’est opérée.

Si “VGE” a su convertir sa compétence économique en capital politique, il n’en reste pas moins que, même aidé de son Premier Ministre Raymond Barre, qu’il qualifie de “meilleur économiste de France”, il échoue à redresser la situation économique du pays. Son capital de crédibilité se trouve symboliquement dévalué et son monopole de la compétence économique, qui est, en dernière analyse, un monopole de la crédibilité politique, lui est contesté par son adversaire socialiste.

Les débats politiques des années 1980 ne sont en rien semblables à ceux qui se tenaient deux décennies auparavant. A l’heure de la publication de L’archipel du goulag de Soljenitsyne, l’affaiblissement des pensées de système commence à se faire sentir. Les batailles de chiffres succèdent à la conceptualisation d’une idée globale de la société. L’époque est au pragmatisme et à l’adaptation au réel dans une économie toujours plus ouverte. Tandis que le chômage de masse fait son apparition, les Français intériorisent une culture de crise et accordent davantage d’importance aux questions économiques. On peut dire avec Polanyi que le champ de l’économie se désencastre de nouveau de la société pour s’imposer à elle et parvient à asseoir sa domination sur le champ politique.

Si l’on peut déplorer la technicisation du discours politique et la place écrasante accordée à la figure de l’expert, nous devons souligner l’intelligence stratégique des socialistes d’alors. Partant du principe qu’il faut combattre l’adversaire sur son propre terrain, François Mitterrand a su se placer sur le terrain du principe de réalité jusqu’alors abandonné à la droite. En participant activement à la construction médiatique de la figure de l’expert, il a su conquérir la centralité de l’échiquier politique et asseoir la crédibilité économique de son parti.

L’économie, cependant, a toujours le dernier mot. Le recrutement dans les années 1970 d’experts pour qui la “rupture avec le capitalisme” promue par François Mitterrand à Epinay, n’était guère plus qu’un vulgaire propos de congrès, laisse penser que le tournant de la rigueur ne s’est pas décidé un jour de mars 1983, mais plonge ses racines dans le virage expert de la décennie précédente. Cette histoire montre la frontière parfois ténue entre la quête de respectabilisation et la compromission, et exprime la tension toujours renouvelée entre l’âpreté de la conquête du pouvoir et la facilité du renoncement.


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Cet article s’appuie sur le livre de Mathieu Fulla Les socialistes français et l’économie (1944-1981) : une histoire économique du politique

Les Presses de Sciences Po.

2016, 25€

« Macron est le fondé de pouvoir de la classe dominante » – Entretien avec Bertrand Renouvin

https://en.wikipedia.org/wiki/Emmanuel_Macron#/media/File:Vladimir_Putin_and_Emmanuel_Macron_(2017-05-29)_04.jpg
Poutine et Macron © Версаль

Fils de Jacques Renouvin, résistant royaliste mort en déportation, Bertrand Renouvin est un des fondateurs de la Nouvelle Action Royaliste, mouvement royaliste proche du gaullisme de gauche. Il est par ailleurs membre du Conseil économique et social, après avoir été nommé par François Mitterrand.

LVSL – Macron Pharaon, Macron Jupiter, Macron Roi soleil… Vous qui vous définissez comme royaliste et gaulliste de gauche, et qui avez voté Mitterrand en 1981, considérez-vous que Macron a assimilé la geste gaullo-mitterrandienne ou, pour paraphraser Hugo, est-ce plutôt « Mitterrand le petit » ?

Bertrand Renouvin – C’est encore difficile à analyser. Le nouveau président a produit un certain nombre d’images en rapport avec l’histoire de France et avec la monarchie – que ce soit au Louvre ou à Versailles lorsqu’il a reçu Poutine. Néanmoins, sa pratique des institutions n’est en rien gaullienne puisqu’il fait référence à Versailles qui fut le temple de la monarchie absolue. Ce type de régime a été détruit en 1789 par des révolutionnaires qui, d’ailleurs, ne contestaient pas la monarchie en tant que telle, mais le système de l’absolutisme et de la société d’ordres. Ils ont tenté de construire une monarchie parlementaire avec la Constitution de 1791 qui fut un échec. Le projet fut repris en 1814, avec succès puisque c’est dans le cadre de la monarchie royale qu’on a posé les règles du système parlementaire. La Constitution de la Vème République est dans le prolongement du système parlementaire qui s’est créé du temps de Louis XVIII et de Louis Philippe et qui s’est prolongé dans le cadre de la IIIème République et de la IVème République avec de graves inconvénients qui tenaient à la faiblesse du pouvoir exécutif.

La Constitution de 1958 a instauré le parlementarisme rationalisé – on fixe des bornes au pouvoir de l’Assemblée nationale – et c’est en 1962 que nous sommes passés, avec l’élection du Président de la République au suffrage universel, à ce que Maurice Duverger a appelé une monarchie républicaine. On élit au suffrage universel un chef d’État qui a des pouvoirs limités, définis à l’article 5 de la Constitution, en l’occurrence : le président veille au respect de la Constitution, il assure par son arbitrage la continuité de l’État ; il garantit l’indépendance nationale et l’intégrité du territoire. En réalité, on peut avoir une pratique parlementaire de la Vème République car le chef de l’État n’est pas le chef du gouvernement et le général de Gaulle avait respecté cette distinction. Le régime s’est présidentialisé plus tard, au temps de Giscard et de Mitterrand, car l’organisation pyramidale unissant le parti dominant, le chef du gouvernement et le président de la République n’a cessé de se consolider.

