Neutralité carbone : objectif louable ou chimère ?

© Marcin Jozwiak

Alors que démarre la COP27, à Charm el-Cheikh, en Égypte, avec pour mission de rappeler les pays et les entreprises à leurs engagements en terme de neutralité carbone, cette dernière est devenue en quelques années l’une des solutions principales avancées face à la crise environnementale. Pourtant, ne nous enferme-t-elle pas dans des logiques dépassées ? 

Dès 2017, la France a rejoint le prestigieux groupe des 110 pays ayant affiché comme ambition d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. D’autres ont privilégié une date plus lointaine, à l’instar de la Chine ou de l’Inde. Mais les États ne sont pas les seuls à avoir de tels desseins : de nombreuses entreprises, à l’instar de Google ou de Microsoft, ont manifesté de semblables envies.

Si la neutralité carbone s’apparente souvent à une notion occulte, elle implique des phénomènes physiques bien concrets. Pour être neutre, une entité géographique – le globe, un pays ou une entreprise, même si ce dernier cas est plus critiqué – doit faire en sorte d’égaler ses émissions carbonées avec ses stocks biogéniques de carbone (forêts, océans…). Dès lors, ces stocks ne deviennent plus uniquement des émissions à éviter mais « une contrainte majeure de transformation des économies ». 

L’émergence d’un concept nouveau

Pendant longtemps, les engagements chiffrés ont été préférés lors des négociations climatiques internationales. Le protocole de Kyoto entérine en 1997 pour les 38 pays industrialisés signataires la nécessité de réduire leurs émissions d’au moins 5 % entre 2008 et 2012 par rapport à 1990.
De même, la France adopte dès 2003 l’objectif « facteur 4 » dans sa politique environnementale. Alors premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, déclare : « il s’agit de diviser par deux les émissions de [gaz à effet de serre] avant 2050 à l’échelle de la planète. Pour nous, pays industrialisé, cela signifie une division par quatre ou par cinq ». Un tel objectif est validé par le Grenelle de l’environnement de 2007 et par la loi de transition énergétique pour la croissance verte du 17 août 2015. 

Pourtant, cette stratégie est balayée lors de la signature des accords de Paris de 2015. « Ce qu’a créé l’accord de Paris comme nouvel objectif collectif pour tous les pays, c’est celui d’atteindre la neutralité carbone dans la deuxième moitié du siècle » explique ainsi Stefan Aykut, professeur à l’université de Hambourg et auteur de Gouverner le climat ?

« La neutralité carbone permet des traductions locales assez concrètes pour agir à toutes les échelles »

Stefan Aykut

L’article 4 du même accord reconnaît le rôle primordial des puits de carbone pour atteindre l’objectif de neutralité carbone. Ce dernier dispose qu’il est primordial de « parvenir à un équilibre entre les émissions anthropiques par les sources et les absorptions anthropiques par les puits de gaz à effet de serre au cours de la deuxième moitié du siècle ». Pour ce faire, chaque pays doit déposer une Contribution Déterminée au Niveau National (CDN) exposant comment il souhaite traduire cet objectif théorique en pratique. 

L’émergence du concept de neutralité carbone dans les négociations internationales s’explique notamment par son apparente simplicité. Comme le note l’IDDRI dans une note sur la question, « la neutralité carbone peut être considérée comme l’un de ces nouveaux objets hybrides apparus dans l’Accord de Paris. Son apparente simplicité est probablement ce qui lui assure d’être déjà mobilisée par une grande diversité d’acteurs étatiques et non étatiques. »

De même, la neutralité carbone a l’avantage majeur – dans le cadre des négociations internationales – d’être un concept très flexible laissant chaque pays libre de mettre en place sa propre stratégie climatique sans que sa souveraineté ne soit atteinte. « La neutralité carbone permet des traductions locales assez concrètes pour agir à toutes les échelles » note ainsi Stefan Aykut. 

