Le Venezuela entre dans une guerre économique frontale avec les États-Unis et ses institutions alliées, en l’occurrence le Fonds monétaire international (FMI) et le Forum pour le progrès de l’Amérique du Sud (Prosur). Les crises, sanitaires ou politiques, font tomber les masques. Tandis que le FMI refuse de financer le Venezuela, le président du Chili, aligné sur l’administration Trump, exclut le président Maduro de la réunion de coordination avec les dirigeants d’Amérique du Sud. Par Alejandro Navarro Brain.
La crise économique, doublée d’une “guerre économique” menée par plusieurs entreprises et soutenue par les États-Unis contre le Venezuela, a coûté entre 1,1 et 1,6 % du produit intérieur brut (PIB) entre 2013 et 2017, soit environ entre 245 et 350 milliards de dollars. De 2017 à 2019, les sanctions imposées par l’administration Trump au Venezuela ont coûté la vie à 40 000 de ses habitants, selon une étude des chercheurs Mark Weisbrot et Jeffrey Sachs ; selon cette même étude, publiée en avril 2019 pour le CEPR, « 300.000 Vénézuéliens sont en danger du fait d’un manque d’accès aux médicaments ou à des traitements ».
L’épidémie de Covid-19 n’a donné lieu à aucune trêve. Pour combattre la crise sanitaire, le président Maduro a demandé un prêt de 5 milliards de dollars au FMI. Ce dernier lui a opposé une fin de non-recevoir, arguant qu’il n’y avait pas de consensus quant à la reconnaissance internationale du gouvernement – alors que l’Assemblée générale des Nations unies le reconnaît comme le seul gouvernement légitime.
Ces 5 milliards n’auraient pourtant représenté que 1,4% des 350 milliards de dollars perdus par le Venezuela entre 2013 et 2017. Le Royaume-Uni, à l’heure actuelle, retient 1,2 milliard de dollars des réserves d’or vénézuéliennes dans ses coffres – en d’autres termes, le FMI dispose d’un quart du prêt garanti, via l’un de ses partenaires internationaux les plus influents.
Cette situation se double d’un alignement progressifde l’Amérique latine sur le Bureau ovale. En 2018 le Chili, l’Argentine, le Brésil, la Colombie, le Paraguay et le Pérou suspendaient leur participation à l’UNASUR [organisation d’intégration régionale qui a pris son essor lors de l’apogée des gouvernements de gauche en Amérique latine].En 2019, le Chili et la Colombie, deux gouvernements parmi les plus proches des États-Unis, ont créé un nouvel organisme d’intégration régionale : le Forum pour le progrès de l’Amérique du Sud (Prosur), aujourd’hui présidé par le chef d’État chilien Sebastian Piñera.
Le Prosur n’a jamais masqué ses objectifs : renforcer l’axe libéral en Amérique du Sud, au nom de principes humanitaires que le Venezuela aurait violés. Sebastián Piñera a officialisé il y a peu un visa de “responsabilité démocratique”, qui permet aux Vénézuéliens d’émigrer facilement au Chili – un total de 455 494 résidents vénézuéliens sont présents au Chili. Dans sa volonté d’isoler le Venezuela, Piñera a été jusqu’à exclure le Venezuela d’une initiative régionale visant à coordonner les actions de contrôle aux frontières et d’approvisionnement médical, dans le cadre du Prosur.
En temps de pandémie, la guerre économique ne connaît aucune trêve…
L’épidémie de coronavirus se répand désormais de manière anarchique et provoque une véritable psychose. Les causes d’un tel chaos sont multiples, mais il est essentiel de les disséquer si l’on veut se donner les moyens de prévenir de prochaines crises. Destruction de l’environnement, grand déménagement du monde, mercantilisme immoral des laboratoires pharmaceutiques, destruction du service public de la santé… Face à ce grand désordre, seule une écologie politique volontariste peut proposer une feuille de route réaliste. Explications.
La destruction environnementale augmente le risque de pandémie
L’épisode que nous connaissons depuis maintenant bientôt trois mois a une source : le coronavirus rencontre très probablement son patient zéro par l’entremise d’une espèce de chauve-souris, consommée près d’un marché aux animaux de Wuhan, en Chine continentale. D’autres chercheurs évoquent la piste du pangolin, petit mammifère cuirassé menacé de disparition, car chassé et revendu à prix d’or pour sa peau et sa viande. Quoi qu’il en soit, pour le coronavirus comme pour Ebola il y a quelques années, le pathogène nous provient directement de la faune sauvage.
Depuis la Deuxième Guerre mondiale, des centaines de bactéries et de virus sont apparus ou réapparus dans des régions où ils n’avaient jamais été observés. SRAS, grippe aviaire, Ebola, Zika, VIH, coronavirus, etc., 60% de ces pathogènes sont d’origine animale, et deux tiers de ces derniers proviennent d’animaux sauvages. Si les interactions entre les hommes et les microbes issus du milieu sauvage ont toujours existé, comment expliquer cette augmentation récente de la fréquence d’apparition des épidémies ?
Comme l’explique Sonia Shah dans son article pour Le Monde diplomatique, la destruction méthodique de l’environnement par l’extractivisme forcené a provoqué un phénomène d’atomisation, d’archipélisation du monde sauvage. Les animaux n’ont d’autre choix que de déborder sur les milieux humains, car les humains s’installent partout. Conséquence logique : les chances pour qu’un virus, qui n’est pas dangereux pour son animal porteur, entre en contact avec un organisme humain augmentent.
Une étude sur Ebola menée en 2017 a montré que les apparitions du virus, porté initialement par des chauves-souris, sont plus fréquentes dans les zones d’Afrique équatoriale ayant subi des déforestations récentes. En rasant leurs forêts, les chauves-souris sont poussées à aller se percher sur les arbres des jardins. Il suffit qu’un humain croque dans un fruit déjà mordu par une chauve-souris, et donc couvert de salive, ou se fasse mordre en tentant de la chasser, pour qu’un virus pénètre son organisme.
Globalement, c’est un fait, la destruction des habitats, qui représente la première cause de la 6e extinction de masse, dérégule la biodiversité. Selon l’UICN, sur les 82 954 espèces étudiées aujourd’hui, 23 928 sont menacées. Parmi elles, on compte : 13 % des oiseaux, 26 % des mammifères et 42 % des amphibiens. La disparition de la biomasse d’insectes est encore plus phénoménale puisqu’elle est 8 fois plus rapide que celle des autres espèces animales. En Europe occidentale, nous en aurions perdu 75% en 30 ans. Or cette biodiversité de proies et de prédateurs empêche les parasites, dont les porteurs de virus comme les moustiques ou les tiques, de se multiplier outre mesure. Selon une étude conduite dans 12 pays, les moustiques sont ainsi deux fois moins nombreux dans les zones boisées intactes que dans les zones déboisées[1].
En somme, si l’on veut limiter le risque de propagation des pathogènes, il faut permettre à la nature d’ériger de nouveau ses barrières biologiques. En termes de politiques publiques, cela passe avant tout par une transition agroécologique d’ampleur, faisant la part belle aux arbres, aux haies… et la guerre aux pesticides, principale cause de la disparition du vivant. Cette note très complète de l’Institut Rousseau explique comment sortir complètement des pesticides en moins de 10 ans. Dans un même élan, la lutte contre la déforestation, nationale ou importée, doit être implacable. Plus de 80% de la déforestation est à visée d’exportations agricoles, de viande notamment. La puissance publique doit donc s’atteler, pour limiter le risque de pandémie, à combattre l’élevage industriel au profit d’un élevage local, intégré dans les cycles agroécologiques.
Seules les forces politiques qui proposent une telle orientation sont en cohérence avec l’objectif de diminution des risques de pandémie, mais il faut voir plus loin. Dans les pays du Sud, la déforestation est également largement motivée par la nécessité de prélever du bois de chauffe et de cuisson. Ce phénomène ne peut être combattu sans une politique de codéveloppement écologique, visant par exemple à électrifier les usages du bois : four solaire, chauffage électrique… Parmi les acteurs politiques, n’envisager qu’un repli sur soi, lorsqu’on est un pays comme la France, n’est donc pas à la hauteur des enjeux sanitaires.
Le changement climatique augmente également les risques sanitaires
Le changement climatique impacte de nombreuses façons notre vulnérabilité aux pathogènes.
En premier lieu, avec l’augmentation de la température, le cycle de l’eau est bouleversé : avec +1,1°C par rapport à l’ère préindustrielle, l’évaporation de l’eau est 7% plus élevée que la normale. Il en résulte à la fois davantage de sécheresses et des pluies diluviennes. La combinaison des deux entraîne généralement un durcissement des sols et une stagnation plus longue des eaux, qui n’arrivent plus à pénétrer la terre. Des conditions idéales pour le développement du choléra par exemple, dont les bactéries remontent les cours d’eau depuis la mer. Les moustiques, qui se reproduisent dans l’eau stagnante, s’en trouvent également avantagés.
Les anophèles, une espèce de moustique originaire d’Égypte et principaux porteurs du paludisme, sont en pleine expansion vers nos latitudes, à cause du réchauffement climatique. Résultat, l’Organisation mondiale de la santé estime que le changement climatique entraînera 60 000 décès supplémentaires liés au paludisme chaque année entre 2030 et 2050, soit une augmentation de près de 15 % par rapport à aujourd’hui. Le moustique tigre, vecteur de plus de 20 virus dangereux, dont le Zika, le chikungunya, la dengue et fièvre jaune, n’est pas en reste. En 2050, 2,4 milliards d’individus seront à sa portée, dans son aire de répartition.
La fonte du permafrost, dans le cercle arctique, pourrait également libérer des glaces de dangereux pathogènes oubliés, comme l’anthrax ou la grippe espagnole – qui avait fait plus de morts que la Première Guerre mondiale en 1918-1920, avec plus de 50 millions de victimes. La multiplication des événements extrêmes, comme les ouragans ou les inondations, affaiblit également les communautés humaines en détruisant les infrastructures et en désorganisant les chaînes d’approvisionnement. Les migrations climatiques, si elles sont si massives qu’annoncées par l’ONU – entre 250 millions et 1 milliard de réfugiés climatiques en 2050 – peuvent faciliter la propagation de pathogènes.
Pour ces raisons, la lutte contre le changement climatique et la prévention des risques sanitaires ne peuvent qu’aller de pair. Mais si le néolibéralisme s’avère incapable de réguler seul sa consommation d’énergies fossiles – responsables à 71% du réchauffement climatique – et d’alléger sa prédation sur les milieux, il faut comprendre que cette logique destructrice expose également davantage nos organismes. L’effondrement de la biodiversité animale a son corolaire méconnu : l’effondrement de la biodiversité dans le corps humain.
Un affaiblissement tendanciel des défenses immunitaires humaines
Nous ne pourrions pas survivre sans les quelques deux kilos de microbes que nous hébergeons. Ces milliards de microorganismes sont présents sur notre peau, dans nos muqueuses et dans nos intestins. Ils sont spécialisés pour traiter telle ou telle substance présente dans un aliment par exemple. Ils les prédigèrent, synthétisent des molécules essentielles à l’organisme : notre corps veille à cette symbiose en maintenant un environnement optimal. Pour l’intestin, ce sont quelques 200 millions de neurones qui y veillent, soit autant que dans le cerveau d’un chien. Notre santé dépend donc intimement de note diversité microbienne.
Or, durant les quarante dernières années, nous assistons à une diminution drastique de cette biodiversité intestinale. L’effondrement du microbiote ressemble d’ailleurs, dans son ordre de grandeur, à l’effondrement du reste de la biodiversité. Ce sont là les conclusions des travaux de Joël Doré et ses équipes de l’INRA, un des plus grands spécialistes français du microbiote intestinal. La faute à l’appauvrissement des aliments d’une part, qui ne nourrissent plus nos microbes, car n’apportent plus autant d’éléments qu’avant. En cause : les engrais qui boostent la croissance des plantes sans leur laisser le temps d’accumuler les nutriments. De l’autre, nos aliments sont gorgés d’antibiotiques qui massacrent indifféremment nos bactéries auxiliaires.
Les antibiotiques ont permis de sauver des millions de vies. Ils sont apparus avec la pénicilline, découverte en 1928 par l’Écossais Alexander Fleming. Ce dernier pointait cependant, dès 1943, le développement de résistances découlant de l’utilisation excessive de ce médicament. Lorsqu’on emploie un antibiotique, seules survivent – et se reproduisent – les bactéries dotées de systèmes de défense contre cette molécule. La mise en garde ne fut pas entendue. Aujourd’hui, la communauté scientifique observe avec angoisse la multiplication de bactéries résistantes et même multirésistantes.
Plus de la moitié des antibiotiques produits dans le monde sont destinés aux animaux. Sans antibiotique, pas d’élevage industriel, car les infections se propageraient trop facilement. Les lobbies pharmaceutiques ont toujours été très puissants. Aux États-Unis, qui utilisent bien davantage d’antibiotiques que l’Union européenne, le gouvernement de Jimmy Carter proposait dès 1976 de réguler l’usage des antibiotiques dans l’agriculture. Sans succès, les membres du Congrès, financés par les lobbies de l’agroalimentaire, se sont opposés fermement à toute mesure de ce genre. Aujourd’hui, aux États-Unis, 80 % de la production d’antibiotiques – les mêmes que ceux administrés aux humains – est destinée à l’élevage. Avec les différents accords de libre-échange passés par l’Union européenne, nous importons massivement de la viande américaine, au détriment de notre résilience bactérienne.
Selon les estimations de l’OMS, environ 700 000 personnes meurent chaque année dans le monde à cause d’infections résistantes aux antibiotiques, dont 25 000 en Europe et sans doute le triple rien qu’en Inde. De fait, plus de 90 % de nos antibiotiques sortent des usines chinoises ou indiennes, dont une partie des effluents finissent dans l’environnement, créant des foyers d’antibiorésistance capables de se diffuser mondialement. Un phénomène d’ailleurs globalement accentué par le changement climatique : des études ont démontré qu’il y a un lien entre l’émergence de bactéries résistantes aux antibiotiques et un climat plus chaud.
S’il ne faut pas confondre bactérie et virus (sur lesquels les antibiotiques sont inefficaces), il ne faut pas minimiser le lien entre les deux : un organisme affaibli par sa vulnérabilité à certaines bactéries est beaucoup plus vulnérable aux attaques de virus. Au même titre, la multiplication des perturbateurs endocriniens, qui dérèglent le système immunitaire, augmente la sévérité potentielle des épidémies.
Santé, climat… pris au piège d’une même irrationalité
Il n’y a pas d’écologie politique sans vision holistique des systèmes et de leurs interactions. L’essor du productivisme capitaliste fut permis par l’énergie phénoménale libérée par les fossiles. La puissance brute de cette énergie – 1 litre de pétrole contient autant d’énergie que 10 ouvriers travaillant une journée entière – a permis à l’industrie de s’immiscer partout pour remplacer, avec de la chimie, des symbioses autrefois naturelles et gratuites. On a ainsi remplacé les apports de nutriments entre les plantes et les animaux par des engrais de synthèse et des pesticides. De la même manière, on a remplacé les interactions entre la diversité de microbes naturels et nos systèmes immunitaires par des médicaments, pour la plupart issus de l’industrie chimique. En somme, on a fait éclater les cycles naturels pour y immiscer de la marchandise.
À mesure que les équilibres naturels sont remplacés par des dérivés de pétrole et les médicaments chimiques, ils s’effondrent. Pour compenser, il faut toujours plus d’intrants pétrolier et médicamenteux. C’est le cercle vicieux de la dépendance, dont le seul bénéficiaire est le marché. Si l’on retire le pétrole, les rendements agricoles s’écroulent d’un coup, avant de remonter quelques années plus tard au fur et à mesure de la reconstruction des cycles naturels. C’est identique avec les médicaments : si l’on retire d’un coup les antibiotiques, les organismes deviennent hyper vulnérables, avant que la biodiversité microbienne, microbiotique, se renforce et nous protège de nouveau de la plupart des pathogènes.
L’enjeu d’une politique fondamentalement écologique, c’est de renforcer rapidement les cycles naturels, de manière à éviter les chocs majeurs que constitueraient une disparition du pétrole, ou des médicaments conventionnels. Pour cela, dans le domaine de la santé, il faut une politique d’ampleur visant à réconcilier prévention et soins, en organisant une décroissance progressive de certaines molécules chimiques. Autant dire que ça ne va pas forcément dans le sens des laboratoires privés, dont le but est de vendre un maximum de médicaments.
Un secteur pharmaceutique complètement dérégulé et incapable d’anticiper les risques
Le milieu pharmaceutique est certainement l’un des plus caricaturaux en matière de course au profit. Alors que 800 antihypertenseurs et anticancéreux – des médicaments à forte valeur ajoutée – font actuellement l’objet de recherches cliniques, seulement 28 antibiotiques sont à l’étude, dont tout au plus deux seront commercialisés[2]. La mise au point d’une nouvelle molécule antibiotique demande 10 à 15 ans de recherche et coûte 1 milliard de dollars. Et il n’y a pas de retour sur investissement, car au bout de 5 ans, 20 % des bactéries seront résistantes à ce nouvel antibiotique. C’est pour cette raison que la plupart des laboratoires pharmaceutiques ont tout simplement délaissé la R&D en la matière. La dernière nouvelle classe d’antibiotiques lancée sur le marché date de… 1984.
Nos laboratoires pharmaceutiques ont choisi l’appât du gain plutôt que de remplir leur mission de sécurité collective. En 2019, le laboratoire Sanofi est par exemple le deuxième distributeur de dividendes en France, derrière Total et devant la BNP Paribas. La recherche et développement, qui devrait constituer l’essentiel des investissements de ces entreprises pour trouver de nouveaux remèdes, est réduite à peau de chagrin. Souvent, elle s’attache à trouver de nouveaux « débouchés » pour des molécules déjà existantes, de manière à maximiser les retours sur investissement. Il en résulte parfois des drames, comme celui du fameux Médiator du laboratoire Servier, une molécule initialement élaborée pour les personnes en surcharge pondérale atteintes de diabète de type 2, mais prescrite largement comme coupe-faim avec la complicité de la direction. Il fallait vendre. Le médicament aurait entraîné le décès de 1 000 à 2 000 personnes en France en raison de son risque augmenté de valvulopathies cardiaques.
Plus fondamentalement, à force de faire la course aux dividendes plutôt que de déployer une R&D efficace, les laboratoires se sont coupés des moyens de réagir rapidement en cas de risque nouveau, comme le coronavirus. De son côté, la recherche publique, rattachée aux différentes universités et CHU, souffre de baisses de budget constantes et se réduit malheureusement à peu de choses.
Sans doute encore plus inquiétant à court terme, l’approvisionnement en médicaments et protections élémentaires nous guette. De fait, nos laboratoires pharmaceutiques français ont délocalisé la plupart de leur production de médicaments génériques, pour ne conserver sur notre territoire que la production de molécules à forte valeur ajoutée. 80% de l’ensemble des substances actives sont fabriqués en dehors du territoire européen, principalement en Inde et en Asie, contre 20 % il y a trente ans[3].
L’Agence européenne du médicament (AEM) admet que « l’épidémie de coronavirus pourrait affecter la capacité de fabrication et la stabilité de l’approvisionnement des principes actifs des médicaments en raison de fermetures d’usines et de réseaux de transport qui pourraient entraîner une pénurie de médicaments dans le monde », même si à ce stade l’AEM estime que ce n’est pas encore le cas. De leur côté, les autorités américaines ont indiqué avoir identifié un premier cas d’une pénurie de médicaments liée directement à la crise du coronavirus, le fabricant concerné ne pouvant plus produire en raison du manque d’un ingrédient pharmaceutique actif.
Pour l’ensemble de ces raisons, il ne peut y avoir de réponse politique cohérente à cette crise sans évoquer la nécessaire création d’un pôle public du médicament. Ce dernier devra articuler remontée en puissance de la R&D publique et réencastrement de l’activité des laboratoires privés dans une stratégie de sécurité nationale. Pour ça, plus que de l’argent, il faut du courage politique et la volonté d’affronter lobbies et commissaire européen à la concurrence. Un tel pôle public serait en effet une excellente opération financière pour l’État, dont la sécurité sociale n’aurait plus à rembourser des médicaments au prix infiniment plus élevé que leur coût de fabrication. Le secteur pharmaceutique est un secteur hautement stratégique qui ne peut être pris en otage par des intérêts privés. Il faut reconstruire des filières médicamenteuses nationales de toute urgence, avant que le savoir-faire n’ait complètement disparu.
L’hôpital public doit être renforcé, et non détruit comme c’est le cas avec les gouvernements libéraux
Le coronavirus arrive en pleine crise de l’hôpital public, fortement mobilisé contre sa destruction programmée par le bloc néolibéral. Depuis vingt ans, 100 000 lits ont été supprimés, un sur cinq, alors que la fréquentation augmente constamment, notamment aux urgences où le nombre de passages a été multiplié par deux en 20 ans. Le virage ambulatoire, la tarification à l’acte, etc. sont autant d’accélérateurs dans la logique de marchandisation des soins et la montée de l’hôpital privé, sur le modèle américain.
Or, cette logique d’augmentation du flux de patient et de la réduction du temps passé sur place est contradictoire avec une stratégie de lutte contre le coronavirus. En effet, pour le coronavirus, il faut pouvoir isoler les patients pendant un certain temps tout en les soignant, et être prêt à massifier l’opération. Les dernières données montrent d’ailleurs que le virus peut se réveiller après guérison, ce qui plaide pour une surveillance plus longue. Or, pour cela, il faudrait avoir de nombreux lits à disposition, ainsi que du personnel. Ce dernier est déjà à bout, pressuré par des diminutions drastiques d’effectifs et un management robotisant.
Un pouvoir régalien à la hauteur du contrat social élémentaire – garantir la sécurité des citoyens – doit donc impérativement renforcer l’hôpital public. Il apparaît toujours plus difficile de reconstruire que de détruire, mais il faut en tirer les conséquences politiques : face à l’ampleur des dépenses publiques à réaliser, il va falloir sortir les investissements écologiques et les investissements hospitaliers de la règle du calcul des déficits publics imposé par Bruxelles. Ce qui n’est d’ailleurs pas contradictoire avec les traités, mais nécessite de taper du poing sur la table vis-à-vis de pays historiquement obnubilés par le déficit de ses voisins pour des raisons doctrinales comme les Pays-Bas.
Le risque pandémique zéro n’existe pas, néanmoins une politique de protectionnisme écologique peut réduire drastiquement les risques
Pour l’ensemble des raisons exposées, seul le camp de l’écologie politique peut opposer une réponse cohérente lors de situation de pandémies dopées par le néolibéralisme. Un simple repli sur soi n’est non seulement pas une solution, car les virus passeront toujours les frontières tant que les marchandises, les hommes et les animaux les passeront, mais c’est d’une inconsistance dramatique pour un pays comme la France. En effet, la reconstruction écologique mondiale a besoin de locomotives, et la France l’a souvent été dans son histoire. Son poids diplomatique et symbolique doit être mis tout entier au service de cette transition, et du renforcement du multilatéralisme. Le multilatéralisme, via l’OMS notamment, est notre meilleure arme contre le risque pandémique. Une France verte et universaliste devrait peser pour réarmer ces outils. Voilà pourquoi ni les néolibéraux, ni l’extrême droite ne peuvent être à la hauteur de ce genre d’enjeux. Le camp de l’écologie sociale peut l’être, mais en assumant de vouloir s’en donner les moyens, c’est-à-dire recouvrir une puissance publique digne de ce nom, un État fort capable de maîtriser ses frontières et de se libérer des carcans.
En somme, la crise du coronavirus, comme toute crise, doit marquer un avant et un après. L’après, c’est se rendre compte qu’il faut planifier une véritable résilience sanitaire, donc écologique, au sein d’un projet universaliste et antilibéral. Il faut lutter contre le grand déménagement du monde, remettre de l’ordre là où le néolibéralisme a tailladé les membranes protectrices, laissant pénétrer les virus au plus profond de nos sociétés.
Didier Eribon est revenu pourLVSLsur son parcours atypique d’intellectuel transfuge de classe, ainsi que sur Retour à Reims, essai qui a fait date en ouvrant une voie nouvelle à l’écriture autobiographique sur le mode de l’introspection sociologique. Nous avons évoqué son prochain livre qui portera sur la question politique du vieillissement, et la représentation des exclus qui n’ont pas voix au chapitre. Il nous livre son regard précieux sur l’actualité des mouvements sociaux, ainsi que sur l’évolution du vote ouvrier vers l’extrême-droite et la désintégration de la classe ouvrière. Troisième volet d’un entretien réalisé par Noémie Cadeau et retranscrit par Jeanne du Roure et Victoire Diethelm.
