« Les mouvements sans grève ne gênent personne » – Entretien avec Jean-Marie Pernot

Manifestation contre la réforme des retraites le 19 janvier 2023 à la Place de la République (Paris). La manifestation parisienne a rassemblé environ 400.000 personnes. © Capture d’écran BFMTV

La forte opposition à la réforme des retraites met de nouveau les syndicats au centre du jeu politique. Après une mobilisation historique le 19 janvier dans la rue, de nouvelles manifestations sont prévues et des grèves se préparent dans plusieurs secteurs. Mais pour Jean-Marie Pernot, politologue et spécialiste des syndicats, un mouvement social se limitant à des manifestations et à quelques « grèves par procuration » ne sera pas suffisant pour faire reculer le gouvernement. L’organisation de grèves dures sera néanmoins ardue, tant les syndicats se sont affaiblis durant les dernières décennies. Dans cet entretien fleuve, l’auteur de l’ouvrage Le syndicalisme d’après. Ce qui ne peut plus durer revient sur les raisons de ce déclin, entre bureaucratisation, incapacité de la CGT et de la CFDT à s’unir, liens compliqués avec les partis politiques ou encore inadéquation entre la structuration des grandes confédérations et l’organisation du salariat contemporain. Propos recueillis par William Bouchardon.

Le Vent Se Lève : La mobilisation contre la réforme des retraites a débuté par une grande manifestation jeudi 19 janvier, avec entre 1 et 2 millions de personnes dans la rue, ce qui est assez historique. Néanmoins, malgré l’unité syndicale, le choix d’une prochaine date de mobilisation tardive le 31 janvier et des suites un peu incertaines suivant les secteurs donnent l’impression d’une fébrilité des syndicats. Comment analysez-vous ce début de mobilisation ?

Jean-Marie Pernot : D’abord, si je peux bien sûr être critique des syndicats, il faut quand même relever qu’ils ne sont pas morts. Qui est capable dans ce pays de mettre un à deux millions de personnes dans la rue ? Tout affaiblis qu’ils soient, on constate quand même que les syndicats ont réussi cela, grâce à une certaine unité. Certes, cette unité est défensive car les syndicats n’ont pas tous le même avis sur les retraites, mais l’opposition à la réforme les réunit. Ce qui me frappe beaucoup dans cette première journée de mobilisation, même si on l’a déjà vu en 2010, c’est la mobilisation dans les petites villes. 1500 personnes à Chaumont (ville de 22.000 habitants en Haute-Marne) par exemple. C’est assez rare pour le souligner. Donc les syndicats ne sont pas morts. Bien sûr, les retraites sont au cœur du pacte social et c’est un sujet très sensible, d’où l’ampleur de la mobilisation.

Une fois dit cela, l’analyse doit se faire non pas sur une journée mais sur une séquence. Depuis 1995, ces conflits se font en effet sur de grandes séquences et les mouvements acquièrent une dynamique propre. Cette première journée était-elle l’acmé du mouvement ou seulement un point de départ ? Il est encore trop tôt pour le dire. En outre, les rythmes de mobilisation sont différents secteur par secteur, selon les syndicats qui dominent. On sait que la CGT va pousser à la grève reconductible dans certains secteurs, mais même au sein de ce syndicat, les stratégies diffèrent. Les grèves dans les transports par rail et les transports urbains vont probablement tenir un certain temps. Outre les habitudes de mobilisation à la SNCF et à la RATP, je rappelle que leur régime spécial est menacé. Mais de manière générale, on va avoir toutes les configurations sectorielles et géographiques. Il y a une immense variété de stratégies syndicales, d’habitudes, de puissance par secteur etc. et donc beaucoup d’inconnues.

Je retiens deux facteurs importants pour la suite. D’abord la question de la grève : en 2010, contre la réforme des retraites de Nicolas Sarkozy, on avait eu une protestation presque sans grève. La vague de manifestations était considérable, sans doute la plus forte depuis 1968, plus forte même qu’en 1995. Même dans les petites îles au Nord de la Bretagne, dans des villages de 300 habitants, il y avait systématiquement des manifestations. Et pourtant il ne s’est rien passé : Sarkozy se fichait de ces manifestations et a fait sa réforme. Macron a sans doute en tête le même scénario : que les gens manifestent une, deux ou dix fois, puis qu’ils finissent par se lasser, que le front syndical se lézarde etc… Si c’est de nouveau un mouvement sans grève, comme en 2010, je ne vois pas en quoi l’issue serait différente. Les mouvements sans grève ne gênent personne. Bruno Le Maire l’a d’ailleurs rappelé il y a quelques jours : il respecte le droit de manifester mais espère un mouvement indolore, qui ne « bloque » pas le pays.

En effet, face à un mouvement de manifestations mais peu de grèves, les patrons ne disent rien car ils ne sont pas directement visés. En revanche, s’il y a des grèves, que la production et l’économie sont pénalisées, ça peut changer la donne. Si le conflit grippe la machine économique, le patronat va se réveiller, alors qu’il est globalement pour la réforme pour l’instant, du moins en ce qui concerne les gros patrons du MEDEF. Ce n’est pas évident bien sûr : avec l’inflation, les gens réfléchissent à deux fois avant de faire grève. Certains secteurs tiennent des discours de grève dure, mais il faudra voir sur la durée. Dans les raffineries par exemple, cela peut avoir des impacts à la pompe à essence mais aussi pour l’approvisionnement des entreprises. Je suis incapable de connaître la suite, mais en tout cas, contrairement aux manifs, le mouvement syndical a perdu de sa puissance sur ce point.

Le deuxième point, c’est la mobilisation des jeunes. Lorsque les jeunes s’en mêlent, on ne sait jamais où ça va s’arrêter. Il suffit de penser au CPE en 2006, où c’était devenu difficile à gérer. Là-dessus aussi, difficile de trop s’avancer : il y avait beaucoup de lycéens ou d’étudiants le 19 janvier dans la rue, mais pas sûr que la question des retraites les mobilise jusqu’au bout. 

Enfin, il y a un troisième facteur, que j’ose à peine évoquer, c’est la violence. Depuis 2010, nous avons eu les gilets jaunes, qui n’étaient pas un mouvement institutionnalisé. Ils ne suivaient pas les habitudes des syndicats : déposer un trajet, assurer le service d’ordre, se disperser tranquillement… Ils faisaient le trajet qu’ils souhaitaient et cela pouvait dégénérer, pour le meilleur comme pour le pire. Ce qui peut jouer dans cette affaire, c’est l’incroyable mépris de Macron. Sarkozy n’était pas un modèle, mais au moins il n’allait pas parader en Espagne le jour où il y avait deux millions de personnes dans la rue. Ce mépris total peut radicaliser un certain nombre de gens, se transformer en haine et susciter de la violence. Ce n’est pas le pari des syndicats bien sûr, mais la situation peut leur échapper. 

LVSL : Je reviens au premier facteur que vous évoquiez : la grève. On sait qu’il y en aura un certain nombre, même si leur forme et leur durée sont encore inconnues. Mais n’y a-t-il pas un risque, comme c’est souvent le cas depuis 1995, que les grèves se concentrent dans quelques bastions comme la SNCF, la RATP ou quelques services publics, les salariés d’autres secteurs se contentant de les soutenir sans y participer ? La « grève par procuration » est-elle devenue la norme ?

JM Pernot : C’est fort probable. Dans d’autres secteurs, notamment le secteur privé, il est devenu difficile de faire grève : comme c’est une pratique minoritaire, elle est d’autant plus risquée pour ceux qui s’y livrent. D’autant que la question du pouvoir d’achat n’encourage pas à la grève. Il y a donc un risque de délégation ou de procuration, avec des gens qui posent des RTT pour aller manifester en soutien aux grévistes, mais sans se mobiliser dans leur entreprise. Bien sûr, cela rendra une victoire du mouvement moins probable.

Une grève par procuration est donc un signe que les gens ont du mal à tenir une grève sur la durée. Mais s’ils soutiennent les grévistes, notamment via les caisses de grèves, c’est déjà pas mal. En 1995, par exemple, les transports en Île-de-France étaient tous à l’arrêt et c’était très pénible, mais les gens ont soutenu le mouvement. La droite avait essayé d’organiser les usagers contre les grévistes, mais excepté un petit rassemblement ponctuel dans les beaux quartiers, ça n’avait pas pris. 

Donc oui, c’est sûr que s’appuyer sur un faible support gréviste fragilise le mouvement. On connaît la liste des secteurs à l’avance. Mais le fait que la CFDT soit contre la réforme peut jouer, notamment chez les routiers. En 1995 et en 2003, les routiers avaient été très mobilisés et cela avait pesé. Or, la CFDT y est majoritaire. Ce n’est pas rien : contrairement au fret ferroviaire qui ne représente plus grand chose, le fret routier est essentiel pour les entreprises. Mais attention : les pouvoirs publics ont appris de ces mobilisations passées et y sont très attentifs, ils essaieront d’éviter le blocage des routes. 

Plus largement, ce phénomène de grève par procuration traduit des changements de l’organisation du travail. Avant, les grandes entreprises étaient des points forts de la mobilisation syndicale. Aujourd’hui les grandes entreprises sont en majorité composées de cadres et le travail ouvrier est sous-traité dans tous les sens. Or, les syndicats ont très peu d’appuis chez les sous-traitants.

LVSL : En effet, la grève par procuration est le symptôme d’un syndicalisme affaibli. Vous l’évoquez d’ailleurs dans votre livre, qui s’ouvre sur un paradoxe : l’exploitation au travail est toujours bien présente, nombre de cadres font face à une crise de sens, les salaires ne suivent plus l’inflation… Bref, les demandes portées par les syndicats sont tout à fait actuelles et même parfois majoritaires dans l’opinion. Pourtant le nombre de syndiqués est en baisse, comme la participation aux élections professionnelles. Pourquoi ?

JM Pernot : On peut retenir deux causes majeures de l’affaiblissement des syndicats. La première, c’est le serpent de mer de la désunion syndicale. Les gens ne comprennent pas bien pourquoi il y a autant de syndicats et pourquoi ils n’arrivent pas à se mettre d’accord. Beaucoup se disent « mettez-vous d’accord et ensuite on s’intéressera à ce que vous faites ». Ça ne veut pas dire que les divergences n’ont pas de bonnes raisons, mais il faut regarder la réalité en face : les débats stratégiques entre la CGT et la CFDT, ça n’intéresse pas les gens. D’autant qu’aucune des deux stratégies ne donne des résultats. Donc ils continuent de se battre mais leurs stratégies sont chacune perdantes de leur côté et ces bagarres rebutent les gens. Certes, quand les gens ont un problème dans leur boîte, ils vont toujours voir le militant syndical quand il y en a un, mais c’est un service élémentaire de soutien aux salariés en difficulté. Mais pour les syndicats qui parlent de transformation sociale, on est loin de passer de la parole aux actes.

« Désormais, tout le monde sous-traite tout. Cela déstructure les collectifs, éclate les communautés d’action, dissout les solidarités entre travailleurs. »

Le second problème, c’est cette dynamique du salariat que j’aborde dans mon livre, alors que les syndicats sont restés scotchés à leurs structures antérieures. Nous avons eu un grand mouvement de transformation de l’entreprise et des interrelations entre entreprises. C’est notamment le cas avec la sous-traitance, qui est particulièrement forte en France. Désormais, tout le monde sous-traite tout. La question n’est plus qu’est-ce qu’on sous-traite, mais que garde-t-on en interne ? Évidemment, cela déstructure les collectifs, éclate les communautés d’action, dissout les solidarités entre travailleurs.

En revanche, la négociation collective n’a pas changé. Elle a lieu à l’échelle des branches et des entreprises, alors que ces lieux ont perdu de leur substance. Il se passe encore des choses dans les branches, mais les entreprises sont devenues des palais des courants d’air, avec parfois une majorité de travailleurs dont le contrat de travail est ailleurs que dans l’entreprise. Donc les syndicats se sont retrouvés atomisés boîte par boîte et accompagnent l’éclatement des travailleurs. Cela est contraire à la logique inclusive qui est au fondement du syndicalisme confédéré. Normalement, un syndicat emmène un groupe social avec lui. Là, ils font face à des divisions permanentes entre personnes qui travaillent ensemble mais qui sont rattachées à des entreprises ou des branches différentes. Il y a là un énorme hiatus.

LVSL : Oui, vous rappelez d’ailleurs dans votre livre qu’un quart des syndiqués CGT ne sont rattachés à aucune union professionnelle, c’est énorme. Pourtant le problème n’est pas nouveau et les syndicats ont déjà fait face à d’autres réorganisations du monde du travail, au début du XXème siècle et ils avaient réussi à se réformer. Comment expliquer l’inertie actuelle ? Pourquoi les syndicats ne parviennent-ils pas à créer de la solidarité entre des gens qui ne sont peut-être pas rattachés à la même entreprise de par leur contrat de travail, mais travaillent de fait ensemble ?

JM Pernot : Oui, c’est le grand problème. La différence majeure avec le début du XXème siècle, c’est que les syndicats de l’époque n’étaient pas du tout institutionnalisés. Au contraire aujourd’hui, leur organisation, leur mode de financement, leur mode de décision en interne, etc. doit faire face au poids des fédérations professionnelles qui se sont formées au cours de plusieurs décennies. Remettre ça en cause est très compliqué : même si ces fédérations sont en crise, elles font peser une chape de plomb sur les confédérations syndicales. Je lisais récemment les textes du prochain congrès de la CGT, ces questions sont certes abordées. Mais ça fait six ou sept congrès, c’est-à-dire une vingtaine d’années, que l’on dit qu’il faut réformer l’organisation pour mieux refléter le monde du travail !

Cette inertie totale renvoie à l’épaisseur bureaucratique des organisations. Les syndicats sont de grosses bureaucraties avec des rapports de pouvoir et des chefs, ce qui concourt à l’immobilité. C’est paradoxal : ils se vident de leurs adhérents, mais ils restent dans ce fonctionnement bureaucratique. Il faut aussi dire que beaucoup de financements passent par les branches, ce qui contribue à figer les structures. Bernard Thibaut (ancien secrétaire général de la CGT, ndlr) avait tenté de faire bouger les choses, mais tout ça a été étouffé par les fédérations.

« Les syndicats sont de grosses bureaucraties avec des rapports de pouvoir et des chefs, ce qui concourt à l’immobilité. »

En 1901, les syndicats constatent que le capitalisme change, que l’on passe d’une logique de métiers à une logique d’industrie et ils s’adaptent. Bien sûr, cela a été compliqué : dans la métallurgie, cela a pris 20 ans. Cela a secoué les routines et les hiérarchies internes au monde ouvrier. Par exemple, à la SNCF on n’a jamais réussi à syndiquer les conducteurs de locomotive dans le même syndicat que ceux qui posent le ballast sur les voies. Donc bien sûr c’est compliqué. Mais aujourd’hui, on sent qu’il n’y a pas de volonté réelle de changer.

LVSL : En effet, les syndicats sont de grosses machines bureaucratiques. Pour beaucoup de travailleurs, les syndicats apparaissent comme une réalité lointaine : on pense aux délégués du personnel ou aux chefs des centrales chargés de mener un vague « dialogue social » avec le patron ou le gouvernement. Les syndicats ne se sont-ils pas bureaucratisés et éloignés de leur base ?

JM Pernot : Attention, une certaine bureaucratie est nécessaire. S’il n’y en a pas, cela donne ce que l’on observe avec ces nouveaux collectifs de travailleurs qui émergent ces dernières années, par exemple les contrôleurs SNCF qui ont fait grève à Noël. Avec les réseaux sociaux ou une boucle Whatsapp, c’est facile de mettre en lien les travailleurs entre eux. Pour entrer dans l’action, c’est facile. Mais ensuite la direction fait une proposition. Là, le problème débute : comment arbitrer, comment décider ? Est-ce qu’on continue ? Comment négocie-t-on ? Comment vérifier ensuite que l’accord est respecté ? Tout cela, une coordination de travailleurs ne sait pas le faire. Donc toute forme d’action sociale a besoin d’un minimum d’institutionnalisation et de représentation, ne serait-ce que pour négocier. La bureaucratie, c’est ce qui assure la continuité de son action, la reproduction du collectif et l’interface avec les autres institutions.

« Le problème des syndicats, c’est qu’ils ont des bureaucraties bien constituées qui n’ont pas besoin de beaucoup d’adhérents pour survivre. »

Cela étant dit, il faut aussi que l’organisme reste vivant. Qu’est-ce qui prend le dessus ? Le mouvement ou la bureaucratie ? Il y a toujours une tension entre ces deux pôles. Il faut à la fois une représentation et des structures, mais aussi ne pas se figer dans des luttes de pouvoir internes. Or, toute organisation, même un groupe de locataires, est toujours marquée par des jeux de pouvoir pour des postes, pour des rétributions matérielles ou symboliques… Le problème des syndicats, c’est qu’ils ont des bureaucraties bien constituées qui n’ont pas besoin de beaucoup d’adhérents pour survivre. Si on compare l’appareil de la CGT à celui d’IG Metall en Allemagne, ce sont deux mondes différents. Par exemple, je défends, comme d’autres, l’idée de redistribuer des moyens vers l’action locale, donc les Unions locales (UL) et les Unions départementales (UD). Mais c’est un débat à couteaux tirés. La bataille pour la répartition de la ressource est ici comme ailleurs assez compliquée mais aussi très politique.

LVSL : Face à l’inertie des syndicats, des « collectifs » de travailleurs qui ont vu le jour ces dernières années comme vous le rappeliez. On pense par exemple au collectif inter-hôpitaux, aux livreurs à vélo ou encore à celui des contrôleurs SNCF. Finalement, là où les syndicats ont la bureaucratie pour négocier et assurer la représentation, ces collectifs ont eux le lien avec la base. Est-ce que syndicats et collectifs arrivent à travailler ensemble ?

JM Pernot : Ça dépend des secteurs. Par exemple, chez les livreurs à vélo, qui ont été bien étudiés par de jeunes sociologues, des connexions se sont faites avec les syndicats dans certaines villes comme Bordeaux ou Toulouse. Concrètement, les coordinations de livreurs n’affichent pas une étiquette syndicale, mais on leur prête un petit local dans les unions départementales, quelques jeunes se sont syndiqués pour faire un lien, etc. En l’occurrence avec l’économie de plateforme, c’est plutôt la CGT, Solidaires ou la CNT qui sont présents dans ce genre d’univers. Mais la liaison existe.

Jean-Marie Pernot, politologue à l’Institut de Recherches Economiques et Sociales (IRES).

Pour la SNCF, ça reste encore à voir. En 1986, il y avait déjà un mouvement social qui était parti d’un collectif de conducteurs, et cela avait heurté la FGAAC (Fédération Générale Autonome des Agents de Conduite) et la CGT. La CGT s’était remise en question par la suite et elle reste attentive à cela, donc je pense que des coopérations sont possibles.

Dans la santé, la bataille est plutôt perdue pour les syndicats. Ce sont les collectifs inter-urgence ou inter-hôpitaux qui mènent le combat depuis 3 ou 4 ans. Mais dans ces collectifs, il y a des syndiqués. Par exemple l’urgentiste Christophe Prudhomme : tout le monde sait qu’il est syndiqué à la CGT, mais on lui fait confiance car c’est un bon organisateur, il s’exprime bien et ne la ramène pas toujours à son syndicat. Donc les syndicats ne sont pas au cœur des mots d’ordre, mais ne sont pas totalement extérieurs non plus. Lorsqu’il y a eu les négociations pour le Ségur de la santé, ce sont les syndicats qui ont négocié et il y a eu un lien : il n’y a pas eu de soulèvement contre les syndicats, donc ça a plutôt fonctionné. Bref, les formes sont très diverses, mais l’important c’est que ça marche.

LVSL : Vous parliez tout à l’heure de l’unité syndicale. La France a connu une multiplication des syndicats depuis une trentaine d’années, mais les deux principaux restent la CGT et la CFDT. Tout semble les opposer : la CGT est un syndicat de rapport de force, parfois qualifié de « jusqu’au boutiste », tandis que la CFDT est un syndicat « réformiste » souvent accusé de complaisance avec les patrons et le gouvernement. Cette opposition frontale entre « réformistes » et « syndicats de rapport de force » rebute beaucoup de monde. Est-il possible de dépasser ces guerres intestines, au-delà de quelques mobilisations défensives comme en ce moment avec la réforme des retraites ?

JM Pernot : En effet, pour l’instant sur les retraites, l’unité est défensive et la désunion peut revenir par la suite. Alors bien sûr, les stratégies peuvent être différentes, mais tant la CGT que la CFDT ont une stratégie en partage : chacun pense pouvoir faire sans l’autre. Du moins, c’est ce qui a dominé les dix dernières années. Je reste sceptique car la volonté de travailler ensemble semble faible, mais je préfère continuer à rêver que c’est possible. Sinon chacun va continuer dans son coin et tout le monde va se planter. Cette unité peut donc venir d’une nécessité, lorsque chaque bloc a compris qu’il ne parvenait à rien seul.

En ce moment, il y a peut-être un mouvement de la part de la CFDT. Comme c’est un syndicat réformiste, ils ont besoin de bons liens avec le gouvernement ou le patronat pour espérer des victoires. En 2017, la CFDT a accompagné l’arrivée de Macron au pouvoir et ses sympathisants ont voté Macron à plus de 50% dès le premier tour (45% en 2022). Donc idéologiquement, la CFDT n’est pas très loin de Macron. Sauf que Macron ne veut pas négocier, il veut passer en force. Donc Berger se retrouve bien seul et il y a un malaise en interne. Ils sont en train de se rendre compte que Macron, ce n’est pas la deuxième gauche, mais juste la droite. Beaucoup commencent à en avoir marre de servir de faire-valoir du gouvernement sans rien obtenir. Berger fait des propositions unitaires depuis quelque temps, mais tout dépend de la réaction qu’aura la CGT.

« La CFDT est devenue d’autant plus caricaturalement « dialogue social » que la CGT est devenue caricaturalement « grève générale et convergence des luttes ». La dérive de l’une nourrit la dérive de l’autre. »

Or, il y a une dialectique négative entre les deux organisations. La CFDT est devenue d’autant plus caricaturalement « dialogue social » que la CGT est devenue caricaturalement « grève générale et convergence des luttes ». La dérive de l’une nourrit la dérive de l’autre. Quand la CFDT veut justifier sa stratégie, ils disent « c’est contre la CGT » et vice-versa. Il faut sortir de cela, c’est mortifère : la CGT et la CFDT doivent se définir par rapport aux enjeux du moment et non pas l’une par rapport à l’autre.

On verra ce qui va se passer au congrès de la CGT, mais je ne suis pas sûr qu’un rapprochement soit à l’ordre du jour. Les relations sont très mauvaises depuis 10 ans : la CFDT a joué à fond la carte du mandat Hollande, puis Macron, alors que la CGT n’a jamais fait ce pari. Désormais, les conditions pour l’unité sont là. D’autant plus que les grands mouvements sociaux comme celui des retraites posent la question du gouvernement d’après. Si le gouvernement s’entête, les perspectives s’assombrissent : la NUPES, et la France insoumise en particulier, auront beau essayer de surfer sur la colère populaire, une victoire du RN est plus probable. Cela peut contribuer à rapprocher les syndicats.

Donc même si rien n’est fait, je préfère croire que c’est encore possible. Sinon l’histoire est écrite : les syndicats ne susciteront plus que de l’indifférence. J’avais même proposé par le passé une convention citoyenne sur la réorganisation du syndicalisme. En tout cas, il faut essayer des choses sinon les syndicats vont à la marginalisation assurée.

LVSL : Ce divorce des syndicats avec la société se voit aussi par un autre aspect. Bien qu’ils continuent à formuler des propositions intéressantes, les syndicats ne semblent plus porter de vision du monde comme cela a pu être le cas à d’autres époques. Ceux qui veulent s’engager sur cette voie choisissent d’ailleurs plutôt de rejoindre des associations ou des ONG. Est-ce une fatalité ? Les syndicats ne pourraient-ils pas faire émerger de nouvelles idées et élargir leur champ de réflexion, au-delà du travail, sur des questions majeures comme le féminisme ou l’écologie ?

JM Pernot : Oui, il faut que le syndicalisme s’élargisse à de nouvelles problématiques, par exemple, la question du sens du travail, qui est très actuelle. Cela ne doit pas faire oublier que les salaires, les conditions de travail, les retraites, etc. sont toujours des sujets majeurs. Mais votre constat est juste : les syndicats sont peu porteurs d’idées alternatives aujourd’hui. La raison est simple : 30 ans de chômage de masse, cela pèse sur la capacité à penser un autre monde. Depuis le milieu des années 1970, quand la crise s’est installée et que l’élan de mai 68 s’est dissipé, le mouvement social a été dominé par une conjoncture marquée par le chômage de masse. Certes, il y a eu quelques projets intéressants avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 autour des nationalisations ou des lois Auroux par exemple. Mais le tournant de la rigueur a très vite cassé cette dynamique et durablement abîmé les relations entre la CGT et la CFDT.

« 30 ans de chômage de masse, cela pèse sur la capacité à penser un autre monde. »

Il est difficile de maintenir un discours de transformation lorsque les travailleurs pensent moins à l’autogestion qu’à la sauvegarde de leur emploi. Inverser la tendance ne sera pas simple. On nous répète que le chômage baisse, mais en réalité il reste beaucoup de chômeurs et la précarité s’accroît. Le capitalisme nous mène de crise en crise : crise financière en 2008, crise du pouvoir d’achat avec la guerre en Ukraine… Avant, les gens s’engageaient en se disant que leurs enfants vivraient mieux qu’eux grâce à leurs combats, aujourd’hui ce n’est plus le cas. L’optimisme qui prévalait dans les années suivant mai 68 a disparu. Et je ne parle même pas du climat !

Donc le champ des luttes s’est plutôt élargi, mais les syndicats doivent aider les travailleurs face à une succession de crises. Les syndicats savent qu’ils ont besoin de la société civile pour penser des alternatives : tant la CFDT que la CGT se sont engagées dans des alliances élargies avec des ONG. On peut citer l’alliance « Plus Jamais ça » ou le « Pacte de pouvoir de vivre ». Mais là encore, ce n’est pas simple et cela cause de vifs débats en interne.

LVSL : La question du lien avec la société civile amène celle des relations avec les partis politiques. En France, les syndicats ont toujours été soucieux de leur indépendance à l’égard des partis, même si les liens entre la CGT et le Parti Communiste ont longtemps été forts. Bien sûr, ils remplissent des rôles différents : les syndicats sont là pour représenter le monde du travail, tandis que les partis politiques ont en charge la représentation des citoyens dans l’arène institutionnelle. Mais beaucoup de citoyens ne comprennent pas que syndicats et partis de gauche n’arrivent pas à travailler ensemble. La « marche contre la vie chère » organisée cet automne par la NUPES a ainsi été critiquée par la CGT, alors que celle-ci partageait globalement les mots d’ordre de la manifestation. Pourquoi aucune coopération ne semble-t-elle possible ? Peut-on dépasser cette situation ?

JM Pernot : Comme vous le rappelez, les syndicats et les partis ont des fonctions différentes. Les syndicats ont un rôle de rassemblement du monde du travail autour de revendications et de construction d’une vision partagée sur certains sujets. Les partis politiques ont la responsabilité inverse : ils sont là pour partitionner l’opinion et faire émerger des visions du monde différentes. Donc on peut comprendre que chacun soit dans son propre sillon.

« Si le mouvement social est trop marqué par la France Insoumise, cela risque de mettre des gens à l’écart. »

Bien sûr, il peut y avoir des coopérations et des convergences programmatiques entre la NUPES et la CGT existent. Mais attention, les convergences sont plus faibles avec la CFDT, sans parler de la CFE-CGC (syndicat de cadres, ndlr) ou de la CFTC (syndicat chrétien-démocrate, ndlr) et il faut aussi préserver l’intersyndicale. Par ailleurs, la NUPES, et notamment la France Insoumise qui en est le cœur, a tenté de prendre la tête du mouvement social et cela n’est pas bien passé. Que la NUPES ou la FI aient des choses à dire sur les questions sociales, essaient d’agréger d’autres groupes sociaux comme les jeunes ou fassent des propositions alors que les syndicats en font peu, très bien. Mais si les partis tentent de prendre la tête de l’organisation des manifestations, cela se passera mal.