La France et la neutralité

Bien qu’abstraite, la notion de neutralité carbone induit réellement une diminution drastique de nos émissions de gaz à effet de serre. En 2015, la France a émis 458 Mégatonne (Mt) d’équivalent CO2 pour n’en absorber que… 36,6 Mt. Si l’Hexagone respecte les objectifs qu’il s’est fixés, les puits carbone du pays devront compenser 100% des émissions contre… 8% aujourd’hui. Des budgets carbone sont réalisés pour atteindre les objectifs fixés par la Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC) afin de préparer en amont la neutralité carbone. Le budget 2019-2023 prévoit ainsi un plafond de 422 Mt en moyenne annuelle, contre 359 Mt pour le budget 2024-2028. En 2050, les émissions devront être limitées à 80 Mt par an. La neutralité carbone apparaît ici plus ambitieuse que le facteur 4 qui prévoyait de limiter les émissions à 136 Mt d’équivalent CO2. Si elle est atteinte dans sa configuration actuelle, la neutralité carbone s’apparenterait ainsi plus à un objectif 6 ou 7. Ainsi, la baisse des émissions se veut progressive, programmée et organisée. 

Au sein même de ces budgets, des objectifs sont décidés en fonction des différents secteurs. Tandis que le secteur des transports devra atteindre une décarbonation complète d’ici 2050 - à l’exception du secteur aérien - l’agriculture ne pourra diminuer ses émissions que de 46%. Car il existe des émissions incompressibles : il sera vraisemblablement impossible de réduire nos émissions en dessous des 80 Mt de CO2. 

Pourtant, ces objectifs reposent forcément sur des hypothèses plus ou moins audacieuses. La SNBC qui accompagne l’objectif français de neutralité carbone prévoit que les puits atteindront 80 Mt d’ici 2050, soit plus d’un doublement des capacités existantes actuellement. Pour justifier ce chiffre, la SNBC espère développer le stockage dans les produits du bois, de nouvelles plantations sur des prairies ou encore les technologies de captage et de stockage de CO2, à l'efficacité très critiquable. De même, l’objectif de zéro artificialisation nette des terres agricoles devra être respecté. Pourtant, l’Institut de l'Économie pour le Climat (I4CE) estime que certaines des hypothèses sous-jacentes à la SNBC sont assez audacieuses. Porter les capacités de stockage carbone à 80 Mt implique ainsi de dynamiser la production de bois implique par exemple une refondation complète de la filière bois, notamment de son Office National des Forêts. Même doutes concernant les technologies de captage et de stockage, dont la massification « comporte des risques en termes d’approvisionnements et d’acceptabilité sociale et environnementale, interrogeant la pertinence de ces technologies ». 

Face à ces incertitudes, certains préfèrent ne pas évoquer directement l’objectif de neutralité carbone. C’est le cas du Plan de Transformation de l'Économie Française (PTEF), piloté par le Shift Project. Le think thank assume que sa trajectoire n’est « pas neutre en carbone [car] à [nos yeux] l’évolution de l’agriculture, des forêts et des espaces naturels risque de ne pas être suffisante pour à la fois compenser nos émissions et fournir suffisamment d’énergie et de matériaux ». 

Une approche climatique dépassée ?

Si la neutralité carbone est devenue en quelques années le nec plus ultra de la lutte contre le changement climatique, une telle notion comporte bel et bien des angles morts. Car, si définir un objectif global ambitieux est une action louable, encore faut-il que sa mise en place soit planifiée correctement. Sans feuille de route bien établie, la neutralité carbone risque fort de ne rester qu’une illusion imparfaite.

En effet, s’imposer des objectifs ciblés ne veut pas obligatoirement dire qu’ils seront respectés : le budget carbone français 2015-2018 a été dépassé de 72 Mt. De même, il est tout à fait possible qu’un pays, tout en maintenant son souhait d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050, n’adopte pas en parallèle de politique climatique ambitieuse. 

C’est la voie qu’ont emprunté nos voisins Outre-Rhin : en octobre 2019, l’Allemagne adopte une loi fédérale sur la protection du climat, inscrivant l’objectif de neutralité carbone issu des accords de Paris dans le marbre du droit. Pourtant, la majorité des efforts climatiques était repoussée à la période après 2030, forçant l'Allemagne à brutalement accélérer sa transition à la fin de la décennie. Attaquées par plusieurs associations devant la cour constitutionnelle de Karlsruhe, les juges ont considéré que « les dispositions contestées portent atteinte aux libertés des requérants, dont certains sont encore très jeunes. Elles repoussent irréversiblement à la période postérieure à 2030 des charges considérables en matière de réduction d’émissions ».

