En pleine pandémie, l’Afrique se prépare-t-elle à une nouvelle cure d’austérité ?

En réponse à la pandémie de coronavirus, le 19 mars 2020 les ministres africains des Finances appelaient « à l’exonération des paiements d’intérêts sur la dette et les obligations souveraines » [1]. Le 23 mars, David Malpass, président du groupe de la Banque mondiale, appelait [2] à « alléger la dette des pays les plus pauvres » [3]. Le 25 mars, le FMI et la Banque mondiale confirmaient conjointement cet appel [4]. Quelques jours plus tôt, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) appelait l’Afrique à « se réveiller » et à prendre des mesures pour protéger la population face à la propagation du virus [5]. Si le premier appel est plus que légitime, plusieurs critiques peuvent être faites sur les trois suivants. Dans le même temps, les mouvements qui plaident pour l’annulation de la dette s’organisent. Sur fond de crise de la dette, analyse de la situation actuelle du continent.


L’Afrique plie sous le poids de sa dette

L’appel des ministres africains des Finances « à l’exonération des paiements d’intérêts sur la dette et les obligations souveraines » apparaît finalement assez mesuré. Avec une dette extérieure publique qui a plus que doublé entre 2010 et 2018, passant de 160 milliards à 365,5 milliards de dollars [6], une hausse du ratio dette publique/PIB (comprenant la dette intérieure et la dette extérieure) toute aussi marquée, la médiane du continent passant de 38 % en 2008 à 56 % en 2018, avec de fortes disparités selon les pays [7] (ces chiffres impressionnants ne prennent par ailleurs pas en compte les arriérés de paiement et les pénalités de retard [8]), un service extérieur de la dette publique en proportion des revenus des gouvernements passant en moyenne de 6,7 % en 2008 à 13 % en 2018 [9], l’Afrique plie littéralement sans rompre – pour le moment – sous le poids de sa dette.

 Le service extérieur de la dette publique africain en proportion des revenus est passé de 6,7 % en 2008 à 13 % en 2018

Malgré un ratio d’endettement pouvant paraître supportable, les économies africaines, rarement diversifiées [10], restent très vulnérables aux facteurs exogènes. Ainsi, selon les dernières données publiées par le FMI en date du 30 novembre 2019, sur les 54 pays que compte le continent, 19 sont placés en situation de surendettement ou en position de l’être (voir tableau 1). Et sur l’ensemble des pays listés par le FMI, à l’exception de la Grenade située dans la Caraïbe, seuls des pays africains sont classés « en situation de surendettement » [11]. Ces données, discutables car sous-évaluées [12], n’en restent pas moins un indicateur alarmant.

Tableau 1 – Classification du FMI de la situation d’endettement des pays africains [13]

Faible Modéré Haut En surendettement
1. Madagascar
2. Rwanda
3. Sénégal
4. Tanzanie
5. Ouganda
1. Bénin
2. Burkina Faso
3. Comores
4. Côte d’Ivoire
5. Guinée
6. Guinée-Bissau
7. Kenya
8. Lesotho
9. Liberia
10. Malawi
11. Mali
12. Niger
13. République démocratique
du Congo
14. Togo
1. Burundi
2. Cameroun
3. Cap Vert
4. Centrafrique
5. Djibouti
6. Éthiopie
7. Ghana
8. Mauritanie
9. Tchad
10. Sierra Leone
11. Zambie
1. Gambie
2. Mozambique
3. République du Congo
4. Sao Tome et Principe
5. Somalie
6. Soudan
7. Soudan du Sud
8. Zimbabwe

Les pays du continent risquent de subir de plein fouet les effets de la crise financière et économique en cours dont le coronavirus n’est qu’un élément détonateur [14].

Très largement dépendants de leurs revenus tirés de l’exploitation et l’exportation des matières premières, les cours se sont effondrés ces dernières semaines (voir tableau 2). L’Angola et le Nigeria [15], leaders africains des pays producteurs de pétrole sont déjà fortement impactés. Les cours du cacao (Côte d’Ivoire, Ghana), de l’or (Ghana, Soudan, Afrique du Sud, Mali, Guinée [16]), et du cuivre (République démocratique du Congo, Zambie [17]), suivent également une pente descendante, sans oublier les effets de la spéculation sur les matières premières [18].


Tableau 2 : Évolution des cours des principales matières premières (à 15 minutes, 1h, 24h, 1 semaine, 1 mois et à 1 an) 
 [19]

Au niveau bancaire, les actions des banques des quatre principales économies (Afrique du Sud, Égypte, Nigeria et Maroc) ont également chuté [20]. En revanche, les principales devises africaines maintiennent à ce jour un niveau stable [21].

D’autres éléments s’auto-alimentent et risquent de tarir les ressources financières disponibles pour les pays africains, en parallèle d’une hausse des dépenses (pour faire face à la pandémie) et d’une baisse de leurs recettes. Avec des instruments de contrôle mis hors « d’état de nuire » par les Institutions financières internationales (IFI) et leurs plans d’ajustement structurel (voir partie 4), le continent subit une importante fuite des capitaux. À la recherche de placements sûrs, les investisseurs risquent également de bouder les émissions d’obligations des pays africains [22], leur principale source d’emprunts ces dernières années. Par ailleurs, les taux d’intérêts scandaleusement élevés qui leurs sont imposés ne font qu’aggraver la situation [23]. Au niveau des investissements directs étrangers (IDE), la CNUCED table sur un déclin de 40 % [24]. Avec la fermeture des frontières et des aéroports, plusieurs pays devraient également subir une baisse de leurs revenus liés au tourisme, conséquents pour certains, notamment l’Afrique du Sud, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Île Maurice, le Kenya, le Maroc ou encore les Seychelles.

Dans ces circonstances, l’appel des ministres des Finances « à l’exonération des paiements d’intérêts sur la dette et les obligations souveraines » apparaît donc particulièrement mesuré. D’autres, en revanche, appellent à l’annulation immédiate de ces dettes maintes fois remboursées, héritées de régimes dictatoriaux et n’ayant profité qu’aux classes dominantes.

L’Afrique moins touchée par le coronavirus ?

Selon les dernières données, la pandémie aurait causé 1 500 000 infections et 90 000 morts dans le monde [25]. L’Afrique quant à elle serait la région la moins impactée avec 11 282 personnes touchées et 558 morts [26].

Sans nier la tendance actuelle, ces faibles chiffres sont certainement à nuancer en raison des carences statistiques du continent, en particulier sur le plan sanitaire [27]. À ce titre, une simple observation permet de remarquer que les pays les plus impactés statistiquement sont aussi les pays les plus développés du continent. Pour autant, l’Afrique continuera-t-elle à être relativement épargnée ?

Au plan international, on observe une corrélation nette entre la capacité à faire face au virus et les ressources allouées par les États à la santé et la sécurité sociale [28]. Les populations d’Europe, continent le plus impacté, ne payent-elles pas les cures d’austérités imposées par l’Union européenne et les gouvernements de ses pays membres depuis la crise financière de 2007-2008 ? La population étasunienne, largement touchée, ne souffre-t-elle pas d’une absence de sécurité sociale ? En revanche, Cuba, pays réputé pour son système de santé et la qualité de ses médecins, n’est pratiquement pas atteint. Ce petit État insulaire de la Caraïbe envoie même des médecins pour venir en aide à la population italienne et aux territoires français d’Outre-mer (Martinique, Guadeloupe, Guyane française et Saint-Pierre-et-Miquelon).

Ainsi, selon les statistiques disponibles [29], l’Indicateur de développement humain (IDH) pour l’Afrique subsaharienne est de 0,541 contre une moyenne mondiale de 0,731. Sur les 54 dernières places (comme le nombre de pays africains) des 189 pays référencés par le PNUD, le continent est représenté 40 fois. La moyenne du nombre de médecins (généralistes et spécialistes confondus) pour 10 000 habitants est de 3,4 (l’écart par pays allant de 0,2 à 21,6) contre une moyenne mondiale de 14,9 (30,4 pour les pays à haut IDH). Le nombre de lits d’hôpitaux pour 10 000 personnes est de 12 contre 28 au plan international (55 pour les pays à haut IDH).

En observant les dépenses allouées par les États à la santé, on peut mesurer l’écart qui sépare le continent des pays dits développés (voir graphique 1), près de 5 points avec la moyenne mondiale, près de 7 avec les pays à hauts revenus, pays pourtant non-moins épargnés par la pandémie. Par ailleurs, alors même que l’on assiste ces 16 dernières années à des dépenses globalement en hausse, celles de l’Afrique tardent à décoller voire diminuent.

Graphique 1 : Dépenses allouées à la santé (en % du PIB) [30]

Cet écart est encore plus probant pour les pays africains en situation de surendettement (voir tableau 1 ci-dessus). Ces pays consacrent entre 0,8 (Gambie) et 4,4 % (Zimbabwe) de leur PIB en dépenses de santé, tandis qu’en moyenne, 11,5 % de leur PIB est absorbé par le remboursement de la dette (voir tableau 3 ci-dessous).

Tableau 3 – Indicateurs du fardeau de la dette des pays à faibles revenus en situation de surendettement  [31]

Pays Service de la dette (% des revenus) Service de la dette (% du PIB) Dépenses en santé (% du PIB)
Gambie 154,7 24 0,8
Mozambique 26 7,4 2,7
République du Congo 30,5 8,9 2
Sao Tomé et Principe 85,5 21,1 2,4
Somalie
Soudan 14,7 1,3 1,1
Soudan du Sud 35,4 12,1
Zimbabwe 9,2 2 4,4
Moyenne 51,6 11,5 2,2

 

L’énumération de ces chiffres ne vise pas à invisibiliser les réels (mais inégaux géographiquement, économiquement et socialement [32]) progrès réalisés ces dernières années. Simplement à mettre en évidence que pour répondre à la crise en cours, l’Afrique a urgemment besoin de ressources humaines, logistiques et financières.

Dans ces conditions, la déclaration du controversé [33] directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) appelant l’Afrique à « se réveiller » et à « se préparer au pire » [34] est malvenue. D’autant plus que le remboursement de la dette extérieure publique absorbe en moyenne actuellement 13 % des recettes des gouvernements du continent [35].

La responsabilité de FMI et de la Banque mondiale

L’histoire des institutions de Bretton Woods est émaillée de scandales [36]. La récente affaire des #Papergate [37] à la Banque mondiale, sur fond de soupçons de corruption et d’évasion fiscale, confirme la continuité de leurs pratiques [38]. L’idéologie néolibérale des politiques et projets de « développement » administrée aux pays sous leur assistance n’est également plus à démontrer. D’hier à aujourd’hui, FMI et Banque mondiale portent une responsabilité indéniable sur les hauts niveaux d’endettement et faibles niveaux de développements des pays du Sud et plus spécifiquement des pays africains.

 Les politiques de la Banque mondiale et du FMI sont un échec. En l’espace de trois décennies, moins d’un tiers des pays africains sont passés de  pays à faible revenu, à pays à revenu intermédiaire, un seul dans la catégorie pays à revenu intermédiaire supérieur, et aucun dans la catégorie des pays à haut revenu

Dès les années 1980, le FMI a conditionné sa politique de prêt à la mise en place de plans d’ajustement structurel (PAS) par les pays débiteurs. Derrière l’objectif affiché de restaurer leur balance des paiements en rétablissant une stabilité macro-économique et en favorisant la croissance économique, l’ensemble des mesures contenues visaient avant tout à assurer le remboursement des créanciers. Sans parvenir à endiguer la hausse de la dette extérieure publique des PED et les sommes allouées au service de la dette, les PAS ont entraîné des coupes importantes dans les budgets sociaux tout en mettant l’accent sur la libéralisation de l’économie, la dérégulation nationale et la privatisation des entreprises, l’instauration de la TVA, la dévaluation des monnaies locales, la suppression significative des barrières douanières, du contrôle des changes, des mouvements de capitaux ou encore une réduction drastique des financements de certains secteurs jugés non-productifs (santé, éducation, logement, infrastructures).

Après avoir essuyé de nombreuses critiques et après la crise financière de 2008, le FMI a affirmé avoir adapté les conditionnalités liées aux prêts accordés dans le passé [39]. En 2014, Christine Lagarde, alors directrice générale du Fonds assurait également que les PAS n’étaient plus appliqués [40]. Pourtant, en 2009, sur 41 pays engagés avec le FMI, 31 menaient des politiques de rigueur budgétaire. Deux études menées de 2011 à 2013, et en 2016-2017 faisaient apparaître le nombre croissant de conditionnalités appliquées par le FMI parmi lesquelles la réduction des programmes d’aide sociale [41].

L’échec des politiques appliquées par le tandem Banque mondiale/FMI est particulièrement visible en observant l’évolution de la classification des pays par revenu entre 1990 et 2020 (voir tableaux 4 et 5). Certes, cette situation est aussi la responsabilité d’un certain nombre de régimes en place et des classes dominantes locales qui profitent allègrement du népotisme, du clientélisme et de la corruption. Mais on ne peut nier pour autant que ces mécanismes sont avant tout alimentés par les grands argentiers et puissances impérialistes, acteurs disposant de places centrales au sein des principaux groupes d’influences [42] (G7/G8G20Club de Paris, IIF, etc.) et principales institutions financières internationales, FMI et Banque mondiale en tête [43].

Ainsi, malgré quelques progrès réalisés, c’est un constat d’échec cinglant pour ces institutions ayant pour objectif de venir en aide aux pays en difficultés et d’éradiquer la pauvreté dans le monde. En l’espace de trois décennies, moins d’un tiers des pays sont passés de pays à faible revenu, à pays à revenu intermédiaire, un seul dans la catégorie pays à revenu intermédiaire supérieur, et aucun dans la catégorie des pays à haut revenu.

Tableau 4 : Classification des pays africains par catégories de revenu entre 1990 et 2020  [44]

En 1990 En 2020 Pays PPTE (Pays pauvres très endettés)
1. Bénin Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
2. Burkina Faso Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
3. Burundi Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
4. Cameroun Pays à faible revenu (en 1996) Pays à revenu intermédiaire inférieur X
5. Comores Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur X
6. Côte d’Ivoire Pays à faible revenu (en 1996) Pays à revenu intermédiaire inférieur X
7. Éthiopie Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
8. Gambie Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
9. Ghana Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur X
10. Guinée Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
11. Guinée Bissau Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
12. Guinée Équatoriale Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire supérieur
13. Kenya Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur
14. Lesotho Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur
15. Liberia Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
16. Madagascar Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
17. Malawi Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
18. Mali Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
19. Mauritanie Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur X
20. Mozambique Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
21. Niger Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
22. Nigeria Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur
23. Ouganda Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
24. République centrafricaine Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
25. République démocratique du Congo Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
26. République du Congo Pays à faible revenu (en 1996) Pays à revenu intermédiaire inférieur X
27. Rwanda Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
28. Sao Tome et Principe Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur X
29. Sénégal Pays à faible revenu (en 1996) Pays à faible revenu X
30. Sierra Leone Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
31. Somalie Pays à faible revenu Pays à faible revenu
32. Tanzanie Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
33. Tchad Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
34. Togo Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
35. Zambie Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur


Tableau 5 : Classification des pays africains par catégories de revenu entre 1990 et 2020 – Résumé

Nombre de pays Dont PPTE
Statut « Pays à faible revenu » inchangé 23 21
De « Pays à faible revenu » à « Pays à revenu intermédiaire inférieur » 11 8
De « Pays à faible revenu » à « Pays à revenu intermédiaire supérieur » 1 0
De « Pays à faible revenu » à « Pays à haut revenu » 0 0
Total 35 29

Les propositions d’allègement des institutions de Bretton Woods

Malgré les faits, la Banque mondiale et le FMI persistent et signent. Semblant prendre la mesure du désastre économique et sanitaire annoncé, elles ont appelé le 23 et le 25 mars 2020 à « alléger la dette des pays pauvres » [45]. À première vue, cette annonce s’applaudit des deux mains. Mais pour paraphraser Nietzsche, le diable ne se cacherait-il pas dans les détails ?

La portée de l’appel reste limitée, sur 137 « pays en développement » (PED), il concerne uniquement les 75 pays IDA [46]. Là où la dette extérieure publique des PED atteint près de 3 000 milliards de dollars, celle des pays IDA en représente à peine 10 % [47].

Par ailleurs, « sur les 64 milliards de dollars d’aide promise, la quasi-totalité correspond à des prêts. Seulement 400 millions de dollars (soit 0,6% du total) pourraient être donnés à certains pays répondant à des critères stricts et à la condition expresse que les fonds servent à rembourser les dettes du FMI arrivant à échéance ! » [48].

 Le prétendu allègement de la dette annoncé par la Banque mondiale et le FMI est conditionné à l’approfondissement des politiques ultra libérales

De plus, afin de « rassurer les marchés » et de leur « envoyer un signal fort », David Malpass, directeur général de la Banque mondiale, conditionne cette intervention à l’approfondissement des politiques néolibérales : « Les pays devront mettre en œuvre des réformes qui aideront à raccourcir la période de relèvement et à rassurer quant à la possibilité d’une reprise forte. En ce qui concerne les pays pour lesquels les réglementations excessives, les subventions, les régimes de délivrance de permis, la protection du commerce ou la judiciarisation constituent des obstacles, nous travaillerons avec eux pour stimuler les marchés, favoriser de meilleurs choix et promouvoir des perspectives d’une croissance plus rapide pendant la période de redressement ».

Enfin, la Banque mondiale et le FMI appellent à l’allègement de la dette, mais s’en désengagent. Cet appel est à destination des pays du G20, afin qu’ils évaluent si des mesures d’allègement et/ou de restructuration sont nécessaires. De fait, l’appel à un allègement ne concerne que la part bilatérale de la dette (prêts entre États) et non la part multilatérale – prêts d’institutions financières internationales, dont le FMI et la Banque mondiale font parties. La réponse du G20 ne s’est pas fait attendre. Dès le lendemain, jeudi 26 mars 2020, les chefs d’État et de gouvernement du G20 ont annoncé qu’ils « félicit[aient] [les] mesures prises par le FMI et la Banque mondiale pour aider les pays qui en ont besoin en faisant pleinement appel à tous les instruments disponibles dans le cadre d’une réponse mondiale concertée […] [et qu’ils] continuer[aient] de traiter les risques de vulnérabilité liés à la dette dans les pays à faible revenu » [49]. Le G20 n’a donc annoncé aucune mesure d’annulation. Le Club de Paris devrait en conséquence tenir la même ligne de conduite.

Les appels à l’annulation de la dette africaine se multiplient

En opposition à l’agenda des institutions de Bretton Woods, les appels à l’annulation de la dette se succèdent. Le musicien sénégalais Youssou N’Dour faisait, au nom des peuples africains, un appel en ce sens lors d’une interview sur la chaîne de télévision nationale TFM. En Amérique latine, une dizaine d’anciens président·e·s ont lancé un appel en ce sens. En Afrique centrale, les représentants de la CEMAC (Communauté économique et monétaire des États d’Afrique Centrale qui regroupe 6 pays) ont demandé l’annulation de la dette extérieure de leurs pays. Au Sénégal, le président Macky Sall en a fait de même.

La Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) propose quant à elle un plan de soutien de 2 500 milliards de dollars pour les pays du Sud, plan comprenant une annulation de la dette de 1 000 milliards [50]. Pour réaliser cette opération, la CNUCED appelle à la création d’un mécanisme international indépendant. La CNUCED en profite donc au passage pour adresser un tacle appuyé au Club de Paris [51].

Les mouvements anti-dettes se réunissent et s’organisent également. L’organisation britannique Jubilee Debt Campaign a lancé une pétition en ligne pour l’annulation de la dette des pays du Sud Global [52] et un appel pour un nouveau jubilé de la dette signé par 200 organisations [53]. Le réseau Eurodad plaide pour un moratoire sur la dette des pays à faibles revenus [54]. Le CADTM se joint à cet appel, tout en appelant à l’élargir, en suspendant le paiement de toutes les dettes publiques reconnues comme « illégitimes » ou « odieuses » après l’examen de celles-ci par des audits citoyens de la dette.

L’auteur remercie les membres du CADTM International pour leurs relectures et suggestions.

Le lien vers l’article original, publié sur le site du CADTM : https://www.cadtm.org/Dette-et-Coronavirus-L-Afrique-pourra-t-elle-se-premunir-des-effets-deleteres

Notes :

[1Moutiou Adjibi Nourou, « Les ministres africains des Finances appellent à exonérer l’Afrique des paiements d’intérêts sur sa dette en 2020 », Agence Ecofin, 23 mars 2020. Consulté le 25 mars 2020. Disponible à : https://www.agenceecofin.com/gouvernance-economique/2303-75054-les-ministres-africains-des-finances-appellent-a-exonerer-lafrique-des-paiements-dinterets-sur-sa-dette-en-2020

[2David Malpass, « Allocution du président du Groupe de la Banque mondiale, David Malpass, à la suite de la téléconférence des ministres des Finances du G20 sur le COVID-19 », Banque mondiale, 23 mars 2020. Consulté le 25 mars 2020. Disponible à : https://www.banquemondiale.org/fr/news/speech/2020/03/23/remarks-by-world-bank-group-president-david-malpass-on-g20-finance-ministers-conference-call-on-covid-19

[3Par « pays les plus pauvres », la Banque mondiale entend les 75 pays à faibles revenus percevant des prêts de l’AID, Association internationale pour le Développement (IDA en anglais). L’AID, est une des cinq filiales du groupe Banque mondiale.

