Croatie : « il n’y a pas d’alternative » à l’entrée dans la zone euro

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Siège de la Banque centrale européenne à Francfort, Allemagne © Risorgimento Socialista

Cette semaine a été annoncé que la Croatie allait rejoindre la zone euro. L’adhésion à la monnaie unique a été largement décrite, dans la presse croate et européenne, comme une décision quasiment inévitable. Peu importent les problèmes structurels de la zone euro. Peu importe le caractère anti-démocratique d’une Banque centrale indépendante des États. Peu importe le dumping social induit par l’Union européenne, dont cette nouvelle adhésion à la zone euro marquera une nouvelle étape : la Croatie doit adopter la monnaie unique. Il n’y a pas d’alternative, ni pour les Croates ni pour les autres peuples européens... Par Mislav Žitko, traduction d’Alexandra Knez.

Il y a dix ans, la zone euro était confrontée à une profonde crise économique qui a constitué un défi inégalé depuis la création de la monnaie unique au tournant du millénaire. Cette crise a révélé au grand jour les déficiences économiques de l’Union et ses tendances antidémocratiques.

La zone euro a depuis connu une série de réformes, dont la mise en place du Mécanisme européen de stabilité, destiné à atténuer les risques liés au marché des obligations d’États et à offrir un soutien (conditionnel) aux États-membres confrontés à des difficultés financières. Divers mécanismes ont également été introduits avec l’idée de créer un espace bancaire commun et d’accroître le pouvoir de surveillance de la Banque centrale européenne (BCE) pour faire face aux contradictions qui pourraient menacer la stabilité du système bancaire européen. Sur le plan budgétaire, plusieurs règles et mécanismes divers ont été incorporés dans le Pacte de stabilité et de croissance déjà existant, poussant les États-membres de la zone euro – du moins nominalement – dans un carcan macroéconomique encore plus serré.

Malgré ces mesures, les contradictions et les tensions sous-jacentes clairement visibles lors de la première crise de la zone euro de 2010 à 2015 n’ont jamais été résolues. Portée par la pandémie du COVID-19 et la guerre en Ukraine, une situation économique fragile est apparue, caractérisée par une perturbation des chaînes de production mondiale et la hausse des prix de l’énergie. Cette situation a, par ricochet, engendré des pressions inflationnistes dans la zone euro et à travers l’Union européenne dans son ensemble. Dans le contexte actuel d’une stagflation qui ne dit pas encore son nom, la BCE s’oriente – comme on pouvait s’y attendre – vers un resserrement de sa politique monétaire, tandis que les programmes d’achat d’actifs sont également en cours de révision.

Ainsi, alors que la croissance économique est menacée et que les prix augmentent, les « vieilles divisions » entre pays créanciers et pays débiteurs redeviennent visibles – cette fois avec des effets peut-être encore plus dévastateurs. Il reste à voir comment les pays périphériques de la zone euro pourront faire face aux politiques anti-inflationnistes préparées au plus haut niveau politique européen dominé par l’Allemagne.

Compte tenu de tous les défauts structurels et des risques contingents, un esprit ingénu aurait pu s’attendre à ce que l’élargissement de l’Union monétaire européenne soit stoppé, au moins temporairement. Pourtant, le processus d’élargissement se poursuit. Le 12 juillet, la Croatie a bien été annoncé comme le vingtième membre du club, adoptant la monnaie au 1er janvier de l’année prochaine, la Bulgarie devant suivre dans un avenir proche.

Pourquoi s’arrêter en si bon cours ? Un certain nombre de pays d’Europe centrale et orientale – la Pologne, la Hongrie et la République tchèque – poursuivent depuis de nombreuses années une stratégie attentiste quant à l’acceptation de la monnaie commune, invoquant, entre autres, des niveaux inadéquats de convergence des prix et des salaires et des difficultés à protéger et à promouvoir les intérêts de leurs industries manufacturières nationales.

Le fait que certains pays post-socialistes restent assez réticents à entrer dans la zone euro, alors que d’autres se préparent activement à introduire l’euro, souligne la nature multidimensionnelle et changeante de la périphérie européenne. La Croatie, le membre le plus récent de la zone euro, ressemble davantage, à certains égards, aux économies du secteur tertiaire de l’Espagne et de la Grèce qu’à celles de la République tchèque ou de la Pologne, axées sur le secteur manufacturier. Pourtant, ce nouvel élargissement de la zone euro ne peut être défini seulement à travers une question de coûts et d’avantages économiques…

L’adhésion à la zone euro dans la douleur

Analysons d’abord en détail l’aspect économique. La trajectoire économique de la Croatie a été marquée par un degré relativement élevé d’euroïsation des crédits et des dépôts – et donc par l’utilisation de facto de l’euro aux côtés de sa monnaie nationale comme moyen de paiement, unité de compte et réserve de valeur. Cela a conduit à un espace monétaire fragmenté et à une asymétrie des devises qui s’est avérée périlleuse, en particulier pour les ménages endettés, y compris ceux qui ont contracté des prêts en francs suisses. À la recherche de prêts immobiliers et de crédits à la consommation plus abordables, de nombreux ménages se sont retrouvés à devoir jongler avec deux, voire trois devises, car ils percevaient leurs revenus dans la monnaie nationale, la kuna, tout en payant leurs échéances de prêts et crédits divers en euros et autres devises étrangères.

La forte appréciation du franc suisse à la suite de la crise économique mondiale de 2008 a plongé de nombreux ménages croates dans un profond désarroi financier. Les clauses d’indexations et les taux ajustables sont entrés en jeu et ont transformé les accords de prêt précédents en véritables véhicules de faillite. Ces effets de la fragmentation monétaire ont rendu plus tangibles les risques liés au crédit et au taux de change. L’idée que l’adhésion de la Croatie à la zone euro éliminerait une partie substantielle de ces risques est devenue un argument de poids, réitéré à maintes reprises pendant que les régulateurs préparaient la population au changement de régime monétaire. La Banque nationale croate a en effet lancé une campagne promotionnelle à ce sujet en 2018, avec des responsables de premier plan jouant un rôle ouvertement politique. Tout au long de cette période, l’adhésion à la zone euro a été présentée comme une réussite économique et politique majeure, ainsi que la garantie d’une future prospérité économique. Le message du gouverneur Boris Vujčić, le jour de la confirmation de l’entrée dans l’euro, était de même nature qu’au cours des cinq dernières années :

« Il y a cinq ans, nous nous sommes lancés dans ce voyage vers la zone euro, et aujourd’hui la décision finale à cet effet a été adoptée. Je considère aujourd’hui comme un jour historique. . .. Être membre de la zone euro apportera aux citoyens et aux entreprises croates de nombreux avantages ainsi que plus de sécurité, et cela rendra le pays plus attractif pour les investissements, et augmentera certainement, à long terme, le niveau de vie des citoyens croates. »

En outre, le degré élevé d’euroïsation de l’économie a également joué un rôle clé pour contrer l’argument de la dévaluation compétitive. Alors que dans le cas d’un pays qui a conservé sa base manufacturière et ne présente qu’un degré limité d’euroïsation — comme la République tchèque — on pourrait faire valoir un argument en faveur de la souveraineté monétaire (c’est-à-dire l’utilisation de la politique monétaire pour protéger la production nationale et améliorer la balance commerciale), dans les petites économies ouvertes et fortement euroisées, une telle position n’a que peu de sens. Compte tenu de la structure de l’économie croate, il est très probable qu’une dévaluation de la monnaie aurait des effets négatifs, compromettant la stabilité financière et causant de graves problèmes aux entreprises non financières et aux ménages dont les passifs sont libellés en devises étrangères. La longue histoire de méfiance des Croates à l’égard de la monnaie nationale remonte aux années 1980, une période de forte inflation en Yougoslavie socialiste, au cours de laquelle les entreprises et les ménages utilisaient le deutsche mark comme moyen de paiement et comme unité de compte non officielle. Conjuguée à la montée en puissance d’une économie croate désindustrialisée construite autour du tourisme et de la libéralisation des flux financiers, cela a créé un contexte dans lequel la poursuite de la souveraineté monétaire apparaît obsolète, voire totalement déconseillée.