« Il y a un certain impérialisme de la question climatique »

Stefan Aykut

Stefan Aykut constate que la neutralité carbone est « une machine à réduire la complexité ». Ainsi, les causes systémiques du changement climatique ne sont pas directement mises en cause par la notion puisque les États sont libres de mettre en place les stratégies qu’ils souhaitent. Ce processus est directement provoqué par les dynamiques propres au système climatique international. Dans son livre Climatiser le monde, Stefan Aykut donne l’exemple des négociations autour de l’accord de Paris et dont l’article 4 fournit « une illustration du statut ambigu des questions énergétiques dans le régime climatique ». En effet, traduire dans le droit l'objectif des 2°C dans le droit international relève souvent de la gageure : il est complexe, si ce n'est impossible, d'imposer une date de sortie contrainte des énergies fossiles.

Ainsi, l’auteur note que le mot « émission » apparaît 25 fois dans l’accord final contre une seule mention du mot « énergie », lorsque le statut d’observateur de l’Agence Internationale de l'Énergie Atomique est mentionné. L’auteur constate dans son livre que « ce modèle repose sur des mesures dites « en fin de tuyau », c'est-à-dire qu’on va tenter de réguler les outputs, et donc les émissions de gaz à effet de serre. Les négociations internationales concerneront donc principalement la répartition de l’effort global de réduction des émissions. On ne s’attaquera pas, en revanche, à la question des inputs, c’est-à-dire aux processus qui déterminent l’évolution des émissions, comme la production énergétique, les modèles de développement industriel ou le fonctionnement de l’économie mondiale ». Comme l’analyse l’auteur en entretien, « les négociations internationales sur le climat ont été structurées d’une telle façon qu’on ne parle pas d’énergies. On parle de stabilisation des émissions par exemple mais pas d’infrastructures énergétiques ». 

De même, concentrer tous les efforts sur la seule réduction  des émissions carbonées ne nous fait-il pas courir le risque d’isoler d’autres crises, à l’image des pollutions chimiques ou de la disparition de la biodiversité ? Comme Stefan Aykut l’écrit dans son livre Climatiser le monde« le carbone est la lingua franca du régime climatique, du moins pour ce qui est des débats sur la réduction des émissions ». Ce dernier explique en entretien que « le climat devient alors un prisme dominant pour de plus en plus de domaines en politique publique. Il y a un certain impérialisme de la question climatique ». Et au chercheur de défendre une approche multidimensionnelle pour lutter contre les crises environnementales. 

Mickaël Correia : « Le changement climatique n’est pas la conséquence funeste de nos individualités »

Mickaël Correia ® Charlotte Krebs

Beaucoup estiment aujourd’hui que la crise climatique est imputable à des actions individuelles et que notre salut repose sur une politique de responsabilisation des citoyens. Mickaël Correia, journaliste pour Médiapart, nous invite plutôt à considérer la responsabilité profonde et systémique de certaines entreprises. Dans son dernier ouvrage, Criminels climatiques : Enquête sur les multinationales qui brûlent notre planète (La découverte, 2022), l’auteur enquête sur les pratiques peu vertueuses des trois groupes les plus polluants au monde : Saudi Aramco, Gazprom et China Energy. La crise climatique serait-elle finalement plus un problème d’offre que de demande ? Entretien.

LVSL : En référence au mouvement de Pierre Rabhi, vous écrivez dans votre introduction que « all collibris are bastards ». La pensée du paysan ardéchois nous conduit-elle dans une impasse ?

Mickaël Correia : Quand il est mort, la première formule de condoléances qui m’est venue à l’esprit a été : « Pierre Rabhi est mort, j’espère que son écologie sans ennemis aussi ». Tout n’est pas à jeter dans sa pensée. Il a eu le mérite d’être une des rares personnes racisées à s’être penché sur la question écologique en France. Il a été conscient du passé colonial français. Il a également eu un discours anticapitaliste, par le prisme de la « sobriété heureuse ». Ses ouvrages ont été une porte d’entrée et de politisation intéressante pour beaucoup de gens comme moi. Le problème de Rabhi, c’est qu’il n’a jamais mis à nu les rapports de domination. C’est quelqu’un qui a eu un discours très vite centré sur les « écogestes » et les « petits pas ». Il a utilisé cette fameuse parabole du colibri alors qu’elle a été détournée.