[4Déclaration commune du Groupe de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international appelant à agir pour alléger le poids de la dette des pays IDA, 25 mars 2020. Disponible à : https://www.banquemondiale.org/fr/news/statement/2020/03/25/joint-statement-from-the-world-bank-group-and-the-international-monetary-fund-regarding-a-call-to-action-on-the-debt-of-ida-countries

[5Le Monde avec AFP, « Coronavirus : l’OMS appelle l’Afrique à « se réveiller » face à la pandémie », LeMonde.fr, 19 mars 2020. Consulté le 25 mars 2020. Disponible à : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/03/19/covid-19-l-oms-appelle-l-afrique-a-se-reveiller_6033644_3212.html

[6Étant donné les classifications régionales de la Banque mondiale, les chiffres indiqués excluent les pays d’Afrique du Nord (Algérie, Djibouti, Égypte, Maroc et Tunisie). Données consultées le 25 mars 2020. Disponible à : http://datatopics.worldbank.org/debt/ids/regionanalytical/SSA

[7Les données indiquées par la BAD concernent l’ensemble du continent, Afrique du Nord ET Afrique subsaharienne. Banque africaine de développement, Perspectives économiques en Afrique en 2020 – Former la main d’œuvre africaine de demain, p.17 du PDF. Disponible à : https://www.afdb.org/fr/documents-publications/perspectives-economiques-en-afrique

[8Pour une explication plus détaillée, voir notamment Milan Rivié, « Somalie, Soudan : le FMI conditionnera l’annulation d’une dette impayable par une thérapie de choc néolibérale », CADTM, 23 décembre 2019. Disponible à : http://www.cadtm.org/Somalie-Soudan-le-FMI-conditionnera-l-annulation-d-une-dette-impayable-par-une

[9Dont l’Angola (56,5 %), le Ghana (41,1 %), l’Égypte (29,8 %), la Tunisie (27,8 %) ou encore la Zambie (22,1 %). Calculs de l’auteur sur base des données disponibles dans l’article « Crisis deepens as global debt payments increase by 85% », Jubilee Debt Campaign, 3 avril 2019. Consulté le 25 mars 2020. Disponible à : https://jubileedebt.org.uk/press-release/crisis-deepens-as-global-south-debt-payments-increase-by-85

[10Par exemple en 2017, les carburants représentaient entre 50 et 97 % des produits exportés pour le Congo (50 %), le Gabon (70 %), le Tchad (78 %) et l’Angola (97 %) ; les produits agricoles 80 % des exportations de la Gambie et 57 % de la Grenade ; les produits miniers 75 % des exportations de la Zambie et 92 % pour le Botswana. Voir UNCTAD, State of Commodity Dependence 2019, 16 mai 2019. Disponible à : https://unctad.org/en/pages/PublicationWebflyer.aspx?publicationid=2439

[11Voir « List of LIC DSAs for PRGT-Eligible Countries As of November 30, 2019 », FMI. Consulté le 25 mars 2020. Disponible à : https://www.imf.org/external/Pubs/ft/dsa/DSAlist.pdf

[12Voir la citation de J. Sachs disponible p.23 de « Club de Paris, Comment sont restructurées les dettes souveraines et pourquoi une alternative est nécessaire », PFDD, mars 2020. Disponible à : https://dette-developpement.org/IMG/pdf/club_de_paris.pdf ; J. Sachs déclare à propos du Cadre de viabilité de la dette du FMI et de la Banque mondiale : « Il est tout à fait possible, et c’est d’ailleurs le cas actuellement, [qu’]un pays ou une région ait une dette soutenable selon les indicateurs officiels (et un service de la dette important), alors que ses habitants meurent de faim ou de maladie par millions. »

[13Ibid note de bas de page 11.

[14Voir Éric Toussaint, « Non, le coronavirus n’est pas le responsable de la chute des cours boursiers », CADTM, 4 mars 2020. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : http://www.cadtm.org/Non-le-coronavirus-n-est-pas-le-responsable-de-la-chute-des-cours-boursiers

[15Voir Le Monde avec AFP, « Coronavirus : le Nigeria face à la chute des cours du pétrole », LeMonde.fr, 10 mars 2020. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/03/10/coronavirus-le-nigeria-face-a-la-chute-des-cours-du-petrole_6032444_3212.html

[16Koli Dado, « Le top 5 des plus grands pays producteurs d’or en Afrique », KoldaNews, 7 mai 2019. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : https://www.koldanews.com/2019/05/07/la-guinee-et-le-mali-dans-le-top-5-des-plus-grands-producteurs-dor-en-afrique-a962191.html

[17Olivia Da Silva, “Top Copper Production by Country”, investingnews.com, 28 mai 2019. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : https://investingnews.com/daily/resource-investing/base-metals-investing/copper-investing/copper-production-country/

[18Gérard Le Puill, « Spéculations permanentes sur les matières premières », l’Humanité, 26 Juin 2019. Disponible à : https://www.humanite.fr/speculations-permanentes-sur-les-matieres-premieres-674133

[19Impression écran tirée du site internet investing.com réalisée le 1er avril 2020 à 11h40. Disponible à : https://fr.investing.com/commodities/

[20Voir Éric Toussaint, « Les banques sont des armes de destruction massive. Pour affronter la crise capitaliste multidimensionnelle, il faut exproprier les banquiers et socialiser les banques », CADTM, 24 mars 2020. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : http://www.cadtm.org/Pour-affronter-la-crise-capitaliste-multidimensionnelle-il-faut-exproprier-les

[21D’après les données disponibles sur le site Boursorama. Consulté le 27 mars 2020. Disponible à : https://www.boursorama.com

[22Voir Antony Drugeon, « Coronavirus : les craintes de Fitch pour les dettes africaines », jeuneafrique, 12 mars 2020. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : https://www.jeuneafrique.com/908688/economie/coronavirus-les-craintes-de-fitch-pour-les-dettes-africaines/

[23Misheck Mutize, “African countries aren’t borrowing too much : they’re paying too much for debt”, The Conversation, 19 février 2020. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : https://theconversation.com/african-countries-arent-borrowing-too-much-theyre-paying-too-much-for-debt-131053

[24CNUCED, “Impact of the Covid-19 Pandemic on Global FDI and GVCs – Updated Analysis”, mars 2020. Consulté le 27 mars 2020. Disponible à : https://unctad.org/en/PublicationsLibrary/diaeiainf2020d3_en.pdf

[25D’après les données de Worldometers. Consultées le 9 avril 2020. Disponible à : https://www.worldometers.info/coronavirus/

[26Source : Compte Twitter de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), région Afrique.
Disponible à : https://twitter.com/WHOAFRO

[27Marie de Vergès, « Niveau de vie, santé, démographie… L’Afrique dans le brouillard statistique », LeMonde.fr, 19 décembre 2019. Consulté le 27 mars 2020. Disponible à : https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/12/19/l-afrique-dans-le-brouillard-statistique_6023410_3232.html

[28Voir notamment Adam Hanieh, « Il s’agit d’une pandémie mondiale. Traitons-la comme telle », A l’Encontre, 30 mars 2020. Disponible à : http://alencontre.org/laune/il-sagit-dune-pandemie-mondiale-traitons-la-comme-telle.html

[29Tous les chiffres de ce paragraphe proviennent de la base de données du PNUD (Programme des Nations unies pour le développement). Consultées le 27 mars 2020. Disponibles à : http://hdr.undp.org/sites/default/files/hdro_statistical_data_tables_1_15_d1_d5.xlsx

[30D’après la base de données de la Banque mondiale, Indicateurs du développement dans le monde. Consultée le 30 mars 2020. Disponible à : https://databank.worldbank.org/reports.aspx?source=world-development-indicators#

[31Voir Daniel Munevar, COVID-19 and debt in the Global South : Protecting the most vulnerable in times of crisis ; Annex – Methodology and country figures, Eurodad, p.2. Disponible à : https://eurodad.org/files/pdf/5e6a690a4fb3f.pdf

[32Voir UNDP, Human Development Report 2019, Beyond income, beyond averages beyond today : Inequalities in human development in the 21st century, Chapitre 3, partie « How unequal is Africa ? ». Disponible à : http://hdr.undp.org/sites/default/files/hdr2019.pdf

[33Alcyone Wemaëre, « Dr Tedros, le controversé patron de l’OMS à l’origine de la polémique sur Mugabe », France24, 23 octobre 2017. Consulté le 30 mars 2020. Disponible à : https://www.france24.com/fr/20171023-oms-onu-afrique-ethiopie-dr-tedros-adhanom-ghebreyesus-robert-mugabe-ambassadeur

[34Le Monde avec AFP, Coronavirus : l’OMS appelle l’Afrique à « se réveiller » face à la pandémie, LeMonde.fr, 19 mars 2020. Consulté le 30 mars 2020. Disponible à : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/03/19/covid-19-l-oms-appelle-l-afrique-a-se-reveiller_6033644_3212.html

[35Ibid note de bas de page n°9

[36Voir notamment Éric Toussaint, Banque mondiale : le Coup d’État permanent, ed. Syllepses, 2004. Disponible gratuitement en pdf à : https://www.cadtm.org/Banque-mondiale-le-coup-d-Etat-permanent ou encore Joseph Stiglitz, La Grande Désillusion, 2003.

[37Voir Renaud Vivien, « #Papergate : vers un nouveau scandale de corruption classé sans suite ? », Entraide et fraternité, 27 février 2020. Consulté le 30 mars 2020. Disponible à : https://www.entraide.be/papergate-vers-un-nouveau-scandale-de-corruption-classe-sans-suite

[38Voir Émilie Paumard, « Le FMI et la Banque mondiale ont-ils appris de leurs erreurs ? », CADTM, 13 octobre 2017. Consulté le 30 mars 2020. Disponible à : https://www.cadtm.org/Le-FMI-et-la-Banque-mondiale-ont-ils-appris-de-leurs-erreurs

[39Independent Evaluation Office, Réponse du FMI à la crise Financière et Economique, IEO et FMI, p.35. Disponible à : https://www.imf.org/ieo/files/completedevaluations/Crisis%20Response%20-%20FRE.pdf

[40« Ajustement structurel ? C’était avant mon mandat et je n’ai aucune idée de ce que c’est ». Propos tenus le 12 avril 2014 par Christine Lagarde, Directrice générale du FMI. Voir AFP, « Le FMI a « changé », assure Christine Lagarde », LeMonde.fr, 13 avril 2014. Consulté le 30 mars 2020. Disponible à : https://www.lemonde.fr/economie/article/2014/04/13/le-fmi-a-change-assure-christine-lagarde_4400402_3234.html

[41Jesse Griffiths and Konstantinos Todoulos, “Conditionally yours : An analysis of the policy conditions attached to IMF loans”, Eurodad, avril 2014, p.4. Disponible à : https://eurodad.org/files/pdf/1546182-conditionally-yours-an-analysis-of-the-policy-conditions-attached-to-imf-loans.pdf et Gino Brunswijck, “Unhealthy conditions : IMF loan conditionality and its impact on health financing”, Eurodad, 28 novembre 2018. Disponible à : https://eurodad.org/Entries/view/1546978/2018/11/20/Unhealthy-conditions-IMF-loan-conditionality-and-its-impact-on-health-financing

[42Voir notamment Milan Rivié, « Les créances douteuses, illégitimes ou/et odieuses de l’Europe sur des pays tiers », CADTM, 10 mars 2020. Disponible à : https://cadtm.org/Les-creances-douteuses-illegitimes-ou-et-odieuses-de-l-Europe-sur-des-pays ; Léonce Ndikuma et James K. Boyce, La dette odieuse de l’Afrique – Comment l’endettement et la fuite des capitaux ont saigné un continent, Ed. Amalion, 2013 ou encore le documentaire de Thomas Lafarge et Xavier Harel, « Dans les eaux troubles de la plus grande banque européenne », France 3 production, 2018. Disponible gratuitement sur internet en quelques clics.

[43Voir notamment la série « ABC de la dette » d’Éric Toussaint, disponible à : https://cadtm.org/La-dette

[44Ayhan Kose, Peter Nagle, Franziska Ohnsorge et Naotaka Sugarawa, Global Waves of Debt, Causes and Consequences, Groupe de la Banque mondiale, 2020, p.253 et 254 du pdf. Disponible à : https://www.worldbank.org/en/research/publication/waves-of-debt

[45Ibid notes de bas de page 2 et 3.

[46Voir note de bas de page 3 et IDA Borrowing countries. Consulté le 31 mars 2020. Disponible à : http://ida.worldbank.org/about/borrowing-countries

[47282,46 milliards $US d’après les données de la Banque mondiale. Consultées le 31 mars 2020. Disponible à : https://databank.worldbank.org/source/international-debt-statistics#

[48Voir Renaud Vivien, « La gestion calamiteuse du coronavirus par la Banque mondiale et le FMI, La Libre, 25 mars 2020. Disponible à : https://www.lalibre.be/debats/opinions/la-gestion-calamiteuse-du-coronavirus-par-la-banque-mondiale-et-le-fmi-5e7b1dec7b50a6162bb8d474

[49G20, « Déclaration finale du Sommet extraordinaire des chefs d’État et de gouvernement du G20 consacré au COVID-19 », 26 mars 2020. Consulté le 31 mars 2020. Disponible à : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/03/26/declaration-finale-du-sommet-extraordinaire-des-chefs-detat-et-de-gouvernement-du-g20-consacre-au-covid-19

[50UNCTAD, “UN calls for $2.5 trillion coronavirus crisis package for developing countries”, 30 mars 2020. Disponible à : https://unctad.org/en/pages/newsdetails.aspx?OriginalVersionID=2315

[51Ibid note de bas de page 11.

[52Jubilee Debt Campaign, “Coronavirus : Cancel the debts of countries in the global south”, 18 mars 2020. Disponible à : https://jubileedebt.org.uk/actions/stop-coronavirus-debt-disaster

[53A debt jubilee to tackle the Covid-19 health and economic crisis. Jubilee Debt Campaign. Disponible à : https://jubileedebt.org.uk/a-debt-jubilee-to-tackle-the-covid-19-health-and-economic-crisis

[54Iolanda Fresnillo, Mark Perera et Daniel Munevar, “Debt relief must deliver on ambitions”, Eurodad, 26 mars 2020. Disponible à : https://eurodad.org/debt_moratorium_covid19

En pleine crise du coronavirus, l’Union européenne étend l’empire du libre-échange dans les Balkans

La pandémie signerait-elle la fin de la mondialisation néolibérale ? La crise passée, les gouvernements enclencheront-ils une dynamique de relocalisation de la production des flux ? Rien n’est moins sûr. Alors que les morts s’entassent par milliers en Europe, que le vieux continent se confine à l’aide de policiers et de militaires, que l’épisode du Brexit n’a pas encore livré toutes ses conséquences, l’Union européenne, elle, se confine dans ses dogmes et son schéma du big is beautiful. Avec l’ouverture des négociations en vue de l’intégration de la Macédoine du Nord et de l’Albanie, elle prévoit encore de s’élargir dans les Balkans occidentaux – une région minée par des divisions ethniques et religieuses, aux standards sociaux extrêmement faibles.


Heureux comme un technocrate bruxellois

Le coronavirus agit comme un puissant révélateur de la lourdeur et de l’apathie des institutions européennes. Ces dernières sont inexistantes dans la lutte contre la propagation du virus alors que l’Europe est à ce jour le premier foyer de la pandémie. Les dirigeants européens n’avaient pas fait preuve de la même légèreté lorsqu’il s’agissait de compliquer à l’extrême la bonne exécution du Brexit.

Mais à l’apathie se double le cynisme technocratique. Et pour cause : au moment où des pays fragilisés par des années d’austérité et de rigueur budgétaire se démènent, tant bien que mal, contre un ennemi invisible, l’institution bruxelloise, elle, pense à son élargissement vers des contrées où le droit du travail est plus favorable à sa doxa néolibérale. Le 26 mars 2020 la Commission européenne a validé l’ouverture des négociations pour l’intégration de la Macédoine du Nord et l’Albanie à l’Union, virtuellement 28e et 29e membres.

C’est par un tweet ubuesque du 25 mars que le Commissaire européen à l’élargissement, Oliver Varhelyi, a annoncé la décision de nouvelles négociations pour l’intégration de ces États des Balkans occidentaux : « Je suis très heureux que les États membres de l’Union européenne soient parvenus aujourd’hui à un accord politique sur l’ouverture des négociations d’adhésion avec l’Albanie et la Macédoine du Nord […]. Cela envoie également un message fort et clair aux Balkans occidentaux : votre avenir est au sein de l’Union européenne. »

On est en droit de s’interroger sur ce qui fonde le bonheur du Commissaire européen, à l’heure où les pays européens enregistrent des centaines de décès par jour – jusqu’à 1000 parfois. Ces décomptes macabres se font dans le silence assourdissant de l’Union européenne et de l’Allemagne, refusant toute solidarité avec ses voisins, notamment dans le partage de son matériel médical.

Pire, l’Allemagne a notamment fait blocage à la mise en place des fameux coronabonds, provoquant l’ire des pays de l’Europe du Sud. Le dispositif aurait permis de mutualiser les dettes européennes et d’offrir une plus grande marge d’actions aux États touchés par la crise. Il s’agit pour ces pays d’une question de vie ou de mort économique. Les prévisions de croissance sont, par ailleurs, catastrophiques : Goldman Sachs prévoit une baisse d’environ 10%[1] du PIB pour l’Italie et l’Espagne. La France quant à elle perdra 2,6 points de PIB pour un mois de confinement, selon l’OFCE[2].

« La réconciliation entre ces États n’est toujours pas acquise. Dans cette région minée par des années de guerre, les logiques ethniques demeurent. »

Une région instable dans une Union malade

En réalité, le processus d’intégration de la région, qu’on nomme les Balkans occidentaux, date de 1999 via le Processus de stabilisation et d’association (PSA). Ce dernier vient régir les relations entre les institutions européennes et les pays des Balkans. Par la suite, le conseil européen de Thessalonique de 2003 a admis comme candidats potentiels tous les pays issus de ce PSA. On compte parmi eux l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la République de Macédoine du Nord, le Kosovo, le Monténégro et la Serbie. Ces pays de l’ex-Yougoslavie sont tourmentés par des siècles de tensions et de guerres ethno-religieuses. La position géographique de ces territoires a également été un élément de leur déséquilibre, faisant d’eux un lieu de passage pour les grands puissances : empire ottoman, URSS, Allemagne nazie, etc.

La réconciliation entre ces États n’est toujours pas acquise. Dans cette région minée par des années de guerres, les logiques ethniques demeurent ; couplées à la grande diversité culturelle et religieuse, elle rend les relations entre ces États extrêmement tendues. L’épisode du drone arborant le drapeau albanais, provoquant une bagarre sur le terrain durant le match de football Serbie-Albanie en 2014[3], a ramené les observateurs à cette triste réalité de méfiances ethniques toujours présente, nonobstant les mises en scène de réconciliations entre dirigeants. Plus récemment, lors de la coupe du monde 2018 en Russie, un match opposant la Serbie à la Suisse a aussi créé l’émoi, à la suite de la célébration de deux joueurs suisses, aux origines albanaises, mimant l’aigle, le symbole de l’Albanie[4].

En outre, il existe toujours des discussions sur certaines frontières qui pourraient entraîner des mouvements de populations et de vives tensions. Depuis 2018, le Kosovo et la Serbie négocient entre eux. Le marché : une reconnaissance d’un Kosovo souverain par la Serbie contre une redéfinition des frontières entre les deux pays. Une telle décision serait de nature à réveiller de vieux démons nationalistes dans cette zone d’Europe[5].

De plus, la question de la corruption dans ces États pose une véritable difficulté[6]. On pense notamment aux trafics de contrebandes et autres privatisations douteuses, comme celles de la compagnie Elektroprivreda Srbije[7], la première entreprise d’énergie en Serbie. Dans son rapport de 2019, le GRECO (Group of states against corruption) écrivait, d’ailleurs, que la corruption est sans doute le problème le plus important auquel ces pays devaient faire face. Ils indiquent également que les réformes pour lutter contre cette corruption ne vont pas assez loin et assez vite.

Concernant cet élargissement, la position de la France a évolué. Emmanuel Macron soutenait en octobre dernier que toute nouvelle négociation devait être soumise à une réforme des institutions européennes, devenues « trop bureaucratiques » et qui ne « parlent plus aux peuples ». En effet, le président français demandait des négociations réversibles afin de pouvoir sanctionner tout manquement des pays candidats dans les réformes à mener. De facto, sans unanimité le processus se trouvait bloqué par le veto français. Revirement de situation le 26 mars dernier : les 27 membres de l’Union européenne se sont mis d’accord pour l’ouverture des négociations avec les deux pays des Balkans. La France a pu obtenir gain de cause avec l’ouverture de négociations dites réversibles.

Si la Macédoine du Nord semble être en bonne voie, ce sera plus difficile pour l’Albanie. Celle-ci doit encore mener un ensemble de réformes structurelles pour satisfaire les États européens, notamment l’Allemagne et les Pays Bas. On compte parmi les réformes à mener la refonte de leur code électorale, un financement des partis plus transparent, des lois plus efficaces contre la corruption, etc. Ces évolutions structurelles devront être menées avant la conférence sur l’avenir de l’Europe, prévue normalement le 9 mai 2020.

La course vers l’Est et les Balkans : les chaises musicales de la précarité

Les élargissements successifs ou accords de partenariats depuis le début des années 2000 ont eu un effet délétère : celui d’enclencher les chaises musicales de la précarité, les pauvres d’un nouveau pays venant remplacer les anciens. Ce petit jeu n’est bien sûr pas pour déplaire au patronat européen.