LVSL – Pour en venir aux questions d’actualité, nous aimerions évoquer avec vous le mouvement des Gilets jaunes. Celui-ci a surpris éditorialistes, politiciens, et bon nombre de commentateurs en raison de son ampleur, de sa durée et de la vigueur de ses revendications et moyens d’action. Avez-vous été vous-même surpris par l’irruption de cette contestation nationale, ou aviez-vous vu ce mouvement se préfigurer ?
D.E. – Pour être honnête, je n’avais pas vu ce mouvement arriver. Dans un journal allemand, en avril 2017, avant le premier tour des élections présidentielles, j’avais expliqué pourquoi je ne voterais pas pour Macron, malgré les injonctions fabriquées par tout l’espace médiatique de voter pour lui pour « faire barrage à Le Pen ». Je reprenais les analyses avancées dans Retour à Reims, écrit entre 2006 et 2009, et montrais comment l’effondrement de la gauche comme principe de perception du monde et le triomphe du programme néolibéral, qu’avait adopté et tenté d’imposer une gauche social-démocrate ayant dérivé de manière hallucinante vers la droite et que Macron, qui avait été ministre de l’Economie sous la présidence de François Hollande, entendait de toute évidence – il ne s’en cachait d’ailleurs pas – pousser encore plus loin… allaient aboutir à un renforcement du vote de l’extrême droite. J’avais écrit cette phrase : « Voter pour Macron, ce n’est pas voter contre Marine Le Pen, c’est voter pour Marine Le Pen dans cinq ans ». Je disais qu’il y aurait une montée du vote pour l’extrême droite dans la mesure où c’était devenu le seul moyen dont les classes populaires disposaient pour exprimer leur colère, leur écœurement, leur sentiment de révolte. Je l’avais constaté dans ma propre famille. Et tout le monde pouvait le constater en regardant les scores obtenus par le Front national. C’est bien qu’il s’était passé quelque chose. Et ce qui est frappant, c’est que cela s’est passé, notamment dans le Nord de la France, dans des régions qui étaient historiquement des bastions de la gauche, des bastions socialistes ou communistes. Ce sont maintenant des endroits où le Front National obtient 30%, parfois 40%, voire 50% des voix au premier tour, et beaucoup plus au deuxième tour. J’annonçais cette montée du vote pour l’extrême droite, ou sinon, comme seule autre possibilité, des émeutes populaires éclatant spontanément dans les rues, dans des soubresauts de colère et de révolte.
Mais je ne m’attendais pas à des manifestations d’une telle ampleur, qui s’accompagnent (et souvent avant même qu’elles ne commencent) par de si nombreux et de si spectaculaires affrontements avec la police anti-émeute, et encore moins à l’installation dans le paysage politique et social d’un mouvement comme celui-ci, qui dure et perdure, qui persiste et résiste avec tant de ténacité malgré l’invraisemblable répression policière et judiciaire dont il a fait l’objet. N’oublions pas que 25 personnes ont perdu un œil, cinq une main, sans compter tous ceux qui ont été grièvement blessés, mutilés, le crâne enfoncé, la mâchoire arrachée, les os cassés, les bras ou les poignets détruits, ce qui signifie une vie à jamais brisée… Et il est à craindre que ce bilan effarant ne soit que provisoire, et qu’il ne s’aggrave dans les semaines et les mois à venir. Il faut mentionner également le nombre impressionnant de personnes interpellées, mises en garde à vue, condamnées et emprisonnées, arrêtées préventivement, avec souvent des incriminations dont on se demande à quel point elles sont légales, comme « participation à un groupement en vue de commette des actions violentes », parfois sous des prétextes aussi ténus qu’avoir porté un masque protection ou avoir mis au fond de sa poche du sérum physiologique pour se protéger les yeux en cas – plus que probable, puisque cela se produit systématiquement – de gaz lacrymogènes lancés sur le cortège, ou bien « rébellion » et « outrage » quand ce sont les policiers qui ont insulté, maltraité, frappé des manifestants, tout cela est absolument démentiel, et totalement inadmissible. Nous avons un gouvernement qui cherche à régner par la matraque, le lanceur de balles de défense et l’utilisation massive du gaz lacrymogène. Ils essaient de faire peur à tous ceux qui veulent s’opposer aux mesures qu’ils ont décidé d’imposer au pays, à nous tous.
Macron est l’incarnation de cette folie du néolibéralisme, profondément anti-démocratique : les gouvernants savent ce qui est bien, tandis que le peuple ignorant ne sait pas ce qui est bon pour lui. Il y a d’un côté une classe dominante où tous sont passés par les mêmes écoles du pouvoir ou par les écoles de commerce et qui se prétend « rationnelle », alors qu’ils ne font que partager une même idéologie qui s’enseigne dans ces écoles, et de l’autre, les classes dominées, que la classe dominante considère comme un « peuple irrationnel », animé par ses seules passions. L’opposition entre l’expertise rationnelle des gouvernants et l’irrationnalité du peuple est un des schèmes le plus archaïques de la rhétorique réactionnaire, et il est assez amusant (bien que ça ne soit pas très drôle) de le voir repris par tous ces gens qui aiment à se présenter comme si « modernes ». L’objectif et on pourrait dire l’obsession de cette technocratie managériale, c’est de défaire tout ce qui relève du service public et de la solidarité sociale. Tout ce qui relève du service public, de la protection sociale, de la sécurité sociale, de l’assistance sociale (dans le domaine des transports, de la santé, de l’éducation, de la culture, etc, etc.) est la cible de ces idéologues empressés de détruire tout un modèle social, parce que cela coûte de l’argent. Selon leur vision étriquée de la vie sociale, tout doit être régi par les lois de l’économie, c’est-à-dire par les exigences de la rentabilité et du profit.
L’opposition entre l’expertise rationnelle des gouvernants et l’irrationnalité du peuple est un des schèmes le plus archaïques de la rhétorique réactionnaire.
Il y a d’un côté la volonté de défaire le service public, de démolir le Code du travail et les droits des travailleurs, de réduire le montant des retraites, de harceler les chômeurs et de les priver dès que possible de leurs indemnités de chômage (là encore, nous sommes dans un Ken Loach, Moi, Daniel Blake)… et à l’inverse, il y a cette volonté d’aider les riches, avec cette théorie absurde du ruissellement, selon laquelle cela va engendrer des investissements et, un jour (mais quand ?) cela finira par profiter à tout le monde. Or l’expérience montre, contre ces croyances dogmatiques de la théorie néolibérale, que lorsque vous donnez de l’argent aux riches, ils ne vont pas l’investir dans l’économie, mais le placer dans les paradis fiscaux, pour le faire fructifier en échappant à l’impôt avant de le redistribuer aux acctionnaires. Donc, il s’agit de prendre de l’argent aux pauvres pour le donner aux riches, qui font de l’évasion fiscale. Il y a une politique menée par les gouvernants actuels qui est d’une extrême violence. C’est cela la violence, économique, sociale, politique du néo-libéralisme. Et comme cela provoque d’intenses et massives mobilisations sociales, cette politique doit s’appuyer sur la répression policière. Cette gouvernementalité peut être caractérisée comme un conservatisme autoritaire : c’est une restauration conservatrice, qui tend à annuler plus d’un siècle de conquêtes sociales, une véritable « révolution » (c’est le tire du livre de Macron) réactionnaire, une contre-révolution qui consiste à détruire ce qu’a construit le progrès social (par exemple, la diminution du temps de travail, qui est aujourd’hui remise en cause par les projets d’augmentation indéfinie des périodes où il faudra travailler pour espérer avoir une retraite décente), et pour briser les résistances qui se lèvent, ils doivent recourir à la brutalité, à la répression, à la violence, et faire appel à tous ces hommes habillés de bleu foncé ou de noir, cagoulés, casqués, armés qui occupent les rues des villes et des villages.
L’objectif et l’obsession de la technocratie managériale, c’est de défaire tout ce qui relève du service public et de la solidarité sociale.
Aujourd’hui, j’ai peur d’aller à une manifestation. Quand j’y vais, c’est toujours avec une grande inquiétude. Beaucoup de mes amis ne vont plus manifester car ils ont peur. C’est le but recherché. Et c’est bien cela la situation du pays dans lequel nous vivons : des gens comme moi, comme eux, ont peur d’aller manifester à cause de la violence policière qui se déchaîne chaque fois contre les cortèges, qui sont attaqués, matraqués, inondés de gaz lacrymogène, quand ils ne sont pas dispersés à coups de très dangereuses « balles de défense » (qui éborgnent et mutilent) ou de très dangereuses également grenades explosives, qui blessent grièvement… J’ai vu comment procèdent ceux qu’on appelle bizarrement les « forces de l’ordre » : ils coupent les cortèges, les empêchent d’avancer, provoquent des tensions, puis chargent et frappent ceux qui protestent alors contre leurs méthodes honteuses, et bien sûr, délibérées. J’admire les gens qui osent braver cette violence policière systématique et inouïe. Je parlais des gens mutilés mais il y a eu aussi des morts : Zineb Redouane qui a reçu une grenade en plein visage. Elle avait 81 ans. Elle était à sa fenêtre, au quatrième étage de son immeuble, à Marseille. Elle est morte à l’hôpital, pendant l’opération qui a suivi. L’horrible politicien sans qualités qui occupe actuellement la fonction de ministre de l’Intérieur a osé dire qu’elle n’était pas morte d’avoir reçu une grenade, mais d’un choc opératoire. Mais pourquoi était-elle sur la table d’opération, si ce n’est parce qu’elle avait reçu une grenade dans la figure ? C’est vraiment ignoble. Et aucun policier n’a été condamné pour cela, pour la simple raison qu’aucun policier n’a été poursuivi. Ils peuvent tuer une vieille dame, impunément. Ils sont couverts par leur hiérarchie, couverts par les plus hautes autorités de l’Etat. Je dois ajouter le nom de Steve Caniço, qui est tombé dans la Loire et s’est noyé, à Nantes, pendant une intervention policière extrêmement violente que rien ne justifiait. Ah si ! il y avait une raison : ces jeunes gens faisaient trop de bruit, le soir de la Fête de la musique, sur un quai éloigné, au bord du fleuve. Donc la police les a chargés, frappés, asphyxiés, bousculés, apeurés en pleine nuit…
On pourrait penser que la police aujourd’hui est devenue totalement folle, hors de contrôle. Et que ceux qui la commandent, ceux qui la justifient, ceux qui l’exonérèrent de ses méfaits… que tous ceux-là sont devenus fous aussi, parce qu’ils sont paniqués par l’ampleur du soulèvement qu’ils ont déclenché. En un sens, c’est vrai.
Mais une analyse un peu plus profonde de la police nous enseigne que ce ne sont pas des dysfonctionnements, des bavures, des excès… Dans le livre, vraiment très impressionnant, qu’ils ont écrit ensemble, Le combat Adama, Assa Traoré et Geoffroy de Lagasnerie décrivent et analysent très bien la réalité de l’ordre politique comme ordre policier. La police se donne sa propre loi, produit sa propre loi, et finalement, il n’y a rien d’extérieur à l’ordre policier, puisque nous sommes tous (à des degrés divers, bien entendu, et c’est particulièrement vrai pour les habitants des quartiers populaires) susceptibles d’être contrôlés, maltraités, arrêtés, poursuivis, emprisonnés … Si vous protestez, contre un geste arbitraire, contre un abus de pouvoir, contre un comportement illégal, ils vous arrêtent, vous mettent en garde à vue et ils vous poursuivent pour rébellion et outrage. On peut dire que ce que nous constatons aujourd’hui lors des manifestations dans le centre des villes, c‘est ce qu’il se passe dans les banlieues depuis des dizaines d’années. Les contrôles, les humiliations, les violences, les blessures, les arrestations, les condamnations pour outrage, c’est ce qu’il s’y passe quotidiennement. Je ne crois pas qu’on puisse vivre sans police, mais c’est la fonction de la police qui serait à redéfinir : la police comme protection et non pas la police come menace et danger. En attendant, il faut mettre en place des procédures de contrôle social et politique des agissements de policiers (certaines associations le font régulièrement, comme Amnesty International). Sinon, de la même manière que Foucault montrait qu’il y avait une face sombre des Lumières, qui était comme l’envers des Lumières mais en même temps leur condition de possibilité, à savoir la « surveillance » et la « discipline » comme quadrillage généralisé des corps et des vies par « l’œil » du pouvoir, par les institutions du pouvoir, on peut dire qu’il y a une face sombre de la société démocratique, à savoir la « police », l’ordre policier, au sens d’une force qui se donne à elle-même sa propre loi, qui quadrille et contrôle l’espace public et qui donc décide de ce que sont et peuvent être les vies – et parfois jusqu’à la suppression de celles-ci – des individus.
Pour revenir à votre question sur le mouvement des Gilets jaunes, je crois bien avoir été un des premiers parmi les gens extérieurs à ce mouvement à les soutenir. Au début, j’étais plutôt circonspect. Mais j’ai très vite compris qu’un tel mouvement, très composite, très hétérogène, sans structure préalable d’organisation ni discours élaboré antérieurement au rassemblement et à l’action, sans véritable porte- parole, etc., n’avait pas une signification donnée, figée. La force des réseaux sociaux comme nouveau vecteur de la mobilisation politique est assez remarquable ici, et cela change beaucoup de choses. On a assisté à une forme assez traditionnelle de jacquerie, de soulèvement de la plèbe contre les pouvoirs et l’injustice, et notamment contre l’injustice fiscale, mais se donnant désormais toutes les ressources offertes par les technologies modernes comme moyen de communication et donc d’organisation. La signification du mouvement, l’expression et la perception de cette signification, étaient aussi des enjeux de lutte, à l’intérieur et à l’extérieur du mouvement. L’extrême-droite voulait s’approprier cette révolte. On pouvait récuser cette appropriation et tenter de donner un autre sens à ce qui était en train de se passer. Edouard Louis l’a fait immédiatement car il a reconnu, dans les images qu’il voyait de ces émeutes urbaines, des visages qui ressemblaient de fort près à ceux de sa famille, de son village…Il a reconnu, dans les discours qui étaient tenus sur ces gens qui laissaient exploser leur colère, tout le mépris de la classe dominante, de la bourgeoisie, du journalisme mainstream à l’égard des pauvres, des « gueux », et il s’est senti personnellement agressé par ce mépris. Ce que disaient les journaux des Gilets jaunes, c’était pour lui comme des insultes lancées à sa propre famille et à son propre milieu social, à son propre père à qui il venait précisément de consacrer un livre, à son corps détruit, au destin réservé à ceux qui n’ont rien (Qui a tué mon père) Et il a décidé de soutenir activement les Gilets jaunes. D’autres, très vite, les ont soutenus : les responsables de la France insoumise, des militants écologistes, des militants queer… Assa Traoré et des membres du Comité Adama ont participé aux « actes » des samedis en proclamant : « Nous ne sommes pas des soutiens des Gilets jaunes, nous sommes des Gilets jaunes, et cela fait 20 ans que nous sommes des Gilets jaunes ». Et tout cela évidemment a contribué à transformer la physionomie et le périmètre revendicatif de ce vaste mouvement de protestation et d’affirmation.
Au début, bien des intellectuels et des artistes ont tout de même été assez réticents. Je crois que c’est parce qu’il existe une mythologie du peuple. On a dans la tête des images du peuple bon, moral, décent, politisé… tous ces vestiges de l’ouvriérisme marxisto-communiste. Et quand arrive le peuple réel, on ne reconnaît pas ce peuple idéalisé. Les doctes se sont penchés sur le peuple qui descendait dans la rue et ne l’ont pas reconnu comme celui qu’ils avaient fantasmé et dont ils attendaient la venue. Ils ont donc détesté ce peuple réel qui parlait mal, tenait des propos vulgaires, notamment à l’égard de Brigitte Macron. Je ne vous cacherai pas que c’est un registre d’attaques que je n’aime pas beaucoup. Mais je sais aussi que la satire, la caricature, l’excès verbal ou pictural ont toujours fait partie de l’arsenal de la protestation politique et de la révolte. C’est une violence symbolique, allégorique ou métaphorique, et qui répond à la violence sociale, économique, politique et policière, bien réelle celle-ci, exercée par le pouvoir. Et c’est un instrument de contre-pouvoir assez efficace.
Je crois qu’il existe une mythologie du peuple.
J’ai été favorable aux Gilets jaunes et je le suis toujours, dans la mesure où les revendications se sont développées, approfondies. Je dois dire que je n’aime pas le côté institutionnel des revendications brandies par une partie du mouvement. Par exemple, la revendication du RIC, ou d’une « Constituante ». Quand les gens ont du mal à finir les fins de mois, quand il s’agit de lutter contre la violence sociale, la violence de classe, je trouve que concentrer l’attention sur des questions institutionnelles non seulement n’a guère de sens, mais est même dangereux. Transformer les problèmes économiques, sociaux, politiques en démarche institutionnelle formaliste, en questions de procédures, c’est reconduire une mythologie du peuple qui a pour corollaire un oubli de la question des classes (comme on le voit dans l’opposition entre le peuple et l’élite, ou le peuple et l’oligarchie, les 99% et les 1%…qui dissout le problème de la conflictualité de classes, car je me demande bien quel « nous » mobilisé, et durablement mobilisé, il serait possible de construire sur de telles bases conceptuelles, étant donné les différences gigantesques qui séparent ceux qui sont les privilégiés au sein de ces 99% de ceux qui sont les plus défavorisés). Toute cette rhétorique est non seulement vaine, mais elle fait exister un type de problématique politique qui est précisément celui contre lequel nous devrions, pour reconstruire une gauche oppositionnelle, une gauche critique, nous définir.
Et puis, la notion de « peuple », chez ceux qui en font un étendard – ce que je peux comprendre, en termes stratégiques -, mais qui en font aussi la catégorie politique à laquelle tout est référé, s’articule à l’idée de « patrie » (au début de Podemos, en Espagne, le slogan « El pueblo contra la casta » était synonyme de « La patria contra la oligarquia ») et donc d’appartenance nationale, de sentiment national (certains sont allés jusqu’à prendre les émotions qui s’emparent d’une « nation » quand « son » équipe de football joue un match important comme l’exemple paradigmatique de ces émotions du « peuple », et moi qui suis gay, je ne me suis jamais senti très à l’aise avec ce genre de ferveur sportive et patriotique, qui n’est jamais exempte de masculinisme, d’homophobie… ). Et surtout, je reste attaché à la tradition internationaliste de la gauche et je me méfie de l’idée de « peuple » articulée à la notion de patrie avec comme exemple la communion nationale dans la célébration de la victoire de l’équipe de football, car l’on sait bien que les mêmes affects peuvent partir d’un côté ou de l’autre, devenir incontrôlables (même si je ne nie pas du tout, loin de là, le rôle des affects dans la mobilisation politique… Il reste néanmoins à déterminer quels affects on essaie de favoriser et quels affects on essaie de contrer). D’ailleurs, je ne crois pas que soit exactement ce que dit Chantal Mouffe, pour les travaux de qui, cela va sans dire, et malgré nos désaccords évidents, j’ai un très grand respect. Elle essaie en effet, de penser le « peuple » à « construire » comme une « chaîne d’équivalences » des mouvements oppositionnels et non pas comme une unité fusionnelle (et donc nécessairement aussi excluante qu’intégratrice). Mais il faut alors de poser la question de savoir comment s’articulent les différents mouvements dans la chaîne d’équivalences. Est-ce que tous les mouvements seront vraiment équivalents ? Et peuvent-ils toujours s’articuler les uns aux autres (on sait qu’il peut y avoir de fortes tensions entre différents mouvements : en mai 68 et au cours des années qui ont suivi, les choses ne se passaient pas très bien entre le mouvement ouvrier et le mouvement féministe ou le mouvement homosexuel!)
Les mouvements ne forment pas un « peuple ». Ils ont chacun leur démarche et peuvent, à certains moments, comme on le voit aujourd’hui, s’articuler les uns aux autres. Les mouvements ont tous leur propre histoire, leur temporalité, leur délimitation des problèmes, leurs modes d’action… Le temps de la politique est un temps hétérogène. Et cette hétérogénéité perdure même quand les mouvements se rejoignent et se synchronisent comme ce fut le cas en mai 68. En fait, je serais tenté de dire que je suis pour une sorte de mai 68 permanent : un « mai 68 » comme concept en tout cas. Au concept de « peuple », je serais tenté de préférer un concept de « mai 68 » où la politique s’invente et se réinvente par la généralisation de la critique sur tous les fronts (le travail, l’éducation, la culture, le genre, la sexualité, la justice, le droit, la santé, la liste n’est pas limitative). C’est cette démultiplication de la critique qu’il faut soutenir, favoriser. L’activité critique généralisée, ce qui veut dire : la problématisation politique généralisée des secteurs de la vie sociale, la politisation généralisée des modes d’existence.
Je suis pour une sorte de mai 68 permanent.
Les Gilets jaunes apportent quelque chose à la politique : un mouvement sans organisation, du moins institutionnalisée, et qui perdure. C’est rare les mouvements qui durent aussi longtemps. Les grandes mobilisations, en général, ne durent qu’un moment et après il faut des structures associatives, syndicales ou des partis qui font perdurer par leur existence même les intérêts et les droits ceux qui se sont mobilisés. Or, ce mouvement ne s’arrête pas, de même que des structures institutionnelles n’émergent pas. C’est quelque chose d’assez intéressant politiquement et intellectuellement et je suis assez fasciné par la manière dont un mouvement social plus traditionnel comme celui contre la réforme des retraites (la grève, les manifestations, avec leurs banderoles et leurs ballons, les mots d’ordre syndicaux, mais avec beaucoup d’innovations et de créativité également, et porté par une ébullition dans de très nombreux secteurs) a pu rencontrer celui des Gilets jaunes. Nous vivons en ce moment un des grands moments de mobilisation et de résistance où les fronts de la lutte se multiplient et s’agrègent dans une sorte… oui, de mai 68 qui dure…. (encore que je n’utilise cette idée de « mai 68 » que comme un cadre conceptuel à redéfinir sans cesse, car il faut éviter de vouloir toujours ramener le présent à du déjà connu ou du déjà vécu). Contre la violence du macronisme et plus généralement du néolibéralisme qui s’abat sur nos vies, partout et dans les moindres détails, je me réjouis de voir surgir ces mobilisations massives et obstinées qui mettent à mal le régime et le système.
Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.
Auteur de nombreux ouvrages sur le national-socialisme traduits en une dizaine de langues, récompensé en 2015 par le prix Yad Vashem international, Johann Chapoutot a publié en janvier 2020 Libres d’obéir – le management, du nazisme à aujourd’hui (Gallimard). Il y détaille les théories et pratiques managériales qui avaient cours sous le IIIème Reich, ainsi que les continuités que l’on peut observer avec celles qui se sont développées sous la RFA. Deux ans après notre premier entretien pour LVSL, nous avons souhaité l’interroger sur son dernier ouvrage. Par Martin Saintemarie, Eugène Favier Baron et Vincent Ortiz, retranscrit par Dany Meyniel.
LVSL – À travers le cas de l’ancien officier SS Reinhard Höhn et de son académie où il a enseigné le management, vous mettez l’accent sur la manière dont le nazisme participe de notre modernité. Qu’est-ce que les réactions à votre ouvrage nous apprennent sur la place de la notion de « modernité » dans l’espace médiatique ?
Johann Chapoutot – Il y a un malentendu fondamental sur l’adjectif moderne et la notion de modernité. Dire que le nazisme est un phénomène qui participe, qui procède de notre modernité, donc un phénomène moderne, peut apparaître comme une forme d’évidence ou de truisme. Autrement dit, pour les historiens comme pour les praticiens des sciences humaines et sociales en général, la modernité est un concept purement descriptif : il y a des phénomènes qui sont modernes, qui se veulent modernes, qui sont en tension vers la modernité et d’autres qui ne le sont pas, qui ne la revendiquent pas, qui la contestent… Les nazis, eux, ne cessent de répéter qu’ils sont en tension dans et vers la modernité ; ils pratiquent une modernité de rattrapage : rattrapage industriel pour armer l’Allemagne, l’équiper, rattrapage également sur le plan de la consommation qui reste à développer. Ils veulent motoriser l’Allemagne, équiper les ménages en appareils de consommation courante, atteindre un bien être qui soit comparable à celui des Etats-Unis. Le modèle américain est une obsession pour les nazis – Adam Tooze l’a très bien montré, entre autres historiens, dans Le Salaire de la destruction –, c’est le référent synchronique des nazis là où Rome est leur référent diachronique.
