Israël va-t-il maintenant attaquer l’Iran ?

Benjamin Nethanyahou à la tribune de l’OTAN présentant l’Iran et ses alliés comme la menace principale pour Israël. © Free Malaysia Today

Massacre génocidaire à Gaza, intensification de la colonisation en Cisjordanie, bombardement du Liban, invasion de la Syrie : ces quinze derniers mois, l’État d’Israël a démontré qu’il ne reculerait devant aucune limite. Benjamin Netanyahou se tourne à présent vers l’Iran, fragilisé par la chute de son allié syrien. Il pourra compter sur une administration américaine acquise aux « faucons » pro-israéliens. Malgré les proclamations isolationnistes du candidat Trump, promettant de « mettre fin des guerres sans fin », un nouveau conflit de grande envergure se prépare peut-être au Moyen-Orient, avec le soutien des États-Unis. Par Richard Silverstein [1].

Les soutiens de l’État d’Israël célèbrent un triplé : en un peu plus d’un an, le Hamas, le Hezbollah et le régime de Bachar al-Assad ont été ou bien vaincus, ou bien militairement affaiblis. L’Iran, un autre ennemi, a perdu de sa superbe suite à des frappes israéliennes, l’assassinat du chef du Hamas à Téhéran et d’un commandant des gardiens de la révolution à Damas. Ses alliés chiites irakiens auraient promis, au moins temporairement, de cesser leurs attaques contre Israël.

Des sources militaires israéliennes affirment en outre que ces frappes contre l’Iran ont démantelé une grande partie des systèmes de défense aérienne du pays. Elles ne cachent pas que ces opérations s’inscrivent dans un cadre plus large, visant à préparer un futur assaut contre le programme nucléaire iranien. Selon ces mêmes sources, il faudra un an ou plus à l’Iran pour réparer les dégâts actuels et rétablir ses capacités. Un laps de temps au cours duquel une attaque israélienne semble opportune – et loin d’être improbable.

Complaisance de l’administration américaine

L’Iran affaibli, les dirigeants israéliens et les conseillers de Donald Trump plaident en faveur d’une intensification des hostilités. L’ancien ministre israélien de la défense, Yoav Gallant, s’est rendu à Washington le mois dernier. Il a fait pression sur les responsables américains, leur intimant de ne pas manquer la « fenêtre pour agir » qui s’ouvrait contre l’Iran. Il préconise une opération, de préférence israélo-américaine, contre l’infrastructure nucléaire de l’Iran.

Le président Joe Biden n’était pas favorable à une telle attaque. Cette décision revient désormais à l’administration Trump, dont les conseillers envisagent sérieusement cette option. Bien que Trump ait exprimé à plusieurs reprises sa réticence à engager les forces américaines dans des interventions à l’étranger, il reste attentif aux intérêts israéliens.

Au minimum, il demanderait aux agences de renseignement américaines de partager les documents susceptibles d’aider au ciblage des sites iraniens ; il fournirait également les munitions spécialisées nécessaires à de telles frappes, comme l’a fait Biden à Gaza et au Liban.

Par exemple, pour détruire le site nucléaire iranien le plus sûr, Fordow, il faudrait un bombardier GBU-57 de 30 000 livres, qui ne peut être transporté que par un bombardier B-2. La mission serait confiée à un pilote américain ou israélien. Sans ce niveau de participation américaine, il est peu probable qu’Israël puisse causer des dommages significatifs à Fordow.

L’Iran affaibli, les dirigeants israéliens et les conseillers de Donald Trump plaident pour une intensification des hostilités avec l’Iran.

L’assassinat par Israël de l’ancien numéro deux du Hezbollah, Imad Mughniyeh, rendu possible par une équipe de reconnaissance de la CIA, témoigne d’une collaboration similaire entre les États-Unis et Israël en matière de renseignement. Les États-Unis ont également contribué à localiser une grande partie des hauts responsables du Hamas à Gaza, ce qui a permis à l’armée israélienne de les assassiner. De même, nous pouvons nous attendre à ce que l’administration Trump donne son feu vert à Israël pour que le pays continue à éliminer les principaux responsables de la sécurité iranienne, comme il l’a fait pour les hauts dirigeants du Hamas et du Hezbollah.

Surenchère israélienne après quinze mois d’impunité

La nouvelle réalité de l’échiquier géopolitique du Moyen-Orient offre à Israël une plus grande latitude pour attaquer ses rivaux. Les restrictions qui existaient à une certaine époque ont disparu. En défiant l’administration Biden lors du génocide de Gaza, le Premier ministre Benjamin Netanyahou a montré qu’Israël agirait en toute impunité, n’importe où dans la région, pour défendre ses intérêts. De même, il n’a, jusqu’à présent, jamais été confronté aux conséquences de ses actes ou à l’obligation de rendre des comptes.

Les nouvelles méthodes stratégiques d’Israël ont été mises en évidence à Gaza, où le pays a commis un génocide malgré l’indignation de l’opinion internationale. Le gouvernement américain est resté les bras croisés et n’a opposé que peu de résistance. Même les mandats d’arrêt lancés par la Cour pénale internationale contre Yoav Gallant et Benjamin Netanyahou ne les ont pas dissuadés de massacrer près de 50 000 Palestiniens. Le bilan total est encore plus élevé : Devi Sridhar, chercheur à l’université d’Édimbourg, estime dans le Guardian que le carnage pourrait atteindre les 335 000 décès, en comptabilisant les victimes « indirectes » des frappes israéliennes et de l’embargo.

De même, les forces de défense israéliennes ont dépeuplé une grande partie du Sud-Liban et ont complètement détruit des villages entiers qui étaient autrefois des bastions du Hezbollah. Elles ont transformé en ruines le quartier de Dahiyeh, à Beyrouth, où le groupe militant était basé. Une grande partie de ses dirigeants ont été tués par des bombes anti-bunker fabriquées aux États-Unis, alors qu’ils s’abritaient dans ce qu’ils croyaient être des bunkers souterrains imprenables. Le succès de ces opérations militaires israéliennes, conjugué à des considérations de politique intérieure, accroît considérablement les perspectives d’une intervention en Iran.

Trump, qui avait déjà ordonné l’assassinat du chef des Gardiens de la révolution Qassem Soleimani, incarne une ligne « dure » contre l’Iran. Il s’est également retiré de l’accord sur le nucléaire iranien conclu en 2015 par Barack Obama. Le nouveau président n’a que faire de la diplomatie conventionnelle ou des accords. Il préfère une approche unilatérale et, si nécessaire, le recours à la force. Il est donc d’autant plus probable qu’il donne son feu vert à une opération israélienne.