Ce serait même contre-productif : beaucoup de travailleurs peuvent venir à une manifestation syndicale ou se retrouver dans les mots d’ordre d’une mobilisation sans pour autant être électeurs de la France Insoumise. Par exemple à Marseille, mais aussi ailleurs, quand il y a autant de monde dans les rues, on sait très bien qu’on retrouve aussi beaucoup d’électeurs RN dans les cortèges. Bon et alors ? N’était-ce pas Mélenchon qui parlait des « fâchés pas fachos » ? Tous syndicats confondus, environ 15 à 20% de leurs sympathisants ont voté RN. De même avec la CFDT et les électeurs de Macron. On ne va pas jeter ces personnes hors des cortèges. Les syndicats doivent rassembler, la CGT doit viser au-delà des gens que la NUPES intéresse. Si le mouvement social est trop marqué par la France Insoumise, cela risque de mettre des gens à l’écart. Donc les convergences peuvent exister mais il faut faire attention et préserver l’intersyndicale. Les politiques peuvent aider à mobiliser, mais dans un moment comme celui-ci, je pense qu’il faut laisser la main aux syndicats sur la mobilisation.

Le syndicalisme d’après. Ce qui ne peut plus durer. Jean-Marie Pernot, Editions du détour, 2022, 18,90 €.

Comment dépasser le modèle de l’entreprise capitaliste ? – Entretien avec Daniel Bachet

Travailleuses et travailleurs doivent être pleinement impliqués dans les décisions d'orientation de la production.
© Jeanne Menjoulet

Aux côtés de l’association d’éducation populaire Réseau Salariat, le sociologue Daniel Bachet et l’économiste Benoît Borrits ont organisé un séminaire autour du thème de l’entreprise et son monde afin de proposer des voies de dépassement des logiques écocidaires de profitabilité. Le statut juridique de l’entreprise, la socialisation du crédit, le pouvoir des salariés dans l’entreprise, ou encore la comptabilité : autant de thèmes abordés dans l’ouvrage retranscrivant les présentations du colloque. Nous avons rencontré Daniel Bachet pour discuter de leurs constats et de leurs propositions pour mieux organiser les entités productives. Entretien réalisé par Romain Darricarrère.

Le Vent Se Lève – Pour commencer, pouvez-vous revenir sur les apports et sur l’importance de l’approche comptable dans les domaines du travail et de l’entreprise ? C’est une dimension concrète bien que souvent impensée. Ne s’agit-il pas d’une manière de présenter et d’interpréter le réel socio-économique ?

Daniel Bachet – La façon de compter oriente chaque jour des décisions stratégiques qui ont des effets immédiats sur le travail, l’emploi et la qualité des modes de développement et de vie. On peut penser que la comptabilité financière constitue aujourd’hui le cœur de notre système socio-économique. Ainsi, dans la comptabilité sont repliés les rapports sociaux fondamentaux du capitalisme (rapport salarial, rapport monétaire et financier, rapports de propriété, etc.).

Depuis les années 1980, un droit comptable international inique et dangereux a été institué par les États à l’échelle de la planète. Les normes IFRS – International Financial Reporting Standard, sont devenues la référence internationale pour les grandes sociétés auxquelles elles imposent un modèle de gestion appelé « juste valeur ». Ces normes conduisent les PDG de ces sociétés à satisfaire en priorité les intérêts à court terme des actionnaires. Une entreprise est appréhendée comme un actif qui s’évalue à sa valeur potentielle de vente sur un marché. Les bénéfices sont déterminés sur la base d’un taux de rentabilité exigé de l’ordre de 10 à 15 %, parfois plus, qui contribue à mettre en danger notre vie commune sur la planète eu égard à sa finitude. Autrement dit, les États instituent de manière intentionnelle et irresponsable une véritable constitution économique mondiale fondée sur ces normes comptables, qui n’ont rien de naturel.

C’est pourquoi adopter un langage comptable plutôt qu’un autre, c’est adopter une représentation de l’entreprise, de sa finalité, de son efficacité et des rapports de pouvoir. Aussi, il est possible de penser et de compter différemment en vue de proposer une alternative cohérente et opératoire à l’entreprise capitaliste, notamment pour que les décisions économiques soient prises à l’aune d’autres considérations : c’est le cœur du pouvoir.

LVSL – Plus techniquement, en quoi peut donc consister cette manière alternative de compter ?

D. B. – Dans cet ouvrage collectif nous présentons les comptes de valeur ajoutée et de valeur ajoutée directe – VAD[1] ainsi que l’approche CARE – comptabilité adaptée au renouvellement de l’environnement [2]. Ce sont les outils de gestion les plus appropriés pour faire exister l’entreprise comme structure productive dont la finalité est d’abord de produire et de vendre des biens et/ou des services. Ils ont également pour mission d’empêcher les atteintes aux fonctions environnementales essentielles à la survie de la biosphère et de prévenir les dégâts collatéraux du développement économique sur les humains : risques socio-psychologiques, accidents, coût de l’insécurité environnementale, etc.

« Adopter un langage comptable plutôt qu’un autre, c’est adopter une représentation de l’entreprise et de sa finalité plutôt qu’une autre. »

Dans cette nouvelle logique, le travail devient une source de valeur et de développement et non un coût ou une charge à réduire sans cesse.

L’intérêt social est alors celui de l’ensemble des parties constitutives de l’entreprise qui sont toutes aussi légitimes les unes que les autres pour agir et être impliquées dans les processus de création et de décision. Cette représentation de l’intérêt social remet en question le droit issu de la propriété qui donne habituellement tous les pouvoirs aux seuls détenteurs de capitaux et à leurs mandataires, les dirigeants des sociétés.

Les outils comptables que nous proposons sont dès aujourd’hui opératoires mais il faut les généraliser et se positionner sur un plan macro-institutionnel. C’est à un niveau politique qu’il faut agir pour les faire exister, là où se construisent, se fabriquent et s’organisent les langages légitimes, les conventions et les systèmes d’information qui permettent l’exercice du pouvoir. L’objet de notre livre était de mettre en évidence le caractère essentiellement normatif et performatif de la construction des conventions comptables, mais aussi de souligner la possibilité d’ensembles cohérents alternatifs.

LVSL – Comment analysez-vous la fermeture de l’espace de la social-démocratie, évoquée tant à plusieurs reprises dans l’ouvrage, mais aussi par d’autres économistes comme Frédéric Lordon par exemple ? L’impossibilité d’agir dans ce cadre ne légitime-t-elle pas d’autant plus un changement de paradigme profond ?

D. B. – Le mode de gouvernement de la social-démocratie s’est rapidement aligné sur les règles du néo-libéralisme à la fin des années 1970 : libéralisation du commerce des biens et des services, dérégulation financière avec suppression du contrôle des capitaux et mise en place de la gouvernance actionnariale ou corporate governance. On peut même rappeler que la social-démocratie a initié les premières mesures qui ont conduit à la libéralisation financière. C’est un Ministre socialiste de l’Économie et des Finances, Pierre Bérégovoy, qui met en place avec son équipe une nouvelle architecture institutionnelle : la loi bancaire de 1984-1985, la suppression de l’encadrement du crédit, la disparition de la plupart des prêts bonifiés – et puis, petit à petit, la levée du contrôle des changes, pour faire revenir les investisseurs internationaux.

Il faut donc reconstruire le cadre institutionnel si l’on veut sortir du libre-échange et de la dérégulation financière. Cela suppose de mettre en place des zones de protection en fixant par les lois et par la négociation internationale le degré de liberté du commerce qui reste compatible avec la souveraineté des peuples quant au choix de leur modèle de société. De même, seule une politique résolue de contrôle sur les mouvements de capitaux est capable de remettre le système sur ses pieds et d’assurer que la finance serve aux activités productives et non à la spéculation.

Dans notre ouvrage, nous n’avons traité que du thème de l’entreprise et de sa refondation, tout en montrant que le modèle de la social-démocratie était totalement disqualifié y compris sur ce sujet. Aucun gouvernement social-démocrate n’a proposé un véritable partage du pouvoir dans les organes de direction des sociétés. Le projet de faire valoir un soupçon de codétermination dans les entreprises françaises n’a jamais abouti. Sous la Présidence « socialiste » de François Hollande, le nombre d’administrateurs salariés dans un conseil d’administration était de 2 lorsque le nombre total des administrateurs était supérieur à 12 (et de 1 lorsque le nombre d’administrateurs était inférieur ou égal à 12). C’est dire que la social-démocratie n’a offert rien d’autre qu’un strapontin aux représentants des travailleurs dans l’entreprise. Du point de vue de l’organisation des pouvoirs, la puissance du capital n’a jamais été entamée par les gouvernements socio-démocrates. Le dépassement du modèle social-démocrate et social-libéral est un impératif qui s’impose pour construire de nouvelles règles du jeu. Si le cadre économique, social et politique pose de plus en plus problème pour mettre en place une authentique démocratie délibérative, il convient de le transformer en profondeur voire, à terme, de sortir du cadre lui-même.

LVSL – Comment s’opposer efficacement aux réformes successives du code du travail qui font primer les accords d’entreprise sur la négociation collective ? Cela n’implique-t-il pas, précisément, de dépasser le cadre de l’entreprise capitaliste pour la négociation et la fixation des salaires ?

D. B. – L’enjeu politique des différents gouvernements qui se sont succédés depuis plus de 30 ans est bien d’affaiblir la loi et les conventions de branches, au profit de la négociation collective d’entreprise qui est la plus déséquilibrée.

Les défenseurs de l’inversion de la hiérarchie des normes considèrent que le projet qui consiste à renforcer la primauté des accords d’entreprise sur les accords de branche puis à étendre ces dérogations à d’autres domaines introduit de la souplesse dans les relations de travail. En fait, il s’agit de favoriser le dumping social en fragilisant les salariés.

Le fait de se replier sur l’entreprise renforce le pouvoir des propriétaires et des dirigeants qui ont déjà la maîtrise du contrat de travail. Ce contrat de travail est le produit du droit de propriété qui lui-même reproduit la séparation des salariés des moyens de production. Les salariés se retrouvent donc isolés face à des entités juridiques dominées par les propriétaires qui, disposant de tous les pouvoirs, sont globalement en mesure de fragmenter et d’atomiser le salariat.

Il ne faut donc pas enfermer les espaces de délibération sur les salaires à l’intérieur des seules unités de production. Cela suppose au contraire de concevoir des formes institutionnelles méso et macro sociales qui soient à même de définir les niveaux de salaires dans les entreprises mais également les choix d’orientation des investissements ou les niveaux de qualification. Bernard Friot propose ainsi d’instituer des caisses de salaires et d’investissement pour socialiser les salaires au-delà de chaque entreprise prise individuellement. Benoît Borrits souhaite, lui, mettre hors marché une partie de la production privée, puis la redistribuer afin de garantir des revenus décents à toutes celles et ceux qui ont participé à cette production. La rémunération de chaque travailleur ne serait plus garantie par l’entreprise mais, de façon mutualisée, par l’ensemble des entreprises. Ce sont là des institutions encore inédites qui devraient permettre une intervention politique à plusieurs niveaux de façon à garantir des meilleures rémunérations pour tous.

NDLR : Pour en savoir plus sur la proposition de Benoît Borrits, lire son article sur LVSL : Entre revenu universel et emploi garanti, une troisième voie ?

Daniel Bachet est Professeur de sociologie à l’Université d’Evry-Paris Saclay et membre du conseil scientifique d’Attac. Proche des thèmes chers à Réseau Salariat, il a organisé, avec Benoît Borrits,
un séminaire pour penser le dépassement de l’entreprise capitaliste.

LVSL – Vous rappelez dans l’ouvrage que seule la rémunération du capital est totalement rivale de celle du travail. Comment exploiter efficacement cet énoncé basique pour faire évoluer les représentations des discours de droite classique, notamment dans la perspective d’outiller le mouvement social ?

D. B. – Dans les représentations dominantes véhiculées par les théories néoclassiques – théorie de l’agence, théorie des marchés efficients, seul l’actionnaire de contrôle est censé prendre des risques. Il est rémunéré par des dividendes. On l’appelle le créancier résiduel car il peut ne pas recevoir de dividendes et tous les autres créanciers d’une entreprise sont rémunérés avant lui en cas de difficultés. Dans la mesure où l’actionnaire peut être considéré, en tant que propriétaire d’une entreprise, comme un créancier résiduel, le droit des sociétés assigne dans la plupart des pays au conseil d’administration le devoir de surveiller les dirigeants pour protéger les intérêts des actionnaires, dans le cadre de procédures de contrôle internes. Le statut de créancier résiduel donne à l’actionnaire la légitimité pour s’approprier le profit résiduel, mais aussi pour dicter les objectifs à atteindre par la firme.

Or, cette représentation est arbitraire et inexacte. Les actionnaires et les financiers sont parvenus à faire croire qu’ils avaient le monopole de la détermination des intérêts de l’entreprise. Ce n’est là qu’une tentative de détournement du pouvoir car personne n’est propriétaire de l’entreprise du fait que cette entité n’existe pas en droit. L’actionnaire de contrôle n’est propriétaire que des parts sociales ou des actions de la société (entité juridique). Néanmoins les actionnaires de contrôle se comportent comme s’ils disposaient de tous les pouvoirs dans l’entreprise et sur l’entreprise.

La seule limite à ces pouvoirs relève des droits sociaux accordés aux salariés. Or, comme chacun le sait, ce sont de très faibles contrepouvoirs. Ainsi, les droits des salariés, lorsqu’ils sont en confrontation directe avec le droit des propriétaires dans une structure telle que la société de capitaux, arrivent en derniers quand il s’agit de fixer les règles du jeu et en particulier les salaires. Les propriétaires sont les agents dominants qui occupent au sein de l’entité juridique qu’est la société une position telle que cette entité agit systématiquement en leur faveur. De plus, les salariés ne sont pas des associés comme les propriétaires des actions, ce sont des tiers vis-à-vis de la société et des coûts dans la comptabilité capitaliste. N’ayant pas le statut d’associés, c’est-à-dire de propriétaire ou d’actionnaires, les salariés ne sont pas membres de la société alors qu’ils font partie de l’entreprise en tant que collectif de travail.

Pour sortir de la logique de domination imposée au travail par le capital, il ne faut plus penser en termes de propriété mais de pouvoir. L’entreprise fait partie du rapport capital/travail sans toutefois se confondre ni avec le capital ni avec le travail. C’est une unité institutionnelle qui dispose d’une autonomie relative. Au sein du capitalisme, elle est le support de création collective qui engage des agents et des collectifs aux intérêts multiples. C’est pourquoi l’entreprise est une entité profondément politique qui transforme le monde social.

« Il ne serait pas logique d’avoir pour ambition de mieux rétribuer le travail sans remettre en question le niveau de rémunération du capital. »

Le fait d’assigner à l’entreprise un autre objectif que le seul profit permet de remettre en question la notion, non fondée en droit, de propriété de l’entreprise, et de faire en sorte que le pouvoir d’entreprendre ne provienne plus de la seule propriété des capitaux.

De fait, l’entreprise est un ensemble composé de la société (entité juridique) et de la structure productive. L’existence de la structure est assurée par la société qui seule dispose d’une personnalité morale. La finalité de la société est de faire exister l’entreprise comme structure productive en vue de produire et de vendre des biens et/ou des services. Le revenu qui en découle, la valeur ajoutée, est la contrepartie économique de la production et de la vente des biens et des services. Elle représente le revenu commun des parties constitutives de l’entreprise et à ce titre, il doit être partagé équitablement.

Il ne serait pas logique d’avoir pour ambition de mieux rétribuer le travail sans remettre en question le niveau de rémunération du capital. La valeur ajoutée est à la fois le véritable revenu de l’entreprise et la source des revenus des ayants droit entre lesquels la valeur ajoutée est répartie. Cette grandeur économique est essentielle, car elle permet de financer les salaires, de rémunérer les intérêts des banques, les impôts et les taxes demandés par l’État, mais également d’assurer l’autofinancement – amortissements + parts réinvesties du résultat, et de verser les dividendes. C’est donc la valeur ajoutée qui permet de couvrir le coût global de la structure qu’est l’entreprise – salaires du personnel, amortissement de l’outil de production et rémunération des capitaux engagés, alors que le profit – l’excédent brut d’exploitation, ne représente qu’une partie de la valeur ajoutée. Cette grandeur est une expression comptable qui reflète l’augmentation de la valeur des marchandises apportée par le travail humain. En termes d’outils comptables, la prise en compte de la valeur ajoutée ouvre la possibilité de définir une autre finalité à l’entreprise que la maximisation du profit. De plus, les consommations intermédiaires des entreprises devraient dorénavant intégrer et prendre en compte la conservation et la protection des êtres humains et du patrimoine naturel.

LVSL – Dans l’ouvrage, Olivier Favereau défend la codétermination, c’est-à-dire un partage du pouvoir entre salariés et actionnaires. Cette idée est séduisante, mais comment se prémunir des pièges qui se sont refermés sur la cogestion allemande pour finalement l’étouffer – lois Hartz, mini-jobs… ?

D. B. – Le principe de codétermination que défend, par exemple, le Collège des Bernardins [3] se révèle impuissant face à la mondialisation des chaînes de valeur. Olivier Favereau en est conscient, contrairement à certains de ses collègues qui pensent qu’un simple partage des pouvoirs dans les conseils d’administration ou de surveillance serait une avancée décisive pour le monde du travail. Dans un monde où la concurrence des systèmes sociaux et fiscaux est extrêmement féroce et où priment des objectifs de rentabilité, la participation des salariés aux décisions stratégiques dans l’entreprise les conduiraient à des contradictions paralysantes. Ils pourraient être conduits eux-mêmes à réduire les effectifs pour répondre aux injonctions des marchés et donc à s’auto-exploiter. C’est ce qui s’est passé avec le système de cogestion allemande qui a cohabité avec des politiques économiques régressives pour les travailleurs les plus fragiles et les moins formés. Ce système dual ne peut que généraliser de la précarité sociale.

« Dans un monde où la concurrence des systèmes sociaux et fiscaux est extrêmement féroce et où priment des objectifs de rentabilité, la participation des salariés aux décisions stratégiques dans l’entreprise les conduiraient à des contradictions paralysantes. »

C’est pourquoi, au-delà de la révision complète de la comptabilité capitaliste, qu’il ne faut plus caler sur des critères financiers, il convient simultanément de socialiser les marchés. Il peut exister des échanges marchands sans pour autant que les forces du marché dominent la vie économique et sociale en imposant une concurrence déchaînée. Le marché, si l’on admet cette fiction performative, est injuste dès lors qu’il oriente les décisions des investisseurs vers les catégories sociales solvables et non en fonction des besoins sociaux les plus urgents.

Une démocratie économique radicale constituerait un moyen de dépasser le marché capitaliste. Elle impliquerait de maîtriser les conditions de production et d’écoulement des produits tout en suscitant encore plus de liberté, d’initiative et d’inventivité que le capitalisme n’en est capable. Car il faudrait mobiliser des procédures plus économes – matières premières, humains, que les moyens utilisés sans discernement par le capitalisme qui ont conduit aux gaspillages et aux désastres écologiques que l’on connaît.

La codétermination n’est donc pas une fin en soi, surtout avec des règles du jeu économique inchangées. Sinon elle se trouvera enkystée localement dans un certain nombre d’entreprises sans pouvoir mettre en place les principes d’une véritable démocratie économique à l’échelle du pays.

LVSL – François Morin défend un intéressant système qui met en avant différents collèges délibérants avec des représentants des apporteurs du capital et des apporteurs du travail. Au-delà de la potentielle complexité de cette formule pour les PME, les apporteurs de capitaux y sont souvent aussi travailleurs. N’est-ce pas là un risque pour que le capital conserve toujours l’avantage ?

D. B. – François Morin a pour projet d’instituer juridiquement l’entreprise et de sortir de la confusion entreprise/société. L’assimilation de l’entreprise à la société conduit à exclure de la réflexion sur le gouvernement d’entreprise les salariés. F. Morin pense d’abord au statut des sociétés-mères des groupes de sociétés actuels. L’entreprise, conçue comme nouvelle unité institutionnelle devient une personne morale alors que ce statut n’est, jusqu’à aujourd’hui, conféré qu’à la société (entité juridique).

À lire sur LVSL, l’entretien de François Morin par William Bouchardon : « Si on nationalise, alors allons vers la démocratie économique »

L’entreprise se substitue à la société qui n’est plus présente dans la nouvelle entité juridique. Au sein de cette dernière cohabitent deux collèges – actionnaires et salariés, un président du conseil d’administration ou du conseil de surveillance et un directeur général du directoire ou du comex. Le représentant légal de l’entreprise, nouvelle personne morale instituée juridiquement est le président qui peut être un salarié ou bien un représentant des actionnaires. Dans cette perspective, le contrat de subordination entre salariés et capital n’existe plus. Le fait d’attribuer à l’entreprise le statut de personne morale peut concerner quasiment toutes les entreprises, PME comme grands groupes. Dans l’approche que défend François Morin, les actionnaires ne seront que des apporteurs de fonds ou des prestataires de services qui possèdent des parts. Ils n’auront plus le pouvoir de créanciers résiduels et leurs voix ne seront plus prépondérantes dans la prise de décision. C’est une étape dans la démocratisation générale de l’économie qui concerne, comme on l’a indiqué plus haut, la nouvelle conception d’un marché socialisé mais également la création monétaire qui doit être, elle aussi, adossée à des instances démocratiques.

François Morin propose, comme il le dit lui-même, un « point de bascule » pour aller beaucoup plus loin par la suite. Il présuppose que les salariés puissent acquérir une culture gestionnaire et critique de façon à éviter l’emprise de la comptabilité capitaliste sur les choix économiques et sur leur vie.

LVSL – Peut-on penser le dépassement de l’entreprise capitaliste non plus simplement en aménageant une nouvelle gouvernance des entités productives, mais en dessinant les voies qui permettront de se passer des apporteurs de capitaux, et donc de leur pouvoir sur notre travail, selon le modèle mortifère du capitalisme contemporain ?

D. B. – Je pense qu’on ne peut passer directement de la situation actuelle à un modèle dépassant l’organisation capitaliste où la rentabilité, le secteur bancaire et le crédit auraient été supprimés. Il faut au moins au préalable construire les rapports de force significatifs pour faire bifurquer les institutions existantes. La proposition consistant à virer les actionnaires peut apparaître comme radicale mais elle n’est pas très opératoire. Quelles sont les institutions qui vont définir et redéfinir l’organisation des pouvoirs en supprimant les détenteurs de capitaux ? Dans tous les cas de figure se poseront des problèmes de financement. Si une crise systémique de la finance survient bientôt comme c’est le plus probable, ne conviendrait-t-il pas à ce moment-là de nationaliser les banques puis de les socialiser ainsi que l’avait déjà proposé Frédéric Lordon en 2010 à travers un système socialisé du crédit ? [4]

Les concessionnaires de l’émission monétaire ne pourront plus être dans ce cas des sociétés privées par actions mais des organisations à profitabilité encadrée. Les banques seront soumises à un contrôle public par les parties prenantes que sont les salariés, les représentants des entreprises, les associations, les collectivités locales, les professionnels du risque de crédit et les représentants locaux de l’État. La démocratisation radicale des banques n’est-elle pas un projet plus facilement défendable dans un premier temps que l’éviction pure et simple des actionnaires ?

« La démocratisation radicale des banques est un projet facilement défendable. »

Une contre hégémonie politique, économique et culturelle est susceptible de se mettre en place sur ce thème d’actualité si elle parvient à toucher le plus grand nombre de groupes sociaux et si les affects qu’elle véhicule sont plus puissants et plus crédibles que les discours des projets concurrents. Ce sont les populations mobilisées qui, sur le long terme, sont les plus à même de faire levier pour des transformations radicales. Mais le dépassement de l’entreprise capitaliste est indissociable de la socialisation des banques et des marchés. Il s’agissait dans cet ouvrage de contribuer à transformer les représentations concernant les finalités et les structures d’une entité centrale du capitalisme. Néanmoins, il reste encore une longue marche théorique et politique vers une véritable remise en cause de la monopolisation des pouvoirs pour parvenir à la souveraineté des producteurs sur le travail.

LVSL – Les réflexions autour du concept de « propriété » ne devraient-elles pas suggérer que le dépassement du capitalisme n’est pas l’abolition de la propriété mais sa mutation profonde ?

D. B. – Ce qui pose problème au sein du capitalisme, c’est le droit issu de la propriété, c’est-à-dire le pouvoir de prendre des décisions qui vont avoir des effets directs sur la vie professionnelle des salariés tels que choix d’investissements restructurations d’entreprise, délocalisations, licenciements, etc. Ce n’est pas le droit à la propriété, qui permet, par exemple, de disposer de l’usage permanent de son téléphone portable, de sa voiture ou de son appartement.

Sachant qu’il n’y a pas d’entreprise sans le véhicule juridique qu’est la société, le plus important est de donner à cette dernière une orientation politique. C’est une entité spécifique à dissocier de la propriété et de la rentabilité. Le nouveau statut de l’entreprise que nous proposons ne pourra plus se couler dans la forme actuelle de l’appropriation actionnariale ou patrimoniale. En lui assignant une autre finalité que la rentabilité immédiate, le collectif de travail sera en mesure de jouer son rôle. Ce n’est pas l’acte d’entreprendre qu’il faut combattre mais le principe d’accaparement qui le conditionne aujourd’hui comme hier.

Plus généralement, il s’agit de se déprendre des formes de domination qui n’ont aucune légitimité dans un monde dit démocratique. C’est dire la nécessité de sortir de l’actuelle asymétrie des pouvoirs qui est fondée, à la fois sur le droit issu de la propriété et sur un rapport de subordination dans l’entreprise. Le rapport d’autorité ou de commandement hiérarchique dans les organisations est incompatible avec la démocratisation des rapports de travail qui privilégie en priorité un espace institutionnel auto-organisé et auto-gouverné. C’est par un nouveau cadre juridique et règlementaire que pourra être instituée la gestion démocratique de la production et de la redistribution des ressources. Dans ce nouveau cadre, les notions de pouvoir et de démocratie délibérative seront essentielles et à ce titre elles devront être dissociées de tout régime exclusif de propriété. La propriété ne peut plus conférer à un détenteur de ses droits un pouvoir supérieur à celui des autres agents pour orienter la production et la répartition des revenus et des richesses. Le projet est bien de sortir de la propriété lucrative orientée profit tout en rappelant que la propriété d’usage relève avant tout de la maîtrise du travail par les salariés-producteurs au sein d’unités institutionnelles qui conçoivent, produisent et vendent les biens et/ou les services.

Notes :

[1] Brodier Paul-Louis, « La logique de la valeur ajoutée, une autre façon de compter », L’Expansion Management Review, 2013/1, n° 148, p.20-27.

[2] Jacques Richard, Alexandre Rambaud, Révolution comptable, pour une entreprise écologique et sociale, Ivry-sur-Seine, Les éditions de l’Atelier, 2020.

[3] Le Collège des Bernardins se définit comme un espace de réflexion pluridisciplinaire où, régulièrement, sont organisés débats, séminaires de recherche et autres ateliers de création artistique.

[4] La crise de trop, Reconstruction d’un monde failli, Paris, Fayard, 2009.

Pour en savoir plus :

Dépasser l’entreprise capitaliste. Editions du croquant – Collection Les cahiers du salariat.
Sous la direction de Daniel Bachet et Benoît Borrits, avec les contributions de Thomas Coutrot, Hervé Defalvard, Olivier Favereau, François Morin et Jacques Richard. Introduction générale de Bernard Friot.

« Les Makers politisent et démocratisent le processus de production » – Entretien avec Isabelle Berrebi-Hoffmann

Isabelle Berrebi-Hoffmann est directrice de recherches au CNRS et rattachée au LISE (Laboratoire Interdisciplinaire pour la Sociologie Économique) du CNAM. Sociologue du travail, elle s’est d’abord intéressée aux évolutions de la distinction entre sphère privée et sphère professionnelle en dirigeant notamment l’ouvrage collectif Politiques de l’intime – Des utopies d’hier aux mondes du travail d’aujourd’hui (2016). Depuis plusieurs années, elle enquête sur les nouveaux écosystèmes de travail qui se développent autour des makerspaces et du mouvement Maker. Ses recherches ont donné lieu à de nombreuses publications dont le très remarqué Makers – Enquête sur les laboratoires du changement social (2018), avec Michel Lallement et Marie-Christine Bureau. Alors que le confinement, les pénuries de masques et les difficultés d’approvisionnement ont forcé les Makers à jouer les premiers rôles pour pallier les insuffisances de l’État, nous revenons avec elle sur les bouleversements dans l’ordre productif et dans nos vies dont ce mouvement est porteur.

Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique. Entretien en collaboration avec Hémisphère gauche.


Milo Lévy-Bruhl – Alors que 2020 s’achève, les crises passées ont mis en lumière un mouvement encore confidentiel en France, celui des Makers.