On ne dit pas autre chose en qualifiant le nazisme de moderne. Mais du fait d’une dissonance sémantique qui prédomine dans l’espace public, certains journalistes, lorsqu’ils entendent « moderne », pensent réformes nécessaires, eschatologie et bonheur du genre humain. Dire que le nazisme est un phénomène moderne produit un court-circuit dans les esprits de certains. Cela produit un scandale moral parce que la modernité est positive : c’est la 5G, le nouvel iPhone, les réformes nécessaires pour transformer le pays… On vous soupçonnera d’être un affreux militant, un odieux bolchévique, un atroce passéiste qui voudra discréditer l’œuvre nécessaire de modernisation des rapports sociaux, via une reductio ad hitlerum. Dire que le nazisme est un phénomène moderne est d’une banalité effarante et n’a rien de novateur dans l’historiographie du nazisme.
L’exemple de Reinhard Höhn me semble être une pièce supplémentaire, une étude de cas à verser dans ce dossier. Ce général SS, qui a fait une carrière administrative et universitaire remarquables sous le IIIe Reich, est un modernisateur. Après la guerre, ce même Reinhard Höhn devient le fondateur de la plus importante école de commerce allemande, le théoricien principal du management au moins jusqu’aux années 1980. Cette école recycle des SS, condamnés comme génocidaires, à des postes de professeurs de droit commercial ou de développement personnel : Justus Beyer, condamné à Nuremberg, devient professeur de droit commercial ; Franz Alfred Six, commandant d’Einsatzkommando, condamné à Nuremberg, devient professeur de marketing… Il m’a semblé important de rappeler ces faits, d’abord parce que cela relève tout simplement du travail de l’historien, ensuite parce qu’ils me semblaient propres à stimuler ou à nourrir une réflexion sur notre temps et notre lieu, c’est-à-dire l’Occident du XIX et XXème siècles qui, aujourd’hui comme hier, est nourri par l’imaginaire de la rareté, de la lutte pour la maîtrise des ressources et de la performance. C’est ce monde-là que nous avons en commun avec eux.
LVSL – Que nous apprennent les réactions médiatiques à votre livre sur la place de l’histoire du nazisme et de la Shoah dans le débat public et dans l’imaginaire ?
JC – Il y a deux malentendus qui ont été effectués. Le premier concerne la notion de modernité, et la connotation positive qui lui est associée. Le second a trait à l’assimilation entre nazisme et Shoah. Guillaume Erner, qui juge mon livre « moralement scandaleux », confond et assimile totalement les deux phénomènes, sans doute pour des raisons d’écrasement de la perspective chronologique – le nazisme est un phénomène tellement lointain que l’on écrase la perspective : 1919 [fondation du Parti ouvrier allemand, prédécesseur du NSDAP ndlr] c’est déjà 1933, 1938, 1941, et 1945. Cet intentionnalisme naïf, qui consiste à penser que « tout est dans tout », qui veut que tout soit écrit dans Mein Kampf, que tout petit déjà Hitler rêvait d’assassiner onze millions de personnes, peut expliquer cette confusion [les historiens « intentionnalistes », qui estiment que la Shoah est l’aboutissement d’une décision longuement préméditée par les dirigeants nazis, s’opposent aux « fonctionnalistes », selon lesquels elle est davantage le produit des circonstances propres aux années 1940, en particulier la guerre sur le front de l’Est ndlr].
Elle s’explique également par le fait que depuis la fin des années 70, on a assisté à un phénomène de rattrapage mémoriel qui a mis la Shoah – pour des raisons assez évidentes – sur le devant de la scène médiatique et historiographique avec un développement remarquable des travaux sur le génocide, qui se sont intensifiés depuis l’ouverture des archives soviétiques et du bloc de l’Est dès 1990. Rien de tout cela ne doit nous conduire à oublier que la Shoah commence à l’Est à l’été 1941 – avec des modalités et des procédures que les historiens ont très bien documentées – et à l’Ouest entre l’hiver et le printemps 1942.
Avant la Shoah, il y a huit ans de nazisme au pouvoir et vingt-trois ans de nazisme partidaire, militant et idéologique : la Shoah vient donc tard. Auparavant, il y a une ambition idéologique de régénération biologique de l’Allemagne et à partir de 1933 la mise en œuvre de cette politique de régénération biologique par une activité d’ingénierie sociale très brutale. Elle commence dès février 1933 avec la répression extrêmement violente de toute opposition politique, franchit une nouvelle étape avec la loi d’avril 1933 sur l’exclusion des allogènes de la fonction publique et, surtout, le 14 juillet 1933 avec le décret-loi qui impose la stérilisation obligatoire aux malades – quatre cent milles stérilisations à partir de 1933. Les nazis répètent d’ailleurs, comme on peut le lire sur une affiche de propagande à l’été 1933 : wir stehen nicht allein, « nous ne sommes pas seuls », avec une carte du monde détaillant l’ensemble des lieux où se pratique la stérilisation obligatoire des dégénérés, des ratés, des tarés, des faibles, des malades, des inutiles productifs…
Il y a une confusion sur ce qu’est le nazisme : le nazisme ce n’est pas la Shoah et réciproquement la Shoah ce n’est pas que le nazisme. Les gendarmes, les préfets français qui prennent part à la Shoah ne sont pas des nazis, pas plus que les antisémites polonais, les Oustachis croates, les policiers roumains et hongrois, les nationalistes baltes et ukrainiens qui y participent tout autant. Est-ce que les Trawnikis, ces Ukrainiens des centres de mise à mort sont des nazis ? Non, ce sont des ultranationalistes ukrainiens, ultra-antisémites, par ailleurs opportunistes, qui participent à l’entreprise de mort, et qui y voient une belle occasion de se débarrasser des juifs, de sauver leur propre peau, voire de faire carrière.
« Il semble évident que le darwinisme social pave notre monde depuis sa naissance dans les années 1860 (…) La loi de la race, la loi du marché s’imposent de manière nécessaire, infrangible, apodictique, aux hommes qui seront de toutes manière écrasées par la roue de l’histoire s’ils s’y opposent »
LVSL – Dans votre livre, vous soulignez l’existence d’un continuum idéologique entre certains éléments du libéralisme économique et les leitmotivs du national-socialisme. On découvre par exemple que les grandes figures du IIIème Reich étaient hantées par un imaginaire de la rareté, en vertu duquel le monde est un jeu à somme nulle régi par les lois de la compétition – un imaginaire qui prévaut dans la science économique libérale depuis la moitié du XIXème siècle. Comment faut-il comprendre ce continuum idéologique ?
JC – Il n’est pas difficile à comprendre dans la mesure où les nazis ne sont pas des extraterrestres ; ils sont d’un temps et d’un lieu qui n’est pas l’Indonésie du XIVème siècle mais l’Europe du XXème siècle. Nous insistons toujours sur la radicale extranéité des nazis en les ramenant à leur essence germanique supposée, à leur folie ou au démon qui les possédait, mais une fois que l’on a évacué ces inepties, le fait demeure : ils sont bien de chez nous, d’ici et de maintenant. Ce chez-nous, cet ici et ce maintenant, ce lieu et ce temps que nous habitons, s’appelle l’Occident et l’Europe des XIXèmes et XXèmes siècles. L’Occident, depuis les années 1850, est un monde culturel spécifique, caractérisé par une appréhension du temps, de l’espace, de l’homme et de la diversité des hommes, des races également. Toutes ces catégories ont accouché de pratiques : le capitalisme d’exploitation, l’exploitation des ressources naturelles, humaines et infrahumaines ou subhumaines – puisqu’on a affaire à des « sous-hommes » avec les populations coloniales. Les nazis n’ont absolument rien inventé, ils procèdent de ce lieu et de ce temps. Ils conçoivent par exemple très clairement l’espace à l’Est de l’Europe jusqu’à l’Oural comme les Français universalistes et les Britanniques démocrates conçoivent l’Afrique et l’Asie, c’est-à-dire une terra nullius, un lieu qui n’appartient à personne, où l’homme européen est le seul capable de faire culture, de mettre en culture des terres et de les exploiter. La terra nullius que les nazis revendiquent à l’Est est un concept de droit qui existe depuis le XVIIIème siècle et qui a servi à légitimer la colonisation.
Aux fondements de ce capitalisme et de ce colonialisme, on trouve l’idée que l’on vit dans un monde fini, gouverné par la rareté. Qui dit monde fini et rareté dit aussi concurrence pour l’accès aux biens, aux ressources et aux aliments : autrement dit, un jeu à somme nulle avec des gagnants et des perdants ; c’est malheureux, mais le monde de la rareté est nécessairement un lieu d’affrontements, un lieu de guerre, un lieu de combat pour ces individus ou ces espèces qui sont en lutte pour des espaces. Ces espèces, ce sont les races, et dans ce monde de rareté, de combat pour la maîtrise des ressources et notamment la première d’entre elles, la ressource alimentaire, la vertu cardinale qui permet la survie est la performance : performance démographique – faire des enfants de bonne qualité et en nombre suffisant –, performance sportive – pour s’aguerrir – et guerrière, performance productive pour disposer de ce qui est nécessaire au combat et à la survie. C’est le monde commun dont les nazis procèdent, participent, et portent les caractères jusqu’à incandescence.
LVSL – Vous mentionnez l’héritage (indirect) du darwinisme social de Herbert Spencer dans les réflexion antiétatistes des nazis. Dans « Il faut s’adapter » (Seuil, 2019), Barbara Stiegler étudie la postérité de l’évolutionnisme de Spencer aux États-Unis, qui survit selon elle à travers Walter Lippmann, pionnier du « néolibéralisme ». Elle analyse notamment l’opposition que Lippmann dresse entre le « flux » – des échanges, des capitaux, des informations – et la « stase » – l’ensemble des habitudes mentales prises par les habitants, qui les empêche de « s’adapter » aux réquisits du capitalisme mondialisé, en fluctuation permanente. Dans une perspective évolutionniste, Lippmann déplore « l’inadaptation » des sociétés contemporaines, et le « retard » qui est le leur. Selon Barbara Stiegler, les crimes commis sous le IIIème Reich ont rendu tabou les références explicites à la biologie pour parler des sociétés humaines ; pourtant, les concepts et l’imaginaire déployés par Lippmann ont – selon elle – largement survécu, mais de manière diffuse. Partagez-vous cette intuition ? Peut-on lire votre livre comme une tentative de montrer que malgré la condamnation unanime des crimes de guerre des nazis, quelque chose du darwinisme social commun aux nazis et aux néolibéraux de la conférence Lippmann a survécu à la chute du IIIème Reich ?
[Lire ici notre entretien avec Barbara Stiegler : « Le néolibéralisme est imbibé de catégories darwiniennes »]
JC – Le tabou de la biologisation sociale saute en réalité dès les années 1970. L’idée selon laquelle les inégalités humaines, c’est-à-dire sociales et productives, ont des racines biologiques, est quelque chose qui est acquis dans de très larges parties du monde intellectuel ou scientifique, notamment aux États-Unis depuis les années 70, via une étiologie biologique et notamment génétique. Le tabou a été davantage européen, parce que l’Europe a été le lieu du crime, le lieu de la découverte physique, scopique, phénoménologique du crime ; aux Etat-Unis, on s’embarrasse un peu moins de tout cela, en Amérique latine on peut trouver des memorabilia du IIIe Reich en vente libre dans la rue, de même qu’en Asie.
Il semble évident que le darwinisme social pave notre monde depuis sa naissance dans les années 1860 [Darwin publie l’Origine des espèces en 1859 et Spencer son premier ouvrage consacré à la théorie de l’évolution, Le progrès, ses lois et ses causes, en 1857 ndlr] ; à partir de la seconde moitié du XIXème siècle la géographie, l’histoire, l’économie se pensent dans et par les catégories de la biologie, de la zoologie, de l’éthologie, d’une part parce que ce sont les sciences naturelles qui donnent le « la » dans la découverte scientifique, d’autre part parce que cette naturalisation du social a une fonction bien connue de légitimation. Si l’on estime que les hiérarchies sont naturelles que peut-on y faire ? Si elles sont voulues par la biologie, on peut bien contester, manifester, faire des tracts : il y aura une nécessité à l’œuvre, irréductible à notre liberté. Les nazis ont participé de cet imaginaire, celui de la nécessité biologique et scientifique, contre celui de la liberté. Ils affirmaient qu’il n’y avait pas le choix, comme d’autres diraient « qu’il n’y a pas d’alternative » (there is no alternative), et partageaient ce leitmotiv avec les libéraux les plus radicaux. La loi de la race, la loi du marché s’imposent de manière nécessaire, infrangible, apodictique, aux hommes qui seront de toutes manière écrasés par la roue de l’histoire s’ils s’y opposent parce que c’est la roue de la nécessité, qu’elle soit théologique, biologique, mercatique ou économique.
Cela ne veut bien évidemment pas dire que Madame Thatcher était une nazie, c’était une femme qui vivait dans une mystique de la liberté individuelle, de l’individu-roi, de l’absence de société, une ultralibérale assumée, à la fois anticommuniste et antinazie, mais qui partageait un terreau commun avec les nazis : l’imaginaire de la nécessité, du combat et de la performance nécessaires pour s’imposer dans la lutte pour la vie.
Les analyses de Barbara Stiegler, qui oppose le « flux » à la « stase » de Lippmann, posent la question de la signification de l’œuvre des néolibéraux des années 1930 : Walter Eucken, Wilhelm Röpke, etc. En termes sociaux et politiques, il s’agissait d’antinazis, qui estimaient que les nazis étaient trop dirigistes donc presque soviétiques. Mais ils partagent avec les nazis, étant eux aussi les enfants de leur temps et de leur lieu, cette opposition entre le « flux » et la « stase », entre le flux et l’obstacle. Le « flux », pour les nazis, est tout autant un flux de marchandises, de biens et de services qu’un flux vital, un flux biologique : c’est le sang. Le « flux », ce sont également les migrations germaniques qui conquièrent et qui colonisent ; contre cela, on trouve la « stase » dont ils ne veulent pas, le status qui est l’État. De la même manière, aujourd’hui, on oppose du côté du « flux » la dynamique, le mouvement, l’innovation, l’initiative, et du côté de la « stase » la rente, les acquis, les statuts sociaux, le conservatisme de ceux qui refusent que l’on détruise l’État-providence.
LVSL – Vos ouvrages se distinguent par leur étude approfondie de la « vision du monde » nazie. Un pan de l’historiographie considère pourtant que l’on ne doit pas – ou ne peut pas – prendre le corpus théorique nazi au sérieux, car il ne serait que l’expression d’une vision du monde délirante ou maléfique, qu’il ne ne s’agirait pas d’une production intellectuelle comme une autre. D’où vient ce refus ?
JC – Il y a plusieurs raisons à cela. Dire que les actes nazis procèdent d’un non-sens – qu’il soit démoniaque, animal, pathologique ou barbare – protège notre humanité, car être humain signifie vivre dans un univers de sens et de valeurs. Rabattre le nazisme du côté du non-sens est la manière la plus commode, sous ses différentes déclinaisons, de vivre avec, de se dire que nous n’avons rien à voir avec lui. C’est la première raison, que l’on peut considérer comme un mythe nécessaire, qui nous permet de nous accommoder de ce phénomène.
La seconde raison, liée à la première, tient à la domination de l’histoire sociale dans l’historiographie du nazisme. Par « histoire sociale », j’entends une méthode qui accorde une attention particulière aux acteurs et aux pratiques, aux acteurs en tant qu’ils sont acteurs de pratiques et non pas titulaires ou producteurs de discours. Cela découle d’une structuration de la corporation historienne qui, singulièrement en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale, est passée d’une domination de l’histoire culturelle, voire intellectuelle, à celle de l’histoire sociale ; elle a notamment connu un fort développement via l’école de Bielefeld, qui provient du fait qu’il était urgent et moralement indispensable d’établir des faits, face à l’immensité inédite des crimes nazis. Face aux négationnistes, qui sont présents depuis le départ – les premiers négationnistes étant les nazis eux-mêmes, qui espéraient que personne ne croirait à la réalité de leurs crimes parce qu’ils étaient littéralement incroyables –, il fallait compter les camions, mesurer les fosses, sonder la faisabilité technique des crimes ; établir ainsi les faits, c’est la première mission de l’historien, d’autant plus impérative ici. C’est déjà une tâche titanesque et on peut comprendre qu’une grande partie de la corporation, pour des raisons à la fois épistémologiques, techniques, morales, ait estimé que l’on pouvait se contenter de cela, et que la question du sens ne la concernait pas. Ce partage des tâches est caractéristique de l’université allemande mais aussi des universités de langue anglaise, toutes deux ultra-dominantes : à nous le décompte des camions et aux collègues de philosophie la question du sens.
Ajoutons à cela qu’aux yeux des historiens allemands qui travaillent sur ce sujet, envisager que les crimes commis puissent avoir eu un « sens » aux yeux des acteurs pose problème d’un point de vue psychologique et moral, notamment au regard de l’histoire familiale et sociale du pays dans lequel ils vivent et dont ils sont issus. C’est un faisceau de raisons qui aboutit à ce que l’on ne s’intéresse pas au sens des pratiques pour les acteurs parce qu’il brûle les doigts…
LVSL – Les manuels d’histoire du secondaire ont tendance à renvoyer dos à dos « nazisme » et « stalinisme » sous la catégorie de « totalitarisme », solidaire d’un État omnipotent. L’analyse que vous délivrez dans votre dernier livre met au contraire l’accent sur la dimension antiétatiste du nazisme et établit qu’aux yeux de nombreux hiérarques du IIIème Reich, l’État est une entité à pulvériser car elle constitue un frein à l’émancipation raciale. Comment expliquez-vous cet écart ?
JC – Le totalitarisme est un concept intéressant, forgé par les antifascistes contre les fascistes, récupéré immédiatement par ces derniers pour exalter leurs propres ambitions historiques. En clamant « nous sommes les totalitaires », ils ont retourné le stigmate à leur profit. Ce terme, partagé entre les fascistes et les antifascistes, est devenu un concept de guerre froide lorsque Carl Joachim Friedrich et Hannah Arendt s’en sont emparé ; ils n’en ont pas seulement fait une catégorie heuristique au service des sciences politiques, de la philosophie politique et de l’histoire : ils s’en sont également servi comme une arme polémique au service d’un combat idéologique. La vertu polémique de ce concept consistait justement à mettre, sinon sur un pied d’égalité, du moins dans une même catégorie les trois manifestations de ce concept quelque peu platonicien de « totalitarisme », qui se serait réalisé dans le fascisme, le stalinisme, le nazisme…
« Les nazis repentis qui ont mis en scène leur reconversion sont difficiles à trouver, quasiment inexistants (…) les anciens communistes, eux, sont légion »
Les trois sont éminemment comparables, de la même manière que l’on peut les comparer au New Deal de Franklin Roosevelt, à la démocratie française des années 1930, au Portugal de Salazar, à la Hongrie de Miklos Horthy ou à l’Autriche de Dollfuss. L’histoire, dans son essence même, repose sur la comparaison, du simple fait que j’écris en février 2020 sur des réalités passées ; un historien compare sans arrêt les choses, même sans le savoir. Ce qui pose problème, c’est l’assimilation ; de fait, des sciences politiques nord-américaines des années 1950-60 aux programmes scolaires français depuis les années 1990, on assiste à une dégradation de cette comparaison vers l’assimilation sur la base de critères tels que « le chef », « l’État », « la propagande », « la répression », le « parti unique », « l’homme nouveau »… Dans le cas du nazisme, cela ne marche pas.
Prendre au sérieux le discours des nazis est important. Les nazis refusent de se considérer comme « totalitaires », parce que le Reich est conçu comme le lieu de la liberté, mais aussi parce que le « totalitarisme » repose sur un « État total », et que les nazis, contrairement aux fascistes – italiens, donc latins et romains, héritiers d’une tradition étatiste – rejettent le concept d’État. De la même manière, les nazis vomissent « l’homme nouveau », autre critère définitionnel du « totalitarisme » : ils ne veulent pas se projeter dans l’avenir mais revenir à l’origine ; la régénération n’est pas pour eux la projection vers le nouveau mais le retour aux temps inauguraux, ceux de la naissance de la race. Autrement dit, l’archétype est pour eux l’archaïque. La catégorie de « totalitarisme », si elle peut être intéressante, n’est absolument pas heuristique, et les historiens du nazisme ne l’emploient pas – elle est l’apanage de vulgarisateurs de deuxième ou troisième main. Lisez également Nicolas Werth, meilleur spécialiste mondial du stalinisme : vous aurez du mal à trouver cette catégorie ; lorsqu’on fait de l’histoire, on ne manie pas des concepts platoniciens qui couchent une réalité historique sur un lit de Procuste.
LVSL – Vous écrivez que Reinhard Höhn n’a jamais complètement cessé d’être nazi. De fait, comme une partie importante de l’élite du IIIème Reich, il a rapidement trouvé un nouveau statut au sein de la RFA sans jamais avoir eu à faire son mea culpa. Y a-t-il d’anciens nazis ?
JC – Les repentis qui ont mis en scène leur reconversion sont difficiles à trouver, quasiment inexistants. L’exemple le plus emblématique est celui de Melita Maschmann, cette haute responsable des BDM, les jeunesses féminines hitlériennes qui a rédigé un livre dans les années 60 qui s’intitule Fazit (« Bilan »), où elle évoque son expérience. On trouve quelques maigres exemples, mais ils sont extrêmement rares par rapport aux anciens communistes qui, eux, sont légion.
Cela vient peut-être de la différence dans la manière dont les staliniens, bolchéviques et communistes d’une part, nazis de l’autre, concevaient l’identité. Pour les premiers, l’identité est culturelle : vous êtes bourgeois, mais vous pouvez devenir communiste, vous êtes communiste et vous pouvez trahir – c’est ce qui permet à la terreur stalinienne de frapper n’importe où, n’importe qui, à n’importe quel moment parce que l’identité n’est pas fixe, elle est culturelle et fondée sur la liberté. Vous pouvez donc changer, renier, vous repentir.
Sous le IIIème Reich, en revanche, les identités sont fixes et c’est la biologie qui les définit. Si vous êtes juif et que vous vous convertissez au protestantisme, vous restez juif ; si vous êtes allemand et communiste, on pourra peut-être, à force de coups – c’est à cette fin que les camps de concentration sont ouverts en 1933 – vous rééduquer et vous faire revenir à votre essence biologique, à votre identité, mais si vous êtes d’une autre race c’est impossible. Peut-être cette idée est-elle demeurée fortement ancrée dans le for intérieur des partisans du nazisme, qui s’estimaient confondus biologiquement, corporellement, existentiellement avec leur idée, leur mission. Écoutez les témoignages des anciens combattants du Front de l’Est, qu’ils soient allemands ou volontaires français nazis de la division Charlemagne : ce sont des gens qui ne vont jamais rien renier. Ils estiment au contraire que l’on doit ériger des statues à leur gloire puisque qu’ils ont sauvé l’Europe du bolchevisme.
Reinhard Höhn n’a jamais eu un mot sur le passé nazi de son pays, de ses collègues (ceux mêmes qu’il emploie dans son école de management) et du sien propre. Après 1945, il n’a certes plus affirmé qu’il fallait réduire les Slaves en esclavage ou se débarrasser des juifs, il n’a pas d’ailleurs dit le contraire : pas un mot de regret, de remord ou de retour, sinon critique, du moins réflexif. Il reste en revanche obsédé par l’idée que la vie est un combat, que la performance est la valeur ultime de l’individu, celui-ci n’ayant pas de valeur absolue. Le droit allemand, depuis 1945, affirme que « la dignité de l’homme est intangible » (article 1 de la Loi Fondamentale de 1949) mais, pour Höhn, la valeur de l’individu n’est pas essentielle, elle est relative, référée à sa capacité productive dans ce combat qu’est la vie et qu’est le monde pour la maîtrise des ressources, l’approvisionnement et la survie de l’espèce.
À la suite de quatre années de politique néolibérale brutale pendant la présidence de Mauricio Macri, l’Argentine est à nouveau plongée dans une crise majeure de la dette. Le nouveau président péroniste, Alberto Fernández, se retrouve confronté au même dilemme que ses prédécesseurs : risquer un bras de fer avec le FMI ou accepter toutes ses conditions. Par Éric Toussaint, porte-parole du CADTM International.