La vulnérabilité politique de Benjamin Netanyahou constitue un autre facteur aggravant. Pour le dirigeant israélien, dont la cote de popularité est de 29 %, la seule chose qui empêche la tenue d’élections anticipées et une défaite est la poursuite du conflit militaire. En début de mois, il a témoigné pour la première fois devant la justice, où il fait face à trois chefs d’accusation de corruption. Une condamnation pour l’un des chefs d’accusation l’obligerait à démissionner.

Netanyahou s’est révélé être un homme politique résilient et rusé, expert dans l’art de manipuler le public, ses adversaires et ses alliés politiques dans son propre intérêt. Il comprend très bien qu’une attaque réussie contre l’Iran, même si elle laisse présager une contre-attaque, pourrait lui apporter d’énormes avantages politiques à l’intérieur du pays.

L’invasion de la Syrie, prélude à une attaque contre l’Iran ?

En décembre, Bachar al-Assad a été renversé par le groupe islamiste Hayat Tahrir al-Sham (HTS). Sous sa précédente dénomination, Al-Nosra, cette organisation était un allié objectif d’Israël dans le Golan syrien, où il affrontait les forces du Hezbollah. Dans la foulée de la victoire du HTS, l’armée israélienne a envahi la Syrie et occupé un territoire situé à quelques kilomètres de la ligne d’armistice entre les deux pays, tracée en 1974. Benjamin Netanyahou a rapidement abrogé l’accord et annoncé qu’Israël occuperait indéfiniment le territoire syrien en tant que « barrière défensive » sur sa frontière septentrionale.

Selon un rapport de Reuters basé sur des témoins visuels syriens, les commandos des Forces de défense israéliennes (FDI) opèrent à quelques dizaines de kilomètres du centre de Damas, non loin de la banlieue de la ville. Bien que l’armée israélienne ait démenti cette information, elle a reconnu que des forces étaient actives à l’extérieur de la nouvelle zone tampon : « L’ armée israélienne a déployé des troupes dans la zone tampon et dans un certain nombre de secteurs qu’il est nécessaire de défendre ». En d’autres termes, l’armée ne se limite pas au territoire occupé. Elle mènera des opérations dans tous les territoires syriens qu’elle jugera essentiels à ses intérêts.

Depuis le renversement de Bachar al-Assad, le HTS constitue l’autorité de fait à la tête de la Syrie. Mais les deux véritables acteurs à l’oeuvre sont sans conteste la Turquie et Israël.

Le tour de l’Iran est-il venu ?

Une fois qu’Israël aura stabilisé sa position en Syrie, il sera en mesure de se tourner vers l’Iran. Donald Trump, de nouveau a la Maison Blanche, sera confronté à la question de savoir s’il doit approuver une attaque israélienne contre l’infrastructure nucléaire et militaire de Téhéran. Trump pourrait s’opposer à une implication directe des États-Unis, hésitant à se lancer dans un nouveau conflit majeur, en phase avec ses promesses de campagne. Mais il ne fait aucun doute qu’il fournirait des renseignements essentiels aux Israéliens.

Une frappe massive contre des cibles iraniennes pourrait déclencher une guerre régionale. Même si les membres iraniens de « l’axe de résistance » sont mis hors d’état de nuire, d’autres – chiites irakiens et alliés houthis – ont la capacité d’infliger des dommages importants aux intérêts américains et israéliens dans la région.

Début janvier, Axios a révélé qu’un conseiller à la sécurité nationale avait présenté au président Biden un plan d’attaque des installations nucléaires iraniennes

Jusqu’à présent, l’Iran a limité son programme nucléaire. Son taux d’enrichissement de l’uranium n’a pas dépassé 60 %. Il n’a pas produit de système de lancement de missiles. Ce processus pourrait prendre un an ou plus. L’Iran a choisi de ne pas dépasser ces limites, ne voulant pas fournir à ses ennemis les raisons d’une telle attaque.

Début janvier, Axios a révélé qu’un conseiller à la sécurité nationale avait présenté au président Biden un plan d’attaque des installations nucléaires iraniennes, dans le cas où l’Iran tentait d’accéder à l’arme atomique.

Bien qu’une attaque américano-israélienne infligerait de lourds dégâts aux infrastructures nucléaires iraniennes, les experts estiment qu’elle ne suffirait pas à détruire ses capacités. L’accession de l’Iran au statut de puissance nucléaire modifierait profondément l’équilibre des forces dans la région. Israël ne serait plus la seule puissance nucléaire : l’Iran rejoindrait ce cercle restreint. Dès lors, Israël ne disposerait plus d’un pouvoir et d’une influence sans entrave. À l’instar de la Corée du Nord, l’Iran posséderait une garantie de survie en cas d’attaque massive visant son anéantissement ou un changement de régime.

Pendant la Guerre froide, c’était la doctrine de la « destruction mutuelle assurée » entre les États-Unis et l’Union Soviétique qui empêchait l’un et l’autre camp de se servir de l’arme nucléaire. La configuration actuelle semble beaucoup moins rassurante au Moyen-Orient. Ni les États-Unis, ni l’Union Soviétique, n’étaient dirigés par des millénaristes engagés dans une entreprise génocidaire et une guerre sainte contre l’Islam, comme ceux qui gouvernent actuellement Israël. L’éventualité d’une escalade nucléaire semble ainsi plus élevée que durant la Guerre froide.

Depuis le 7 octobre 2023, Israël a transformé la région en une zone encore plus inflammable. Et il ne semble pas que la nouvelle administration Trump ait la volonté de prévenir un conflit d’une magnitude imprévisible.

Note :

[1] Article originellement publié par Jacobin sous le titre « Is Iran Next ? », traduit par Alexandra Knez pour LVSL.


 

L’avenir d’Israël selon l’extrême droite

Benjamin Nethanyahou, Premier ministre israélien. © Free Malaysia Today

Les horreurs du 7 octobre 2023 ont renforcé des tendances qui parcouraient déjà Israël. La banalisation des crimes contre l’humanité, l’ethnicisation du pays et la militarisation de la société n’ont jamais été aussi fortes. Au sommet de l’État, deux ministres impulsent une mutation des institutions : Itamar Ben-Gvir à la Sécurité nationale et Bezalel Smotrich aux Finances, qui dirige également l’administration des territoires occupés. Leur horizon : faire d’Israël une « Sparte juive », en croisade perpétuelle contre ses territoires voisins. Une fraction de la société continue de refuser cette évolution militariste, dans un contexte qui n’a jamais été aussi difficile. Par Nimrod Flaschenberg, ancien assistant parlementaire du parti israélo-palestinien Hadash et Alma Itzhaky, chercheur [1].