Isabelle Berrebi-Hoffmann – Jusqu’à la crise sanitaire, les termes de « Maker », « fablab » ou « makerspace » étaient peu connus du grand public et relativement peu compris par les élites politiques et économiques. Les médias les ont découvert durant le premier confinement lorsque plus de 5000 personnes qui s’identifiaient comme Makers et quelques 300 fablabs français se sont mis à produire des visières, des masques et du matériel médical en quantités importantes – près d’un demi-million de visières selon les estimations nationales – à l’aide d’imprimantes 3D. D’un coup, grâce à des plateformes virtuelles crées en quelques jours sur internet, des coordinations à distance efficientes et rapides se sont mises en place. Des particuliers confinés chez eux, des fablabs en région, des fablabs d’entreprise ou des coopératives productives ont contribué à des chaines de production locales travaillant à la commande en 24h. Le mouvement Maker a réussi à organiser la fabrication distribuée et la livraison rapide de produits essentiels à la demande, tandis qu’au même moment les chaines globales d’approvisionnement étaient défaillantes. Le Réseau Français des Fablabs a décrit ces initiatives comme une « micro-fabrication distribuée multi-acteurs »[1] et la presse a parlé de l’apparition d’une « usine géante », issue de la mobilisation exceptionnelle du mouvement. Cette mobilisation a brouillé l’image d’un mouvement considéré, auparavant, comme donnant lieu à des pratiques marginales de « bricolage » numérique individuelles et donc très éloignées de toute possibilité d’alternative productive.

M. L.-B. – Si ces évènements ont pu changer l’image du mouvement Maker, ils ont surtout permis de le faire connaître à beaucoup de Français qui n’en avaient jamais entendu parler. Vous faîtes partie des rares européens à avoir assisté à sa naissance aux États-Unis.

I. B.-H. – Il est vrai que Le mouvement Maker, ainsi que les ateliers de production collaboratifs qui lui sont liés (Fablabs, makerspaces, hackerspaces) sont des phénomènes récents qui sont apparus il y a moins d’une décennie en France et à peine quelques années plus tôt aux États-Unis. Commençons par l’origine du mouvement aux États-Unis, sur laquelle j’ai effectivement enquêté. Ce qui a donné naissance à un véritable mouvement autour de 2005, c’est la concordance de trois phénomènes.

D’abord l’apparition des machines numériques et de la fabrication additive – et de l’imprimante 3D. Ces technologies ont rendu tout d’un coup possible un vieux rêve un peu utopique : celui de pouvoir fabriquer par soi-même des objets de consommation courante – ou des pièces de rechanges pour en réparer d’autres – à l’unité, de façon personnalisée. Second phénomène, l’existence ancienne d’une tradition du Do it Yourself (le faire par soi-même) et de l’autonomie américaine qui, au milieu des années 2000, commence à se conjuguer avec une demande sociale plus politique de liberté d’accès à l’objet ; la lutte contre l’obsolescence programmée par exemple passe par la remise en cause de la consommation de masse d’une part et le questionnement de la séparation nette entre production et consommation héritée du capitalisme industriel d’autre part. Troisième élément, une culture de l’open source et du «logiciel libre », qui a fait ses preuves lors de la décennie précédente, lorsqu’internet et le web sont apparus au milieu des années 1990, et qui a permis l’émergence d’un droit de la propriété intellectuelle nouveau. Les licences libres et ouvertes – sous lesquelles des prototypes d’objets et de pièces élaborés par tout un chacun peuvent être enregistrés et mis en ligne à la disposition de toutes et tous – se multiplient et s’affinent. Les modèles et plans de fabrication mis en ligne sous licence libre ouvrent de nouveaux possibles productifs, que les brevets industriels propriétaire fermés de l’industrie n’autorisaient pas jusqu’ici. Un mouvement de «design libre » se développe tandis que l’open source engendre un second courant l’openhardware, c’est à dire l’accès à une fabrication d’objets matériels – et pas seulement de logiciels – dont les modèles sont mis à disposition en ligne sans frais ou droits à payer, tant que l’utilisation reste personnelle (et non commerciale).

Au sein du mouvement Maker, la tradition de la débrouille, de la bricole, du Do it yourself ou du détournement d’objet – le hacking et le tinkering – américaine va progressivement s’associer à cette culture du libre et de l’open source dans des lieux dédiés, ouverts, où les machines sont mises en partage. La puissance d’internet associée à des dispositifs de collaboration à distance est mise à profit pour développer une autre façon de fabriquer : on imagine un prototype à partir de modèles trouvés sur internet, on le fabrique sur place et on peut ensuite produire des pièces uniques personnalisées ou de toutes petites séries en un temps très court. Des tables, des pièces de rechange, des prothèses de mains, de pieds, des fauteuils roulants pour personnes handicapées, des vêtements, de l’électronique, des robots, des bijoux, mais aussi des « tiny houses », des maisons en bois habitables que l’on peut monter à deux – bref, tout ce que le numérique allié aux métiers du bois, des métaux, de l’électronique, du plastique permet de concevoir puis de produire –  y sont fabriqués à la pièce et à moindre coût, parfois un dixième du coût de produits similaires sur le marché.

M. L.-B. – À partir de ces dynamiques, le mouvement va se développer à travers des espaces dédiés et en s’appuyant sur ses propres institutions ou sur des relais institutionnels plus traditionnels…

I. B.-H. – Des espaces qui synthétisent esprit de bricole, idéal du partage et nouveaux outils de production numériques et qu’on appellera makerspaces, hackerspaces, hacklabs ou fablabs vont en effet s’ouvrir aux États-Unis. Accompagnés par des institutions comme la Fab Foundation à Boston, le magazine Make de Dale Dougherty ou par l’organisation de grandes conférences et congrès internationaux, ils vont donner naissance au mouvement Maker : un réseau transnational de lieux ouverts de fabrication collaborative et d’individus indépendants équipés d’imprimantes 3D et autres matériels numériques. Chris Anderson, figure du mouvement dont il se fait l’entrepreneur culturel enthousiaste dans plusieurs ouvrages, annonce qu’il va permettre dans un avenir proche de rendre obsolète l’un des principes fondateurs du développement des grandes firmes industrielle du siècle dernier, à savoir les économies d’échelle et la nécessaire course à la taille qui caractérise notre régime d’accumulation et de croissance actuel. L’auteur de Makers, prend l’exemple de la production du canard en plastique. Pour produire un canard en plastique, l’industrie traditionnelle va produire un moule pour 20.000 dollars, puis elle va produire des canards à 20 centimes l’unité. Pour amortir la production du moule, elle doit écouler plus de 100.000 canards identiques, pour un coût de revient final de deux dollars ; sans compter le coût unitaire, faible mais existant, les coûts de transports, les coûts annexes, la rentabilité recherchée, etc. Tandis que si le modèle est en open source et que vous produisez votre canard de façon distribuée sur une imprimante 3D pour deux dollars, vous n’avez pas besoin de produire en quantité. Pour le même prix, vous pouvez produire à la demande des produits à chaque fois différents, personnalisés, plus rapidement[2]. Vous ouvrez donc la voie à une production alternative émancipée des impératifs de rentabilité de la grande industrie et de sa standardisation. Telle est l’utopie productive Maker, qui dessine un horizon productif relocalisé, économe en ressources.

« Avec les mêmes éléments – des ruptures technologiques, l’esprit d’innovation – Barack Obama ne glorifie pas, comme en France, le modèle de la « start-up nation » mais celui de la « nation of Makers », nation d’inventeurs, de bidouilleurs, de gens qui innovent en fabricant autrement. »

Aux États-Unis, ce mouvement Maker va connaître une diffusion très rapide, notamment grâce au contexte. Barack Obama va être le premier VRP du mouvement. En 2013, le président américain annonce une politique en faveur de l’impression 3D et déclare officiellement les États-Unis « Nation of Makers » [3]. Avec les mêmes éléments – des ruptures technologiques, l’esprit d’innovation – il ne glorifie pas, comme en France, le modèle de la « start-up nation » mais celui de la « nation of Makers », nation d’inventeurs, de bidouilleurs, de gens qui innovent en fabricant autrement. Le mouvement Maker est également présent dans ce qu’on appelle le Detroit’s revival, la renaissance de la ville de Détroit. Après la crise de 2008, la ville va se reconstruire autour de tiers-lieux qui investissent des usines désaffectées, des gares abandonnées, des locaux d’immeubles vides. Des groupes vont investir la ville, récupérer des machines, faire de la retap’, relancer des productions sur de nouveaux modèles économiques et pas à pas se transformer en petites entreprises d’abord locale, puis nationales ou globales. L’entreprise Shinola par exemple qui aujourd’hui vend des montres et des pièces de vélo dans le monde entier est née sur les ruines de Détroit et a réembauché de nombreux travailleurs manuels qualifiés de l’industrie automobile au chômage. Dans ce contexte, le mouvement Maker va monter en puissance et de plus en plus de gens vont s’en réclamer.

M. L.-B. – Ce mouvement relativement récent actualise aussi des forces qui ont toujours été motrices dans l’histoire américaine…

I. B.-H. – Dans l’ouvrage Makers, nous avons effectivement cherché à faire l’histoire, à chaque fois nationale et différente de la philosophie du « faire par soi-même » ou Do it Yourself. Aux États-Unis, Les Makers peuvent être considérés comme les lointains descendants des Shakers. Les Shakers sont une secte protestante emmenée par une femme, Ann Lee, persécutée en Angleterre et arrivée dans le Massachussetts autour de 1775. Pauvres et ascétiques, les Shakers construisent leur propre mobilier dans une esthétique minimaliste, inventant notamment la pince à linge ou le fauteuil à bascule. Leur influence va être très importante sur le mouvement Arts&Crafts et jusqu’à aujourd’hui au MIT (ndlr : Massachussetts Institute of Technology). Mais d’une manière générale les Makers peuvent être considérés comme les héritiers de nombreux autres mouvements d’alternatives à la grande production industrielle standardisée. Ce qu’il faut noter, c’est que ces différents mouvements se manifestent presque toujours comme des résistances dans des moments d’accélération dans la standardisation de la production.

La philosophie Maker aux États-Unis fait également écho aux principes développés par l’un des premiers philosophes américain, Ralph Waldo Emerson, fondateur du courant transcendentaliste. La philosophie emersonienne encourage l’expérience de la sortie de la société et le retour réflexif sur soi pour trouver ses propres valeurs, ce qu’il nomme la self reliance[4]. La référence à Henry David Thoreau, disciple et ami d’Emerson et auteur de Walden ou la vie dans les bois est aussi présente. Il y a dans le mouvement Maker des traces de ces idéaux d’autarcie et d’autosuffisance.

Mais cela va aujourd’hui au-delà de la simple aspiration à des modes de vie et de production différents. Ce qui a intéressé la sociologue que je suis, c’est qu’à l’instar d’autres mondes sociaux, les Makers expérimentent désormais très concrètement de nouvelles façons de travailler, produire et consommer, mais aussi de s’organiser, de faire collectif avec des modes de fonctionnement particuliers que l’on rencontre aujourd’hui dans nombre d’expériences et espaces alternatifs liés au numérique. Ces modes de fonctionnement sont plus horizontaux, plus distribués, et articulent une économie du partage, de la récupération et une quête d’autonomie et de démocratisation du pouvoir productif. Les influences varient mais en Europe, elles entrent en résonance avec des ambitions de relocalisation de la production, de production économe, de décroissance, de circuits-courts et d’économie circulaire et parfois d’émancipation collective et de sortie de l’organisation productive dominante.

M. L.-B. – Dans le cas français, les makerspaces ont commencé à fleurir au début des années 2010. À quoi ressemblent-ils ?

I. B.-H. – En France, le premier fablab, Artilect, est ouvert en 2009 à Toulouse par un français revenu du MIT où il a assisté au développement de nombreux fablabs. Le mouvement, confidentiel au départ, va connaître une diffusion plus rapide notamment à partir de 2013, lorsque les pouvoirs publics, et les ministères d’Arnaud Montebourg et de Fleur Pellerin en particulier, vont chercher à s’y investir. Aujourd’hui, on dénombre à peu près 600 makerspaces en France, que ce soit des fablabs, volontiers héritiers de la tradition française du bricolage, ou des hackerspaces et hacklabs, où la dimension politique, notamment anarchisante ou libertaire, est parfois plus prégnante.

Les contours du mouvement Maker restent difficiles à définir. Presque tout le monde, étudiant, ingénieur, retraité bricoleur, start up innovante, association d’éducation populaire, fablab d’université ou d’entreprise, coopérative d’artisan, peut se déclarer « Maker ». Ces lieux sont en outre en évolution et structuration constante. Depuis la création des premiers fablabs ou hackerspaces en France à l’orée des années 2010, les makerspaces se sont diversifiés. Si on y trouve toujours des outils similaires (imprimante 3D, imprimante laser, fraiseuse numérique), tout autour les activités sont multiples : des activités numériques comme de la programmation, du bricolage avec des matériaux traditionnels (bois, fer, acier), du textile, du bricolage avec des matériaux électroniques, du biohacking, etc. Parfois les activités se mélangent, on y bricole aussi bien sa maison que des tissus cellulaires. A l’Électrolab de Nanterre, vous trouvez des artisans qui viennent fabriquer ou réparer une pièce d’ameublement mais aussi des jeunes geeks qui font du développement ou encore des designers qui viennent prototyper un produit sur une imprimante 3D. Tous ont en commun d’arriver avec un projet.

« Depuis la création des premiers fablabs ou hackerspaces en France à l’orée des années 2010, les makerspaces se sont diversifiés : on y bricole aussi bien sa maison que des tissus cellulaires. »

D’un makerspace à l’autre, c’est aussi le statut de propriété de ce qui est fabriqué et le degré d’ouverture de la communauté qui change. Chaque makerspace est organisé par une charte qui fixe les conditions d’accès à telle ou telle machine et les modalités de « documentation », c’est-à-dire de partage en ligne de ce qui est fabriqué dans le lieu. Certains s’inspirent de la charte des Fablabs conçue à Boston, d’autres de modèles coopératifs ou associatifs français, d’autres encore de modèles entrepreneuriaux. À Icimontreuil par exemple il y a énormément de Makers qui gagnent leur vie et des espaces du lieu dont l’accès est payant. Au Ping, à Nantes, au contraire, on est plus proches des pratiques de l’économie collaborative, du militantisme politique, des associations, de l’éducation populaire : dans le lieu on retrouve des jardins partagés, des recycleries, des ressourceries. Donc les machines et les usages peuvent se ressembler mais les ambitions politiques, les frontières avec les mondes économiques, associatifs, universitaires, varient.

Enfin, les trajectoires des Makers français sont multiples. On trouve aussi bien des actifs issus de formations scientifiques avancées que de formations artistiques ou techniques. Des étudiants, des associatifs, des militants mais aussi des personnes qui travaillent dans les milieux de l’animation et de l’association culturelle, de la recherche, de la coordination de projets, des ingénieurs, des universitaires, des artistes et des artisans. Ils ont en commun des parcours hybrides et une volonté affirmée de mêler des mondes qui s’ignorent.

M. L.-B. – On imagine néanmoins que quand ce mouvement se projette en France, il s’articule avec d’autres références locales. 

I. B.-H. – Oui, le mouvement Maker articule en permanence une dimension mondiale et un enracinement extrêmement local. Pour le comprendre, il faut donc à la fois connaître très précisément les contextes locaux, par exemple l’importance de l’éducation populaire dans notre pays, l’histoire nationale de l’économie informelle, les dynamiques régionales de l’économie sociale et solidaire, la façon dont la jonction se fait avec les acteurs publics et notamment l’État et les collectivités locales… mais inversement, et en même temps, il faut s’intéresser aux grands congrès internationaux dans lesquels les Makers se retrouvent. Les forums et les plateformes sur lesquelles ils échangent et s’initient à des technologies sociales et numériques sont une dimension fondamentale qui distingue le mouvement d’autres expériences locales associatives ou communautaires.

Le mouvement Maker porte également avec lui l’idée d’une organisation en communs ou « commons » en anglais. Notons qu’aux États-Unis, la notion a une consistance historique, bien antérieure aux travaux de l’économiste Elinor Ostrom qui popularisera le concept à l’international[5]. Les communs sont définis par des droits d’usage d’un bien (naturel, de connaissance…) dont la propriété est partagée. Aux États-Unis, un nombre conséquent de parcs nationaux, d’immeubles à San Francisco, de jardins publics, de zones littorales, de villages… ont le statut de communs et sont gérés par un groupe d’usagers qui en établit les règles d’entretien et d’accès. L’histoire institutionnelle française est différente. On a en France, traditionnellement, un acteur qui s’occupe des ressources qui doivent être protégées et partagées, c’est l’État. Aux États-Unis, en l’absence d’un État fédéral fort, c’est l’organisation de citoyens en « communs » qui fit historiquement barrage à l’appropriation individuelle et à la propriété privée. Mais en France la relation est ternaire, et le choix s’opère entre trois statuts : privé, commun et public. Si les communs sont plus ouverts que les lieux et biens à statut privé – par exemple un jardin partagé ou communautaire vis à vis d’un jardin privé – ils sont également moins ouverts et inclusifs que des lieux publics – l’accès à un jardin public est moins restrictif que dans un jardin partagé. Je ferme la parenthèse, mais tout ça pour dire que les effets locaux d’un mouvement transnational et de ses modèles idéaux associés (les communs par exemple) demandent à chaque fois une traduction locale et une adaptation de ses idéaux normatifs aux contextes nationaux.

M. L.-B. – Au cœur des pratiques des Makers on trouve néanmoins souvent un même rapport critique à l’ordre productif capitaliste et une volonté de faire la preuve, par l’expérimentation, de l’existence d’autres modèles productifs…

I. B.-H. – Du point de vue de la production, les makerspaces abritent deux utopies. La première c’est d’être capable de tout fabriquer soi-même, de ne plus rien acheter sur le marché. Donc si vous voulez fabriquer un ordinateur, il faut partir des matières premières et tout fabriquer, les pièces, les circuits, les puces, etc. pour accéder à la plus grande autonomie possible dans l’autoproduction. La deuxième utopie, c’est de pouvoir fabriquer absolument tout et n’importe quoi. Vous trouvez ça dans le succès du livre de Neil Gershenfeld, How to make almost everything et dans le crédo des fondateurs de l’Artisan’s Asylum, l’un des principaux makerspaces de la côte est, qui proclame : « la seule limite c’est votre imagination ». Aujourd’hui, grâce à ces machines, grâce à des techniques de fabrication additive, de recyclage, on pourrait fabriquer et réparer absolument tout.

« En France, pour des raisons cognitives, on est encore loin de prendre au sérieux la micro-production distribuée des makerspaces et c’est pourquoi on les associe trop souvent à des pratiques de loisirs, de hors-travail, c’est-à-dire quelque chose qui reste à l’écart ou en amont de la production. »

Mais cet idéal n’est pas seulement individuel, il porte en lui la promesse d’une émancipation collective. Derrière ces possibilités de production, les Makers entrevoient la sortie de l’industrie, des longues chaînes de productions standardisées. Et cette intuition ne se cantonne pas aux milieux alternatifs, les grandes entreprises, notamment chinoises, regardent avec beaucoup d’attention ce qui se passe dans les makerspaces. La Chine est l’un des premiers pays à avoir expérimenté, puis largement diffusée dans la région de Shenzhen, une organisation industrielle basée sur le prototypage, en détournant les modes de fonctionnement, pratiques et techniques, inventés dans les makerspaces[6]. En France, pour des raisons cognitives, on est encore loin de prendre au sérieux la micro-production distribuée des makerspaces et c’est pourquoi on les associe trop souvent à des pratiques de loisirs, de hors-travail, c’est-à-dire quelque chose qui reste à l’écart ou en amont de la production. De façon générale le travail contributif (numérique, gratuit, le partage de savoir…) propre à ces écosystèmes productifs et contributifs locaux brouille les définitions habituelles du travail, de l’emploi ou de la formation françaises. Il brouille également les frontières entre le marchand et le non marchand. En marge des catégories officielles, l’activité productive de ces lieux est rangée au mieux dans le bénévolat, ou dans les loisirs individuels. L’absence de catégorie publique pour désigner le travail contributif, conduit ainsi à l’invisibilité du travail et à l’impossibilité de penser ces lieux et activités comme lieux et activités productives. L’inadéquation en la matière de nos catégories de pensée nous amène à ne pas « voir » le caractère potentiellement substitutif des formes productives intégrées, de ces réseaux de micro-fabrication distribuée.

M. L.-B. – Pourtant les Makers font la preuve de leur efficacité. À ce titre, on peut les rapprocher des expériences socialistes du XIXe siècle qui ne se contentaient pas de critiquer le capitalisme mais qui voulurent faire la preuve par l’expérimentation de la possibilité d’autres modalités d’organisation sociale. Derrière ce que les marxistes appelaient le « socialisme utopique », on trouve des William Morris en Angleterre, des Etienne Cabet ou Charles Fourrier en France, qui tentèrent de faire pour l’organisation sociale, la démonstration que les Makers font pour la production : un autre modèle est d’ores et déjà possible.

I. B.-H. – Les utopies productives ont une longue histoire qui remonte au moins au début du XIXe siècle, lorsque saint simonisme, fouriérisme et autres utopies socialistes rêvent par exemple d’entreprises en « société par action » – l’ancêtre de nos S.A – ou de coopératives productives. C’est la question de la relation entre capital et travail qui est alors posée. Avec l’arrivée d’internet, l’utopie d’un travail libre, d’une organisation et d’un pouvoir distribués qui pousseraient un cran plus loin les aspirations à des modes de production alternatifs est en permanence présente dans les mondes numériques, mais d’une façon qui varie au cours du temps à la fois dans les récits, dans les acteurs qui les portent et dans les expérimentations qui se développent en marge ou au centre d’une économie capitaliste. Mais si on considère l’histoire longue de l’émancipation, l’effort des mondes Makers porte moins sur les rapports de production et l’exploitation du travail comme chez Marx, que sur la division du travail – notion chère aux sociologues – qui est aujourd’hui globale. La référence à William Morris comme nous le montrons dans l’ouvrage Makers, est effectivement centrale. L’enjeu des Makers c’est de politiser et de démocratiser le processus de production en tant que tel et il y a en effet dans ces mondes sociaux une façon de faire de la politique par l’expérimentation, par le « faire ». En ouvrant des ateliers, en créant des communautés ouvertes, on fait de la politique sans le dire. Les monde Maker semblent inverser le mot d’Austin « dire c’est faire » qui résume le pouvoir performatif des mots et du politique. Dans les mondes Maker on cultive, on explore, on réalise le fait que « faire, c’est dire ».

Mais j’irais plus loin, même si les réalités de terrain sont très diverses et en évolution constante, ce qui m’a intéressée dans ce mouvement issu de la société civile, c’est qu’en tirant le fil de la démocratisation de la production, ces expérimentations interpellent l’ensemble de nos systèmes productifs actuels. Démocratiser la production, « par le faire » amène à concurrencer les entreprises sur la fabrication de biens. L’exemple du marché de la bière artisanale et des brasseries coopératives ou communales (les IPA) aux États-Unis dont les ventes ont dépassé pour la première fois en 2018 celle des grandes marques industrielles – comme Kronenbourg – en sont un exemple. Les Makers ouvrent le produit (ses brevets, ses recettes, la boite d’un téléphone…), ils cassent les chaînes de production, ils réinventent le service après-vente par le recyclage, la bricole, etc. Certains refusent l’organisation de la chaîne de valeurs qui ne laisse de liberté que dans le choix entre des produits déjà fabriqués et proposés sur un marché. Et le meilleur moyen pour faire ça, c’est de donner accès au plus grand nombre, par l’échange, aux procédés de fabrication et c’est de fabriquer par soi-même en fonction de ses besoins. Fabriquer par soi-même, de manière collaborative, c’est s’émanciper de l’organisation productive dominante. C’est une utopie qu’avait décrite le philosophe André Gorz en 2008[7]. Bientôt, écrivait-il, on pourra fabriquer dans des ateliers collaboratifs locaux les biens nécessaires à chacun. Mais une utopie que des technologies nouvelles à la fois techniques – les machines numériques, internet et l’imprimante3D – et sociales – les méthodes et outils virtuels de coopération horizontale et distribuée – permettent d’expérimenter à plus grande échelle.

M. L.-B. – On comprend que le mouvement Maker a largement dépassé son stade utopique. Quels sont aujourd’hui les principaux obstacles qu’il rencontre dans son développement ?

Aujourd’hui alors que la question d’une relative sortie des chaines de valeur globale se repose à nouveaux frais, on s’interroge sur l’émergence éphémère de ces écosystèmes locaux de fabrication distribuée. Au-delà de l’expérimentation collective éphémère, est-il possible de les pérenniser ? Comment rendre soutenable pour les individus l’effort contributif, le rémunérer, le reconnaître ? Concrètement, cela pose évidemment une série de questions difficiles. Celle de la sécurité des produits en est une. Est-il souhaitable de laisser n’importe qui fabriquer n’importe quoi ? Est-ce même possible ? L’un des enjeux d’une pérennisation d’écosystèmes locaux repose sur leur articulation et homologation avec des institutions publiques de contrôle, Afnor ou autres.

« L’entreprise telle que nous la connaissons aujourd’hui et son statut juridique ont à peine un siècle. Pourquoi ne pas imaginer de nouvelles formes, au-delà des transformations récentes du statut de l’entreprise par la loi Pacte, qui répartiraient propriété, pouvoir de décision, participation et responsabilités différemment ? »

Autre question : La soutenabilité de ces écosystèmes qui reposent aujourd’hui sur un travail contributif, rarement rémunéré et encore moins salarié. Les expériences de production distribuée du premier confinement se sont arrêtées très vite dès la fin du confinement, car elles n’étaient pas soutenables pour les individus et collectifs qui les portaient, en dépit de leur efficience. La question d’une articulation possible de ces façons de fabriquer avec des mondes productifs plus traditionnels reste posée. Faut-il inventer un nouveau droit, des statuts à la fois pour ces constructions hybrides que sont les réseaux productifs locaux et pour les individus qui y travaillent ? L’entreprise telle que nous la connaissons aujourd’hui et son statut juridique ont à peine un siècle. Pourquoi ne pas imaginer de nouvelles formes, au-delà des transformations récentes du statut de l’entreprise par la loi Pacte, qui répartiraient propriété, pouvoir de décision, participation et responsabilités différemment ? Les Makers « bricolent » aujourd’hui les statuts existants notamment coopératifs, depuis les SCIC et SCOP et CAE et les statuts associatifs. On voit bien que ces questions ne concernent pas que les Makers. La question plus générale d’institutions adaptées à des formes de travail liées au numérique et à une division du travail globale et à distance se pose aujourd’hui dans l’ensemble des démocraties sociales; que ce soit pour reconnaitre des communs productifs ou au contraire pour réguler un capitalisme numérique décomplexé, alors que certaines entreprises de plateforme se jouent des catégories existantes de salariés, d’indépendant, de travail rémunéré ou gratuit en en transformant les frontières.

M. L.-B. – Après la démonstration qu’a constitué la mobilisation des Makers durant le confinement[8], ces questions prennent une toute autre importance. On voit à côté de quelles forces productives nouvelles on passe à les négliger.

I. B.-H. – Durant le confinement, les Makers français ont mis en place, à travers des plateformes ou des réseaux sociaux comme Discord, les modes d’organisation d’une production qui a permis la fabrication massive de masques et de visières au cœur de la pénurie- un demi-million donc – quand l’État n’avait plus de stocks et que les entreprises étaient incapables de s’approvisionner sur le marché. En même temps, ils ont pallié la défaillance de l’organisation logistique d’État en créant des plateformes locales avec les hôpitaux et les médecins de ville pour centraliser les commandes et les livraisons de matériel de protection qu’ils produisaient. Ils ont également équipé au-delà des restrictions, en fournissant les caissières, les pharmaciens en masques, visières et blouses. Le paradoxe c’est qu’ils ont répondu à la pénurie par une production de masse alors que jusqu’alors on les considérait surtout bons pour la production à la pièce ou de la petite série. Certes, leur effort a nécessité un immense engagement et a été éphémère mais ils ont fait la preuve d’une capacité de production distribuée et locale à grande échelle. Une preuve dont certains ont tiré les leçons puisque pendant le confinement, l’APHP s’est équipée en achetant soixante imprimantes 3D pour pallier de potentielles pénuries et pour faire de la micro-production sur-mesure. Mais les Makers ne se sont pas contentés de faire de la production de masse localement distribuée. Ils ont aussi participé à des plateformes multi acteurs publics-privés pour travailler sur des solutions communes en tirant profit de méthodes de collaboration développées dans les makerspaces, tels les Hackathons. Par exemple à Nantes, l’une de ces plateformes a mis au point en quatre semaines un respirateur, le MacAir, dont le coût de fabrication n’était que de 1000 euros. De son côté, l’État avait officiellement chargé Air Liquide de produire un nouveau respirateur et Air Liquide a proposé un respirateur dix fois plus cher et qui s’est finalement avéré ne pas pouvoir être utilisé sur des patients Covid. Et c’est comme ça que, dans la presse, les Makers se sont retrouvés associés aux modèles du fameux « Monde d’après ».