Rappelons que Mauricio Macri a commencé son mandat en décembre 2015 en acceptant toutes les demandes d’un juge new-yorkais qui avait donné raison aux fonds vautours contre l’Argentine. Cela a permis à ces fonds d’investissements spécialisés dans le rachat à bas prix des titres souverains d’empocher 4,6 milliards de dollars et de faire un bénéfice de 300 %. Pour indemniser ces fonds vautours, Mauricio Macri a emprunté sur les marchés financiers. Il annonçait que tout se passerait pour le mieux car l’application de recettes néolibérales allait renforcer l’attrait de l’Argentine auprès des investisseurs et des prêteurs étrangers. La presse dominante au niveau international lui a apporté son soutien. Les commentaires des experts en économie invités à donner leur avis présentaient l’Argentine de Macri comme une success story. L’émission en 2017 d’un titre venant à échéance 100 ans plus tard (2117) était présentée comme la preuve ultime de la réussite néolibérale pro-marché de Macri.
Or la réussite de ce titre s’expliquait d’une toute autre manière : le taux d’intérêt proposé pendant cent ans s’élevait à 7,25 % par an (avec un rendement réel sur le prix d’achat de départ de 7,917 % car le titre a été vendu avec une décote pour attirer les investisseurs). Alors que début juin 2017, les banquiers pouvaient emprunter à 0 % à la BCE, à la Banque du Japon et à la Banque de Suisse, à 0,25 % à la Banque d’Angleterre et à 1,00 % à la Fed aux États-Unis, alors que les fonds d’investissements disposaient d’énormément de liquidités et que le rendement des titres de la dette publique des pays du Nord était très bas, voire négatif, le bon argentin à 7,25 % pendant cent ans était une aubaine. D’où son succès. Cela ne représentait en rien la preuve de la bonne santé de l’économie argentine. Il y a un volume tellement élevé de capitaux orientés vers la spéculation (et pas vers l’investissement productif) que tout État émettant des titres souverains avec un rendement supérieur à la moyenne est susceptible de trouver acquéreur.
Un exemple de commentaire de la presse économique pour saluer le bon à 100 ans : « Un peu plus d’un an après la fin de l’incroyable saga de la dette argentine, Buenos Aires poursuit sa reconquête des marchés financiers. Le gouvernement Macri vient d’effectuer une émission obligataire en dollars à 100 ans, un événement qui aurait paru impossible il y a encore quelques années ». Dans un article apologétique, le quotidien français Les Échos n’hésitait donc pas à affirmer que l’Argentine de Macri poursuivait « sa reconquête des marchés ».
Un an avant, en 2016, le même quotidien écrivait : « En avril 2016, Buenos Aires avait effectué un retour triomphal sur les marchés : malgré huit faillites dans l’histoire de l’Argentine, les investisseurs avaient placé pour 68 milliards de dollars d’ordres. Un véritable plébiscite pour le nouveau chef d’État Mauricio Macri. Le pays avait choisi de lever 16,5 milliards à un taux de 7,5 % pour 10 ans. ».
Une personne un peu avisée aura compris à la lecture de ces commentaires dithyrambiques que les grandes sociétés capitalistes du monde entier étaient à la recherche des occasions d’obtenir un haut rendement en achetant des titres avec des risques élevés. Cela ne représentait pas du tout une preuve de bonne santé de l’économie argentine.
Les prêteurs potentiels (c’est-à-dire des fonds d’investissements, des grandes banques…) se disaient que les titres argentins bénéficiaient de la garantie de l’État argentin et qu’en cas de pépin ils pourraient demander à un juge de New York de leur donner raison contre l’Argentine. Ils avaient raison car les autorités de Buenos Aires ont délégué à la justice des États-Unis le pouvoir de trancher des conflits entre l’Argentine et les prêteurs. De toute façon, ils se disaient aussi qu’en cas de besoin, le FMI interviendrait pour prêter de l’argent au gouvernement argentin afin que celui-ci puisse continuer à rembourser la dette aux fonds privés comme il l’a toujours fait. Argument supplémentaire : les richesses du sous-sol argentin sont élevées et en cas de problème l’Argentine pourra mettre en vente encore plus de ressources afin de répondre aux exigences des prêteurs.
En résumé, alors que l’économie argentine réelle n’allait pas bien du tout, le gouvernement a réussi en 2016-2017 à trouver des prêteurs et son gouvernement de droite a bénéficié des louanges de la grande presse internationale, du FMI et des autres gouvernements directement aux mains du grand capital.
Mais cela a commencé à tourner franchement mal en 2018 sous l’effet de plusieurs facteurs négatifs en lien avec les politiques pratiquées par Macri : l’augmentation très forte du volume des intérêts à payer (qu’il fallait continuellement refinancer par de nouvelles dettes), la fuite massive des capitaux permise par une politique tout à fait laxiste de liberté totale de sortie des capitaux. Cette sortie montrait d’ailleurs que les capitalistes argentins n’avaient pas tellement confiance dans l’avenir de Macri et préféraient aller faire des affaires ailleurs y compris en achetant à Wall Street des titres de la dette extérieure argentine libellés en dollars. Les réserves de change ont fortement baissé. La production et l’emploi ont commencé à chuter, l’Argentine est entrée en récession. Le pouvoir d’achat de la majorité de la population a reculé suite aux attaques patronales et gouvernementales. En conséquence, la consommation interne qui représente 70 % du PIB argentin a baissé elle aussi. Le peso argentin s’est progressivement enfoncé. Alors qu’au 1er janvier 2018, il fallait 22 pesos pour acheter un euro, le 16 juin 2018, il en fallait 321.
C’est dans ce contexte qu’en juin 2018, Macri en panique a fait appel au FMI comme l’avaient prévu les prêteurs étrangers et les capitalistes argentins. Le crédit total que le FMI a promis d’accorder à l’Argentine s’est élevé à 57 milliards de dollars (dont l’équivalent de 44,1 milliards ont été effectivement déboursés jusqu’à présent). Dans un premier temps, en juin 2018, le montant de 50 milliards de dollars a été annoncé et quelques mois plus tard, comme la situation ne s’arrangeait pas, 7 milliards de dollars supplémentaires ont été ajoutés aux promesses de déboursements. C’est jusqu’ici le prêt le plus élevé jamais accordé à un pays par le FMI (en 2010, le prêt accordé à la Grèce par le FMI s’est élevé à 30 milliards d’euros). Le FMI comme d’habitude a exigé en contrepartie l’application de mesures encore plus impopulaires que celles appliquées par Macri jusque-là.
En octobre 2019, lors des élections présidentielles, le peuple argentin a sanctionné Macri et le mouvement politique péroniste a regagné par les urnes, après un intermède de quatre ans, la présidence du pays en la personne d’Alberto Fernández. Cristina Fernández, qui a présidé le pays de 2007 à 2015, est devenue vice-présidente.
C’est en préparation de la passation de pouvoir entre Mauricio Macri et Alberto Fernández (10 décembre 2019), que le réseau latinoaméricain et caribéen du CADTM, le CADTM AYNA (AYNA correspond au sigle Abya Yala Nuestra América – dans la région du Panama actuel, les peuples natifs de l’Amérique latine appelaient leur territoire l’Abya Yala) tenait sa huitième assemblée annuelle. J’ai participé à cette rencontre ainsi qu’à plusieurs conférences publiques dont une au parlement argentin.
Le taux de pauvreté a fortement augmenté pendant les quatre ans du mandat de Macri, il est passé d’environ 27 % à 40 % de la population. Dans les jours qui ont précédé le passage de Macri aux Fernández (Alberto et Cristina Fernández ne sont pas de la même famille même s’ils portent le même patronyme), le paiement de la dette était au centre de la plupart des débats politiques.
Par ailleurs, il faut souligner que les mouvements politiques et sociaux argentins sont massifs et bien organisés : les syndicats restent puissants, le mouvement féministe est capable de grandes mobilisations, les sans-emplois sont organisés, le mouvement coopératif est fort, … Les différentes expériences néolibérales qui ont commencé avec la dictature (1976-1983) et dont la dernière en date est la période Macri n’ont pas réussi à atomiser la société argentine et, à la différence du Chili voisin, l’éducation y compris universitaire est gratuite et il en va de même avec le secteur de la santé.
En novembre-décembre 2019, voici les questions qui reviennent le plus souvent dans les médias :
-Alors que le gouvernement sortant a suspendu le paiement d’une partie de la dette interne, le nouveau gouvernement va-t-il rembourser la dette accumulée pour réaliser une politique qui a été rejetée par la majorité de la population ?
-Que faut-il faire des accords passés avec le FMI ?
-Puisque le FMI est censé verser encore 11 à 13 milliards de dollars à l’Argentine, le nouveau gouvernement doit-il demander ces versements ou doit-il dire au FMI de les stopper ?
-Ne faudrait-il pas que l’Argentine suspende pendant deux ans le remboursement de la dette afin de pouvoir relancer en priorité la consommation et l’activité économique et ainsi rendre soutenable la reprise des paiements plus tard ? C’est ce que propose Martin Guzman, économiste argentin qui enseigne à New York et qui collabore étroitement avec Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie. Martin Guzman vient d’être nommé ministre de l’Économie et des Finances du nouveau gouvernement d’Alberto Fernández.
Une majorité de la population rejette clairement le FMI dont l’action néfaste en Argentine est connue de tout un chacun. Il faut savoir qu’après la seconde Guerre mondiale, le président Juan Domingo Perón avait refusé que son pays adhère au FMI en le dénonçant comme un instrument de l’impérialisme2. L’Argentine n’a adhéré au FMI qu’en 1956 pendant la dictature militaire du général Pedro Eugenio Aramburu Silveti qui a renversé Perón en 1955. Vingt ans plus tard, le FMI a soutenu activement la dictature sanglante du général Jorge Rafael Videla, responsable de l’assassinat de plus de 30 000 opposants de gauche. Dans les années 1990, le FMI a mis la pression maximum pour faire de l’Argentine un des pays à la pointe des privatisations et de l’ajustement structurel. Cela avait fini par conduire à la rébellion massive de décembre 2001 qui a provoqué la chute du président Fernando de la Rúa.
Lors des conférences publiques réalisées à Buenos Aires entre le 27 et le 29 novembre 2019 par ATTAC-CADTM en collaboration avec une dizaine d’organisations, j’ai eu l’occasion, en tant que porte-parole international du CADTM, de faire une série de propositions pour affronter la crise de la dette argentine. Ces propositions sont le fruit de discussions au sein du réseau CADTM. Cela a notamment été le cas lors d’une audience qui a eu lieu au parlement argentin le 27 novembre à l’initiative de l’économiste Fernanda Vallejos, une députée qui fait partie de la nouvelle majorité présidentielle [voir l’intervention en espagnol d’Éric Toussaint].
Voici un résumé des arguments que j’ai avancés et des propositions que j’ai faites.
Il ne faut pas hésiter à utiliser la doctrine de la dette odieuse car elle s’applique à l’Argentine.
Selon la doctrine de la dette odieuse, une dette est réputée odieuse et donc nulle à deux conditions :
1. Elle a été contractée contre l’intérêt de la nation ou contre l’intérêt du peuple ou contre l’intérêt de l’État concerné.
2. Les créanciers ne sont pas en mesure de démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette était contractée contre l’intérêt de la nation. Il faut préciser que selon la doctrine de la dette odieuse la nature du régime ou du gouvernement qui a contracté la dette n’a aucune espèce d’importance, ce qui compte c’est l’usage qui est fait de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être réputée odieuse si la deuxième condition est réunie. Donc, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux [voir à ce sujet sur le site du CADTM : https://www.cadtm.org/La-dette-odieuse-selon-Alexandre-Sack-et-selon-le-CADTM)3.
Il est fondamental pour un pays d’adopter de manière souveraine et unilatérale des mesures complémentaires qui permettent d’améliorer la situation en matière de dette.
Cinq exemples :
1. L’adoption d’une loi contre les fonds vautours
Comme la Belgique l’a montré en 2008 puis en 2015, il est possible d’adopter une loi pour combattre les fonds vautours (voir Renaud Vivien, « Analyse de la loi belge du 12 juillet 2015 contre les fonds vautours et de sa conformité au droit de l’UE »). La loi est très simple, elle consiste à dire qu’un fonds d’investissement ne peut pas prétendre à une somme supérieure à la somme qu’il a effectivement déboursée pour acquérir un titre de la dette publique. Rappelons que l’action des fonds vautours consiste à acheter à un prix très bas des titres de la dette quand le pays est en détresse afin d’obtenir par voie de justice une indemnisation qui peut représenter un bénéfice de plusieurs centaines de pourcents. Si l’Argentine adoptait une telle loi, cela pourrait l’aider à se protéger contre l’action des fonds vautours. Si de nombreux pays faisaient de même, ceux-ci seraient largement neutralisés. Il faudrait également refuser lors de l’émission de titres de dettes publiques de déléguer à une juridiction étrangère (par exemple la justice de New York) le pouvoir de régler un litige entre le pays emprunteur et les détenteurs de titres.
2. La suspension du paiement de la dette
La suspension du paiement de la dette fait partie des moyens qu’un pays peut utiliser pour affronter une situation de crise financière et/ou humanitaire. Le pays peut décréter une suspension de manière unilatérale et souveraine. De nombreux pays y ont eu recours, c’est le cas de l’Argentine à partir de la fin 2001 jusque 2005 pour un montant d’environ 80 milliards de dollars et cela lui a été bénéfique.
Dans un livre collectif publié en 2010 par l’université d’Oxford4, Joseph Stiglitz affirme que la Russie en 1998 et l’Argentine au cours des années 2000 ont fait la preuve qu’une suspension unilatérale du remboursement de la dette peut être bénéfique pour les pays qui prennent cette décision : « Tant la théorie que la pratique suggèrent que la menace de fermeture du robinet du crédit a été probablement exagérée » (p. 48).
Quand un pays réussit à imposer une réduction de dette à ses créanciers et recycle les fonds antérieurement destinés au remboursement pour financer une politique fiscale expansionniste, cela donne des résultats positifs : « Dans ce scénario, le nombre d’entreprises locales qui tombent en faillite diminue à la fois parce que les taux d’intérêt locaux sont plus bas que si le pays avait continué à rembourser sa dette et parce que la situation économique générale du pays s’améliore. Puisque l’économie se renforce, les recettes d’impôts augmentent, ce qui améliore encore la marge budgétaire du gouvernement. […] Tout cela signifie que la position financière du gouvernement se renforce, rendant plus probable (et pas moins) le fait que les prêteurs voudront à nouveau octroyer des prêts. » (p. 48). Par ailleurs, dans un article publié par le Journal of Development Economics sous le titre « The elusive costs of sovereign defaults », Eduardo Levy Yeyati et Ugo Panizza, deux économistes qui ont travaillé pour la Banque interaméricaine de développement, présentent les résultats de leurs recherches minutieuses sur les défauts de paiement concernant une quarantaine de pays. Une de leurs conclusions principales est la suivante : « Les périodes de défaut de paiement marquent le début de la récupération économique » (« Default episodes mark the beginning of the economic recovery »).
L’Argentine, comme en 2001, ne devrait pas hésiter à déclarer une suspension de paiement d’une durée à déterminer, deux ans peut constituer un laps de temps minimum avec une possibilité de prolongation si cela est nécessaire. Elle pourrait mettre à profit cette suspension pour utiliser les sommes épargnées afin de relancer la consommation et l’activité économique au profit de la population.
Il est recommandé de réaliser une suspension sélective : les petits épargnants et les petits détenteurs de titres, de même que les fonds de pensions publics et les autres institutions publiques doivent être exemptés de la suspension de paiement, c’est-à-dire que ces catégories continueront à recevoir le remboursement de la dette. Il est tout à fait normal d’instaurer une discrimination positive afin de protéger les « faibles » et les entités publiques nationales par rapport aux grands créanciers privés et au FMI.
3. L’obligation pour les détenteurs de titres de la dette argentine de s’identifier auprès des autorités de Buenos Aires
Les autorités argentines devraient renouer avec une pratique datant de la première moitié du 20e siècle : l’établissement d’une liste des détenteurs de titres et autres créanciers. Dans le règlement du litige entre le Mexique et ses créanciers dans les années 1940, les créanciers ont eu l’obligation de se faire connaître et certains ont été exclus de l’accord qui a permis l’annulation de 90 % de la dette mexicaine. Les détenteurs de titres ont été obligés de présenter leurs titres et de les faire enregistrer et estampiller auprès des autorités mexicaines avant de pouvoir prétendre à une compensation ! [Lire à ce sujet cet article sur le site du CADTM]. L’obligation pour les détenteurs de titres de s’identifier permet notamment de poursuivre le paiement à l’égard des « petits porteurs » de titres ou de leur proposer une indemnisation favorable.
4. La réalisation d’un audit de la dette à participation citoyenne
Il est fondamental de réaliser un audit avec la participation des citoyens et des citoyennes afin d’identifier la partie illégitime et odieuse de la dette (la partie illégitime et odieuse pourrait représenter l’écrasante majorité de la dette). Cet audit peut déboucher sur une répudiation de la dette et/ou sur une restructuration unilatérale avec une annulation plus ou moins importante.
5. La non-reconnaissance des accords signés avec le FMI en 2018 par Macri
Comme l’ont démontré plusieurs juristes argentins et de nombreux autres protagonistes, l’accord signé par le FMI et Mauricio Macri est contraire à l’intérêt de la nation argentine et/ou du peuple argentin. Le FMI, en octroyant un prêt de 57 milliards de dollars au gouvernement de Macri, a violé ses propres règles qui consistent à dire qu’il ne peut octroyer des fonds que si, en conséquence, la dette devient soutenable. Or en prêtant une somme aussi énorme à l’Argentine en 2018, il n’était pas possible de prétendre que cela rendrait la dette soutenable. La preuve en a été faite moins d’un an plus tard. De son côté Macri a violé les lois et la constitution argentine qui prévoient que la signature d’un tel accord avec le FMI, qui a valeur de traité international, doit être soumis à débat au parlement argentin qui doit ensuite l’approuver. De plus, le crédit a été accordé parce que Donald Trump, président des États-Unis, a mis la pression sur la direction du FMI afin de venir en aide au gouvernement de Macri pour que celui-ci puisse rester au pouvoir malgré la crise et remporter les élections de 2019. Trump voulait venir en aide à Macri parce que celui-ci menait une politique conforme aux intérêts économiques, politiques et militaires des États-Unis. C’est la véritable raison pour laquelle ce méga-crédit a été accordé. Sachant que le peuple argentin a désavoué dans les urnes les choix de Macri et que celui-ci n’a pas respecté la constitution argentine, le nouveau gouvernement est en droit de refuser de reconnaître la validité des accords signés par son prédécesseur avec le FMI. On est dans un cas de figure prévu par la doctrine de la dette odieuse : lors d’un changement de régime, le nouveau gouvernement n’est pas tenu de respecter les obligations contractées par ses prédécesseurs en matière d’endettement si ceux-ci ont contracté une dette contre l’intérêt de la nation ou du peuple (et dans ce cas en leur propre faveur, afin de rester au pouvoir).
Il est important pour l’Argentine de tirer des leçons des erreurs du passé et de ne pas reproduire le type de négociation qui a eu lieu avec les créanciers pendant la période 2002-2010 [voir une analyse de cette renégociation dans Maud Bailly et Éric Toussaint, « Argentine : La restructuration frustrée de la dette en 2005 et en 2010 »].
Les mesures énoncées plus haut devraient s’inscrire dans un programme d’ensemble qui inclut d’autres actions : contrôle des mouvements de capitaux, socialisation du secteur bancaire, réforme fiscale, mesures pour rompre avec le modèle extractiviste exportateur et pour lutter contre la crise écologique…
Notes :
1 Fin septembre 2018, il fallait 48 pesos pour 1 euro. Début décembre 2019, il en fallait 66.
3 Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Sack dit très clairement que des dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Il écrit « pour qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier puisse être considérée comme incontestablement odieuse, il conviendrait que… ». Sack définit un gouvernement régulier de la manière suivante : « On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. » (p. 6). Je souligne (ÉT). Source : Les effets des transformations des États sur leurs dettes publiques et autres obligations financières : traité juridique et financier, Recueil Sirey, Paris, 1927. Voir le document presque complet en téléchargement libre sur le site du CADTM.
4 Barry Herman, José Antonio Ocampo, Shari Spiegel, Overcoming Developing Country Debt Crises, OUP Oxford, 2010.
Article originellement publié sur le site du CADTM sous le titre «L’Argentine en pleine crise de la dette » le 9 décembre 2019, reproduit avec l’autorisation de son auteur : https://www.cadtm.org/L-Argentine-en-pleine-crise-de-la-dette
La question européenne demeure un point extrêmement sensible dans la plupart des partis politiques français et en particulier au niveau de la gauche radicale. Si ces atermoiements s’expliquent en grande partie par l’ambivalence de l’électorat sur cet enjeu, il n’en demeure pas moins que la gauche radicale – sous les couleurs actuelles de la France insoumise – gagnerait largement à clarifier sa position, dont découle par ailleurs toute la stratégie politique du mouvement.
Depuis les années 1980, la position de la gauche radicale vis-à-vis de l’Union européenne semblait être marquée par une lente évolution vers davantage d’euroscepticisme. Si une position totalement europhile n’a jamais été pleinement assumée, l’espoir semblait longtemps permis de pouvoir réorienter la construction européenne dans un sens plus social. Aussi chimérique que cela puisse paraître à l’heure actuelle, la profession de foi de Robert Hue, candidat pour le parti communiste à la présidentielle de 2002, indiquait vouloir la renégociation du traité de Maastricht avec notamment la transformation du pacte de stabilité, le changement des statuts de la Banque centrale européenne « pour qu’ils soient favorables à la croissance et à l’emploi », ainsi que « l’arrêt de la mise en œuvre des directives ouvrant les services publics à la concurrence ». Alors que la crise de la zone euro montra clairement l’aspect totalement irréaliste de telles ambitions, la France Insoumise, dans son programme pour l’élection présidentielle de 2017, semblait, enfin, avoir franchi le pas: la profession de foi de Jean-Luc Mélenchon signifiait vouloir « libérer le peuple français et les peuples d’Europe des traités européens et des accords de libre-échange qui les obligent à s’entre-déchirer. »
Ces modifications d’approche par rapport à l’Union européenne ne sont par ailleurs pas uniquement propres à la gauche radicale; d’autres acteurs politiques ont au cours de leur histoire récente largement modifié leurs positions sur cette dimension. Rappelons-nous ainsi qu’en 1988 le Front National militait en faveur de la mise en place d’une défense européenne et le fait de réserver en priorité les emplois aux Français et aux européens. Mais au fil des années, les positions du parti d’extrême droite se sont également largement durcies sur cette dimension jusqu’à proposer lors de la précédente élection présidentielle, un référendum sur l’appartenance de la France à l’Union européenne.
L’évolution de la position des partis politiques sur la dimension européenne semblait ainsi suivre une tendance historique d’augmentation de la défiance envers la construction européenne dans sa forme libérale avec trois ruptures assez clairement identifiables : le début des années 1990 et les discussions autour du traité de Maastricht, le référendum de 2005 sur la Constitution européenne, et le début des années 2010 marquées à la fois par la crise de la zone euro et ce qui fut qualifié de « crise migratoire ». Ainsi alors qu’en 1988, les partis pleinement europhiles obtenaient plus de 70% des suffrages, en 2017, parmi les principales formations politiques en lice, seul le mouvement En Marche d’Emmanuel Macron défendait clairement et largement l’Union européenne sans la critiquer outre mesure.
Alors qu’un clivage semblait s’instaurer et marquer clairement une ligne de rupture différente du clivage droite/gauche habituel, entre des formations politiques eurosceptiques et europhiles, la période post présidentielle de 2017 a semblé remettre en cause cette évolution.
Au sein de la France insoumise, la stratégie du plan A/plan B dans laquelle la sortie des traités européens est clairement une hypothèse prise en compte (plan B) si la renégociation des traités européens n’aboutit pas (plan A), est de moins en moins assumée. C’est au contraire uniquement une désobéissance aux traités européens qui est désormais envisagée. Du côté du Rassemblement National, les élections européennes de 2019 ont également montré une large inflexion du discours sur cette thématique, la sortie de l’euro n’étant même plus jugée prioritaire par la présidence du RN.
Faire face à des positions contradictoires sur l’Union européenne
Concernant l’enjeu européen, les mouvements politiques sont en effet pris entre deux feux largement contradictoires assez bien résumés par les données issues de l’Eurobaromètre[1]. Lors de l’étude menée cette année, 56% des Français déclaraient plutôt ne pas avoir confiance dans l’Union européenne quand 33% affirmaient avoir plutôt confiance dans cette institution. Néanmoins lorsqu’on demandait aux mêmes individus si la France ferait mieux face au futur si elle était hors de l’Union européenne, seules 32% des personnes interrogés étaient d’accord avec cette affirmation alors que 56% ne l’étaient pas.