Macron s’inscrit dans cette présidentialisation puisqu’il cherche à être le chef du gouvernement au détriment du Premier ministre. Donc il n’est pas revenu à une conception gaullienne des institutions. Avec la crise ouverte depuis la démission du CEMA Pierre de Villiers, on voit qu’il entend être le chef direct des armées et qu’il a une conduite autoritaire de l’État avec un parti qu’il voudrait soumis, un Premier ministre aux ordres et des ministres qui exécutent. Il est important de souligner que le ministre des Armées et celui des Affaires étrangères ont été quasiment inexistants dans la crise qui a eu lieu. C’est Macron qui assure l’ensemble de la conduite du pays, ce qui représente un danger.

LVSL – Qu’avez-vous pensé de sa posture le soir de sa victoire ? L’homme qui marche seul, la pyramide du Louvre, l’hymne la main sur le cœur…

B.R. – Personnellement, je ne crois pas à ce spectacle. C’est un des multiples signes de la montée en puissance des théories de la communication et de leur mise en pratique. Déjà du temps de Giscard et dans le Parti Socialiste mitterrandien, tout était communication. Au soir du second tour nous avons eu droit à un mélange de spectacle banalement parisien et de rappels historiques. Encore faut-il assumer l’Histoire de France telle qu’elle s’est développée, dans l’affirmation de sa souveraineté et du régime parlementaire. Si Macron était fidèle à la conception gaullienne de l’indépendance nationale qui prolonge une exigence multiséculaire dans notre pays, il sortirait de l’OTAN et des traités européens qui nous lient les mains. Au contraire, nous restons dans une logique de soumission à Berlin et à Bruxelles. Nous ne sommes pas non plus dans la continuité de notre histoire lorsque nous voyons que la fonction présidentielle se résorbe dans la volonté de puissance d’un super Premier ministre qui veut tout diriger et tout contrôler.

LVSL – Au-delà des symboles, la convocation du Congrès à Versailles juste avant la déclaration de politique générale du Premier Ministre a fait jaser. Jean-Luc Mélenchon et La France Insoumise sont allés jusqu’à boycotter l’événement, et ont reproché à Macron une dérive monarchique. Qu’en avez-vous pensé ? Était-ce un comportement monarchique ?

B.R. – Il faut s’entendre sur les termes. Nous sommes depuis 1962 dans une monarchie élective et parlementaire. Il n’est pas du tout dans l’esprit gaullien de s’adresser régulièrement aux parlementaires réunis en Congrès. C’est l’effet de la réforme de Nicolas Sarkozy en 2008, qui est contraire à l’institution parlementaire. Si le Président de la République prend l’habitude de s’adresser régulièrement au Congrès, on risque d’avoir quelque chose qui ressemblerait à l’adresse en réponse au discours du trône sous la Restauration : une mise en cause de la responsabilité du Président par les parlementaires. Là, on est clairement dans le n’importe quoi et dans l’absence de séparation des pouvoirs. C’est le gouvernement qui est responsable devant le Parlement, ce n’est pas le Président de la République. Ce sont deux modes d’élections qui sont différents : l’un étant issu de la souveraineté populaire, l’autre étant issu des élections législatives et d’une majorité parlementaire. Je crois que nous sommes plutôt face à une dérive autoritaire et non face à une dérive monarchique – sauf si on fait référence à Louis XIV.

LVSL – En parlant de Jean-Luc Mélenchon, celui-ci ne semble pas renier complètement le passé monarchique de la France. Il cite souvent Louis X et Philippe Le Bel, et leur rôle dans la construction de l’État, notamment l’édit du 3 juillet 1315 que l’on doit au premier : « Le sol de la France affranchit l’esclave qui le touche ». Pour autant, la Révolution Française vient complètement disqualifier la monarchie à ses yeux : la fuite à Varennes, le manifeste de Brunswick, les émigrés de Coblence… Comme le dirait Marc Bloch, dans son essai Pourquoi je suis républicain ?, la monarchie n’est-elle pas disqualifiée par l’histoire de ses partisans, des émigrés de Coblence à Maurras, de la bataille de Valmy à la collaboration ?

B.R. – La monarchie n’est pas plus disqualifiée par ses partisans – qui ont été souvent catastrophiques – que le socialisme par l’attitude parfois lamentable de ses propres partisans – notamment les plus récents. Pour rappel, les émigrés à Coblence ont trahi le Roi et trahi l’État alors que le service de l’État était le rôle dévolu à la noblesse. Ils s’en sont allés dès 1789 par peur du processus en cours, et afin de préserver leur mode de vie et leur sécurité. De toute façon, la noblesse a été abolie depuis la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui est dans ses principaux articles l’œuvre des monarchiens : les distinctions sociales doivent être fondées sur l’utilité commune. Ensuite, je ne crois pas que l’Action Française ait durablement disqualifié la monarchie : elle portait des thèses absolutistes et contre-révolutionnaires qui ont été condamnées par le défunt comte de Paris avant la Seconde Guerre mondiale. Les royalistes ont été très nombreux dans la Résistance mais comme ils ne luttaient pas sous leur propre bannière, on n’a guère prêté attention à ce fait.