Dans une union monétaire comme la zone euro, les écarts de compétitivité entre les États ne peuvent être réduits à l’aide d’une dévaluation monétaire. Pour y remédier, les États doivent opter pour ce que l’on appelle une dévaluation interne, qui consiste en une diminution des coûts salariaux dans le pays afin de baisser les coûts de production et ainsi regagner de la compétitivité-prix. C’était l’un des objectifs des politiques d’austérité menées après la crise des dettes souveraines en Europe. L’Europe du Sud – surnommée le Club Med à plusieurs reprises par certains responsables allemands entre autres -, a été la première victime de cette politique avec les baisses drastiques de salaires et de pensions de retraites, en Espagne, en Italie et en Grèce.

La baisse infinie des standards sociaux provoque bien des réactions plus ou moins violentes dans le corps social. Qu’à cela ne tienne : comme dans tout bon jeu, il y a des moyens de contourner les règles. Dans l’Union néolibérale, ces contournements ont pour nom libre circulation des capitaux, marché unique et travailleurs détachés. Ce dernier dispositif permet d’importer des travailleurs à bas prix : bien que le travailleur se déplace, son contrat reste régi par les lois de son pays d’origine.

Le cas le plus récent, avant l’ouverture des négociations pour l’intégration de l’Albanie et de la Macédoine, est celui de l’Ukraine. En 2017, les accords de libre-échange entre Kiev et l’Union européenne deviennent pleinement opérationnels. Ainsi, au moment de la prise d’effet dudit accord, le salaire mensuel moyen en Ukraine se situait entre 200 et 300 euros, soit moins que son équivalent chinois. Dès lors, ces nouveaux pauvres, forts de ce beau partenariat passé avec les institutions de Bruxelles, ont émigré vers la Pologne à la recherche de meilleurs revenus. Ils ont profité du vide laissé par ces mêmes Polonais, qui avaient quitté leur pays pour rejoindre l’Ouest, en quête… de meilleurs revenus. En 2018 la Pologne a délivré 1,7 million de permis de travail uniquement pour les Ukrainiens. Un jeu de chaises musicales qui n’aura pas même pour effet de tirer les standard sociaux des Ukrainiens vers le haut, soumis à un plan d’ajustement structurel supervisé par le FMI depuis l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement pro-européen en 2014.

C’est dans l’Est de l’Europe que l’on compte les plus bas niveaux de salaires minimums de l’Union européenne. La Bulgarie, la Roumanie, la Lettonie et la Hongrie comptent parmi les derniers avec un salaire minimum inférieur à 500 euros[8] par mois. Cependant, ces salaires sont en progression sur les dernières années, notamment en Roumanie et Bulgarie. Par conséquent, il est à craindre que les ouvriers des pays balkaniques deviennent la nouvelle armée de réserve de l’Union européenne.

Au vu de ces différents éléments, il est légitime de se questionner sur les motivations à l’origine de l’ouverture de négociations avec les deux États des Balkans occidentaux – dont le salaire moyen est aux alentours de 200 à 300 euros. Les Macédoniens et les Albanais seront-ils les nouveaux pauvres de l’Union, nouvelle chair à canon aux bas salaires, maillon essentiel d’une Europe néolibérale qui a fait de l’harmonisation salariale par le bas sa marque de fabrique ?

L’Union européenne s’est toujours heurtée aux réticences des États de l’Est et du Nord dans la mise en place d’un salaire minimum à l’échelle de l’Europe[9]. Pour se convaincre du caractère chimérique d’une harmonisation salariale par le haut à échelle européenne, s’il le fallait encore, il suffit de lire la déclaration de Pierre Gattaz, ancien président du Medef et actuel président de l’organisation patronale BusinessEurope : « BusinessEurope soutient l’objectif d’une économie sociale de marché qui fonctionne pour les gens […]. La fixation du salaire minimum est une compétence nationale […]. BusinessEurope est fortement opposée à la législation européenne sur les salaires minimums [..] C’est important de rappeler que les salaires ne sont pas le bon outil pour la redistribution des richesses. »[10]

L’ouverture des négociations en vue de l’adhésion des deux premiers pays des Balkans occidentaux en pleine crise du Covid-19 montre, une fois de plus, la déconnexion technocratique des élites bruxelloises. Si d’aventure ces négociations arrivaient à leur terme, le marché unique recevrait une nouvelle garnison de travailleurs à bas prix.

L’Union européenne tousse et ne tardera pas à avoir besoin d’un lit de réanimation équipé d’un des respirateurs artificiels, qui font tant défaut à la France ou à l’Italie, mais son cerveau est d’ores et déjà en encéphalogramme plat…

Notes :

[1] https://www.telegraph.co.uk/business/2020/03/25/economic-shock-coronavirus-forces-europe-face-hamilton-moment/

[2] Observatoire Français des Conjonctures Economiques

[3] https://www.europe1.fr/sport/Serbie-Albanie-un-drone-un-drapeau-puis-le-chaos-861372

[4] https://www.francetvinfo.fr/sports/foot/coupe-du-monde/coupe-du-monde-2018-pourquoi-deux-aigles-mimes-par-des-suisses-ont-relance-les-tensions-sur-le-kosovo_2817351.html

[5] Une vison large sur les tensions qui existent dans cette région d’Europe https://www.monde-diplomatique.fr/2019/08/DERENS/60133

[6] https://euobserver.com/opinion/146614

[7]  Pour aller plus loin sur l’élargissement vers les Balkans : https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2015-1-page-173.htm#no18

[8] Eurostat 2019 via https://www.insee.fr/fr/statistiques/2402214

[9] https://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/salaire-minimum-europeen-le-chantier-perilleux-de-von-der-leyen-837777.html

[10] https://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/salaire-minimum-europeen-le-chantier-perilleux-de-von-der-leyen-837777.html

Coronavirus : Une « guerre » ne se mène pas seul

Infanterie Française, 1914 © Wiki Commons, Bibliothèque nationale de France

La situation dans laquelle la pandémie du Covid-19 nous a plongés depuis quinze jours est, selon le président de la République, une situation de « guerre ». L’emploi du registre martial pour qualifier la situation est lourd de conséquences. Emmanuel Macron ne semble pourtant pas en avoir pris la mesure : la guerre est traditionnellement organisée et menée par l’État, pas par les hommes. Or, pour le gouvernement, la lutte contre l’épidémie du coronavirus semble reposer principalement sur les responsabilités individuelles.


La soudaineté avec laquelle nous sommes passés d’un temps de paix à un temps de « guerre » nous désempare, alors même que notre voisin transalpin fournissait déjà un tableau d’anticipation assez fidèle. De fait, en plus d’avoir installé des mesures radicales d’isolement, bouleversé nos habitudes physiques, économiques et sociales, cette soudaineté s’est accompagnée d’une peur : la peur que la situation ne soit amenée à se dégrader, et la nécessité de s’y habituer. Et s’y habituer seul, avec pour seule catharsis collective le court mais nécessaire rituel d’ovation à nos soignants depuis nos fenêtres le soir.

C’est sans doute là le plus déconcertant : une « guerre » ne se mène pas seul. Nombreux sont ceux qui critiquent l’emploi même du registre martial pour qualifier la situation, notamment la médecin urgentiste Sophie Mainguy, qui pointe l’absence d’ennemi ou d’armes et la nécessité seule d’une intelligence du vivant pour enrayer la vague.

Alors, pourquoi le terme de « guerre » ?

Certes, il y a des éléments d’une guerre dans le Covid-19, dans l’ébranlement de nos structures publiques et les ruptures systémiques d’approvisionnement notamment. Il y a la mobilisation de l’armée pour sécuriser le confinement. Il y a aussi la mise en concurrence des individus pour les ressources vitales, ainsi que l’usure psychologique de chacun. Mais il manque dans cette nouvelle guerre un aspect fondamental : l’action militaire de la puissance publique. Une action planifiée, industrielle, coercitive, ordonnée… bref, totale. Le rôle de l’État belligérant dans les précédentes guerres mondiales a en ce sens consisté à mobiliser les citoyens, l’industrie, les entreprises, la finance, les institutions, pour mener la lutte. Une autorité étatique administrée à tous les corps sociaux et économiques d’un territoire donné. À l’échelle locale, les villes sous contrôle ennemi ou zone militaire organisent le ravitaillement de leurs populations sous le contrôle des administrations centrales. En temps de guerre, l’État répartit la main d’œuvre, réquisitionne les entreprises, organise l’immigration. D’ailleurs, l’« effort de guerre » déployé pendant la Première Guerre mondiale est précisément à l’origine de l’interventionnisme croissant des États dans les structures économiques et sociales des nations au XXe siècle, à travers le New Deal de Roosevelt, le Gosplan soviétique, le Plan Monnet, le Welfare State britannique, etc.

Ici, rien de semblable. L’État fait reposer la victoire contre l’épidémie sur les individus, en espérant que la somme des responsabilités individuelles constituera miraculeusement une réponse collective à la hauteur. Et ce, quand il n’est pas occupé à détricoter soigneusement le droit du travail ou encourager à la continuité des activités non essentielles, comme le BTP. Ce alors même qu’il s’évertue à installer l’inégalité, la confusion et l’illisibilité, dans les mesures publiques. En ce sens, l’exemple le plus frappant reste sans doute dans l’éducation nationale : le 12 mars, Emmanuel Macron annonce la fermeture des crèches, écoles et universités, désavouant son ministre Jean-Michel Blanquer qui déclarait l’inverse le matin même. Consigne, comme beaucoup d’autres depuis, qui s’appliquera de manière inégale dans chaque département.

« Les petits gestes »

On retrouve-là un trait caractéristique de la Macronie, qui déjà délaissait une action ambitieuse de l’État contre le réchauffement climatique en y préférant « les petits gestes » quotidiens de chacun. Édouard Philippe raisonne de la même manière, lundi 23 mars, lorsqu’il demande à « chacun [d’être] capable de participer à cet effort de solidarité nationale », et sous-entend qu’on ne peut pas tout demander à l’État. Même logique, lorsqu’Emmanuel Macron regrette, le 16 mars 2020, « le monde [rassemblé] dans les parcs, des marchés bondés, des restaurants, des bars qui n’ont pas respecté la consigne de fermeture. Comme si, au fond, la vie n’avait pas changé » : avant même les mesures et obligations officielles de confinement (17 mars 2020), l’accent est mis avant tout sur la responsabilisation et la moralisation de chacun. Dans le même discours, il martèle six fois le terme « guerre » sans évoquer une seule fois celui de « confinement ». Dans cette répartition se joue distillation de la responsabilité de chaque individu, sans avancer une prise d’action forte de l’État. D’ailleurs, c’est seulement le lendemain qu’est donnée clairement la ligne du Gouvernement, principalement axée sur les mesures de confinement.

Ainsi, en ne comptant que sur les mesures de confinement et de mobilisation des soignants, le Gouvernement ne compte finalement que sur les individus pour organiser et fournir l’effort de guerre. Et de poursuivre ce registre assumé : au front, les soignants, largement sous-protégés, réorganisent les structures de soin, largement sous-équipées, pour traiter un flux toujours plus important de patients, largement sous-évalué. À l’arrière, ce sont les employés des supermarchés, les caissiers, les livreurs, les « sacrifiables ».

Mais l’effort repose aussi sur les ménages, tantôt parce qu’ils se voient imposer un confinement drastique (malades ou non, en compagnie d’un malade ou non) tantôt parce qu’ils ont pris le relais de l’éducation nationale pour leurs enfants, soutenus par des vacataires à bout de souffle, en même temps de devoir poursuivre leur activité. Bientôt, eux aussi seront mobilisés au front. À travers la « réserve civique » qui déploiera des jeunes, potentiellement porteurs du virus, pour aider les plus vulnérables, potentiellement contaminés. Ou encore en gonflant les rangs de la « grande armée de l’agriculture française »  (pour reprendre les mots de Didier Guillaume ou Sibeth Ndiaye) de femmes et d’hommes n’ayant pas la moindre expérience dans le domaine, non équipés, non testés, risquant une fois de plus de propager le virus dans les territoires.

Tout reposerait donc sur la discipline ou le courage sacrificiel de l’individu, avec tous les dangers que cela comporte : puisque l’effort de guerre repose sur la société, il en épouse les imperfections. Le Covid-19 révèle ainsi au grand jour l’écart immense entre deux catégories sociales : d’une part, soignants, travailleurs urbains et fonctionnaires ou vacataires qui assurent péniblement traitement, continuité des services publics et approvisionnement de nos estomacs, les précaires et classes moyennes, entassés dans des surfaces inadaptées, au risque de renouveler le triptyque moyenâgeux pauvreté-urbanité-insalubrité ; d’autre part, les privilégiés partis se mettre au vert dans leurs résidences secondaires, doublant la pression sociale d’une concurrence sanitaire avec les locaux. Violence inouïe qu’on perçoit à l’île de Ré par exemple, où les classes supérieures des grandes villes, qu’elles soient saines, porteuses ou malades, embouteillent l’accès au seul hôpital de La Rochelle.

Dans cette équation, aucun leadership de l’État. Certes, il soutiendra, il protégera, il « paiera ». Mais une guerre n’est pas comme un marché que l’État doit réguler ou dont il doit corriger les imperfections. Dans une guerre, l’État n’agit pas en bout de chaîne quand le mal est fait. Dans une guerre, l’État ne vient pas compenser les pertes. Il les anticipe, les évite, les combat.

En temps de guerre, un État fournit l’effort de guerre

Cela aurait dû passer par la production industrielle massive, indépendante, nationale ou européenne, des armes : médicaments, gels, masques, respirateurs, blouses, etc.

Cela aurait du passer par une organisation rigoureuse de la prévention et du dépistage, en profitant d’un maillage administratif particulièrement développé : prophylaxie, tests de dépistage, police sanitaire, massification des scanners pulmonaires dans chaque commune, chaque préfecture. C’est seulement à travers un dispositif massif de dépistage du virus que l’on viendra à bout de ce dernier : à la fois parce qu’il offrira une information rigoureuse, exhaustive, anticipatoire, mais aussi parce qu’il permettra de mobiliser intelligemment les forces vives et saines, identifiées, du pays. Il n’y a qu’à regarder l’efficacité avec laquelle la Corée du Sud et Taïwan ont anticipé et répondu à l’épidémie. Or, pour reprendre l’analyse de Jean-François Delfraissy, président du Comité scientifique sur le coronavirus et ancien président du Comité consultatif national d’éthique dans La Croix du 20 mars 2020, « Le confinement n’est pas la bonne stratégie, c’est la moins mauvaise des stratégies qui étaient possibles en France, à la mi-mars 2020 ». Une fois la vague épidémique passée, le confinement ne pourra plus être la mesure privilégiée.

Cela aurait dû passer une économie de guerre : à travers une hiérarchisation des priorités industrielles et économiques en réquisitionnant officiellement les grandes entreprises à la production des éléments strictement vitaux.

Rien de cela n’a été fait : mais si l’État s’est exhibé dans sa grande absence, s’il s’est illustré par son irresponsabilité, s’il a fait peser l’effort de guerre sur ses administrés, ça n’est pas principalement par manque de volonté politique. C’est principalement parce que, structurellement, il n’en a plus la capacité. Et ce parce qu’il a travaillé, pendant des décennies, à sa propre impuissance. C’est parce que, sur fond de doctrine ultra libérale, il a progressivement déserté, partant délaissé, les services essentiels à la santé et la sécurité des individus au profit d’acrobaties budgétaires et de fléchages financiers douteux vers des pans de l’économie totalement inutiles au bien-être ni des hommes ni de la planète sur laquelle ceux-ci étaient censés prospérer.

La catastrophe du Covid-19 n’est pas une incise, c’est une alerte

Il n’y a pas de « leçon à tirer » de cette catastrophe : cette catastrophe est une leçon, violente, sur l’impuissance de l’État. Le Covid-19 a su démarquer en un éclair les anciennes priorités incompressibles de la puissance publique, que cette dernière s’est pourtant évertuée à mépriser et sacrifier pendant des décennies : l’agriculture, les territoires, l’éducation, le social, la santé, la sécurité, l’écologie.

Plus que jamais, l’État doit réinvestir sa pleine fonction. Il doit rebâtir la société sur de nouvelles normes de frugalité, rebâtir son système productif à travers un protectionnisme strict sur des industries stratégiques, parce que vitales. Pour reprendre l’exemple historique, les temps de guerre mondiale avaient amorcé puis accouché en Europe et aux États-Unis d’une planification et d’un interventionnisme socio-économique fort pour organiser la reconstruction, sur le modèle du New Deal américain. L’État doit, de la même manière, rebâtir son intervention. En tant de « guerre », mais surtout une fois qu’elle sera passée.
Coïncidence : l’Europe a adopté, au moment même où l’épidémie du Covid-19 apparaissait à Wuhan, un « Green Deal ». Ce programme européen pourrait justement être l’occasion de refonder l’intérêt des acteurs publics dans l’organisation et la marche de la société, à l’heure où le règlement des périls, qu’ils soient sanitaires, géopolitiques, écologiques, ne saurait reposer sur les « petits gestes du quotidien ».

Car c’est bien à la puissance publique d’organiser l’action de chacun, pas l’inverse. Or, si l’on admet précisément comme « guerre » les situations de pression systémique mettant en danger la survie de l’homme, les guerres du XXIe siècle pourraient bien durer longtemps.

 

 

Justin Trudeau, archétype de la faillite des élites face au coronavirus

Emmanuel Macron et Justin Trudeau © RFI

Depuis l’apparition du Covid-19 en Chine, les dirigeants de la planète et, plus généralement, les élites économiques et politiques semblent pétrifiées. Tétanisées de voir qu’elles sont incapables, dans leur grande majorité, de répondre, non pas tant à l’épidémie qu’à leurs actes passés. Ayant fait une croix sur l’éventualité qu’il existerait une alternative au néolibéralisme, elles gèrent la crise en catastrophe, à l’aide d’une rationalité comptable et court-termiste. Dans sa piètre défense de l’environnement, dans sa volonté de multiplier les accords commerciaux de libre-échange et, pire, dans sa volonté de maintenir les frontières ouvertes coûte que coûte en pleine épidémie du coronavirus, un chef d’État s’est distingué. Il incarne pour tous les autres la déliquescence de l’élite dirigeante. Cet homme, c’est Justin Trudeau, le Premier ministre du Canada.


L’éloquence avec laquelle Justin Trudeau dévaste au moyen de politiques néolibérales le Canada n’a pas d’équivalence. Cependant, à la manière d’Emmanuel Macron en France, il aurait plutôt tendance à achever la sale besogne. La crise du Covid-19 vient de fait éclairer les limites d’une politique menée tambour battant, à l’étranger comme au Canada, depuis la fin des années 1970. En 2013, la revue Diplomatie titrait dans son bimestriel, non sans audace : « Canada, l’autre puissance américaine ? ». Le pays, souvent effacé derrière son voisin du Sud, semblait, à première vue, prendre une nouvelle direction. Il y a sept ans, Justin Trudeau n’était pas encore Premier ministre mais simple député libéral au parlement fédéral. C’est Stephen Harper, Premier ministre conservateur, qui travaillait depuis 2006 à s’affranchir des États-Unis, et surtout, du modèle politique incarné par Barack Obama. Il a façonné une parenthèse conservatrice de dix ans durant laquelle le Canada a semblé rompre non seulement avec les carcans de l’élite politique libérale d’Ottawa mais également avec l’élite économique libérale de Toronto. Ce faisant, il voulait bâtir une nouvelle image du Canada, loin du pays de Bisounours qui lui collait à la peau et comme véritable puissance mondiale. Les alliés diplomatiques du Canada étaient dans l’expectative et le projet de pipeline Keystone XL finissait de tendre les relations avec Washington.

Peu de temps avant les élections fédérales de 2015, et alors que Justin Trudeau n’était placé que troisième dans les intentions de vote, Radio-Canada, la télévision publique d’État, proposa plusieurs reportages sur l’héritage que pouvait laisser Harper au Canada. Nombre d’observateurs soulignaient que, même en cas de défaite, l’Albertain avait tant changé le pays que ce dernier ne pouvait retrouver son idéal libéral-progressiste d’antan.

« Les élites économiques et politiques se sont globalement réjouies de la victoire de Trudeau »

Lourde erreur ? Sitôt élu, avec une majorité absolue, Justin Trudeau a proclamé au monde entier « Le Canada est de retour ». La Trudeaumania naissait. Toutefois, oui, il y a eu une lourde erreur d’analyse de la situation. L’erreur n’est pas tant d’avoir cru à une rupture politique proposée par Stephen Harper que d’avoir pensé que la politique économique et sociale des conservateurs différait de celles des libéraux. Au mieux, il serait aisé de parler d’ajustement. Au pire, de continuité. L’élite économique et surtout l’élite politique se sont globalement réjouies de la victoire de Trudeau. Les politiques néolibérales ont pu de nouveau s’élancer sans crainte de contestation particulière, le sociétal se chargeant de polir la façade.