Ces données expliquent largement l’atermoiement quasi général des formations politiques sur la dimension européenne. La première question indique ainsi que le « marché » des positions pleinement europhiles est extrêmement limité et qu’il ne dépasse globalement pas la base de soutiens à Emmanuel Macron. Il faut d’ailleurs remarquer qu’en 2017, François Fillon, candidat pour un courant de droite historiquement pro-européen, et qui, dans les faits ne proposait aucune modification de la dynamique libérale actuelle de l’Union, avait fait disparaître l’enjeu européen de sa communication. Même sa profession de foi indiquait vouloir « Bâtir une nouvelle Europe, respectueuse des nations, recentrée sur ses principales priorités ».
La seconde question, quant à elle, montre que pour une majorité des Français, il est néanmoins difficile de franchir le pas et de prendre en considération une sortie de l’Union Européenne. Les incertitudes sur un possible retour au franc et le mélodrame du Brexit contribuent sans doute largement à cette incapacité d’envisager une alternative claire à l’heure actuelle. La base des citoyens pleinement eurosceptiques semble ainsi à l’heure actuelle aussi peu large que celle des citoyens pleinement europhiles. Cela explique largement la modification stratégique au sein de la FI et du RN depuis 2017.
Un choix stratégique majeur pour la gauche radicale
Cependant, si la dynamique programmatique du Rassemblement National et de la France Insoumise sur la question européenne fait apparaître quelques convergences, les deux mouvements sont dans des situations bien différentes. Le Rassemblement National ayant réussi à fédérer autour de lui une grande partie de l’électorat pleinement eurosceptique, il peut tenter une ouverture à un électorat de droite plus modéré sur cette question mais faisant face à la décomposition des Républicains, tout en espérant être suffisamment identifié à une position eurosceptique par la base de son électorat.
La gauche radicale dans son incarnation actuelle par la France Insoumise se trouve quant à elle dans une position stratégique complètement différente et est confrontée à deux positions irréconciliables. La première solution est d’adopter une position pleinement eurosceptique, qui, tirant le bilan de la construction européenne et des implications de la constitutionnalisation de politiques économiques libérales, assume pleinement la possibilité d’une sortie de l’euro et de l’Union Européenne. La seconde solution, celle qui semble davantage suivie ces derniers mois, est de concilier un discours fondamentalement eurosceptique à certains vœux pieux concernant la réorientation souhaitée des institutions et des traités européens.
Ce choix est fondamental dans la mesure où il détermine en grande partie la stratégie globale du mouvement, un choix de la transversalité dans le premier cas, contre un choix d’union de de la gauche dans le second.
Trancher la question plutôt que l’éviter
Pour ne pas choisir un électorat plutôt qu’un autre, la France Insoumise a jusqu’à présent cherché à ne pas trancher sur le moyen terme la question européenne. Lors de la campagne de 2017, l’enjeu européen se caractérisait avant tout par sa faible prise en compte dans la communication de Jean-Luc Mélenchon. De même, l’explication de la stratégie réelle voulue par le mouvement lors des élections européennes est demeurée extrêmement précaire.
Si vouloir ménager les deux électorats en ne choisissant pas fermement une des deux positions et en ne communiquant pas sur cette dernière peut s’entendre d’un point de vue relativement abstrait, les conséquences peuvent néanmoins être extrêmement néfastes. Ne pas adopter de position claire porte en effet le risque de se couper des deux électorats plutôt que de les faire converger. Par ailleurs, même lorsqu’une position n’est pas pleinement assumée, elle prête néanmoins largement le flan à la critique. Rappelons ainsi, que lors de la campagne de 2017, Benoît Hamon, alors candidat du Parti Socialiste et de ses alliés, avait fait de la question européenne la pomme de discorde entre lui et Jean-Luc Mélenchon, mettant un terme à tout espoir d’alliance avec la France Insoumise.
La question européenne nécessite donc d’être clairement débattue et tranchée pour le moyen terme car, même si elle n’est pas à la base de la rhétorique de la gauche radicale, de la position sur cette question découle l’ensemble de la stratégie électorale. Quand la stratégie envisageant sérieusement une sortie de l’Union Européenne doit clairement déboucher sur une transversalité par rapport à l’habituel clivage gauche/droite et permet de toucher des catégories populaires intéressées par le vote Rassemblement national, voire abstentionnistes, refuser cette sortie permet de son côté de toucher des classes moyennes se situant traditionnellement davantage dans la rhétorique et le positionnement idéologique de la gauche plurielle.
Deux positions conciliables sur le moyen terme
Le problème majeur posé par ce choix stratégique est qu’il semble néanmoins difficile de se priver d’un de ces deux électorats pour une formation politique anti-libérale ambitionnant de prendre le pouvoir. C’est pourquoi contrairement à la stratégie suivie jusqu’ici, se contentant largement d’ignorer le problème plutôt que de le régler, tout l’enjeu est de pouvoir décider de la stratégie adoptée sur cette question, en amont des échéances électorales, dans les fameux « temps froids » de la politique[2].
Si dans un premier temps le choix de l’une ou de l’autre des stratégies empêche théoriquement de parler aux deux électorats, le travail de fond pouvant être mené sur la question européenne peut, sur le moyen terme, arriver à réconcilier ces électorats, l’aspect profondément libéral de la construction européenne pouvant à la foi entraîner un rejet des classes populaires sur les questions économiques et sociales et un rejet des classes moyennes sur la question environnementale. Ou, pour le dire autrement et d’une manière schématique, le besoin de protections sur le plan économique et social peut très bien converger avec un impératif de protection de l’environnement, si tant-est que l’articulation de ces dimensions soit suffisamment expliquée. Dégager ces convergences d’intérêts oblige en effet à un travail préalable de construction de l’opinion publique nécessitant lui-même une déconstruction des arguments abondamment présentés dans les médias dominants. Cela ne peut être réalisé que dans le temps court de la période électorale. Au contraire, c’est un axe majeur et impératif à traiter de la part des acteurs de la gauche radicale, pour lequel la réflexion et l’action autour de cette question doivent être envisagées durant les périodes de plus faible intensité politique.
[1]Avec toutes les réserves que peuvent susciter ce genre d’enquêtes quantitatives.
Laurent Jeanpierre est professeur de science politique à l’Université Paris 8 à Saint-Denis. Il a publié l’année dernière In Girum – Les leçons politiques des ronds-points (La Découverte). Un livre qu’il considère à la fois comme le dernier commentaire « sur le vif » du mouvement des Gilets Jaunes et comme le premier d’une série d’ouvrages qui viendrait interroger en profondeur ce qui s’est joué sur tous les ronds-points de France. Car il importe de situer le mouvement dans un lent renouveau des répertoires de l’action collective dont l’une des métamorphoses implique une relocalisation de la politique. Une tendance de fond, qui déborde depuis plusieurs années déjà les canaux traditionnels de contestation, et ouvre avec elle de nouvelles perspectives. On ose le mot « Commune », « Utopie ». Mais, ce n’est pas au nom d’un idéalisme béat ou d’un éloge de « la proximité », mais bien d’une volonté critique de penser les alternatives, sur le plan théorique et pratique. Une réflexion qui conduit également Laurent Jeanpierre à interroger, en miroir, les technologies de gouvernement du néolibéralisme, qui travaillent à maintenir un rapport au possible et au futur entravé. Entretien réalisé par Laëtitia Riss.
LVSL – Éditorialistes, politistes, universitaires… tous ont voulu « comprendre » le mouvement des Gilets Jaunes, en cherchant le plus souvent à appliquer des grilles d’analyses déjà prêtes à l’emploi. À l’inverse, vous écrivez : « Plutôt que d’éclairer le mouvement, je propose au contraire de se laisser ébranler par lui. » Quelles certitudes ce dernier a-t-il fait chanceler ?
Laurent Jeanpierre – Il faut situer la réponse dans le moment où nous parlons : on est en décembre 2019, un an après le mouvement. On ne peut plus dire exactement la même chose que ce qu’on a ressenti en lisant les analyses « à chaud », en provenance des discours politiques, scientifiques ou journalistiques sur les Gilets Jaunes. Ce qui me frappe pourtant, c’est qu’il y a eu et il y a encore comme un effet de révélation qui entraîne immédiatement une volonté de savoir. Une grande partie de la population a découvert les conditions d’existence et aussi le rapport à la politique d’une autre fraction de la population qui semblait complètement ignorée.
Le mouvement a montré à la fois aux gens qui ont un mépris établi pour les groupes populaires, mais aussi à la gauche dans son ensemble, quelles que soient ses fractions, qu’il était possible de faire de la politique massivement et autrement. L’idée selon laquelle des gens qui n’ont pas de compétences politiques apparentes ni d’expériences militantes antérieures, qui se désintéressent de la politique, qui n’énoncent pas la politique selon les codes de la presse, du monde des professionnels de la politique ou du militantisme, des écoles de science politique, et qui n’ont pas d’autres ressources relationnelles, économiques, visibles, sont incapables de faire de la politique a été profondément ébranlée.
« Le mouvement a montré à la fois aux gens qui ont un mépris établi pour les groupes populaires, mais aussi à la gauche dans son ensemble, quelles que soient ses fractions, qu’il était possible de faire de la politique massivement et autrement. »
Cette remise en cause des certitudes explique aussi pourquoi on a volontiers qualifié le mouvement d’informe ou de chaotique. On ne parvenait pas à comprendre qu’un tel mouvement puisse se structurer de manière autonome. Or, j’insiste, c’est un mouvement qui n’est pas dépendant d’organisations, mais qui n’est pas sans désir de structuration. Un désir très critique et très vigilant par ailleurs, mais cependant bien présent.
À titre de comparaison, il est remarquable qu’un mouvement comme Nuit Debout, par exemple, n’ait pas entraîné la même réaction. Alors qu’il était paradoxalement plus proche sociologiquement de ce que sont aujourd’hui les universitaires, les journalistes ou encore les professionnels de la politique, il a donné lieu à beaucoup moins d’étonnement, beaucoup moins d’enquêtes que le mouvement des Gilets Jaunes. Ce dernier offre une leçon à la fois pour les sciences sociales et pour l’agir politique.
LVSL – Que répondez-vous à ceux qui estiment que le mouvement des Gilets Jaunes n’a servi à rien, ou pour filer votre métaphore, a « tourné en rond » ?
L. J. – Cela renvoie à une question très difficile en histoire, celle de comprendre les effets d’un soulèvement. Je pense qu’il faut avoir vis-à-vis de cette interrogation un regard beaucoup plus ouvert que celui qui prévaut d’ordinaire. Dans les démocraties représentatives, la question des effets d’un mouvement social est surdéterminée par le problème du débouché électoral. Or, on voit bien qu’à une époque où tous ces systèmes politiques sont en crise, alors que la défiance envers la représentation ne cesse de grandir, cette lecture électoraliste ne peut demeurer la seule manière d’envisager le devenir d’un mouvement.
« La lecture électoraliste ne peut demeurer la seule manière d’envisager le devenir d’un mouvement. »
Dans le cadre de la mobilisation des Gilets Jaunes, qui est par essence méfiante à l’égard du jeu politique institutionnel, on voit bien, avec le recul de l’automne 2019, qu’une cristallisation politique, nette, tranchée, sera difficile à trouver. Je crois plutôt à un devenir lent et diffus qui se traduira notamment par des formes d’engagements au niveau local, au niveau associatif, au niveau communal. Cela n’a rien de spectaculaire et cela va évidemment passer complètement sous le radar des caméras qui ont regardé la destruction des Champs-Élysées en décembre 2018 avec effroi, mais cela ne veut pas dire que cela n’aura pas d’effet transformateur. L’autre développement possible, qui n’a rien de contradictoire avec celui que je viens d’envisager, est celui d’un bouleversement biographique. Là encore, ce n’est pas une possibilité négligeable, même si elle ne trouvera pas à se dire sur les plateaux de télévision. Les Gilets Jaunes auront peut-être appris à voir le monde autrement, une bonne fois pour toute, et c’est déjà fondamental.
Gilets Jaunes, Place Bellecour, Lyon, 2019.
Quant à savoir si le mouvement « a tourné en rond », il faut se souvenir que rien n’est circulaire dans un soulèvement. Le soulèvement a une forme de créativité propre, qui est complètement contenue dans le temps même de sa manifestation et qui a des bénéfices pour lui-même et par lui-même : une socialisation politique hyper-accélérée ou encore une transformation du regard porté sur l’histoire, sa condition, sa situation.
« Le soulèvement a une forme de créativité propre, qui est complètement contenue dans le temps même de sa manifestation et qui a des bénéfices pour lui-même et par lui-même : une socialisation politique hyper-accélérée ou encore une transformation du regard porté sur l’histoire, sa condition, sa situation. »
Les gens ont découvert que leur condition n’était pas singulière, mais partagée. Cet effet fut d’autant plus fort pour ceux qui découvraient sur les ronds-points, pour la première fois, la prise de parole, la manifestation, le collectif. Aussi, et cela a été souvent entendu sur les ronds-points, le mouvement des Gilets jaunes a permis d’être un peu moins malheureux, d’être un peu moins seuls. Il y a, en cela, quelque chose d’irréversible, qui est la caractéristique propre de ce qui fait « événement ».
LVSL – Si les Gilets Jaunes ont mis en échec les canaux de contestation traditionnels de la gauche et du « mouvement social », comment rendre compte de l’hybridation ou de la juxtaposition à laquelle on assiste actuellement dans le cadre de la mobilisation contre la réforme des retraites, où cortèges syndicaux et gilets jaunes semblent marcher, pour la première fois, côte à côte ?
L. J. – Le préalable, ici, c’est de s’accorder sur le fait que dans l’expression « mouvement social, » le terme de « mouvement » obscurcit le fait qu’il y a un caractère plus ou moins institué des mobilisations. De la même manière qu’il y a des institutions de la « compétition électorale », si l’on veut parler le langage de la science politique, il y a des institutions du mouvement social (syndicats, associations, ONG…). Il se trouve qu’en France ces institutions ont perduré et qu’elles ont un rôle par rapport à l’appareil d’État qui n’a pas beaucoup bougé depuis 1945.
« Une discordance des temps historiques s’est installée entre le temps du capitalisme et de sa gouvernementalité présente et le temps des organes de régulation de la conflictualité sociale. »
Il y a en réalité une solidarité historique très forte entre les organes de régulations du capitalisme et les organes de régulation de la conflictualité sociale. En France, le néolibéralisme a pénétré un peu plus tardivement que dans d’autres pays comparables et la « mission historique » du gouvernement et d’Emmanuel Macron est d’en achever le déroulement. En face, vous avez des forces de résistances, issues du compromis social antérieur, qui survivent et résistent tant bien que mal. Une discordance des temps historiques s’est installée entre le temps du capitalisme et de sa gouvernementalité présente et le temps des organes de régulation de la conflictualité sociale.
Les Gilets Jaunes doivent dès lors être envisagés comme l’une des irruptions parmi d’autres qui échappe à ces institutions de régulation des conflits sociaux. En réalité, c’est depuis 1968 que ce qui fuit est massif : les mouvements issus des minorités, le féminisme historique, le mouvement écologiste… Les Gilets Jaunes ont cependant la particularité de venir sur le terrain même de ce qui était porté historiquement par les institutions du mouvement social, c’est-à-dire sur le terrain du pouvoir d’achat et de la justice sociale. Ils reprennent également à leur compte des critiques et des demandes qui infusent depuis plusieurs années. L’exigence de démocratie radicale par exemple est un affront lancé aux institutions du mouvement social qui sont incapables de porter de telles revendications. Si on a ce schéma historique très général en tête, on conserve à la fois l’idée qu’il y a une singularité, une originalité réelle du mouvement des Gilets Jaunes et celle qu’il s’inscrit dans une série plus longue. Et il faut se demander si ce qui était jadis des canaux alternatifs et minoritaires de la contestation ne tendent pas à devenir non seulement dispersés, intensifiés, mais majoritaires.
« L’exigence de démocratie radicale est un affront lancé aux institutions du mouvement social qui sont incapables de porter de telles revendications. »
Plus empiriquement, concernant la situation actuelle, il y a deux répertoires d’action qui coexistent chez les Gilets Jaunes et dans le mouvement social. Cette coexistence peut donner lieu à plusieurs types de résultats : une absorption des Gilets Jaunes par le mouvement social, mais je ne pense pas que cela soit ce à quoi on assiste ; une indifférence et une défiance réciproque entre les deux, un scénario malheureusement plus proche de l’état des lieux qu’on observe parfois sur le terrain ; ou, une « gilet-jaunisation » du mouvement syndical. On observe quelques signes de cette dernière dynamique, notamment dans la défiance des bases syndicales envers les centrales. Il y a une volonté d’auto-organisation très importante, une multiplication des actes de désobéissance, de défiance, des blocages, des modes d’action nouveaux… Multiplication qui explique aussi l’intensité et la durabilité du conflit social en cours et la probabilité que la contestation contre ce gouvernement soit une ligne de basse constante de toute la fin du quinquennat. La question reste alors ouverte pour le syndicalisme français, de savoir s’il saura se redéployer dans les années à venir.
« Je suis frappé par la manière dont les Gilets Jaunes apparaissent pour les « institutions de la gauche » comme un véritable mirage historique. »
Enfin, si l’on est d’accord pour dire que le mouvement des Gilets Jaunes est un mouvement de destitution de la gauche, mais qui porte, en partie, des valeurs de gauche, c’est-à-dire une demande démocratique radicale et une demande de justice socio-économique, l’enjeu est de savoir comment ont réagi lesdites « institutions de la gauche ». Je suis frappé par la manière dont les Gilets Jaunes apparaissent pour ces dernières comme un véritable mirage historique. Soit, on est confronté à du mépris (« ce n’est qu’un mouvement »), soit on observe des logiques d’instrumentalisation en vue d’un nouveau « marketing » pour les municipales, reprenant des revendications ou des sensibilités jaunes, en oubliant précisément ceux qui les ont initialement portées. Il n’y a presque aucune réflexivité des organisations, ni dans le monde syndical ni dans le monde partisan. Et le mouvement social actuel apparaît pour beaucoup comme l’aboutissement, le débouché voire la rédemption de la mobilisation des Gilets Jaunes alors que ses logiques d’émergence, de structuration, d’action sont très différentes. Je crois que tant qu’il n’y aura pas de véritable analyse, s’interrogeant sur « pourquoi » le mouvement jaune a échappé à la gauche, on n’aura pas pleinement compris ce que ce dernier avait à nous dire.
LVSL – Vous suggérez également d’envisager le mouvement des Gilets Jaunes à la lumière de l’originalité de la réaction qu’il a suscitée. Vous faites l’hypothèse de l’émergence d’un nouveau mode de gouvernement, conjuguant deux technologies de pouvoir : la répression policière et la mise en place de dispositifs de démocratie participative. Un couple, plutôt surprenant…
L. J. – En effet, c’est une hypothèse à la fois inductive, liée à la chronologie du mouvement, et systématique, liée aux transformations récentes du capitalisme néolibéral. Tout au long de la séquence des Gilets Jaunes, l’appareil répressif n’a pas cessé de se crisper. Mais Macron n’a rien inventé : c’est un « liquidateur » qui pousse jusqu’au bout la technologie de gouvernement néolibérale, et un accélérateur, qui amplifie des tendances qui existaient déjà.
« Macron n’a rien inventé : c’est un « liquidateur » qui pousse jusqu’au bout la technologie de gouvernement néolibérale, et un accélérateur, qui amplifie des tendances qui existaient déjà. »
Depuis 2008, les statistiques de l’armement des forces de police en Europe sont à la hausse. Souvenez-vous aussi de la gestion de la crise espagnole qui a été très violente. Ces dernières années, on a aussi vu apparaître de nouvelles lois restreignant et criminalisant des pratiques de manifestation. Pendant le mouvement des Gilets Jaunes, ce n’est pas seulement la répression policière, se faisant à coups de LBD et de matraques, qui se transforme mais tout un arsenal juridique. Le droit de manifester s’en est trouvé profondément modifié : contrôle systématique, intimidations répétées, stratégie de la peur.
Compagnies Républicaines de Sécurité, Boulevard Voltaire, Paris.
Cette tendance répressive croissante, dans toutes les polices européennes, n’a rien d’un hasard. Elle doit être interprétée comme une « réponse » gouvernementale à la crise de 2008, qui est équivalente dans sa radicalité à celle de 1929. Sauf qu’en 1929, on invente peu à peu ce qu’on appellera plus tard le compromis fordiste ; après 2008, aucun compromis véritable n’a été recherché, on assiste au contraire à l’accélération nationale et internationale du développement du néolibéralisme, une accélération financée en partie – c’est le comble – par les groupes sociaux qui en sont les premières victimes, lors du renflouement initial, par les pouvoirs publics, des grandes banques ! Il y a là un point historiquement délirant. Face aux conséquences de cette pression néolibérale croissante, dont l’augmentation de la pauvreté, des souffrances au travail et l’ampleur des inégalités sont des indices parmi d’autres, la fréquence des mouvements sociaux augmente ; on observe depuis 2016 et sans doute depuis 2010 une fréquence d’actions protestataires que nous n’avons pas connue depuis les années 1970.
« L’État avance toujours avec deux mains : une main répressive et une main redistributrice, qui régule ou tempère les contradictions de la société. Je fais l’hypothèse qu’à la redistribution économique des temps fordistes s’est substituée une redistribution de la parole. »
Mais l’État avance toujours avec deux mains : une main répressive, qui le définit en tant qu’État à travers sa prétention au « monopole de la violence légitime », et une main redistributrice, qui régule ou tempère les contradictions de la société. Je fais l’hypothèse qu’à la redistribution économique des temps fordistes s’est substituée une redistribution de la parole qui laisse accroire que la démocratie représentative s’autocorrige et intègre la critique qui lui est faite. Cette formule double (répression intensifiée, redistribution de la parole) n’est d’ailleurs pas qu’un modèle français, mais s’épanouit dans les tous les pays qui ont suivi la vague néolibérale. La Chine, par exemple, que je considère comme l’épicentre du néolibéralisme autoritaire et le probable futur centre du système-monde capitaliste, use de la même formule – aussi surprenant cela puisse-t-il paraître.
Cela ne veut pas dire que tous les dispositifs de démocratie participative ou délibérative sont condamnés à servir ce que Bourdieu appelait « la main gauche » des États. Il y a aussi des forces et des contradictions qui peuvent faire dériver ces dispositifs vers autre chose. La mécanique du Grand Débat par exemple, qui n’avait rien de participatif, mais ressemblait bien davantage à un exercice de propagande gouvernementale, s’est enrayée alors que, parallèlement, émergeaient des formules alternatives inventées par les Gilets Jaunes, comme le Vrai Débat ou les débats et les pratiques, certes minoritaires, inspirées du communalisme.
LVSL – Nouveau mode de gouvernement, mais aussi nouveau répertoire de l’action collective, avec une tendance de fond que vous qualifiez de « relocalisation de la politique ». Vous inscrivez ainsi les Gilets Jaunes dans la droite ligne des occupants des places, ou des ZAD, en soulignant toutefois que « l’énigme à interpréter » est désormais celle de « l’identité des instruments d’action choisis » et non celle de l’unité des revendications. Qu’est-ce qui justifie, selon vous, ce recours au local et quelles en sont les limites ?
L. J. – Je ne voudrais pas qu’on prenne mon livre pour une apologie naïve du local, d’autant que je vois bien les investissements politiques ambigus qui peuvent lui être associés. J’observe simplement que nombre de mouvements protestataires et de pratiques de résistance ou d’auto-organisation collectives sont de plus en plus décentralisés et, pour moi, c’est un fait à interpréter. Le 5 décembre [lors de la première manifestation contre le projet de réforme des retraites] par exemple, il y avait 245 points mobilisés en France, plus qu’en 1995. Cette décentralisation des manifestations doit, en partie, à la dynamique des Gilets Jaunes. Les lieux historiques du mouvement social ne sont plus des lieux d’investissement politique, pour des raisons connues qui ont à voir avec la structure du marché du travail actuel : tissu des entreprises françaises noué autour des PME, délégation et sous-traitance internationale de la production industrielle, situation du précariat démultipliée… autant de facteurs qui ont contribué à faire décliner le syndicalisme, et ont rendu déclinant cet espace d’action.