Comme bien d’autres – cela va de Jacques Attali à Nicolas Hulot-, Pierre Rabhi incarnait une approche environnementale libérale. On pose la question climatique sous un angle de discipline individuelle. Je la mets en perspective avec ce discours qu’on trouve ailleurs sur la racisme ou le sexisme. Beaucoup disent que ce ne sont que des questions de relations individuelles, qui ne sont pas systémiques. Pourtant, elles sont intimement liées à des constructions sociales et historiques très profondément enracinées dans la société. Ce que j’essaie de montrer à travers mon ouvrage, c’est que le changement climatique n’est pas la conséquence funeste de nos individualités. Encore une fois, c’est une question d’Histoire. La civilisation industrielle a dès le début reposé sur l’exploitation des énergies fossiles. Je pense que cette politique des petits pas, si elle a pu servir de porte d’entrée de politisation pour certains, nous détourne aujourd’hui des véritables moteurs de l’embrasement du climat. Ces moteurs, ce sont notamment les trois multinationales que j’étudie dans l’ouvrage. Les études sont de plus en plus nombreuses – je cite notamment celle de Carbone 14 qui date de 2019t -, qui montrent que même si l’ensemble des Français se mettaient à pratiquer réellement des écogestes, disons « héroïques », les émissions du pays ne diminueraient que de 25% .  Cela illustre bien l’impasse de cette écologie du colibri.

LVSL : Vous avez mené une enquête sur le long terme : pendant deux ans, vous avez étudié minutieusement trois entreprises ultrapolluantes : Gazprom, China Energy et Aramco. Pourquoi vous êtes-vous concentré sur ces dernières ?

M.C : Ces entreprises sont assez inconnues du grand public. En 2017, un recueil de données a été édité par le Climate Acountability Institute et le Carbon Disclosure Project.  Depuis il est réactualisé chaque année. Ce jeu de données montre notamment que cent producteurs d’énergies fossiles ont émis à eux-seuls 71% des émissions de gaz à effet de serre cumulées depuis 1988, la date de création du GIEC (un tel calcul est obtenu en calculant les émissions crées par l’utilisation d’un produit vendu par une entreprise, dites émissions SCOP 3, ndlr). Les vingt-cinq entreprises les plus émettrices représentent 51% des émissions cumulées !

« Il y a vraiment des liens très forts entre ces grandes entreprises et leurs États respectifs »

Le recueil a depuis été réactualisé pour prendre en compte les données à partir de 1965, date du premier rapport commandé par la Maison blanche à Washington sur la question climatique. On estime que c’est la date à partir de laquelle les grandes industries ont pris conscience que leurs activités étaient néfastes pour le climat. Quand j’ai regardé cette liste pour la première fois, je m’attendais à voir des boites connues du grand public : Shell, Total ou Exxon …  Pourtant, les trois premières étaient Saudi Aramco,China Energy et Gazprom. Les émissions de ces trois entreprises cumulées en feraient, en terme d’équivalence, la troisième nation la plus polluante au monde, juste après la Chine et les Etats-Unis. C’est à ce moment que j’ai compris qu’il y avait un réel sujet d’enquête à mener  : comprendre leurs stratégies et leurs liens avec les États – ce sont des entreprises publiques. Bref, il me fallait déterminer comment elles continuent de nous rendre « accros » aux énergies fossiles. Il y a vraiment un ressort d’addiction.

LVSL : Comme vous venez de le souligner, il est frappant de constater que les trois entreprises que vous avez étudiées sont possédées en majeure partie par leurs États respectifs. De ce fait, l’influence de ces multinationales pèse-t-elle plus lourdement sur la scène internationale ?