Par conséquent, les questions monétaires et financières, qui sont toujours et partout politiques, ont progressivement acquis un vernis technocratique, de sorte que l’inachèvement du projet de monnaie unique et ses contradictions internes – y compris son profond parti pris antidémocratique – n’ont plus de place dans le discours public. Cela ne serait pas concevable, bien sûr, si les régulateurs – en particulier la Banque nationale croate (BNC) – n’avaient pas fait preuve d’une totale passivité face au double problème de la confiance dans la monnaie nationale et de l’euroïsation, contribuant ainsi à créer une réalité économique dans laquelle toutes les alternatives semblent farfelues. L’autre élément majeur facilitant la technocratisation dans le domaine de la monnaie et de la finance a été l’accord tacite entre les principaux partis de l’éventail politique. En somme, il existe un consensus politique selon lequel une politique d’intégration européenne complète, y compris l’adhésion à l’Union monétaire européenne, doit être le fondement de tout programme politique qui se veut réaliste et pragmatique, ce qui implique bien sûr que seuls les partis marginaux peuvent se permettre le luxe d’être sceptiques quant à la nature et à la direction de l’Union européenne.

Ce consensus est d’autant plus renforcé qu’il y a une dépendance croissante à l’égard des programmes de financement de l’UE et une acceptation irréfléchie des mécanismes de gouvernance et de surveillance de l’UE, ainsi qu’une croyance générale mais vague que l’Union européenne, malgré ses imperfections ici et là, reste le moteur de la paix, de la prospérité et de la solidarité entre les États-membres. Il n’est donc pas surprenant, étant donné les croyances simplistes sur l’UE, qui s’entremêlent avec des dépendances réelles formées au cours des deux dernières décennies, qu’une discussion critique sur les implications de l’adhésion à la zone euro à la lumière de son histoire turbulente ait été largement remplacée par quelques campagnes promotionnelles de la BNC et du ministère des finances. La seule fausse note au récit dominant, aussi faible soit-elle, est venu des Souverainistes croates. Ce petit parti d’extrême droite, qui détient quatre sièges dans un Parlement croate qui compte 151 membres, a tenté de forcer la tenue d’un référendum en 2021, mais a finalement échoué faute de ne pas avoir pu recueillir le nombre minimum de signatures requis par la loi.

Le virage technocratique

D’autre part, une intégration dans la zone euro menée par des technocrates a des implications plus graves pour la gauche croate et les syndicats du pays. Plus simplement, accepter les arguments en faveur de l’adhésion à l’euro, tels qu’ils sont présentés dans la sphère politique et médiatique, revient à accepter l’idée que les avantages de l’euro l’emporteront naturellement sur les coûts. Pendant la longue période de préparation, les régulateurs financiers de la BNC, les experts économiques et les médias n’ont pas arrêté de répéter que l’élimination des risques de crédit et de change, la réduction des taux d’intérêt et des coûts de transaction, ainsi que l’amélioration générale de la compétitivité et de la résilience à moyen et long terme, auront un effet positif sur l’emploi et la croissance économique.

Ce raisonnement néglige commodément le fait que des affirmations similaires ont été faites dans le cas de la Grèce, de l’Espagne et du Portugal avant que les effets d’entraînement de la crise économique mondiale de 2008 ne révèlent la véritable place de ces pays dans la zone euro et, de ce fait, dans la hiérarchie de l’UE. En outre, dans l’environnement post-COVID, marqué par les chocs d’offre, les pressions inflationnistes et un état général des finances publiques beaucoup plus délicat en termes de ratio dette/PIB par rapport à la décennie précédente, l’inadéquation institutionnelle et l’incertitude entourant la réponse des institutions de l’Union économique et monétaire à cette situation devraient être une préoccupation majeure des partis de gauche et des syndicats.

Il faut être conscient du fait que les forces pilotant la disparité entre les membres du noyau dur et les membres périphériques de la zone euro trouvent leur origine dans les relations capital-travail. La période prolongée de gel des salaires en Allemagne qui a duré près de deux décennies y a notamment joué un rôle important. Ces forces sont toujours à l’œuvre aujourd’hui. Ces développements ont, entre autres, créé une multitude d’économies de marché dépendantes en Europe centrale et orientale – une périphérie à plusieurs niveaux, comme mentionné ci-dessus – exposées aux effets libéralisant du traité de Maastricht et désireuses d’attirer les investissements étrangers pour espérer rattraper les économies du noyau dur. Cela s’est traduit par une détérioration de la position du travail par rapport au capital, le coût de la main-d’œuvre et la dégradation des conditions de travail étant devenus des mécanismes d’ajustement nécessaires pour attirer les investissements en capital ou, au contraire, pour faciliter l’économie de services à faible coût.

Même en prenant en compte les spécificités de chaque pays, nous pouvons observer dans l’ensemble de l’Europe post-socialiste l’émergence d’un régime de travail à bas salaire, résultat inévitable de la concurrence salariale dans une union économique et monétaire inapte, du fait de sa conception même, à gérer les forces divergentes qu’elle a rassemblées. La trajectoire de la Croatie a été assez typique à cet égard, car ce qui a commencé par une dévaluation de la main-d’œuvre s’est rapidement transformé en une dislocation massive de cette main-d’œuvre, en grande partie par une émigration particulièrement prononcée depuis que le pays a rejoint l’UE en 2013. Bien que les estimations de cette émigration vers l’UE varient, la plupart d’entre elles indiquent qu’environ 200 000 personnes ont quitté le pays entre l’adhésion à l’UE, en 2013, et le début de la pandémie du COVID-19. La poursuite de l’intégration via une adhésion à la zone euro n’offre aucun couloir de sortie clair pour la Croatie ou pour tout autre État d’Europe de l’Est engagé dans une trajectoire similaire d’émigration de main-d’œuvre et de dépeuplement. Au contraire, une intégration plus poussée implique clairement une consolidation de la dynamique existante entre le noyau et la périphérie, avec des incertitudes supplémentaires liées à la stagflation imminente qui pourrait déclencher une nouvelle crise de la zone euro.

Dans le cadre de ce consensus dominant, selon lequel il n’y a pas d’alternative au processus de pleine intégration européenne, il serait peut-être naïf d’espérer que des questions gênantes concernant les répercussions de la politique monétaire commune apparaissent de manière significative dans le discours public. Les effets de la monnaie commune sur les relations capital-travail dans l’UE, la perspective improbable d’un virage radical vers la convergence au niveau de la zone euro, sans parler de la viabilité à long terme de l’euro dans l’hypothèse d’une fracture croissante entre le centre et la périphérie – toutes ces questions sont tout simplement inconcevables dans le cadre du récit dominant formé au cours de trois décennies de transition postsocialiste en Croatie.