Depuis l’attaque du 7 octobre, les Israéliens vivent avec une douleur lancinante. La perte de 1200 concitoyens continue de hanter bon nombre d’entre eux. Une minorité déplore également ce que leur pays inflige à Gaza – mais aussi à la Cisjordanie et au Liban – et ce que leur société est devenue.

La catastrophe subie par les Gazaouis est sans commune mesure avec les épisodes antérieurs des affrontements israélo-palestiniens. Et malgré ce que la presse suggère régulièrement, cette catastrophe est faite de main d’homme. Comme tous les crimes de guerre, l’anéantissement de Gaza a ses responsables, ses complices et ses soutiens passifs. Elle n’aurait pas été possible sans une transformation de l’opinion du pays, qui n’a pas débuté au 7 octobre.

Le glissement progressif d’Israël vers l’extrême droite s’est produit au cours de ces vingt dernières années, sinon plus. Il plonge ses racines dans une source idéologique plus lointaine : expansionnisme juif et nettoyage ethnique ne sont pas absents d’un certain sionisme des origines. S’ils ont toujours été contestés au sein de la société israélienne, le 7 octobre a marqué une consolidation historique de l’opinion belliciste et suprémaciste.

Le fragile vernis libéral et démocratique qui préservait un semblant de normalité – du moins pour les Israéliens juifs – s’est fissuré. Comme si le 7 octobre avait mis en lumière des tendances sous-jacentes de l’État d’Israël, notamment sa dépendance à l’égard des forces armées et son caractère ethnique.

Traumatisme dans la conscience collective

Le 7 octobre, qui a immédiatement été dépeint comme l’événement le plus sombre de l’histoire juive depuis la Shoah, a généralisé un sentiment d’insécurité et une vision pessimiste de l’avenir. Il a aussi catalysé une hargne vengeresse contre les Palestiniens. Ce traumatisme ne s’arrête pas au 7 octobre : la guerre en cours a aussi eu de multiples conséquences dévastatrices sur la société israélienne.

L’inaccessibilité du nord d’Israël permet au gouvernement de justifier une fuite en avant dans l’agression du Liban.

L’espace physique en tant que tel s’est drastiquement réduit. Les premiers jours, les autorités israéliennes ont ordonné à environ 300.000 citoyens qui habitaient au sein des frontières internationalement reconnues de quitter leurs maisons. Si l’évacuation du sud pouvait être rendue nécessaire par la présence de milices palestiniennes armées, celle de la partie nord découlait d’une décision prise dans un moment de panique, de peur qu’une attaque similaire soit lancée par le Hezbollah.

Suite à l’évacuation, les échauffourées n’ont eu de cesse de s’intensifier à la frontière, jusqu’à aboutir à l’intensification des frappes israéliennes au Liban. Elles ont culminé dans l’assassinat de Hassan Nasrallah, dirigeant du Hezbollah, puis dans l’invasion terrestre du pays du Cèdre.

Au sud, de nombreux habitants ont déjà regagné leurs maisons du fait de la destruction de la Bande et du contrôle exercé sur sa frontière par l’armée israélienne. Mais dans le nord, le long de la frontière libanaise, les quelque 6.000 déplacés ne sont toujours pas rentrés chez eux, tandis que leurs anciennes villes et kibboutz se transforment en villes fantômes occupées par des soldats israéliens, et que leurs maisons sont vulnérables aux tirs du Hezbollah.

En conséquence de l’évacuation de communautés entières vers des hôtels et des centres d’accueil, un nombre important d’Israéliens se trouvent sans domicile. Certains habitants de kibboutz ont été intégrés en masse au sein d’autres communautés situées dans des régions plus centrales, mais des dizaines de milliers de personnes continuent d’errer à travers le pays, s’appuyant sur des membres de leur famille ou sur des amis, sans savoir si leur déplacement deviendra permanent. Personne ne peut dire s’ils pourront revenir chez eux.

L’inaccessibilité du nord du territoire israélien constitue l’un des griefs les plus forts vis-à-vis du gouvernement. Si certains considèrent que la perte de souveraineté est le prix à payer pour la poursuite de l’offensive à Gaza, la réalité du déplacement a surtout été instrumentalisée par le gouvernement sous la forme d’une propagande belliciste favorable à l’expansion du front septentrional.

Fuite en avant autoritaire

Avant le 7 octobre, la société israélienne était déjà plongée dans une lutte acharnée autour de la réforme de la justice impulsée par Netanyahou, qui menaçait d’octroyer une autorité sans précédent au pouvoir exécutif. Elle s’inscrivait dans un vaste ensemble visant à faciliter l’annexion de la Cisjordanie. Des manifestations importantes avaient lieu depuis janvier 2023, mais le 7 octobre a rassemblé la société autour du drapeau national, et permis au gouvernement de poursuivre son programme autoritaire par d’autres moyens.

Dans les premières semaines qui ont suivi le 7 octobre, Israël a lancé une vague massive d’enquêtes, d’arrestations et de mises en examen à l’encontre de citoyens palestiniens accusés d’« incitation à la violence » et de « soutien au terrorisme ». La plupart des personnes arrêtées l’ont été pour des publications sur les réseaux sociaux, notamment des manifestations d’empathie et de tristesse à l’égard de la souffrance des Gazaouis. Des milliers d’enquêtes ont été ouvertes, et le procureur général a autorisé la police à détenir des suspects beaucoup plus facilement. Des citoyens ont enduré des détentions prolongées, au cours desquelles ils ont pu être soumis à des violences physiques. Des journalistes palestiniens travaillant pour des médias internationaux ont aussi été victimes d’abus, d’arrestations, de restrictions arbitraires et, dans de nombreux cas, d’interdictions légales.

La répression policière s’est accompagnée de harcèlements, de divulgation d’informations personnelles sur internet et de violence à grande échelle perpétrés par des civils et des groupes d’extrême droite – qui, eux, agissent en toute impunité. Des Palestiniens ont été menacés sur leurs lieux de travail, dans leurs écoles et dans des espaces publics, favorisant une atmosphère d’intimidation et de censure. Le harcèlement est particulièrement répandu dans les universités.