Par ailleurs, les stratégies de défense de la justice sociale et de la démocratie radicale n’ont pas pu être défendues à l’échelle mondiale. Le pari altermondialiste a échoué, bien que les mobilisations qui en étaient issues aient relancé activement une réflexion sur « l’échelle » pertinente de la lutte. Que reste-t-il alors comme espace politique à investir ? La nation, mais là encore, ce n’est pas le plus évident. Le pari dit « populiste de gauche » a tenté ou tente encore cette stratégie, mais je ne suis pas certain que le souverainisme dit « de gauche » ait, pour l’heure, beaucoup de victoires massives à son actif. Les forces populaires qui s’opposent au néolibéralisme devront opter et optent déjà en plusieurs endroits du globe, selon moi, au moins provisoirement, au moins tactiquement, pour une autre solution : la politisation des espaces de proximité. C’est ainsi la somme des défaites des autres formules qui produit, non pas la nécessité historique, mais en tout cas la possibilité historique d’un investissement du local et du territorial. Les Gilets Jaunes, l’occupation des places, les ZAD, le renouveau des projets communautaires en sont de multiples expressions, sans qu’elles soient vouées à se coaliser pour autant.
« C’est la somme des défaites des autres formules qui produit la possibilité historique d’un investissement du local et du territorial. Les Gilets Jaunes, l’occupation des places, les ZAD, le renouveau des projets communautaires en sont de multiples expressions, sans qu’elles soient vouées à se coaliser pour autant. »
Il y a parallèlement un déplacement du centre de gravité de ce qu’on appelait autrefois le mouvement historique, qui est irréductible, on l’aura compris, au « mouvement social » car il inclut la somme d’autres protestations qui modifient ou contestent les coordonnées gouvernementales. Un déplacement vers l’exigence d’une meilleure maîtrise des conditions immédiates de vie, qui inclut certainement encore les espaces de travail, mais ne s’y limite pas. Il m’apparaît que c’est cette exigence de maîtrise de son environnement, de sa vie quotidienne, de ce que certaines féministes, certains marxistes, certains écologistes appellent à juste titre les conditions de la reproduction sociale, c’est cette exigence qui vient articuler la demande démocratique radicale et les demandes socio-économiques, qui traversent de nombreux mouvements, Gilets Jaunes inclus, depuis la crise de 2008.
LVSL – Le local se colore aussi sous votre plume des noms de « Commune » et d’« Utopie ». S’ils sont porteurs d’espoirs pour certains, aux yeux de la majorité ils n’en demeurent pas moins synonymes d’impossible. Comment redonner du crédit politique à ces notions et comment faire advenir ces « utopies réelles » dont parle Erik Olin Wright ?
L. J. – On pourrait faire l’histoire intellectuelle et politique du discrédit de l’utopie, qui serait extrêmement liée à l’histoire de la Guerre froide et à la croisade antitotalitaire, ainsi qu’à une lecture très positiviste de ce qu’est la chair de l’histoire. Qui peut ignorer que, dans cette matière de l’histoire, il y ait, bien entendu, des projections imaginaires. On ne voit pas très bien ce qu’on gagnerait à s’en priver. Ces projections font l’historicité de toutes les sociétés : il ne peut y avoir de transformation historique sans projections. On peut évidemment discuter sur la nature ou encore la qualité de ces projections. Pour ma part, je m’intéresse précisément aux « utopies réelles ». Je fais une distinction entre les utopies de papier et les utopies de réel : non pas pour congédier la fonction historique des premières mais pour rappeler que toutes les utopies ne se ressemblent pas. D’autant que, derrière le mot utopie, il n’y a pas que les utopies qui se sont « auto-qualifiées » elles-mêmes. La philosophie politique de John Rawls est elle aussi une utopie de papier. Tout un pan de la théorie politique normative repose sur une grammaire utopique qui n’est pas disqualifiée.
« Le passage de la société présente à la société future désirable est demeuré sous-exploré. C’est la raison pour laquelle j’entends concilier l’observation empirique du présent (ce que font les sciences sociales et humaines) et la production d’utopies. »
Un des grands problèmes que nous a légué le vingtième siècle et que nous a légué, au fond, la tradition révolutionnaire, est celui de la transition vers une société « meilleure ». Cette dernière a été trop peu ou trop mal pensée : on a envisagé l’acte révolutionnaire, le moment révolutionnaire, la rupture révolutionnaire, mais le passage de la société présente à la société future désirable est demeuré sous-exploré. C’est la raison pour laquelle j’entends concilier l’observation empirique du présent (ce que font les sciences sociales et humaines) et la production d’utopies, travailler à une meilleure jonction entre les deux. Cela peut passer, entre autres voies, par le fait de porter une exigence empirique plus forte dans l’écriture des utopies que j’ai appelées de papier, en pensant mieux les modalités de passage entre le « maintenant » et « l’après ». Ou bien cela peut passer aussi par un travail d’enquête sur les contre-sociétés existantes. Les trajectoires socio-historiques de ces expériences collectives m’intéressent particulièrement. Toute une partie de la littérature qui envisage le changement historique est en réalité revendicative : « Nous avons un modèle de société qui fonctionne, il suffirait que vous vous y convertissiez. » Il y a un effort à faire pour penser les limites des expérimentations alternatives, des utopies réelles de toutes sortes, afin de les consolider, de manière critique et non laudative. Tel est, selon moi, l’esprit du programme de recherche envisagé par le sociologue et théoricien états-unien Erik Olin Wright à la fin de sa vie autour de ce qu’il appelait les « alternatives au capitalisme ». Et c’est, à mon sens, un programme qu’il faut préciser, poursuivre, étendre et compléter d’autres enquêtes rigoureuses sur les possibles du présent.
Quant au mot « commune », avec ou sans majuscule, il est pour moi l’un des termes avec lequel on peut réactiver la perspective communiste, entendue en son sens non pas étatisé, encore moins hérité du siècle dernier mais en un sens plus large comme mode de structuration d’une société alternative à la formation historique capitaliste. Il y a ainsi, dans l’espace de réflexion au sein duquel j’ai inscrit mon essai sur le mouvement des Gilets Jaunes, deux lignes qui se rejoignent : une ligne historico-pratique, décrite plus tôt avec le constat d’un réinvestissement du local, d’un déplacement, fût-il provisoire, du centre de gravité de la conflictualité historique de la production (économique) vers la reproduction (sociale), et une ligne théorico-politique, qui envisage la reconstitution du projet communiste après son « échec historique ». L’horizon de pensée d’une réactivation du communisme – le mot est en réalité secondaire ici car on peut lui substituer d’autres termes, comme celui de « socialisme » en son sens originaire, et bien entendu inventer aussi de nouveaux termes pour décrire cette même ligne de fuite – peut paraître « d’une autre époque » pour celles et ceux qui n’ont pas connu 1989 et tout ce qui l’a précédé mais c’est une question en réalité cruciale. J’ai souvent le sentiment que celles et ceux qui se réclament de la gauche radicale n’ont pas fait le bilan historique de l’expérience soviétique et des autres expériences historiques de socialisme ou de communisme étatisés. Ce manque de recul analytique rend impossible, voire risible, toute reformulation d’un projet « commun » de transformation profonde ou de dépassement du capitalisme, fût-il centré désormais autour de la double exigence écologique et socialiste. Quelques tentatives conceptuelles de reconstruction d’une formule communiste ont été menées dans les années 1980-1990, autour du mot « communauté » par des écrivains et des philosophes comme Blanchot, Nancy, Agamben ou encore Rancière. Mais cela n’a pas pris, pour de multiples raisons.
Le 28 mars 1871, la Commune de Paris proclame la remise en vigueur du calendrier républicain. Gravure d’A. Lamy pour Le Monde illustré du 8 avril 1871.
La perspective communiste se reformule aujourd’hui de manière variable : il n’y a pas un projet communiste. La tradition communaliste pourrait, en quelque sorte, reprendre le flambeau. Mais c’est une tradition dont il faut encore nourrir la connaissance : elle semble aujourd’hui suffisamment ancrée pour revitaliser le projet communiste et suffisamment sous-déterminée pour accueillir des formes pratiques et des investigations théoriques assez variées. Mais, encore une fois, il ne faudrait pas faire de ce signifiant de la « commune » un nouveau fétiche. Le mouvement révolutionnaire a déjà assez souffert de son fétichisme – car il n’y a pas que le fétichisme de la marchandise, il y a aussi le fétichisme des mots d’ordre… Nous sommes dans une phase contre-révolutionnaire tellement avancée que l’enjeu n’est pas de trouver ou de brandir un nouvel étendard symbolique, programmatique, radical, mais bien d’enquêter, d’aller sonder le réel, pour bâtir ensuite un véritable projet de contre-société.
LVSL – Par-delà le rapport à l’espace, vous réinvestissez également le rapport au temps pour explorer les mobilisations politiques contemporaines. Vous identifiez par exemple les Gilets Jaunes à ceux « pour qui le rapport au futur s’est refermé ». Un nouveau clivage temporel est-il en train de se dessiner, par-delà les oppositions sociologiques, politiques et idéologiques ?
L. J. – La question de la mobilité géographique, qui était l’étincelle ayant provoqué le mouvement, n’était pas seulement liée à la vie quotidienne, mais représentait en réalité une métaphore d’un rapport à la mobilité et au temps particulier. Pour une partie importante des Gilets Jaunes, la localisation péri-urbaine ou infra-urbaine, le déplacement contraint qui en découlent le plus souvent, ont été acceptés parce qu’ils étaient promesse d’une projection positive dans le futur, promesse de mobilité sociale. Cette promesse n’a pas été tenue et cela crée de plus en plus de frustrations. Elles se traduisent dans les sociétés néolibérales par un rapport entravé à l’avenir, même si des différences sociologiquement analysables existent entre les groupes ou les classes dans ce domaine. Cependant, par-delà ces divergences, un continuum est observable. Dans les enquêtes d’opinion, même les gens qui gagnent deux ou trois fois le salaire minimum en France peuvent avoir le sentiment subjectif que l’avenir de leur vie, de leurs enfants, n’est pas, n’est plus favorable. Dès lors, il y a probablement quelque chose de plus profond, de plus structural dans le fait que les sociétés néolibérales produisent une impression largement partagée, sauf par les classes supérieures, d’un avenir bouché. On pourrait dire qu’il y a effectivement un clivage temporel qui s’est créé : deux tiers de la population font l’expérience d’une capacité de projection amoindrie, tandis qu’un tiers peut encore compter sur le futur.
« Les sociétés néolibérales produisent une impression largement partagée, sauf par les classes supérieures, d’un avenir bouché. Un clivage temporel s’est créé : deux tiers de la population font l’expérience d’une capacité de projection amoindrie, tandis qu’un tiers peut encore compter sur le futur. »
Il y a, en définitive, des conséquences à tirer de ces observations du point de vue de la politisation du temps. On pourrait, par exemple, les mettre en relation avec l’un des traits du capitalisme néolibéral, un mode de gouvernement qui passe par l’accroissement de l’endettement de tous les agents économiques, y compris des individus, un phénomène dont découle aussi le sentiment de futur entravé. Ce lien a été travaillé, il y a peu, par Michel Feher dans son livre Le temps des investis. En soutenant la dette, plutôt que l’augmentation des salaires, on met en place une situation de subordination généralisée et durable. Aux États-Unis, la dette étudiante, qui touche même les classes supérieures, garantit un asservissement continu et rend de plus en plus difficile la sortie du jeu social dominant, de l’exploitation ou de l’auto-exploitation. Le rapport au futur est donc à la fois entravé, mais aussi « enchaîné », puisque demain n’est que le signe du recommencement du même.
LVSL – Si les forces de contestation ont pu, jusqu’au siècle précédent, compter sur le futur, nous faut-il aujourd’hui convoquer l’urgence du temps présent comme ressort de l’action ?
L. J. – Je crois entendre à quoi fait écho votre question : à l’inversion de la flèche du temps, à la critique du progrès et à l’urgence écologique générale. Toutefois, je crois que le problème ce n’est pas de choisir entre évolution, involution ou régression, entre catastrophe et espérance ; mais plutôt d’interroger les rapports différenciés au temps. Lorsqu’on y regarde de plus près, on constate qu’il y a une forte détermination de ces derniers. Je ne pense pas qu’on puisse décider pleinement de la relation qu’on entretient avec le temps. Ce qui définit, un « événement » historique, par exemple, comme celui que nous évoquons aujourd’hui, et dont il ne faut pas non plus exagérer l’importance, c’est précisément qu’il « ré-ouvre » le temps. Pour autant, la transformation historique ne doit pas totalement peser sur l’attente de ces « moments » proprement extra-ordinaires, qui, seuls, permettraient de sortir d’une situation de subordination. En réalité, il faut repenser la question de la transformation historique et de ses mécanismes. Reprendre la philosophie de l’histoire marxiste et révolutionnaire et réfléchir à la manière dont nous pouvons, ou pas, hériter de cette dernière. Je refuse notamment la matrice catastrophiste, qui n’est qu’une eschatologie inversée, et je préfère partir en quête de ce que j’appelle une eschatologie rationnelle. C’est une manière de dire qu’il faut penser les modalités plurielles d’ouverture de l’histoire, dans un moment où elle nous apparaît comme fermée.
« De la même manière qu’on ne peut pas confier au réel alternatif toute la question de l’utopie, j’ai le sentiment qu’on ne peut pas confier complètement au présent la question de l’espérance. Il faut travailler à « rationaliser » l’exercice projectif, et non y renoncer au nom de l’urgence. »
Tout cela demeure malgré tout dans l’ordre de la réponse « théoricienne » à votre interrogation. Sur le plan politique, relativement à la capacité de mobilisation, il est difficile de se prononcer : il est sans doute plus efficace de se référer, pour mobiliser, à des urgences de court-terme, mais on ne peut abandonner l’horizon de l’espérance. De la même manière qu’on ne peut pas confier au réel alternatif toute la question de l’utopie, j’ai le sentiment qu’on ne peut pas confier complètement au présent la question de l’espérance. Il faut travailler à « rationaliser » l’exercice projectif, et non y renoncer au nom de l’urgence. D’autant que je ne suis pas certain que l’urgence soit un pari historique et politique sur lequel il faille tout miser ; son invocation incessante a aussi des effets pervers : l’activisme forcené, le militantisme routinisé, le renforcement des mécanismes gouvernementaux, eux-mêmes déclinés au nom de l’urgence, ou l’épuisement, tout simplement.
LVSL – En vous lisant, l’invitation à renouer avec le « réel » et « l’expérience ordinaire » nous a semblé omniprésente. Le geste qu’il nous faut renouveler est-il, en définitive, celui de Marx lorsqu’il s’est essayé à rompre avec l’idéalisme et à inventer une autre langue ainsi qu’une autre grammaire pour dire les « conditions matérielles d’existence » ?
L. J. – Une des grandes pathologies de la politique, c’est son abstraction. La critique qu’en fait Marx est absolument centrale et n’a rien perdu de son acuité. Ce qui définit fondamentalement l’idéologie, avant que ce ne soit le « mensonge », l’« illusion », l’inversion du vrai et du faux, c’est bien le langage mort incapable de dire la réalité vivante. Il nous faut donc cultiver une conscience critique à l’égard du biais intellectualiste ou de ce que Bourdieu appelle « le biais scholastique » dont les effets se font sentir bien au-delà des milieux universitaires, des professions de la représentation (politiciens, bureaucrates, porte-parole, journalistes, intellectuels, etc.) et des fractions éduquées de la société. Il faut cesser de confondre la logique de la théorie avec la logique de la pratique. Et ce n’est pas un hasard, si, chez les Gilets Jaunes, on retrouve une critique très forte de l’abstraction ainsi qu’une parole qui se déploie au nom de l’expérience vécue et partagée – et pas seulement en fonction du simple « ressenti » subjectif individuel, comme on le dit souvent.
« Si l’expression « révolution permanente » peut bien vouloir dire quelque-chose, autre chose qu’un vain mot d’ordre idéologique pour révolutionnaires sans révolution, c’est en tant qu’elle voudrait indiquer la nécessité d’exercer en permanence une attention critique à la fossilisation idéologique du langage politique. »
Sans tomber dans un autre travers, qui consisterait à croire béatement que les Gilets Jaunes nous ont donné une leçon d’accès pur à l’expérience, il nous faut toutefois admettre qu’ils ont redonné voix à la quotidienneté, qui reste bien souvent indicible politiquement lorsqu’elle n’est pas considérée simplement comme apolitique. L’un des enjeux pour l’énonciation politique des véritables forces de gauche d’aujourd’hui est bien de se réactiver, c’est-à-dire de se ressourcer et de s’enrichir de l’expérience. En définitive, si l’expression « révolution permanente » peut bien vouloir dire quelque-chose, autre chose qu’un vain mot d’ordre idéologique pour révolutionnaires sans révolution, c’est en tant qu’elle voudrait indiquer la nécessité d’exercer en permanence une attention critique à la fossilisation idéologique du langage politique. C’est une exigence minimale, mais qui est évidemment la plus difficile.
Au bout de trente ans de réformes successives, l’hôpital public, qui s’est progressivement structuré depuis l’après-guerre, atteint aujourd’hui ses limites. Des urgentistes au reste des hospitaliers, 2019 a vu un vent de fronde se lever contre l’idéal néolibéral à l’œuvre dans notre système de soins. Retour sur la genèse d’une dynamique budgétaire aux conséquences néfastes.
Le système hospitalier français vit depuis plusieurs mois un mouvement social global, centré sur la question de son financement. « Cette crise […] qui traverse l’hôpital est profonde, dangereuse, elle appelle à une accélération des réformes » rappelait en décembre dernier Frédéric Valletoux, président de la Fédération hospitalière de France. Car l’histoire de l’hôpital public et de ses réformes est aussi celle de son financement. Confisqués aux congrégations religieuses en 1790, municipalisés en 1796, puis étatisés en 1941, les hôpitaux ne connaissent que quatre grandes réformes sur le plan juridique entre la Ie et la IVe République. Les fondements du service public hospitalier que nous connaissons aujourd’hui n’arrivent qu’avec la Ve République et la réforme hospitalo-universitaire de 1958 [1]. Le système hospitalier se structure alors progressivement, financé jusqu’alors sous la forme d’un prix de journée [2], puis sous la forme d’une dotation globale de fonctionnement (DGF) annuelle à partir de 1983. L’hôpital évolue, son financement aussi. À partir de 1996, un Objectif national de dépenses d’assurance maladie (ONDAM) est voté annuellement au Parlement, fixant une enveloppe fermée pour le financement de la santé. Parallèlement, l’hôpital n’est pas épargné par les conflits sociaux : les grèves de 1988, 1995, 1999 et 2001 expriment un malaise grandissant chez les soignants, que l’exécutif tente de juguler par le plan Hôpital 2007, proposé en 2003.
La tarification à l’activité, au cœur du mécontentement
Parmi les mesures phares, le passage progressif entre 2004 et 2008 à la tarification à l’activité (T2A) achève un changement dans le paradigme de financement hospitalier. D’une logique de moyens prévalente auparavant, l’hôpital se voit imposer une logique de résultats. Après 20 ans de valse hésitante entre contrôle de gestion et régulation, cette dernière prend définitivement place, incarnée par la T2A.
La T2A fonctionne selon un principe simple : une catégorisation stricte des soins, afin d’y affecter un financement en conséquence. Sur cette base se construit un système complexe, au sein duquel s’appliquent règles de codages, catalogues de diagnostics et d’actes ou procédures multiples de financement, aboutissant presque algorithmiquement à un tarif précis et fixé pour chaque année. Celui-ci est établi par rapport au coût moyen d’un groupe considéré similaire de patient, observé sur un échantillon d’hôpitaux et réajusté afin d’encourager certaines pratiques.
Une partie des revendications des soignants est directement issue de l’instauration de ce coût moyen. En effet, l’utilisation d’une variable dynamique au cœur du calcul du financement instaure factuellement une mise en concurrence entre les structures hospitalières. Si un hôpital réduit ses dépenses, la moyenne est revue à la baisse en conséquence, et charge aux autres structures de faire de même pour s’adapter à des tarifs fluctuants annuellement : une recherche de l’efficience permanente en somme, sans retour en arrière possible. De même, si un hôpital augmente son activité, la répartition de l’enveloppe fermée que constitue l’ONDAM entre un nombre croissant d’actes de soin conduit mécaniquement à une baisse du tarif. La même somme finit divisée par un nombre croissant d’actes, et la part allouée à chacun s’affaiblit. Habitué à prodiguer des soins, les soignants doivent apprendre à produire de l’activité pour maintenir à flot leur service, sous la menace permanente d’une baisse des moyens alloués.
Ce décalage entre le coût réel d’une prise en charge et le tarif qui y associé par l’assurance maladie conduit ainsi à l’apparition d’une notion de rentabilité selon les actes de soin pratiqués et in fine à une spécialisation dans les procédures les plus rentables pour les structures de soins [3]. Et puisque contrairement au privé, l’hôpital public ne peut pas choisir ses patients, les contraintes subies n’y sont que plus fortes.
« L’hôpital se meurt et la ministre ne lui administre que des soins palliatifs »
Mais la T2A n’est qu’un volet des évolutions qu’a subi l’hôpital public ces dernières années. Nouveaux modes de gouvernance, création des pôles [4], changement de mode de prévision budgétaire : la tarification à l’activité s’inscrit dans une réforme globale de l’hôpital initiée en 2003, dont elle est le symbole sans toutefois qu’on ne puisse l’y résumer. L’hôpital a dû adapter son fonctionnement à l’évolution des pratiques de soins, plus techniques et coûteuses. Mais si la médecine repousse sans cesse ses limites, la réalité tend à nous rappeler que son financement est, lui, bien limité.
À l’image des enseignants, le personnel paramédical est le premier à vivre cette austérité. Avec un point d’indice gelé entre 2010 et 2016, puis augmentant à un taux largement inférieur à l’inflation depuis, les infirmiers vivent ce manque de financement au quotidien. La revendication du Collectif Inter-Hôpitaux de revaloriser de 300€ mensuels les salaires paramédicaux n’est ainsi pas un calcul hasardeux, car cela permettrait aux infirmiers et infirmières d’atteindre le seuil du salaire moyen des pays de l’OCDE, au sein duquel la France fait pâle figure [5]. En conséquence, ce manque d’attractivité finit par entraîner dans son sillage le reste des problèmes subis par le secteur : 400 postes infirmiers sont vacants uniquement sur les hôpitaux de Paris, aggravant d’autant plus la charge de travail des actifs.
On peut ainsi commencer à cerner la dynamique qui est à l’œuvre dans la crise que vit l’hôpital public actuellement : aux points cités précédemment s’ajoute la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) 2019, qui a supprimé la compensation par l’État des pertes de financements de l’assurance maladie dues aux baisses de cotisations, ravivant par-là la situation de tension actuelle. Par exemple, en 2018, alors que l’augmentation des dépenses s’établissait à 4%, l’évolution du financement par l’assurance maladie n’avait été revue que de 2% à la hausse [6]. Et 2020 n’y échappe pas, avec une prévision de 3,3% d’augmentation des charges pour l’hôpital associée à une hausse du financement de 2,4% seulement.
Chaque année apporte donc son écart entre financement et dépenses, avant même que celui de l’année précédente ne soit comblé. Et les « problèmes d’organisation » évoqués par Agnès Buzyn pour justifier les manquements budgétaires dénoncés par les soignants ne peuvent masquer une réalité, celle d’un service public en souffrance face à une augmentation des besoins sans moyens en conséquence.
Un point de rupture atteint
Comment ne pas lier ces faits au constat apporté par le mouvement social né dans notre système hospitalier au cours de l’année 2019, d’abord par le collectif inter-urgences puis le collectif inter-hôpitaux ? Alors que plus de 1 100 médecins, dont 600 chefs de service, ont annoncé leur démission de toute fonction administrative pour alerter sur le manque de moyens, le point de rupture semble atteint lorsque ceux-ci déclarent que « l’hôpital se meurt et la ministre ne lui administre que des soins palliatifs » dans leur tribune commune. Après une décennie d’application des principales réformes d’organisation de l’hôpital (T2A, mode de gouvernance), ces dernières montrent déjà leurs limites. La question des choix sur l’avenir se pose donc dans un contexte sans précédent, car, pour un exécutif ayant une conception managériale du service public, rester sourd aux appels collectifs reviendrait finalement à privilégier une fuite en avant dénoncée par ces mêmes praticiens. Avec le risque de « revenir vers l’hôpital-hospice du XIXe siècle qui prend en charge les plus pauvres et les plus démunis, les autres ayant recours à la médecine privée », alerte le Pr Xavier Mariette, chef du service de rhumatologie de l’hôpital Bicêtre.