Dans ce récit, les questions d’identité européenne et de valeurs culturelles sont imbriquées dans les questions d’économie politique de l’Union européenne d’une manière qui empêche toute réelle compréhension par les populations des mécanismes de l’UE et de l’Union monétaire européenne. La novlangue émergente permet que les grandes orientations européennes apparaissent numériques, vertes, résilientes et durables ; intériorisé par les acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux, elle ne fait que brouiller les enjeux. Le résultat est une acceptation mi-fataliste, mi-utopique de l’économie politique de l’Union européenne telle qu’elle se présente actuellement – avec en note de bas de page décourageante le fait qu’une politique démocratique et une autonomie relative sur les questions de développement n’ont, de toute façon, jamais vraiment été des options envisageables pour les économies désindustrialisées de la périphérie européenne. S’il existe certainement des positions politiques qui peuvent survivre, voire prospérer, dans cette unanimité bien verrouillée, la gauche, elle, ne le peut pas – à moins qu’elle ne soit prête à accepter l’évidement de son contenu politique.

Gaël Giraud : « Nous sommes probablement à la veille d’une nouvelle crise financière majeure »

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Clément Tissot

Tandis que les signes de fragilité de notre économie se multiplient, le système financier fait régulièrement preuve de son instabilité. Ancien évaluateur de risques bancaires, ex-chef économiste de l’Agence française du développement, Gaël Giraud en connaît parfaitement les ressorts et les points faibles. Alors que la finance occupe une place toujours croissante de notre économie, est-il possible de la réguler et de financer une réindustrialisation verte ? Deuxième partie. Retrouvez la première partie de l’entretien ici. Réalisé par Pierre Gilbert et Lenny Benbara.


Télécharger l’entretien complet en PDF ici (idéal pour impression)

LVSL – Vous étiez il y a peu chef économiste de lAgence française de développement. Vous aviez donc un poste dobservation idéal sur les activités financières et ses dérives. Selon vous, une nouvelle crise financière est imminente, et serait potentiellement plus violente que celle de 2008. Pourquoi donc ?

Gaël Giraud – En effet, nous sommes probablement à la veille du déclenchement d’une nouvelle crise financière majeure. Quand exactement ? Personne ne peut le dire. Comme le rappelle l’adage latin : mors certa, hora incerta. La mort est certaine, mais on ignore quand elle surviendra. Il suffit cependant de considérer quelques grandes variables macroéconomiques mondiales pour se rendre à l’évidence. Par exemple la suraccumulation des dettes privées au niveau de la planète. La dette privée des institutions non financières en zone euro, c’est 130 % du PIB tandis que celle des ménages est de 70%. Si on cumule dettes des ménages et des institutions privées non financières, on est donc à plus de deux fois le revenu annuel de la zone. Pour rembourser leurs dettes, les investisseurs comptent a priori sur les revenus de leurs investissements et, plus généralement, les revenus de l’économie réelle. Mais quand il n’y a plus de croissance ou bien lorsqu’elle est trop faible, l’investisseur finit par être étranglé par ses propres dettes. Non seulement il n’investit plus, ce qui aggrave le mal, mais encore il est contraint, tôt ou tard, de vendre ses actifs financiers pour rembourser sa dette. Or une masse critique de revente d’actifs provoque le retournement des marchés financiers d’où procède le krach. C’est ce que l’on appelle le moment Minsky en hommage à Hyman Minsky, le premier, peut-être, à avoir identifié ce mécanisme.

Et contrairement à 2008, entre-temps, la situation financière des Etats s’est considérablement détériorée du fait de cette crise d’il y a dix ans, de sorte que les Etats sont beaucoup plus fragiles aujourd’hui : le jeu de vase communicant entre dettes privées et dette publique, qui a fonctionné dans les années qui ont suivi 2008 (aux dépens des contribuables chargés de payer la dette des banques) ne pourra pas fonctionner cette fois-ci, sauf à plonger l’ensemble de l’Occident dans une situation pire que celle du Japon depuis vingt-cinq ans.

LVSL – D’où la crise pourrait-elle venir ?

G.G. – Il y a aujourd’hui au moins quatre foyers de surendettement dans le monde. Le premier est dû à la reprise des crédits subprime par certaines institutions financières américaines qui semblent n’avoir pas appris grand-chose de 2008. Elles recommencent à prêter aux foyers pauvres afin de favoriser l’achat d’un premier logement, puis elles titrisent ces crédits douteux (i.e., elles les vendent sur les marchés internationaux à des banques européennes, par exemple, qui n’ont aucun moyen sérieux de vérifier la solvabilité des débiteurs). En cela, elles renouent avec les pires démons de 2008. Autre foyer : l’accumulation de la dette des étudiants aux États-Unis. Elle s’élève à plus de 1.500 milliards de dollars aujourd’hui, c’est-à-dire la moitié du PIB de l’Allemagne. Pour que cette pyramide ne s’écroule pas, il faut que ces étudiants aient des salaires élevés dès le début de leur carrière afin de commencer à rembourser leur dette. Ce qui suppose des salaires qui augmentent vite, donc de la croissance, de l’inflation et peu de chômage… C’est-à-dire exactement le contraire de ce que l’on observe sur le marché de l’emploi des États-Unis. En 2017, selon l’OCDE, le taux d’emploi équivalent temps plein (ETP) des femmes y était de 59,4%, et celui des hommes de 76,4%. Autrement dit, si l’on abandonne la fiction qu’un travail à temps partiel est identique à un emploi à temps plein, alors 40% des femmes en âge de travailler sont en chômage déguisé et un quart des hommes. C’est évidemment pire en France : 53,1% d’ETP pour les femmes, 68,6% pour les hommes. Certes, les États-Unis font mieux que l’Allemagne, qui dissimule une grande part de son chômage derrière le travail à temps partiel, mais il y a un risque réel que le marché du travail américain s’essouffle alors qu’il constitue aujourd’hui la pompe qui finance le remboursement de la dette étudiante.

Le troisième foyer est la fragilité des banques italiennes qui ont dans leur bilan beaucoup d’actifs non performants ou « pourris ». La Deutsche Bank, grande banque systémique dite universelle, montre aussi des signes de faiblesses récurrents et inquiétants. Tout comme nos quatre champions nationaux (BNP-Paribas, Société Générale, BPCE-Natixis, Crédit Agricole), Deutsche Bank mélange activités spéculatives de marché et le métier traditionnel dépôts/crédits. Ce cocktail permet à la banque de marché d’éponger ses pertes grâce aux revenus très stables de l’activité traditionnelle… jusqu’au jour où ces derniers ne suffisent plus. La faillite d’une telle banque serait cataclysmique pour le système financier mondial. Plus globalement, le FMI a prévenu à plusieurs reprises que la part significative des actifs « pourris » dans les bilans des banques européennes était une réelle menace pour la stabilité financière.

Le quatrième foyer est lié à la situation de certaines grandes banques chinoises qui ont énormément prêté pour construire logements et bureaux sur la côte est (Shenzhen, Shanghai, etc.). Des erreurs d’estimation des flux migratoires liés à l’exode rural chinois sont à l’origine de centaines de millions de mètres carrés qui demeurent vides, tout comme ce fut le cas en Irlande et en Andalousie avant 2008. D’où un risque de faillite du promoteur immobilier, qui entraînerait potentiellement celle de ses créanciers. Comme le bilan de ces banques d’État est opaque, certains soupçonnent le pire. De mon point de vue, les autorités bancaires chinoises sont suffisamment audacieuses pour être capables de faire face rapidement et sans états d’âme à une crise bancaire de grande ampleur —ce que les autorités européennes n’ont pas fait en 2008. Même Jack Ma, le fondateur d’Alibaba, dont la fortune est estimée à 44 milliards de dollars, sait qu’il peut être discrètement exécuté demain matin par le régime de Pékin s’il n’obtempère pas. Il vient donc de céder des parts importantes de son empire à l’État. Un hold-up de grande envergure comme celui de la crise des subprimes de 2008, où les banquiers ont fait payer par les contribuables le coût d’une politique bancaire qui servait exclusivement leurs propres intérêts, me semble impossible en Chine.