En réalité, l’idée monarchiste a demeuré et a été reprise par de Gaulle pour l’essentiel à la fois au niveau de la symbolique du chef de l’État et de son pouvoir arbitral, et de la représentation de la nation par le Président de la République au-delà des partis. L’exemple de la dissuasion nucléaire qui garantit l’indépendance du pays en est un symbole. Pendant les Trente glorieuses, nous vivions avec la peur de la catastrophe nucléaire et avec la peur que les États-Unis ne viennent pas au secours d’un de leurs alliés en cas d’attaque. La mise en place de la dissuasion a concrétisé l’unité de la décision, quand l’existence même de la nation est en jeu.

LVSL – Revenons à notre Macron national. Une crise s’est ouverte avec le Chef d’État-Major des Armées démissionnaire, Pierre de Villiers. Cette crise est allée suffisamment loin pour que Macron prononce cette phrase « Je suis votre chef ». Qu’avez-vous pensé de cet épisode ? Une autorité qui rappelle qu’elle est autorité ne se vide-t-elle pas de sa substance ?

B.R. – Effectivement, on dit beaucoup cela à propos de l’autorité. Le fait d’agir ainsi montre que son autorité n’est pas évidente. Macron est constitutionnellement le chef des armées. Mais encore faut-il savoir comment on est le chef des armées. Il y a plusieurs manières de l’être dans l’Histoire. De Gaulle a été le chef des armées à l’époque du gouvernement provisoire d’Alger. Cependant, de Gaulle était un général et un stratège, un théoricien et un praticien de la chose militaire. Il avait une pensée militaire et une pensée géostratégique. En 1940, il pose d’abord un diagnostic géostratégique qui fonde la perspective de la victoire finale. De la même façon, Churchill était un chef militaire, il a fait la guerre et il savait de quoi il parlait. Là, on a Macron qui s’affirme comme chef direct, mais s’il veut être le chef direct au mépris de la Constitution qui donne au Parlement la décision de déclarer la guerre, il doit faire comme de Gaulle et Churchill : donner les moyens à l’armée d’accomplir les missions qu’on lui donne. Malheureusement, il fait le contraire : il donne des objectifs sans donner les moyens qui vont avec, d’où la crise. C’est une situation incroyable, puisqu’il entend donc commander à des hommes qui ne peuvent pas accomplir correctement leur mission par manque de moyens. Ce n’est pas une nouvelle situation puisqu’en réalité on l’hérite de la fin de la guerre froide, et de la logique des « dividendes de la paix » par la baisse des budgets militaires. Michel Goya explique cela très bien sur son blog. Par ailleurs, il faudrait également que Macron nous dise quelle est la stratégie de la France dans le monde. Est-ce que nous devons être présents sur plusieurs fronts ou est-ce que nous devons limiter nos interventions et nous recentrer ? On ne sait rien de tout cela.

LVSL – Macron a déclaré en 2015 lorsqu’il était de passage au Puy du fou aux côtés de… Philippe de Villiers, qu’il y avait une absence dans le fonctionnement de la vie démocratique. Il a plus précisément déclaré « qu’il nous manque un roi » et que « la Terreur a creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif : le roi n’est plus là ! On a essayé ensuite de réinvestir ce vide, d’y placer d’autres figures : ce sont les moments napoléonien et gaulliste, notamment. ». Notre Président semble d’accord avec vous non ?

B.R. – Il rappelle quelque chose qui a été dit par beaucoup d’observateurs – Renan et tant d’autres. C’est-à-dire que la question de la légitimité n’a pas été résolue par ceux qui ont coupé la tête du Roi. Il s’agit d’une analyse juste et banale. La première République n’arrive pas à recréer une légitimité, c’est l’échec de Robespierre. Napoléon règle la question, mais à sa façon : en engageant la France dans une aventure qui est contraire à toute sa tradition historique et qui se termine de manière catastrophique. Si la IIIème République dure aussi longtemps, c’est parce qu’elle a été créée par les monarchistes, qui ont construit les institutions dans l’attente du roi. Comme le comte de Chambord faisait des manières, on s’est décidé pour le président de la République et un septennat. Mais il y a là une façon de résoudre le problème de l’État sans arriver à résoudre le problème de celui qui incarne la nation et son principe d’unité. C’est aussi le problème de toute cette frange de la gauche qui refuse l’incarnation au nom de la souveraineté populaire, mais qui se jette aux pieds des pires tyrans comme nous l’avons vu au siècle dernier. Dans notre pays, la gauche s’est souvent et fort heureusement tournée vers des républicains démocrates – Jaurès, Blum, ou Mitterrand. Il est d’ailleurs important de noter qu’il y beaucoup de courtisanerie à gauche, alors que dans les mots on rejette la monarchie. On rejette vertueusement le principe du pouvoir incarné, on demande que le peuple prenne le pouvoir et puis on se couche devant celui qu’on a porté au pouvoir. Lorsque j’allais célébrer le 14 juillet à l’Élysée du temps de Mitterrand, je me croyais revenu à l’époque de Saint-Simon ! Ce n’est pas seulement indécent : c’est dangereux.

J’en reviens à Macron. Il faut que celui qui incarne accepte la fonction d’arbitrage et soit le premier serviteur de toute la nation. C’est tout l’inverse avec le nouveau président, qui est surtout le fondé de pouvoir de la classe dominante, le commis de l’oligarchie. C’est exactement le contraire de la monarchie. Marx rappelait que la monarchie d’Ancien Régime avait mis en place une politique d’équilibre entre les classes sociales. Il faut quelqu’un qui nous réunisse, et Macron est tout sauf cela. Ce qu’il dit est donc intéressant, mais cela n’a aucune conséquence. C’est de la pitrerie idéologique.