Justin Trudeau est le résultat d’un héritage politique ancien

Élu à la majorité absolue, Justin Trudeau, quoique épigone, a pu sans difficulté reprendre à son compte les politiques menées par son père Pierre Eliott dans les années 1970 mais surtout par Jean Chrétien et son ministre des Finances Paul Martin. Tous issus du Parti libéral du Canada (PLC), ce dernier, depuis les premières élections dans la confédération au XIXe siècle, a pratiquement envoyé sans discontinuité ses dirigeants à la tête du pays. Les hiérarques du PLC sont au demeurant, pour leur majorité, des descendants de l’élite coloniale britannique. C’est donc une élite essentiellement anglo-canadienne, y compris au Québec, qui dirige le pays. Ainsi, si Stephen Harper a affiché une connotation conservatrice à sa politique, il est resté fidèle à une tradition d’ouverture au libre-échange, ancrée et admise au Canada, qu’il a exploitée au péril de l’environnement par une exploitation massive des sables bitumineux en Alberta et en Saskatchewan. D’ailleurs, et cela sera précisé après, Justin Trudeau a, sur ce sujet, mené une politique comparable.

Convaincue de fait par le libre-échange, l’élite canadienne a naturellement épousé les thèses néolibérales développées par ses plus proches partenaires, à savoir Londres et Washington et ce dès le milieu des années 1980. Les privatisations, telles que Petro Canada ou le Canadien National, se sont enchaînées. Bien avant le TAFTA et le CETA, l’Alena, l’accord de libre-échange entre le Canada, les États-Unis et le Mexique, fut signé en 1994. Le Premier ministre du Canada d’alors, Brian Mulroney, soutint ardemment l’accord, qu’il voyait comme un moyen pour le Canada de stimuler l’industrie automobile et agroalimentaire. À l’époque, avant de développer les exportations, c’était aussi avant tout un moyen de se servir du retard économique et agricole du Mexique pour libéraliser son économie, tout en évitant d’ajuster les standards sociaux américains et canadiens à celui de Mexico…

« Justin Trudeau a réalisé le tiercé : soutien aux exploitations pétrolières, signature de l’accord de libre-échange aceum et gestion à vue du Covid-19 »

En est-il de même pour Justin Trudeau ? Il a certes déclaré, à l’orée de l’an 2020 : « Nous devons de nouveau défendre les valeurs de respect, d’ouverture et de compassion qui nous définissent en tant que Canadiens. […] En unissant nos forces, nous bâtirons un avenir meilleur pour tout le monde ». L’ouverture aux communautés ethniques et religieuses, pour ne pas dire le sans-frontiérisme véhiculé par Trudeau, est non seulement sa marque de fabrique mais elle est caractéristique d’un dirigeant canadien qui encourage, sinon favorise, le multiculturalisme. Les intellectuels canadiens Charles Taylor – dans sa théorie du multiculturalisme de la reconnaissance – et Will Kymlicka, qui promeut la citoyenneté multiculturelle, participent de cette construction politique au Canada, à l’exception manifeste du Québec. C’est un fait, en matière sociétale, Justin Trudeau dispose d’un catalogue aussi large que l’imagination de Donald Trump en matière de tweet. Ce n’est cependant pas suffisant pour combler sa politique générale menée depuis 2015. À défaut d’exhaustivité, trois politiques menées peuvent être passées à la loupe. La préservation de l’environnement couplée à la question du changement climatique, la politique commerciale et la gestion de crise du coronavirus sont suffisantes pour montrer que Justin Trudeau est un parangon d’élite néolibérale déconnectée du monde présent.

La faillite est portée à son paroxysme sur trois enjeux

Justement, sur ces trois aspects, Justin Trudeau a réalisé le tiercé. En quelques semaines seulement, il a réussi à se mettre à dos les communautés autochtones de l’ensemble du Canada avec un nouveau projet de gazoduc. Il a ratifié en février le nouvel Alena, subtilement nommé ACEUM, pour Accord Canada-États-Unis-Mexique. Enfin, il s’est résolu très tardivement à fermer les frontières canadiennes de peur de passer pour un xénophobe et au risque que cela ne déstabilise l’économie.

Dans l’ordre du tiercé, l’environnement est l’autre cheval de bataille de Justin Trudeau. Depuis son élection en 2015, il a promis, non seulement aux Canadiens mais également aux instances internationales, qu’il ferait son maximum pour préserver la faune et la flore, sévèrement attaquées avec l’exploitation des sables bitumineux en Alberta et en Saskatchewan. Il a promis par ailleurs de lutter contre le réchauffement climatique en œuvrant pour la réussite de l’accord de Paris lors de la COP21 en décembre 2015. La dernière crise majeure énergétique au Canada prouve une nouvelle fois que seuls les intérêts économiques des majors pétrolières motivent les décisions de l’administration Trudeau. Cette crise, c’est celle de la construction d’un gazoduc par la compagnie Coastal GasLink, censé relier le terminal méthanier LNG Canada en Colombie-Britannique. D’un coût de 6,6 milliards de dollars canadiens, soit environ 4,6 milliards d’euros, le gazoduc doit transporter 700 000 litres de gaz liquéfié par jour à destination de l’Asie d’ici 2025. Or, le gazoduc est censé traverser le territoire d’une Première Nation, à savoir les Wet’suwet’en. Opposée au projet, la communauté autochtone a reçu un soutien en chaîne de la grande majorité des Premières Nations canadiennes, ainsi que de nombreux activistes écologistes comme Extinction Rebellion à Montréal. La mobilisation a été telle que de nombreuses communautés autochtones ont bloqué les voies de chemin de fer canadiennes en février, obligeant Via Rail, l’équivalent canadien de la SNCF, à suspendre ses activités en Ontario et au Canadien National, qui gère les voies ferrées, à tirer la sonnette d’alarme. La seule réponse qu’a trouvée pendant des semaines Justin Trudeau, avant qu’un début de négociation ne s’établisse début mars, est le droit, puisque la Cour suprême canadienne a autorisé les travaux en dernier ressort. La faible réponse politique, davantage motivée par les ambitions énergétiques et économiques de Justin Trudeau et de son gouvernement, n’est que le dernier exemple de son double discours en matière environnementale. Les précédents sont nombreux, à l’image de l’oléoduc TransMountain, censé traverser l’Alberta jusqu’à la Colombie-Britannique ou le corridor Énergie Est, là encore soutenu par le Premier ministre pour transporter les hydrocarbures albertains jusqu’au Québec.

La deuxième forfaiture de Justin Trudeau commise à l’encontre des Canadiens concerne les accords régionaux de libre-échange. Le CETA, l’accord de libre-échange négocié dans la douleur entre Ottawa et Bruxelles, n’est pas du fait de Justin Trudeau. Il fut négocié en amont par Stephen Harper avant d’être officiellement ratifié par l’Union européenne et le Canada durant le premier mandat de Justin Trudeau. Pour l’élite politique et économique canadienne, les accords régionaux de libre-échange sont un prérequis pour mener une bonne politique commerciale. Le Canada se vante d’ailleurs d’être le champion du multilatéralisme. Aussi, la signature de l’Alena en 1994 a été vue par les décideurs canadiens comme le début de l’eldorado, tant il est vrai que le pays est largement dépendant des États-Unis. Pourtant, est-ce que cela sert réellement les intérêts des Canadiens ? Avec le CETA, il était déjà permis d’en douter. Bien que Chrystia Freeland, l’actuelle Vice-première ministre du Canada et ancienne ministre des Affaires étrangères, ait pleuré lorsque Paul Magnette a bloqué l’accord transatlantique, les agriculteurs canadiens, et tout particulièrement québécois, ont une crainte fondée, celle que l’ensemble de leur filière ne puisse résister à la concurrence des produits laitiers européens.

« Justin Trudeau ne souhaite pas à ce stade confiner entièrement la population de crainte que ça affaiblisse l’économie canadienne »

À ce jour, de nombreux responsables européens clament d’ailleurs que le CETA, partiellement mis en œuvre avant que l’ensemble des parlements européens ne l’ait ratifié, est davantage profitable aux Européens plutôt qu’aux Canadiens. Cela n’a pas empêché Justin Trudeau de pousser pour l’aboutissement de l’accord commercial CPTPP, en lieu et place du TPP que les États-Unis ont quitté. Cet accord commercial, qui touche onze pays dont le Vietnam, l’Australie, le Japon, le Mexique ou encore le Chili, présente des similitudes fortes avec le CETA. Mais le plus inquiétant concerne la renégociation à marche forcée par Donald Trump de l’Alena, après l’avoir dilacéré, qui a abouti dans la douleur à un vaste accord pour l’ACEUM en 2019, ratifié par le parlement canadien le 13 mars 2020. Pour parvenir à un accord avec les États-Unis, le gouvernement canadien a sacrifié deux secteurs québécois stratégiques : le secteur laitier, déjà impacté par le CETA, mais aussi l’aluminium, qui représente une bonne part de l’industrie québécoise avec Rio Tinto comme principal employeur. Au contraire, il a limité les pertes pour l’industrie automobile en Ontario, bien que rares soient les analystes à parier sur des bénéfices pour le Canada.

Enfin, la dernière trahison de Justin Trudeau faite aux Canadiens concerne sa gestion de la crise du coronavirus. Il est ici davantage question de gestion plutôt que de réelle politique mise en œuvre, tant le gouvernement canadien navigue à vue. Dès le 26 janvier, une première personne est détectée positive au Covid-19 en Ontario. Le 9 mars, un premier décès des suites de la maladie est annoncé en Colombie-Britannique. Le pays compte au 30 mars plus de 7400 personnes infectées et 89 décès, dont la majorité se situe au Québec et en Ontario. Au départ, à l’image de ses homologues européens, Justin Trudeau s’est montré peu préoccupé par la propagation du virus. La première détonation est venue de l’infection de sa femme, Sophie Grégoire, par le virus, début mars, qui a obligé le Premier ministre à se confiner. Ensuite, de nombreuses provinces, et tout particulièrement le Québec en la personne de François Legault, le Premier ministre, ont commencé à hausser le ton faute de mesures mises en place au niveau fédéral. La principale pomme de discorde a concerné les contrôles aux aéroports internationaux et la fermeture de la frontière – la plus longue du monde – avec les États-Unis, que Justin Trudeau se refusait à fermer, au risque de voir… le racisme progresser. La principale préoccupation du Premier ministre est donc davantage de savoir si les Canadiens seront plus racistes plutôt que de les savoir en bonne santé ! François-Xavier Roucaut, du Devoir, ne s’est pas privé de souligner « l’insoutenable légèreté de l’être occidental » en pointant tout particulièrement la différence entre la gestion de la crise par les asiatiques et les occidentaux. Finalement, par un accord mutuel, la frontière a été fermée pour trente jours et les voyageurs étrangers sont depuis refusés au Canada. Mais il ne s’agit que de la circulation des personnes et non des marchandises. Chrystia Freeland a d’ailleurs tenu à souligner que « Des deux côtés, nous comprenons l’importance du commerce entre nos deux pays et l’importance est maintenant plus grande aujourd’hui que jamais ». C’est-à-dire que l’ensemble des transports de marchandises, même non essentielles au Canada, vont se poursuivre. De son côté, Justin Trudeau ne souhaite toujours pas confiner la population, soutenu par son ministre des Finances Bill Morneau, rejetant la responsabilité sur les provinces et arguant que cela nuirait trop … à l’économie canadienne.

« Le gouvernement canadien pousse pour une baisse des évaluations environnementales et souhaite injecter 15 milliards de dollars dans les hydrocarbures et les sables bitumineux »

Le coronavirus n’empêche d’ailleurs pas le gouvernement canadien et son ministre de l’Environnement Jonathan Wilkinson de pousser pour de nouveaux projets dans le secteur énergétique. Ainsi, une immense exploitation de sables bitumineux détenue par Suncor est en cours d’évaluation environnementale à proximité de Fort McMurray en Alberta, tout comme une consultation publique pour une mine de charbon également en Alberta. Une autre consultation publique est menée en plein Covid-19 pour réduire les … évaluations environnementales en matière de forage pétrolier et gazier en mer. Cette consultation pourrait concerner une centaine de forages au large de Terre-Neuve alors que de nombreuses espèces comme la baleine noire pourraient être touchées dans leur écosystème. Enfin, 15 milliards de dollars canadiens devraient être injectés en direction des industries gazières et pétrolières de l’Alberta pour les aider à surmonter la crise énergétique déclenchée par l’Arabie saoudite et la Russie.

L’élite néolibérale doit être une parenthèse

Par ces exemples, Justin Trudeau a montré sa parfaite déconnexion avec les réalités quotidiennes du Canada et des Canadiens. La prime à l’ouverture et aux échanges économiques, le laissez-faire en matière environnementale et son désarmement face au Covid-19 rappelle le piège dans lequel les politiques néolibérales, pour l’essentiel, ont plongé nos États. Davantage encore, ces politiques ont donné aux milieux économiques une place prépondérante, milieux qui se révèlent faillibles dès qu’une crise majeure intervient, telle celle que nous connaissons de nos jours. Justin Trudeau incarne ainsi, par ses renoncements et ses obsessions, ce qu’il y a de pire dans la déliquescence des élites.

Il est, pour ainsi dire, responsable de prévarication. Quant aux élites, elle restent accrochées à des totems, ne renonçant pas à vivre tels des sybarites. Le piège dans lequel le monde occidental est enfermé depuis quarante ans n’est pas une fatalité. Il oblige les citoyens à une réflexion de fond sur les actions à mener au sortir de cette crise. Surtout, à mener cette réflexion avec alacrité. William Faulkner ne disait pas mieux en 1958 : « Nous avons échoué à atteindre nos rêves de perfection. Je nous juge donc à l’aune de notre admirable échec à réaliser l’impossible ».

Comment nous avons abandonné les personnels de santé

Grève des personnels de santé à Rennes. © Vincent Dain

Ils étaient nombreux, depuis un an, à manifester leur colère face à un gouvernement accusé de mettre en péril l’hôpital public. Tous les moyens étaient bons pour interpeller l’État : jets de blouses, démissions en cascade, grève de codage. Sur l’ensemble du territoire français, les personnels de santé prenaient possession de leur espace de travail pour y graver leur désarroi :  « On coule » ; « Urgences en grève ». Le sentiment de détresse est profond, favorisé par quinze années de conversion forcée au néolibéralisme. Aujourd’hui, pris dans le tumulte d’une épidémie qui frappe par sa virulence, les soignants font bloc, en mettant de côté animosité et amertume, au nom du fameux sens du sacrifice dont le gouvernement se délecte. Mais le soutien de ce dernier semble arriver bien tard. 


L’épidémie actuelle révèle la condition et l’état des personnels de santé. Cette dynamique n’a pas commencé aujourd’hui : au contraire, le mal-être est profond, installé depuis des années. Les enquêtes se succèdent et dressent une interminable liste de maux qui frappent tout le personnel hospitalier. Elles soulignent la tendance croissante au travail empêché, à l’incivilité des patients, à la surcharge de travail. Un grand nombre de soignants se dit épuisé, assume dormir peu. Si les personnels de santé sont très souvent exposés au burn-out, les cas de suicide sont de plus en plus communs, ce qui illustre un désarroi et une détresse sans commune mesure. Ainsi, un quart des soignants a déjà eu des idées suicidaires au cours de leur carrière, lié à leur activité professionnelle. Le système hospitalier semble peser lourdement sur les soignants : la charge physique, psychologique et émotionnelle du travail y est plus élevée qu’ailleurs. Selon Hervé, infirmier en réanimation exerçant dans le Sud : « On gère des situations qui ne sont pas faciles, on travaille beaucoup avec la mort. Quand on s’occupe de quelqu’un entre 18 et 20 ans et qu’il se retrouve à mourir au bout de 24h parce qu’il a une leucémie foudroyante, cela choque oui. »  Il ne faudrait toutefois pas se méprendre sur les cause de ce mal-être au travail : les causes sont plurielles et en grande partie liées à une certaine logique de management.

Le système hospitalier semble peser lourdement sur les soignants :  la charge physique, psychologique et émotionnelle du travail y est élevée plus qu’ailleurs.

Alors que le mal-être s’ancre dans la durée, l’hôpital public est toujours aussi dépourvu de moyens matériels et humains. Certains établissements sont dans un état de délabrement prononcé. Pour Corentin, infirmier en Charente-Maritime : « Les chambres sont en piteux état et la peinture s’effrite. » Le manque de matériel est aussi souligné : « Le bladder scan est souvent en panne. De sortes que nous sommes obligés de nous le partager, notamment entre certaines unités, mais aussi avec les soins intensifs. » D’éminents professeurs s’inquiètent aussi, comme nous le rappelle Hervé : « L’exemple des boîtes opératoires est hallucinant. Souvent, certaines sont à moitié vide, ce qui pose d’énormes problèmes. À présent, des professeurs qui rapportent plus de 700 000 euros par semaine tout de même, demandent plus de moyens. » Ce que confirme le sociologue Pierre- André Juven, contacté par LVSL qui, reprenant les plaintes des collectifs-urgences et inter-hôpitaux, affirme qu’il existe « un manque de matériel, par exemple des pieds de perfusions et de brancards cassés ». Selon lui, « l’hôpital public accueille de plus en plus de patients et les autres structures de santé – la médecine de ville en l’occurrence – ne sont pas actuellement en capacité de décharger l’hôpital de son activité. » Pour preuve, le nombre de passage aux urgences a explosé de 10 à 21 millions par an en l’espace de vingt ans.

Le soin rongé par le néolibéralisme

Les injonctions liées à la performance sont la cause directe de ce sentiment de détresse, ainsi que du manque de moyens alloués. Dès les années 2000, les élites modernisatrices introduisent au cœur des missions de service public l’impératif de performance financière et de rentabilité. Cette décennie constitue un véritable laboratoire visant à marchandiser le soin et à privatiser les hôpitaux. Selon le méta-langage en vigueur, il convient de réorganiser le système de santé français, mais aussi de le remettre à l’équilibre. De pareilles injonctions sont venues ajouter de la pression à une institution qui, vraisemblablement, n’en avait guère besoin. Les dispositifs se sont alors multipliés, se révélant tous inadaptés. La tarification à l’activité ou T2A ne cesse depuis sa création de conduire les hôpitaux vers la faillite. Pour Pierre-André Juven, avec cet outil d’allocation des ressources, « on fait rentrer les établissements de santé dans une logique de la rentabilité, au sens où on leur dit que vos recettes vont dépendre de votre volume d’activité et de votre capacité à produire de façon rentable le soin ». Hervé, infirmier en réanimation, illustre cette logique par l’exemple suivant : « Aujourd’hui, avec la tarification à l’activité, en réanimation, il est préférable qu’on ait un patient intubé, ventilé, avec des grosses plaies sur lesquelles on fera des pansements, que l’on pourra chiffrer, qu’un patient qui va mieux. Dans le cas où il va mieux, il faut le faire sortir, au risque que son état se dégrade. » Les vertus d’un hôpital-entreprise, vantées par quelques managers, se révèlent absurdes : « À présent, on est obligé de faire un maximum de soins, quitte à tricher. On gère les soins comme une entreprise. Cela ne devrait pas être le cas. Les gens payent pour avoir un tel système de santé. »

Dans le même temps, la rationalisation de l’organisation hospitalière est apparue comme l’objectif principal à atteindre. La non-compensation des départs à la retraite et la multiplication des postes vacants sont devenues la norme. Pourtant, la productivité augmente continuellement, ce qui fait écho à la surcharge de travail dont souffrent les soignants. Pour preuve, Pierre-André Juven remarque qu’entre 2010 et 2017, celle-ci a augmenté de 14 % alors que les effectifs ont crû de seulement 2 %. Les moyens n’augmentent également guère, comme le témoigne la diminution constante du nombre de lits. Selon le Quotidien des médecins : « En 2017, les établissements de santé étaient déjà passés sous la barre symbolique des 400 000 lits d’hospitalisation à temps complet, soit 69 000 lits de moins qu’en 2003 et même 100 000 lits supprimés en une vingtaine d’années ! » Selon l’OCDE, la France disposait en 2018 de seulement 3,1 lits d’hôpitaux en soins intensifs pour mille habitants, soit un peu plus de 200 000 lits pour une population de 67 millions, classant la France au 19e rang sur 35 pays. 

Dès les années 2000, les élites modernisatrices introduisent au coeur des missions de service public l’impératif de performance financière et de rentabilité. 

De façon générale, les budgets dédiés aux hôpitaux publics n’ont eu de cesse de baisser. Comme le rappelle Romaric Godin, l’objectif national de croissance des dépenses d’assurance-maladie (Ondam) est établi sous les 3 % par an, alors qu’entre 2002 et 2009, il était toujours au-dessus de ce niveau. Les années passent, et ces dépenses augmentent, notamment à cause du vieillissement de la population. Pour Romaric Godin pourtant « les moyens disponibles représentent depuis dix ans entre la moitié et les deux tiers des besoins ».

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L’Hôpital de l’Hôtel-Dieu en grève à Paris en France.