Mais sans aller jusqu’aux extrémités dont le Parti communiste chinois est capable pour conserver le pouvoir (la tragédie de Hong-Kong ne va plus tarder à en faire la manifestation), la Banque centrale de Pékin est la seule banque importante qui utilise de manière contracyclique le taux de réserve obligatoire (i.e., le montant des réserves obligatoires que doivent provisionner les banques chaque fois qu’elles créent de la monnaie en octroyant un crédit). Cela permet au régulateur chinois de tenir la bride haute à son secteur bancaire privé. En zone euro, notre taux de réserve a été abaissé de 2% à 1% en janvier 2012. Certaines banques font du lobbying pour qu’il tombe à zéro, ce qui les affranchirait du pouvoir immédiat du régulateur européen. Compte tenu des funestes performances des banques européennes au cours des vingt dernières années ce serait une grave erreur, rappelons-nous Dexia et Monte Dei Paschi par exemple. Je ne suis pas inquiet en ce qui concerne les banques chinoises, en revanche je le suis pour les autres foyers.

LVSL – Et le développement rapide du shadow banking en Asie ?

G.G. – Le shadow banking n’est pas seulement pratiqué en Asie mais partout dans le monde. Il désigne des institutions financières non bancaires non soumises à la régulation bancaire. Depuis 2008, on assiste à un transfert des activités bancaires vers ce secteur bancaire de l’ombre afin d’échapper à la régulation bancaire, et aussi par crainte que le régulateur, après le naufrage de 2008, ne se « réveille » mais, jusqu’à présent, il continue de se laisser corrompre. Les risques systémiques y sont majeurs, mais tellement diffus et mal connus qu’il est difficile d’identifier qui fait quoi dans cet univers-là. Les banquiers eux-mêmes s’accordent pour reconnaître que le shadow banking représente à peine 15% des activités financières en Asie, contre 50% en Europe et davantage encore aux États-Unis. Hong-Kong et Singapour sont les plus exposés relativement à la taille de leur économie, bien sûr.

Pour conclure sur la question précédente, tous ces foyers possibles de crise systémique sont à considérer dans un contexte absolument inédit de taux négatifs. Lesquels sont clairement le symptôme de la déflation dans laquelle nous pataugeons depuis 2008. Or que le rendement obligataire devienne durablement négatif oblige les détenteurs de capitaux à prendre des risques phénoménaux pour conserver de la valeur à leur patrimoine, sans quoi ils dilapident leur fortune en payant le “coffre-fort” (l’Allemagne mais aussi la France) pour que celui-ci consente à leur emprunter de l’argent. Du coup, les primes de risque ont presque disparu : une action est évaluée quasiment comme si elle véhiculait le même risque qu’une obligation. Les prêts aux entreprises zombies et les LBO, c’est-à-dire les achats d’entreprise via des opérations à fort effet de levier, font florès tout simplement parce que, tout comme durant les mois qui ont précédé 2007, les investisseurs ne savent plus où investir pour gagner quelques points de base supplémentaires de rendement.

LVSL – Comment pourrait-on désamorcer ce risque systémique ? Que devraient faire les institutions de régulation ? Est-ce juridiquement possible ?

G.G. – De nombreuses mesures pourraient être prises pour prévenir le pire. L’Union bancaire européenne aujourd’hui ne nous protège pas. La principale digue mise en place par les autorités européennes depuis 2000 est un fonds de résolution européenne qui atteindra la somme de 55 milliards en 2023, ce qui est très faible. La taille du bilan de BNP Paribas est de l’ordre de 2000 milliards d’euros. Ce fonds est donc un gobelet d’eau tiède pour éteindre les cendres après l’incendie. Pourquoi est-il si petit, et pourquoi seulement 2023 ? Parce qu’il est alimenté par les banques. Or celles-ci ont compris, au moins depuis 2008, que le contribuable européen sera mis à contribution en cas de nouvelle faillite bancaire. Elles ne jugent donc pas utile de se priver aujourd’hui pour financer un véritable filet de sécurité au cas où l’une d’entre elles s’effondrerait. Exemple : Monte dei Paschi di Siena, la plus ancienne banque du monde, troisième banque d’Italie par sa taille, a discrètement fait faillite en décembre 2016 après 8 ans d’agonie. L’Union bancaire européenne a-t-elle déboursé quelque chose pour soulager le contribuable italien ? Pas un centime. Les Italiens paieront l’intégralité de la facture. Détail désolant : beaucoup d’entre eux n’ont même pas compris ce qui s’est passé avec Monte Dei Paschi…

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Guillaume Caignaert

LVSL – Comment faire pour éviter le pire ?

G.G. – À court terme, la première mesure urgente est de revenir sur la calamiteuse directive EMIR (European Market Infrastructure Regulation) et de contraindre les chambres de compensation à reconstituer leurs coussins de sécurité. Les chambres de compensation européennes (Clearstream, Euroclear…) sont des nœuds de transmission des transactions financières internationales chargés de sécuriser ces échanges. Or, avec EMIR, elles ont été mises en concurrence par le Parlement européen qui, sous l’influence de la Commission et des banques, s’est laissé séduire par l’imaginaire des vertus de la concurrence de tous contre tous. Ces chambres ont ainsi diminué les appels de marge qu’elles prélèvent sur les transactions financières et qui alimentent les coussins de sécurité où elles sont censées puiser pour se substituer, le cas échéant, à une partie défaillante. Résultat : la plupart de ces chambres de compensation n’ont plus les coussins de sécurité nécessaires pour faire face à une crise systémique. En cas de faillite d’un géant bancaire, les chambres de compensation elles-mêmes seraient en faillite, ce qui disséminerait une faillite isolée dans la totalité du secteur financier mondial. Il faut avoir en tête que, par-delà les débats méthodologiques sur la mesure de l’exposition au risque des actifs financiers dérivés d’une banque, l’exposition sur les marchés financiers internationaux de BNP-Paribas, par exemple, est certainement supérieure à plus d’une dizaine de fois le PIB de la France, soit au moins 20 trillions d’euros.

Pour comprendre l’intérêt de reconstituer ces précieux coussins de sécurité, il faut comprendre que les appels de marge (margin calls), au lieu de réduire l’efficience fantasmée des marchés financiers, réduisent en réalité les conséquences de leur inefficience. Les appels de marge, comme la taxe Tobin, réduisent la volatilité des cours et ralentissent donc la constitution et d’explosion des bulles spéculatives sur les marchés financiers. Ce qui est une très bonne chose.