Selon de nombreux analystes, ces mesures dirigées contre les Palestiniens et les militants pacifistes s’inscrivent dans une politisation à grande échelle de la police. La mainmise de l’extrême droite sur la police a commencé par la nomination d’un partisan du kahanisme radical [doctrine terroriste issue du sionisme religieux, NDLR], Itamar Ben-Gvir, comme ministre de la Sécurité nationale.

Dans les semaines qui ont suivi l’attaque du Hamas, Itamar Ben-Gvir a supervisé la distribution d’armes à feu aux civils, augmentant le nombre de détenteurs privés de 64 %.

En décembre 2022, la Knesset a adopté l’« amendement Ben-Gvir » de la loi sur la police, qui constituait une condition préalable à la formation du gouvernement Netanyahou. Elle a ainsi entériné un transfert des pouvoirs du commissaire général de la police au ministre de la Sécurité nationale. Peu après, Ben-Gvir a lancé une série de nominations politiques à des postes d’encadrement de la police, mettant à pied des officiers qui s’opposaient à son programme et donnant davantage de pouvoir à des officiers loyaux, notamment les plus enclins à réprimer violemment les manifestations. Ces nominations ont été effectuées au détriment des réglementations et sans contrôle judiciaire, favorisant l’ascension d’officiers d’extrême droite. 

Suite au 7 octobre, Ben-Gvir a accéléré la transformation de la police israélienne pour en faire une arme politique, tandis que d’autres forces d’extrême droite paramilitaires se mettaient en place. Dans les semaines qui ont suivi l’attaque du Hamas, Ben-Gvir a supervisé la distribution à grande échelle d’armes à feu aux civils, assouplissant les restrictions de permis et augmentant le nombre de détenteurs d’armes privés de 64 %. Environ 12.000 permis auraient aussi été accordés illégalement, entraînant une enquête au sein du ministère.

Ben-Gvir a aussi mis en place environ 900 « Unités de réaction urgente » composées de civils armés de fusils d’assaut. Ces unités, hâtivement créées, dépourvues d’entraînement, de discipline et de supervision spécifiques, opèrent à présent dans des villes et des villages de tout le pays (y compris à Jérusalem-Est et dans des villes à la fois juives et palestiniennes à l’intérieur de la ligne verte), et de graves inquiétudes s’élèvent quant à l’utilisation non autorisée qu’elles font de la force et de la possibilité de qu’elles provoquent des conflits entre civils.

Expansion du règne colonial

Tandis que Ben-Gvir joue au pyromane à l’intérieur des frontières israéliennes, son partenaire Bezalel Smotrich, le représentant des colons juifs extrémistes au gouvernement, a lâché la bride de son électorat dans la Cisjordanie occupée. L’accord de coalition a octroyé à Smotrich le poste de ministre des Finances et celui de responsable de l’Administration civile et de la Coordination des activités gouvernementales dans les territoires (COGAT), les deux organismes qui encadrent toute la vie civile de la zone C de la Cisjordanie [sous contrôle total d’Israël, NDLR]. Il a également été autorisé à établir un nouveau corps civil dénommé « administration des implantations », qui est responsable de tous les aspects de la vie dans les implantations où prévalait jusqu’alors la juridiction militaire. Ce remaniement administratif ouvre discrètement la voie à une annexion de facto des colonies.

Depuis le 7 octobre, Smotrich fait pleinement usage des responsabilités qui lui ont été confiées afin de promouvoir un nettoyage ethnique et l’expansion des implantations en Cisjordanie. Dès avril, 2024 s’établissait déjà comme une année record en matière de déclaration de territoires occupés comme « terres publiques », c’est-à-dire de futures zones de construction des implantations. De nouveaux records ont également été battus en matière de taux d’approbation de plans de nouveaux bâtiments et de tentatives de légaliser rétroactivement des maisons et des avant-postes illégaux, y compris sur des terres détenues à titre privé par des Palestiniens. Vingt-quatre nouveaux avant-postes ont été construits depuis le début de la guerre et des dizaines de nouvelles routes asphaltées.

La violence des colons contre les Palestiniens atteignait déjà des sommets avant le 7 octobre et n’a fait que s’intensifier depuis lors, bénéficiant souvent de la protection, sinon de la participation active, de la police et de l’armée. Près de 1.000 attaques violentes ont été signalées cette année, y compris des attaques impliquant des centaines d’émeutiers, contre au moins trente et un Palestiniens. Des militants rapportent que le recrutement de nombreux colons dans les rangs des réservistes rend impossible de discerner les colons des soldats, et les attaquants bénéficient d’une immunité quasi complète. Alors que la guerre fait rage à Gaza, dix-neuf communautés de bergers de la vallée du Jourdain ont été expulsées et dépossédées de leurs terres.

Animalisation des Palestiniens

La haine et la déshumanisation dont les Palestiniens font actuellement les frais sont sans précédent – même au regard de la longue histoire guerrière d’Israël. À de notables exceptions, les réactions publiques au massacre, à la famine et à la terreur subies par les Gazaouis vont du haussement d’épaules à l’appel au meurtre. Les dirigeants israéliens ont effectués des centaines de déclarations génocidaires, ainsi que l’ont documenté la Cour internationale de justice ou un récent rapport d’Amnesty International. Récemment encore, le ministre Smotrich déclarait qu’il pourrait être « justifié et moral » d’affamer les deux millions d’habitants de la Bande de Gaza.

Dans la conscience israélienne, la Bande de Gaza existe comme un territoire fantôme.

À ce processus de déshumanisation, le 7 octobre a servi de catalyseur ; mais pas de déclencheur. Il résulte plutôt de décennies d’embargo et de siège, au cours desquelles Israël s’est arrogé la supervision de tous les pans de la vie à Gaza. Dans la conscience israélienne, la Bande existait comme une sorte de territoire fantôme : un endroit où régnait censément le mal absolu, mais dont personne ne savait rien, et avec lequel il ne pouvait y avoir aucune communication.