Aujourd’hui, les praticiens désertent l’hôpital public, ce que souligne Hervé : « Je touche 1650 euros en tant qu’infirmier. Quand on fait des nuits, on est seulement payé un euro de plus de l’heure. Les praticiens hospitaliers eux, touchent 2200 euros. C’est pour cela que personne ne veut venir. Les infirmiers libéraux, eux gagnent entre 5000 € et 6000 €. Alors, si demain je te propose, soit de gagner cette somme, d’être ton propre patron, de choisir tes horaires, ou soit de travailler dans le secteur public et de toucher 1600 euros, tu choisis quoi ? ». Le salaire est donc la pomme de discorde ultime face à un gouvernement qui fait la sourde oreille à toutes les revendications des soignants. Hervé renchérit : « Un infirmier qui commence est à 1600 euros, une aide-soignante à 1400 euros. Les ASH, elles sont au SMIC, et travaillent dans des conditions déplorables. Là on en a marre ». Candice, aide-soignante à Paris, est l’exemple parfait de ce ras-le-bol, de ce désenchantement pour le public, qui s’en est échappée pour aller vers d’autres horizons. « L’hôpital public, j’ai décidé de le quitter. Il fallait à tout prix faire du chiffre, peu importe le personnel, sucrer des jours de repos pour que le service tourne, certains médecins trouvaient que l’on se plaignaient trop et ne prenaient pas en compte nos détresses. » À la lumière de ces propos, on peut imaginer la sidération des soignants en écoutant le ministre de l’Action et des Comptes publics, Gérald Darmanin, déclarant : « La meilleure prime qu’on peut donner aux soignants, c’est de respecter les gestes sanitaires, de ne pas faire la fête, de ne pas sortir, de ne pas encombrer inutilement la médecine de ville et les urgences ». Ces propos, qui témoignent d’une véritable déconnexion vis-à-vis de la réalité de terrain, sont aussi le signe du mépris de l’exécutif pour les conditions de travail du personnel hospitalier. Dans la même veine, Emmanuel Macron a même reconnu, mercredi 25 mars que : « Nos soignants, qui se battent aujourd’hui pour sauver des vies, se sont battus, souvent, pour sauver l’hôpital ». Ces propos, proprement surréalistes, gagnent en absurdité lorsqu’on les met en regard avec l’inaction criante du gouvernement pour sauver l’hôpital public.

Les inégalités de genre dans un hôpital en crise

Certaines professions de la santé, aides soignantes, agents de services hospitaliers,  majoritairement féminines, se caractérisent par des conditions de travail déplorables. Ces femmes manipulent des charges lourdes et exercent des mouvements souvent douloureux et harassants. Pour Candice, le sentiment d’être inférieure en tant qu’aide-soignante est aussi prégnant. « Nous n’avons pas les même parcours que les autres, autant d’années d’études au compteur, ni les mêmes responsabilités. Cependant on a tous besoin des uns des autres pour qu’un service fonctionne, on joue tous un rôle essentiel dans la bonne prise en charge des patients. Ils font certes parfois plus d’heures mais la pénibilité du métier nous revient quand même à nous, les infirmières et aide-soignantes. Je pense que notre voix à nous importe peu, tandis que celle des médecins seraient sans doute plus prise en compte. »

La question des hiérarchies sociales et genrées mine ainsi le monde de l’hôpital. Si les médecins hospitaliers sont à présent majoritairement des femmes, la domination masculine reste encore la norme. Les auteurs du livre La casse du siècle font ainsi ce constat : « L’hôpital est un lieu où la sociologie des professions répond à un ordre économique et social bien défini. La grande majorité des médecins et des chirurgiens sont des hommes, avec de bons salaires, quand la très grande majorité des infirmières et des aides-soignantes sont des femmes, mal payées. Les tribunes récentes dénonçant le sexisme et le harcèlement sexuel à l’hôpital ne témoignent pas uniquement d’agissements individuels, elles sont la marque d’une domination genrée systémique, en grande partie due au pouvoir étendu des hommes médecins et le plus souvent couverte par les directions redoutant de voir l’image de leur hôpital ternie ». De la faible part de femmes dans les postes PU-PH (professeurs de médecine) à l’impossibilité de remplacer les congés maternité, il reste encore un long chemin à parcourir avant de parvenir à bousculer cet ordre établi.

Les dernières heures de l’hôpital public ?

Tout semble avoir de nouveau vacillé pour les soignants en cette période d’épidémie. Alors que les personnels de santé pilotent une machine à bout de souffle, le coronavirus frappe  de plein fouet certaines régions, dont le Grand-Est mais aussi l’Île-de-France, qui peinent à prendre en charge des patients qui abondent chaque jour. Marc Noizet, médecin dans le Grand-Est, relate ces difficultés au micro de France Culture : « C’est vraiment une déferlante continue. À chaque instant, il faut essayer de réinventer comment on va trouver des lits, comment il faut réorganiser nos unités, comment est-ce qu’on peut trouver du personnel, comment on peut trouver du matériel ». À Paris, les établissements de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) subissent eux aussi brutalement l’épidémie. Pour faire face à cette dernière, il a été décidé de déprogrammer les activités de chirurgie, d’amarrer de nouveaux lits de réanimation, de former de nouveaux infirmiers. Seuls des moyens humains et matériels conséquents pourront permettre aux personnels de santé de sortir de cette crise. Hervé et ses pairs le savent plus que jamais, et dans le Sud, on se tient prêt : « Mon service de réanimation est la première ligne du département. Le moindre patient qui est réanimatoire dans le département doit être hospitalisé dans notre service. À présent, c’est plus compliqué, il n’y a bientôt plus de places. Les patients vont devoir aller dans des autres services de réanimation, situés dans des hôpitaux périphériques. Une fois toutes ces options épuisées, on devra ouvrir les blocs opératoires mais aussi les monter en chambre de réanimation. C’est déjà ce qui se passe dans le Grand-Est ».

Pour les hôpitaux saturés du Grand-Est, des “hôpitaux de campagne” installés par l’armée sur le parking des CHU © Capture d’écran : France 24

Ces mêmes moyens divergent d’établissements en établissements, de régions en régions. Hervé souligne ainsi les efforts, tardifs tout de même, de la direction pour donner aux personnels les moyens de faire leur travail. « Dans l’hôpital où j’exerce, on a assez de matériels pour pouvoir prévoir la crise. Au contraire, on est même soulagé, la direction et l’hôpital mettent les moyens qu’il faut quand il s’agit de nous aider à gérer la crise ». Toutefois, selon lui : « Tout ça, on aurait pu le prévoir avant. Normalement, tous les moyens que l’on demande maintenant, ça aurait du être prévu depuis longtemps, en amont. »  S’il exerce dans un CHU, ils n’oublie pas pour autant ses collègues des plus petits hôpitaux. « Pour les hôpitaux périphériques du groupement hospitalier de territoire, c’est différent. Ils n’ont ni assez de masques, ni assez de gants. C’est très compliqué ». Pour Didier, brancardier exerçant dans un hôpital public de proximité dans le Var, les moyens manquent encore cruellement : « On nous demande de faire plus, mais avec aussi peu de moyens qu’auparavant. Les cadres nous demandent de revenir sur nos congés, de remplacer les arrêts maladie. C’était déjà le cas, mais encore plus en ce moment. Nous manquons de masques, de protections, de blouses. Nous travaillons avec le strict minimum et les protocoles de soins mis en place sont faits avec ce strict minimum ».

L’épisode des masques est révélateur d’un État qui n’agit plus qu’à travers un prisme : celui de la réduction de la dépense publique, au mépris de la santé publique. Alors que le 25 février, le ministre de la Santé, Olivier Véran, assurait que le gouvernement préparait l’arrivée du virus et même, qu’il anticipait les choses, peu de temps après, le 3 mars, sur France 2, l’ancienne ministre de la Santé, Agnès Buzyn, déclarait à son tour travailler à avoir des « stocks de masques à faire des commandes », mais aussi à « vérifier que les services de réanimation avaient le nombre de machines suffisants ». Aujourd’hui pourtant, dans certaines régions et pour certaines professions, la pénurie de masques est criante. Pire, on constate désormais la contamination de milliers de soignants. Maxime, urgentiste, rappelle quant à lui que certaines professions, souvent oubliées, sont plus touchées que d’autres. Les ambulanciers, notamment, tous comme les médecins libéraux, en particulier SOS Médecins, pâtissent du manque de réactivité des pouvoirs publics. 

L’épisode des masques est révélateur d’un État qui n’agit plus qu’à travers un prisme : celui de la réduction de la dépense publique, au mépris de la santé publique.

Finalement, l’État s’est peu à peu désengagé, se retrouvant dans une position peu confortable à l’égard de ses citoyens. D’où les dérobades et autres déclarations hasardeuses et maladroites. Le gouvernement, à rebours des recommandations de certains rapports gouvernementaux ou de l’OMS, affirme que le masque ne sert à rien pour la majorité de la population. Ce que résume ainsi Arnaud Mercier : « Les autorités placent aussi de nombreux travailleurs et leurs employeurs face à une injonction contradictoire : « nous vous demandons d’aller travailler » mais « nous ne pouvons pas vous fournir les moyens garantissant votre protection minimale ». Aujourd’hui, l’État, supposé protéger, poussé dans son obsession de la dépense publique, affirme ne plus vouloir stocker, pour ne pas dépenser plus. Le principe comptable a suppléé à celui de la précaution, conclut le professeur à l’Université Panthéon-Assas. 

Pendant ce temps, la virulence de l’épidémie marque les corps et les esprits. Les soignants sont exténués et certains doivent effectuer des réanimations longues et lourdes. Pour nombre d’entre eux, des décisions éthiques devront être prises bientôt, lorsqu’il faudra choisir entre certains patients. La sidération aussi domine, au regard de l’impuissance qu’ils expriment devant des patients, parfois jeunes, dont l’état de santé se détériore à une vitesse extrême. Beaucoup affirment n’avoir jamais vu ça, même parmi les plus expérimentés. Si parfois, ils avaient l’impression d’être dépassés, cette fois-ci, ce sentiment domine pour de bon. Le virus agira comme un souvenir indélébile et marquera pour longtemps la communauté des soignants. 

Heureusement, au cœur de cette situation désespérée, les personnels de santé font bloc. « Pour le moment, tout le monde se soutient. Quand certains craquent, on essaie de prendre le relais. Les coups durs, c’est lorsque le personnel est touché, comme aujourd’hui ou deux soignants ont été testés positifs », affirme Didier. Vanessa, elle aussi, loue cet esprit de solidarité : « Des retraités appellent pour revenir à l’hôpital, des praticiens du privé aussi. On fait front commun. » Lorsque le spectre de la mort n’est jamais loin, la solidarité reste un rempart salutaire. « La solidarité que l’on constate au sein de nos équipes, au sein de notre établissement, et avec toute la périphérie, la médecine de ville, y compris l’hospitalisation privée, est exceptionnelle : il y a des solidarités qui se sont créées qui n’ont jamais existé jusqu’ici, et qui permettent de tenir » estime Marc Noizet. 

Le virus agira comme un souvenir indélébile et marquera pour longtemps la communauté des soignants. 

Derrière la tragédie en cours, revient sans cesse en toile de fond une question : comment avons-nous pu abandonner les personnels de santé ? Jadis, les professions de la santé étaient respectées en raison des missions qui leur étaient confiées : l’accueil du citoyen, le soulagement du patient, le combat contre la maladie et la mort. L’hôpital apparaissait en quelque sorte comme la plus noble incarnation de la République, accueillant tous les citoyens, sans aucune différence, pour leur prodiguer le meilleur soin possible. La rentabilité était un mot inconnu, le profit un blasphème inconcevable.  

Denis, brancardier, s’indigne : « Comment peut-on dire que nous avons le meilleur système de santé du monde ? C’est dramatique de se rendre compte que nous sommes si démunis ». Hervé lui s’agace non pas de la gestion dévastatrice des gouvernements précédents, mais de l’attitude apathique d’une population anesthésiée par le langage adoucisseur des élites administratives et managériales : « On est reconnu en ce moment, mais demain, les héros que nous sommes seront dans la rue, et peut être même, à la rue  ».

Pour aller plus loin, lectures conseillées :

Fanny Vincent, Pierre-André Juven, Frédéric Pierru, La casse du siècle. A propos des réformes de l’hôpital public, Raisons d’agir, 2019.

Stéphane Velut, Hôpital, une nouvelle industrie, Gallimard, 2020.

Le coronavirus n’est pas la cause de la crise financière mais son élément détonateur

©geralt. Licence : CC0 Creative Commons.

Les grands médias affirment de manière simplificatrice que la chute généralisée des bourses de valeur est provoquée par le coronavirus. Or, ce n’est pas l’épidémie qui constitue la cause de la crise ; elle n’en est qu’un élément détonateur. Tous les facteurs d’une nouvelle crise financière sont réunis depuis plusieurs années, au moins depuis 2017-2018. Dans cette atmosphère saturée de matières inflammables, une étincelle pouvait à tout moment provoquer une explosion financière.


La chute des cours boursiers était prévue bien avant que le coronavirus fasse son apparition. Le cours des actions et le prix des titres de la dette (appelés aussi obligations) ont augmenté d’une manière totalement exagérée par rapport à l’évolution de la production au cours des dix dernières années, avec une accélération au cours des deux ou trois dernières années. La richesse du 1 % le plus riche a aussi fortement crû car elle est largement basée sur la croissance des actifs financiers.

La chute des cours boursiers intervient suite à une revente massive des actions. Les grands actionnaires ont préféré être les premiers à vendre afin d’obtenir le meilleur prix possible avant que le cours des actions ne baisse très fortement. De grandes sociétés d’investissements, de grandes banques, de grandes entreprises industrielles et des milliardaires ont donné l’ordre à des traders de vendre une partie des actions ou des titres de dettes privées (c’est-à-dire des obligations) qu’ils possèdent afin d’empocher les 15 % ou 20 % de hausse des dernières années. Peu importe si cela entraîne un effet moutonnier de vente : l’important, à leurs yeux, est de vendre avant les autres. Cela peut provoquer un effet domino et dégénérer en une crise généralisée – une éventualité que les actionnaires ont à l’esprit, et dont ils pensent se tirer sans trop de dommages, comme cela s’est passé pour un grand nombre d’entre eux en 2007-2009. C’est le cas, aux États-Unis, des deux principaux fonds d’investissement et de gestion d’actifs BlackRock et Vanguard, qui ont parfaitement supporté la crise financière , de même que Goldman Sachs, Bank of America, Citigroup ou les GAFAM, etc.

Un autre élément important est à souligner : la vente des actions concerne aussi celles des entreprises privées, ce qui provoque une chute de leur cours et entraîne la chute des bourses. Or dans le même temps, les actionnaires achètent des titres de la dette publique considérés comme des valeurs sûres. C’est notamment le cas aux États-Unis où le prix des titres du trésor états-unien a augmenté suite à une demande très forte. À noter qu’une augmentation du prix des titres du trésor qui se vendent sur le marché secondaire a pour conséquence la baisse du rendement de ces titres. Les acheteurs de ces titres du Trésor sont disposés à un faible rendement, car ce qu’ils cherchent, c’est la sécurité à un moment où le cours des actions des entreprises est en baisse. En conséquence, il faut souligner qu’une fois de plus, ce sont bien les titres des États qui sont considérés comme les plus sûrs – malgré la rengaine médiatique bien connue concernant la supposée crainte des marchés à l’égard des titres publics.

Depuis un peu plus d’une trentaine d’années, c’est-à-dire depuis l’approfondissement de l’offensive néolibérale et de la grande déréglementation des marchés financiers [1], les actionnaires réduisent la part qu’ils investissent dans la production et augmentent la part qu’ils mettent en circulation dans la sphère financière (y compris dans le cas d’une firme « industrielle » emblématique comme Apple). C’est ce qui s’est produit au cours des années 1980, débouchant sur la crise du marché obligataire de 1987. C’est ce qui s’est produit une nouvelle fois à la fin des années 1990, débouchant sur la crise des dot-com et d’Enron en 2001. C’est ce qui s’est encore produit entre 2004 et 2007, débouchant sur la crise des subprimes, des produits structurés et une série de faillites retentissantes dont celle de Lehman Brothers en 2008. Cette fois-ci, les actionnaires ont principalement spéculé à la hausse sur le prix des actions en bourse et sur le prix des titres de la dette sur le marché obligataire (c’est-à-dire le marché où se vendent les actions des entreprises privées et les titres de dettes émis par les États et d’autres pouvoirs publics). Parmi les facteurs qui ont entraîné la montée extravagante des prix des actifs financiers (actions en bourses et titres des dettes privées et publiques), il faut prendre en compte l’action des grandes banques centrales depuis la crise financière et économique de 2007-2009 [voir cet article à ce sujet].

Ce phénomène ne date donc pas du lendemain de la crise de 2008-2009 : il est récurrent dans le cadre de la financiarisation de l’économie. Le système capitaliste avait aussi connu des phases importantes de financiarisation tant au 19e siècle que dans les années 1920, ce qui avait abouti à la grande crise boursière de 1929 et la période prolongée de récession des années 1930. Puis le phénomène de financiarisation et de déréglementation a été en partie muselé pendant 40 ans suite à la grande dépression des années 1930, à la Seconde Guerre mondiale et à la radicalisation des luttes sociales qui s’en est suivie. Jusqu’à la fin des années 1970, le monde n’a pas connu de grande crise bancaire ou boursière. Elles ont fait leur réapparition quand les gouvernements ont fait sauter les réglementations qu’ils imposaient aux actionnaires.

Ceux-ci, considérant que le taux de rentabilité qu’ils tirent de la production n’est pas suffisant, développent des activités financières qui ne sont pas directement liées à la production. Cela ne veut nullement dire qu’ils abandonnent la production, mais qu’ils développent proportionnellement davantage leurs placements dans la sphère financière que leurs investissements dans la sphère productive. Ce développement de la sphère financière augmente le recours à l’endettement massif des grandes entreprises.

Le capital fictif est une forme du capital qui se développe exclusivement dans la sphère financière sans véritable lien avec la production [voir l’encadré ci-dessous]. Il est fictif au sens où il ne repose pas directement sur la production matérielle.

Qu’est-ce que le capital fictif ?

 

« Le capital fictif est une forme de capital (des titres de la dette publique, des actions, des créances) qui circule alors que les revenus de la production auxquels il donne droit ne sont que des promesses, dont le dénouement est par définition incertain ». Entretien avec Cédric Durand réalisé par Florian Gulli, « Le capital fictif, Cédric Durand », La Revue du projet.

Selon Michel Husson, « le cadre théorique de Marx lui permet l’analyse du « capital fictif », qui peut être défini comme l’ensemble des actifs financiers dont la valeur repose sur la capitalisation d’un flux de revenus futurs : « On appelle capitalisation la constitution du capital fictif » [Karl Marx, Le Capital, Livre III]. Si une action procure un revenu annuel de 100 £ et que le taux d’intérêt est de 5 %, sa valeur capitalisée sera de 2000 £. Mais ce capital est fictif, dans la mesure où « il ne reste absolument plus trace d’un rapport quelconque avec le procès réel de mise en valeur du capital » [Karl Marx, Le Capital, Livre III]. Michel Husson, « Marx et la finance : une approche actuelle », À l’Encontre, décembre 2011.

Pour Jean-Marie Harribey : « Les bulles éclatent quand le décalage entre valeur réalisée et valeur promise devient trop grand et que certains spéculateurs comprennent que les promesses de liquidation profitable ne pourront être honorées pour tous, en d’autres termes, quand les plus-values financières ne pourront jamais être réalisées faute de plus-value suffisante dans la production. » Jean-Marie Harribey, « La baudruche du capital fictif, lecture du Capital fictif de Cédric Durand », Les Possibles, N° 6 – Printemps 2015.
Lire également François Chesnais, « Capital fictif, dictature des actionnaires et des créanciers : enjeux du moment présent », Les Possibles, N° 6 – Printemps 2015.

Pour Cédric Durand, enfin : « Une des conséquences politiques majeures de cette analyse est que la gauche sociale et politique doit prendre conscience du contenu de classe de la notion de stabilité financière. Préserver la stabilité financière, c’est faire en sorte que les prétentions du capital fictif se réalisent. Pour libérer nos économies de l’emprise du capital fictif, il nous faut engager une désaccumulation financière. Concrètement, cela renvoie bien sûr à la question de l’annulation des dettes publiques et de la dette privée des ménages modestes, mais aussi à la diminution des rendements actionnariaux, ce qui se traduit mécaniquement par une diminution de la capitalisation boursière. Ne nous y trompons pas, de tels objectifs sont très ambitieux : ils impliquent inéluctablement de socialiser le système financier et de rompre avec la liberté de circulation du capital. Mais ils permettent de saisir précisément certaines conditions indispensables pour tourner la page du néolibéralisme. » Cédric Durand, « Sur le capital fictif, Réponse à Jean-Marie Harribey », Les Possibles, N° 6 – Printemps 2015 : https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-6-printemps-2015/debats/article/sur-le-capital-fictif

Le capital fictif souhaite capter une partie de la richesse issue de la production sans « mettre les mains dans le cambouis », c’est-à-dire sans passer par des investissements directs dans la production (sous la forme d’achat de machines, de matières premières, de paiement de la force de travail humaine sous la forme de salaires, etc.). Le capital fictif constitue une action dont le possesseur attend qu’elle donne un dividende. Il achètera une action Renault si celle-ci promet un bon dividende mais il pourra aussi revendre cette action pour acheter une action General Electric ou Glaxo Smith Kline ou Nestlé ou Google si celle-ci promet un meilleur dividende. Le capital fictif est aussi une obligation de dette émise par une entreprise ou un titre de la dette publique. C’est également un dérivé, un produit structuré… Le capital fictif peut donner l’illusion qu’il génère par lui-même des profits tout en s’étant détaché de la production. Les traders, les brokers ou les dirigeants des grandes entreprises sont ainsi convaincus qu’ils « produisent »… jusqu’à ce qu’une crise brutale éclate et une masse de capitaux fictifs reparte en fumée (chute des cours boursiers, chute des prix sur le marché obligataire, chute des prix de l’immobilier…).

Lorsqu’une crise éclate, il faut effectuer une distinction entre l’élément détonateur d’une part (aujourd’hui, la pandémie du coronavirus peut constituer le détonateur), et les causes profondes d’autre part.