La deuxième mesure urgente est d’aller au bout de la loi de séparation bancaire Moscovici de 2013 afin de garantir l’étanchéité entre activités de dépôt/crédit et activités de marché dans la zone euro. Pour cela, il s’agit de mettre en œuvre a minima la directive Barnier, qui a malheureusement été rejetée par un Parlement européen encore une fois sous influence. Cette étanchéité est le seul moyen de sécuriser le contribuable européen. Qui plus est, une fois privées de l’airbag gratuit que constituent les bénéfices des banques traditionnelles et de la compagnie d’assurance que nous représentons, nous autres contribuables, les banques de marché prennent beaucoup moins de risques. Les bonus des dirigeants diminuent mais le risque de pertes pharaoniques également. Un cran d’arrêt est mis à la privatisation des profits et à la socialisation des pertes. Entre 1933 et le début des années 1990, la séparation était en vigueur grâce au Glass Steagall Act de Roosevelt et le monde n’a connu aucune crise bancaire significative. Ceux qui se disent pro-européens mais hostiles à ce type de régulation ne sont pas favorables à l’Europe. En réalité, ils instrumentalisent l’Europe pour transférer la richesse de notre continent à une petite oligarchie financière et font planer sur la tête de tous les autres Européens le risque de la ruine.

LVSL – Que peuvent faire les banques pour répliquer à cela ? Et comment la puissance publique peut-elle reprendre la main face à ces mouvements ?

G.G. – Les banques ont au moins deux moyens d’échapper à la régulation. Primo par la création d’institutions financières non bancaires qui sollicitent le canal de création monétaire des banques afin de réaliser des opérations spéculatives que les banques elles-mêmes ne sont pas autorisées à faire : c’est le shadow banking que nous évoquions à l’instant. Secundo, en complexifiant la régulation de manière à la rendre inopérante. Exemple : la loi Dodd-Frank aux États-Unis fait plusieurs milliers de pages et échoue, de ce fait, à réglementer efficacement le secteur bancaire. Autre exemple en Europe : le cadre prudentiel de Bâle III censé contraindre les banques à la sagesse. Parmi les contraintes bâloises figure le ratio de fonds propres, supposé mesurer si ces derniers sont suffisamment abondants pour permettre à une banque de faire face à une crise. Ces fonds propres jouent le même rôle que le « coussin » d’appels de marge des chambres de compensation. Or il est calculé comme un quotient dont le dénominateur est la somme des actifs au bilan de la banque, pondérés par les risques associés à ces actifs. Qui calcule ces risques ? Ce sont les ingénieurs quantitatifs employés par les banques elles-mêmes (métier que j’ai pratiqué il y a presque vingt ans) qui les estiment à partir de modèles stochastiques sophistiqués que les comptables et auditeurs sont incapables de contrôler. En tout cas, certainement pas dans le temps court qui leur est généralement imparti pour auditer un bilan bancaire. Si les matheux de la banque sont suffisamment ingénieux, ils peuvent alors faire grossir artificiellement le risque le moins gourmand en capital et minimiser les risques réels des activités de marché les plus coûteuses en fonds propres. Le régulateur bâlois est très conscient de cela et une initiative est en discussion afin de normaliser et standardiser les modèles de calcul de risques utilisés pour calculer les pondérations du ratio de fonds propres. Cependant, pendant des années, les banques ont largement « joué » avec ce ratio comme le ferait un chauffard capable de trafiquer les radars censés contrôler sa vitesse sur l’autoroute.

À mon avis, il faut substituer à ce ratio qui, même standardisé, restera trop compliqué, un autre ratio très simple, à la main de n’importe quel comptable : le quotient des fonds propres divisé par la taille du bilan, tout simplement. On n’a pas besoin de modèle stochastique pour cela, et n’importe qui est alors capable de voir que la plupart des banques sont sous-capitalisées, comme le FMI, sous Christine Lagarde, n’a cessé de le répéter. Aujourd’hui, la plupart des ratios de fonds propres bancaires sont proches de 3%. Or, en 2008, certaines banques ont perdu jusqu’à 11% de la valeur de leurs actifs. Elles seraient donc immédiatement en faillite si elles devaient faire face à un choc de même amplitude aujourd’hui, comme je l’ai montré dans un rapport rendu au Parlement européen en 2015.

Un nouveau débat s’ouvre alors : si l’on adopte ce quotient très simple, quel ratio minimum de fonds propres le régulateur européen doit-il exiger ? Martin Hellwig, un économiste allemand, et Anat Admati, une collègue de Harvard, ont proposé un minimum de fonds propres de 20%[1]. Soit le ratio qui prévalait au début du 20ème siècle. Il est sûrement proche de la vérité. Commençons par 10 % pour éviter d’étrangler les banques tout de suite puis, progressivement revenons à 20 % dans les années qui viennent.

LVSL – Que peut faire la puissance publique au niveau européen ?

G.G. – Il faut revenir à la directive Barnier pour rendre étanches les activités de dépôt/crédits et les activités de marché. Nul besoin du régulateur bâlois pour faire cela. Cela peut aussi se faire à l’échelle nationale, dans chaque pays de la zone. Ensuite, l’UE est suffisamment puissante pour peser à la table des négociations au comité de Bâle. D’une part, elle doit pousser à l’écriture d’un « Bâle IV » afin d’augmenter le ratio de fonds propres comme on vient de le dire, mais aussi afin d’obliger à « verdir » le bilan des banques en renchérissant le coût du capital des crédits bruns tout en assouplissement les exigences en capital des crédits verts. Ce point est décisif : c’est le lieu où se croisent la finance et l’écologie.

A ce sujet, d’ailleurs, les banques demandent uniquement les allègements en coût du capital pour le crédit vert : ce serait une folie pour plusieurs raisons. D’abord, il ne s’agit pas seulement de favoriser l’investissement vert, il faut aussi, tout simplement, réduire nos émissions, voire les annuler, donc mettre fin à toute forme d’investissement brun. Ensuite, les banques européennes sont dangereusement sous-capitalisées comme beaucoup l’ont remarqué : du FMI à Hellwig et beaucoup d’autres. Donc, tout allègement en exigence de capital va dans le mauvais sens. Pour ma part, je serais favorable à la seule imposition d’un enchérissement du coût du capital pour les prêts bruns mais le bras de fer entre le régulateur et le lobby bancaire se conclura sans doute par une solution intermédiaire.

Enfin, l’UE doit pousser à la révision des normes comptables internationales IAS (International Accounting Standards) auprès de l’IASB (Bureau international des normes comptables, Londres). Ce sujet soulève rarement l’enthousiasme des foules car il est austère, mais il demeure central. Il s’agit de mettre fin au mythe de la fair value (la juste valeur), un non-sens comptable mis en place en 2005 sous pression allemande, après dix années de lutte livrée à juste titre par les banques françaises qui y étaient opposées mais ont malheureusement perdu cette bataille. Le principe de la juste valeur oblige à valoriser comptablement à leur prix de marché instantané les actifs de toutes les entreprises cotées en bourse. L’idée sous-jacente est qu’une entreprise doit pouvoir être achetée n’importe quand à sa valeur de marché. Ce qui aurait peut-être un sens si les marchés étaient efficients et donc capables d’apprécier raisonnablement la valeur économique d’une entreprise. Mais même l’analyse économique la plus néo-libérale reconnaît, à voix basse, que les marchés sont toujours très inefficaces dans l’allocation du capital et des risques[2]. Qui plus est, aujourd’hui, les marchés survalorisent gravement les entreprises liées aux hydrocarbures fossiles. Ces boîtes-là sont virtuellement en faillite à la fois à cause de l’énorme dette écologique qu’elles ont contractée et parce que le charbon, puis le pétrole, doivent devenir à brève échéance interdits dans le commerce. Cette « bulle carbone » passe complètement inaperçue des marchés et c’est bien normal puisqu’en l’état actuel des choses, l’industrie pétrolière continue d’être extrêmement rentable. Il faut mettre en place une réglementation sans état d’âme sur les hydrocarbures fossiles, la puissance publique doit se résoudre à les “tuer par la loi”, sinon ce sont eux qui nous tueront.