Cette déshumanisation est renforcée par les médias dominants en Israël. Les agences de presse ont systématiquement étouffé les rapports faisant état des souffrances civiles à Gaza, la plupart ne citant d’autre source que les Forces de défense israéliennes (FDI) elles-mêmes. À l’exception d’une poignée d’agences indépendantes et de rapports occasionnels dans Haaretz (quotidien isréaëlien de gauche, ndlr), les Israéliens ne sont pas exposés aux images et aux rapports éprouvants auxquels l’ensemble du monde a accès. Comme l’a récemment fait remarquer la journaliste Hagar Shezaf, les FDI empêchent les journalistes non accompagnés d’accéder à Gaza. Un moyen de s’assurer de l’alignement de la couverture médiatique sur leur récit. Le gouvernement a aussi mis un terme aux opérations d’Al Jazeera en Israël, restreignant plus encore les sources accessibles au public.

Ce blackout médiatique rend une large partie des Israéliens inconscients de la dévastation qu’ils infligent, et aveugles aux complexités de la société palestinienne. Les Palestiniens et leurs alliés sont perçus par une fraction croissante des Israéliens comme obnubilés par le massacre des Juifs, à Gaza, en Cisjordanie et même sur les campus américains. Les implications de cette propagande sont claires : seule l’option militaire permettra de protéger les Israéliens contre un nouveau 7 octobre.

Une « Sparte juive » en Méditerranée orientale

L’année 2024 a vu la militarisation sans fin d’une société déjà largement régie par les forces armées. Une Sparte juive en Méditerranée orientale, guidée par Dieu dans une croisade perpétuelle contre les Arabes : cette vision d’Israël, promue par la droite religieuse, est à présent accueillie à bras ouverts.

Selon le récit militaire dominant autour du 7 octobre, Israël a trop longtemps reposé sur une « petite armée intelligente », fondée sur une technologie de pointe, des services de renseignement experts et une force aérienne de haute volée. Avec l’attaque du Hamas, les experts militaires ont embrassé un nouveau consensus : il faut plus d’armes et plus de tanks pour défendre les frontières et superviser l’occupation. Cette expansion permanente des forces armées dans un pays relativement petit n’est pas sans implications sociales majeures.

Une telle militarisation nécessiterait d’étendre le service militaire masculin. Les chiffres relevés par les médias font état d’une extension du service militaire obligatoire de trois à quatre ans et d’un service de réserve portée jusqu’à 100 jours par an. La généralisation de la conscription à aux Juifs orthodoxes, qui en sont pour le moment exemptés, devient à présent une question brûlante.

En d’autres termes, Israël se prépare à un état de guerre permanent. Donc à une économie de guerre permanente.

En d’autres termes, Israël se prépare à un état de guerre permanent. Donc à une économie de guerre permanente. L’augmentation des investissements dans l’armée (dans les systèmes d’armes, l’entraînement, le personnel etc.) se fera au détriment des services sociaux. En outre, l’importance croissante du service militaire influera directement sur la productivité du pays, les soldats ne produisant pas de valeur économique.

Ces coûts directs ne constituent que l’effet immédiat de la transformation d’Israël en une nouvelle Sparte. L’ampleur de la destruction de Gaza, la dimension génocidaires des bombardements sur la bande, risquent de faire d’Israël une nation paria, malgré le soutien sans failles des États-Unis et quelques supplétifs. L’économie israélienne, fortement intégrée dans la mondialisation, tirée par une secteur de pointe, ne peut survivre longtemps à l’isolement. Israël devra mettre les bouchées doubles sur la cybersécurité, l’armement et l’extraction des gaz naturels pour maintenir un niveau de PIB comparable à celui de la moyenne des pays occidentaux. Et même si l’économie de guerre parvient à tenir, les niveaux de vie des citoyens demeureront incomparables avec ceux auxquels ils s’étaient accoutumés ces dernières décennies.

Face à ce tableau bien sombre, de nombreux Israéliens qui en ont la possibilité et les moyens – une expertise professionnelle et un passeport étranger – sont en train de quitter le pays. Qu’ils soutiennent ou non la guerre, ils ne veulent pas vivre dans un État militariste. La tendance est particulièrement marquée dans les secteurs qu’Israël doit faire perdurer, pour la viabilité de son économie : haute technologie, université, médecine. Alors que les barrières qui séparent Israël du reste du monde ne cessent de croître, l’exode est déjà en cours.

Opposition de façade à Benjamin Netanyahou

Face au traumatisme de la société, à la militarisation du paysage public et l’avalanche de politiques antidémocratiques, l’opposition au gouvernement de Netanyahou a échoué à fournir une réponse audible. Si les critiques de la gestion de la guerre par le gouvernement se multiplient, seule une faible majorité s’élève contre la guerre elle-même.

Ce n’est pas que la colère contre le gouvernement de Netanyahou ne soit pas réelle. De vastes pans de la société le tiennent pour responsable de l’échec à prévenir le 7 octobre, et de l’abandon des otages et des régions du nord de l’Israël. Lors de manifestations de grande ampleur organisées au cours de l’année écoulée (tout particulièrement suite au meurtre de six otages en août), les manifestants brandissaient des pancartes qualifiant Netanyahou et ses ministres de meurtriers. Il ne s’agissait cependant pas de leur reprocher l’assassinat de plus de 41.000 personnes à Gaza, mais leur refus de signer un accord de cessez-le-feu qui aurait pu sauver les otages.

La gauche radicale israélienne marginalisée qui participait à ces manifestations dans le bloc « anti-occupation », représentée à la Knesset par le parti palestino-israélien Hadash, a tenté de lier le sort des otages à celui des Gazaouis, qui souffrent les uns comme les autres de la guerre. Mais l’amère vérité est qu’une majorité écrasante accepte largement le récit selon lequel seule une intervention militaire peut rétablir la sécurité.

Yair Lapid, le dirigeant de l’opposition, a récemment changé de ton en appelant explicitement à cesser la guerre, mais il s’est retrouvé en minorité. D’anciens généraux comme Benny Gantz ainsi que l’homme fort de la droite Avigdor Lieberman, tous très critiques de Netanyahou, proposent l’invasion du Liban. Un objectif que partage Yair Golan lui-même, figure de la gauche et opposant de premier ordre à Netanyahou. Gideon Sa’ar, autre dirigeant de l’opposition de droite, a récemment rejoint le gouvernement de Netanyahou en soutien à la campagne au Liban, augmentant ainsi largement les chances du gouvernement de se maintenir au pouvoir jusqu’à 2026.