M.C : On le voit bien avec Saudi Aramco dans le capital de laquelle l’État Saoudien est majoritaire. Elle possède plus de 10% des réserves mondiales de pétrole ! C’est un outil géopolitique immense. Quand le pays va négocier aux COP, il a ces enjeux en tête. C’était d’ailleurs un des plus gros bloqueurs des négociations climatiques à Glasgow. L’Aramco engendre plus de 50% du PIB du pays. J’avais interrogé une historienne américaine spécialiste de la multinationale – Ellen R Wald – qui m’avait confié que le pétrole est perçu comme un don de Dieu par les Saoudiens.

Autre exemple, Gazprom est contrôlé depuis 2005 par le clan Poutine. C’est une de ses armes politiques majeures. On le voit avec le conflit ukrainien, où la Russie peut menacer de couper l’approvisionnement en gaz. Il faut rappeler que 41 % du gaz consommé en Europe est fourni par Gazprom. Comme je le montre dans l’ouvrage, Gazprom essaie depuis plusieurs dizaines d’années d’ouvrir des exploitations au-delà du cercle polaire, sur la péninsule de Yamal en Russie ou encore sur le site de Stokhman. Une telle zone devrait pourtant être sacralisée la richesse de sa biodiversité est énorme. Hélas, elle recèle des quantités gigantesques de pétrole, jusqu’à 2 % des réserves mondiales. Lorsque Gazprom y a ouvert une plateforme pétrolière, Greenpeace a tenté d’alerter l’opinion mondiale en s’approchant de ces exploitations. Poutine a immédiatement contacté le FSB, les services secrets russes, pour arraisonner le bateau et enfermer une dizaine de militants pendant plusieurs jours. Il y a vraiment des liens très forts entre ces grandes entreprises et leurs États respectifs.

« Le capitalisme fossile fonctionne grâce aux États »

Pour autant, Gazprom n’est pas seul dans cette aventure puisqu’il a été aidé par le groupe norvégien Statoil et par la firme française Total (qui s’est retiré du projet en 2015 mais n’exclut pas de réinvestir dans des projets similaires, ndlr). La France soutient d’ailleurs énormément les activités du groupe. Certains articles ont montré que Total investit beaucoup dans des projets d’extraction de gaz en Arctique en partenariat avec des groupes russes, notamment dans le cadre du projet Arctic LNG2. Cela a créé de grosses tensions entre Américains et Français puisque ces derniers refusaient que des sanctions soient émises contre ces projets. Il ne faut pas oublier que le capitalisme fossile fonctionne également grâce aux États.

LVSL : Ces trois entreprises ne sont pas françaises. Paradoxalement, votre enquête débute à Paris. Quels sont les liens qui existent entre ces multinationales et l’Hexagone ?

M.C : Pour chacune des trois parties du livre, j’ai voulu commencer mon enquête en France. Je ne voulais pas qu’on puisse dire : les trois entreprises qui polluent le plus au monde ne sont pas françaises, par conséquent nous n’avons aucune responsabilité. Car ces dernières sont pleinement enracinées en France. L’enquête commence donc avec Gazprom qui a signé dès 1975 un accord de livraison avec Gaz de France (Gazprom est né de la privatisation du ministère soviétique du Gaz en 1989 avec lequel l’accord avait été signé, ndlr). Le contrat a été renouvelé en 2006, lorsque Gazprom a ouvert sa filiale française, et court jusqu’en 2030.  Gazprom fournit jusqu’à un quart du gaz d’Engie (ex Gaz de France, ndlr) et fournit directement plus de 15 000 entreprises. Parmi ces dernières, on retrouve de grands noms comme le géant foncier Foncia, l’université de Strasbourg, la métropole de Nantes. Même le ministère de la Défense ou le Conseil de l’Europe à Strasbourg achètent une partie de leur gaz au géant russe.