Toujours est-il que et la norme IAS oblige à la faire entrer dans le bilan des banques et des entreprises cotées. Plus généralement, toutes les fluctuations irrationnelles des bulles spéculatives des marchés financiers finissent par se refléter dans les bilans des entreprises. On a en fait substitué à la « vérité » comptable des bilans l’irrationalité des cours de la bourse.

En particulier, pertes et profits anticipés sont mis à égalité par la norme IAS 39. Ce qui permet aux marchés, quand ils sont euphoriques, de déformer la valeur comptable des entreprises, alors que la vieille prudence comptable, depuis le 19ème siècle, consistait à enregistrer les pertes anticipées mais seulement les profits réalisés. Du coup, nos entreprises naviguent à l’aveugle au milieu de marchés financiers cyclothymiques sans que plus personne ne dispose d’une boussole. Il est temps que nous disposions d’une véritable comptabilité écologique pour le XXIème siècle, qui permette aux entreprises de prendre des décisions sensées.

LVSL – Vous plaidez pour une réindustrialisation verte pour produire localement de manière écologique et résorber le chômage. Mais vous dites aussi que lindustrie française souffre énormément des politiques économiques et surtout monétaires imposées par Bruxelles et Francfort. Pouvez-vous nous expliquer ces désavantages et comment les contrecarrer ?

G.G. – Globalement la zone euro a été construite sur l’idée que la monnaie unique favoriserait la spécialisation intra-zone, chaque pays se spécialisant dans le secteur de produits et services où il est le plus efficace. C’était une simple application de la théorie de Ricardo dite des « avantages comparatifs » que l’on enseigne en première année d’université. Or, comme l’avait remarqué Ricardo lui-même, cette belle théorie s’effondre quand il y a mobilité parfaite des capitaux : si vous ouvrez les frontières de deux pays concurrents, les capitaux financiers vont se délocaliser là où le rendement des investissements est le plus avantageux, par exemple, là où un tissu industriel puissant peut produire dans un environnement faiblement inflationniste. Au lieu de se spécialiser dans son domaine d’excellence, l’un des deux pays va souffrir d’une fuite de capitaux et d’un manque chronique d’investissement, donc s’appauvrir et se désindustrialiser, tandis que l’autre continuera de prospérer à condition qu’il parvienne à convaincre le premier de lui acheter ses produits manufacturés. Vous aurez reconnu, en gros, la situation des pays du Sud de l’Europe face à ceux du Nord (Allemagne, Autriche, Pays-Bas, Finlande). En France et en Italie, l’industrie ne représente plus que 12% du revenu national.

Or la mobilité des capitaux financiers est un article de foi des Traités européens depuis la CECA de 1953. L’abolition des barrières à la mobilité du capital a donc accéléré la désindustrialisation du Sud de l’Europe. Dans les pays du Nord, depuis trente ans au moins, le compromis social se négocie de telle sorte que l’ajustement de compétitivité des entreprises s’opère par la baisse des salaires et non par la dévaluation de la monnaie (comme au Sud). Il y a donc moins d’inflation chez eux qu’au Sud, ce qui les rend mécaniquement plus attractifs pour les capitaux. À l’inverse, un pays comme la France avait traditionnellement des salaires plutôt élevés, compensés par des dévaluations régulières du franc.

Est-il plus « vertueux » d’avoir des salaires faibles, une inflation faible et une monnaie forte plutôt qu’une inflation plus forte, des salaires plus élevés et une monnaie plus faible ? Aucunement. L’inflation redistribue la richesse des créanciers (riches) vers les débiteurs (pauvres). Les salaires élevés favorisent une répartition de la valeur au bénéfice des salariés et une monnaie faible rend les exportations plus compétitives. À l’inverse, une inflation faible et des salaires bas privilégient les rentiers, en particulier les créanciers détenteurs d’obligations, au détriment des travailleurs pauvres. Ceux-ci sont de plus en plus nombreux en Allemagne : le paritätischer Wohlfahrtsverband estimait l’an dernier à 12,5 millions, soit plus de 15% de la population, le nombre d’Allemands « pauvres », c’est-à-dire dont les revenus sont inférieurs à 60% du revenu médian. Tandis que le nombre de milliardaires, par exemple, ne cesse d’augmenter. Une monnaie forte, quant à elle, ne cesse d’être pénalisante que si vos exportations sont du haut de gamme dont les ventes sont peu sensibles au prix de vente, comme c’est le cas outre-rhin. Or l’Allemagne possède de facto le contrôle du taux de change de l’euro et force la BCE à maintenir un taux élevé qui favorise les industries du Nord. Le choix entre le « modèle » du Nord et celui du Sud n’a donc pas grand chose à voir avec la morale, mais tout à voir avec la justice sociale !

Quant à la mobilité du capital en Europe, elle favorise mécaniquement le tissu industriel haut de gamme allemand et une économie de rentiers, tandis qu’au Sud, la désindustrialisation accélère la transition vers des économies de service. Cela induit, il est vrai, une baisse relative des salaires du Sud car les services, en particulier les services à la personne, sont en général moins bien payés. Mais comme ils ne s’exportent pas, la baisse des coûts ne relance pas les exportations des pays du Sud, lesquels accumulent simplement plus de travailleurs pauvres à leur tour. Résultat : partout en Europe, les rangs des salariés pauvres se remplissent et les rentiers s’enrichissent (surtout au Nord), creusant les inégalités.

La question de la réindustrialisation verte se pose donc pour les Européens. La situation confortable qui a consisté à consommer des produits manufacturés chinois bradés grâce aux salaires de misère de la main d’œuvre chinoise touche à sa fin : les salaires augmentent (enfin) depuis plusieurs années sur la Côte Est de la Chine et la balance commerciale de l’Occident avec la Chine est pratiquement nulle aujourd’hui. Depuis 2009, les Chinois réorientent leur production industrielle sur leur marché domestique et le bassin du Sud-Est asiatique. La faiblesse des salaires européens ne sera plus compensée encore très longtemps par les bas prix des produits chinois. D’autant que l’organisation actuelle du commerce international (en voie d’essoufflement) n’a de sens que dans un monde où le pétrole est considéré comme gratuit. En réalité, son coût écologique est tel qu’il est urgent de pratiquer une relocalisation de la production et d’organiser son acheminement par des circuits courts. Ce qui plaide, encore une fois, pour une réindustrialisation de l’Europe.