Après 20 ans d’expérimentation sur le financement et la gestion de l’hôpital public, la « croisée des chemins » qu’évoquait le Pr Antoine Pelissolo en octobre dernier prend finalement tout son sens. Les alternatives existent, mais il faudrait pour cela en premier lieu accepter l’échec de l’orientation néolibérale des réformes passées. Et lorsque l’utopie des uns devient la dystopie des autres, nul doute que le dialogue ne sera pas aisé, car les comptes de frais n’ont plus d’effet sur ceux qui en sont arrivés à compter les morts.
[1] Marie-Odile Safon, Les réformes hospitalières en France : aspects historiques et réglementaires, IRDES, 2019.
[2] Apparu dans la première moitié du XIXe siècle afin d’opposer aux divers organismes d’assurance un tarif à rembourser, le tarif de journée établissait initialement un coût unique journalier par patient. Complexifié avec le temps pour se normaliser et s’adapter aux conditions d’hospitalisation, le principe a évolué et est resté en vigueur jusqu’en 1983 et la mise en place de la dotation de fonctionnement globale. Voir Claire Bouinot, Les origines du prix de journée dans les hôpitaux en France (1850-1940), CREFIGE.
[3] OCDE (2017), « Améliorer l’efficience du système de santé », dans Etudes économiques de l’OCDE : France 2017, Éditions OCDE, Paris.
[4] La création des pôles hospitaliers d’activité fait partie de la Nouvelle gouvernance hospitalière mise en place via le plan Hôpital 2007. Les pôles réunissent des services par mutualisation des ressources, en cohérence entre eux.
[5] Panorama de la santé 2019, OCDE – La France est classée 28e sur 32 pays de l’OCDE sur les salaires infirmiers, en comparaison au salaire moyen du pays.
[6] Rapport Sécurité sociale 2019, Cour des Comptes.
Souvent narrée comme la concrétisation d’un idéal libertaire, l’odyssée de l’Internet n’en est pas moins l’objet d’une hégémonie scientifique, technologique et militaire. À son origine d’abord, un pays, les États-Unis, conscient de s’être doté par là d’une avance technologique considérable. Parallèlement à son essor, émerge le modèle de la «Silicon Valley»1, hub technologique d’essence libertarienne, antiétatique et pourtant né d’une alliance entre complexe militaro-industriel, milieu universitaire et de l’ingénierie.L’effort de communication déployé par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) et autres licornes2, dont les épopées se confondent en storytelling et les objectifs en promesses d’émancipation, se heurtent aux affaires Snowden ou encore Cambridge Analytica…
Internet et la «Silicon Valley», fruit d’une collaboration techno-militaire
Au départ simple espace agricole, le sud de la Baie de San Francisco connaît, grâce à l’injection abondante de financements militaires, un boom démographique et urbain dans les années 1950-1960 autour de la Leland Stanford Junior University. La fusion du capital local et de la technologie est au cœur de l’émergence de ce cluster promis à un rayonnement international. Contrairement aux idées reçues, son essor s’appuie davantage sur une volonté étatique et sur des acteurs civils, militaires et universitaires que sur un fourmillement soudain d’innovations individuelles. La Leland Stanford Junior University, d’où sortiront les William Hewlett et David Packard (Hewlett & Packard), Sergey Brin et Larry Page (Google) ou encore Jerry Yang et David Fillo (Yahoo), sert de catalyseur dans la région en attirant investissements et forte densité technologique. C’est le processus dit d’essaimage, la concentration de petites entreprises innovantes alliant ingénierie et recherche, qui a cours historiquement dans la région et qui fait la spécificité de cette vallée.
La Silicon Valley a toujours été liée dans son développement au secteur militaire et, à cet égard, a toujours constitué un bien stratégique pour les États-Unis. Guerre froide oblige, le budget militaire s’accroît dans le pays, tout particulièrement dans cette région où s’érigent des bases satellitaires et autres parcs de superordinateurs. Berceau du portail Internet en 1995, dont l’ancêtre ARPANET3 était conçu à des fins militaires, la Silicon Valley accueille aussi le centre de recherche J.S Ames de la NASA, destiné aux vols aérospatiaux, à l’imagerie robotique ou encore à l’intelligence artificielle. Si, dans les années 80, l’ARPA se désengage du projet ARPANET, le National Science Foundation et les centres de recherches publics reprennent la main avec pour objectif d’imposer les normes américaines dans le monde. En définitive, l’invention plus ou moins autonome en 1989 du Web par Tim Berners-Lee dans un cadre universitaire n’aura pas fourni un relais moins efficace mais seulement plus subtil de l’hégémonie américaine sur la question. Les défenseurs californiens de l’internet libre sont souvent tributaires d’une pensée libertarienne bien spécifique à la baie de San Francisco, qui remonte aux horpailleurs.
À l’origine déjà, Leland Stanford, co-fondateur de l’Université du même nom autour de laquelle s’agrège le tissu d’entreprises formant la Silicon Valley, incarne à lui seul le mélange des genres typique de la région, entre milieu des affaires et pouvoir politique.
Au cours des années 2000, tout le complexe militaire collabore de plus en plus étroitement avec les plus gros acteurs de la Silicon Valley, formant ainsi un consortium cyber-sécuritaire inédit. La NSA initie le programme PRISM, révélé en 2013 par Edward Snowden4. La CIA fait l’acquisition du fonds d’investissement In-Q-Tel soutenant le développement de pas moins de 171 start-up sur vingt ans. Le Pentagone crée une Commission de sécurité nationale pour l’intelligence artificielle, co-pilotée par Eric Schmidt (ancien CEO de Google) et Robert O. Work (ancien secrétaire adjoint à la Défense). Déjà à l’origine d’un contrat sulfureux avec Google, le Pentagone, comme le département de la Défense des États-Unis (coopérant notamment sur des projets en lien avec Amazon et Microsoft) garantit l’assise techno-militaire internationale du pays. Enfin, comme le souligne Laurent Carroué, « le Defense Innovation Advisory Board, un organe consultatif du Pentagone, veut accélérer les transferts d’innovations des firmes de la Silicon Valley vers le Département de la Défense ».
Le statut privé des fleurons américains du numérique est une aubaine pour l’Etat qui s’en sert de couverture dans sa course à la suprématie cyber-militaire, et ce notamment dans le contexte de la rivalité sino-américaine actuelle. Récemment, Google consent à mettre à disposition du Pentagone son logicielTensorFlow pour améliorer l’analyse d’images des drones. Malgré les promesses d’un usage non-létal, 3 000 salariés ont signé une lettre à la direction de Google pour empêcher un tel projet de voir le jour. Les nombreuses dissensions internes n’ont cependant pas empêché les directions de Google, d’Amazon, d’Oracle ou encore de Microsoft de collaborer avec le Département de la Défense américaine autour de projets controversés d’intelligence artificielle, de reconnaissance faciale, de robotique, s’écharpant pour décrocher de lucratifs contrats avec le Pentagone autour du développement et de la militarisation d’une technologie de cloud computing nouvelle génération (projet JEDI).
Ces circonstances permettent de mieux comprendre la relation qui lie le gouvernement américain aux entreprises du numérique. Militaire, sécuritaire, scientifique, politique, économique, technologique, les raisons sont trop nombreuses et les enjeux trop stratégiques pour que les pouvoirs publics, fussent-ils américains, ne laissent trop longtemps à ces acteurs privés le loisir de faire la pluie et le beau temps sur le marché du numérique. À l’origine déjà, Leland Stanford, co-fondateur de l’Université du même nom autour de laquelle s’agrège le tissu d’entreprises formant la Silicon Valley, symbolise à lui seul le mélange des genres typique de la région, entre milieu des affaires et pouvoir politique. En effet, Leland Stanford cumule alors la fonction de sénateur de l’État de Californie avec celle de président de la South Pacific Railroad. Aujourd’hui, c’est par exemple Jeff Bezos, CEO d’Amazon et propriétaire du Washington Post qui incarne sûrement le mieux cette figure à cheval entre le monde des affaires et celui de la politique.
GAFAM vs Etats : « N’écoutez pas ce qu’ils disent, regardez ce qu’ils font »
Les géants du numérique ont pu profiter d’un instant de vide juridique pour se tailler la part du lion et se positionner en situation d’oligopole sur le marché des données. Or le rapport de force est en train de progressivement s’équilibrer alors que la dernière session du forum économique mondial de Davos a débouché sur une volonté commune à 70 pays (dont États-Unis, Russie, Japon, Chine et Union européenne) d’encadrer le commerce électronique par le biais des négociations à l’OMC. Néanmoins, la stratégie à employer divise les pays selon un découpage Nord-Sud, en plus d’un tiers camp de pays émergents qui se distingue par une volonté de réglementation nationale de la circulation des données numériques, opposé à la volonté de dérégulation de la triade Japon-UE-USA, qui semble s’aligner sur la position des GAFAM en matière de législation numérique.
Derrière la défense des principes de libre accès et de libre circulation des données se profile le Cheval de Troie de la lutte pour le contrôle des données numériques.
Le bras de fer homérique que mettent en scène médias et communicants autour des GAFAM et de la puissance publique américaine dans un prétendu face à face, contient une grande part de rhétorique destinée au grand public et qui recouvre en réalité un espace qui se veut post-politique. Si un rapport de force se dessine bien entre les deux acteurs, c’est avant tout autour du contrôle de la donnée numérique, mais très peu sur des questions d’orientation politique, domaine sur lequel il règne finalement un certain consensus. En réalité, toute l’emphase médiatique autour de la divergence sur les moyens de censurer l’Internet permet de faire disparaître toute discussion sur le bien-fondé de cet objectif même.
Un tour de force des grands du numérique a été de substituer leurs intérêts à ceux de l’Internet et des internautes en général. Comme si finalement, la lutte contre la mainmise de l’Etat sur les données, en plus d’être toute relative, garantirait que ces données soient plus en sécurité dans les serveurs de Microsoft ou Google, car que sont-ils sinon des synonymes de l’Internet libre et neutre ? Loin de l’opposition idéalisée entre défenseurs d’un Internet libre et pouvoirs publics cherchant à les museler, il s’agit surtout d’une lutte de pouvoir, menée à coups de millions de dollars injectés dans d’intenses lobbyings auprès des États pour conserver une position de marché avantageuse, ou pour influer sur les négociations autour de la législation du numérique en poussant pour une déréglementation du marché. Derrière la défense des principes de libre accès et de libre circulation des données se profile le cheval de Troie de la lutte pour le contrôle des données numériques. L’initiative philanthropique type – internet for all – à laquelle se prêtent les bienfaiteurs du numérique dissimule bien souvent une rivalité pour le recueil de data en augmentant la connectivité dans le monde.
Un enjeu supplémentaire reste celui de la décentralisation du stockage de données. Pour éviter de faciliter la régulation à l’échelon national des États, les GAFAM refusent de délocaliser leurs serveurs dans les pays concernés, qui se retrouvent alors stockés principalement aux États-Unis. Un problème de taille pour le droit de souveraineté numérique réclamé par des pays comme l’Inde ou le Nigéria. À l’inverse, le Cloud Act permet aux agences de renseignement américaines de requérir des données de la part de fournisseurs d’accès de Cloud computing, étrangers ou non, si la “protection de l’ordre public” américain est en jeu.
Les déclarations publiques de soutien à la cause environnementale, n’empêchent pas à Google de financer en sous-main des organisations et des think-tank conservateurs et climato-sceptiques, notamment le CEI, groupe de pression parvenu à convaincre l’administration Trump d’abandonner les accords de Paris. Ces derniers temps, l’image de Facebook se voit également être écornée. L’insuccès du projet Aquila, le déboire probable du Libra4 (projet de monnaie numérique indexé sur des devises fortes et reposant sur la technologie blockchain) en Europe, les remontrances du Congrès américain et le revers de l’affaire Cambridge Analytica auront fini d’enterrer les ambitions présumées de candidature électorale de Mark Zuckerberg. Face à Donald Trump, la défense d’une politique d’immigration souple est de mise puisque de bon ton pour l’image du jeune co-fondateur de Facebook, qui s’efforce tant bien que mal de se créer une aura de sympathie, mais surtout pour la raison que la Silicon Valley dépend massivement de l’importation de cerveaux et de talents étrangers pour soutenir son modèle largement fondé sur l’innovation.
En bref, par analogie, l’opposition entre acteurs du numérique et Etat n’est pas moins artificielle sur le plan politique que celui qui opposait en France le Parti socialiste à l’UMP. Il n’est pas de réel affrontement idéologique qui opposerait, sinon de façon superficielle, poussées libertaires des entreprises du numérique et État régulateur, mais plutôt une lutte d’influence pour une ressource qui est le nouvel or de ce siècle. D’ailleurs les récentes et peu convaincantes déclarations d’acteurs politiques projetant à terme de démanteler ou de taxer les GAFAM ne se fondent pas tant sur la base d’une impulsion anti-libérale que sur un idéal de libre-concurrence auquel la situation de monopole fait obstacle.
Internet, nouvelle mue d’un néolibéralisme « siliconé »
Derrière le paravent désintéressé et humaniste des entreprises du numérique se cache un agenda politique. C’est en tout cas la thèse que soutient le chercheur américano-biélorusse Evgeny Morozov dans son ouvrage Le Mirage numérique (2015). Le vrai débat autour de l’émergence de ces puissances du numérique devrait donc être celui du terrain politique. Les GAFAM constituent déjà un acteur politique, doté d’un soft-power 2.0 et porteur d’un modèle que l’on pourrait qualifier de tech-libertarianisme, affublé de ses déclinaisons les plus récentes comme celles du «capitalisme des plateformes» désignant les modèles Netflix ou encore Uber.
Morozov ne peut s’empêcher de remarquer l’étonnante synergie entre deux phénomènes pourtant analysés distinctement par le complexe médiatico-politique. Celui d’un côté, incarné par « Wall Street », de la crise, de la récession et de l’austérité qui s’occupe d’achever ce qu’il reste de l’État social tel qu’il a pu autrefois exister, et de l’autre côté celui qui incarne « l’abondance et l’innovation », le nouvel or californien. Or, Morozov nous dit de cette tendance inversement proportionnelle qu’elle s’articule autour d’un « numéro du bon flic, mauvais flic (Ibid, p.8) », autrement dit du bâton et de la carotte. L’objectif est simple : démanteler l’État social d’un côté, y substituer les plateformes numériques de l’autre. En bref, la révolution numérique en est une politique et sociale plus que technologique. En témoigne l’exemple récent du rachat par Google de Fitbit, géant du fitness, récoltant des données de santé de millions de patients américains, qui se révèlent curieusement stratégiques en pleine conjoncture de désinvestissement public en matière de services santé.
Le paradigme open society et la présentation de l’Internet comme un bien public contraste avec la suppression, aux États-Unis, de la neutralité du net, qui garantissait un même accès web selon l’opérateur sans différenciation aucune.
Pas de coïncidence pour Morozov, mais bien une stratégie concertée entre le démantèlement de l’État social et la Silicon Valley vantée pour son modèle d’innovation onirique : « Les fameux partenariats public-privé (plaie de nombreuses administrations publiques permettant un grignotage capitaliste de plus en plus féroce) sont désormais le cheval de Troie du contrôle numérique globalisé ». Ce n’est pas un hasard si les lois ont un train de retard sur l’endiguement du phénomène de marchandisation numérique, puisque dans un même temps les gouvernements ont renoncé à la politique pour laisser le marché libre comme seul (dé)régulateur social.
Le redéploiement contemporain du néolibéralisme, enraciné matériellement dans la Silicon Valley, projeté virtuellement par le biais de l’espace numérique, empêche selon Morozov de penser un modèle alternatif de gestion des données. Le monopole des entreprises numériques n’est pas seulement un monopole économique, mais il sature aussi l’imaginaire politique autour du numérique6. La confiscation des données privées à des fins publicitaires ou d’espionnage de masse est un modèle défini par défaut. Le paradigme des traités de libre-échange type TAFTA sacrifie les droits protégeant les données et la vie privée des internautes sur l’autel du libre-échange qui ne doit surtout pas être entravé. C’est au nom de ce même principe de liberté et de démocratisation de l’accès « gratuit » à Internet que le projet Facebook de réduire la fracture numérique en Afrique propose de fidéliser une clientèle pauvre avec un accès certes gratuit, mais partiel, pour des utilisateurs qui devront payer au-delà d’un certain niveau d’accès, prix indexé sur le niveau de données consommées. Morozov anticipe la perversité de cette stratégie qui vise à monétiser ces données que les utilisateurs d’Internet.org auront été contraints de céder.
Le « capitalisme de plateforme » se caractérise par l’immixtion de « plateformes » numériques dans tous les secteurs publics désinvestis par l’État.
Le paradigme open society et la présentation de l’Internet comme d’un bien public contraste avec la suppression, aux États-Unis, de la neutralité du net, qui garantissait un même accès web selon l’opérateur sans différenciation aucune. Cette mesure, bénéficiant logiquement aux GAFAM, est là aussi placée sous le signe du libre-échange et sur l’impératif d’évacuer ce « nuage régulatoire étouffant au-dessus d’Internet ». Si Twitter, entre autres, a pu s’opposer à cette mesure, c’est davantage au motif du droit à l’innovation et à la libre-concurrence qu’à celui d’un accès non-discriminatoire à l’Internet.
La Silicon Valley subit un récent phénomène de diversification sectorielle qui s’explique par la multiplication des filons technologiques : intelligence artificielle (IA), robotique, médecine de précision, véhicules autonomes ou encore internet des objets. Le « capitalisme de plateforme » se caractérise par l’immixtion de « plateformes » numériques dans tous les secteurs publics désinvestis par l’État. Les biotechnologies en milieux hospitaliers, la gestion bancaire, les paiements en ligne, l’immobilier, les jeux vidéos, etc. Mais l’idéologie néolibérale, indissociable de ce milieu, se diffuse aussi de façon plus traditionnelle, la Silicon Valley étant répartie en cercles concentriques de sociabilités, et notamment d’associations néolibérales, libertariennes ou transhumanistes.
Internet, objet d’émancipation ou de contrôle ?
La gouvernance numérique théorisée sous l’administration Obama ouvrait la promesse d’une redéfinition du lien entre individus et État sous l’égide de la transparence et de l’ouverture. Le territoire digital inaugure alors une gouvernance rénovée, appuyée par tout l’éco-système des investisseurs et startupers formant le maillage de la Silicon Valley. Le soft power classique auquel nous avait habitués les Coca-Cola, Disney et autres McDonald’s laisse place au smart power, tel que conceptualisé par S. Nossel, mis en application par Hillary Clinton et porté par ces géants californiens du numérique. L’espace virtuel était censé rebattre les cartes en faisant émerger une hiérarchie horizontale et un pouvoir apparemment sans épicentre. Il n’a pas cependant fallu attendre beaucoup de temps pour que l’illusion se dissipe et pour que les devises de transparence, liberté d’expression et défense de l’« internet libre » deviennent des synonymes de surveillance de masse, contrôle du récit politique, et oligopole numérique. L’espérance d’une démocratie de la transparence et de l’auto-régulation a vite fait place à la crainte des villes entières sous « gouvernance algorithmique » et à la merci des IA et d’un soft-totalitarisme digital. En outre, la puissance numérique a bien son centre d’émission tangible : celui de la Silicon Valley, qui dénote l’esprit d’une région bien particulière au sein d’un pays déjà rendu singulier par son attachement viscéral au capitalisme.
Le discours visant à « préserver» l’Internet de toute « fake news » – notion très englobante – au nom de la sauvegarde de la liberté d’expression, cache un paradoxe criant et une volonté de se ressaisir du récit politique, dont l’Internet est devenu le principal medium.
Cette doctrine Obama-Clinton de digital diplomacy a été illustrée lors du « Printemps arabe » lorsqu’Alec Ross, conseiller spécial à l’innovation auprès de la secrétaire d’État, faisant le lien entre Washington et la Silicon Valley et pouvant compter sur la pleine coopération de cette dernière, soutint directement les révolutions arabes en garantissant la « liberté d’Internet » sur le terrain, comme « droit des peuples ». Son équipe s’est employée à contourner les tentatives de contrôle de l’Internet par les dirigeants locaux au nom des forces « pro-démocratiques ». Si ce jour-là le camp Clintonien a eu la chance de se trouver du « bon » côté , il n’hésite pas aujourd’hui à prôner un contrôle de l’Internet sous le prétexte d’une lutte contre la prolifération de « fake news », ou d’ingérence informatique étrangère, phénomènes tenus pour responsable de la défaite de leur candidate aux dernières élections. C’est dire si le récit du fantasme d’un Internet libre a fait du chemin, et à quel point il est ajustable. Le discours visant à « pacifier » l’Internet de toute « fake news », notion très englobante, au nom d’une sauvegarde de la liberté d’expression, cache un paradoxe criant et une volonté de se ressaisir du récit politique dont l’Internet est devenu le principal medium.
Il est certain que les menaces WikiLeaks et Snowden, pas vraiment à l’avantage des Américains, ont précipité l’abandon du récit d’un Internet libre et utopique, qui ne bénéficiait plus à la stratégie cyber-diplomatique du pays. L’internet chinois et désormais russe, ainsi que les tentatives de législations européennes, ne “violent” le principe de démocratisation de l’Internet que lorsqu’ils constituent une inertie face à la puissance de projection numérique ou éco-numérique américaine. D’ailleurs, lorsque l’opportunité se présente à Google d’offrir un moteur de recherche censuré et conforme aux standards politiques chinois ou de vendre des mots-clés de son moteur de recherche à des candidats à la présidentielle américaine via Google Ads, l’appât du gain prend rapidement le dessus. Les magnats de la Silicon Valley ne rechignent jamais à mettre en place des systèmes de surveillance publics aux Philippines ni à se mettre à la disposition du contrôle étatique chinois. Par ailleurs, si le président Trump s’offusque des tentatives de taxation des GAFAM en Europe, c’est avant tout dans une optique de protectionnisme économique, de la même façon que les accusations d’espionnage à l’encontre de Huawei s’inscrivent dans un contexte plus général de guerre économique7 avec la Chine et de mise en pratique d’une stratégie de lawfare internationale. Derrière l’apparente divergence entre les entreprises du numérique et le gouvernement américain autour d’Internet, comme lorsque les candidats Trump et Clinton plaidaient pour fermer l’Internet dans les zones à risques de radicalisation djihadiste, et que Bill Gates réclamait haut et fort un accès universel à Internet, plus discrètement, se peaufine une relation de coopération entre les deux acteurs, notamment à travers les agences de renseignement et les agences gouvernementales en général. Dernier exemple en date avec Google qui semble, en coopération avec la NASA, avoir acté la course internationale pour la suprématie quantique.
Dans un contexte international simultané de raideur étatique et de montée de la révolte, l’Internet est tantôt perçu par les gouvernements comme un contre-pouvoir menaçant, tantôt comme un outil de contrôle sans précédent. Le projet dystopique de cité saoudienne « intelligente » Neom, le logiciel orwellien d’espionnage « Gaggle » mis en place dans les écoles américaines pour prévenir le risque de fusillade, le mal nommé « social credit system » chinois, constituent l’envers du décor californien. Loin des promesses de départ, le problème semble être aujourd’hui de se résoudre à réguler l’Internet pour sauvegarder sa liberté tout court. À Bristol, les données d’un quart de la population sont exploitées par un algorithme de prédiction sociale. Le croisement de ces données seraient capables de « prédire les problèmes sociaux », à savoir les risques de violences domestiques, d’abandons d’enfants, et ce en allant même jusqu’à établir des profils de citoyens se voyant assigner une note allant de 1 à 100, révélant un sinistre traitement sécuritaire, psychiatrique et hautement discriminant de la question sociale :
« Le système a même prédit qui parmi les enfants de 11 à 12 ans semblait destiné à une vie de NEET – quelqu’un qui ne travaille pas, ne fait pas d’études et ne suit pas de formation – en analysant les caractéristiques que les personnes actuellement dans cette situation présentaient à cet âge »
Là encore, l’usage qui est fait des algorithmes n’a rien de neutre politiquement et ne devrait pas en cela constituer une fatalité. Evgeny Morozov en est convaincu, il existe une autre façon d’exploiter l’outil numérique, au moyen d’un combat qui se mène sur un plan politique, sans se réduire à une lutte contre la technologie numérique en soi.
1 Dont le nom fait référence aux matériaux électroniques liés à l’informatique comme les systèmes d’armements ou encore les calculs ballistiques.
2 Startup dont la valorisation boursière excède les 1 milliards de dollars.
3 Advanced Research Project Agency Network, lui-même issue du projet ENIAC (1945), ordinateur IBM servant au calcul balistique, puis du projet SAGE (1952), réseau d’ordinateurs pour coordonner le territoire américain en cas d’attaque militaire soviétique.