M. L.-B. – Peut-être à juste titre pour une fois. À vous entendre, ce qu’on voit se dessiner derrière les Makers, c’est un mouvement social de fond.

I. B.-H. – Quand vous faîtes l’histoire du capitalisme sur la longue durée, Fernand Braudel le montre bien, vous voyez des systèmes d’organisation qui coexistent pendant longtemps. L’économie de marché, à travers les foires et les colporteurs, a coexisté avec l’économie féodale organisée autour du servage durant de longues années, plusieurs siècles nous dit Braudel[9]. Les agents de cette économie de marché, essentiellement des colporteurs, des migrants et des femmes, étaient précisément ceux qui dans la société féodale avaient peu de moyens de subsistance et pas de statut social. Selon Braudel ces deux systèmes économiques se sont entrecroisés et ont existé en parallèle sur la longue durée, avant que l’efficience du capitalisme ne l’installe dans tous les aspects de la vie moderne. Cela n’est pas sans rappeler la séquence que nous vivons aujourd’hui : division internationale du travail à distance, communs productifs locaux, plateformes de données et chaines de production globales de l’économie traditionnelle coexistent certes, comme l’écrit Braudel, « en parallèle », faute d’institutions et de régulations renouvelées. Mais parmi ces deux systèmes économiques, lequel est dynamique ?

Nos institutions ont une verticalité qui repose sur un principe hiérarchique descendant qui a été pensé au XIXe siècle. Ce principe est rarement questionné. Le mouvement Makers est l’un des nombreux échos contemporains d’une perte de légitimité progressive du principe de subalternité, y compris méritocratique, dans une société démocratique d’égaux. Il est devenu difficile de justifier une organisation verticale où les décisions sont centralisées dans les mains de quelques acteurs alors que la demande de participation aux décisions, de démocratie, monte depuis plusieurs décennies. On continue pourtant à penser le principe hiérarchique comme condition du pouvoir, de l’autorité et de l’efficience de nos modes de production. On imagine difficilement des organisations productives et des pouvoirs plus horizontaux qui seraient aussi efficients. Nous sommes habitués sans même nous en apercevoir, à associer démocratie et lenteur de décision. Mais c’est pourtant l’inverse que les mondes numériques démontrent jour après jour : une efficience nouvelle et des modes de coordination rapides fondés sur la consultation et la participation d’un grand nombre peut conduire à des modes de décision et de production plus efficaces que des formes verticales centralisées. C’est aussi cela qui a propulsé le mouvement Maker sur le devant de la scène médiatique durant la crise : l’étonnement, la surprise créés par l’écart cognitif entre nos catégories de pensée et des réalités nouvelles dont les Makers sont emblématiques.

On peut donc effectivement le comparer à d’autres mouvements qui sont des mouvements sociaux mondiaux comme les mouvements Occupy ou plus récemment #Metoo, non pas sur le fond, mais sur leur mode de développement. Ces mouvements s’organisent et se diffusent de façon à la fois locale et virtuelle et sont d’emblée transnationaux. L’association de modes d’organisations et d’actions venus des États-Unis, du community organizing, et des réseaux numériques permettent une diffusion rapide globale. Mais ces mouvements mondiaux restent portés par des groupes d’actions locaux qui, à chaque fois, déclinent localement et physiquement leurs luttes et leurs projets, ce qui correspond exactement à ce que nous venons de décrire à propos du mouvement Maker. Sauf que la force transformatrice ou subversive des Makers ne porte pas sur les mœurs ou sur la justice sociale, mais sur nos systèmes productifs. Ils ne remettent pas en cause l’économie de marché mais seulement l’économie de rente, le capitalisme vertical et par extension les formes de pouvoir vertical, comme la firme, la bureaucratie ou le parti politique.

Dans La nébuleuse réformatrice, Christian Topalov a raconté comment, à la fin du XIXe siècle, des gens qui n’avaient rien à voir – aristocrates, hommes d’églises, féministes, sociologues, artisans – se réunissent pour construire les institutions sociales, juridiques concrètes du XXe siècle[10]. Notre temps ressemble davantage me semble-t-il à ce qu’ont été ces années réformatrices sous la IIIe République qu’aux années Trente que l’on cite souvent. On se retrouve aujourd’hui avec ce même besoin d’inventer des institutions du travail, de la production, des institutions sociales adaptées à un monde du travail et de la production transformés… et de nouveaux acteurs réformateurs qui les expérimentent, en dehors des radars intellectuels ou médiatiques.

[1]  Voir les sites suivants qui répertorient les plateformes et initiatives régionales des Makers durant la crise : Réseau français des Fablabs: http://www.fablab.fr/ ;  Histoires de citoyen.ne.s fabricants : https://recits-solidaire.dodoc.fr/ ; Fabricommuns : https://fabricommuns.org/

[2] Chris Anderson, Makers. La nouvelle révolution industrielle, Pearson, 2012. Rifkin J., La nouvelle société du coût marginal zéro : l’internet des objets, l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2014.

[3] Isabelle Berrebi-Hoffmann, Marie-Christine Bureau, Michel Lallement, Makers, op. cit.

[4] Ralph Waldo Emerson, « Self Reliance » in Essays : First serie, 1841, traduction française par Stéphane Thomas, Compter sur soi, Editions Allia, 2019.

[5] Elinor Ostrom, Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.

[6] Silvia M. Lindtner, Prototype Nation : China and the Contested Promise of Innovation, Princeton University Press, 2020

[7] André Gorz, Ecologica, Paris, Galilée, 2008, p. 40-41.

[8] Isabelle Berrebi-Hoffmann, Marie-Christine Bureau et Michel Lallement ont décrit la mobilisation des Makers durant le confinement dans un article pour AOC : https://aoc.media/analyse/2020/06/14/les-makers-contre-le-coronavirus-quelles-lecons-pour-demain/

[9] Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Paris, Arthaud, 1985.

[10] Christian Topalov, Laboratoire du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France (1888-1914), Paris, EHESS, 1999.

« Macron est l’incarnation de la folie du néolibéralisme » – Entretien avec Didier Eribon

Didier Eribon – ©Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève.

Didier Eribon est revenu pour LVSL sur son parcours atypique d’intellectuel transfuge de classe, ainsi que sur Retour à Reims , essai qui a fait date en ouvrant  une voie nouvelle à l’écriture autobiographique sur le mode de l’introspection sociologique. Nous avons évoqué son prochain livre qui portera sur la question politique du vieillissement, et la représentation des exclus qui n’ont pas voix au chapitre. Il nous livre son regard précieux sur l’actualité des mouvements sociaux, ainsi que sur l’évolution du vote ouvrier vers l’extrême-droite et la désintégration de la classe ouvrière. Troisième volet d’un entretien réalisé par Noémie Cadeau et retranscrit par Jeanne du Roure et Victoire Diethelm. 


LVSL – Pour en venir aux questions d’actualité, nous aimerions évoquer avec vous le mouvement des Gilets jaunes. Celui-ci a surpris éditorialistes, politiciens, et bon nombre de commentateurs en raison de son ampleur, de sa durée et de la vigueur de ses revendications et moyens d’action. Avez-vous été vous-même surpris par l’irruption de cette contestation nationale, ou aviez-vous vu ce mouvement se préfigurer ?

D.E. – Pour être honnête, je n’avais pas vu ce mouvement arriver. Dans un journal allemand, en avril 2017, avant le premier tour des élections présidentielles, j’avais expliqué pourquoi je ne voterais pas pour Macron, malgré les injonctions fabriquées par tout l’espace médiatique de voter pour lui pour « faire barrage à Le Pen ». Je reprenais les analyses avancées dans Retour à Reims, écrit entre 2006 et 2009, et montrais comment l’effondrement de la gauche comme principe de perception du monde et le triomphe du programme néolibéral, qu’avait adopté et tenté d’imposer une gauche social-démocrate ayant dérivé de manière hallucinante vers la droite et que Macron, qui avait été ministre de l’Economie sous la présidence de François Hollande, entendait de toute évidence – il ne s’en cachait d’ailleurs pas – pousser encore plus loin… allaient aboutir à un renforcement du vote de l’extrême droite. J’avais écrit cette phrase : « Voter pour Macron, ce n’est pas voter contre Marine Le Pen, c’est voter pour Marine Le Pen dans cinq ans ». Je disais qu’il y aurait une montée du vote pour l’extrême droite dans la mesure où c’était devenu le seul moyen dont les classes populaires disposaient pour exprimer leur colère, leur écœurement, leur sentiment de révolte. Je l’avais constaté dans ma propre famille. Et tout le monde pouvait le constater en regardant les scores obtenus par le Front national. C’est bien qu’il s’était passé quelque chose. Et ce qui est frappant, c’est que cela s’est passé, notamment dans le Nord de la France, dans des régions qui étaient historiquement des bastions de la gauche, des bastions socialistes ou communistes. Ce sont maintenant des endroits où le Front National obtient 30%, parfois 40%, voire 50% des voix au premier tour, et beaucoup plus au deuxième tour. J’annonçais cette montée du vote pour l’extrême droite, ou sinon, comme seule autre possibilité, des émeutes populaires éclatant spontanément dans les rues, dans des soubresauts de colère et de révolte.

Didier Eribon et notre rédactrice, Noémie Cadeau – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Mais je ne m’attendais pas à des manifestations d’une telle ampleur, qui s’accompagnent (et souvent avant même qu’elles ne commencent) par de si nombreux et de si spectaculaires affrontements avec la police anti-émeute, et encore moins à l’installation dans le paysage politique et social d’un mouvement comme celui-ci, qui dure et perdure, qui persiste et résiste avec tant de ténacité malgré l’invraisemblable répression policière et judiciaire dont il a fait l’objet. N’oublions pas que 25 personnes ont perdu un œil, cinq une main, sans compter tous ceux qui ont été grièvement blessés, mutilés, le crâne enfoncé, la mâchoire arrachée, les os cassés, les bras ou les poignets détruits, ce qui signifie une vie à jamais brisée… Et il est à craindre que ce bilan effarant ne soit que provisoire, et qu’il ne s’aggrave dans les semaines et les mois à venir. Il faut mentionner également le nombre impressionnant de personnes interpellées, mises en garde à vue, condamnées et emprisonnées, arrêtées préventivement, avec souvent des incriminations dont on se demande à quel point elles sont légales, comme « participation à un groupement en vue de commette des actions violentes », parfois sous des prétextes aussi ténus qu’avoir porté un masque protection ou avoir mis au fond de sa poche du sérum physiologique pour se protéger les yeux en cas – plus que probable, puisque cela se produit systématiquement – de gaz lacrymogènes lancés sur le cortège, ou bien « rébellion » et « outrage » quand ce sont les policiers qui ont insulté, maltraité, frappé des manifestants, tout cela est absolument démentiel, et totalement inadmissible. Nous avons un gouvernement qui cherche à régner par la matraque, le lanceur de balles de défense et l’utilisation massive du gaz lacrymogène. Ils essaient de faire peur à tous ceux qui veulent s’opposer aux mesures qu’ils ont décidé d’imposer au pays, à nous tous.

Macron est l’incarnation de cette folie du néolibéralisme, profondément anti-démocratique : les gouvernants savent ce qui est bien, tandis que le peuple ignorant ne sait pas ce qui est bon pour lui. Il y a d’un côté une classe dominante où tous sont passés par les mêmes écoles du pouvoir ou par les écoles de commerce et qui se prétend « rationnelle », alors qu’ils ne font que partager une même idéologie qui s’enseigne dans ces écoles, et de l’autre, les classes dominées, que la classe dominante considère comme un « peuple irrationnel », animé par ses seules passions. L’opposition entre l’expertise rationnelle des gouvernants et l’irrationnalité du peuple est un des schèmes le plus archaïques de la rhétorique réactionnaire, et il est assez amusant (bien que ça ne soit pas très drôle) de le voir repris par tous ces gens qui aiment à se présenter comme si « modernes ». L’objectif et on pourrait dire l’obsession de cette technocratie managériale, c’est de défaire tout ce qui relève du service public et de la solidarité sociale. Tout ce qui relève du service public, de la protection sociale, de la sécurité sociale, de l’assistance sociale (dans le domaine des transports, de la santé, de l’éducation, de la culture, etc, etc.) est la cible de ces idéologues empressés de détruire tout un modèle social, parce que cela coûte de l’argent. Selon leur vision étriquée de la vie sociale, tout doit être régi par les lois de l’économie, c’est-à-dire par les exigences de la rentabilité et du profit.

L’opposition entre l’expertise rationnelle des gouvernants et l’irrationnalité du peuple est un des schèmes le plus archaïques de la rhétorique réactionnaire.

Il y a d’un côté la volonté de défaire le service public, de démolir le Code du travail et les droits des travailleurs, de réduire le montant des retraites, de harceler les chômeurs et de les priver dès que possible de leurs indemnités de chômage (là encore, nous sommes dans un Ken Loach, Moi, Daniel Blake)… et à l’inverse, il y a cette volonté d’aider les riches, avec cette théorie absurde du ruissellement, selon laquelle cela va engendrer des investissements et, un jour (mais quand ?) cela finira par profiter à tout le monde. Or l’expérience montre, contre ces croyances dogmatiques de la théorie néolibérale, que lorsque vous donnez de l’argent aux riches, ils ne vont pas l’investir dans l’économie, mais le placer dans les paradis fiscaux, pour le faire fructifier en échappant à l’impôt avant de le redistribuer aux acctionnaires. Donc, il s’agit de prendre de l’argent aux pauvres pour le donner aux riches, qui font de l’évasion fiscale. Il y a une politique menée par les gouvernants actuels qui est d’une extrême violence. C’est cela la violence, économique, sociale, politique du néo-libéralisme. Et comme cela provoque d’intenses et massives mobilisations sociales, cette politique doit s’appuyer sur la répression policière. Cette gouvernementalité peut être caractérisée comme un conservatisme autoritaire : c’est une restauration conservatrice, qui tend à annuler plus d’un siècle de conquêtes sociales, une véritable « révolution » (c’est le tire du livre de Macron) réactionnaire, une contre-révolution qui consiste à détruire ce qu’a construit le progrès social (par exemple, la diminution du temps de travail, qui est aujourd’hui remise en cause par les projets d’augmentation indéfinie des périodes où il faudra travailler pour espérer avoir une retraite décente), et pour briser les résistances qui se lèvent, ils doivent recourir à la brutalité, à la répression, à la violence, et faire appel à tous ces hommes habillés de bleu foncé ou de noir, cagoulés, casqués, armés qui occupent les rues des villes et des villages.

L’objectif et l’obsession de la technocratie managériale, c’est de défaire tout ce qui relève du service public et de la solidarité sociale.

Aujourd’hui, j’ai peur d’aller à une manifestation. Quand j’y vais, c’est toujours avec une grande inquiétude. Beaucoup de mes amis ne vont plus manifester car ils ont peur. C’est le but recherché. Et c’est bien cela la situation du pays dans lequel nous vivons : des gens comme moi, comme eux, ont peur d’aller manifester à cause de la violence policière qui se déchaîne chaque fois contre les cortèges, qui sont attaqués, matraqués, inondés de gaz lacrymogène, quand ils ne sont pas dispersés à coups de très dangereuses « balles de défense » (qui éborgnent et mutilent) ou de très dangereuses également grenades explosives, qui blessent grièvement… J’ai vu comment procèdent ceux qu’on appelle bizarrement les « forces de l’ordre » : ils coupent les cortèges, les empêchent d’avancer, provoquent des tensions, puis chargent et frappent ceux qui protestent alors contre leurs méthodes honteuses, et bien sûr, délibérées. J’admire les gens qui osent braver cette violence policière systématique et inouïe. Je parlais des gens mutilés mais il y a eu aussi des morts : Zineb Redouane qui a reçu une grenade en plein visage. Elle avait 81 ans. Elle était à sa fenêtre, au quatrième étage de son immeuble, à Marseille. Elle est morte à l’hôpital, pendant l’opération qui a suivi. L’horrible politicien sans qualités qui occupe actuellement la fonction de ministre de l’Intérieur a osé dire qu’elle n’était pas morte d’avoir reçu une grenade, mais d’un choc opératoire. Mais pourquoi était-elle sur la table d’opération, si ce n’est parce qu’elle avait reçu une grenade dans la figure ? C’est vraiment ignoble. Et aucun policier n’a été condamné pour cela, pour la simple raison qu’aucun policier n’a été poursuivi. Ils peuvent tuer une vieille dame, impunément. Ils sont couverts par leur hiérarchie, couverts par les plus hautes autorités de l’Etat. Je dois ajouter le nom de Steve Caniço, qui est tombé dans la Loire et s’est noyé, à Nantes, pendant une intervention policière extrêmement violente que rien ne justifiait. Ah si ! il y avait une raison : ces jeunes gens faisaient trop de bruit, le soir de la Fête de la musique, sur un quai éloigné, au bord du fleuve. Donc la police les a chargés, frappés, asphyxiés, bousculés, apeurés en pleine nuit…

Didier Eribon – ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

On pourrait penser que la police aujourd’hui est devenue totalement folle, hors de contrôle. Et que ceux qui la commandent, ceux qui la justifient, ceux qui l’exonérèrent de ses méfaits… que tous ceux-là sont devenus fous aussi, parce qu’ils sont paniqués par l’ampleur du soulèvement qu’ils ont déclenché. En un sens, c’est vrai.

Mais une analyse un peu plus profonde de la police nous enseigne que ce ne sont pas des dysfonctionnements, des bavures, des excès… Dans le livre, vraiment très impressionnant, qu’ils ont écrit ensemble, Le combat Adama, Assa Traoré et Geoffroy de Lagasnerie décrivent et analysent très bien la réalité de l’ordre politique comme ordre policier. La police se donne sa propre loi, produit sa propre loi, et finalement, il n’y a rien d’extérieur à l’ordre policier, puisque nous sommes tous (à des degrés divers, bien entendu, et c’est particulièrement vrai pour les habitants des quartiers populaires) susceptibles d’être contrôlés, maltraités, arrêtés, poursuivis, emprisonnés … Si vous protestez, contre un geste arbitraire, contre un abus de pouvoir, contre un comportement illégal, ils vous arrêtent, vous mettent en garde à vue et ils vous poursuivent pour rébellion et outrage. On peut dire que ce que nous constatons aujourd’hui lors des manifestations dans le centre des villes, c‘est ce qu’il se passe dans les banlieues depuis des dizaines d’années. Les contrôles, les humiliations, les violences, les blessures, les arrestations, les condamnations pour outrage, c’est ce qu’il s’y passe quotidiennement. Je ne crois pas qu’on puisse vivre sans police, mais c’est la fonction de la police qui serait à redéfinir : la police comme protection et non pas la police come menace et danger. En attendant, il faut mettre en place des procédures de contrôle social et politique des agissements de policiers (certaines associations le font régulièrement, comme Amnesty International). Sinon, de la même manière que Foucault montrait qu’il y avait une face sombre des Lumières, qui était comme l’envers des Lumières mais en même temps leur condition de possibilité, à savoir la « surveillance » et la « discipline » comme quadrillage généralisé des corps et des vies par « l’œil » du pouvoir, par les institutions du pouvoir, on peut dire qu’il y a une face sombre de la société démocratique, à savoir la « police », l’ordre policier, au sens d’une force qui se donne à elle-même sa propre loi, qui quadrille et contrôle l’espace public et qui donc décide de ce que sont et peuvent être les vies – et parfois jusqu’à la suppression de celles-ci – des individus.

Pour revenir à votre question sur le mouvement des Gilets jaunes, je crois bien avoir été un des premiers parmi les gens extérieurs à ce mouvement à les soutenir. Au début, j’étais plutôt circonspect. Mais j’ai très vite compris qu’un tel mouvement, très composite, très hétérogène, sans structure préalable d’organisation ni discours élaboré antérieurement au rassemblement et à l’action, sans véritable porte- parole, etc., n’avait pas une signification donnée, figée. La force des réseaux sociaux comme nouveau vecteur de la mobilisation politique est assez remarquable ici, et cela change beaucoup de choses. On a assisté à une forme assez traditionnelle de jacquerie, de soulèvement de la plèbe contre les pouvoirs et l’injustice, et notamment contre l’injustice fiscale, mais se donnant désormais toutes les ressources offertes par les technologies modernes comme moyen de communication et donc d’organisation. La signification du mouvement, l’expression et la perception de cette signification, étaient aussi des enjeux de lutte, à l’intérieur et à l’extérieur du mouvement. L’extrême-droite voulait s’approprier cette révolte. On pouvait récuser cette appropriation et tenter de donner un autre sens à ce qui était en train de se passer. Edouard Louis l’a fait immédiatement car il a reconnu, dans les images qu’il voyait de ces émeutes urbaines, des visages qui ressemblaient de fort près à ceux de sa famille, de son village…Il a reconnu, dans les discours qui étaient tenus sur ces gens qui laissaient exploser leur colère, tout le mépris de la classe dominante, de la bourgeoisie, du journalisme mainstream à l’égard des pauvres, des « gueux », et il s’est senti personnellement agressé par ce mépris. Ce que disaient les journaux des Gilets jaunes, c’était pour lui comme des insultes lancées à sa propre famille et à son propre milieu social, à son propre père à qui il venait précisément de consacrer un livre, à son corps détruit, au destin réservé à ceux qui n’ont rien (Qui a tué mon père) Et il a décidé de soutenir activement les Gilets jaunes. D’autres, très vite, les ont soutenus : les responsables de la France insoumise, des militants écologistes, des militants queer… Assa Traoré et des membres du Comité Adama ont participé aux « actes » des samedis en proclamant : « Nous ne sommes pas des soutiens des Gilets jaunes, nous sommes des Gilets jaunes, et cela fait 20 ans que nous sommes des Gilets jaunes ». Et tout cela évidemment a contribué à transformer la physionomie et le périmètre revendicatif de ce vaste mouvement de protestation et d’affirmation.

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Au début, bien des intellectuels et des artistes ont tout de même été assez réticents. Je crois que c’est parce qu’il existe une mythologie du peuple. On a dans la tête des images du peuple bon, moral, décent, politisé… tous ces vestiges de l’ouvriérisme marxisto-communiste. Et quand arrive le peuple réel, on ne reconnaît pas ce peuple idéalisé. Les doctes se sont penchés sur le peuple qui descendait dans la rue et ne l’ont pas reconnu comme celui qu’ils avaient fantasmé et dont ils attendaient la venue. Ils ont donc détesté ce peuple réel qui parlait mal, tenait des propos vulgaires, notamment à l’égard de Brigitte Macron. Je ne vous cacherai pas que c’est un registre d’attaques que je n’aime pas beaucoup. Mais je sais aussi que la satire, la caricature, l’excès verbal ou pictural ont toujours fait partie de l’arsenal de la protestation politique et de la révolte. C’est une violence symbolique, allégorique ou métaphorique, et qui répond à la violence sociale, économique, politique et policière, bien réelle celle-ci, exercée par le pouvoir. Et c’est un instrument de contre-pouvoir assez efficace.

Je crois qu’il existe une mythologie du peuple.

J’ai été favorable aux Gilets jaunes et je le suis toujours, dans la mesure où les revendications se sont développées, approfondies. Je dois dire que je n’aime pas le côté institutionnel des revendications brandies par une partie du mouvement.  Par exemple, la revendication du RIC, ou d’une « Constituante ». Quand les gens ont du mal à finir les fins de mois, quand il s’agit de lutter contre la violence sociale, la violence de classe, je trouve que concentrer l’attention sur des questions institutionnelles non seulement n’a guère de sens, mais est même dangereux. Transformer les problèmes économiques, sociaux, politiques en démarche institutionnelle formaliste, en questions de procédures, c’est reconduire une mythologie du peuple qui a pour corollaire un oubli de la question des classes (comme on le voit dans l’opposition entre le peuple et l’élite, ou le peuple et l’oligarchie, les 99% et les 1%…qui dissout le problème de la conflictualité de classes, car je me demande bien quel « nous » mobilisé, et durablement mobilisé, il serait possible de construire sur de telles bases conceptuelles, étant donné les différences gigantesques qui séparent ceux qui sont les privilégiés au sein de ces 99% de ceux qui sont les plus défavorisés). Toute cette rhétorique est non seulement vaine, mais elle fait exister un type de problématique politique qui est précisément celui contre lequel nous devrions, pour reconstruire une gauche oppositionnelle, une gauche critique, nous définir.

Et puis, la notion de « peuple », chez ceux qui en font un étendard – ce que je peux comprendre, en termes stratégiques -, mais qui en font aussi la catégorie politique à laquelle tout est référé, s’articule à l’idée de  « patrie » (au début de Podemos, en Espagne, le slogan « El pueblo contra la casta » était synonyme de « La patria contra la oligarquia ») et donc d’appartenance nationale, de sentiment national (certains sont allés jusqu’à prendre les émotions qui s’emparent d’une « nation » quand « son » équipe de football joue un match important comme l’exemple paradigmatique de ces émotions du « peuple », et moi qui suis gay, je ne me suis jamais senti très à l’aise avec ce genre de ferveur sportive et patriotique, qui n’est jamais exempte de masculinisme, d’homophobie… ). Et surtout, je reste attaché à la tradition internationaliste de la gauche et je me méfie de l’idée de « peuple » articulée à la notion de patrie avec comme exemple la communion nationale dans la célébration de la victoire de l’équipe de football, car l’on sait bien que les mêmes affects peuvent partir d’un côté ou de l’autre, devenir incontrôlables (même si je ne nie pas du tout, loin de là, le rôle des affects dans la mobilisation politique… Il reste néanmoins à déterminer quels affects on essaie de favoriser et quels affects on essaie de contrer). D’ailleurs, je ne crois pas que soit exactement ce que dit Chantal Mouffe, pour les travaux de qui, cela va sans dire, et malgré nos désaccords évidents, j’ai un très grand respect. Elle essaie en effet, de penser le « peuple » à « construire » comme une « chaîne d’équivalences » des mouvements oppositionnels et non pas comme une unité fusionnelle (et donc nécessairement aussi excluante qu’intégratrice). Mais il faut alors de poser la question de savoir comment s’articulent les différents mouvements dans la chaîne d’équivalences. Est-ce que tous les mouvements seront vraiment équivalents ? Et peuvent-ils toujours s’articuler les uns aux autres (on sait qu’il peut y avoir de fortes tensions entre différents mouvements : en mai 68 et au cours des années qui ont suivi, les choses ne se passaient pas très bien entre le mouvement ouvrier et le mouvement féministe ou le mouvement homosexuel!)

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Les mouvements ne forment pas un « peuple ». Ils ont chacun leur démarche et peuvent, à certains moments, comme on le voit aujourd’hui, s’articuler les uns aux autres. Les mouvements ont tous leur propre histoire, leur temporalité, leur délimitation des problèmes, leurs modes d’action… Le temps de la politique est un temps hétérogène. Et cette hétérogénéité perdure même quand les mouvements se rejoignent et se synchronisent comme ce fut le cas en mai 68. En fait, je serais tenté de dire que je suis pour une sorte de mai 68 permanent : un « mai 68 » comme concept en tout cas. Au concept de « peuple », je serais tenté de préférer un concept de « mai 68 » où la politique s’invente et se réinvente par la généralisation de la critique sur tous les fronts (le travail, l’éducation, la culture, le genre, la sexualité, la justice, le droit, la santé, la liste n’est pas limitative). C’est cette démultiplication de la critique qu’il faut soutenir, favoriser. L’activité critique généralisée, ce qui veut dire : la problématisation politique généralisée des secteurs de la vie sociale, la politisation généralisée des modes d’existence.

Je suis pour une sorte de mai 68 permanent.

Les Gilets jaunes apportent quelque chose à la politique : un mouvement sans organisation, du moins institutionnalisée, et qui perdure. C’est rare les mouvements qui durent aussi longtemps. Les grandes mobilisations, en général, ne durent qu’un moment et après il faut des structures associatives, syndicales ou des partis qui font perdurer par leur existence même les intérêts et les droits ceux qui se sont mobilisés. Or, ce mouvement ne s’arrête pas, de même que des structures institutionnelles n’émergent pas. C’est quelque chose d’assez intéressant politiquement et intellectuellement et je suis assez fasciné par la manière dont un mouvement social plus traditionnel comme celui contre la réforme des retraites (la grève, les manifestations, avec leurs banderoles et leurs ballons, les mots d’ordre syndicaux, mais avec beaucoup d’innovations et de créativité également, et porté par une ébullition dans de très nombreux secteurs) a pu rencontrer celui des Gilets jaunes. Nous vivons en ce moment un des grands moments de mobilisation et de résistance où les fronts de la lutte se multiplient et s’agrègent dans une sorte… oui, de mai 68 qui dure…. (encore que je n’utilise cette idée de « mai 68 » que comme un cadre conceptuel à redéfinir sans cesse, car il faut éviter de vouloir toujours ramener le présent à du déjà connu ou du déjà vécu). Contre la violence du macronisme et plus généralement du néolibéralisme qui s’abat sur nos vies, partout et dans les moindres détails, je me réjouis de voir surgir ces mobilisations massives et obstinées qui mettent à mal le régime et le système.

Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.

« Le logement est un angle mort du mouvement social » – Entretien avec François Piquemal

François Piquemal @AnnaD

Le logement est depuis quelques temps le sujet catalyseur d’une contestation sociale en différents endroits du globe : à Berlin, à Barcelone, mais aussi un peu partout en France. Ce mouvement nous rappelle combien cette problématique est devenue centrale, en particulier dans les métropoles. Porte-parole du DAL Toulouse/Haute-Garonne, François Piquemal, qui enseigne les lettres, l’histoire et la géographie en lycée professionnel, a aussi lancé avec des amis la mini-série de vulgarisation J’y suis J’y reste, sur la question du droit à la ville à Toulouse. Avec lui, nous avons souhaité évoquer la question du logement, qui demeure extrêmement complexe, car profondément corrélée à toutes les problématiques urbaines d’inégalités sociales.


LVSL Pour commencer, pourriez-vous nous rappeler le contexte succinctement ? Lorsqu’on traite de la problématique du logement en France, de quoi parle-t-on exactement ?

François Piquemal : Concrètement, on parle d’a-minima 143 000 personnes sans-abris, plus de 3 millions de logements vacants, 4 millions de personnes mal-logées, 12 millions en précarité énergétique, 12 millions fragilisées par rapport au logement, 2 millions de logements insalubres et autant de demandeurs HLM. Il y a aussi une spéculation continue sur le logement, qui entraîne une envolée des prix de l’immobilier. Toutes les demi-heures dans notre pays, une personne, une famille, se fait expulser par la force publique de son logement !

Derrière ces chiffres que l’on entend souvent, il y a des gens, des vies, des fins de mois, de l’anxiété, des problèmes de santé, d’éducation, et de travail. Récemment au DAL31 par exemple, nous avons eu un cas très éloquent, celui de Jacqueline, 76 ans, menacée d’expulsion. Elle est au minimum vieillesse, soit à 868 euros par mois pour un loyer de 551 euros. Il y a dix ans son loyer était de 432 euros, ce qui signifie qu’il a augmenté de 12 euros par an. Dans les années 1980, le budget lié au logement représentait 13 % en moyenne des revenus des personnes, aujourd’hui c’est en moyenne 26 % et cela peut dépasser les 50 % dans les zones urbaines tendues. Cela a considérablement explosé.

LVSL – Il y a beaucoup d’associations et d’ONG qui œuvrent de près ou de loin sur la question du logement, qu’est ce qui fait la spécificité de l’action du DAL ?

L’objectif du DAL depuis sa création à Paris en 1990 est d’organiser les mal-logés dans des luttes collectives pour qu’ils obtiennent des droits. Cela passe par de multiples actions : manifestations, rassemblements, campements, réquisitions et autres. Aussi, c’est moins connu – même si c’est pourtant l’essentiel de notre travail -, nous travaillons à l’accès au droit des personnes, ainsi qu’au niveau juridique et législatif. De cette manière, il nous arrive d’obtenir des jurisprudences qui font avancer les droits pour les mal-logés grâce à nos juristes et des amendements dans les lois liées au logement.

Ce qui fait notre originalité, c’est que nous sommes l’une des rares associations sur le logement à tendre vers l’auto-organisation dans les luttes des principaux concernés, les mal-logés. C’est notre idée directrice car historiquement en France, et cela serait une longue histoire à raconter, la question du « sans-abrisme » a souvent été traitée par le prisme de la charité, et non par les questions de classe qui sont à l’oeuvre dans les luttes des mal-logés. D’ailleurs, celles-ci sont des luttes bien souvent menées par les femmes, de par l’assignation genrée de l’espace domestique que représente le logement, dans toutes les sociétés patriarcales.Le DAL a aujourd’hui une longue histoire, de nombreuses luttes derrière lui.

 « Les luttes sur le logement n’ont que rarement la portée qu’elles méritent, […] le logement est l’un des angles morts du mouvement social en France. »

LVSL – Quels sont les aspects du mal logement que vous abordez ?

Tous. Le DAL est né de l’expulsion de familles d’un bâtiment qu’elles occupaient. Nous étions donc, dès le début, assez axés sur la question du sans-abrisme avec des luttes spectaculaires comme à la Rue du Dragon ou à la Rue de la Banque à Paris, des luttes soutenues par des personnalités comme l’Abbé Pierre, Emmanuelle Béart, Albert Jacquard ou encore Joey Starr. Puis, petit à petit, des habitants mal-logés sont arrivés, et on a lutté avec eux sur des questions de rénovations urbaines, de précarité énergétique, de charges, ou d’insalubrité. Depuis 2014, nous sommes syndicat de locataires HLM, et nous avons d’ailleurs obtenu près de 40 élus lors des dernières élections de représentants de locataires, ce qui est une percée significative de notre engagement sur la question du logement social.

LVSL – Comment expliquer que les luttes sur le logement soient relativement peu médiatisées ?

Il ne se passe pas une semaine en France sans qu’il n’y ait une action d’un comité du DAL ou d’autres collectifs en soutien aux mal-logés. Pourtant, effectivement, même des luttes longues dans le temps vont parfois manquer de visibilité alors qu’elles impliquent des centaines de personnes et sont très dures dans leurs modalités. En fait, souvent, les médias ne s’intéressent à ces luttes que lorsqu’elles concordent avec leur agenda sur le sujet du logement : sortie annuelle du toujours très intéressant rapport de la Fondation Abbé Pierre, drame humain suite à un incendie ou un effondrement comme à Marseille, début et fin de la trêve hivernale. Pourtant, autant de personnes meurent à la rue, l’été comme l’hiver.

Même dans le monde militant, les luttes sur le logement n’ont que rarement la portée qu’elles méritent, cela car d’une certaine manière le logement est un des angles morts du mouvement social en France. Cela mériterait une longue explication, car plusieurs paramètres historiques sont à prendre en compte pour le comprendre. C’est vrai que pour faire une analogie avec une célèbre série, on se sent parfois un peu comme une sorte de « Garde de Nuit » à laquelle on s’intéresse surtout quand on ne peut plus faire autrement que de voir les victimes des « Marcheurs Blancs » de la spéculation immobilière.

Manifestation du Collectif du 5 Novembre à Marseille suite à l’effondrement de deux immeubles dans le quartier Noailles et qui fit 8 morts. © Wikipédia

LVSL – En parlant d’insalubrité, le drame de Marseille en novembre 2018 a mis en lumière cette problématique dans les parcs privés et publics. Comment en arrive-t-on à une telle situation ?

La question de l’insalubrité est de plus en plus présente dans le débat public et cela n’est pas un hasard. Le drame survenu dans le quartier de Noailles à Marseille montre la défaillance totale d’une municipalité sur la question depuis des décennies. Si le cas marseillais est assez extrême, le problème se pose aussi ailleurs, dans l’ensemble du territoire national.  Ainsi, a-t-on appris récemment, dans une ville comme Toulouse c‘est au moins 1 logement sur 20 qui est insalubre.

Il y a eu un laisser-aller depuis qu’un certain nombre de compétences en la matière ont été transférées de l’État aux EPCI. On observe parfois que certains Services communaux d’hygiène et de santé peuvent être amenés à sous-évaluer des cas de logements insalubres et indignes car les propriétaires font partie d’un corps électoral qu’il faut éviter de froisser en vue des élections locales.

Un exemple concret : le 10 janvier dernier, un immeuble a pris feu à Toulouse, sans faire de mort heureusement, mais avec tout de même une vingtaine de blessés. Pourtant, l’été précédent, les services étaient passés et avaient adressé des consignes au syndic et aux propriétaires pour se mettre aux normes. Sans suite, car il n’y a pas eu de véritables contraintes exercées par la puissance publique.

LVSL – Dans ces circonstances, le « permis de louer », préalable à la mise en location sur le marché et délivré après visite des autorités, est-il la bonne solution ?

Le permis de louer, c’est une mesure positive mais limitée. En effet, il faut s’en prendre aux racines du problème. On note que beaucoup de logements insalubres sont issus de copropriétés dégradées où les petits propriétaires se sont retrouvés face à des frais qu’ils n’étaient pas en capacité financière d’assumer. Ils ont d’une certaine manière été victimes de la propagande du « tous propriétaires à tous prix ». Or, c’est bien ce dogme qui se poursuit aujourd’hui avec la Loi Elan, celle qui encourage les offices HLM à vendre leurs logements et laisse la main aux promoteurs immobiliers pour construire toujours plus vite de manière à maximiser les profits. Par ailleurs, l’augmentation constante des loyers empêche beaucoup de gens d’accéder aux logements mis sur le marché car trop chers ou du fait que certains propriétaires imposent trop de demandes de garanties. Face à ce manque de débouchés sur le marché privé, et dans l’attente d’un logement social qui peut être très longue, les personnes n’ont parfois d’autres choix que d’accepter des logements insalubres sous la coupe de marchands de sommeil.

Résorber le logement insalubre demande donc une vision plus globale de la question du logement et appelle à changer de braquet idéologique. Il faut lancer un grand plan de rénovation thermique, phonique et anti-vétusté des logements, en faisant du parc HLM un secteur pilote. Il faut aussi expérimenter des modalités d’écoconstructions pour les futures livraisons de logements. Enfin, il est urgent d’encadrer les loyers, si possible à la baisse, pour ne plus laisser les marchands de sommeil prospérer sur du logement indigne.

« Nous avons en réalité derrière la mixité sociale un préjugé social des élites qui vise à essayer de dissimuler la lutte des classes qui persiste dans nos sociétés. »

LSVL – Toujours sur ce thème de l’état du logement en France, les projets de renouvellement urbain, pilotés par l’Agence pour la rénovation urbaine (ANRU), consistant à reconstruire ou rénover les habitats des quartiers identifiés comme fortement dégradés, partent d’une ambition louable. Toutefois, on observe bien souvent qu’elles induisent un effet de gentrification du fait qu’une partie des personnes déplacées pendant la phase de travaux ne peuvent revenir à leur habitat initial, compte tenu des conditions d’accès économiques aux nouveaux logements. Comment faire pour éviter ou limiter cette conséquence indirecte et contre-productive ?

Il est compliqué de faire un bilan des programmes ANRU de manière exhaustive. Évidemment au DAL, nous sommes avec des habitants qui contestent, à raison, les programmes ANRU dans leurs quartiers : de la Villeneuve à Grenoble, en passant par la Coudraie à Poissy, cela ne veut pas dire que les opérations sont mauvaises partout.

Cependant de grandes lignes se dégagent depuis que cela a été lancé en 2003 sous la houlette de Jean-Louis Borloo : un manque d’écoute des habitants souvent mis de côté des décisions, des démolitions d’immeubles parfois fonctionnels et salubres où les gens ont leur vie, et également un manque de cohérence dans l’aménagement des futurs quartiers. Enfin et surtout, les programmes de l’ANRU peuvent être clairement des outils de gentrification des quartiers prioritaires de la ville, le remplacement d’une population par une autre plus aisée, qui ne résolvent rien aux problèmes sociaux que vivent les habitants.

A Toulouse par exemple, où l’ANRU concerne 63 000 habitants dans 16 quartiers de l’agglomération, j’ai le souvenir que dans un des documents de présentation de ces projets la Mairie se félicitait « qu’au moins 50 % des habitants seraient relogés sur place ». Mais alors, quid des 50 % restants ? Ils sont en vérité relogés plus loin, puisqu’une partie importante des logements qui sont reconstruits dans leur quartier ne leur sont plus accessibles financièrement, en termes de loyers voire d’accession à la propriété qu’on veut leur faire avaler.  Voici donc comment se débarrasser de la moitié de la population d’un quartier pour essayer de la remplacer par une population plus désirée par les dirigeants locaux.

Il faut se rendre compte de la violence symbolique et affective que cela peut représenter pour les gens. On leur emballe la démolition de leur lieu de vie en deux ou trois réunions de concertations inintelligibles et on vous fait trois propositions de relogement pas toujours adaptées à vos besoins. Vous voyez votre habitat démoli et votre quartier disposer alors de nouveaux aménagements dont vous ne profiterez pas. Somme toute, vous devez alors vous intégrer dans un nouveau quartier avec tous les changements que cela implique : travail, démarches administratives, scolarité, lieux de sociabilité et autres.

LVSL Les pouvoirs publics communiquent sur ces opérations sur le souhait de promouvoir la mixité sociale, c’est-à-dire l’idée d’une cohabitation sur un même secteur géographique de personnes issues de catégories socio-professionnelles différentes.  Qu’en est-il réellement ?

La mixité sociale est effectivement un des objectifs affichés des programmes ANRU. Ce concept a été disséqué par de nombreux universitaires, et il pose d’emblée un problème éthique à mon sens. La mixité sociale est une projection du monde politique et technocratique sur les quartiers populaires, partant d’un postulat : pour que les gens vivent mieux dans les quartiers, en y freinant les problèmes sociaux et de délinquance qui peuvent y exister, il ne faut pas laisser les plus modestes entre eux mais leur permettre des côtoyer des classes moyennes, voire plus aisées, comme si cela « moraliserait » des habitants qui auraient besoin de l’être. La morale, la bienséance n’est pourtant pas l’apanage de ceux qui possèdent un capital social et économique élevé. Je ne pense pas qu’en mettant un Balkany ou un Guéant au-dessus d’un point de deal, on fasse revenir dans le « droit chemin » ceux qui y participent. Nous avons en réalité derrière la mixité sociale un préjugé social venant des décideurs politiques qui vise en fait à essayer de dissimuler la lutte des classes qui existe dans nos sociétés. Pourtant, si ces quartiers peuvent avoir de lourds problèmes qu’il ne faut pas nier, ils sont aussi forts d’une histoire, de cultures, de liens de solidarité importants qui méritent autant considération que les vitrines de luxe de certains quartiers aisés.

Forcément, derrière on assiste à des dérives au nom de la mixité sociale. L’année dernière des parents d’élèves et des enseignants se sont mobilisés dans le quartier du Mirail à Toulouse contre la fermeture de deux collèges. Ces fermetures encouragées par le Conseil Départemental l’étaient sous prétexte de mixité sociale, pour envoyer les enfants des quartiers dits « sensibles » dans des établissements du reste de la ville. Au nom de la mixité sociale, les habitants se sont donc retrouvés avec deux lieux d’éducation en moins dans leur quartier, et les enfants avec des trajets école-domicile beaucoup plus longs. On aurait pourtant pu faire autrement si le but était réellement de mélanger des élèves de conditions sociales différentes. Ainsi, il aurait été opportun d’insérer les filières les plus prisées dans ces collèges pour attirer des élèves du centre-ville, cela aurait été en plus un puissant signal envoyé aux habitants du quartier en confiant ces filières aux collèges de leur quartier.

On tombe là dans une des incohérences que l’on évoquait avec les programmes ANRU, comment prétendre aider les habitants d’un quartier quand on y supprime des services publics ou qu’on les y amoindrit ? En vérité, que va-t-il se passer pour les parents d’élèves de ces deux collèges cités ? S’ils ont plusieurs enfants qui sont encore en école élémentaire, pour des raisons pratiques, ils vont penser à déménager dans un endroit qui leur soit accessible financièrement et proche d’un collège. La suppression des deux collèges fût là un levier concret parmi d’autres pour inciter les familles nombreuses à quitter leur quartier et ainsi laisser la place à un autre type de population.

François Piquemal DAL
François Piquemal lors d’une action d’occupation de Vinci Immobilier, menée conjointement avec des Gilets jaunes et le collectif « Y a pas d’arrangement » pour dénoncer la gentrification à Toulouse. © François Piquemal

LVSL – Comment lutter alors contre ces politiques de la ville que l’on peut qualifier de séparatistes, promues par les collectivités ?

Une fois ce bilan accablant dépeint, il faut tout de même mentionner que la mixité sociale est désirée, mais souvent que d’un seul point de vue, celui des plus modestes. Beaucoup d’habitants des quartiers souhaiteraient vivre aux côtés de personnes qui ne leur ressemblent pas, que ce soit de par leurs appartenances sociales ou culturelles. C’est notamment le combat des mères du quartier du Petit Bard à Montpellier, mais bien souvent les habitants aisés d’une ville, quand ce n’est pas les pouvoirs publics, mettent en place des stratégies d’évitement des populations modestes sur lesquelles elles projettent leurs préjugés. C’est toujours aux habitants des quartiers populaires d’accueillir, de se déplacer et de faire les efforts au nom de la mixité sociale. Mais qu’en est-il de cet accueil et de ces efforts dans les quartiers huppés des grandes villes ? Il suffit de songer au sketch occasionné par l’implantation d’un centre d’hébergement d’urgence dans le 16ème arrondissement de Paris.

Bien sûr, il faut créer du lien social, que les gens en dehors de leurs classes et de leurs cultures se rencontrent. Néanmoins, il faut que les politiques qui n’ont que la « mixité sociale » à la bouche soient cohérents, car souvent ceux sont les mêmes qui votent pour la suppression de la carte scolaire et des services publics de proximité, qui sont aussi des lieux de sociabilité et de rencontres. C’est pourtant par l’emploi, les services publics, la présence de l’humain dans les quartiers que l’on peut rendre ceux-ci plus agréables pour celles et ceux qui y vivent.

Il faut aussi réinvestir massivement dans le logement social en s’inspirant de ce qui se fait ailleurs, avec le cas viennois par exemple. Cela se sait peu, mais dans la capitale autrichienne, 62 % des habitants sont locataires HLM et très heureux de ne pas avoir de loyers exorbitants, car l’offre de logements sociaux est telle qu’elle régule tout le marché du logement et empêche la formation d’une bulle immobilière. De fait, le problème de la mixité sociale s’y pose beaucoup moins car les quartiers ne sont pas soumis aux mécanismes de spéculation.

LVSL – Justement, en France, la loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU), votée en 2000, impose aux communes dont la population est supérieure à 3500 habitants de disposer d’un taux de logements sociaux supérieur à 25% d’ici 2025. La loi prévoit que les municipalités ne mettant pas en place une politique volontariste pour atteindre ce taux soient sanctionnées financièrement. Toutefois pour éviter les phénomènes géographiques de ségrégation sociale dont nous venons de traiter, ne serait-il pas intéressant dans les grandes villes ou métropoles de la rendre applicable à l’échelle d’un quartier ?

Ce taux a été relevé à 25 % suite à la Loi Alur mise en place par Cécile Duflot, ce qui était une avancée notable. Toutefois à la razzia sur les APL s’est ajoutée une loi de destruction massive, arrivée pour raser au bulldozer le logement social : la loi Elan. Elle coupe un grand nombre de moyens au secteur HLM, oblige les bailleurs à vendre 1 % de leur parc par an pour subvenir à leurs besoins, répartit le taux d’effort non plus aux communes mais aux intercommunalités, ce qui risque d’engendrer des « mics-macs » sans noms dans celles-ci.

Le gouvernement actuel, et c’est une première, ne prévoit aucun euro pour l’aide à la construction de logements sociaux, l’État laisse ici la construction de logements sociaux à la charge des offices HLM, cela alors que le nombre de demandeurs n’a cessé d’augmenter. Alors comment faire ?

Il faudra bien sûr dans le futur reprendre la main sur la construction de logements sociaux. Cela passera inévitablement par l’abrogation de la Loi Elan et par la mise en valeur des HLM comme logements accessibles et innovants du point de vue écologique. Le logement social souffre d’un déficit d’image lié à des clichés plus ou moins erronés, et l’on voit que des communes mettent en place des stratégies pour éviter la construction de logements sociaux pour les plus modestes. Certaines préfèrent même payer des amendes plutôt que d’en construire ! Il faudrait donc les sanctionner plus lourdement.

Au surplus, les stratégies d’évitement peuvent être plus pernicieuses. Toulouse est de ce point de vue un triste exemple : la municipalité a ainsi fait passer dans son PLUIH une résolution qui précise que tous les programmes immobiliers inférieurs à 2000 m² n’avaient pas l’obligation de construire des logements sociaux. Cela peut paraître anodin comme cela, mais dans les faits les programmes supérieurs à 2 000 m² sont quasiment inexistants au centre-ville. Cela profite aux promoteurs et à la municipalité, décidés à ne pas construire de logements sociaux dans les quartiers du centre.

Autre manière de mettre les plus modestes de côté, la disproportion entre l’offre de logements sociaux et les demandes. Nous avons ainsi publié un rapport au début de l’année qui montre que 75 % des demandeurs à Toulouse sont éligibles, de par leurs ressources, à du logement très social. Pourtant ce type de logements ne correspond qu’à 29 % des nouvelles constructions, ce qui signifie que plus vous êtes pauvres, moins vous avez de chances d’avoir accès rapidement à un logement social.

Ici le logement social, sa construction, ses attributions, est un outil de gentrification au service des pouvoirs locaux. Il faut que l’État reprenne la main en imposant des constructions adaptées à la demande, en faisant du secteur HLM une force attractive d’avenir dans la logique résidentielle des gens. Il faut que les municipalités assument leurs responsabilités plutôt que de chasser leurs habitants toujours plus loin. Certains parlent parfois des « quartiers perdus de la République », nous devrions parler des « quartiers perdus de la solidarité », et les reconquérir notamment par l’implantation du taux légal de logements sociaux. La solidarité, c’est pour tout le monde.

 « Nous devons reprendre en main ce qui nous appartient, construire une ville pour les habitants modestes. ce n’est pas aux spéculateurs immobiliers de choisir la forme des villes […] mais aux habitants. »

LVSL Les politiques publiques d’aménagement et de construction, menées depuis des décennies (lois BOUTIN, PINEL, ALUR, ELAN…), s’appuient très largement sur des promoteurs privés, massivement des banques et des grands groupes du BTP, pour piloter et conduire les projets de construction de logements via des dispositifs d’incitations fiscales. Ces structures guidées par une logique de profits à court terme, sont-elles, au vu des résultats, les plus adaptées pour résoudre la problématique du mal-logement en France ?

Aujourd’hui les grands groupes de la promotion immobilière profitent à plein de l’idéologie du construire plus vite, plus grand, plus haut. Des constructions qui au passage les favorisent, contrairement aux artisans locaux qui n’ont pas forcément la possibilité de répondre aux appels à projet avec les mêmes armes. Ce dogme repose sur l’hypothèse fausse que plus l’on construit, plus il y a d’offre, plus les prix vont baisser : la croissance non ordonnée serait ici aussi vertueuse. Un excellent rapport de l’ONU mené par Leilani Farah a montré que cela était faux. Le logement n’est plus, dans beaucoup de métropoles, un bien commun mais un produit financier sur lequel investissent les grandes fortunes, les grands groupes ou encore les fonds d’investissement. La préoccupation de ces acteurs n’est pas de savoir si quelqu’un vit dans le logement dans lequel ils ont investi, mais de savoir quelle plus-value il va leur rapporter dans quelques années, grâce à la bulle immobilière qui travaille pour eux. C’est comme cela que l’on atteint un nombre record de logements vacants. En moyenne à Melbourne c’est un logement sur 8, à Paris c’est 11 % des logements, en France on a passé la barre des 3 millions de logements vacants, selon l’INSEE. La spéculation immobilière adore la vacance des logements, car elle participe à créer DE la rareté et conduit donc à l’augmentation des prix.

Ce dogme du toujours plus est parfaitement taillé pour les gros promoteurs qui en plus se voient brader les biens publics, qui ont parfois une forte valeur patrimoniale. On vient d’apprendre qu’à Paris une partie de l’Hôtel Dieu vient d’être cédé par l’APHP pour 80 ans au promoteur Novaxia, à Toulouse c’est une partie de l’hôpital La Grave qui est livré à Kaufmann and Broad pour faire des appartements de luxe. On se retrouve dans une situation paradoxale où la Mairie de Toulouse débloque 1 millions d’euros en 24h pour participer à la restauration de Notre Dame de Paris alors que personne ne lui a rien demandé, mais est incapable de protéger son patrimoine et préfère le livrer à un promoteur à des fins de spéculations immobilières.

Des cas comme ceux-ci, il y en a à la toque, on répartit les lots à chaque promoteur, qui construisent vite, sans se préoccuper de la cohérence par rapport au quartier, à l’histoire de la ville. La vision de la ville qu’ils portent est celle du béton et des gratte-ciels qui empêchent les oiseaux migrateurs de passer dans leurs couloirs, et de l’étalement urbain qui ruine peu à peu les terres agricoles.

Nous devons reprendre en main ce qui nous appartient, et construire une ville pour les habitants modestes et aussi les historiques qui sont attachés à l’identité de leur ville. Cela passera aussi par une remunicipalisation des sols pour « mettre le holà » aux promoteurs : ce n’est pas aux spéculateurs immobiliers de choisir la forme des villes, pour reprendre une expression de Julien Gracq, mais aux habitants.

Il n’y a pas de fatalité, en Espagne suite à la crise des subprimes de 2009, un mouvement social d’une ampleur inédite sur le logement, la PAH (Plateforma de los Afectados de la Hipoteca), a réussi, à force de mobilisations contre les expulsions et d’actions visant à retourner le logiciel du « tous propriétaires » en « construisons des logements sociaux ».  Ce mouvement ne se résume pas à une conquête de droits pour les gens. Il a aussi, d’une certaine manière, gagné la bataille culturelle sur la question, au point que l’un de ces porte-parole, Ada Colau, est devenu maire de Barcelone avec un programme très volontariste sur la question du logement et des mesures anti-spéculatives.

Ada Colau surnommée « Super-vivienda », ancienne porte-parole de la PAH (Platerforma de los Afectados de la Hipoteca), aujourd’hui Maire de Barcelone. © Wikipédia

LVSL – Justement, la politique actuellement appliquée du « tout construction », conduisant à une artificialisation ou à une imperméabilisation massive des sols des périphéries urbaines et des terres agricoles ou naturelles, se trouve être souvent la cible des défenseurs de l’environnement. Pour éviter cette dérive, ne doit-on pas plutôt concentrer nos efforts et les moyens associés pour réhabiliter les logements dégradés et réduire le taux de logements vacants ou non occupés (bureaux, commerces ou résidences secondaires) ?

Cela est inéluctable. Aujourd’hui, n’importe quelle personne qui travaille sur un chantier peut vous expliquer comment certains promoteurs parviennent à s’affranchir des normes HQE. Il faut donc renforcer la législation, les obligations des promoteurs en la matière, et les contrôles sur les logements. Cela passe par davantage de moyens humains bien sûr, et l’établissement d’une règle verte qui soit une vraie ligne directrice et intransigeante.

Si l’on veut redorer l’image du logement social, il faut faire de celui-ci un secteur de pointe en termes d’écoconstruction et de rénovation écologique. Cela pourrait commencer par un grand plan de rénovation thermique et phonique de ces logements pour ceux qui en ont prioritairement besoin, améliorant la vie de 12 millions de personnes qui souffrent de précarité énergétique. Trois effets positifs : une diminution de la consommation d’énergie générale, un coût moindre des factures d’énergie pour les habitants, et de la création d’emplois. Qu’attend-on, sinon un peu de volonté politique ?

A Berlin, un grand mouvement social, qui lutte contre l’envolée des prix des loyers traverse à l’heure actuelle la ville et pose clairement la question de l’expropriation des grandes sociétés immobilières, détenant 200 000 logements dans la capitale allemande. La loi de Réquisition, même si elle est aujourd’hui à améliorer, nous permettrait de récupérer des biens immobiliers publics et de grandes sociétés, et de cesser avec l’insupportable absurdité que près de 2 000 personnes meurent à la rue dans notre pays, lorsque des millions de logements sont vides.

Néanmoins la question de l’étalement urbain doit aussi se poser de manière plus large en analysant le phénomène de métropolisation, et en essayant de le dévier pour des villes plus solidaires et écologiques.  Est-ce que le progrès pour le développement d’une ville, c’est d’être toujours plus grande ou bien que ses habitants puissent y vivre plus dignement ?  Il y a plusieurs leviers à actionner, dont celui d’une meilleure répartition des fonctions économiques, culturelles et sociales entre les espaces métropolitains et leurs alentours. Il faut viser à ce que des villes moyennes ne se voient pas désertées, et ainsi mieux répartir les populations sur un territoire plus vaste, là où des capacités d’accueil existent en amont.

A Toulouse, on estime que 13 000 habitants arrivent chaque année notamment car les carnets de commandes d’Airbus sont pleins, mais cela pose de nombreux enjeux connexes au logement. Doit-on à tout prix continuer à vouloir attirer des gens alors que la densification est parfois mal vécue ? Qu’advient-il si demain Airbus ne peut plus tenir son rôle de moteur économique ? Quels transports en commun le moins polluants possibles met-on en place ? Comment nourrit-on les gens ?