Crédits photo :

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Un spectre hante la gauche : le spectre du Mitterrandisme

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Il y a 21 ans, le 9 janvier 1996, François Mitterrand meurt seul dans un appartement parisien. 21 ans, c’est précisément le temps pour atteindre une majorité absolue, complète, qui va au-delà de l’insouciance de la prime majorité civile à 18 ans. C’est aussi une majorité qui prend le temps de se construire. Et justement ce temps peut parfois être long. 21 interminables années. Surtout quand on n’arrive pas à progresser. Surtout quand il est impossible de se détacher de ce même 9 janvier, et de ce qui s’y est joué tacitement et sans bruit.

Il ne s’est toutefois rien passé d’extraordinaire dans cette chambre parisienne le 9 janvier 1996. Un cancéreux qui rend l’âme c’est un fait certes morbide mais banal et même prévisible. Le problème est qu’on ne savait qu’en faire de cette banalité, de cette mort. On avait beau y avoir été préparé, elle encombrait. Vague impression de vide du pouvoir. On allait pourtant tenter de le combler ce vide. Dans la journée, prit place tout un défilé d’interventions plus ou moins maladroites, tentant de retracer la carrière du défunt, d’en faire le bilan, d’en tirer les leçons, bref d’écourter l’événement. Analyses de politologues, hommage vague et embarrassé du PS de Lionel Jospin, discours télévisé de Jacques Chirac, rien n’y fit. Le cadavre resta chaud et le souvenir brûlant. On accéléra alors le processus : le 11 janvier, jour des obsèques, fut déclaré deuil national. Une fois encore, le cérémoniel servit à noyer le souvenir, calmer les esprits, et indiquer doucement au défunt sa place : celle d’une tombe à l’écart de la vie qui continue. Tout sembla rentrer dans l’ordre. Pourtant le soir un peu partout en France (mais comme toujours surtout à Paris), les gens se réunirent. Ils allumèrent des cierges sur les grandes places, y déposèrent des roses et des photos de l’ancien président. Dans ce qui prit l’allure d’un recueillement certains pleuraient même. Mais que pleuraient-ils au juste ? Quelques larmes furent peut être adressées à l’homme lui-même, à sa carrure, mais tout ces sanglots pour un même cadavre ? Non ce n’est pas ça. C’est plus complexe, et plus profond aussi. La blessure venait de la fin d’une époque, emportant avec elle son lot d’espoirs à jamais inassouvis, et d’un avenir peut promis aux lendemains qui chantent. Ces larmes versées le 11 janvier 1996 au soir sont le pendant de celles qui coulèrent un autre soir de mai 1981. Des larmes au goût bien amer vinrent remplacer celles qui, autrefois, étaient pleines d’espoir.

Car de l’espoir il y en avait en 1981 et ce fut lui qui mena Mitterrand à la présidence dans une ascension irrésistible. Tant de choses étaient alors à faire : écarter une droite assoupie sur le trône depuis 23 ans, imposer une alternative radicale, concrétiser le socialisme, changer la vie… Cela pouvait sembler beaucoup, trop énorme pour être réalisable, et pourtant on y croyait. Tout se passa même sans accroches les premiers temps. Hausse du SMIC, diminution du temps de travail et cinquième semaine de congés payés, nationalisation d’entreprises, abolition de la peine de mort, décentralisation : l’heure était aux réformes sociales. Elle allait donc enfin venir cette révolution socialiste que nombreux appelaient de leurs vœux depuis si longtemps !

Malheureusement l’état de grâce fut de courte durée. Il battait déjà de l’aile au bout d’une année et une de plus suffit pour que le fameux « principe de réalité » resurgisse de l’ombre, comme un vieux démon guettant son heure. Après les temps de liesse il y eut donc le tournant de 1983, puis la défaite de 1986, et ensuite vint une seconde présidence, dans laquelle ni le socialisme ni les ambitions 1981 n’avaient leur place. Il fallait désormais manœuvrer prudemment et surtout se défendre contre la droite. Bascule de la politique avec un P majuscule à la politique avec un petit P, de l’espérance du changement à la guerre politicienne en rangée serrée. Comme il avait pris une drôle de tournure ce règne…

Sous l’action plus ou moins directe de Mitterrand bien des choses changèrent durant ce long règne de 14 ans, qui laissa la gauche transformée. Le socialisme fut peut-être la première victime. Face à une économie française déjà en voie de désindustrialisation qui faisait progressivement le deuil de sa classe ouvrière et de sa paysannerie, le programme commun (base de l’alliance avec les communistes) apparut vite en inadéquation avec la réalité. Les nationalisations de 1982 encombrèrent ainsi longtemps un gouvernement qui n’en avait que faire, avant d’être vendues à divers groupes (trop contents de pouvoir racheter des sociétés recapitalisées) en 1993 par la droite puis en 1997 par la gauche… L’opprobre allait longtemps peser sur le mot de « socialisme » (comme sur celui de politique interventionniste d’ailleurs) jugé désormais au mieux archaïque et au pire utopiste. Toutefois on ne pouvait pas laisser le parti sans projets ni perspectives, il fallait lui trouver une nouvelle direction et c’est l’Europe qui fut choisie. Elle fut le nouvel horizon de Mitterrand pour son second mandat, et devint progressivement ce qu’elle est encore : une solution par défaut.