Certains pensent que l’Afrique pourrait devenir la prochaine « usine du monde » à la place de la Chine, ce qui économiserait aux Européens la peine d’avoir à se réindustrialiser pour s’approvisionner eux-mêmes en produits manufacturés. Il est vrai que l’Afrique est le seul continent qui connaîtra une poussée démographique forte dans les décennies à venir. Il est vrai aussi que l’Ethiopie et le Rwanda sont des success stories. Mais je reste sceptique : le réchauffement climatique promet de provoquer des ravages autour de la ceinture tropicale, aggravés par la disparition des poissons de nos océans et la désertification grandissante. Des géants comme le Nigéria et l’Afrique du Sud doivent leur prospérité au pétrole, au charbon ou à la finance. Autant de leviers qui ne sont pas durables. En outre, l’éducation primaire reste un défi en Afrique sub-saharienne, comme la Banque mondiale a fini elle-même par le reconnaître. Il faut d’abord réussir à emmener à l’école les jeunes qui vont naître avant de les envoyer travailler à l’usine. Enfin, quand bien même l’Afrique de l’Ouest, par exemple, réussirait à s’industrialiser en constituant un véritable tissu de PME (comme Jean-Michel Sévérino ne cesse d’y inviter, à juste titre), pourquoi devrait-elle produire pour nous plutôt que pour son propre marché intérieur ? Manquer l’opportunité, pour les Européens, de reprendre en main notre destin au motif que les Africains vont « travailler pour nous », c’est réactiver un imaginaire colonial heureusement dépassé. D’autant que la Chine est déjà omniprésente en Afrique, et ne laissera pas l’Europe organiser le continent à sa guise. L’Europe doit promouvoir une nouvelle industrie pour elle-même, construite sur les ruines de l’industrie fossile dont nous avons héritée à la faveur de la révolution industrielle. C’est une autre révolution qui est devant nous : celle d’une industrie à faible empreinte écologique, qui garantisse que la transition vers une société zéro-carbone (à laquelle la France s’est engagée pour 2050) ne rime pas avec régression à l’âge pré-industriel.

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Clément Tissot

LVSL – Au niveau européen, pourquoi l’inflation est-elle si faible ? En quoi cela empêche-t-il une réindustrialisation verte ?

G.G. – Nous sommes en phase de déflation. Les symptômes sont évidents depuis 2008 : une inflation quasiment inexistante, une croissance atone voire disparue, beaucoup trop de dettes privées et beaucoup de chômage (en partie masqué). C’est la conséquence inéluctable de la non-gestion de la crise financière de 2008. Le Japon a connu, lui aussi, une grande répétition générale de la crise des subprimes en 1990, a mal géré l’après-crise et se débat depuis vingt-cinq ans dans les sables mouvants de la déflation. Pendant dix ans, les États-Unis et l’Europe n’en sont pas ressortis après la crise de 1929. Les Américains auraient peut-être pu s’en sortir avec le New Deal, mais Roosevelt, effrayé par la dette publique en 1937, a freiné les dépenses de l’État et les États-Unis sont alors retombés dans le marasme déflationniste pour n’en sortir définitivement que « grâce » à la guerre.

Après plusieurs années de dénégation des autorités monétaires, françaises notamment, plus personne, ou presque, ne nie la réalité de la déflation en Europe. Le mécanisme sous-jacent est simple à comprendre et ressemble à la phase qui succède à un moment Minsky : si tout le monde est criblé de dettes privées, certains vendent leurs actifs, réels ou financiers, pour rembourser leurs dettes. Par exemple, vous revendez votre maison de campagne pour financer le remboursement de la dette sur votre logement principal. Si beaucoup de monde est vendeur sur certains segments du marché, le prix des actifs réels baisse, d’où l’absence d’inflation. Si le prix des actifs réels baisse plus vite que la vitesse à laquelle vous réussissez à réduire la valeur nominale de votre dette, alors le poids réel de votre dette augmente. Ce paradoxe avait été compris par Irving Fisher dès le début des années trente : dans une situation de déflation, si tout le monde est logé à la même enseigne, plus on essaie de se désendetter tous ensemble, plus on s’endette !

Ce qui est nouveau dans la situation actuelle, c’est que nous avons des sphères réelles qui s’enfoncent lentement dans la déflation tandis que les investisseurs et le 0,1% des plus favorisés continuent de jouer en bourse et sur le marché immobilier. D’où le gonflement des bulles immobilières dans les grandes capitales du monde entier et la hausse vertigineuse du prix des actifs financiers. Or il s’agit simplement de pyramides de Ponzi (bien que celles-ci soient interdites par la loi) au sens où, la sphère réelle ne permettant plus de rembourser les dettes contractées pour pouvoir spéculer sur ces marchés en hausse, les investisseurs continuent de s’endetter encore plus pour éviter d’avoir à vendre leurs actifs. Ils ne font que gonfler la bulle davantage et retarder le tristement célèbre moment de Minsky.

La priorité des priorités, à mon sens, est l’aide au désendettement du secteur privé, pris à la gorge par un secteur bancaire lui-même fragile (comme on l’a vu). C’est l’obstacle principal à la transition industrielle verte. Nous avons besoin de réduire la dette du secteur industriel par tous les moyens et d’obliger les banques à accorder des crédits favorisant les investissements verts, plutôt que la spéculation sur les marchés financiers, socialement et écologiquement nuisibles. Pour cela, il faut rompre le cercle infernal de Fisher, ce qui n’est possible que si un acteur économique continue de dépenser plutôt que de s’entêter à rembourser ses dettes coûte que coûte, à la manière d’un hamster qui ne voit pas que, plus il court, plus sa cage tourne vite. Le seul acteur économique qui puisse jouer ce rôle, c’est évidemment l’État. Il doit donc adopter, au moins provisoirement une politique contracyclique : investir, dépenser, de manière à maintenir l’activité économique, un minimum d’inflation et alimenter des anticipations positives sur l’inflation en zone euro, pendant que le secteur privé, lui, doit être incité fortement à se désendetter. L’État pourrait lancer un grand plan d’investissement vert. Bien sûr, cela augmentera sa dette publique à court terme. Mais elle n’est que de 100% du PIB en moyenne, en zone euro, et en France en particulier. Très en dessous, donc, de la dette privée. Une fois la transition amorcée, dès que le secteur privé aura réussi à prendre le train en marche, l’État pourra se désengager progressivement et commencer à se désendetter à son tour. L’industrialisation de toute l’Europe ne s’est pas faite autrement depuis deux siècles. Dans un pays jacobin comme la France, en particulier, aucun projet d’envergure n’a pu naître sans l’amorçage initial de l’État. La priorité, c’est donc le financement initial de l‘industrialisation verte en Europe, accompagné par le désendettement du secteur privé — ce qui, seul, permettra, à terme, le désendettement du secteur public. Le Japon a compris cela trop tard et, maintenant, sa dette publique tutoie les 250% du PIB sans que la dépense publique, depuis une génération entière, ne soit parvenue à relancer une industrie écologique nippone. La Grèce, malgré le plan d’ajustement structurel assassin qui lui a été infligé, en est au même niveau relatif de dette publique qu’en 2010, tout en s’étant appauvrie d’un quart de son PIB. Autrement dit, l’austérité budgétaire, en régime déflationniste, n’a jamais réduit la dette publique, au contraire. La potion que Bruxelles et Bercy préconisent met donc la charrue avant les bœufs : elle exige le désendettement public avant celui du secteur privé, ce qui est impossible. Ce faisant, nous répétons le contre-sens commis par le chancelier Heinrich Brünning qui, entre 1930 et 1933, a aggravé la déflation allemande en mettant en place un plan d’austérité au lieu d’aider les entreprises à se désendetter… Et les mêmes causes entraînant souvent les mêmes effets, nous alimentons l’extrême-droite en Europe, laquelle se nourrit de la frustration des classes moyennes qui n’aperçoivent aucune sortie hors du marécage déflationniste.

Lire la première partie de l’entretien : Gaël Giraud « Les banques sont intrinsèquement hostiles à la transition écologique »

[1] M. Hellwig & A. Admati, The Bankers’ New Clothes: What’s Wrong with Banking and What to Do about It, Princeton University Press, 2014.

[2] Cf. G. Giraud, Illusion financière, chap. 3, Ed. de l’Atelier, 2014.