Les revendications des gilets jaunes visent ces interrogations et réclament de l’équité territoriale. Elles dénoncent l’accessibilité des métropoles et la concentration des fonctions névralgiques que celles-ci incarnent, toujours au détriment de toutes celles et ceux qui n’ont pas les moyens de vivre en son centre ou à proximité de transports en commun performants.

C’est une vision globale de la ville qui permettra de dévier le fleuve de l’histoire en cours qui nous amène dans le mur. Peindre les dispositifs anti-sdf en vert, planter des arbres sur des gratte-ciels, ce n’est rien d’autre que du « green-washing » cosmétique. Ce n’est pas à la hauteur des enjeux écologiques et solidaires face auxquels nous nous devons d’agir, dans les villes, aujourd’hui et demain.

La Marche du siècle, et après ?

Samedi 16 mars, 350 000 personnes se sont rassemblées en France dans 225 villes, dont 107 000 à Paris pour la Marche du Siècle. Cette marche tire son nom de la pétition L’Affaire du siècle, qui assigne l’État français en justice pour inaction climatique. Plus qu’une simple marche pour le climat, elle comprenait le cortège des gilets jaunes et se voulait un moment de convergence sur le thème de la justice sociale et environnementale. Une telle mobilisation ne sort pas du chapeau, elle est le fruit d’un travail d’organisation intense couplé d’un mouvement de sensibilisation principalement véhiculé par internet. Mais quelle suite donner à cet évènement ?


Le deuxième volet de cet article d’analyse est focalisé sur les perspectives post Marche du siècle pour le mouvement climat français. Le premier volet traite quant à lui du mouvement Friday For Future, initié par la jeune Suédoise Greta Thunberg.

Internet, vecteur principal de la montée en puissance de l’écologie radicale en France

Plus de 350 000 personnes se sont rassemblées dans 220 villes de l’Hexagone à l’occasion de la Marche du siècle, ce qui en fait la plus grande marche pour le climat jamais effectuée en France. Non seulement cela témoigne de l’augmentation du degré de conscience écologique, mais aussi du lien étroit entre justice climatique et justice sociale.

Comme expliqué dans la première partie de Où va le Mouvement Climat? , les corps intermédiaires que sont les médias classiques ne sont pas capables de conscientiser à grande échelle sur le thème de l’urgence climatique. La sphère internet est devenue le principal vecteur de la radicalité écologiste, et la France illustre parfaitement cette règle.

Depuis quelques années, la sphère internet est marquée par la multiplication de vidéos de conférences à succès. Des conférenciers du climat, qui utilisent principalement le canal YouTube pour proposer des formats longs, ont innové pour parler différemment d’écologie. Elles commencent généralement par l’énoncé très scientifique de l’ampleur du réchauffement climatique, son lien avec les énergies fossiles, notre dépendance à celles-ci… pour finir par montrer que selon les lois de la thermodynamique, on ne peut pas remplacer des énergies aussi concentrées par des alternatives renouvelables, donc que nous sommes en très mauvaise posture. Ces constats alarmistes provoquent en général à dessein la sidération, ce qui garantie leur viralité. Les pionniers du genre sont notamment Jean-Marc Jancovici et Pablo Servigne. C’est l’essor de la collapsologie, depuis grosso modo 2014 – 2015 pour les initiés (en marge de la COP21) et depuis 2017 pour le grand public. Cet essor est illustré par la multiplication des groupes Facebook dédiés et le succès littéraire récent de Pablo Servigne, qui s’impose comme figure principale de cette discipline.

Ces conférences YouTube ont souvent été un matériel de base qui a largement participé à former une génération très engagée, et notamment inspiré les youtubeurs du climat. Ces derniers ont fait exploser l’audience des thèses de l’écologie à travers des formats nouveaux, esthétiques et percutants. Alors que le youtubing politique avait été marqué par les innovations formelles des Youtubeurs d’extrême droite ayant notamment su bouleverser les codes par l’humour et la mise en scène d’une proximité avec la communauté (Alain Soral, Raptor Dissident…), l’innovation esthétique dans le domaine est désormais trustée par les vidéastes de l’écologie. Ils ont réussi à transformer des messages radicaux, sur la base de faits généralement peu optimistes, en format dynamique, énergique et généralement corrélé avec des mobilisations. L’essor de deux grandes chaines YouTube illustre cette tendance : Partager c’est Sympa, autour du vidéaste Vincent Verzat, et Et tout le monde s’en fout, autour de l’acteur Alex Lattuada.

Désormais, les formats longs sont de plus en plus délaissés au profit de formats courts. Les chaines qui proposent des formats pastille vidéo (Brut nature, Konbini, Loopsider…), particulièrement adaptés aux réseaux sociaux, surpassent d’ailleurs les youtubeurs écolos en termes de nombre de vues.

Une structure d’organisation collégiale dans un rapport de verticalité par rapport à la base du mouvement.

La Marche du siècle a sans doute trouvé dans les vidéos collectives des youtubeurs et personnalités engagées le canal de propagande le plus efficace pour massifier le mouvement. Ici, le parallèle est facile avec les gilets jaunes, qui se sont eux aussi appuyés sur la désintermédiation et qui se sont massifiés par Facebook. Cependant, une bonne communication ne suffit pas à réussir un moment comme la Marche du siècle. En coulisses, un énorme travail d’organisation, opéré minutieusement par des militants souvent déjà expérimentés, a rendu cette marche possible.

Ces militants le sont pour une bonne partie de longue date. Ils ont étés formés au sein de collectifs comme Alternatiba, ANV-COP21, Greenpeace, Les Amis de la Terre, etc. Quelques-uns sont passés par la politique, généralement par la gauche antilibérale ou chez les écologistes. Ces activistes se connaissent depuis longtemps et travaillent de concert. De bonnes relations interpersonnelles ainsi que des espaces communs de travail ont permis de surpasser le stade des guerres de chapelle dans la plupart des cas. Ensemble, ils forment ce que nous appellerons ici les cadres du mouvement climat. Ils ont été rejoints, avec l’essor du mouvement, par de nouvelles recrues qui ont pu s’intégrer rapidement, y compris à haut niveau. On observe également une surreprésentation féminine, et ce dans toutes les strates du mouvement, ainsi qu’une moyenne d’âge très basse. L’écrasante majorité des cadres et la grande majorité des activistes ont moins de 35 ans. Afin de gagner en efficacité organisationnelle et logistique, ils se sont regroupés pour louer un grand quartier général au cœur de Paris, la Base.

C’est depuis ce lieu que les cadres du mouvement climat planifient leurs actions, généralement de manière collégiale et sans liens avec la base du mouvement puisqu’il n’y a pas de structure qui le permet, à la différence d’un mouvement politique classique. Cela est logique, puisque mouvement climat n’a pas vocation à être un acteur de la politique partidaire traditionnelle. En revanche, cette dialectique entre cadres expérimentés qui décident de manière centralisée et masses qui exécutent est de la même nature que celle que l’on retrouve dans les grands mouvements politiques actuels, comme la France insoumise ou La République En Marche. À ce titre, et avec le recul de ces expériences, il est possible de pointer quelques similitudes.

Comme dans toute structure de ce genre, il y a un risque latent de bureaucratisation du mouvement. Une bureaucratisation dont la conséquence principale est une diminution de la capacité des cadres à s’imprégner du sens commun, à sentir les dynamiques de société pour s’y adapter. Ce risque peut être amplifié par la surexploitation des cadres, ou plutôt l’auto-surexploitation, qui diminue logiquement le temps de cerveau disponible pour l’observation. Enfin, ce type de mouvement a généralement du mal à agréger les talents qui se proposent spontanément, car l’investissement en termes de temps de formation pour les cadres est souvent concurrencé par les urgences du quotidien.

Une identité altermondialiste forte qui réduit le spectre d’évolution du mouvement climat ?

Si le mouvement climat n’est évidemment pas homogène sur le plan idéologique, on observe néanmoins des caractéristiques majoritaires chez ses cadres. L’éthos altermondialiste est très présent, puisque de nombreux cadres viennent de cette tradition. Il se manifeste notamment par une volonté d’horizontalité qui se traduit par une culture du consensus, par une radicalité forte ainsi que par le partage de valeurs postmatérialistes.

Il résulte de cette identité altermondialiste une culture de l’action directe non violente et une radicalité vis-à-vis du bloc oligarchique qui est loin d’être évidente pour une partie importante de ceux qui se sont mobilisés le 16 mars. Si les cadres du mouvement climat sont des opposants clairs à la macronie, de par un rejet profond du capitalisme cohérent avec l’analyse écologiste radicale, sociologiquement, une partie de ceux qui se mobilisent est marquée par une tendance à fuir une conflictualité trop affirmée et trop frontale. On peut d’ailleurs noter un rapport ambigu de certaines figures d’autorité du mouvement climat à l’égard des actions de masse classiques, ce qui les amène à questionner leur utilité profonde. Le nombre est vu comme un moyen, et non comme une fin, là où il y a quelques mois encore la massification était l’objectif principal. Or, si l’écologie est certainement la voie la plus efficace pour pousser les classes moyennes urbaines à la radicalité politique, il ne faudrait pas non plus opérer une rupture en voulant aller trop vite, trop loin, trop fort.

Cette ambiguïté vis-à-vis des actions de masse a deux causes principales. La première vient d’un bilan évident des échecs des précédents mouvements sociaux. Il est vrai que depuis des années en France, les mobilisations classiques n’ont jamais débouché sur une victoire. Cependant, l’urgence climatique, qui conduit beaucoup d’activistes à l’écoanxiété, met une pression supplémentaire sur l’obtention d’avancées concrètes. La deuxième raison correspond généralement à un rapport de défiance vis-à-vis des institutions, présent chez beaucoup de cadres. Si des membres d’ONG de type Greenpeace ou Les Amis de la Terre entretiennent traditionnellement un rapport de nature institutionnelle avec l’État, les figures issues de la sphère internet sont davantage dans une position de rupture.

La culture anarchiste a ainsi beaucoup essaimé, modelée par l’écologie, à travers des figures de la collapsoogie. Ainsi, la distanciation avec l’État en tant qu’institution et l’État en tant que gouvernement Macron ont tendance à se confondre. Pourtant, la demande d’État en tant qu’institution protectrice, avec ses services publics et ses politiques publiques, est très forte dans la population, à commencer par les gilets jaunes. D’un point de vue pragmatique, porter dans le champ médiatique une critique fondamentale de l’État est donc marginalisant, si le but du mouvement climat est de produire une écologie radicale de masse.

En revanche, les cadres du mouvement climat ont bien compris la nécessité de s’opposer frontalement au gouvernement Macron. Gouvernement qui d’ailleurs s’en prend désormais directement aux activistes, après avoir cherché en vain à instrumentaliser la mobilisation pour le climat il y a quelques semaines. Une brigade spéciale antiterroriste a même été missionnée pour identifier les coupables d’une action de désobéissance civile qui visait à retirer les portraits de Macron de mairies pour dénoncer l’inaction climatique du gouvernement.

Cette réaction disproportionnée témoigne du danger politique que représente l’écologie radicale pour Macron, car ce dernier a largement bâti son image publique internationale sur l’écologie avec le fameux Make our planet great again. En nommant Pascal Canfin, directeur du WWF France, n°2 de la liste LREM aux Européennes, il lance clairement l’offensive contre l’écologie radicale, organiquement anticapitaliste. Dès lors, le mouvement doit faire attention à sa manière de réagir aux provocations du gouvernement, tenir une posture marginalisante pourrait le rendre inaudible auprès des classes moyennes urbaines, et donc donner un coup d’arrêt à la massification.

Une stratégie sur deux jambes : mouvements de masse et actions de désobéissance civile.

Pour les cadres du mouvement climat, les actions de masse comme la Marche du siècle servent à recruter des militants en vue d’actions de désobéissance civile. Ces dernières sont censées engendrer des changements concrets et directs chez les acteurs ciblés. Par exemple, obliger la Société Générale à désinvestir du gaz de schiste, mais aussi susciter une couverture médiatique visant in fine à renforcer le prochain mouvement de masse, et ainsi de suite. Ainsi, la stratégie du mouvement marche sur deux jambes : Des actions de masses visant l’expansion horizontale du mouvement par le nombre d’individus impliqués, et des actions de désobéissance civile visant une expansion verticale du mouvement, c’est-à-dire former plus de militants et de cadres.

A la fin de la journée du 16 mars, le mouvement climat a appelé à une série d’actions de désobéissance civile de masse le 19 avril pour « bloquer la république des pollueurs ». Le 24 mai, le jour qui précède les élections européennes, une nouvelle grande marche est annoncée.

La massification du mouvement risque cependant de se trouver confrontée à plusieurs obstacles. Le premier d’entre eux est d’ordre culturel et social : la sociologie qui vient gonfler les rangs des marches climat est surtout jeune, urbaine et de gauche. La lecture des pancartes et l’écoute des slogans de la marche du 16 permet de s’en rendre compte facilement. Le champ lexical des luttes postmatérialistes y est très présent. Si la tradition altermondialiste s’accommode parfaitement de ces codes, ils représentent pourtant le plus grand obstacle à la massification. L’imaginaire et la symbolique du rassemblement était clairement à gauche, ce qui limite la transversalité du mouvement et sa capacité à agréger au-delà d’une sociologie ghettoisée. L’urgence climatique doit-elle unir le peuple ou unir la gauche ? Comment aller au-delà de ceux qui sont plus traditionnellement inclinés à se mobiliser sur ce type d’enjeux ?

Pour la plupart, les cadres du mouvement climat sont conscients de la nécessité de décloisonner sociologiquement l’écologie radicale. Il leur a néanmoins fallu 3 mois pour opérer une convergence physique avec le cortège Gilet jaune à l’occasion de la Marche du siècle. En interne, si tous soulignaient l’importance de lier le social et l’écologie, la question de l’union concrète avec les gilets jaunes opposait des acteurs plus timorés comme Greenpeace aux collectifs plus radicaux comme Alternatiba.

Néanmoins, le mouvement climat a bel et bien réussi à opérer un mélange inédit de sociologies et sans doute de traditions politiques. Le 16 mars est à ce titre une réussite historique. Partout dans l’immense cortège qui s’étendait d’Opéra à République, France urbaine et France périphérique se sont mélangées de façon homogène. Cependant, une date commune ne suffit pas à enclencher un mouvement commun. Comment maintenir une telle alchimie dans le temps ? Comment faire de l’écologie le point d’articulation entre les Frances opposées au bloc oligarchique ? Une question d’autant plus ardue que le seuil de tolérance à la conflictualité de la plupart des manifestants urbains pour le climat est très bas. L’instrumentalisation médiatique des évènements survenus sur les Champs-Élysées le 16 mars vise à susciter un fort désir sécuritaire d’une part, mais également à faire exploser les efforts d’union entre gilets jaunes et gilets verts.

Quelle stratégie pour quelle identité ?

Quelle forme devrait prendre le mouvement climat pour dépasser les contradictions sociologiques qui en limitent sa massification ? Le mouvement climat, de par la place qu’il prend dans le champ de l’écologie, a une responsabilité de plus en plus grande qu’il ne peut négliger. À la différence des autres mouvements sociaux, il est condamné à grandir en raison de la transformation profonde et tendancielle du sens commun au bénéfice des aspirations écologiques, et de la multiplication des impacts du changement climatique. Or s’il désire ne pas être une simple soupape de décompression pour les citoyens frustrés par l’inaction climatique du gouvernement, ce qui dilapiderait l’énergie militante à l’occasion d’actions sans objectifs stratégiques, le mouvement climat doit trancher certaines questions. Il ne s’agit pas d’être dogmatique quant aux options qui s’offrent à lui, car la plasticité fait aussi la force d’un mouvement. En revanche il est possible d’éclairer ce qu’il ne doit pas devenir.

La première option qui s’offre au mouvement climat est de se positionner comme lobby citoyen. Il s’agit de chercher à influencer directement les décideurs en faisant valoir la force des mobilisations précédentes. Cela présuppose de partir du postulat que les choix des dirigeants sont le fruit d’une pondération d’intérêts, d’un rapport de force. Or ce n’est pas le cas en France. Dans notre pays où les élites sont particulièrement dogmatiques, les corpus doctrinaux sont de fait hermétiques. Le bloc oligarchique défend ses intérêts. La mobilisation de la société civile détermine uniquement la vitesse d’exécution des réformes du bloc oligarchique, pas leur contenu. Leur offrir une caution, comme le font les tenants de l’écologie libérale depuis toujours, n’a jamais permis d’avancées significatives dans le domaine climatique.

En conséquence, le mouvement climat doit devenir une force en soi. Cependant, force en soi ne veut pas dire se transformer en une force partidaire à part entière. Ce serait une erreur majeure, car l’écologie n’est pas un monopole, elle est un bien commun dont doivent s’emparer le plus de forces politiques possible. C’est une bataille culturelle au sein de laquelle le mouvement climat doit imposer les termes. S’abaisser au niveau de l’arène politique, c’est aussi devoir se placer sur un échiquier latéralisé, et donc risquer d’être assimilé à la gauche. Or, l’écologie ne doit pas être emportée par la défaite de la gauche, sous peine d’être marginalisée pendant plusieurs années. Elle doit au contraire revendiquer son caractère universel. Rappelons que depuis 2017, les composantes de la gauche sont en chute libre et un scénario de disparition à l’italienne n’est pas à exclure au vu des tendances actuelles. L’indépendance politique est donc une assurance vie pour un mouvement climat qui doit être le plus universel possible.

Construire une hégémonie, modeler le sens commun, implique que les acteurs du débat public ne peuvent vous ignorer et doivent constamment se positionner en fonction des idées que vous avez rendues majoritaires dans le pays. Le mouvement des gilets jaunes a par exemple réussi à imposer ses termes dans le débat public, car l’ensemble de la classe médiatique et politique s’était sentie constamment obligée de se positionner par rapport au RIC et autres revendications phares. Le moteur de cette obsession pour les gilets jaunes résidait principalement dans la peur qu’ils inspiraient aux élites, de par leur ancrage populaire et le caractère inédit d’une telle forme de révolte. On peut en tirer certaines leçons utiles pour un mouvement climat qui aurait une ambition comparable.

Les gilets jaunes ont su articuler les demandes majoritaires de la population. En d’autres termes, ils se sont accordés sur des mots d’ordre largement partagés et en opposition frontale avec les politiques oligarchiques. Ils ont investi ces discours affectivement et esthétiquement, notamment à travers le symbole très visible du gilet jaune et la nomination d’un adversaire détesté. La dénonciation de la responsabilité de Macron a servi de liant pour ces revendications, afin de les articuler de manière cohérente entre elles. De plus, les demandes non majoritaires n’étaient pas portées de peur de cliver le mouvement. C’est un point important, il faut savoir se concentrer sur quelques points essentiels, car l’exigence de simplification imposée par les formes médiatiques ne laisse guère de choix. Il faut aussi accepter de ne pas mettre en avant les idées qui ne suscitent pas une adhésion majoritaire dans la population. En d’autres termes, il faut savoir placer le clivage là où l’adversaire est minoritaire.

Le mouvement climat détient un potentiel majoritaire, quand bien même ses positions sont fondamentalement anticapitalistes. Il y a peu de liens entre radicalité des idées et adhésion majoritaire. Le mouvement pourrait ainsi articuler plusieurs demandes majoritaires comme l’exigence de rationalité et de cohérence, décrite dans la première partie, mais aussi, par exemple, la lutte contre la corruption et pour la transparence, en lien avec l’activité climaticide des lobbies. C’est déjà en partie le cas. L’émission le Jterre, qui rassemble la sphère YouTube du mouvement climat est parrainée par Élise Lucet. À ce titre, une articulation pourrait être faite entre cohérence, transparence et climat à travers une proposition de type « interdire le greenwashing ». Cet exemple permet à la fois d’exiger la transparence des grandes entreprises (on leur interdit de faire de la pub sur le caractère écologique de leur projet si elles ne se sont pas mises sur une trajectoire de réduction des émissions de type accord de Paris) et de redéfinir l’écologie comme un sujet de fond, pas un coup de peinture verte.

Autre exemple, le mouvement climat pourrait s’employer à resignifier la demande sécuritaire, largement majoritaire dans la population (surtout à droite). Puisque le changement climatique fait peser des risques sans précédent en matière de sécurité physique, l’inaction de Macron est un manque à ses devoirs régaliens. C’est donc un moyen de souligner l’incapacité organique du bloc oligarchique à respecter un des fondements du contrat social, la garantie par l’État de l’intégrité physique de ses citoyens. Mais c’est aussi un moyen d’agréger des soutiens en dehors de la gauche traditionnelle. Néanmoins, pour parler de régalien, il faut adopter une posture régalienne, a fortiori pendant les passages médiatiques. La juste incarnation est un gage de crédibilité essentiel. Le plus grand défi du mouvement climat est certainement celui de l’incarnation, en adéquation avec l’importance des messages portés.

Incarnation, leader et horizontalité ? La question épineuse de la représentation

L’ADN altermondialiste du mouvement climat a tendance à rendre la question de la représentation et du leadership taboue. Pourtant, au-delà des frontières françaises, il existe un paradoxe entre la tradition horizontaliste altermondialiste et l’extrême verticalité de la figure de Greta Thunberg. Si le mouvement climat appuie si fortement la figure de Greta Thunberg, c’est justement parce qu’elle incarne ce que n’est pas le capitalisme. C’est une jeune fille, ce qui renvoie à la sémantique de l’innocence. Elle est autiste asperger, ce qui revoit à la sémantique de la vulnérabilité. Mais elle est radicale et ultra déterminée, ce qui clive avec l’hypocrisie latente des grands de ce monde.

L’investissement radical dans la figure de la jeune Suédoise a de fait rendu son discours performatif, du moins dans la plupart des pays où il y a peu de cadres. C’est un élément déterminant qui en dit long sur la transformation de notre société par le système médiatique : les leaders ont plus de poids que les organisations. Les médias cherchent à faire incarner des positions bien précises, car leur grille de présentation est simplifiée, standardisée. Dès lors, il y a une pression à l’émergence de leaders, que les cadres du mouvement climat le veuillent ou non.

Cet exemple montre l’importance de la juste incarnation d’un combat. Or, le mouvement climat doit avoir deux coups d’avance : Greta Thunberg incarne parfaitement la notion de coup de gueule pour la planète, ce qui suffit pour mobiliser les plus jeunes. Il faut maintenant faire émerger des figures qui incarnent les autres aspects de la lutte pour le climat, et notamment le sérieux et la crédibilité. La transition écologique est par essence technocratique : il n’y a pas trente-mille façons d’atteindre la neutralité carbone avant 2050. Les scénarios techniques dont nous disposons, comme le scénario Negawatt, induisent d’ailleurs la nécessité de la justice sociale en pointant l’importance des services publics pour isoler les logements, organiser les réseaux énergétiques, etc. Dès lors, il est important de donner une dimension technocratique à l’incarnation du mouvement climat. Cependant, les affects sont beaucoup plus puissants que la rationalité comme vecteur de changement. Il faut dès lors chercher à incarner les deux.

À ce titre, la figure de la jeune sénatrice américaine Alexandria Occasio-Cortez est un bon exemple du type de leader complet dont nous avons besoin. De par sa jeunesse et sa dimension rayonnante, elle suscite une sympathie qui lui permet de faire de son idée phare de Green New Deal un thème central dans le débat public, malgré sa technicité. Les formes du leadership de demain restent à inventer pour le mouvement climat. Il peut aussi être collectif dans une moindre mesure et proposer un panel de figures qui se complètent et se coordonnent, de manière à créer in fine un leader complet collectif. Mais si le mouvement climat ne propose pas ses leaders, c’est le système médiatique qui le fera à sa place, avec le risque que ce ne soient pas les plus pertinents.

 

Retrouvez la première partie de Où va le Mouvement Climat? dédiée à l’analyse du mouvement des grèves étudiantes pour le climat à travers le monde en cliquant sur l’image ci-dessous.

 

Photo à la Une © Vincent Plagniol

Friday For Future, un mouvement étudiant au potentiel inédit

Le 15 mars a été historique pour le « mouvement climat ». Plus de 1,4 million de jeunes ont défilé dans 125 pays et 2083 villes. Cette mobilisation universelle pour un sujet largement prospectif est inédite dans l’histoire. Le lendemain, la France transforme l’essai de la massification avec la Marche du siècle, dédiée à la convergence entre justice sociale et écologie. L’essor des grèves pour le climat transcende les réalités nationales et laisse entrevoir une autre facette de la mondialisation, positive cette fois. Néanmoins, ce mouvement peine à déterminer des perspectives concrètes ainsi qu’une stratégie.


Le premier volet de cet article d’analyse est focalisé sur le mouvement Friday For Future, initié par la jeune Suédoise Greta Thunberg, et le deuxième traite des perspectives post Marche du siècle pour le mouvement climat français.

La première journée de grève mondiale pour le climat, l’amorce d’une nouvelle ère ?

Depuis aout 2018, la jeune Suédoise Greta Thunberg appelle à la grève scolaire pour le climat. « À quoi ça sert d’aller à l’école si on n’a pas de futur ? » Dans son sillage, un vaste mouvement de grève lycéenne hebdomadaire a essaimé. Cela a commencé en Australie, avant de s’étendre rapidement à d’autres pays anglo-saxons et à l’Europe du Nord. À ce stade, il illustrait une frature entre pays du nord de l’Europe très mobilisés, marqués par leur postmodernité culturelle et leur conscience environnementale, et pays du sud qui l’étaient beaucoup moins. Ce mouvement a donc d’abord été analysé comme la mobilisation d’une jeunesse socialement favorisée et culturellement postmoderne, venant de pays où la thématique environnementale est déjà hégémonique. Le 15 mars a fait voler en éclat cette analyse classique, car les cortèges les plus importants ont battu les pavés… d’Europe du Sud.

Les chiffres du 15 mars sont impressionnants : à travers 2083 rassemblements dans 125 pays, entre 1,4 et 1,7 million de personnes mobilisées dont une écrasante majorité de très jeunes gens. 200 000 personnes ont défilé en France dans 240 villes, dont 40 000 à Paris. 300 000 personnes en Allemagne et en Italie dont 100 000 à Milan (palme de la plus grande mobilisation). 50.000 au Royaume-Uni, presque autant en Belgique. 30 000 en Suisse, ce qui est complètement inédit pour un pays si « calme ». Beaucoup de monde également dans les rues espagnoles et portugaises. Plus étonnant, 25 000 personne à Varsovie, dans le pays du charbon et du catholicisme réactionnaire, et encore davantage à Prague. La dichotomie Europe de l’Ouest – Europe de l’Est se fissure donc également.

L’Europe concentre les gros bataillons de la mobilisation du 15 mars, mais elle fut bel et bien universelle. On compte ainsi 150 000 manifestants en Australie, soit dix fois plus que pendant la première mobilisation de novembre dernier, et 140 000 au Québec (sur une population de 6 millions d’habitants, c’est le ratio de mobilisation le plus fort). De nombreuses personnes étaient présentes à New York et plusieurs autres villes états-uniennes. Si dans les pays du Sud, les mobilisations sont moins importantes et plus élitaires, elles n’en restent pas moins nombreuses.

L’universalité et l’importance numérique de la mobilisation nous permettent de considérer que cet événement est historique. Premièrement, il faut garder à l’esprit que dans beaucoup de pays qui n’ont pas la tradition contestataire française, ces marches pour le climat étaient des évènements sociaux majeurs. Surtout, c’est bien la première fois que l’humanité se mobilise de cette façon sur un mot d’ordre essentiellement prospectif. S’il est vrai que le changement climatique est une réalité qui touche d’ores et déjà violemment les populations des pays du sud, les jeunes générations majoritairement mobilisées, celles du nord, ne l’ont jamais expérimenté de manière sensible. Sur le plan philosophique, c’est peut-être cela qui rend cet évènement le plus intéressant, car c’est un marqueur de progrès civilisationnel. Seule une civilisation particulièrement éduquée et évoluée se montre capable de se mobiliser à grande échelle sur une problématique abstraite. Évidemment, il existe en parallèle un mouvement contraire, obscurantiste, et il n’est pas encore possible de parler d’un mouvement de masse planétaire, mais en l’état il s’agit déjà un évènement historique.

Cependant, le caractère universel du mouvement Friday For Future peut être tempéré par l’émergence de nouvelles lignes de clivage, notamment entre les générations. La grève des étudiants pour le climat était bien sûr… étudiante, ce qui est normal dans la phase actuelle. Avec la Marche du siècle le lendemain, la France est la seule exception à la règle pour l’instant.