Ces deux dernières années ont vu un ralentissement très important de la production matérielle. Dans plusieurs grandes économies comme celles de l’Allemagne, du Japon (dernier trimestre 2019), de la France (dernier trimestre 2019) et de l’Italie, la production industrielle a reculé ou a fortement ralenti (Chine et États-Unis). Certains secteurs industriels qui avaient connu un redémarrage après la crise de 2007-2009 comme l’industrie de l’automobile sont rentrés dans une très forte crise au cours des années 2018-2019 avec une chute très importante des ventes et de la production. La production en Allemagne, le principal constructeur automobile mondial, a baissé de 14 % entre octobre 2018 et octobre 2019 [2]. La production automobile aux États-Unis et en Chine a également chuté en 2019, de même en Inde. La production automobile chute fortement en France en 2020. La production d’un autre fleuron de l’économie allemande, le secteur qui produit les machines et les équipements, a baissé de 4,4 % rien qu’au mois d’octobre 2019. C’est le cas également du secteur de la production des machines-outils et d’autres équipements industriels. Le commerce international a stagné. Sur une période plus longue, le taux de profit a baissé ou a stagné dans la production matérielle, les gains de productivité ont aussi baissé.

En 2018-2019, ces différents phénomènes de crise économique dans la production se sont manifestés très clairement, mais comme la sphère financière continuait de fonctionner à plein régime, l’illusion demeuraient intacte : la situation restait globalement positive, et ceux qui annonçaient une prochaine grande crise financière s’ajoutant au ralentissement marqué dans la production, n’étaient rien d’autre que des oiseaux de malheur.

Malgré le fait que la production réelle a cessé en 2019 de croître de manière significative ou a commencé à stagner ou à baisser, la sphère financière a continué son expansion : les cours en bourse ont continué d’augmenter, ils ont même atteint des sommets, le prix des titres des dettes privées et publiques a continué sa progression vers le haut, le prix de l’immobilier a recommencé à croître dans une série d’économies, etc.

Dans le même temps, les gouvernements prolongeaient une politique d’austérité qui entraînait une réduction des dépenses publiques et des investissements. La conjonction de la chute du pouvoir d’achat de la majorité de la population et la baisse des dépenses publiques a entraîné une chute de la demande globale : en conséquence, une partie de la production ne trouvait pas de débouchés suffisants, ce qui a entraîné en retour une baisse de l’activité économique [3].

La crise du système mondial est multidimensionnelle : crise économique, crise commerciale, crise écologique, crise de plusieurs institutions internationales essentielles au maintien de l’ordre global dominant (OMCOTANG7, crise dans la Fed – la banque centrale des États-Unis –, crise dans la Banque centrale européenne), crise politique dans des pays importants (notamment aux États-Unis entre les deux grands partis de l’oligarchie), crise de santé publique, crises militaires…

L’abolition des dettes illégitimes, cette forme de capital fictif, doit s’inscrire dans un programme beaucoup plus large de refonte du système dominant.

 

Notes :

[1Voir Éric Toussaint, Bancocratie, 2014, chapitre 3 « De la financiarisation/dérèglementation des années 1980 à la crise de 2007-2008 ».

[2L’industrie automobile allemande emploie 830 000 travailleurs et 2 000 000 d’emplois connexes en dépendent directement (Source : Financial Times, « German industrial output hit by downturn », 7-8 décembre 2019).

[3Concernant l’explication des crises, parmi les économistes marxistes, « deux grandes « écoles » se font face : celle qui explique les crises par la sous-consommation des masses (la surproduction de biens de consommation) ; et celle qui les explique par la « suraccumulation » (l’insuffisance du profit pour poursuivre l’expansion de la production des biens d’équipement). Cette querelle n’est qu’une variante du vieux débat entre les partisans de l’explication des crises par « l’insuffisance de la demande globale » et ceux de l’explication par la « disproportionnalité ». » Ernest Mandel. La crise 1974-1982. Les faits. Leur interprétation marxiste, 1982, Paris, Flammarion, 302 p. À la suite d’Ernest Mandel, je considère que l’explication de la crise actuelle doit prendre en compte plusieurs facteurs qu’on ne peut pas la réduire à une crise produite par la surproduction de biens de consommation (et donc une insuffisance de la demande) ou bien par la suraccumulation de capitaux (et donc l’insuffisance du profit).

Comment le néolibéralisme a désarmé la France face au coronavirus

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Le président de la République française, Emmanuel Macron © Rémi Jouan, Wikimedia Commons

Depuis trois mois déjà, l’épidémie de coronavirus sévit en France. Pourtant, les mesures qui s’imposaient, comme le contrôle aux frontières, le confinement et la mise en suspens de la vie économique, sont arrivées beaucoup trop tard ou n’ont même jamais vu le jour. Pourquoi un tel aveuglement ? La réponse se trouve certainement dans le paradigme idéologique observé par les dirigeants français et européens : le néolibéralisme a nourri cette élite réfractaire à coups de mesures d’austérité et appauvri le reste de la population. Elle en paie aujourd’hui le prix. Le temps nous a échappé et les décisions tardives n’arrêtent que difficilement l’hémorragie. Une situation si catastrophique que notre Président se voit obligé de faire appel à un lexique disproportionné pour assurer un minimum de cohésion dans une société qu’il fait péricliter : “Nous sommes en guerre”. Alors, nos gouvernants ont agi comme des dirigeants militaires désastreux.


Le résultat d’un attentisme menant l’action de l’État à n’être que réaction

Alors qu’il avait été de bon ton de critiquer la Chine pour sa communication autour de l’épidémie (aujourd’hui devenue pandémie), mais aussi pour ses méthodes jugées « autoritaires », celle-ci a pourtant été félicitée par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) pour sa gestion de la crise. Elle voit même aujourd’hui ses méthodes d’action copiées à l’étranger. Car si la lutte contre le virus se traduit par des affiches dans les aéroports, alors il n’est pas étonnant de voir une telle propagation en France, et au passage le discrédit de son modèle. Pourtant, il aurait été nécessaire de prendre au sérieux la Chine, comme l’a fait la Corée de Sud, et de profiter de ce temps pour agir plutôt que de réagir. Chaque journée comptait, et pourtant, les pouvoirs publics sont restés aveugles trop longtemps.

À la recherche des mesures préventives

La prudence aurait dû être de mise pour une raison toute simple : le coronavirus était et reste toujours un inconnu. Cette variable, aussi incertaine qu’inquiétante, aurait dû empêcher l’inaction et le confort de la routine. D’autant plus que l’état d’urgence sanitaire avait été déclaré par l’OMS dès le 30 janvier, et que l’organisation avait appelé dès la mi-janvier les pays à prendre d’ores et déjà des mesures pour endiguer l’épidémie naissante. Sa nouveauté aurait dû mener à la méfiance et les caractéristiques du virus, connues progressivement, auraient dû alerter. En effet, celui-ci constitue une menace mondiale : sa durée d’incubation d’environ une semaine est spectaculaire, sa létalité est loin d’être négligeable et avoisine les 3,4 % (à ne pas confondre avec la létalité de l’infection impossible à connaître), et sa capacité de mutation paraît probable (mutation qui semble d’ailleurs déjà avoir eu lieu en Iran). Finalement, sa grande période d’incubation couplée à de nombreux cas asymptomatiques permet à la maladie de se jouer des individus et de se répandre à une allure aussi imprévisible qu’inquiétante. Avec l’apparition d’un tel risque, chaque jour est compté, et si la science peut tenter de trouver des solutions, cette dernière a besoin de temps. Or, il est clair que les pays européens n’ont rien fait pour lui en accorder.

“La santé a été délaissée au profit de la préservation de l’intégration à la mondialisation libérale.”

La santé a été délaissée au profit de la préservation de l’intégration à la mondialisation libérale. Le libre-échange et les mesures d’austérité, en tête de proue, ont fragilisé les chances de résistance au virus.

https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/coronavirus-comment-est-calcule-le-taux-de-letalite_3863003.html
© Capture d’écran : France TV Info

La France, cliente idéale du virus

L’impréparation française est injustifiable, car la France ne pouvait être épargnée par la l’épidémie, devenue bientôt pandémie.

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Cette carte recense les foyers actifs de la propagation du virus. Les pays majoritairement touchés par ce dernier recoupent les zones de la Triade, à savoir les grands pôles de la mondialisation libérale dans lesquels les mouvements de capitaux et d’humains s’entrecroisent. Que ce soit du fait du tourisme ou de l’interconnexion et de l’interdépendance des économies, ces régions concentrent les flux économiques et les mobilités. Une maladie aussi contagieuse que celle-ci n’avait alors plus qu’à attendre le bon chaland prêt à être rapatrié ou le ressortissant inconscient, et le tour était joué. D’autant plus que l’idée de contrôler les frontières n’a été discuté que très tardivement en Europe.

L’autre trait commun à la France, et à l’Europe, qui aurait dû nécessiter une prudence accrue est la forte proportion de personnes âgées. En effet, le taux de mortalité du virus évolue beaucoup en fonction de l’âge. Ainsi, les individus infectés de plus de 80 ans ont 14,8 % de risques de décéder, soit quatre fois plus que le taux mentionné ci-dessus. Or, s’il y a bien un bastion de vieillesse dans le monde, c’est l’Europe : l’âge médian y est de 42,2 ans en 2017, pour 30,4 ans dans le reste du monde. Cette population à risque est surreprésentée sur le territoire français, et pourtant, rien n’a été fait pour la protéger.

“La faible capacité d’accueil des hôpitaux est un facteur aggravant, qui aurait du nécessiter immédiatement des mesures drastiques pour endiguer l’épidémie.”

Enfin, la faible capacité d’accueil des hôpitaux est un facteur aggravant, qui aurait dû nécessiter immédiatement des mesures drastiques pour endiguer l’épidémie. Les pays européens, et la France en particulier, sont soumis à l’austérité budgétaire édictée par les critères de Maastricht, selon lesquels, par exemple, les institutions ne peuvent excéder 3 % de déficit. Les États se plient à ces exigences, qui mettent les services publics sous pression, jusqu’à les rendre totalement exsangues. Si la région de Wuhan a un taux de létalité particulièrement élevé, c’est notamment parce que les hôpitaux ont vite été surchargés. Ce qui apparaît en France n’est donc pas réjouissant : le Grand Est arrive déjà à saturation alors que la maladie est loin d’avoir atteint son pic. Le plus affligeant, c’est que cette situation avait été précédée par les revendications réitérées et désespérées d’un personnel hospitalier qui a multiplié les manifestations pour réclamer plus de matériel, plus de personnel, sans obtenir de réponses convaincantes ni même être entendu. L’OMS a récemment confirmé la sensibilité de l’Europe au virus en déclarant le continent nouvel « épicentre » de celui-ci. Pourtant, malgré cette menace pesant sur la France, les alertes de l’ancienne Ministre de la Santé Agnès Buzyn à l’exécutif mi-janvier, annonçant un « tsunami (…) devant nous », n’ont suscité aucune réaction. Celle-ci se désiste alors de son poste pour s’affairer à la campagne des municipales. La fuite en avant semble s’esquisser, dans un contexte qui rappelle quelque peu la démission de Nicolas Hulot suite à l’inaction criante du gouvernement sur la question environnementale.

Lorsque le néolibéralisme prend le pas sur la santé

Les hôpitaux ont donc été abandonnés, et ce alors que l’épidémie devenait pandémie. Cette désertion des pouvoirs publics se traduit par cette phrase prononcée par un neurologue à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à l’occasion d’une visite du Président de la République : « Vous pouvez compter sur nous, mais l’inverse reste à prouver ». En effet, s’en remettre à Emmanuel Macron conduit à une véritable impasse, car le gouvernement français dépend des directives de Bruxelles. Ainsi, le 12 mars dernier, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a donné l’autorisation de faire fi des règles budgétaires : elle a annoncé une « flexibilité maximale » vis-à-vis des traités européens, sans pour autant annoncer la suspension de ceux-ci. Cette déclaration a été officialisée alors que le virus était déjà bien implanté en Europe. Les pays se sont retrouvés dans l’impossibilité d’agir, d’être proactifs, car les mesures d’austérité empêchent tout investissement public et force un immobilisme mettant en péril la santé publique. Ainsi, l’action de von der Leyen apparaît d’autant plus tardive et décevante si l’on se réfère aux recommandations de l’OMS conseillant de « préparer les hôpitaux et les dispensaires à faire face à l’augmentation brutale du nombre de patients, et former les agents de santé ». Dans sa grande mansuétude, la Commission européenne a débloqué 120 milliards d’euros pour venir en aide aux banques frappées par ce climat économique moribond. Et 37 milliards d’euros seront alloués pour aider en priorité les entreprises des pays membres. Le message est encore très flou, et la proportion d’argent allouée aux acteurs privés face aux États en proie à cette crise est révélatrice d’un biais dangereux. En parallèle de ces aides au privé, l’Italie réclame à corps et à cri du matériel sanitaire pour sauver ses hôpitaux, et celui-ci est livré par la Chine, après le refus de la France et de l’Allemagne.

Les Français sont-ils égoïstes ? Démunis semble plus pertinent, comme le montre le million de masques envoyé par la Chine à la France. « Nous saurons nous souvenir des pays qui nous ont été proches » a déclaré Luigi Di Maio pour remercier Pékin. Finalement, la solidarité européenne ne trouve sa place que dans les discours et les déclarations d’intentions, sans trouver à se concrétiser dans les actes. Mais qu’importe, persévérons dans cette union de l’attentisme et des tensions.

“La solidarité européenne ne trouve sa place que dans les discours et les déclarations d’intentions, sans trouver à se concrétiser dans les actes.”

L’autre objet d’entêtement de ces idéologues européens et français est l’épineuse question des frontières. Comme expliqué plus haut, le débat autour des frontières commence à peine à faire son chemin là où de nombreux pays ont déjà laissé place aux actes. Les pays qui se sont montrés proactifs et qui n’ont pas attendu pour mettre en place des contrôles ou interdictions aux frontières sont aujourd’hui dans une situation qui leur permet de contrôler les flux d’individus, et donc de malades. C’est le cas de la Russie, de l’Inde, du Pakistan, d’Israël, du Danemark, de la Pologne et de nombreux pays africains. Ces restrictions vont des contrôles sanitaires obligatoires à l’interdiction d’entrée sur le territoire aux ressortissants d’un État. Malgré sa pertinence, le 12 mars, Macron plaide contre le rétablissement des frontières internes à Schengen pour « éviter le repli nationaliste ». Celui-ci est aujourd’hui évité, au prix de la santé des Français. Le comble de l’incohérence a été atteint lorsqu’il a appelé à un renforcement des contrôles aux frontières de Schengen, comme si un repli européiste serait plus sain qu’un repli nationaliste, comme si ces idées primaient sur les vies. Emmanuel Macron veut « éviter des mesures non coordonnées » à l’échelle européenne, qui vont à l’encontre des traités européens : le principe de libre circulation nécessite l’envoi d’une missive à la Commission pour justifier la fermeture des frontières. Le Président attend ainsi le feu vert d’Ursula von der Leyen qui désapprouve ces contrôles aux frontières déclenchés unilatéralement. La France n’est plus souveraine, et elle en paie le prix. Évidemment, la fermeture perd en pertinence avec l’augmentation du nombre de cas internes au pays, sans être pour autant obsolète, comme le montre l’Allemagne qui tend à se barricader alors qu’elle est elle-même un foyer du virus. Le contrôle des mouvements humains est désormais essentiel dans ce contexte de crise sanitaire.

La gestion du coronavirus est l’histoire du triomphe du dogmatisme sur la raison. C’est en tout cas ce qui est constatable en France. Finalement, plus de temps aura été consacré à attendre une cohésion européenne et le relâchement des traités, qu’à la préparation face à l’impatient virus. Aujourd’hui, les mesures s’enchaînent, elles sont proportionnelles au danger. Ce qui est regrettable est que le gouvernement ait laissé ce même danger s’installer. Alors que qu’il aurait pu choisir l’action, la réaction est désormais tout ce qu’il lui reste. Mais cette pandémie est révélatrice d’une chose essentielle : nos préjugés, nos fondements, sont ébranlés. Notre interdépendance nous affaiblit. Les frontières ne sont pas amenées à disparaître. Le libéralisme économique tend à rencontrer ses limites, la croissance aussi. Espérons que cette élite politique considérera ce bouleversement à sa juste valeur.

La guerre économique au temps du coronavirus : aucune trêve pour le Venezuela

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©Michael Vadon. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International license.

Le Venezuela entre dans une guerre économique frontale avec les États-Unis et ses institutions alliées, en l’occurrence le Fonds monétaire international (FMI) et le Forum pour le progrès de l’Amérique du Sud (Prosur). Les crises, sanitaires ou politiques, font tomber les masques. Tandis que le FMI refuse de financer le Venezuela, le président du Chili, aligné sur l’administration Trump, exclut le président Maduro de la réunion de coordination avec les dirigeants d’Amérique du Sud. Par Alejandro Navarro Brain.


La crise économique, doublée d’une “guerre économiquemenée par plusieurs entreprises et soutenue par les États-Unis contre le Venezuela, a coûté entre 1,1 et 1,6 % du produit intérieur brut (PIB) entre 2013 et 2017, soit environ entre 245 et 350 milliards de dollars. De 2017 à 2019, les sanctions imposées par l’administration Trump au Venezuela ont coûté la vie à 40 000 de ses habitants, selon une étude des chercheurs Mark Weisbrot et Jeffrey Sachs ; selon cette même étude, publiée en avril 2019 pour le CEPR, « 300.000 Vénézuéliens sont en danger du fait d’un manque d’accès aux médicaments ou à des traitements ».

L’épidémie de Covid-19 n’a donné lieu à aucune trêve. Pour combattre la crise sanitaire, le président Maduro a demandé un prêt de 5 milliards de dollars au FMI. Ce dernier lui a opposé une fin de non-recevoir, arguant qu’il n’y avait pas de consensus quant à la reconnaissance internationale du gouvernement – alors que l’Assemblée générale des Nations unies le reconnaît comme le seul gouvernement légitime.

Ces 5 milliards n’auraient pourtant représenté que 1,4% des 350 milliards de dollars perdus par le Venezuela entre 2013 et 2017. Le Royaume-Uni, à l’heure actuelle, retient 1,2 milliard de dollars des réserves d’or vénézuéliennes dans ses coffres – en d’autres termes, le FMI dispose d’un quart du prêt garanti, via l’un de ses partenaires internationaux les plus influents.

Cette situation se double d’un alignement progressif de l’Amérique latine sur le Bureau ovale. En 2018 le Chili, l’Argentine, le Brésil, la Colombie, le Paraguay et le Pérou suspendaient leur participation à l’UNASUR [organisation d’intégration régionale qui a pris son essor lors de l’apogée des gouvernements de gauche en Amérique latine]. En 2019, le Chili et la Colombie, deux gouvernements parmi les plus proches des États-Unis, ont créé un nouvel organisme d’intégration régionale : le Forum pour le progrès de l’Amérique du Sud (Prosur), aujourd’hui présidé par le chef d’État chilien Sebastian Piñera.

Le Prosur n’a jamais masqué ses objectifs : renforcer l’axe libéral en Amérique du Sud, au nom de principes humanitaires que le Venezuela aurait violés. Sebastián Piñera a officialisé il y a peu un visa de “responsabilité démocratique”, qui permet aux Vénézuéliens d’émigrer facilement au Chili – un total de 455 494 résidents vénézuéliens sont présents au Chili. Dans sa volonté d’isoler le Venezuela, Piñera a été jusqu’à exclure le Venezuela d’une initiative régionale visant à coordonner les actions de contrôle aux frontières et d’approvisionnement médical, dans le cadre du Prosur.

En temps de pandémie, la guerre économique ne connaît aucune trêve…

Coronavirus : la démondialisation écologique est notre meilleur antidote

Photos : Wikimedia commons

L’épidémie de coronavirus se répand désormais de manière anarchique et provoque une véritable psychose. Les causes d’un tel chaos sont multiples, mais il est essentiel de les disséquer si l’on veut se donner les moyens de prévenir de prochaines crises. Destruction de l’environnement, grand déménagement du monde, mercantilisme immoral des laboratoires pharmaceutiques, destruction du service public de la santé… Face à ce grand désordre, seule une écologie politique volontariste peut proposer une feuille de route réaliste. Explications.


La destruction environnementale augmente le risque de pandémie

L’épisode que nous connaissons depuis maintenant bientôt trois mois a une source : le coronavirus rencontre très probablement son patient zéro par l’entremise d’une espèce de chauve-souris, consommée près d’un marché aux animaux de Wuhan, en Chine continentale. D’autres chercheurs évoquent la piste du pangolin, petit mammifère cuirassé menacé de disparition, car chassé et revendu à prix d’or pour sa peau et sa viande. Quoi qu’il en soit, pour le coronavirus comme pour Ebola il y a quelques années, le pathogène nous provient directement de la faune sauvage.

Depuis la Deuxième Guerre mondiale, des centaines de bactéries et de virus sont apparus ou réapparus dans des régions où ils n’avaient jamais été observés. SRAS, grippe aviaire, Ebola, Zika, VIH, coronavirus, etc., 60% de ces pathogènes sont d’origine animale, et deux tiers de ces derniers proviennent d’animaux sauvages. Si les interactions entre les hommes et les microbes issus du milieu sauvage ont toujours existé, comment expliquer cette augmentation récente de la fréquence d’apparition des épidémies ?