Outre cet abandon des idéaux, les présidences de Mitterrand marquèrent surtout la pratique même du pouvoir. Ses deux mandats représentèrent en effet un virage vers la politique politicarde, celle qui cherche avant tout à défendre la place occupée, et à en jouir aussi. Pour cela, il fallait d’abord affaiblir la droite et une option toute trouvée se présenta : la meuler par l’extrême-droite. Ce fut chose faîte en donnant accès aux plateaux télévisés à Jean-Marie Le Pen et en mettant en place un scrutin proportionnel pour les législatives (en 1985), donnant ainsi une toute autre ampleur et stature à un FN encore hésitant dans ses premiers succès. Cependant tout les dangers ne viennent pas de l’extérieur, Mitterrand fidèle lecteur de Machiavel savait cela, et œuvra pour ne pas se faire devancer dans son propre parti par une alternative plus construite. Voire plus inspirante. L’éviction de Michel Rocard en 1991 (après trois ans en tant que premier ministre) en fut l’exemple même. Mitterrand, qui ne se reposait sur rien d’autre que sa carrure, était en effet bien démuni face à un Rocard portant un projet plus cohérent (celui de la social-démocratie). En éliminant tout potentiel rival et concentrant ainsi le pouvoir autour de sa personne, Mitterrand donnait naissance à véritable un phénomène de cour, lui-même suivi par une diminution de la moralité publique (que penser d’autre de l’entrée de Bernard Tapie en politique durant ces années-ci). Ajoutons à cela un exercice autoritaire de l’État notamment marqué par la mise en place d’un réseau d’écoutes téléphoniques, et nous obtiendrons un portrait assez effrayant : celui d’un pouvoir en roue libre, qui ne différencie plus son propre intérêt du bien collectif, et qui s’enfonce progressivement dans la paranoïa… Difficile alors de composer avec un tel héritage, d’en faire oublier les excès.

C’est pourtant ce que la gauche eut à faire juste dès 1995 Du moins celle du PS de Lionel Jospin, sorti vainqueur d’une tumultueuse primaire interne et qui avait bien du mal à s’imposer tant l’ombre mitterrandienne était encore forte. Ailleurs à gauche, on était exsangue aussi bien idéologiquement que politiquement. Le Parti Communiste mourrait lentement, et rien ne semblait pouvoir constituer une alternative. Plus personne pour venir disputer la part du lion à un PS pourtant dépourvu de projets. 14 ans années de règne avaient été acquises au prix de la disparition de toute pensée critique.

C’est sans doute tout ça que pleuraient ces anonymes le 11 janvier 1996 au soir. Un peu pour la mort d’une époque, et beaucoup pour des rêves déçus. 1981 devait leur sembler plus loin que jamais. Nul changement de la vie en perspective, rien d’autre qu’un consensus néolibéral déclamé désormais partout sur l’échiquier politique. L’avenir n’était plus aux utopies.

Tout cela peut sembler avoir pris place il y a fort longtemps. Pourtant force est de constater que nous ne sommes pas sorti de ce deuil politique entamé en janvier 1996. La présidence de Mitterrand a soulevé bien des problèmes, et bien que certains aient été résolus, nombre d’entre eux demeurent douloureusement d’actualité. 

Que faire de l’Europe ? Sommes nous condamnés à devoir toujours la considérer comme un projet de secours, comme « l’indépassable horizon de notre époque » (pour reprendre Sartre), sans nulle marge de manœuvre face à ses dogmes économiques et sociaux ? Est-il nécessaire de passer par le charisme d’un personnage providentiel pour rassembler la gauche et la rendre « présidentiable » ? N’existe-il donc aucune autre façon d’établir une hégémonie pour accéder au pouvoir ? Comment résister à la perversion inhérente à l’exercice du pouvoir ? Comment gouverner sans basculer ni à droite (c’est à dire dans l’illusion de l’immuabilité des choses) ni dans l’autoritarisme ? Et surtout vers où puiser un renouveau idéologique, où chercher l’élan d’un nouveau projet politique ?

Il serait légitime de se sentir fort impuissants face à tant de problèmes et être ainsi tentés de baisser les bras. Voilà 21 ans que l’on peine à trouver des réponses, pourquoi nous apparaîtraient-elles maintenant ? Ce serait toutefois oublier que si 21 années peuvent sembler longues, c’est justement car cette durée est bien nécessaire. Il faut en effet du temps et de l’expérience pour accéder pleinement à l’état de majorité, et pouvoir alors s’émanciper, agir par soi-même, et s’affranchir de son passé. Ce qui nous était impossible jusqu’ici, nous en sommes peut-être capables aujourd’hui. N’ayons donc pas honte d’agir en idéalistes en voulant tuer, une bonne fois pour toute, l’ombre de Mitterrand. Car si nous ne revendiquons pas notre autonomie maintenant, nous prenons le risque de ne jamais pouvoir nous défaire de son emprise. Il s’agit d’aller au-delà de la fatalité, de croire en nos capacités à porter nos utopies, à nous battre pour leur créer une place, et de ne surtout jamais céder face à la bassesse des jeux de pouvoir. Ce sont là les conditions pour que ce si terrifiant spectre arrête de nous hanter, s’en retourne à Jarnac, et y reste.

Ce qui effraie dans Mitterrand, c’est l’impossibilité d’agir autrement qu’en l’imitant. Il nous reste donc à nous persuader du contraire, en pensée d’abord, dans les faits ensuite.

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La gauche à la croisée des chemins – Entretien avec Emmanuel Maurel

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Emmanuel Maurel, député européen PS.