En raison de la dissolution des corps intermédiaires qui structuraient la vie politique (syndicats, associations et partis de masses, services et espaces publics…) et l’essor très rapide des nouvelles technologies de la communication, les générations deviennent politiquement de plus en plus hétérogènes. Les jeunes sont « biologiquement » plus plastiques et s’adaptent mieux aux nouveaux outils. Le risque est donc que le mouvement climat ne s’étende pas aux plus de 30 ans. Ce risque est amplifié par le discours médiatique dominant, parfois repris par les jeunes leaders du mouvement, consistant à dire que « les jeunes générations se battent pour leur futur et c’est bien normal ». Un tel discours rassure les moins jeunes, éloigne dans l’imaginaire collectif l’impact des conséquences du changement climatique et attribue cette lutte à une génération déterminée. Un adulte qui militerait pour le climat ferait donc un geste altruiste envers les jeunes générations. Or, l’altruisme est une posture morale, là où la lutte contre le changement climatique nécessite une adaptation de toute l’infrastructure de la société, notamment les procédés de productions et l’organisation institutionnelle qui la sous-tend.

Ce discours médiatique doit donc être combattu, sur la base d’une réalité factuelle : le changement climatique touche déjà des pays entiers, notamment du fait des catastrophes naturelles, et indépendamment des générations. Allons donc demander aux habitants du Mozambique et du Zimbabwe dont les villes ont été dévastées par le plus grand cyclone qui a jamais touché l’Afrique Australe, si le climat est une affaire de jeunes. Les exemples de conséquences directes du changement climatique sont légion, y compris dans les pays du nord, comme en Californie et en Australie.

Il faut trouver le moyen d’universaliser la mobilisation, de l’élargir aux moins jeunes. Un défi qui n’est pas évident, d’autant que la société contemporaine est en plein délitement individualiste. Néanmoins, le mouvement climat porte un potentiel unique de fédération des individualités, car la protection d’un cadre de vie décent est une demande largement majoritaire. Comment traduire ce potentiel dans la mobilisation ?

Le mouvement climat, stade suprême du rejet des corps intermédiaires ?

Pour le sociologue Zygmunt Bauman, notre société est devenue liquide, car les hommes se trouvent, agissent et évoluent avant même que leurs façons d’agir ne réussissent à se consolider en procédures et habitudes. La vie est devenue frénétique, incertaine, précaire. Cela conduit l’individu à être incapable de tirer un enseignement durable de ses propres expériences puisque le cadre et les conditions dans lesquelles elles se déroulent changent sans cesse. Cette réalité se traduit aussi dans le rapport que les individus entretiennent avec le politique.

Dans La raison populiste, 2005, Ernesto Laclau expliquait comment les effets du capitalisme globalisé produisaient de fait des formes de liquéfaction des rapports sociaux, entrainant  l’émergence accélérée de formes mouvementistes au détriment des formes partisanes traditionnelles. C’est-à-dire une agrégation ponctuelle d’individus autour d’actions ou de projets qui leur convient plutôt qu’un engagement sur le long terme. C’est en quelque sorte l’émergence de Netflix, ou l’on choisit ses programmes, au détriment de la Télévision. Une émergence notamment due à l’inaptitude des corps intermédiaires à suivre cette frénésie de la liquidité à cause de leur inertie structurelle. De fait, le changement climatique est un accélérateur de la liquéfaction.

Les données scientifiques concernant le changement climatique imposent désormais de retoquer tout postulat politique en fonction de l’urgence. D’autre part, la multiplication des catastrophes naturelles, des migrations climatiques, etc., met à l’épreuve nos sociétés plus rapidement que ce que nos institutions peuvent comprendre, assimiler et traduire en propositions d’adaptation. Les institutions que sont les corps intermédiaires, comme les partis, les syndicats et les médias, prétendent solidifier et structurer les groupes sociaux au sein des réseaux qu’ils représentent. Ces institutions sont donc doublement éjectés de la société civile : par les nouveaux réseaux désintermédiés, comme internet, ainsi que par leur inaptitude à saisir les enjeux climatiques. Ce n’est pas un hasard si le mouvement climat est encore plus désintermédié que les autres mouvements sociaux, souvent eux-mêmes déjà très désintermédiés.

Le mouvement Friday For Futur atteint un degré inédit de rapport direct entre un leader charismatique, Greta Thunberg, et la base qui se mobilise spontanément sur ces mots d’ordre à travers les réseaux sociaux. Le cas italien illustre parfaitement cette dimension nouvelle du mouvement climat.

Le cas italien : une résurgence inattendue de la société civile à travers l’écologie.

On dit souvent que l’Italie est le laboratoire politique de l’Europe, car la désintégration de la société civile et des corps intermédiaires y aurait 10 ans d’avance. L’essor du mouvement climat dans la botte est un exemple parlant du retour de la société civile, de transformation du sens commun par la thématique écologique.

Généralement, en Europe, et a fortiori en France, la question écologique émerge dans l’espace public par la gauche. Les partis de gauche radicale ont fini par faire le lien entre exploitation capitaliste des hommes et celle de la nature. C’est traditionnellement dans ce champ politique qu’émerge une constellation de mouvements écologiques. Il y a bien une écologie « de droite » et « chrétienne », mais elle n’a jamais essaimé dans les partis de droite classiques. Généralement, plus la gauche est mature, plus l’écologie devient un thème central. Parfois, des écologistes finissent par scissionner de la gauche pour exister en tant que tel, comme les Grüne allemands ou EELV en France.

En Italie, l’écologie n’a généralement pas eu beaucoup d’espace médiatique, car la gauche s’est décomposée dans les années 1990. Ses débris n’ont jamais réussi à se restructurer idéologiquement, et donc à intégrer la dimension écologique de la lutte contre le capitalisme. Des luttes locales à caractère écologique, contre de grands projets, comme le No TAV (la ligne de LGV Lyon-Turin), ont paradoxalement fédéré les héritiers de la gauche italienne, mais n’ont pas imposé la thématique dans le débat public.

Les syndicats, partis, associations et services publics italiens sont très peu structurants, car la révolution néolibérale mise en place par Prodi et Berlusconi les a rapidement torpillés. La part belle est faite aux médias et à internet. En Italie, et avant le reste l’Europe, internet est devenu le nouvel espace politique dans lequel se sont épanouis des mouvements désintermédiés comme le Movimento Cinque Stelle. Ce dernier a remporté les dernières élections en ayant une stratégie avancée sur les réseaux sociaux. C’est d’ailleurs le M5S qui avait octroyé le plus d’espace à l’écologie pendant la campagne. Ce rapport à l’écologie est d’ailleurs sensible aux tares de la culture internet, puisque des thèses complotistes comme les chemtrails ont été portées très haut. De son côté, la Lega est très anti-écologie, dans la plus pure tradition des populismes réactionnaires. Compte tenu de l’ascendant de la Lega dans le gouvernement, l’écologie n’est pas portée au niveau institutionnel. Malgré cette situation non propice à favoriser l’émergence de la thématique écologique, la rapidité de l’essor du mouvement Friday For Future a surpris tout le monde.

Le 15 mars y a rassemblé quelque 300 000 personnes dans  plus de 100 villes, soit autant qu’en Allemagne. Milan bat le record total avec 100 000 personnes, Turin et Rome rassemblent 50 000 personnes. La mobilisation s’est faite exclusivement à travers les réseaux sociaux et messageries numériques : Facebook et Whatsapp en tête, sur la simple base des appels de Greta Thunberg. Aucune structure n’a été motrice, même parmi les associations traditionnelles de l’écologie. Un mouvement est né spontanément sans préalable culturel visible.

Même si le terreau culturel est beaucoup plus favorable dans le nord de l’Europe, la désintermédiation et la spontanéité de l’émergence du mouvement restent néanmoins la règle. Même en Allemagne, où les écologistes sont crédités de 20% des intentions de vote pour les Européennes, aucune structure n’a été motrice dans l’organisation du 15 mars.

Le cas français : comment inscrire dans la durée un mouvement spontané ?

40 000 étudiants ont défilé à Paris le 15 mars, et 200 000 à l’échelle de toute la France. Ce mouvement bénéficie de l’appui matériel de syndicats étudiants et de l’appui organisationnel de militants expérimentés issus du mouvement altermondialiste comme Alternatiba. Durant la semaine qui précédait le 15 mars, les étudiants mobilisés ont distribué des tracts et organisé des assemblées générales. Néanmoins, ce travail de terrain classique n’explique qu’une petite partie de l’afflux, également largement spontané.

Le mouvement a vocation à perdurer, puisque le mot d’ordre de Greta Thunberg propose aux étudiants de faire grève tous les vendredis jusqu’à ce que les gouvernements prennent des mesures à la hauteur de leurs engagements. Toutefois, pour un mouvement spontané, s’inscrire dans la durée est toujours risqué. La France est bien placée pour tirer des leçons de ses nombreuses expériences de mobilisation… et des nombreuses défaites de celles-ci. Le mouvement climat, dans sa dimension étudiante, doit être lucide et prendre en compte ces difficultés.

Dans la durée, un mouvement désintermédié cherche à se structurer au-delà des réseaux sociaux. Ces espaces de structuration peuvent-être les ronds-points pour les gilets jaunes par exemple, et c’est généralement l’assemblée générale pour les mouvements étudiants. Or traditionnellement, les assemblées générales sont un lieu où les militants les plus expérimentés jouent un rôle dominant, ne serait-ce que dans leur capacité à mobiliser des ressources rhétoriques. Puisque les syndicats étudiants souffrent des mêmes maux que tous les corps intermédiaires (ils n’ont plus d’ancrage de masse et sont bureaucratisés, ce qui les empêche de s’adapter rapidement), la tentation de la récupération est grande. La récupération n’est pas tant directe, puisque le rejet des corps intermédiaires, dont l’image de loosers est ancrée dans le sens commun, reste la norme. C’est davantage sur le terrain de la récupération idéologique, sur le plan des idées et de la culture, que cette récupération peut avoir lieu. Ce processus n’est pas toujours conscient, y compris de la part des syndicalistes.

Très inscrit dans les combats sociétaux postmodernes, la tentation sera grande pour les représentants du syndicalisme étudiant de pousser celui-ci vers des formes habituelles de revendications et d’organisation dont ils maitrisent les codes. Ces formes sont précisément la raison des échecs des précédents mouvements sociaux étudiants, à savoir la multiplication anarchique des revendications, rejoignant les revendications traditionnelles de la gauche intersectionnelle classique (féminisme, antiracisme, LGBT…). Ces revendications sont justifiées par l’origine commune des oppressions : le patriarcat et le capitalisme. Or multiplier les revendications, c’est diviser la base d’adhésion car on augmente les risques de désaccord. C’est un phénomène que l’on pourrait qualifier de nuitdeboutisation, car on a assisté lors du mouvement Nuit Debout à une explosion de mots d’ordres, entrainant des débats sans fins et une incapacité à avancer.

Pour qu’une mobilisation reste massive, il faut que le dénominateur commun soit le plus petit possible. Le mouvement climat est particulièrement exposé à la nuitdeboutisation, car l’écologie est un sujet transversal. Il est rhétoriquement très facile de proposer des convergences de luttes, et difficile de s’y opposer lorsqu’on est peu expérimenté politiquement et que l’on n’ose pas prendre la parole en public, ce qui est le cas de la grande majorité des participants. À la question de « quelles solutions » pour éviter la nuitdeboutisation du mouvement climat, la réponse se trouve précisément dans son ADN. De l’autre côté de la Baltique, la ligne stratégique posée doit inspirer le mouvement étudiant. Elle prévient en effet ce genre de travers et pourrait non seulement permettre une massification du mouvement climat, mais permet également de le faire sortir du cantonnement à la jeunesse, du clivage générationnel.

Greta Thunberg : incarner la rationalité et la cohérence pour construire une base culturelle majoritaire.

Greta Thunberg propose des mots d’ordre qui témoignent d’une grande intelligence stratégique. Ces mots d’ordre visent à resignifier deux notions fondamentales pour en faire une ligne de démarcation entre un nous majoritaire et un eux, et ce indépendamment des différences culturelles qui existent entre les peuples. Ces deux notions sont la rationalité et la cohérence. Ces notions ont été érigées en valeurs au cours de notre Histoire moderne, et c’est précisément ces valeurs qui sont dévoyées par le bloc oligarchique.

L’ensemble des déclarations de Greta Thunberg sont liées par un fil conducteur qu’on pourrait résumer par : écoutez les scientifiques. Elle désigne ainsi comme adversaire les gouvernements qui dans les faits ne tiennent pas compte des conclusions scientifiques du GIEC, à commencer par le gouvernement suédois. Si le gouvernement suédois était rationnel, il déterminerait une politique de transition à la hauteur de l’urgence décrite par les scientifiques. S’il était cohérent, il ferait suivre ses déclarations, ses postures et ses engagements internationaux par des actes. Cela vaut évidemment pour tous les gouvernements. Rappelons que seuls 17 pays sur 195 respectent pour l’instant les engagements pris lors de l’Accord de Paris.

Il est aujourd’hui évident que le bloc oligarchique est cynique, quels que soient les dossiers traités. Le fait que les déclarations de principe entrainent des politiques publiques aux effets inverses n’étonne plus. Pourtant, pointer l’incohérence ou l’irrationalité d’un gouvernement, quand on est un opposant, reste un seul angle d’attaque privilégié. De fait, l’ensemble des sciences sociales ont démontré qu’un niveau d’inégalités trop grand n’était pas justifiable sur le plan rationnel, puisque de fortes inégalités économiques entrainent la récession, et ne sont pas acceptées sur le plan moral (héritage de la morale chrétienne). Dès lors, le bloc oligarchique est organiquement incohérent puisqu’il doit habiller des politiques publiques en faveur des ultra-riches derrière un discours qui doit fédérer une majorité. La dissonance cognitive du bloc oligarchique entraine son cynisme. C’est particulièrement criant sur le dossier climatique. La figure d’Emmanuel Macron en est l’illustration parfaite, puisqu’il dérégule et en même temps fait des déclarations-chocs sur l’urgence climatique. Pourtant, le changement climatique pourrait bien être la grande occasion de redonner du sens à la rationalité et à la cohérence, car cette fois-ci, le bloc oligarchique est mis devant le fait qu’il porte la responsabilité d’avoir produit ce qui menace la survie de l’espèce humaine.

La rationalité est une valeur-cadre, le contrat tacite sur lequel repose le libéralisme depuis les Lumières. La Révolution française est le moment de traduction politique de ces valeurs, et marque ainsi le début de l’ère moderne. La modernité est le triomphe de la rationalité, et à ce titre nos gouvernements peuvent être qualifiés d’antimodernes. La rationalité est la base du système éducatif et du système économique, puisque le capitalisme se justifie par la rationalité des acteurs, règle de base de la concurrence, de la meilleure allocation des richesses, etc. Il y a là une contradiction fondamentale que la tradition marxiste avait mise en lumière : un système inégalitaire pousse vers des crises de surproduction, puisque les plus pauvres finissent par ne plus avoir les moyens de consommer, donc le marché se résorbe, les entreprises licencient, créent plus de pauvres, et ainsi de suite.

Il n’y a pas besoin de dire qu’il faut abolir le capitalisme, en exiger de la rationalité et de la cohérence revient au même, et fait beaucoup moins peur dans l’opinion publique ! Quand Greta Thunberg porte une revendication aussi simple que « le gouvernement suédois respecte ses propres engagements dans le cadre de l’accord de Paris », elle est à la fois profondément subversive et d’une grande efficacité. Greta Thunberg et le mouvement climat resignifient la rationalité et la cohérence contre le néolibéralisme. C’est sans doute pour cela que les attaques qu’elle subit dans certains médias sont aussi violentes.

Mais là où la jeune suédoise va encore plus loin, c’est qu’elle cible les gouvernements et non le secteur privé, en arguant que l’État, établi démocratiquement, est responsable de la sécurité de sa population, et donc de la lutte contre le changement climatique. Elle reconnait ainsi l’État comme l’acteur clef de la transition. De fait, un État faible sera incapable de réagir à la crise climatique en poussant le secteur privé à prendre des mesures à la hauteur, encore moins de bâtir la résilience.

Greta Thunberg offre ainsi une belle leçon de stratégie politique, quand bien même elle instinctive et non calculée. La deuxième partie de ce texte prolonge cette analyse au cadre français et s’intéresse à la Marche du siècle. Le 16 mars dernier, elle a rassemblé plus de 100 000 personnes à Paris, selon des modalités de mobilisation inédites. Compte tenu de la nature de cet évènement, également historique à plusieurs égards, la question de la suite est particulièrement délicate.

 

Retrouvez la deuxième partie de Où va le Mouvement Climat? dédiée à l’analyse de la situation française, après la Marche du siècle, en cliquant sur l’image ci-dessous.

 

Photo à la Une © Friday For Future – Italia

« Nos doléances sont sur vos murs » : quand les gilets jaunes se réapproprient l’espace public

https://larueourien.tumblr.com/post/184710963486
Graffiti en marge d’une manifestation des gilets jaunes. © Tumblr LA RUE OU RIEN

Les nombreuses manifestations qu’a initié le mouvement des gilets jaunes ont vu fleurir un certain nombre d’inscriptions murales. Tout mouvement social s’appuie sur l’usage d’un répertoire d’actions militantes qui vise à le rendre visible. Le graffiti en est un registre intéressant puisque tel une véritable forme de poésie urbaine, il permet la réappropriation de l’espace public. L’analyse du recours au graffiti éclaire sur ceux des gilets jaunes et met en lumière l’intérêt de cet outil de la lutte idéologique.


 

La dynamique des gilets jaunes s’appuie sur une forte symbolique dès ses prémices. Cela s’illustre d’abord par le nom du mouvement, puisque le gilet jaune devient l’emblème de la contestation. La couleur jaune atypique le rend visible, et choisir de porter la veste de signalisation fluorescente signifie alors le ralliement au mouvement. La dimension symbolique gagne progressivement les murs des villes dès les premières manifestations, où ceux-ci sont investis par des graffitis. Les manifestants rivalisent d’originalité pour inscrire la trace du mouvement.

À la source de l’inspiration

Les nombreuses références mobilisées apportent un éclairage sur les filiations des contestataires. La référence historique la plus récurrente est celle de la Révolution française. Date clef dans l’Histoire de France, elle est l’une des rares révoltes du peuple français vraiment connue. À la différence du mouvement contemporain, elle fut initiée par la bourgeoisie. Peu à peu, les classes populaires furent cependant intégrées politiquement dans la lutte. La Révolution française est un véritable marqueur dans l’Histoire de France. Les révolutionnaires de 1789, à l’image des gilets jaunes, luttaient pour une politique de l’égalité, mais aussi contre la personnalisation du pouvoir. Les graffitis « En marche sur la tête des rois », ou encore « Sortez les guillotines » témoignent de l’analogie faite entre Emmanuel Macron et Louis XVI. Au-delà des comparatismes historiques, c’est avant tout l’idée même de révolution, et l’idéal d’une rupture politique radicale qui explique le recours à cette référence.

Les graffitis des gilets jaunes sont également pour beaucoup des références à l’actualité du mouvement. Ainsi, de nombreuses inscriptions mettent en avant l’ignominie de la répression policière qui s’abat sur le mouvement. Cela s’illustre sur les murs des villes par des phrases percutantes : « Nous sommes borgnes vous êtes aveugles » ; par d’ingénieux jeux de mots : « condés sang dents » ; ou encore par une critique plus large de la doxa économique du pouvoir : « ton ruissellement c’est notre sang qui coule ». La thématique de la violence de la répression est omniprésente, et à raison : plus de 2 000 blessés, 210 blessures à la tête, et 22 éborgnés ont été recensés depuis le début du mouvement. Inscrire sur les murs de la ville l’ampleur de la répression, c’est la rendre visible aux yeux des passants. Le mouvement des gilets jaunes écrit aussi ses propres références. « On déclarera nos manifs quand ils déclareront leurs revenus », ou « Un peuple qui vit ne rond-point » sont des graffitis qui expriment les revendications du mouvement, et se réfèrent à l’organisation de celui-ci.

L’inscription murale peut être aussi mobilisée à des fins plus poétiques, en s’inspirant de la pop-culture et de la littérature. Ainsi cela s’illustre par exemple par les graffitis ; « Gilets jaunes is coming » en référence à la série télévisée Game of Thrones, , ou encore « Lisez la guerre des pauvres » en référence au livre d’Éric Vuillard. Ces citations interpellent et jouent avec l’imaginaire du passant. Les graffitis interrogent celui qui n’a d’autre choix que de lire ce qui accroche son regard. La poésie urbaine, à la portée de tous, peut donc renforcer la sympathie du mouvement par la proximité qu’elle instaure.

Le graffiti, un moyen politique

Longtemps mis au ban de la légitimité, l’inscription murale s’ancre cependant dans une longue tradition d’activisme politique. Le graffiti permet notamment la diffusion de slogans. Bien qu’éphémère, il accroche le regard du passant. Le graffiti comporte également une dimension d’illégalité qui lui confère un caractère légitime pour le militant qui souhaite s’exprimer contre le pouvoir en place.

L’utilisation du graffiti comme outil de lutte politique est initiée par le mouvement anarchiste. Cependant, de nombreuses formations politiques s’en sont progressivement saisi. Ainsi l’illustre Solidarnosc, le syndicat polonais qui a joué un rôle clef dans la chute de la République populaire de Pologne en 1989. Pour l’organisation, l’inscription murale faisait partie intégrante de la stratégie de diffusion des revendications sociales. Philippe Artières et Pawet Rodak¹ ont travaillé sur l’usage du graffiti par les militants de Solidarnosc, et l’analysent comme une « reconquête progressive de l’espace public » via une « lutte par l’écriture ». Dans une Pologne où la propagande était omniprésente, les murs apparaissaient comme un médium visible de diffusion pour mener la lutte idéologique.

L’utilisation de l’inscription murale pour mener le combat est également édifiante au Chili. Dès les années 1960 se mettent en place des « brigades murales » affiliées aux différents partis politiques chiliens, et dont le but est de rendre ceux-ci visibles sur les murs des villes. Interdites durant la dictature chilienne, les brigades refleurissent en 1989. Elles deviennent alors davantage apartisanes, mais les messages muraux restent éminemment politiques. Ces exemples internationaux mettent en évidence l’importance de l’arme de l’écriture dans l’espace public, et comme constitutive de l’histoire sociale.

Écrire la contestation

Le mur apparaît comme un support qui ne nécessite pas de relais entre l’auteur du message et son destinataire. L’auteur du message ne recourt donc pas aux lieux de diffusion d’idées politiques communément admis, à savoir par exemple les sommets de l’État ou les médias. Il diffuse dès lors son message en contournant les artères de diffusion qui l’excluent de fait. Suivant cette idée, Xavier Crettiez et Pierre Piazza² mettent en évidence que l’inscription murale exprime une politisation. Dans un ouvrage commun, les deux chercheurs écrivent :

« Le graffiti sert cette exigence de visibilité mais permet aussi de marquer les territoires contestés au pouvoir, de subvertir les marques de l’hégémonie du trait de la moquerie ou de l’humour et plus encore d’afficher aux yeux de tous son courage et sa résistance à l’oppression ».

Si le graffiti peut apparaître de prime abord comme un acte de vandalisme, il est en réalité un véritable outil de contestation politique. Le caractère éphémère de l’inscription entre en résonance avec l’exigence de temporalité du moment de révolte. Le recours de plus en plus fréquent à la photographie permet aujourd’hui d’en garder trace et de figer l’expression publique. Le compte Tumblr La rue ou rien recense ainsi les messages à caractère politique qu’on l’on peut voir dans l’espace public.

L’inscription murale est une réappropriation de la rue, essentielle dans un moment de révolte sociale. La pluralité des graffitis nés du mouvement des gilets jaunes reflète l’hétérogénéité de celui-ci. Le graffiti « Fin du moi, début du nous » observé à Paris lors de l’acte 9 met parfaitement en lumière l’intérêt fédérateur de cette pratique protestataire.

 

¹ Philippe Artières, Pawet Rodak, « ÉCRITURE ET SOULÈVEMENT. Résistances graphiques pendant l’état de guerre en Pologne », in Genèses, 2008/1 n° 70, Belin.

² Xavier Crettiez, Pierre Piazza, « Iconographies rebelles. Sociologie des formes graphiques de contestation », in Cultures & conflits, 2013/n°91-92, L’Harmattan.

Les États-Unis secoués par un mouvement social victorieux

©Michael Vadon. Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)

Un vent de révolte souffle sur l’Amérique. Par dizaines de milliers, les enseignants et professeurs d’écoles se mettent en grève, vêtus de rouge, pour exiger des hausses de salaires et davantage de moyens. Après Chicago, la Virginie-Occidentale, l’Oklahoma et l’Arizona, c’est à Los Angeles que le corps enseignant vient de remporter une victoire historique. Au point de motiver leurs collègues de Denver pour déclencher à leur tour une grève de grande ampleur. Par Politicoboy.

Ces mouvements sociaux, massivement soutenus par les parents d’élèves et les communautés locales, ne visent pas uniquement à améliorer les conditions de travail des professeurs et d’apprentissage de leurs élèves, mais s’opposent avant tout à la dynamique de privatisation de l’éducation publique. Au point de la mettre à l’arrêt ? À en croire les résultats de Los Angeles, on serait tenté de répondre par l’affirmative.

L’incroyable pouvoir d’un mouvement social

Début janvier, sous le ciel de Los Angeles, deux phénomènes exceptionnels ont eu lieu. Une pluie persistante s’est abattue sur la mégapole californienne pendant une longue semaine. Et sous ces averses inhabituelles, des dizaines de milliers d’enseignants ont défilé dans le centre-ville et tenu des piquets de grève dans l’ensemble des écoles du comté.

Neuf jours durant, trente-deux mille professeurs ont répondu à l’appel du syndicat UTLA (United teachers of Los Angeles) et provoqué la fermeture des établissements scolaires de la région, jusqu’à faire plier les autorités locales. (1)

Pour mesurer l’ampleur de ce mouvement social, il faut apporter quelques précisions. Aux États-Unis, l’enseignement public est géré par districts largement autonomes. Celui de Los Angeles est le second du pays, après la ville de New York, avec plus de sept cent cinquante mille enfants scolarisés dans les écoles primaires, collèges et lycées. C’est aussi un des plus vastes, le territoire qu’il recouvre s’étale sur une centaine de kilomètres et nécessite plusieurs heures de route pour joindre les extrémités. La gouvernance de ces districts est assurée par une assemblée d’élus (School board) qui désigne un président. Dans le cas de Los Angeles, il s’agit du milliardaire Austin Beutner, qui s’est donné pour mission d’accélérer la privatisation du système scolaire en morcelant le district de Los Angeles en trente-deux portfolios mis en concurrence. Ces efforts devraient ensuite servir de « modèle à exporter à travers tout le pays ». (2)

La gentrification en cours à Los Angeles et la hausse du coût de la vie rendent toute grève reconductible difficile à organiser pour des enseignants qui ne peuvent généralement pas se permettre de sacrifier une semaine de salaire. Et dans une ville qui célèbre plus que nulle autre le culte de la réussite personnelle, rassembler trente-deux mille grévistes et maintenir leur cohésion pendant dix jours semble tenir du miracle.

Capture d’écran YouTube du journal télévisé de CBS

Le soutien massif des parents d’élèves et de l’opinion publique, en dépit d’une campagne médiatique particulièrement hostile, a contribué pour beaucoup à ce succès. L’altruisme et l’entraide étaient visibles jusqu’aux piquets de grève où les parents d’élèves venaient distribuer des repas chauds aux professeurs avant de danser en chantant leurs slogans sous la pluie.

Le soir de la victoire, la présidente du syndicat UTLA, Arlene Inouye, expliquait à la revue socialiste Jacobin :

« Je sais que je suis épuisée, mais ça va me manquer. C’est vraiment spécial de pouvoir vivre cela. C’est magnifique. (…) L’isolement et les barrières auxquelles sont confrontés les enseignants au jour le jour — la grève les a fait voler en éclat. Un torrent d’amour, c’est ce que j’ai ressenti au cours de ce mouvement. Il y avait un réel sentiment de communion et d’amour pour l’autre. Bien sûr, il est difficile de faire grève, mais une fois que vous êtes lancé, c’est exaltant. Honnêtement, je ne pensais pas que les membres de notre syndicat auraient ce sentiment d’avoir autant de pouvoir. Je pense qu’aujourd’hui, chacun se dit « j’ai gagné, nous avons tous gagnés ». Nous avons un immense pouvoir collectif. »

Les enseignants ont obtenu gain de cause sur toutes leurs revendications. La plus emblématique est le moratoire sur l’implantation des charter schools (écoles privées sous contrat, financées par de l’argent public) dans le district. Quant aux demandes plus concrètes et immédiates, les enseignants ont obtenu le rétablissement d’une infirmière à temps plein par établissement scolaire, la réduction du nombre d’enfants par classe, la remise en cause des fouilles discriminatoires des élèves, davantage de bibliothécaires et conseillers d’orientation et une impressionnante hausse de 6 % des salaires pour le corps enseignant.