Comme l’explique Sonia Shah dans son article pour Le Monde diplomatique, la destruction méthodique de l’environnement par l’extractivisme forcené a provoqué un phénomène d’atomisation, d’archipélisation du monde sauvage. Les animaux n’ont d’autre choix que de déborder sur les milieux humains, car les humains s’installent partout. Conséquence logique : les chances pour qu’un virus, qui n’est pas dangereux pour son animal porteur, entre en contact avec un organisme humain augmentent.

Une étude sur Ebola menée en 2017 a montré que les apparitions du virus, porté initialement par des chauves-souris, sont plus fréquentes dans les zones d’Afrique équatoriale ayant subi des déforestations récentes. En rasant leurs forêts, les chauves-souris sont poussées à aller se percher sur les arbres des jardins. Il suffit qu’un humain croque dans un fruit déjà mordu par une chauve-souris, et donc couvert de salive, ou se fasse mordre en tentant de la chasser, pour qu’un virus pénètre son organisme.

Globalement, c’est un fait, la destruction des habitats, qui représente la première cause de la 6e extinction de masse, dérégule la biodiversité. Selon l’UICN, sur les 82 954 espèces étudiées aujourd’hui, 23 928 sont menacées. Parmi elles, on compte : 13 % des oiseaux, 26 % des mammifères et 42 % des amphibiens. La disparition de la biomasse d’insectes est encore plus phénoménale puisqu’elle est 8 fois plus rapide que celle des autres espèces animales. En Europe occidentale, nous en aurions perdu 75% en 30 ans. Or cette biodiversité de proies et de prédateurs empêche les parasites, dont les porteurs de virus comme les moustiques ou les tiques, de se multiplier outre mesure. Selon une étude conduite dans 12 pays, les moustiques sont ainsi deux fois moins nombreux dans les zones boisées intactes que dans les zones déboisées[1].

En somme, si l’on veut limiter le risque de propagation des pathogènes, il faut permettre à la nature d’ériger de nouveau ses barrières biologiques. En termes de politiques publiques, cela passe avant tout par une transition agroécologique d’ampleur, faisant la part belle aux arbres, aux haies… et la guerre aux pesticides, principale cause de la disparition du vivant. Cette note très complète de l’Institut Rousseau explique comment sortir complètement des pesticides en moins de 10 ans. Dans un même élan, la lutte contre la déforestation, nationale ou importée, doit être implacable. Plus de 80% de la déforestation est à visée d’exportations agricoles, de viande notamment. La puissance publique doit donc s’atteler, pour limiter le risque de pandémie, à combattre l’élevage industriel au profit d’un élevage local, intégré dans les cycles agroécologiques.

Seules les forces politiques qui proposent une telle orientation sont en cohérence avec l’objectif de diminution des risques de pandémie, mais il faut voir plus loin. Dans les pays du Sud, la déforestation est également largement motivée par la nécessité de prélever du bois de chauffe et de cuisson. Ce phénomène ne peut être combattu sans une politique de codéveloppement écologique, visant par exemple à électrifier les usages du bois : four solaire, chauffage électrique… Parmi les acteurs politiques, n’envisager qu’un repli sur soi, lorsqu’on est un pays comme la France, n’est donc pas à la hauteur des enjeux sanitaires.

Le changement climatique augmente également les risques sanitaires

Le changement climatique impacte de nombreuses façons notre vulnérabilité aux pathogènes.

En premier lieu, avec l’augmentation de la température, le cycle de l’eau est bouleversé : avec +1,1°C par rapport à l’ère préindustrielle, l’évaporation de l’eau est 7% plus élevée que la normale. Il en résulte à la fois davantage de sécheresses et des pluies diluviennes. La combinaison des deux entraîne généralement un durcissement des sols et une stagnation plus longue des eaux, qui n’arrivent plus à pénétrer la terre. Des conditions idéales pour le développement du choléra par exemple, dont les bactéries remontent les cours d’eau depuis la mer. Les moustiques, qui se reproduisent dans l’eau stagnante, s’en trouvent également avantagés.

Les anophèles, une espèce de moustique originaire d’Égypte et principaux porteurs du paludisme, sont en pleine expansion vers nos latitudes, à cause du réchauffement climatique. Résultat, l’Organisation mondiale de la santé estime que le changement climatique entraînera 60 000 décès supplémentaires liés au paludisme chaque année entre 2030 et 2050, soit une augmentation de près de 15 % par rapport à aujourd’hui. Le moustique tigre, vecteur de plus de 20 virus dangereux, dont le Zika, le chikungunya, la dengue et fièvre jaune, n’est pas en reste. En 2050, 2,4 milliards d’individus seront à sa portée, dans son aire de répartition.

La fonte du permafrost, dans le cercle arctique, pourrait également libérer des glaces de dangereux pathogènes oubliés, comme l’anthrax ou la grippe espagnole – qui avait fait plus de morts que la Première Guerre mondiale en 1918-1920, avec plus de 50 millions de victimes. La multiplication des événements extrêmes, comme les ouragans ou les inondations, affaiblit également les communautés humaines en détruisant les infrastructures et en désorganisant les chaînes d’approvisionnement. Les migrations climatiques, si elles sont si massives qu’annoncées par l’ONU – entre 250 millions et 1 milliard de réfugiés climatiques en 2050 – peuvent faciliter la propagation de pathogènes.

Pour ces raisons, la lutte contre le changement climatique et la prévention des risques sanitaires ne peuvent qu’aller de pair. Mais si le néolibéralisme s’avère incapable de réguler seul sa consommation d’énergies fossiles – responsables à 71% du réchauffement climatique – et d’alléger sa prédation sur les milieux, il faut comprendre que cette logique destructrice expose également davantage nos organismes. L’effondrement de la biodiversité animale a son corolaire méconnu : l’effondrement de la biodiversité dans le corps humain.

Un affaiblissement tendanciel des défenses immunitaires humaines

Nous ne pourrions pas survivre sans les quelques deux kilos de microbes que nous hébergeons. Ces milliards de microorganismes sont présents sur notre peau, dans nos muqueuses et dans nos intestins. Ils sont spécialisés pour traiter telle ou telle substance présente dans un aliment par exemple. Ils les prédigèrent, synthétisent des molécules essentielles à l’organisme : notre corps veille à cette symbiose en maintenant un environnement optimal. Pour l’intestin, ce sont quelques 200 millions de neurones qui y veillent, soit autant que dans le cerveau d’un chien. Notre santé dépend donc intimement de note diversité microbienne.

Or, durant les quarante dernières années, nous assistons à une diminution drastique de cette biodiversité intestinale. L’effondrement du microbiote ressemble d’ailleurs, dans son ordre de grandeur, à l’effondrement du reste de la biodiversité. Ce sont là les conclusions des travaux de Joël Doré et ses équipes de l’INRA, un des plus grands spécialistes français du microbiote intestinal. La faute à l’appauvrissement des aliments d’une part, qui ne nourrissent plus nos microbes, car n’apportent plus autant d’éléments qu’avant. En cause : les engrais qui boostent la croissance des plantes sans leur laisser le temps d’accumuler les nutriments. De l’autre, nos aliments sont gorgés d’antibiotiques qui massacrent indifféremment nos bactéries auxiliaires.

Les antibiotiques ont permis de sauver des millions de vies. Ils sont apparus avec la pénicilline, découverte en 1928 par l’Écossais Alexander Fleming. Ce dernier pointait cependant, dès 1943, le développement de résistances découlant de l’utilisation excessive de ce médicament. Lorsqu’on emploie un antibiotique, seules survivent – et se reproduisent – les bactéries dotées de systèmes de défense contre cette molécule. La mise en garde ne fut pas entendue. Aujourd’hui, la communauté scientifique observe avec angoisse la multiplication de bactéries résistantes et même multirésistantes.

Plus de la moitié des antibiotiques produits dans le monde sont destinés aux animaux. Sans antibiotique, pas d’élevage industriel, car les infections se propageraient trop facilement. Les lobbies pharmaceutiques ont toujours été très puissants. Aux États-Unis, qui utilisent bien davantage d’antibiotiques que l’Union européenne, le gouvernement de Jimmy Carter proposait dès 1976 de réguler l’usage des antibiotiques dans l’agriculture. Sans succès, les membres du Congrès, financés par les lobbies de l’agroalimentaire, se sont opposés fermement à toute mesure de ce genre. Aujourd’hui, aux États-Unis, 80 % de la production d’antibiotiques – les mêmes que ceux administrés aux humains – est destinée à l’élevage. Avec les différents accords de libre-échange passés par l’Union européenne, nous importons massivement de la viande américaine, au détriment de notre résilience bactérienne.

Selon les estimations de l’OMS, environ 700 000 personnes meurent chaque année dans le monde à cause d’infections résistantes aux antibiotiques, dont 25 000 en Europe et sans doute le triple rien qu’en Inde. De fait, plus de 90 % de nos antibiotiques sortent des usines chinoises ou indiennes, dont une partie des effluents finissent dans l’environnement, créant des foyers d’antibiorésistance capables de se diffuser mondialement. Un phénomène d’ailleurs globalement accentué par le changement climatique : des études ont démontré qu’il y a un lien entre l’émergence de bactéries résistantes aux antibiotiques et un climat plus chaud.

S’il ne faut pas confondre bactérie et virus (sur lesquels les antibiotiques sont inefficaces), il ne faut pas minimiser le lien entre les deux : un organisme affaibli par sa vulnérabilité à certaines bactéries est beaucoup plus vulnérable aux attaques de virus. Au même titre, la multiplication des perturbateurs endocriniens, qui dérèglent le système immunitaire, augmente la sévérité potentielle des épidémies.

Santé, climat… pris au piège d’une même irrationalité

Il n’y a pas d’écologie politique sans vision holistique des systèmes et de leurs interactions. L’essor du productivisme capitaliste fut permis par l’énergie phénoménale libérée par les fossiles. La puissance brute de cette énergie – 1 litre de pétrole contient autant d’énergie que 10 ouvriers travaillant une journée entière – a permis à l’industrie de s’immiscer partout pour remplacer, avec de la chimie, des symbioses autrefois naturelles et gratuites. On a ainsi remplacé les apports de nutriments entre les plantes et les animaux par des engrais de synthèse et des pesticides. De la même manière, on a remplacé les interactions entre la diversité de microbes naturels et nos systèmes immunitaires par des médicaments, pour la plupart issus de l’industrie chimique. En somme, on a fait éclater les cycles naturels pour y immiscer de la marchandise.

À mesure que les équilibres naturels sont remplacés par des dérivés de pétrole et les médicaments chimiques, ils s’effondrent. Pour compenser, il faut toujours plus d’intrants pétrolier et médicamenteux. C’est le cercle vicieux de la dépendance, dont le seul bénéficiaire est le marché. Si l’on retire le pétrole, les rendements agricoles s’écroulent d’un coup, avant de remonter quelques années plus tard au fur et à mesure de la reconstruction des cycles naturels. C’est identique avec les médicaments : si l’on retire d’un coup les antibiotiques, les organismes deviennent hyper vulnérables, avant que la biodiversité microbienne, microbiotique, se renforce et nous protège de nouveau de la plupart des pathogènes.

L’enjeu d’une politique fondamentalement écologique, c’est de renforcer rapidement les cycles naturels, de manière à éviter les chocs majeurs que constitueraient une disparition du pétrole, ou des médicaments conventionnels. Pour cela, dans le domaine de la santé, il faut une politique d’ampleur visant à réconcilier prévention et soins, en organisant une décroissance progressive de certaines molécules chimiques. Autant dire que ça ne va pas forcément dans le sens des laboratoires privés, dont le but est de vendre un maximum de médicaments.

Un secteur pharmaceutique complètement dérégulé et incapable d’anticiper les risques

Le milieu pharmaceutique est certainement l’un des plus caricaturaux en matière de course au profit. Alors que 800 antihypertenseurs et anticancéreux – des médicaments à forte valeur ajoutée – font actuellement l’objet de recherches cliniques, seulement 28 antibiotiques sont à l’étude, dont tout au plus deux seront commercialisés[2]. La mise au point d’une nouvelle molécule antibiotique demande 10 à 15 ans de recherche et coûte 1 milliard de dollars. Et il n’y a pas de retour sur investissement, car au bout de 5 ans, 20 % des bactéries seront résistantes à ce nouvel antibiotique. C’est pour cette raison que la plupart des laboratoires pharmaceutiques ont tout simplement délaissé la R&D en la matière. La dernière nouvelle classe d’antibiotiques lancée sur le marché date de… 1984.

Nos laboratoires pharmaceutiques ont choisi l’appât du gain plutôt que de remplir leur mission de sécurité collective. En 2019, le laboratoire Sanofi est par exemple le deuxième distributeur de dividendes en France, derrière Total et devant la BNP Paribas. La recherche et développement, qui devrait constituer l’essentiel des investissements de ces entreprises pour trouver de nouveaux remèdes, est réduite à peau de chagrin. Souvent, elle s’attache à trouver de nouveaux « débouchés » pour des molécules déjà existantes, de manière à maximiser les retours sur investissement. Il en résulte parfois des drames, comme celui du fameux Médiator du laboratoire Servier, une molécule initialement élaborée pour les personnes en surcharge pondérale atteintes de diabète de type 2, mais prescrite largement comme coupe-faim avec la complicité de la direction. Il fallait vendre. Le médicament aurait entraîné le décès de 1 000 à 2 000 personnes en France en raison de son risque augmenté de valvulopathies cardiaques.

Plus fondamentalement, à force de faire la course aux dividendes plutôt que de déployer une R&D efficace, les laboratoires se sont coupés des moyens de réagir rapidement en cas de risque nouveau, comme le coronavirus. De son côté, la recherche publique, rattachée aux différentes universités et CHU, souffre de baisses de budget constantes et se réduit malheureusement à peu de choses.

Sans doute encore plus inquiétant à court terme, l’approvisionnement en médicaments et protections élémentaires nous guette. De fait, nos laboratoires pharmaceutiques français ont délocalisé la plupart de leur production de médicaments génériques, pour ne conserver sur notre territoire que la production de molécules à forte valeur ajoutée. 80% de l’ensemble des substances actives sont fabriqués en dehors du territoire européen, principalement en Inde et en Asie, contre 20 % il y a trente ans[3].

L’Agence européenne du médicament (AEM) admet que « l’épidémie de coronavirus pourrait affecter la capacité de fabrication et la stabilité de l’approvisionnement des principes actifs des médicaments en raison de fermetures d’usines et de réseaux de transport qui pourraient entraîner une pénurie de médicaments dans le monde », même si à ce stade l’AEM estime que ce n’est pas encore le cas. De leur côté, les autorités américaines ont indiqué avoir identifié un premier cas d’une pénurie de médicaments liée directement à la crise du coronavirus, le fabricant concerné ne pouvant plus produire en raison du manque d’un ingrédient pharmaceutique actif.

Pour l’ensemble de ces raisons, il ne peut y avoir de réponse politique cohérente à cette crise sans évoquer la nécessaire création d’un pôle public du médicament. Ce dernier devra articuler remontée en puissance de la R&D publique et réencastrement de l’activité des laboratoires privés dans une stratégie de sécurité nationale. Pour ça, plus que de l’argent, il faut du courage politique et la volonté d’affronter lobbies et commissaire européen à la concurrence. Un tel pôle public serait en effet une excellente opération financière pour l’État, dont la sécurité sociale n’aurait plus à rembourser des médicaments au prix infiniment plus élevé que leur coût de fabrication. Le secteur pharmaceutique est un secteur hautement stratégique qui ne peut être pris en otage par des intérêts privés. Il faut reconstruire des filières médicamenteuses nationales de toute urgence, avant que le savoir-faire n’ait complètement disparu.

L’hôpital public doit être renforcé, et non détruit comme c’est le cas avec les gouvernements libéraux

Le coronavirus arrive en pleine crise de l’hôpital public, fortement mobilisé contre sa destruction programmée par le bloc néolibéral. Depuis vingt ans, 100 000 lits ont été supprimés, un sur cinq, alors que la fréquentation augmente constamment, notamment aux urgences où le nombre de passages a été multiplié par deux en 20 ans. Le virage ambulatoire, la tarification à l’acte, etc. sont autant d’accélérateurs dans la logique de marchandisation des soins et la montée de l’hôpital privé, sur le modèle américain.

Or, cette logique d’augmentation du flux de patient et de la réduction du temps passé sur place est contradictoire avec une stratégie de lutte contre le coronavirus. En effet, pour le coronavirus, il faut pouvoir isoler les patients pendant un certain temps tout en les soignant, et être prêt à massifier l’opération. Les dernières données montrent d’ailleurs que le virus peut se réveiller après guérison, ce qui plaide pour une surveillance plus longue. Or, pour cela, il faudrait avoir de nombreux lits à disposition, ainsi que du personnel. Ce dernier est déjà à bout, pressuré par des diminutions drastiques d’effectifs et un management robotisant.

Un pouvoir régalien à la hauteur du contrat social élémentaire – garantir la sécurité des citoyens – doit donc impérativement renforcer l’hôpital public. Il apparaît toujours plus difficile de reconstruire que de détruire, mais il faut en tirer les conséquences politiques : face à l’ampleur des dépenses publiques à réaliser, il va falloir sortir les investissements écologiques et les investissements hospitaliers de la règle du calcul des déficits publics imposé par Bruxelles. Ce qui n’est d’ailleurs pas contradictoire avec les traités, mais nécessite de taper du poing sur la table vis-à-vis de pays historiquement obnubilés par le déficit de ses voisins pour des raisons doctrinales comme les Pays-Bas.

Le risque pandémique zéro n’existe pas, néanmoins une politique de protectionnisme écologique peut réduire drastiquement les risques

Pour l’ensemble des raisons exposées, seul le camp de l’écologie politique peut opposer une réponse cohérente lors de situation de pandémies dopées par le néolibéralisme. Un simple repli sur soi n’est non seulement pas une solution, car les virus passeront toujours les frontières tant que les marchandises, les hommes et les animaux les passeront, mais c’est d’une inconsistance dramatique pour un pays comme la France. En effet, la reconstruction écologique mondiale a besoin de locomotives, et la France l’a souvent été dans son histoire. Son poids diplomatique et symbolique doit être mis tout entier au service de cette transition, et du renforcement du multilatéralisme. Le multilatéralisme, via l’OMS notamment, est notre meilleure arme contre le risque pandémique. Une France verte et universaliste devrait peser pour réarmer ces outils. Voilà pourquoi ni les néolibéraux, ni l’extrême droite ne peuvent être à la hauteur de ce genre d’enjeux. Le camp de l’écologie sociale peut l’être, mais en assumant de vouloir s’en donner les moyens, c’est-à-dire recouvrir une puissance publique digne de ce nom, un État fort capable de maîtriser ses frontières et de se libérer des carcans.

En somme, la crise du coronavirus, comme toute crise, doit marquer un avant et un après. L’après, c’est se rendre compte qu’il faut planifier une véritable résilience sanitaire, donc écologique, au sein d’un projet universaliste et antilibéral. Il faut lutter contre le grand déménagement du monde, remettre de l’ordre là où le néolibéralisme a tailladé les membranes protectrices, laissant pénétrer les virus au plus profond de nos sociétés.

 

[1] Katarina Zimmer, « Deforestation tied to changes in disease dynamics », The Scientist, New York, 29 janvier 2019.

[2] « Antibiotique, la fin du miracle », Documentaire Arte le 12 mars 2019

[3] Académie Nationale De Pharmacie : «Médicaments: ruptures de stock, ruptures d’approvisionnement» https://www.acadpharm.org/dos_public/Recommandations_ruptures_de_stocks_et_appro_VF_2013.04.24.pdf

« Macron est l’incarnation de la folie du néolibéralisme » – Entretien avec Didier Eribon

Didier Eribon – ©Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève.

Didier Eribon est revenu pour LVSL sur son parcours atypique d’intellectuel transfuge de classe, ainsi que sur Retour à Reims , essai qui a fait date en ouvrant  une voie nouvelle à l’écriture autobiographique sur le mode de l’introspection sociologique. Nous avons évoqué son prochain livre qui portera sur la question politique du vieillissement, et la représentation des exclus qui n’ont pas voix au chapitre. Il nous livre son regard précieux sur l’actualité des mouvements sociaux, ainsi que sur l’évolution du vote ouvrier vers l’extrême-droite et la désintégration de la classe ouvrière. Troisième volet d’un entretien réalisé par Noémie Cadeau et retranscrit par Jeanne du Roure et Victoire Diethelm. 


LVSL – Pour en venir aux questions d’actualité, nous aimerions évoquer avec vous le mouvement des Gilets jaunes. Celui-ci a surpris éditorialistes, politiciens, et bon nombre de commentateurs en raison de son ampleur, de sa durée et de la vigueur de ses revendications et moyens d’action. Avez-vous été vous-même surpris par l’irruption de cette contestation nationale, ou aviez-vous vu ce mouvement se préfigurer ?