Entretien avec Emmanuel Maurel, eurodéputé PS, animateur du courant Maintenant La Gauche au sein du PS et soutien d’Arnaud Montebourg pour les primaires du PS. Au programme : littérature, primaires du PS et crise de la social-démocratie européenne.

Vous êtes un des derniers littéraires de la classe politique. Lorsque l’on pense à François Mitterrand et à l’image qu’il s’est construite, l’homme de lettre, ayant un rapport charnel à la culture française, ressort immédiatement. Depuis trente ans, le personnel politique a subi un profond renouvellement, laissant toujours plus de place aux discours et aux logiques de gestionnaires. On pense évidemment à la fameuse « inversion de la courbe du chômage », et l’on voit parallèlement l’autorité de l’État s’affaiblir de plus en plus. Selon vous, quel rapport la culture littéraire entretient-elle avec la politique et avec l’autorité ?

Je ne suis pas du tout un des derniers littéraires du PS ou de ce que vous appelez de la classe politique ! Je lis beaucoup de livres, comme nombre de Français et nombre de collègues. Le problème réside dans le fait que la littérature et la politique sont vécues comme deux activités étanches. Puisque vous parlez de François Mitterrand, si l’on retient à ce point cet aspect de lui, qu’il aimait par ailleurs mettre en scène, c’est parce que ses lectures irriguaient en permanence son action et ses discours. En réalité, plus qu’à une disparition des littéraires, nous assistons à un phénomène de normalisation du langage politique qui s’assèche progressivement de ce qui l’irriguait autrefois, au profit, trop souvent, d’une novlangue technoïde déconnectée de la réalité vécue par les gens.

Cela est en partie lié à la formation du personnel politique, et notamment au rôle important que joue l’ENA dans la production de ce personnel. Mais c’est aussi lié à l’imprégnation de l’idéologie managériale, qui promeut des discours à coup de chiffres et de pourcentages. La fameuse phrase de François Hollande sur « l’inversion de la courbe du chômage » en est un pur produit.

Néanmoins, cette impression d’étanchéité ne vient pas uniquement des acteurs politiques. Ce qu’on appelait jadis la “littérature engagée”, qui a produit le meilleur et le pire, a pratiquement disparu en France, à quelques heures exceptions près (je pense par exemple au roman puissant de Gerard Mordillat, Les vivants et les morts). Et même lorsqu’elle est fortement ancrée dans la réalité (c’est le cas par exemple des ouvrages de Michel Houellebecq) c’est sur un mode (faussement) indifférent. Mais rien n’est définitif. Ainsi, cette année, on a pu lire un formidable roman politique, Règne animal de Jean-Baptiste Del Amo, qui aborde le thème de la condition animale et dénonce, dans une langue superbe, les dérives liées à la volonté humaine d’exploiter la nature de manière irraisonnée. C’est âpre, et ça change des bluettes germanopratines !

Le rapport entre l’autorité et la culture littéraire, c’est une question difficile que je ne suis pas sûr de comprendre et à laquelle je ne sais pas vraiment répondre.  L’autorité ne se décrète pas évidemment, elle est souvent naturelle, liée parfois simplement a une posture, à une façon de poser sa voix, à l’éloquence aussi (qui évidemment est nourrie de lectures). Après, il y a une détermination dans l’action qui renforce l’autorité, et puis aussi, sûrement, une volonté, celle d’inscrire cette action dans le temps, de laisser des traces dans l’histoire nationale. François Mitterrand, encore, avait le souci permanent de la préservation du patrimoine et en même temps de l’invention d’une architecture. C’est banal que de le rappeler, mais c’est vrai que c’est un Président bâtisseur. À La fois obsédé par le passé et soucieux de l’avenir. Hollande et Sarkozy sont fondamentalement des Présidents du pur présent.

Cette perte de culture littéraire, historique et politique est allée de pair avec une indifférenciation politique croissante. Le discours et la politique du PS semblent avoir convergé avec ceux de LR – du moins, lorsqu’il est au pouvoir. Le fameux « cercle de la raison » cher à Alain Minc est-il une réalité ? Pouvez-vous nous dire quels sont les courants idéologiques qui structurent le PS aujourd’hui ?

En réalité, l’indifférenciation dont vous parlez est moins présente en France qu’ailleurs, même si elle existe effectivement. Mais Il y a en effet cette impression désagréable que les partis dits de gouvernement, de droite comme de gauche, se disputent sur l’accessoire parce qu’ils sont d’accord sur l’essentiel, c’est à dire sur les questions économiques et sociales : “baisse des charges”, “lutte contre les déficits”, “rigidités du marché du travail”, etc. Chacun se réapproprie les mots d’ordre de la vulgate libérale, laissant à penser qu’il n’y a plus que des différences de degré, pas de nature. Avant l’alternance était vécue comme une chance, la preuve d’une démocratie vivante et d’un débat nécessaire. Aujourd’hui, elle relève plus souvent de la seule fatalité : les électeurs ont parfois l’impression que se succèdent des candidats interchangeables, enthousiasmants le temps d’une campagne mais pareillement décevants dans l’exercice du pouvoir.

Si l’alternance se résume à une oscillation molle entre deux projets qui ne sont pas antagonistes, il y a évidemment un espace politique qui se libère. Espace occupé par ceux qu’on appelle abusivement les “populistes” ou qui se revendiquent “antisystème”. Notons que ces appellations relèvent plus de la blague que du sérieux politique, quand on voit que Macron, “populiste du centre”, se targue de “révolutionner” le système. Et certains font même mine d’y croire.