Arlene Inouye s’avoue presque surprise d’un tel succès  :

« Nous n’avons rien lâché sur nos principes. Mais ce qui a fait la différence, c’est le fait que trente-deux mille enseignants aidés par quinze mille parents d’élèves et des membres de leurs communautés ont tenu un piquet de grève dans chaque école du district. Nous avions cinquante mille syndiqués et sympathisants allant manifester chaque jour dans le centre-ville. Cela confère un immense pouvoir. »

Le lendemain, le district de Denver débutait l’organisation d’un mouvement de grève similaire.

Une grève locale qui s’inscrit dans un mouvement national

La victoire éclatante du syndicat de Los Angeles doit beaucoup à ses prédécesseurs, à commencer par la grève victorieuse de Chicago en 2012.

Aux États-Unis plus qu’ailleurs, trente ans de politiques néolibérales ont ravagé le syndicalisme. Le succès de Chicago ne fut possible qu’après une réorganisation interne initiée par la base et étalée sur des années, qui a permis de renverser la direction syndicale et d’adopter une tactique pourtant jugée périmée : celle de la confrontation brutale et du refus du compromis. La grève de 2012 mit 30 000 professeurs dans la rue, paralysa l’ensemble du système scolaire de la métropole de l’Illinois pendant une semaine et apporta la première victoire significative d’un syndicat d’enseignants depuis des années. (3)

Les professeurs de Los Angeles se sont inspirés du modèle et après des années d’organisation méticuleuse et des mois de préparation houleuse, ont déclenché à leur tour une grève générale.

En 2017 déjà, la Virginie-Occidentale, un État gouverné par les républicains, pro-Trump et considéré comme ultraconservateur a été le témoin d’un autre mouvement historique. Ce n’est pas un district, aussi grand soit-il, mais la totalité des districts de l’État qui se sont mis en grève neuf jours durant. Une grève illégale, reconduite contre l’avis des directions syndicales et pourtant soutenue massivement par la population. Non seulement les enseignants obtinrent gain de cause (une hausse de salaire de 8 % et l’arrêt du morcellement de leur assurance maladie), mais ils décrochèrent également les mêmes concessions pour le personnel non-enseignant, jusqu’aux chauffeurs de cars scolaires. (4)

Cet épisode encouragea des mouvements similaires en Arizona et en Oklahoma, deux autres États conservateurs où les enseignants sortirent également victorieux. Pour comprendre cette vague de protestation, il faut revenir sur le système éducatif américain.

L’éducation aux États-Unis : les charter schools à l’assaut de l’école publique

Les États-Unis sont connus pour leurs frais d’université exorbitants. Quarante-quatre millions de diplômés accusent une dette moyenne de trente-sept mille dollars par tête, pour un montant total de 1520 milliards de dollars. (5)

Mais avant de pouvoir accéder à l’université, les Américains doivent passer par un système scolaire particulièrement inégalitaire. Les écoles privées accueillent 10 % de la population, dont 75 % d’enfants blancs. Les frais importants et la répartition géographique de ces établissements expliquent cette disparité.

La majeure partie des élèves fréquente l’école publique, dont la qualité varie grandement en fonction du district scolaire et de la localisation. Ceci s’explique par les règles d’inscription qui, sur un principe similaire à la carte scolaire en France, obligent essentiellement les enfants à fréquenter l’école du quartier. Or ces écoles sont majoritairement financées par les impôts locaux.

On assiste ainsi à un cercle vicieux : les bonnes écoles se trouvent majoritairement dans les quartiers huppés et poussent les prix de l’immobilier vers le haut, contraignant les familles modestes à déménager vers un district moins riche et des écoles moins bien financées. Les enfants issus des minorités ethniques, en particulier les noirs et les hispaniques, se trouvent particulièrement défavorisés.

Les charter schools : cheval de Troie de la privatisation

Les charter schools ont fait leur apparition dans les années 90 comme un modèle alternatif et autonome, avant de devenir le fer de lance des efforts de privatisation à partir des années 2000, sous prétexte de lutter contre l’injustice sociale et raciale, et de pallier les manquements supposés de l’éducation publique.

Gratuites pour les parents, gérées par le privé et financées par le public, les charter schools reçoivent une somme fixe par enfant scolarisé. La certification de l’établissement dépend des résultats des élèves, évalués par des tests standardisés.

Le système incite à la recherche de la performance à travers une minimisation des coûts, la maximisation du nombre d’enfants par classe et une pédagogie uniquement tournée vers la préparation aux tests standards. Les enseignants qui n’atteignent pas leurs objectifs sont licenciés et les élèves en échec scolaire renvoyés. Ce système de management est directement inspiré du monde de l’entreprise, et cela pour une raison simple : la montée en puissance des charter schools est le résultat d’un intérêt croissant du privé, et en particulier d’une poignée de milliardaires et gestionnaires de fonds d’investissement spéculatif. Pour citer l’un d’entre eux : la solution pour l’école publique n’est pas de la financer pleinement, mais de « lui faire adopter les mêmes principes de concurrence et de gouvernance qui fonctionnent dans les entreprises privées ». (6)

Capture d’écran PBS — Grève des enseignants de Los Angeles, janvier 2019

D’un côté, l’austérité post-crise financière de 2008 a sapé les budgets de l’éducation, avec comme conséquence une dégradation des conditions de travail du corps enseignant et d’apprentissage des élèves, ouvrant un gouffre pour le privé. De l’autre, le regain d’intérêt des hommes d’affaires s’explique par le gigantesque marché représenté par l’éducation publique (600 milliards de dollars annuels). Bien que majoritairement constitués d’établissements à but non lucratif, les charter schools permettent aux groupes privés qui les opèrent (et aux fondations philanthropiques qui financent leurs constructions ou opérations via des dons privés) d’influer sur les méthodes de management, les outils pédagogiques et le contenu des programmes. De quoi former une future armée de consommateurs de produits Microsoft, et des bons citoyens prêts à être embauchés par les multinationales.

Les deux principaux contributeurs au mouvement ne sont autres que la famille Walton (fondatrice des supermarchés Walmart connus pour imposer des conditions de travail déplorables à ses employés) et la fondation Bill et Melania Gates.

Comme le dénonce Anand Giridharadas, auteur du livre Winners take all, the elites charade of changing the world  (Les gagnants prennent tout, comment les Élites font semblant de changer le monde), les milliardaires de la Silicon Valley, obsédés par les solutions gagnant-gagnant, préfèrent financer par des dons importants l’implantation des charter schools qui viennent cannibaliser les budgets de l’école publique plutôt que de militer pour une hausse de leurs impôts qui permettrait de mieux financer l’éducation, ou d’encourager l’assouplissement de la carte scolaire, ce qui obligerait leurs enfants à fréquenter d’autres élèves issus de milieux plus modestes. Leurs intentions ne sont pas nécessairement mauvaises. Certains pontes de la finance et de la Tech pensent sincèrement que les méthodes de management qui ont fait leurs fortunes devraient être appliquées à l’école.

Que ce soit à travers des dons aux politiciens des deux bords, tous favorables à ce mouvement de charterisation, ou en finançant les écoles elles-mêmes, ces philanthropes intéressés contribuent au démantèlement de l’école publique, avec des conséquences catastrophiques : une ségrégation accrue, des résultats scolaires en baisse et une formidable souffrance des élèves et des enseignants concernés. (7)

À Los Angeles, cette classe de milliardaires a dépensé pas moins de 10 millions de dollars en frais de campagne (le budget du premier tour d’une campagne présidentielle française) pour faire élire des membres du School Board favorables aux écoles charter. Ces groupes d’influence ont ensuite inondé la presse locale (dont ils sont souvent les propriétaires) d’articles visant à discréditer le syndicat des professeurs pour décourager la grève.

À La Nouvelle-Orléans, de tels efforts ne furent pas nécessaires. La totalité des 7500 professeurs du district a été licenciée dans les jours qui ont suivi l’ouragan Katrina. Proches des communautés auxquels ils enseignent, syndiqués et plutôt de gauche, ils représentaient un frein aux politiques néolibérales qu’allait mettre en place la classe dirigeante locale sous prétexte de reconstruction de la ville. Casser les syndicats constitue toujours un objectif non avoué des réformateurs de l’éducation. À La Nouvelle-Orléans, ils ont ensuite remplacé les écoles publiques de la ville par des centaines de charter schools. Résultat : dans la capitale du jazz, les cours de musique ont été supprimés. Certains établissements à majorité noire imposent une discipline de fer aux enfants, avec interdiction de parler pendant les repas et privation de récréation, au point de menacer le développement cérébral des plus jeunes. (8)

L’explosion des charter schools n’impacte pas seulement le bien-être des élèves qui y sont scolarisés et les professeurs qui y travaillent. Parce qu’elle cannibalise les budgets réservés aux écoles publiques, celles-ci voient leurs moyens diminuer. Le coût des infrastructures reste le même, mais les ressources disponibles par élève diminuent. D’où l’augmentation des enfants par classe, la disparition des conseillers d’orientation et des infirmières dénoncés par les grévistes de Los Angeles.

« Teachers strike back » : Les États-Unis renouent avec le pouvoir des grèves

La révolte des enseignants américains s’inscrit dans une progression incontestable du syndicalisme et des luttes sociales aux États-Unis. L’année 2018 fut celle de tous les records, avec un total de jour de grève le plus élevé depuis 1989. Parmi les luttes marquantes, on notera la victoire du personnel de Walt Disney qui obtient une hausse du salaire minimum, et celle des contrôleurs aériens qui força Donald Trump à capituler dans son bras de fer contre le Parti démocrate pour financer son mur à la frontière mexicaine.

Le combat des grévistes de Los Angeles, Denver et Chicago s’inscrit dans une lutte contre la privatisation de l’éducation. Pour les Californiens, il s’agissait avant tout de regagner le contrôle sur l’implantation des écoles charter, et d’empêcher le projet de découpage du district en portfolios. C’est également le point de blocage des grévistes de Denver, qui ont décidé de déclencher une grève générale malgré la promesse d’une hausse de salaire de 10 %.

« On conçoit cette grève comme la première escarmouche d’une longue guerre pour sauver l’école publique de l’emprise des milliardaires. Et je suis confiant, nous avons la capacité de gagner ». Justin Kirkland, professeur de Denver et membre du parti Democratic socialists of America (DSA).

Le projet d’organisation en portfolios, directement inspiré des stratégies d’optimisation des placements financiers ayant cours à Wall Street, a pour but d’établir un marché de l’éducation où chaque élève pourra choisir entre différentes écoles (charter ou publique), obligeant ces dernières à se faire concurrence, tout en poussant les plus mauvaises à la fermeture selon la loi du marché. À Denver, la logique des rémunérations des enseignants à l’aide de bonus, inspiré du monde de la finance, se voulait le cheval de Troie du découpage à venir. Au bout de trois jours de grève, les enseignants ont obtenu gain de cause : un moratoire sur les bonus, et une hausse de salaire de 12 %. (9)

À travers le pays, la marche vers la privatisation imposée aux enseignants et aux parents d’élèves subit un premier coup d’arrêt. Mardi 19 février en Virginie-Occidentale, berceau de la révolte, les enseignants déclenchaient le second round de grève. Cette fois, l’objectif consistait à bloquer un projet de loi visant directement les professeurs. Le texte prévoyait la mise en place d’une amende pour chaque jour de grève posé et autorisait le déploiement des charter schools dans l’État, avec une subvention en prime, sous la forme de coupons distribués aux parents d’élèves. Pour reprendre les mots de Jane O’Neal, déléguée syndical de Charleston :

« Nous avons lancé ce mouvement national l’année dernière, alors on ne peut pas les laisser venir nous rouler dessus maintenant. On dirait bien que la grève précédente était un tour d’échauffement. Nous avons énormément appris au cours de notre lutte et nous sommes bien mieux préparés que nous l’étions la dernière fois. Maintenant, on sait comment faire grève, on sait comment nourrir nos enfants, on sait comment rester unis jusqu’à ce qu’on gagne. Alors, s’ils veulent nous mettre à terre, je dis « qu’ils viennent ». On est prêt à lutter aussi longtemps qu’il faudra. » (10)
Qu’elle se rassure, dès le lendemain les élus républicains de Virginie-Occidentale capitulaient en votant contre le projet de loi. Le fait que la quasi-totalité des écoles de l’État se trouvait de nouveau bloquée et le Parlement assiégé par des milliers d’enseignants vêtus de rouge y était certainement pour quelque chose…

 

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Notes et sources principales :

  1. Lire ces deux articles résumant la grève de Los Angeles : Jacobinmag et Democracynow.org
  2. Lire cet article de Jacobin : Billionaires vs LA Schools (les écoles de Los Angeles contre les milliardaires)
  3. Lire cet article détaillant la grève de Chicago de 2012, les défis organisationnels et le travail militant nécessaire pour assurer la mobilisation victorieuse : https://www.jacobinmag.com/2014/03/uncommon-core-chicago-teachers-union
  4. Résumé de la grève en Virginie-Occidentale : https://www.jacobinmag.com/2018/03/west-virginia-wildcat-strike-militancy-peia
  5. Forbes : les statistiques de la dette étudiante https://www.forbes.com/sites/zackfriedman/2018/06/13/student-loan-debt-statistics-2018/#72c9c8b77310
  6. Idem 2.
  7. https://www.dissentmagazine.org/article/got-dough-how-billionaires-rule-our-schools
  8. Lire l’article du Monde diplomatique :  « Comment tuer une ville », décembre 2018 https://www.monde-diplomatique.fr/2018/12/CYRAN/59367
  9. https://www.jacobinmag.com/2019/02/denver-teachers-union-strike-privatization-antiracism
  10. Propos traduit depuis l’article de Jacobin : https://www.jacobinmag.com/2019/02/west-virginia-teacher-strike-2019-trade-union-school-education

Gilets jaunes : Le soulèvement de la France d’en-bas

Le mouvement des gilets jaunes se résumerait-il à une “grogne” des Français moyens, qui regardent Auto-Moto et Téléfoot le week-end en attendant le retour de la saison des barbecues ? C’est l’image qu’en donne la majorité des médias et des commentateurs politiques. Cette “grogne” n’est en réalité que la partie émergée d’un iceberg : celui d’une crise profonde qui fracture la société et le territoire français.


Lorsque les journalistes de C’est à Vous ont demandé à Jacline Mouraud ce qui pouvait apaiser la colère dont elle s’était faite la porte-parole, celle-ci avait répondu qu’il fallait que le président « rétablisse l’ISF ». Dès lors, les médias, commentateurs et analystes qui n’avaient vu dans la journée du 17 novembre que la manifestation d’une révolte contre la hausse du prix du diesel ont soit feint de ne pas comprendre ce qui se passait réellement, soit témoigné une fois de plus de la déconnexion entre le peuple et ses élites – alors même que Benjamin Griveaux s’illustrait dans la maladresse en voulant réconcilier le “pays légal” et le “pays réel”, pensant paraphraser Marc Bloch alors qu’il citait en réalité Charles Maurras.

Tout d’abord, le prix du gasoil à la pompe a bien augmenté de 23% et le prix de l’essence de 14% à cause de l’envolée du prix du baril de pétrole cette année ; cela est indéniable. Que les Français se préparent, l’essence et le gasoil verront encore leur prix augmenter au 1er janvier 2019 (la première sera taxée 4 centimes de plus au litre et 7 centimes pour le second). Le tout pour prétendument financer l’écologie et la transition énergétique comme se sont plu à le marteler les membres du gouvernement.

Premier problème, Libération a montré que dans le prochain budget, 1 milliard d’euros supplémentaires viendraient financer des mesures écologiques : sauf que cela demeure quatre fois moins important que les hausses de taxes prévues par le gouvernement. Les Français seraient donc taxés sans savoir à quoi sert leur argent ? Pire : le gouvernement se servirait de la question de la transition énergétique pour prélever davantage d’argent à une population qui paye toujours plus, sans faire preuve de la moindre transparence.

L’essence n’est pourtant que « la goutte d’eau qui a fait déborder le vase », comme l’ont martelé les gilets jaunes et les soutiens du mouvement pour tenter de se légitimer dans un débat où le simple fait de n’être issu d’aucune organisation politique, de vouloir bloquer un village ou un segment de route, suffisait à jeter l’opprobre sur le bien-fondé du mouvement et donnait l’autorisation aux commentateurs d’user des termes de « beauf » ou de « Français moyen » encore et encore.

Le carburant n’est que l’élément déclencheur de la colère d’un peuple qui subit depuis 20 à 30 ans des réformes économiques désastreuses.

Injustice et incompréhension : les piliers du 17 novembre

Non, mesdames et messieurs les commentateurs, alliés du pouvoir, les gilets jaunes ne sont pas uniquement des beaufs qui se promenaient une canette de bière à la main dès samedi matin sur leur rond-point communal comme certains ont tenté de le faire croire sur les réseaux sociaux. Le problème est bien plus profond.

Oui, mesdames et messieurs les commentateurs, les Françaises et les Français sont pour la plupart dépendants de leur voiture et ont besoin de rouler. La faute à qui ? A quoi ? A ceux qui ont encouragé par des politiques urbaines insensées et polluantes la déconnexion du lieu de vie et du lieu de travail. A ceux qui ont pensé que dévitaliser les métropoles pour construire des supermarchés en-dehors des villes était une idée viable et pérenne.

Oui, mesdames et messieurs, il serait bien que l’usage de la voiture diminue en France. Proposez d’abord aux Françaises et aux Français des moyens de transport alternatifs : nationalisez la SNCF au lieu de la démanteler, re-densifiez le réseau du rail français, développez les transports en commun sur de larges amplitudes horaires…

Tant que nous y sommes, si vraiment vous tenez à l’avenir de la planète, interdisez les vols intérieurs, puisque 20% des vols quotidiens sont des vols métropolitains et qu’un trajet en avion émet quarante fois plus qu’un trajet en train. Somme toute, permettez à ceux que vous vous plaisez à mépriser de se déplacer autrement, ensuite nous discuterons des taxes sur l’essence.

Un révélateur des fractures françaises

Surtout, c’est ce qui reste du consentement à l’impôt qu’Emmanuel Macron est en train de briser, il est le principal responsable du ras-le-bol fiscal actuel. Contrairement à ce que prétendent ceux qui font une analogie rapide avec le poujadisme, ce n’est pas pour moins d’Etat que se battent les gilets jaunes. Au contraire. A refuser de comprendre cela, les élites refusent de voir la dislocation de la société qui se prépare. Alexis Spire, directeur de recherche au CNRS et auteur de Résistances à l’impôt, attachement à l’Etat a mené une enquête sur 2 700 contribuables.

Il démontre que c’est le rapport à l’Etat et aux services publics qui traverse aujourd’hui une crise profonde. Ceux qui se situent « en bas de l’échelle » ne voient en effet plus la contrepartie de ce qu’ils payent. Ce n’est donc pas par hasard que le mouvement a pris forme dans les villes moyennes et les zones rurales. Ce sont ces territoires qui ont pâti de la dégradation des services publics organisée par les gouvernements successifs depuis maintenant plus d’une décennie. A fermer les hôpitaux, les tribunaux, les gares, c’est la contrepartie même de l’impôt qui n’est plus tangible et donc le sentiment de redevabilité qui s’estompe.

“Avec la disparition des services publics de proximité, la crise de confiance qui est placée en ces derniers, les politiques de dérégulation, c’est cette redevabilité qui s’effrite : pourquoi payer si on ne sait pas où va l’argent ?”

C’est un type de relation sociale qui est en danger. Mauss fondait son contrat social sur la logique de don/contre-don, c’est pour lui le principe de réciprocité qui fonde l’appartenance à une société : « une prestation obligeant mutuellement donneur et receveur et qui, de fait, les unit par une forme de contrat social ».

Ce n’est pas de l’altruisme, il rend en fait redevable celui qui reçoit. Mauss écrit ainsi que « le travailleur a donné sa vie et son labeur à la collectivité d’une part, à ses patrons d’autre part. (…) L’Etat lui-même, représentant la communauté, lui doit, avec ses patrons et avec son concours à lui, une certaine sécurité dans la vie, contre le chômage, contre la maladie, contre la vieillesse, la mort » (Essai sur le don).

La collecte de l’impôt par l’Etat nourrit un monopole : si un citoyen accepte de donner, c’est en attente d’une protection et de services. L’Etat est redevable. Avec la disparition des services publics de proximité, la crise de confiance qui est placée en ces derniers, les politiques de dérégulation, c’est cette redevabilité qui s’effrite : pourquoi payer si on ne sait pas où va l’argent ?

A cette injustice s’ajoute un sentiment de décalage sur fond de scandales fiscaux qui creusent la fracture entre le peuple et une élite privilégiée, chouchoutée par le gouvernement. Rappelons-nous : en musique de fond de la vie politique, l’affaire Bettencourt, l’affaire Thévenoud, l’affaire Cahuzac. Plus grave encore : la suppression de l’ISF et la baisse des cotisations sociales.

Souvenons-nous encore : en octobre 2017, c’était « la fin d’un totem vieux de 35 ans, qui était devenu inefficace et complexe » selon Bruno Le Maire ; c’était la fin de l’Impôt sur la Fortune, originellement appelé impôt de solidarité sur la fortune. Cet impôt progressif puisait ses fondements dans l’impôt de solidarité nationale assis sur le capital crée en 1945 pour ensuite voir renaître l’impôt sur les grandes fortunes en 1982 sous l’égide du gouvernement Mauroy. Crée en 1989, l’ISF avait pour finalité de financer le revenu minimum d’insertion (RMI). Il était basé chaque année sur la valeur du patrimoine des personnes imposées et avait par exemple rapporté 4,2 milliards d’euros en 2008, c’est-à-dire 1,5% des recettes de l’Etat.

Quand François Ruffin avait déclaré à l’Assemblée nationale que le gouvernement prenait « aux pauvres pour donner aux riches » et que c’était « eux les violents, la classe des riches », Amélie de Montchalin, députée LREM indiquait que cette mesure n’était « pas un cadeau » mais « un pacte pour l’investissement, que les entreprises trouvent des capitaux quand elles veulent grandir, exporter et surtout embaucher ».

Ce vœu pieu de voir un retour positif de la part des entreprises à chaque cadeau qui leur est fait est souvent plein de déception : rappelons-nous du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) en 2012 et du pacte de responsabilité. Pierre Gattaz avait à l’époque promis que les baisses des cotisations permettraient de donner naissance à « 1 million d’emploi ». En 2017, France Stratégie évoquait une « fourchette large de 10 000 à 200 000 emplois » sauvegardés ou créés sur le quinquennat. A 800 000 ou 990 000 emplois près, la promesse était donc tenue !

Le retour de Jacques Bonhomme paysan ?

L’existence même de cette révolte populaire s’inscrit dans une filiation. Ceux qui souhaitent la discréditer limiteront la comparaison avec le poujadisme. Avec un peu de bonne volonté ou quitte à assumer la comparaison, il est possible de remonter aux jacqueries paysannes du Moyen-Age, la Grande Jacquerie de 1358 en premier lieu. Les Jacques se sont insurgés contre la noblesse et le régime seigneurial dans les campagnes.

Ces mouvements insurrectionnels durement réprimés s’opposaient notamment aux hausses d’impôt qui avaient pour objectif de financer la libération du roi Jean II qui avait été fait prisonnier par les Anglais et remettaient plus largement en cause de le fonctionnement du système seigneurial.

« On peut voir une parenté avec les jacqueries dans le sens où elles étaient des explosions populaires qui rassemblaient dans les campagnes bien au-delà des seuls travailleurs agricoles et qui n’avaient pas de représentant mandaté ni de vision cohérente de l’émancipation. Autre point commun, ces mouvements étaient dirigés contre la noblesse qui était vue comme une caste sourde aux difficultés rencontrées par le peuple », indique le sociologue Alexis Spire.

Cet épisode n’est pas le seul à puiser son origine dans les campagnes françaises. Avant la Révolution française, ces dernières sont secouées par la guerre des farines, des insurrections paysannes après de mauvaises récoles successives entre 1773 et 1774 qui avaient engendré une hausse du prix du blé. Les “jacques” avaient été réprimés. Cette question de prix demeura néanmoins la cause structurelle d’un malaise profond : pendant la Révolution, la baisse du prix du pain figurait de nouveau parmi les revendications d’une partie des révolutionnaires. Aux origines de la Révolution française, on trouve déjà les questions fiscales. Le tiers état est le seul à payer l’impôt. Il revient à la classe la plus nombreuse de nourrir et financer les extravagances de la noblesse et du clergé. Si Louis XVI convoque les Etats généraux, c’est pour obtenir le consentement à l’impôt dans un royaume accablé par sa dette.

« Une caste sourde aux difficultés rencontrées par le peuple »

Regarder plus en arrière permet de réhabiliter une démarche qui n’est pas une exception historique. Oui, les campagnes françaises, les territoires périphériques ont su à différents moments de l’histoire proposer des mobilisations.

Pendant les jacqueries, les insurgés percevaient la noblesse « comme une caste sourde aux difficultés rencontrées par le peuple » précise Alexis Spire. N’est-ce pas à un nouveau moment populiste de ce type que nous assistons aujourd’hui ?

Les 5% des ménages les plus riches paient proportionnellement moins d’impôts que les autres comme le rappellent Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez dans Pour une révolution fiscale, un impôt sur le revenu pour le XXIe siècle. A l’heure où l’impôt ne joue plus son rôle de gardien de la justice sociale. A l’heure où les plus hauts revenus sont toujours moins imposés alors que ceux d’en-bas subissent une injonction à toujours plus travailler et payer. Comment en effet justifier des taxes supplémentaires alors qu’il n’y a pas de taxe sur le capital et que l’ISF a été supprimé ? Comment donner confiance par exemple aux enseignants qui voient que leur point d’indice est gelé de manière presque continue depuis 2010 et que le jour de carence a été rétabli ?

Pour pallier ce mécontentement profond et légitime qui traverse également le pays, ce sont des mesures courageuses qui devraient être pensées. Au hasard, une revalorisation du SMIC et un plafonnement des revenus les plus élevés ? Au sein d’une entreprise, le salaire le plus élevé pourrait correspondre à 20 fois le salaire le plus bas, entraînant une hausse mécanique de ce dernier si le premier devait augmenter.

Pour l’impôt sur le revenu, pourquoi ne pas envisager un barème progressif avec davantage de tranches dont la dernière serait imposée à hauteur de 100%, instaurant de fait un revenu maximum là où le taux maximum d’imposition de l’impôt sur le revenu est de 45% ! L’héritage étant vecteur d’un accaparement des ressources sans aucune autre considération que la famille d’où l’on vient, pourquoi ne pas taxer davantage les héritages au-dessus d’un certain seuil ? Pourquoi ne pas moduler l’impôt sur les sociétés, alors qu’aujourd’hui les PME paient largement plus que les grandes entreprises ?

L’association Tax Justice Network mandatée en 2012 évaluait ce manque à gagner à hauteur de 200 milliards d’euros en additionnant fraude fiscale et fraude sociale.

Surtout, pourquoi faire peser davantage de taxes qui étouffent ceux qui ont à les supporter alors que l’évasion fiscale se fait de plus en plus importante chaque année ? Selon un rapport du syndicat Solidaires-Finances publiques la fraude fiscale atteint aujourd’hui 100 milliards d’euros, soit 20 milliards de plus que ce qui avait été montré lors de la précédente étude parue il y a cinq ans. L’association Tax Justice Network, mandatée en 2012, évaluait quant à elle ce manque à gagner à hauteur de 200 milliards d’euros en additionnant fraude fiscale et fraude sociale.

Ces 100 milliards d’euros représentent 1,5 fois ce que doivent payer les Français avec l’impôt sur le revenu. Il faut ajouter, car cela n’est pas suffisant, le patrimoine off-shore détenu par les ménages. Selon l’économiste Gabriel Zuckman, « 3 500 ménages français détiendraient 50 millions d’euros chacun en moyenne à l’étranger » et concentreraient à eux-seuls une fraude de 5 milliards d’euros chaque année. Rappelons-nous ici de Patrick Mulliez qui n’avait payé en 2012 que 135 euros d’impôt à l’Etat français sur 1,68 million d’actifs qu’il possédait car il résidait dans la charmante bourgade de Néchin en Belgique.

Si Uber, Apple, la famille Mulliez (groupe Auchan) peuvent user de montages fiscaux pourtant connus de tous, les Françaises et les Français qui sont à l’origine de leurs bénéfices payent, eux. Pourquoi ne pas prendre à ces derniers ?

Pour aller plus loin :

La France des déserts médicaux – Le Monde