D.E. – Pour être honnête, je n’avais pas vu ce mouvement arriver. Dans un journal allemand, en avril 2017, avant le premier tour des élections présidentielles, j’avais expliqué pourquoi je ne voterais pas pour Macron, malgré les injonctions fabriquées par tout l’espace médiatique de voter pour lui pour « faire barrage à Le Pen ». Je reprenais les analyses avancées dans Retour à Reims, écrit entre 2006 et 2009, et montrais comment l’effondrement de la gauche comme principe de perception du monde et le triomphe du programme néolibéral, qu’avait adopté et tenté d’imposer une gauche social-démocrate ayant dérivé de manière hallucinante vers la droite et que Macron, qui avait été ministre de l’Economie sous la présidence de François Hollande, entendait de toute évidence – il ne s’en cachait d’ailleurs pas – pousser encore plus loin… allaient aboutir à un renforcement du vote de l’extrême droite. J’avais écrit cette phrase : « Voter pour Macron, ce n’est pas voter contre Marine Le Pen, c’est voter pour Marine Le Pen dans cinq ans ». Je disais qu’il y aurait une montée du vote pour l’extrême droite dans la mesure où c’était devenu le seul moyen dont les classes populaires disposaient pour exprimer leur colère, leur écœurement, leur sentiment de révolte. Je l’avais constaté dans ma propre famille. Et tout le monde pouvait le constater en regardant les scores obtenus par le Front national. C’est bien qu’il s’était passé quelque chose. Et ce qui est frappant, c’est que cela s’est passé, notamment dans le Nord de la France, dans des régions qui étaient historiquement des bastions de la gauche, des bastions socialistes ou communistes. Ce sont maintenant des endroits où le Front National obtient 30%, parfois 40%, voire 50% des voix au premier tour, et beaucoup plus au deuxième tour. J’annonçais cette montée du vote pour l’extrême droite, ou sinon, comme seule autre possibilité, des émeutes populaires éclatant spontanément dans les rues, dans des soubresauts de colère et de révolte.

Didier Eribon et notre rédactrice, Noémie Cadeau – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Mais je ne m’attendais pas à des manifestations d’une telle ampleur, qui s’accompagnent (et souvent avant même qu’elles ne commencent) par de si nombreux et de si spectaculaires affrontements avec la police anti-émeute, et encore moins à l’installation dans le paysage politique et social d’un mouvement comme celui-ci, qui dure et perdure, qui persiste et résiste avec tant de ténacité malgré l’invraisemblable répression policière et judiciaire dont il a fait l’objet. N’oublions pas que 25 personnes ont perdu un œil, cinq une main, sans compter tous ceux qui ont été grièvement blessés, mutilés, le crâne enfoncé, la mâchoire arrachée, les os cassés, les bras ou les poignets détruits, ce qui signifie une vie à jamais brisée… Et il est à craindre que ce bilan effarant ne soit que provisoire, et qu’il ne s’aggrave dans les semaines et les mois à venir. Il faut mentionner également le nombre impressionnant de personnes interpellées, mises en garde à vue, condamnées et emprisonnées, arrêtées préventivement, avec souvent des incriminations dont on se demande à quel point elles sont légales, comme « participation à un groupement en vue de commette des actions violentes », parfois sous des prétextes aussi ténus qu’avoir porté un masque protection ou avoir mis au fond de sa poche du sérum physiologique pour se protéger les yeux en cas – plus que probable, puisque cela se produit systématiquement – de gaz lacrymogènes lancés sur le cortège, ou bien « rébellion » et « outrage » quand ce sont les policiers qui ont insulté, maltraité, frappé des manifestants, tout cela est absolument démentiel, et totalement inadmissible. Nous avons un gouvernement qui cherche à régner par la matraque, le lanceur de balles de défense et l’utilisation massive du gaz lacrymogène. Ils essaient de faire peur à tous ceux qui veulent s’opposer aux mesures qu’ils ont décidé d’imposer au pays, à nous tous.

Macron est l’incarnation de cette folie du néolibéralisme, profondément anti-démocratique : les gouvernants savent ce qui est bien, tandis que le peuple ignorant ne sait pas ce qui est bon pour lui. Il y a d’un côté une classe dominante où tous sont passés par les mêmes écoles du pouvoir ou par les écoles de commerce et qui se prétend « rationnelle », alors qu’ils ne font que partager une même idéologie qui s’enseigne dans ces écoles, et de l’autre, les classes dominées, que la classe dominante considère comme un « peuple irrationnel », animé par ses seules passions. L’opposition entre l’expertise rationnelle des gouvernants et l’irrationnalité du peuple est un des schèmes le plus archaïques de la rhétorique réactionnaire, et il est assez amusant (bien que ça ne soit pas très drôle) de le voir repris par tous ces gens qui aiment à se présenter comme si « modernes ». L’objectif et on pourrait dire l’obsession de cette technocratie managériale, c’est de défaire tout ce qui relève du service public et de la solidarité sociale. Tout ce qui relève du service public, de la protection sociale, de la sécurité sociale, de l’assistance sociale (dans le domaine des transports, de la santé, de l’éducation, de la culture, etc, etc.) est la cible de ces idéologues empressés de détruire tout un modèle social, parce que cela coûte de l’argent. Selon leur vision étriquée de la vie sociale, tout doit être régi par les lois de l’économie, c’est-à-dire par les exigences de la rentabilité et du profit.

L’opposition entre l’expertise rationnelle des gouvernants et l’irrationnalité du peuple est un des schèmes le plus archaïques de la rhétorique réactionnaire.

Il y a d’un côté la volonté de défaire le service public, de démolir le Code du travail et les droits des travailleurs, de réduire le montant des retraites, de harceler les chômeurs et de les priver dès que possible de leurs indemnités de chômage (là encore, nous sommes dans un Ken Loach, Moi, Daniel Blake)… et à l’inverse, il y a cette volonté d’aider les riches, avec cette théorie absurde du ruissellement, selon laquelle cela va engendrer des investissements et, un jour (mais quand ?) cela finira par profiter à tout le monde. Or l’expérience montre, contre ces croyances dogmatiques de la théorie néolibérale, que lorsque vous donnez de l’argent aux riches, ils ne vont pas l’investir dans l’économie, mais le placer dans les paradis fiscaux, pour le faire fructifier en échappant à l’impôt avant de le redistribuer aux acctionnaires. Donc, il s’agit de prendre de l’argent aux pauvres pour le donner aux riches, qui font de l’évasion fiscale. Il y a une politique menée par les gouvernants actuels qui est d’une extrême violence. C’est cela la violence, économique, sociale, politique du néo-libéralisme. Et comme cela provoque d’intenses et massives mobilisations sociales, cette politique doit s’appuyer sur la répression policière. Cette gouvernementalité peut être caractérisée comme un conservatisme autoritaire : c’est une restauration conservatrice, qui tend à annuler plus d’un siècle de conquêtes sociales, une véritable « révolution » (c’est le tire du livre de Macron) réactionnaire, une contre-révolution qui consiste à détruire ce qu’a construit le progrès social (par exemple, la diminution du temps de travail, qui est aujourd’hui remise en cause par les projets d’augmentation indéfinie des périodes où il faudra travailler pour espérer avoir une retraite décente), et pour briser les résistances qui se lèvent, ils doivent recourir à la brutalité, à la répression, à la violence, et faire appel à tous ces hommes habillés de bleu foncé ou de noir, cagoulés, casqués, armés qui occupent les rues des villes et des villages.

L’objectif et l’obsession de la technocratie managériale, c’est de défaire tout ce qui relève du service public et de la solidarité sociale.

Aujourd’hui, j’ai peur d’aller à une manifestation. Quand j’y vais, c’est toujours avec une grande inquiétude. Beaucoup de mes amis ne vont plus manifester car ils ont peur. C’est le but recherché. Et c’est bien cela la situation du pays dans lequel nous vivons : des gens comme moi, comme eux, ont peur d’aller manifester à cause de la violence policière qui se déchaîne chaque fois contre les cortèges, qui sont attaqués, matraqués, inondés de gaz lacrymogène, quand ils ne sont pas dispersés à coups de très dangereuses « balles de défense » (qui éborgnent et mutilent) ou de très dangereuses également grenades explosives, qui blessent grièvement… J’ai vu comment procèdent ceux qu’on appelle bizarrement les « forces de l’ordre » : ils coupent les cortèges, les empêchent d’avancer, provoquent des tensions, puis chargent et frappent ceux qui protestent alors contre leurs méthodes honteuses, et bien sûr, délibérées. J’admire les gens qui osent braver cette violence policière systématique et inouïe. Je parlais des gens mutilés mais il y a eu aussi des morts : Zineb Redouane qui a reçu une grenade en plein visage. Elle avait 81 ans. Elle était à sa fenêtre, au quatrième étage de son immeuble, à Marseille. Elle est morte à l’hôpital, pendant l’opération qui a suivi. L’horrible politicien sans qualités qui occupe actuellement la fonction de ministre de l’Intérieur a osé dire qu’elle n’était pas morte d’avoir reçu une grenade, mais d’un choc opératoire. Mais pourquoi était-elle sur la table d’opération, si ce n’est parce qu’elle avait reçu une grenade dans la figure ? C’est vraiment ignoble. Et aucun policier n’a été condamné pour cela, pour la simple raison qu’aucun policier n’a été poursuivi. Ils peuvent tuer une vieille dame, impunément. Ils sont couverts par leur hiérarchie, couverts par les plus hautes autorités de l’Etat. Je dois ajouter le nom de Steve Caniço, qui est tombé dans la Loire et s’est noyé, à Nantes, pendant une intervention policière extrêmement violente que rien ne justifiait. Ah si ! il y avait une raison : ces jeunes gens faisaient trop de bruit, le soir de la Fête de la musique, sur un quai éloigné, au bord du fleuve. Donc la police les a chargés, frappés, asphyxiés, bousculés, apeurés en pleine nuit…

Didier Eribon – ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

On pourrait penser que la police aujourd’hui est devenue totalement folle, hors de contrôle. Et que ceux qui la commandent, ceux qui la justifient, ceux qui l’exonérèrent de ses méfaits… que tous ceux-là sont devenus fous aussi, parce qu’ils sont paniqués par l’ampleur du soulèvement qu’ils ont déclenché. En un sens, c’est vrai.

Mais une analyse un peu plus profonde de la police nous enseigne que ce ne sont pas des dysfonctionnements, des bavures, des excès… Dans le livre, vraiment très impressionnant, qu’ils ont écrit ensemble, Le combat Adama, Assa Traoré et Geoffroy de Lagasnerie décrivent et analysent très bien la réalité de l’ordre politique comme ordre policier. La police se donne sa propre loi, produit sa propre loi, et finalement, il n’y a rien d’extérieur à l’ordre policier, puisque nous sommes tous (à des degrés divers, bien entendu, et c’est particulièrement vrai pour les habitants des quartiers populaires) susceptibles d’être contrôlés, maltraités, arrêtés, poursuivis, emprisonnés … Si vous protestez, contre un geste arbitraire, contre un abus de pouvoir, contre un comportement illégal, ils vous arrêtent, vous mettent en garde à vue et ils vous poursuivent pour rébellion et outrage. On peut dire que ce que nous constatons aujourd’hui lors des manifestations dans le centre des villes, c‘est ce qu’il se passe dans les banlieues depuis des dizaines d’années. Les contrôles, les humiliations, les violences, les blessures, les arrestations, les condamnations pour outrage, c’est ce qu’il s’y passe quotidiennement. Je ne crois pas qu’on puisse vivre sans police, mais c’est la fonction de la police qui serait à redéfinir : la police comme protection et non pas la police come menace et danger. En attendant, il faut mettre en place des procédures de contrôle social et politique des agissements de policiers (certaines associations le font régulièrement, comme Amnesty International). Sinon, de la même manière que Foucault montrait qu’il y avait une face sombre des Lumières, qui était comme l’envers des Lumières mais en même temps leur condition de possibilité, à savoir la « surveillance » et la « discipline » comme quadrillage généralisé des corps et des vies par « l’œil » du pouvoir, par les institutions du pouvoir, on peut dire qu’il y a une face sombre de la société démocratique, à savoir la « police », l’ordre policier, au sens d’une force qui se donne à elle-même sa propre loi, qui quadrille et contrôle l’espace public et qui donc décide de ce que sont et peuvent être les vies – et parfois jusqu’à la suppression de celles-ci – des individus.

Pour revenir à votre question sur le mouvement des Gilets jaunes, je crois bien avoir été un des premiers parmi les gens extérieurs à ce mouvement à les soutenir. Au début, j’étais plutôt circonspect. Mais j’ai très vite compris qu’un tel mouvement, très composite, très hétérogène, sans structure préalable d’organisation ni discours élaboré antérieurement au rassemblement et à l’action, sans véritable porte- parole, etc., n’avait pas une signification donnée, figée. La force des réseaux sociaux comme nouveau vecteur de la mobilisation politique est assez remarquable ici, et cela change beaucoup de choses. On a assisté à une forme assez traditionnelle de jacquerie, de soulèvement de la plèbe contre les pouvoirs et l’injustice, et notamment contre l’injustice fiscale, mais se donnant désormais toutes les ressources offertes par les technologies modernes comme moyen de communication et donc d’organisation. La signification du mouvement, l’expression et la perception de cette signification, étaient aussi des enjeux de lutte, à l’intérieur et à l’extérieur du mouvement. L’extrême-droite voulait s’approprier cette révolte. On pouvait récuser cette appropriation et tenter de donner un autre sens à ce qui était en train de se passer. Edouard Louis l’a fait immédiatement car il a reconnu, dans les images qu’il voyait de ces émeutes urbaines, des visages qui ressemblaient de fort près à ceux de sa famille, de son village…Il a reconnu, dans les discours qui étaient tenus sur ces gens qui laissaient exploser leur colère, tout le mépris de la classe dominante, de la bourgeoisie, du journalisme mainstream à l’égard des pauvres, des « gueux », et il s’est senti personnellement agressé par ce mépris. Ce que disaient les journaux des Gilets jaunes, c’était pour lui comme des insultes lancées à sa propre famille et à son propre milieu social, à son propre père à qui il venait précisément de consacrer un livre, à son corps détruit, au destin réservé à ceux qui n’ont rien (Qui a tué mon père) Et il a décidé de soutenir activement les Gilets jaunes. D’autres, très vite, les ont soutenus : les responsables de la France insoumise, des militants écologistes, des militants queer… Assa Traoré et des membres du Comité Adama ont participé aux « actes » des samedis en proclamant : « Nous ne sommes pas des soutiens des Gilets jaunes, nous sommes des Gilets jaunes, et cela fait 20 ans que nous sommes des Gilets jaunes ». Et tout cela évidemment a contribué à transformer la physionomie et le périmètre revendicatif de ce vaste mouvement de protestation et d’affirmation.

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Au début, bien des intellectuels et des artistes ont tout de même été assez réticents. Je crois que c’est parce qu’il existe une mythologie du peuple. On a dans la tête des images du peuple bon, moral, décent, politisé… tous ces vestiges de l’ouvriérisme marxisto-communiste. Et quand arrive le peuple réel, on ne reconnaît pas ce peuple idéalisé. Les doctes se sont penchés sur le peuple qui descendait dans la rue et ne l’ont pas reconnu comme celui qu’ils avaient fantasmé et dont ils attendaient la venue. Ils ont donc détesté ce peuple réel qui parlait mal, tenait des propos vulgaires, notamment à l’égard de Brigitte Macron. Je ne vous cacherai pas que c’est un registre d’attaques que je n’aime pas beaucoup. Mais je sais aussi que la satire, la caricature, l’excès verbal ou pictural ont toujours fait partie de l’arsenal de la protestation politique et de la révolte. C’est une violence symbolique, allégorique ou métaphorique, et qui répond à la violence sociale, économique, politique et policière, bien réelle celle-ci, exercée par le pouvoir. Et c’est un instrument de contre-pouvoir assez efficace.

Je crois qu’il existe une mythologie du peuple.

J’ai été favorable aux Gilets jaunes et je le suis toujours, dans la mesure où les revendications se sont développées, approfondies. Je dois dire que je n’aime pas le côté institutionnel des revendications brandies par une partie du mouvement.  Par exemple, la revendication du RIC, ou d’une « Constituante ». Quand les gens ont du mal à finir les fins de mois, quand il s’agit de lutter contre la violence sociale, la violence de classe, je trouve que concentrer l’attention sur des questions institutionnelles non seulement n’a guère de sens, mais est même dangereux. Transformer les problèmes économiques, sociaux, politiques en démarche institutionnelle formaliste, en questions de procédures, c’est reconduire une mythologie du peuple qui a pour corollaire un oubli de la question des classes (comme on le voit dans l’opposition entre le peuple et l’élite, ou le peuple et l’oligarchie, les 99% et les 1%…qui dissout le problème de la conflictualité de classes, car je me demande bien quel « nous » mobilisé, et durablement mobilisé, il serait possible de construire sur de telles bases conceptuelles, étant donné les différences gigantesques qui séparent ceux qui sont les privilégiés au sein de ces 99% de ceux qui sont les plus défavorisés). Toute cette rhétorique est non seulement vaine, mais elle fait exister un type de problématique politique qui est précisément celui contre lequel nous devrions, pour reconstruire une gauche oppositionnelle, une gauche critique, nous définir.

Et puis, la notion de « peuple », chez ceux qui en font un étendard – ce que je peux comprendre, en termes stratégiques -, mais qui en font aussi la catégorie politique à laquelle tout est référé, s’articule à l’idée de  « patrie » (au début de Podemos, en Espagne, le slogan « El pueblo contra la casta » était synonyme de « La patria contra la oligarquia ») et donc d’appartenance nationale, de sentiment national (certains sont allés jusqu’à prendre les émotions qui s’emparent d’une « nation » quand « son » équipe de football joue un match important comme l’exemple paradigmatique de ces émotions du « peuple », et moi qui suis gay, je ne me suis jamais senti très à l’aise avec ce genre de ferveur sportive et patriotique, qui n’est jamais exempte de masculinisme, d’homophobie… ). Et surtout, je reste attaché à la tradition internationaliste de la gauche et je me méfie de l’idée de « peuple » articulée à la notion de patrie avec comme exemple la communion nationale dans la célébration de la victoire de l’équipe de football, car l’on sait bien que les mêmes affects peuvent partir d’un côté ou de l’autre, devenir incontrôlables (même si je ne nie pas du tout, loin de là, le rôle des affects dans la mobilisation politique… Il reste néanmoins à déterminer quels affects on essaie de favoriser et quels affects on essaie de contrer). D’ailleurs, je ne crois pas que soit exactement ce que dit Chantal Mouffe, pour les travaux de qui, cela va sans dire, et malgré nos désaccords évidents, j’ai un très grand respect. Elle essaie en effet, de penser le « peuple » à « construire » comme une « chaîne d’équivalences » des mouvements oppositionnels et non pas comme une unité fusionnelle (et donc nécessairement aussi excluante qu’intégratrice). Mais il faut alors de poser la question de savoir comment s’articulent les différents mouvements dans la chaîne d’équivalences. Est-ce que tous les mouvements seront vraiment équivalents ? Et peuvent-ils toujours s’articuler les uns aux autres (on sait qu’il peut y avoir de fortes tensions entre différents mouvements : en mai 68 et au cours des années qui ont suivi, les choses ne se passaient pas très bien entre le mouvement ouvrier et le mouvement féministe ou le mouvement homosexuel!)

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Les mouvements ne forment pas un « peuple ». Ils ont chacun leur démarche et peuvent, à certains moments, comme on le voit aujourd’hui, s’articuler les uns aux autres. Les mouvements ont tous leur propre histoire, leur temporalité, leur délimitation des problèmes, leurs modes d’action… Le temps de la politique est un temps hétérogène. Et cette hétérogénéité perdure même quand les mouvements se rejoignent et se synchronisent comme ce fut le cas en mai 68. En fait, je serais tenté de dire que je suis pour une sorte de mai 68 permanent : un « mai 68 » comme concept en tout cas. Au concept de « peuple », je serais tenté de préférer un concept de « mai 68 » où la politique s’invente et se réinvente par la généralisation de la critique sur tous les fronts (le travail, l’éducation, la culture, le genre, la sexualité, la justice, le droit, la santé, la liste n’est pas limitative). C’est cette démultiplication de la critique qu’il faut soutenir, favoriser. L’activité critique généralisée, ce qui veut dire : la problématisation politique généralisée des secteurs de la vie sociale, la politisation généralisée des modes d’existence.

Je suis pour une sorte de mai 68 permanent.

Les Gilets jaunes apportent quelque chose à la politique : un mouvement sans organisation, du moins institutionnalisée, et qui perdure. C’est rare les mouvements qui durent aussi longtemps. Les grandes mobilisations, en général, ne durent qu’un moment et après il faut des structures associatives, syndicales ou des partis qui font perdurer par leur existence même les intérêts et les droits ceux qui se sont mobilisés. Or, ce mouvement ne s’arrête pas, de même que des structures institutionnelles n’émergent pas. C’est quelque chose d’assez intéressant politiquement et intellectuellement et je suis assez fasciné par la manière dont un mouvement social plus traditionnel comme celui contre la réforme des retraites (la grève, les manifestations, avec leurs banderoles et leurs ballons, les mots d’ordre syndicaux, mais avec beaucoup d’innovations et de créativité également, et porté par une ébullition dans de très nombreux secteurs) a pu rencontrer celui des Gilets jaunes. Nous vivons en ce moment un des grands moments de mobilisation et de résistance où les fronts de la lutte se multiplient et s’agrègent dans une sorte… oui, de mai 68 qui dure…. (encore que je n’utilise cette idée de « mai 68 » que comme un cadre conceptuel à redéfinir sans cesse, car il faut éviter de vouloir toujours ramener le présent à du déjà connu ou du déjà vécu). Contre la violence du macronisme et plus généralement du néolibéralisme qui s’abat sur nos vies, partout et dans les moindres détails, je me réjouis de voir surgir ces mobilisations massives et obstinées qui mettent à mal le régime et le système.

Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.