4 Système de surveillance mondial déployé par la NSA et utilisant les données collectées depuis Internet et ses fournisseurs d’accès.
5 L’intraçabilité de cette monnaie numérique pose la question de l’évasion fiscale.
6 Le projet Cybersin de Salvador Allende aurait pu représenter un usage alternatif et émancipateur des algorithmes.
7 Aux nouvelles générations de plateformes du numérique NATU (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber) répond l’émergence de concurrents asiatiques du numérique, les fameux BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi).
“Je suis né à Fribourg. Là-bas, il y a quelque chose qui s’appelle l’école de Fribourg. Cela a un rapport avec l’ordolibéralisme. Et aussi avec Walter Eucken ». Voilà comment se présentait Wolfgang Schäuble1, ministre des Finances allemand pendant la crise de la zone euro et partisan à peine voilé d’un “Grexit” (sortie de la Grèce de la zone euro)2. Ses positions extrêmement rigides sur les règles européennes en matière de dette et de déficit sont le fruit de cette école de pensée fondée par Walter Eucken en Allemagne : l’ordolibéralisme.
Les années 1930 et la refondation du libéralisme
Entre le 26 et le 30 août 1938 se tient à Paris le Colloque Walter Lippmann à l’occasion de la publication par ce dernier de son livre La Cité Libre3. Il rassemble 26 économistes et intellectuels libéraux parmi lesquels on retrouve Alexander Rüstow, Jacques Rueff, Wilhelm Röpke, Ludwig von Mises, Raymond Aron et Friedrich Hayek. Ce colloque se donne l’ambition de refonder le libéralisme. Un manifeste adopté à l’unanimité et intitulé “l’Agenda du libéralisme” rompt avec la tradition du laisser-faire. Celui-ci reconnaît que “c’est à l’État qu’incombe la responsabilité de déterminer le régime juridique qui sert de cadre au libre développement des activités économiques” et attribue à ce même État la gestion d’un certain nombre d’activités4i. Ce colloque est généralement considéré comme un moment fondateur du néolibéralisme. Pourtant,il fut le théâtre de divisions entre les partisans d’une liberté maximale des entreprises et les défenseurs d’un interventionnisme étatique. La première catégorie regroupe essentiellement les industriels et l’école autrichienne autour de Friedrich Hayek5 quand les seconds appartiennent à l’ordolibéralisme allemand représenté par Wilhelm Röpke et Alexander Rüstow. Ce dernier écrira à proposde Hayek et des opposants à un État protecteur de la concurrence qu’ils« ne trouvent rien d’essentiel à critiquer ou à changer au libéralisme traditionnel »6.
Ce débat sur le rôle de l’État est le point de départ essentiel à partir duquel se structure l’ordolibéralisme. Cette école de pensée allemande va profondément revisiter la tradition économique libérale en y apportant des concepts issus du droit et de l’histoire philosophique et politique d’Outre-Rhin. Bien que méconnu du grand public en dehors du pays, l’ordolibéralisme va profondément influencer le débat politique en Allemagne puis en Europe, notamment au sein des élites administratives, juridiques et politiques.
Bien que méconnu du grand public en dehors de l’Allemagne, l’ordolibéralisme va y influencer profondément le débat politique avant de s’exporter dans le reste de l’Europe
L’école de Fribourg, premier cercle de l’ordolibéralisme
“Ordolibéralisme” est l’appellation donnée a posteriori à « l’école de Fribourg ». Cette dernière étant constituée par trois intellectuels allemands qui se retrouvent à l’université de Fribourg en 1933 alors que les nazis arrivent au pouvoir et que la République de Weimar s’effondre. Le plus célèbre d’entre eux (et unique économiste du trio) est Walter Eucken. Détenteur de la chaire d’économie de l’université de Fribourg à partir de 1927, celui-ci s’intéresse principalement aux fondements de la pensée économiqueii. Le second est Franz Böhm, fonctionnaire au département anti-cartels du ministère de l’Économie entre 1925 et 1931. Il arrive à Fribourg pour y enseigner le droit en 1933, année où est publié son ouvrage traitant de l’inefficacité du contrôle légal des cartelsiii. Ce livre s’avérera capital pour l’école de Fribourg. Enfin, Hans Grossmann-Doerth arrive lui aussi à Fribourg en 1933 pour y occuper la chaire de droit. Ce dernier est spécialisé dans la façon dont les grandes entreprises et les cartels créent des réglementations privées pour échapper à leurs obligations sociales (notamment le respect de la concurrence de marché)7.
Ces trois universitaires partagent une analyse commune des causes de l’échec de la République de Weimar : un pouvoir judiciaire très politisé contre les socialistes et les communistes et une industrie trop concentrée sous forme de cartels (ententes formelles entre entreprises pour contrôler un marché en limitant la concurrence). D’après eux, ces deux phénomènes ont nui à la prospérité de l’Allemagne et bloqué toute tentative de réforme économique par le pouvoir exécutif. Deux causes fondamentales qui ont engendré un manque de confiance de la population dans les institutions ainsi qu’une faiblesse économique continue qui ont marqué la République de Weimar et permis l’arrivée au pouvoir des nazis.
Ces trois universitaires sont réunis par une analyse commune des causes de l’échec de la République de Weimar: un pouvoir judiciaire très politisé contre les socialistes et les communistes et une industrie trop concentrée sous forme de cartels
À l’époque, la tradition économique allemande était dominée par un courant “historiciste” fondé sur l’analyse historique et factuelle des phénomènes économiques. Pour Eucken, les “historicistes” avaient échoué à répondre aux problèmes économiques de la République de Weimar parce que, refusant de formuler une théorie générale sur le fonctionnement de l’économie, ils avaient été incapables de s’adapter à des situations économiques qu’ils n’avaient jamais connues (crise financière mondiale de 1929, dislocation de l’étalon-or et hyperinflation notamment). Afin d’améliorer le fonctionnement de la science économique, Eucken voulait donc combiner historicisme et libéralisme dans un double mouvement : d’une part, utiliser des données historiques pour y rechercher des tendances et en déduire des lois économiques ; d’autre part, ancrer le libéralisme dans des contextes historiques et sociaux. À cette volonté de refondation économique, Franz Böhm et Hans Grossmann-Doerth ont ajouté leurs propres spécialités : le rôle des intérêts économiques privés dans la distorsion de la concurrence sur le marché et l’importance de la loi pour protéger cette même concurrence. L’expérience de Franz Böhm dans l’application de la loi anti-cartels au ministère de l’Économie a également constitué un apport fondamental à l’ordolibéralisme : le constat de l’inefficacité d’une loi isolée pour contrôler le pouvoir des cartels. L’application de la loi anti-cartels fut soumise à l’influence de ces même cartels sur le gouvernement afin de limiter sa portée. Mais elle se heurta aussi aux autres lois et objectifs économiques comme la politique industrielle qui entraient en contradiction avec la politique de la concurrence. C’est la recherche d’une synthèse entre libéralisme et historicisme ainsi que le travail inter-disciplinaire entre l’économie et le droit qui vont donner naissance aux concepts fondateurs de l’ordolibéralisme.
Remettre l’économie en ordre
Aux yeux de David Gerber8, “la réponse d’Eucken au besoin d’intégrer les données au sein de la théorie et de la pensée juridiques fut une méthode qu’il appela “penser en Ordre (Denken in Ordnungen)”. Cela a sans doute été sa contribution la plus importante à la pensée européenne d’après-guerre. Tel qu’il le formule, “la perception (Erkenntnis) des Ordres Économiques (Ordnungen) est la première étape vers la compréhension de la réalité économique”. L’idée de base est que derrière la complexité des données économiques se trouvent des schémas réguliers fondamentaux (des Ordres). En outre, c’est seulement à travers la reconnaissance de ces schémas que l’on peut percevoir cette complexité et comprendre les dynamiques économiques” [traduction de l’auteur].iv
«derrière la complexité des données économiques se trouvent des schémas réguliers fondamentaux (des Ordres) et c’est seulement à travers la reconnaissance de ces schémas que l’on peut percevoir cette complexité et comprendre les dynamiques économiques»
L’Ordnung est un concept abstrait qui se traduit dans un contexte historique, social et économique donné dans des Wirtschaftsordnungen(Ordres Économiques). Dans l’Allemagne nazie puis dans l’après-guerre, Walter Eucken en distingue deux. En premier lieu, la “Verkehrswirtschaft” ou “économie de circulation” qui désigne le capitalisme libéral au sein duquel les décisions économiques sont prises au niveau individuel par les entreprises et les consommateurs. En second lieu, la “Zentralverwaltungswirtschaft” ou “économie dirigée” par le gouvernement selon des considérations qui ne sont pas nécessairement de nature économique. Chaque Wirtschaftsordnung possède sa propre cohérence et produit des institutions qui le renforce. Cela ne rend pas seulement les Wirtschaftsordnungen plus solides mais aussi mutuellement exclusifs. Ainsi, l’introduction d’éléments de planification au sein du capitalisme libéral ou de marchés au sein d’une économie planifiée ne doit pas produire une économie mixte. Elle doit plutôt déstabiliser le système en place et diminuer son efficacité économique.
C’est de ce concept d’Ordnung que l’ordolibéralisme va construire sa principale singularité et son plus grand apport au libéralisme: la Wirtschaftsverfassung ou “constitution économique”. Dans Wettbewerb und Monopolkampf, Franz Böhm définit la constitution économique comme “une décision globale (Gesamtentscheidung) concernant la nature (Art) et la forme du processus de coopération socio-économique” [traduction de l’auteur]v. On retrouve ici un copié-collé de la conception de la constitution exprimée par l’influent juriste allemand Carl Schmitt qui travaillera plus tard pour le régime nazi. Aux yeux des ordolibéraux, “un système économique n’advient pas naturellement, il est le produit d’un processus de décision politique et juridique” [traduction de l’auteur]vi. Or, puisque l’ordolibéralisme impose de choisir clairement une Wirtschaftsordnung, chaque société doit inscrire ce choix dans une constitution économique qui régira le système économique de la même manière que la constitution politique régit le fonctionnement des institutions.
Le droit au service du marché
Cette idée de constitution économique marque une rupture importante avec la tradition libérale classique et ce pour trois raisons. D’abord, elle renverse le principe selon lequel l’économie doit être indépendante des lois et de la politique. Au contraire, cette idée affirme que l’économie est précisément au cœur de la politique et que sa forme dépend avant tout des choix politiques effectués. Ensuite, conséquence logique de cette première rupture, le marché n’est plus considéré comme une donnée de la nature. Celui-ci est désormais vu comme une construction économique, sociale et juridique. Cela justifie donc une intervention politique forte pour bâtir des cadres économiques concurrentiels mais aussi une société de marché dont les institutions et le peuple sont formés et tournés vers la maximisation de la concurrence économique. Enfin, les ordolibéraux considèrent que pour être pleinement efficace, une économie capitaliste libérale nécessite le soutien de la population exprimé à travers la constitution économique. L’intervention du peuple dans le choix du modèle économique permet ainsi de justifier le fait que cette constitution sert à dépouiller les institutions élues au suffrage universel (notamment le Parlement) de tout pouvoir de régulation économique. L’ordolibéralisme conçoit cette intervention uniquement comme un moment ponctuel dont le but est de faire accepter le capitalisme libéral à la population.
L’intervention du peuple dans le choix du modèle économique permet de justifier le fait que la constitution économique sert à dépouiller les institutions élues au suffrage universel, notamment le parlement, de tout pouvoir d’intervention dans l’économie
Les ordolibéraux construisent en effet une nouvelle vision de l’économie à partir de la doctrine libérale et de leur expérience des échecs de la République de Weimar. Walter Eucken théorise le concept de vollständiger Wettbewerb ou “concurrence complète” qui décrit une situation du marché dans laquelle aucune entreprise ne possède le pouvoir de contraindre les autres. Elle se distingue de la “concurrence pure et parfaite” du modèle néo-classique en ce qu’elle se concentre essentiellement sur la limitation du pouvoir des grandes entreprises. La seconde en revanche vise plutôt à atteindre un prix optimal sur le marché selon le modèle de prix néo-classique. La concurrence complète vient de la distinction théorisée par les ordolibéraux entre “concurrence de performance” (Leistungswettbewerb) et “concurrence d’empêchement” (Behinderungswettbewerb). La première désigne une situation de concurrence où les entreprises améliorent leurs produits et réduisent leurs prix pour se démarquer. La seconde correspond à une situation où une entreprise limite par différents moyens l’efficacité de ses concurrentes pour maintenir sa domination. La concurrence complète interdit donc la “concurrence d’empêchement”. Le but étant d’obliger les entreprises à se démarquer par l’innovation et à transformer la concurrence en spirale positive plutôt qu’en guerre ouverte entre entreprises.
Le rôle de la constitution économique dans ce schéma est d’inscrire un certain nombre de normes économiques comme ayant une valeur juridique supérieure à la loi. Ces normes constituent la base de l’Ordnungspolitik: l’ensemble des politiques (commerciales, sociales, monétaires ou du travail) doivent être régies par les même principes constitutifs. Pour le capitalisme libéral, Eucken inclut : la stabilité monétaire, des marchés ouverts, la propriété privée, la liberté contractuelle, la responsabilité individuelle et la cohérence politique. Au fil des travaux d’Eucken, le primat de la stabilité monétaire prendra par ailleurs une place de plus en plus importante. Une fois ces normes posées et l’Ordnungspolitik imposée aux pouvoirs exécutifs et législatifs, la science économique devrait fournir les connaissances sur la concurrence complète nécessaire pour que le législateur transforme ces normes en lois plus détaillées. L’exécutif aurait alors pour mission de mettre en action ces lois. Tout cela en ayant très peu de marges de manœuvre pour les interpréter car le pouvoir judiciaire pourrait frapper d’inconstitutionnalité tout écart vis-à-vis de la constitution économique. Qui plus est, l’ordolibéralisme promeut le développement d’entités indépendantes du pouvoir politique et composées “d’experts” dans le domaine de la concurrence comme au niveau des banques centrales. Cela interdit ainsi au gouvernement toute intervention discrétionnaire dans le processus économique. Ce sont ces concepts centraux de l’ordolibéralisme notamment autour de la stabilité et du primat de la politique monétaire qui ont influencé le traité de Maastricht, la construction de l’euro et l’indépendance de la Banque Centrale Européenne.
le pouvoir judiciaire pourrait frapper d’inconstitutionnalité tout écart vis-à-vis de la constitution économique
Pour Walter Eucken, l’objectif est d’en finir avec “l’âge des expérimentations”. Il s’agit du nom qu’il donne aux années 1920 marquées par la popularité de la rhétorique du plan et diverses formes d’interventionnisme économique sans que celles-ci ne soient nécessairement appuyées par l’expertise des économistes ou une cohérence doctrinale claire9. L’Ordnungspolitik est une traduction dans le domaine économique du Rechtsstaat ou “État fondé sur la loi”. Ce terme désigne une théorie fondé au XIXe siècle qui considérait que, face à l’inamovibilité des monarques allemands, il s’agissait de soumettre le pouvoir de ceux-ci à la loi. Cette dernière étant une garantie de neutralité et d’objectivité contre les pouvoirs discrétionnaires du souverain. La République de Weimar ayant consacré le peuple comme souverain politique, Wilhelm Röpke, un influent théoricien de l’ordolibéralisme (bien que n’appartenant pas au cercle fondateur de l’école de Fribourg) appelle à une “révolte des élites” face à la “révolte des masses” qu’il voit grandir dans l’Allemagne d’entre-deux-guerres.
L’ordolibéralisme au cœur du droit de la concurrence européen
C’est en réponse à l’échec des premières lois de contrôle des cartels en Autriche et en Allemagne que Walter Eucken, Franz Böhm et Hans Grossmann-Doerth ont bâti l’ordolibéralisme comme nouveau système de pensée économique et juridique. C’est donc dans le domaine des lois sur la concurrence qu’ils ont fourni leur dernier grand apport à la pensée libérale moderne. Partant du constat qu’une loi isolée au milieu de politiques aux objectifs différents ne permet pas une régulation efficace de la concurrence, ils ont établi le principe d’une constitution économique qui contraint les politiques à être en cohérence avec des principes constitutifs. Dans ce contexte, une loi sur la concurrence est le produit logique et nécessaire pour l’application effective des principes d’ouverture des marchés et de liberté contractuelle. Le second constat posé était celui de la perméabilité du pouvoir exécutif aux intérêts des grandes entreprises lorsqu’il fallait appliquer la loi anti-cartels. Les ordolibéraux affirment donc pour la première fois le principe d’une autorité indépendante régulatrice de la concurrence. Cette instance qui aurait pour seule mission d’assurer l’application de la loi sur la concurrence ne serait pas dépendante du pouvoir exécutif. Elle serait également essentiellement composée de spécialistes du droit et de l’économie ainsi que soumise à la seule surveillance du pouvoir judiciaire. Le but étant de vérifier que cette structure ne s’éloigne pas des lignes directrices tracées par la constitution économique et la loi sur la concurrence.
Cette dernière loi n’est pas une simple version européenne des antitrust laws en vigueur aux États-Unis puisqu’elle apporte de multiples innovations. En premier lieu, la loi sur la concurrence place l’application de la loi entre les mains d’une autorité indépendante. C’est une différence par rapport aux États-Unis où le pouvoir exécutif contrôle les entités en charge l’application des lois antitrust, notamment le Département de la Justice10. Ensuite, elle s’étend à un champ plus large que les trusts en interdisant toute forme d’accords entre entreprises visant à limiter la concurrence. De surcroît, elle vise à empêcher la formation de monopoles ou à casser ces derniers. Enfin, elle apporte une nouveauté fondamentale au droit de la concurrence en théorisant le principe du “comme si”. Ce principe est le suivant : lorsque qu’un monopole ne peut être démantelé (monopoles naturels ou brevets par exemple), l’entreprise en situation de monopole doit se comporter comme si elle était en situation de concurrence. C’est-à-dire que cette entreprise doit ouvrir ses produits à tous les clients ou ne pas pratiquer des prix abusifs par exemple. Ce principe fait cependant débat au sein des ordolibéraux. Certains jugeant en effet qu’il donne trop de pouvoir d’intervention à l’État dans les entreprises et qu’il est ainsi incompatible avec le refus d’intervenir dans le fonctionnement du marché. Ce dernier principe étant pourtant au cœur de la vision ordolibérale.
la loi sur la concurrence place l’application de la loi entre les mains d’une autorité indépendante alors qu’aux États-Unis le pouvoir exécutif contrôle les entités en charge de l’application des lois Antitrust
C’est ici qu’intervient le paradoxe de l’ordolibéralisme décrit par Leonhard Miksch: “Il se peut bien que dans cette politique libérale le nombre des interventions économiques soit aussi grande que pour une politique planificatrice, mais c’est leur nature qui est différente”11. En effet, il est nécessaire que l’État intervienne partout d’abord pour pouvoir garantir la concurrence et le respect des normes de la constitution économique. Ensuite pour étendre le système de marché à l’ensemble de l’économie. Cette intervention étatique doit s’effectuer dans les domaines de l’éducation, de la famille et jusqu’au sein même des entreprises. Notons cependant un bémol : l’intervention doit se faire en aval sur les “cadres” de l’économie et de la société et jamais en amont en décidant des objectifs de production des entreprises. À la fin, c’est le marché patiemment bâti par les politiques issues de l’ordolibéralisme qui décidera de l’allocation des ressources et de la production. C’est par une métaphore célèbre que Ludwig Erhard, ministre de l’économie et chancelier de la RFA définit la politique ordolibérale : « De même que l’arbitre ne prend pas part au jeu, l’Etat se trouve exclu de l’arène. Dans tout bon match de football, il y a une constante : ce sont les règles précises qui ont présidé à ce jeu. Ce que vise ma politique libérale, c’est justement de créer les règles du jeu »12.
L’ordolibéralisme rompt donc avec le libéralisme classique en faisant du droit un outil pour limiter le pouvoir d’intervention dans l’économie. Cette limitation touche à la fois les pouvoirs politiques législatifs et exécutifs ainsi que le pouvoir économique. En inscrivant dans une constitution le modèle économique du pays, la pensée ordolibérale soumet le gouvernement au parlement et le parlement au pouvoir judiciaire. Il neutralise ainsi toute intervention a posteriori du politique dans l’économique. Le caractère radicalement intégré du modèle ordolibéral aurait pu le desservir. C’est sans compter sur le contexte de reconstruction sous la tutelle des Alliés dans l’après-guerre. Contexte qui lui permettra d’influencer largement les politiques économiques de l’Allemagne. Ainsi, sous la pression américaine, le gouvernement de la zone d’occupation ouest-allemande recrute de nombreux ordolibéraux à des postes importants. Après la fondation de la République Fédérale Allemande, ceux-ci vont rejoindre la CDU (chrétien-démocrates). Franz Böhm sera notamment député de ce parti entre 1953 et 1965. L’ordolibéralisme va conduire la RFA sur une voie profondément différente de pays comme la France ou le Royaume-Uni où des expérimentations socialistes et planistes vont largement favoriser une intervention étatique discrétionnaire. Cette divergence radicale entre le modèle allemand et les trajectoires suivies par le reste de l’Europe occidentale irriguera par la suite les débats toujours actuels concernant les orientations économiques de l’Union Européenne.
9Voir François Denord, Aux origines du néo-libéralisme en France, Louis Rougier et le Colloque Walter Lippmann de 1938, Le Mouvement Social, 2001/2 (n°195)
10Pour voir l’utilisation de la loi pour servir les intérêts économiques des États-Unis par le DOJ, voir : Jean-Michel Quatrepoint,Au nom de la loi… américaine, Le Monde Diplomatique, janvier 2017
11 Cité dans Michel Foucault, La naissance de la biopolitique, Cours au collège de France, 1978-1979
12 Ludwig Erhard, La Prospérité pour tous, Plon, Paris, 1959; cité dans François Denord, Rachel Knaebel & Pierre Rimbert, L’ordolibéralisme allemand, cage de fer pour le Vieux Continent, Le Monde Diplomatique, août 2015
iFrançois Denord, Aux origines du néo-libéralisme en France, Louis Rougier et le Colloque Walter Lippmann de 1938, Le Mouvement Social, 2001/2 (n°195) : “Sur le plan doctrinal, il se conclut par l’adoption unanime d’un manifeste, «l’Agenda du libéralisme», qui énonce plusieurs principes contraires au libéralisme classique. En premier lieu, il met en avant l’idée d’un interventionnisme juridique de l’État: «c’est à l’État qu’incombe la responsabilité de déterminer le régime juridique qui sert de cadre au libre développement des activités économiques». En second lieu, il élargit les attributions que la théorie classique lui concède: un État libéral «peut et doit percevoir par l’impôt une partie du revenu national et en consacrer le montant au financement collectif de: 1° La Défense nationale; 2° Les assurances sociales; 3° Les services sociaux; 4° L’enseignement; 5° La recherche scientifique». En troisième lieu, il reconnaît plus largement à l’État un droit d’intervention car: A. […] les prix du marché sont affectés par le régime de la propriété et des contrats. B. […] l’utilité maxima est un bien social, mais n’est pas nécessairement le seul qui doive être recherché. C. […] même lorsque la production est régie par le mécanisme des prix, les sacrifices qu’implique le fonctionnement du système peuvent être mis à la charge de la collectivité.” page 17 [Franz Böhm, Wettbewerb und Monopolkampf. Eine Untersuchung zur Frage des wirtschaftlichen Kampfrechts und zur Frage der rechtlichen Struktur der geltenden Wirtschaftsordnung, Carl Heymanns Verlag, 1933]
iiiFranz Böhm, Wettbewerb und Monopolkampf. Eine Untersuchung zur Frage des wirtschaftlichen Kampfrechts und zur Frage der rechtlichen Struktur der geltenden Wirtschaftsordnung, Carl Heymanns Verlag, 1933
ivTexte original : “Eucken’s response to the need to integrate facts with theory and economic with legal thought was a method he called “thinking in orders (Denken in Ordnungen).” It may have been his most distinctive and important contribution to postwar European thought. As he put it, “The perception (Erkenntnis) of economic orders (Ordnungen) is the first step in understanding economic reality”. The basic idea was that beneath the complexity of economic data were fundamental ordering patterns (orders) and that only through the recognition of these patterns could one penetrate this complexity and understand the dynamics of economic phenomena.”
vTexte original : “a comprehensive decision (Gesamtentscheidung) concerning the nature (Art) and form of the process of socioeconomic cooperation”
viTexte original : “Economic systems did not just “happen”; they were “formed” through political and legal decision-making.”