Si la pression exercée par le mouvement de protestation a contribué à la libération de 105 otages dans les 15 premiers jours de novembre 2023, les manifestants se heurteront à un mur tant qu’ils échoueront à apporter une réponse aux questions politiques plus larges que la guerre a fait émerger. Toutes les parties en présence considèrent en effet que mettre un terme à la guerre constitue le prix à payer (ou non) pour le retour des otages – et non comme un objectif en soi.

Cette contradiction est particulièrement évidente dans une campagne récente pour le retour des otages, qui préconise de poursuivre ensuite les combats à Gaza. Cette idée, à la fois cruelle et irréaliste, constitue plutôt une tentative désespérée pour infléchir une opinion intoxiquée par les discours bellicistes. Elle sert cependant le dessein du gouvernement, qui peut facilement accuser les manifestants d’être irrationnels et défaitistes – et permet à Netanyahou de se présenter en « négociateur » face au Hamas et aux États-Unis. En échouant à remettre en cause le postulat fondamental des actions du gouvernement, l’opposition finit par les renforcer.

Une issue non militaire à la question palestinienne n’était pas au programme des principaux partis israéliens avant le 7 octobre. Aujourd’hui, c’est moins le cas que jamais.

L’hésitation de l’opposition traditionnelle à appeler à un cessez-le-feu découle aussi de l’absence d’une vision politique alternative. Les Israéliens sont terrorisés par l’idée d’un retour à la normale pour Gaza. La plupart d’entre eux savent que la promesse « d’éliminer » le Hamas n’est pas réaliste, et que le maintien des forces militaires à Gaza et au Liban, sans parler de la reconstruction des implantations détruites, est synonyme d’une guerre sans fin.

Et pourtant, les principaux acteurs n’ont proposé aucune autre solution. Nombreux sont ceux qui critiquent Netanyahou parce qu’il autorise le Hamas à diriger l’enclave et à se renforcer, au détriment de l’Autorité palestinienne, mais aucun autre parti n’a envisagé une résolution alternative au conflit.

La déclaration de réconciliation signée entre le Hamas et le Fatah à Pékin en juillet dernier aurait pu constituer une ouverture pour une autre solution si Israël n’avait pas assassiné Ismail Haniyeh, considéré comme un modéré au sein du Hamas, la semaine suivante. La perspective d’un gouvernement d’unité palestinienne qui superviserait conjointement la reconstruction de Gaza avec le soutien de la communauté internationale est de loin la meilleure. Des solutions concrètes qui permettraient de faire face à la situation à Gaza, de reconstruire, de lever le siège et d’ouvrir graduellement les frontières dans le respect d’accords régionaux, n’étaient pas inscrites au programme des partis dominants en Israël avant le 7 octobre. Aujourd’hui, c’est moins le cas que jamais.

L’importance de la pression étrangère

Israël est pris en étau : peur de menaces extérieures d’un côté, fascisation de ses institutions de l’autre. La croyance fataliste en l’intervention militaire comme seule et unique solution possible enferme le pays dans une double impasse. La peur de Netanyahou et la propagande belliqueuse prospèrent sur ce terreau. L’intervention actuelle d’Israël au Liban et au Moyen-Orient a entraîné un rebond significatif du soutien apporté au gouvernement. Alors que la réussite militaire initiale de ces attaques a été saluée en Israël, elle est aussi synonyme de nombreux mois de guerre supplémentaires et du risque de voir reproduites les atrocités commises à Gaza, sans pour autant promettre d’avenir clair pour les Israéliens déplacés, qui ne pourront retourner chez eux qu’une fois des accords négociés.

Dans de telles conditions, les changements ont peu de chance de provenir de l’intérieur du système politique israélien. Si certains sont déterminés à poursuivre la lutte, la rupture traumatique que constitue le 7 octobre et les vagues successives de répression ont porté un coup fatal à la gauche et aux pacifistes, reclus dans la marginalité. Dans ce contexte, seule une intervention internationale décisive, débutant par un embargo sur les armes, peut stopper la guerre à Gaza et au Liban.

Sur le long terme, la pression internationale est indispensable pour forcer un changement au sein de la société israélienne. Cela implique que la fuite en avant belliciste et génocidaire du gouvernement actuel se paie au prix fort. Ce n’est qu’à cette condition qu’une force alternative émergera en Israël, capable de dire non à l’extrême droite, la militarisation de la société, l’épuration ethnique de la Palestine et l’embrasement de la région.

Note :

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Piera Simon-Chaix.

Bombardements israéliens à Gaza : le désengagement américain au Proche-Orient remis en question

Signature des accords d’Abaraham en 2020. Supervisés par les Etats-Unis, ils ont conduit à l’ouverture de relations diplomatiques entre Israël et Bahrein et les Emirats arabes unis, puis d’autres pays arabes. © Trump White House

Bien que soutiens indéfectibles d’Israël, les Etats-Unis tentent de modérer la réaction guerrière de Netanyahou pour éviter un embrasement régional. Un tel scénario compromettrait en effet leur volonté de désengagement du Moyen-Orient, articulé notamment autour des accords d’Abraham. Mais le jusqu’au boutisme de l’extrême-droite au pouvoir à Jérusalem et la perspective de combats de guérilla de longue durée à Gaza font craindre qu’un nouveau bourbier n’apparaisse rapidement. Décryptage de la stratégie confuse et fragile de Joe Biden par le journaliste Oliver Eagleton dans la New Left Review, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Depuis l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » conduite par le Hamas le 7 octobre et l’assaut sur Gaza qui s’en est suivi, l’administration Biden s’est livrée à ce que l’on appelle par euphémisme un « numéro d’équilibriste ». D’une part, elle fait l’éloge de la punition collective des Palestiniens et, d’autre part, elle met Israël en garde contre une réaction excessive. Son soutien aux bombardements aériens et aux raids ciblés israéliens est inébranlable, mais elle a néanmoins posé des « questions difficiles » sur l’invasion terrestre initiée début novembre : Y a-t-il un objectif militaire atteignable ? Existe-t-il une feuille de route pour la libération des otages ? Si le Hamas est éradiqué, comment sera gouverné Gaza, en sachant qu’une gouvernance israélienne serait intenable ? 

Washington presse les Israéliens de répondre à ces questions – et envoie ses propres conseillers pour les aider à les résoudre – tout en donnant son feu vert au massacre en cours. Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette réaction démocrate à la crise, notamment le désir de devancer les Républicains et l’instinct automatique, dans les deux partis américains, d’être « aux côtés d’Israël ». Mais cette position peut également être replacée dans le contexte de la vision plus large du Moyen-Orient qu’a l’Amérique, qui s’est cristallisée sous la présidence de Trump et confirmée sous celle de Joe Biden.