En réalité, le mot “populiste” en dit finalement plus sur celui qui l’utilise que sur celui qu’il est censé décrire. Rien n’a changé depuis les années 90, quand une majorité d’éditorialistes et de “décideurs” enamourés tenaient pour acquise l’élection d’un Edouard Balladur, formant ce que Minc, toujours inspiré, avait en effet appelé “le cercle de la raison”. On sait ce qu’il advint de cette conjuration des sachants. Les mêmes, ou leurs héritiers, reprennent aujourd’hui le flambeau de la lutte ardente contre le populisme, sans mesurer qu’en qualifiant tous ceux qui pensent différemment d’eux par ce terme, ils finissent par le rendre inopérant et… populaire.

Revenons à votre question, celle relative à l”’indifférenciation”. il ne faut pas négliger les résistances qui existent encore dans le PS. Celui-ci est aujourd’hui structuré par trois grands courants. Un premier qui est acquis à l’idéologie dominante : Il faut accepter les principes du néolibéralisme tout en limitant les dégâts sur notre modèle social et en professant un certain progressisme sociétal. Un deuxième, composé des ceux qu’on a appelé « frondeurs », est à la fois attaché au rassemblement de la gauche et à l’héritage socialiste. Enfin, ceux qui se revendiquent d’une tradition centrale, qui a longtemps été majoritaire au PS, et qui, dans le sillage de Mitterrand et Jospin, prétendait précisément faire la synthèse entre les différents courants de pensée qui coexistaient, plutôt bien d’ailleurs, depuis Épinay. A l’issue du quinquennat de François Hollande (qui a vu notamment un premier ministre socialiste théoriser les deux gauches irréconciliables, laissant à penser que la ligne de fracture passait aussi au sein du PS) la question est de savoir si cette tradition là peut perdurer.

Je vais un peu vite et les choses sont évidemment un peu compliquées. Peut être faudrait il plutôt organiser la réflexion autour de plusieurs axes : le couple libéral/antilibéral, l’axe démocrate/républicain voire même europhile/eurocritique (même si le débat sur l’Europe porte moins sur le constat et les objectifs que sur les moyens de transformer l’Union).

Après que Marie-Noëlle Lienemann a jeté l’éponge, vous avez fait le choix de soutenir Arnaud Montebourg pour les primaires qui viennent. Pourtant, vous semblez politiquement proche de Benoît Hamon. Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à faire ce choix ?

Le choix de soutenir Arnaud Montebourg plutôt que Benoît Hamon est rationnel. A l’origine, j’étais partisan d’une candidature unique de tous ceux qui critiquaient le tournant libéral qu’a occasionné le quinquennat de François Hollande. Malheureusement, cela ne s’est pas fait.

J’ai donc comparé les deux programmes et, même si je suis souvent d’accord avec Hamon, je ne me reconnais pas dans certains de ces thèmes de campagne qui sont mis en avant, à commencer par revenu universel et les références idéologiques qui sous-tendent cette proposition. Ce que défend Montebourg me convient mieux. Son projet, qui réaffirme le rôle de l’État dans la vie économique, favorable à une relance keynésienne, attaché à une certaine tradition républicaine, mettant en avant le “made in France” et la réforme des institutions, me semble être ce dont notre pays a effectivement besoin aujourd’hui.

Peut être qu’on n’échappe pas totalement à nos choix originels : il y a quelque chose de l’opposition ancienne entre la première et la deuxième gauche (l’atténuation du rôle de l’État, la réflexion sur la fin du travail, la relativisation des impératifs de croissance) qui subsiste dans ce débat de primaire.  Je reconnais que Benoit met dans le débat des éléments prospectifs dignes d’intérêt. Cependant, j’ai l’impression qu’il y a un décalage vis à vis de l’urgence de la présidentielle. C’est une question de temporalité : l’élection est dans quelques mois, les Français attendent des réponses précises pour répondre à l’urgence, celle du chômage de masse et celle de la persistance des inégalités.

Étiez-vous favorable aux primaires ? L’absence d’Emmanuel Macron et celle de Jean-Luc Mélenchon mettent la pression sur le PS. Les primaires ne risquent-elles pas d’être un révélateur des fragilités du PS ?

Il y a quelques années, je n’étais pas favorable aux primaires. Il s’agit d’un processus très Vème République, qui contourne les partis, qui centre la compétition politique sur la personnalité et qui, par ailleurs, surreprésente les catégories sociales les plus aisées au détriment des catégories populaires.

Ceci dit, force est de constater que dans un contexte de défiance très forte vis à vis des partis et surtout d’absence de leadership, les primaires peuvent être un outil pertinent pour donner de la légitimité à un candidat. Dès 2014, dans une interview au Monde, je disais qu’il y aurait une primaire en 2016 (bon finalement c’est début 2017). En fait, je pense que le PS ne pouvait pas échapper aux primaires à partir du moment où François Hollande n’apparaissait pas comme le candidat naturel du PS, ce qui est devenu encore plus évident après la loi travail et la déchéance de nationalité.

Il est clair que les primaires sont risquées pour le PS. Si la participation est faible, si donc la primaire est un demi-échec ou un demi-succès, l’instrument de légitimation pourrait se transformer en instrument de délégitimation.

Mais le principal problème du PS, c’est surtout la configuration politique à gauche de la présidentielle. En effet, il n’est pas impossible que l’électorat considère qu’au fond, le vrai débat est entre Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron. Ce risque est moindre pour les législatives car le PS dispose d’élus identifiés et implantés alors que ni Mélenchon ni Macron n’ont un parti enraciné sur le territoire. C’est la raison pour laquelle certains prédisent la SFIOisation du PS. La SFIO, à la fin de sa vie, malgré des scores aux élections nationales très modestes, continuait à exister dans des places fortes locales.