« Le plus grand criminel climatique de l’Histoire travaille, avec la complicité de l’État français, à perpétuer le modèle de la voiture individuelle »

Pour Saudi Aramco, l’histoire est encore plus intrigante. À dix kilomètres de Paris, l’entreprise collabore avec le très discret laboratoire de l’Institut Français du Pétrole et des Energies Nouvelles (IFPEN). C’est une des premières institutions créée par de Gaulle en juin 1944, avant même la libération de Paris. C’est donc une organisation très ancienne et très importante ! Elle travaille à optimiser les moteurs à essence, à les rendre plus performants. L’idée est bien de perpétuer le modèle du moteur à essence. Pour résumer, Saudi Aramco, le plus grand criminel climatique de l’Histoire travaille, avec la complicité de l’État français, à perpétuer le règne de la voiture individuelle. Le tout à dix kilomètres de Paris, une des capitales européennes où tu meurs le plus de la pollution automobile !

Au-delà de ce laboratoire, l’IFPEN sert également à former l’élite scientifique du carbone, qui est ensuite envoyée en Arabie Saoudite. Ils ont même créé un master spécial pour Saudi Aramco. Le savoir faire industriel français est au service d’Aramco et du royaume saoudien.

Concernant China Energy, l’État chinois est venu signer en 2019 divers contrats avec l’Élysée. Un des plus énormes a été passé avec Électricité De France (EDF) pour permettre au groupe français de construire un parc éolien à Dongtai, près de Shanghai. Il se trouve que depuis 1997, EDF détient 20% des parts d’un consortium de trois gigantesques centrales à charbon. Ces centrales ont une puissance six fois supérieur au futur parc éolien de Dongtai – 3600 mégawatts contre 500 mégawatts. Ces centrales sont classées « sous-critiques », c’est-à-dire qu’elles ont un rendement médiocre et sont donc hyper-polluantes. Depuis la prise de participation d’EDF en 1997, ces centrales ont craché une fois et demie plus de CO² que ce que rejette la France en un an.

LVSL : Il aurait été tentant d’imputer la responsabilité univoque de ces pollutions environnementales à la Chine, l’Arabie Saoudite ou la Russie. Pourtant, vous montrez que ces multinationales pourraient difficilement prospérer comme elles le font aujourd’hui sans les investissements massifs des acteurs financiers internationaux.

M.C : On estime que depuis le début de la signature des accords de Paris les principaux industriels bancaires ont injecté 2 000 milliards dans l’industrie fossile. Le plus gros financeur est JP Morgan Chase qui investit 65 milliards d’euros par an dans des projets polluants. Les six plus grosses banques françaises ne sont pas en reste et investissent énormément dans le secteur fossile. Entre 2016 et 2020, elles ont augmenté chaque année de 19% leurs investissements dans les énergies fossiles – pour un total de 295 milliards de dollars sur la période.

Pour Médiapart, j’ai enquêté sur Amundi, le plus grand actionnaire de Total. C’est un énorme fonds d’investissement qui pèse plus de 2 000 milliards d’euros dont 12 milliards d’euros de participations dans le groupe français. Ce même groupe français vient d’ailleurs d’engranger des bénéfices records. 

« L’industrie pétrolière a encore de beaux jours devant elle. »

Patrick Pouyanné, PDG de Total

C’est un signe révélateur si on veut mesurer où en est la lutte climatique en France ou dans le monde. En pleine urgence climatique et sociale, l’entreprise française qui fait le plus de bénéfices – bénéfices historiquement élevés par ailleurs – est un pétrolier !

LVSL : Une phrase dans votre ouvrage est particulièrement intrigante : Amin Nasser, PDG de l’ARAMCO déclare que le pétrole est une énergie qui va « jouer un rôle clé dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre ». Comment le secteur du pétrole prépare-t-il son avenir ?

M.C : C’est vrai que le cynisme de ces entreprises a de quoi étonner. Beaucoup d’informations présentes dans mon enquête ne sont pas issues de sources secrètes. Il suffit de fouiller dans la presse et de trouver les bilans financiers des groupes. Ils se gargarisent ouvertement de cette expansion pétrolière.