Washington veut se désengager du Moyen-Orient

Conscients du chaos engendré par leurs tentatives de changement de régime dans la région et désireux de conclure le « basculement vers l’Asie » initié par Barack Obama au début des années 2010, les Etats-Unis ont cherché à se désengager partiellement du Moyen-Orient. Leur objectif est d’établir un modèle qui remplacerait l’intervention directe par une surveillance à distance. Cependant, pour envisager une réelle réduction de leur présence, ils ont d’abord besoin d’un accord de sécurité qui renforce les régimes amis et limite l’influence des régimes réfractaires. Les accords d’Abraham de 2020 ont fait progresser cet objectif, puisque Bahreïn et les Émirats arabes unis, en acceptant de normaliser leurs relations avec Israël, ont rejoint un « axe réactionnaire » plus large englobant le royaume saoudien et l’autocratie égyptienne. Trump a étendu les ventes d’armes à ces États et cultivé les liens entre eux – militaires, commerciaux, diplomatiques – dans le but de créer une phalange d’alliés fiables qui soutiendraient les États-Unis dans la nouvelle guerre froide tout en agissant comme un rempart contre l’Iran. L’accord nucléaire d’Obama n’a pas réussi à empêcher la République islamique d’étendre son influence, seule une « pression maximale » pourrait y parvenir.

Pour envisager une réelle réduction de leur présence, les Etats-Unis ont d’abord besoin d’un accord de sécurité qui renforce les régimes amis et limite l’influence des régimes réfractaires.

Une fois à la Maison Blanche, Biden a adopté le même schéma : le sommet du Néguev, organisé en 2022, a ainsi approfondi les liens entre les pays signataires des accords d’Abraham et réclamé l’établissement des relations formelles entre les Saoudiens et les Israéliens. Quant à l’Iran, le Plan d’action global commun (PAGC) défini par l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien (accord signé en 2015, puis rompu par Donald Trump, ndlr), est resté lettre morte et les efforts pour contenir Téhéran se sont poursuivis, combinant sanctions, diplomatie et exercices militaires. Comme l’a indiqué Brett McGurk, conseiller de la Maison Blanche pour le Moyen-Orient, dans un discours prononcé devant le Conseil atlantique, les principes de cette politique sont « l’intégration » et « la dissuasion » : l’établissement de « liens politiques, économiques et sécuritaires entre les partenaires américains » qui repousseront « les menaces de l’Iran et de ses agents ». Après avoir développé ce programme et présidé à l’essor des échanges commerciaux entre Israël et ses partenaires arabes, Joe Biden a commencé à concrétiser le « désengagement » promis par son prédécesseur en exécutant le retrait d’Afghanistan et en réduisant les troupes américaines et les moyens militaires stationnés en Irak, au Koweït, en Jordanie et en Arabie saoudite.

Le président en exercice a également affiné l’approche américaine vis-à-vis de la Palestine. Alors que Trump avait étranglé l’aide aux territoires occupés et tenté de faire accepter son « accord de paix » chimérique, Joe Biden s’est contenté d’accepter cette réalité bien imparfaite dans laquelle Israël, bien que n’ayant aucun plan viable pour les Palestiniens, semble jouir d’une sécurité relative grâce à la collaboration des autorités de Cisjordanie et à la mainmise de l’armée sur la bande de Gaza. En théorie, il aurait pu vouloir faire revivre la très hypothétique « solution des deux États », faisant cohabiter un géant nucléaire et une nation palestinienne sans défense et bantoustanisée (en référence aux enclaves noires dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, morcelées et à l’autonomie limitée, ndlr). Mais comme il s’agissait d’une impossibilité politique, il a appris à vivre avec la situation que Tareq Baconi décrit comme un « équilibre violent » : une occupation indéfinie, ponctuée par des affrontements périodiques avec le Hamas, suffisamment marginaux pour être ignorés par la population israélienne.

Une stratégie extrêmement fragile

Ce scénario régional a toujours présenté de sérieux problèmes. Tout d’abord, si sa raison d’être était la volonté de se concentrer sur la rivalité avec d’autres grandes puissances – en se retirant du Moyen-Orient pour mieux se concentrer sur la Chine – elle s’est avérée en partie contre-productive. En effet, en signalant qu’ils étaient moins enclins à s’ingérer dans la région, les États-Unis ont fait comprendre à leurs alliés qu’ils n’auraient pas à jouer un jeu à somme nulle entre le partenariat américain et le partenariat chinois ; d’où l’accueil de plus en plus chaleureux réservé à la République populaire de Chine dans le monde arabe : la construction d’une base militaire dans les Émirats arabes unis, l’organisation du rapprochement irano-saoudien et son réseau d’investissements dans les secteurs de la haute technologie et des infrastructures. 

Deuxièmement, en axant leur stratégie impériale sur la normalisation du processus israélien, les États-Unis se sont particulièrement appuyés sur ce projet de colonisation juste avant qu’il ne soit capturé par ses éléments les plus extrêmes et les plus volatiles : Smotrich, Ben-Gvir, Galant (ministres israéliens d’extrême-droite, ndlr). Si le soutien américain à Israël a historiquement dépassé tout calcul politique raisonnable, sous Trump et Biden, il a acquis une logique cohérente : placer son allié au centre d’un cadre de sécurité stable au Moyen-Orient. Pourtant, le cabinet israélien qui est arrivé au pouvoir en 2022 – obnubilé par des fantasmes d’épuration ethnique et déterminé à entraîner les États-Unis dans une guerre avec l’Iran – s’est avéré le moins apte à jouer ce rôle.

Aujourd’hui, dans le sillage du 7 octobre, cet équilibre a volé en éclat. L’attaque du Hamas visait à défaire une conjoncture politique dans laquelle le régime d’apartheid avait acquis la conviction qu’il pouvait réprimer toute résistance sérieuse à son autorité, et dans laquelle la Palestine devenait rapidement un non-sujet en Israël et ailleurs dans le monde. Cet état de fait intolérable était sa cible principale. Les dirigeants de Gaza anticipaient une réponse féroce à leur action, y compris une incursion terrestre. Ils s’attendaient également à ce que cela cause des problèmes par rapport aux accords d’Abraham en suscitant une opposition régionale, au niveau de la population comme des élites politiques, en raison des atrocités commises par les forces armées israéliennes. Tout cela s’est confirmé jusqu’à présent : l’accord israélo-saoudien est retardé, le prochain sommet du Néguev reste en suspens, les nations arabes sont secouées par des protestations massives et leurs dirigeants ont été contraints de dénoncer Netanyahou. Que faut-il en déduire pour les ambitions politiques globales de Washington ? La réponse finale dépendra de la trajectoire du conflit.