C’est une issue possible même si, heureusement, ce n’est pas la seule.

Le PS semble dans une situation bien compliquée. Néanmoins, et à sa décharge, c’est toute la social-démocratie européenne qui vit une crise aigüe. Outre le cas paroxystique du PASOK, le PSOE est concurrencé par Podemos, le PS Belge est talonné par le PtB dans les sondages, le PVDA néerlandais touche le fond, Matteo Renzi a subi un désaveu cinglant et le SPD allemand paiechèrement la grande coalition et le souvenir des réformes Schröder. Seul le PS portugais, qui a fait le choix de s’allier avec la gauche radicale, semble en état de gouverner. Comment analysez-vous cette crise ? La crise de la social-démocratie n’est-elle pas aussi une crise de la construction européenne et de l’euro en général ?

La crise de la social-démocratie européenne est essentiellement liée à sa sidération devant la puissance (et la violence) du capitalisme financier transnational, des conséquences de cette “mondialisation libérale” dans la vie des hommes et des sociétés. Et cette sidération débouche parfois sur une forme de défaitisme interrogatif : comment faire pour contenir cette puissance, pour empêcher la progression vertigineuse des inégalités, pour remettre l’humain dans un monde où l’argent est la mesure de toute chose, pour répondre aux angoisses consécutives à cette nouvelle donne ? Le peut-on vraiment ?

Tous les partis cités ont connu des périodes d’hésitation, ont fait un choix, le plus souvent celui d’un accompagnement du système qu’il s’agissait d’améliorer à la marge  (blairisme, schroderisme, etc) et se sont rapprochés du modèle du Parti Démocrate étatsunien (tout en gardant, dans le cas allemand ou britannique, des liens organiques avec les syndicats de travailleurs).

Tous les partis sociaux-démocrates sont touchés. Comme on a pu le voir au cours des dernières primaires de LR, les partis conservateurs ont un socle électoral encore à peu près stable. Alors que l’électorat traditionnel de la social-démocratie (classes moyennes et classe ouvrière) n’a pas les mêmes réflexes. Si on ajoute à ça les fractures territoriales qu’on observe dans quasiment tous les pays occidentaux, on mesure la difficulté des sociaux démocrates. Comment conserver le vote des métropoles sans perdre celui des périphéries, commence concilier les intérêts de plus en plus divergents ? Personne ne trouve de réponse satisfaisante face à cette crise idéologique et sociologique.

A cela s’ajoutent des éléments de crispation identitaire sur l’immigration et souvent l’islam. La gauche se trouve devant une énorme difficulté : prendre en compte cette insécurité culturelle sans jamais verser, évidemment, dans des réponses nationalistes ou excluantes. Je pense qu’en France une réponse républicaine reste d’actualité si elle promeut l’égalité, et l’idée d’un citoyen autonome de tous les clergés et de toutes les autorités naturelles. Il faut donc faire attention à l’acceptation progressive des revendications identitaires, et à la progression d’une forme de différentialisme  à gauche. Jean Birnbaum, dans Le silence religieux, fait une analyse brillante de ce phénomène.

Enfin, outre ces problèmes économiques et culturels, se pose, comme vous l’avez souligné, la question de l’Union Européenne. Celle-ci, au moins depuis l’acte unique, s’est construite à partir des exigences des tenants de ce qu’on a appelé l’idéologie ordolibérale. Les sociaux démocrates, la gauche en général, a beau en appeler à “l’Europe sociale”, les résultats tardent a venir, c’est le moins qu’on puisse dire. L’élargissement a encore compliqué la tâche. Nous pouvons encore imaginer une autre Europe qui fonctionne sur des principes de solidarité et de coopération. Mais aujourd’hui, force est de reconnaître qu’on a au contraire à la fois une Europe de la compétition interne (dumping fiscal et social), et en même temps un arsenal de règles et de sanction à destination des États membres rétifs à la sacro sainte discipline budgétaire.

La crise grecque, a été pour moi un choc violent, traumatisant, qui m’a affecté intimement : la domination sans partage de l’Allemagne qui a fait de l’euro sa chasse gardée et qui poursuit de sa vindicte tous les hétérodoxes qui menacent les économies de ses vieux épargnants, la névrose obsessionnelle de la classe dominante et des marchés pour la dette qui n’a de publique que le nom puisque qu’elle croît souvent pour réparer les erreurs, les errements des institutions financières et les politiques qu’elles inspirent, le caractère résolument post démocratique du traitement de la crise grecque par une partie des dirigeants européens, traitant Tsipras au mieux comme un grand enfant foufou qu’il faut calmer, au pire comme un populiste rouge qu’il faut briser au plus vite. L’Europe a été bien plus sévère avec le premier ministre grec qu’avec Orban, le sinistre chef du gouvernement hongrois.

Toutes les mesures vexatoires exigées à l’encontre des pays à la périphérie de l’UE sont de nature à empirer la situation. Sauver l’Union implique donc de faire comprendre à certains de nos partenaires, et au premier chef les Allemands, que si l’on continue comme ça, à terme, nous assisterons à la mort de ce projet qui nous a longtemps fait rêver. Nous n’avons donc pas le choix : il faut installer un rapport de force dur.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

Crédit photo : Margot L’hermite