Comment la gouvernance de la zone euro creuse les écarts de richesses entre pays européens

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Jean-claude Juncker, ex-président de la commission et ex-Premier Ministre luxembourgeois, symbole de la concurrence fiscale en Europe

Alors que la monnaie unique était attendue comme un élément de convergence économique entre les différents pays de l’eurozone, ses règles de gouvernance fondées sur l’extension ininterrompue de la concurrence et la lutte contre l’inflation ont achevé d’accentuer les écarts de richesse entre pays, rendant toujours plus hypothétique une éventuelle réforme de la construction européenne.


Au moment de la formation de la zone euro, les économistes libéraux s’évertuaient à défendre les mérites d’une zone monétaire unique. Dans la droite ligne des partis de gouvernements, ces économistes voyaient en l’euro le point terminal de l’intégration européenne. La fin des monnaies nationales promettait deux choses : d’une part un approfondissement des échanges commerciaux intra-européens, et d’autre part une profonde convergence des niveaux de richesse entre États membres. Cependant, les règles de gouvernance propres à l’eurozone ont très vite mis à mal les mécanismes susceptibles de satisfaire ces deux promesses, conduisant à la satisfaction exclusive de la première, le libre-échange, au mépris de la seconde, l’harmonisation des richesses.

Trois éléments de la gouvernance européenne participent au creusement des divergences économiques entre pays membres : la liberté de circulation des capitaux, le taux de change de la monnaie unique et la politique anti-inflation de la Banque Centrale Européenne (BCE).

La liberté des capitaux, cœur de la polarisation industrielle en Europe

La liberté des capitaux fut longtemps perçue comme un élément clé de la résorption des écarts de développement entre pays européens. La théorie économique dominante en la matière au tournant des années 2000 était celle des économistes Frankel et Rose : d’après eux, le partage d’une monnaie unique entre pays possédant des taux d’intérêts nationaux divergents devait conduire les investisseurs institutionnels à orienter leurs capitaux vers les pays à taux d’intérêt élevé. Ces pays a priori en retard auraient ainsi bénéficié d’un afflux de capitaux à même de financer l’investissement et de générer davantage de croissance économique. Toutefois, les faits ont démontré que si un afflux de capitaux des pays du Nord vers ceux du Sud de l’Union Européenne a bien eu lieu au cours des années 2000, l’écrasante majorité de ces nouveaux capitaux étrangers était de nature dite « improductive », composée d’investissements spéculatifs sur le marché immobilier et financier. Ce large mouvement de capitaux, loin de contribuer à rééquilibrer le pouvoir économique au sein de la zone euro, a au contraire été générateur d’instabilité économique majeure dans les pays d’Europe du Sud, la grave crise de l’immobilier espagnol en 2008 en étant l’exemple le plus révélateur. À l’inverse, la liberté de circulation des capitaux a contribué à concentrer davantage les investissements internationaux dits “productifs” dans l’industrie ou les services hors-financiers au cœur de l’Europe (Allemagne, Benelux voire en France), ces investisseurs profitant de la centralité géographique de ces régions pour s’implanter plus aisément sur le marché intérieur.

« Si un afflux de capitaux des pays du Nord vers ceux du Sud a bien eu lieu au cours des années 2000, l’écrasante majorité de ces nouveaux capitaux étrangers était de nature « improductive », composés d’investissements spéculatifs sur le marché immobilier et financier »

L’euro fort, conséquence d’une politique monétariste de la BCE

Avec le choix politique d’assumer un euro fort, l’Europe avantage mécaniquement les pays à spécialisation industrielle portant sur des marchés haut de gamme, notamment l’Allemagne, au détriment des pays d’Europe du Sud spécialisés sur des filières industrielles de milieu de gamme comme la France, l’Italie et l’Espagne. L’Allemagne a de fait fondé son modèle économique sur une politique mercantiliste d’exportation de biens industriels (l’exportation représente 47,2% du PIB allemand, contre 30,9% pour la France). L’euro fort permet à l’Allemagne d’exporter ses véhicules, machines-outils et produits chimiques à des prix supérieurs sur des marchés relativement moins sensibles au prix que les marchés à l’export des entreprises françaises, italiennes ou espagnoles. Simultanément, l’euro fort a précarisé les industries des pays du Sud en dégradant leur compétitivité-prix, renforçant ainsi la polarisation industrielle de l’Europe autour de l’axe rhénan.

Au-delà de la simple augmentation générale des prix, l’inflation possède dans le domaine financier la propriété d’alléger nominalement la dette des débiteurs au détriment des créanciers. En plafonnant la cible d’inflation à 2%, la BCE a mené pendant des années des politiques monétaires restrictives qui, par l’assèchement du crédit bancaire, ont maintenu la zone euro dans une phase économique difficile. La comparaison avec la FED ou la Bank of England au moment de la crise de 2008 démontre les effets économiques néfastes de l’acharnement de la BCE sur la question inflationniste : ces deux autres banques centrales ont immédiatement redescendu leur taux d’intérêt directeur à un niveau proche de 0% et lancé dans la foulée des politiques monétaires non conventionnelles dites de « quantitative easing » en faisant massivement tourner la planche à billets pour recapitaliser les banques, injecter de la liquidité sur les marchés financiers et relancer le crédit.

À l’inverse, la zone euro s’est distinguée par son respect de la croyance ordo-libérale allemande par son refus de créer en masse de la monnaie et l’injonction faite aux pays  budgétairement considérés comme laxistes de pratiquer de sévères politiques de rigueur. Ces politiques pro-cycliques ont généré chômage de masse, pauvreté endémique, émigration de la jeunesse et troubles institutionnels récurrents.

« À l’inverse, la zone euro s’est distinguée par son respect de la croyance ordo-libérale allemande par son refus de créer en masse de la monnaie et l’injonction faite aux pays dits budgétairement laxistes de pratiquer de sévères politiques de rigueur »

Alors que bon nombre d’économistes libéraux sont persuadés que la crise de l’euro est derrière nous, l’inefficacité de la gouvernance européenne constitue un risque structurel susceptible de replonger l’eurozone dans la récession. Le caractère inégal des règles du jeu européen a déjà incité de nombreuses régions de l’Europe à entrer dans l’engrenage de la concurrence fiscale et sociale :

  • Fiscale tout d’abord, car l’Europe abrite en son sein un nombre considérable de paradis fiscaux qui, en aspirant les capitaux des riches contribuables et des grands groupes, affaiblissent toujours plus la capacité d’action et de réforme des États.
  • Sociale ensuite, car la disparition définitive de toute possibilité de dévaluation de la monnaie a suscité l’émergence de ce que les économistes et grands médias nomment poliment « des dévaluation internes », à savoir des baisses drastiques de salaires apparus entre 2011 et 2013 au moment de la crise de l’euro dans les pays du Sud de l’eurozone.

« Le caractère inégal des règles du jeu européen a déjà incité de nombreuses régions de l’Europe à entrer dans l’engrenage de la concurrence fiscale et sociale »

Face à ce constat sombre sur l’échec actuel de la convergence économique européenne, le courant européiste poursuit sa défense politique de l’Europe actuelle, supportant pour l’Europe un horizon fédéral synonyme à leurs yeux de promesses infinies. Toutefois, les écarts économiques régionaux, en forte hausse sous l’impulsion d’une gouvernance économique européenne inopérante, ont généré partout des tensions sociales et politiques de plus en plus fortes contre l’Europe, réduisant l’horizon fédéral au rang de simple utopie européiste.