Vers une régionalisation du conflit ?

Comme de nombreux observateurs l’ont noté, l’objectif déclaré d’Israël de « détruire le Hamas » présente un risque d’escalade continue et prolongée. En planifiant une guerre urbaine contre une armée de guérilla bien enracinée sur son territoire, le gouvernement Israélien d’unité nationale a envisagé diverses solutions, notamment le dépeuplement du nord de la bande de Gaza et des expulsions massives vers le Sinaï. Toute stratégie de ce type est susceptible de franchir des seuils flous mais bien réels qui engendreraient des représailles majeures de la part du Hezbollah et – potentiellement – du Corps des gardiens de la révolution islamique. A ce titre, les forces houthistes du Yémen, soutenues par l’Iran, ont déjà lancé des missiles et des drones sur Israël et sont prêts à en envoyer d’autres au cours des prochaines semaines. Le déploiement par Joe Biden de navires de guerre en Méditerranée et en mer Rouge, ainsi que les navettes diplomatiques de M. Blinken, ont pour but d’éviter ce scénario. Il est trop tôt pour évaluer l’impact de ces efforts, mais un échec entraînerait la super-puissance encore plus profondément dans ce bourbier sanglant. Cela aurait pour effet de fissurer davantage l’axe israélo-arabe et de détourner l’Amérique de ses priorités en Extrême-Orient.

L’objectif déclaré d’Israël de « détruire le Hamas » présente un risque d’escalade continue et prolongée.

Si l’armée d’invasion israélienne parvient à démolir le Hamas politiquement et militairement, les États-Unis devront également faire face au problème de la succession. Actuellement, ils espèrent convaincre les États arabes de fournir une force capable de gouverner le territoire afin de soulager Israël de ce fardeau. Des responsables américains indiquent que des soldats américains, français, britanniques et allemands pourraient être envoyés pour défendre cette hypothétique dictature. Mais si les puissances régionales refusent de coopérer, comme cela semble probable, les propositions alternatives prévoient une coalition de « maintien de la paix » sur le modèle de la Force multinationale d’observateurs au Sinaï (FMO) – à laquelle le Pentagone fournit actuellement près de 500 soldats – ou une administration sous les auspices de l’ONU. De tels projets redonneraient effectivement aux États-Unis le statut d’autorité néocoloniale au Moyen-Orient, malgré les tentatives faites depuis des années pour déléguer ce rôle a des subordonnés locaux. Les forces américaines deviendraient ainsi une cible visible de la rage et du ressentiment engendrés par la guerre sioniste. Un bilan peu enviable pour Biden.

Mais il se peut que nous n’en arrivions pas là. D’autres scénarios possibles sont plus favorables à la Maison Blanche. Compte tenu du refus de l’Égypte de faciliter le nettoyage ethnique des Palestiniens, le bannissement des 2,2 millions d’habitants de Gaza semble peu probable à court terme. Ceci, combiné à la pression diplomatique américaine, a manifestement amené Israël à modifier sa stratégie d’invasion, lui préférant une approche incrémentale plutôt qu’une attaque rapide et massive. Il n’est toutefois pas certain que cela  suffise à réduire le risque d’une intervention du Hezbollah ou de l’Iran. Mais le premier est conscient de sa position précaire au Liban, qui pourrait être encore plus compromise par une conflagration militaire, tandis que le second est soucieux d’éviter les périls d’une implication directe. Quant aux Saoudiens, bien que critiquant ouvertement la position américaine, ils ne sont pas moins désireux d’éviter un conflit qui consumerait l’ensemble du Moyen-Orient et ferait dérailler leur « Vision 2030 ». Dans chaque cas, un certain nombre d’impératifs de politique intérieure s’opposent à l’élargissement de la guerre à toute la région. Est-ce une lueur d’espoir pour l’empire en déclin ?

Alors que les combats de rue sont engagés, les asymétries numériques et technologiques entre les deux parties, en faveur d’Israël, pourraient s’avérer moins décisives.

Que la violence soit contenue ou non, le succès israélien n’est guère assuré. Les 40.000 combattants endurcis du Hamas, adeptes de la guerre hybride et capables de tendre des embuscades à l’ennemi par le biais de tunnels souterrains, contrastent fortement avec les réservistes israéliens qui viennent tout juste de recevoir leur formation de remise à niveau. Alors que les combats de rue sont engagés, les asymétries numériques et technologiques entre les deux parties, en faveur d’Israël, pourraient s’avérer moins décisives. On peut donc imaginer un scénario dans lequel Netanyahou est mené à une impasse, où le tabou du cessez-le-feu est levé et où les deux parties finissent par déclarer leur victoire : le Hamas parce qu’il a repoussé une menace existentielle ; Israël parce qu’il peut prétendre (même si c’est de façon fallacieuse) avoir infligé des dommages irréparables au Hamas et empêché toute récurrence d’une nouvelle attaque.

Par la suite, Gaza émergerait lentement des décombres et reviendrait à quelque chose qui ressemblerait au statu quo ante – mais avec des conditions humanitaires aggravées, ainsi qu’avec un voisin blessé encore plus obsédé par sa destruction. Bien que les États-Unis prétendent vouloir la mort du Hamas, ils tireraient profit de cette situation à plusieurs égards. Cela leur éviterait d’avoir à coordonner la gestion de la bande de Gaza après la guerre, permettrait à la normalisation israélienne de reprendre après l’interruption actuelle et, dans le meilleur des cas pour Biden, limiterait la poursuite de l’escalade tout en sapant les tentatives de la Russie et de la Chine de se positionner à cheval sur les deux parties du conflit israélo-palestinien. Le paradigme des accords d’Abraham pourrait ainsi être rétabli, au moins jusqu’à la prochaine grande flambée de violence. Plutôt que de transformer le Moyen-Orient, la guerre pourrait donc laisser intacte l’« architecture de sécurité » construite par Trump et Biden. Or, l’instabilité de cet édifice n’est plus à démontrer. Ce ne serait qu’une question de temps avant qu’il ne s’écroule à nouveau.