Le gros angle mort de le lutte climatique actuelle – ce n’est pas moi qui le dis mais l’Agence internationale de l’Energie – c’est le secteur pétrochimique. C’est la nouvelle voie de valorisation du pétrole. Il est issu à 99% de composés fossiles. En 2019, la production et l’incinération de plastique a ajouté plus de 850 millions de tonnes de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, presque autant que les émissions allemandes. D’ici vingt ans, on utilisera plus le pétrole pour produire du plastique que dans les voitures ! Une déclaration de Patrick Pouyanné, PDG de Total, résume assez bien la question : grâce au plastique,  « l’industrie pétrolière a encore de beaux jours devant elle. »

Amin Nasser a investi énormément dans l’industrie plastique. C’est un message très puissant pour les investisseurs ; il les encourage à investir encore plus dans le pétrole. Cette industrie s’avère d’autant plus rentable qu’il y a actuellement une énorme révolution technologique mise en œuvre par Aramco. Fort de son réseau de 1 300 chercheurs dans le monde, l’entreprise développe actuellement le crude oil-to chemicals (COTC) qui permet de convertir directement jusqu’à 70% d’un baril de brut en dérivés pétrochimiques, alors que les raffineries conventionnelles atteignent difficilement le ratio de 20%. Ça double la rentabilité du pétrole ! C’est assez mortifère.

Bien entendu, cette stratégie s’ancre vite dans le réel. Quand Aramco annonce qu’il va produire beaucoup de plastique, cela implique de construire d’immenses usines de raffineries et de production. En avril 2018, un protocole a été signé entre Aramco et New Dehli pour construire en 2025 un monstrueux site pétrochimique pour plus de 44 milliards de dollars. Tout cela se fera au prix de nombreux accidents du travail et d’une destruction extrême des environnements locaux. Il faut donc bien comprendre que tous ces choix politiques et économiques ne sont pas dématérialisés. Ils sont bien réels.

LVSL : Pour respecter ses engagements climatiques, la Chine a annoncé vouloir limiter le développement de centrales à charbon tout en favorisant le déploiement d’énergies renouvelables. Pourtant, vous montrez que China Energy prépare en toute discrétion un « torrent de charbon » à venir, contre la volonté du gouvernement central.

M.C :  C’est quelque chose qui m’a beaucoup étonné en écrivant l’ouvrage. On pense souvent la Chine comme un État ultra-centralisé qui, après avoir décidé d’une action, serait capable capable de la mettre directement en place. Xi Jinping a donné de nombreux signaux de sa volonté de rendre plus écologique son pays. Il a parlé plusieurs fois dans ses discours d’une « civilisation écologique ». Il y a deux ans, il a annoncé que son pays allait atteindre la neutralité carbone d’ici 2060. En septembre dernier, il également annoncé que la Chine ne construirait plus de centrales charbon à l’étranger – sans donner de dates précises.

En opposition frontale avec ces discours, China Energy développe en catimini une bombe climatique. Des activistes ont découvert, en analysant des données satellites, que de nombreuses nouvelles centrales étaient en train d’être construites. Ces infrastructures totalisent 259 GW de capacité électrique – l’équivalent de toutes les centrales thermiques des Etats-Unis. On parle souvent de « centrales zombies ». Je montre ainsi dans mon livre que, malgré les décrets mis en place, China Energy a déployé un lobbying intense, notamment au niveau des provinces chinoises. Ce lobbying s’est opéré à travers le Conseil chinois de l’électricité, organisation créée en 1988 qui réunit les seize plus grandes majors énergétiques du pays. Le lobbying au sein de l’État central est tellement puissant qu’il n’y a toujours pas de ministère de l’Energie là-bas. Ce constat rend dérisoires mal d’a priori que l’on pourrait avoir sur la Chine. C’est ce qui me fait dire que, l’annonce de Xi Jinping concernant les centrales à l’étranger ne va avoir que peu d’effets.  

LVSL : Ces trois entreprises sont susceptibles de catalyser un large mécontentement face à leurs attitudes prédatrices. Quelles sont les stratégies déployées par ces dernières pour légitimer leurs pratiques ?

Il y a toute une nouvelle politique de greenwashing mise en place par ces groupes au service du soft power. Gazprom est un véritable champion sur la question, notamment dans le domaine du football. Le géant russe a compris qu’être présent dans le monde sportif était une très bonne façon de redorer son blason, notamment en Europe de l’Est où la Russie a eu mauvaise image. Gazprom a acheté de nombreuses équipes comme le FC Zenith de Saint Petersbourg, sponsorise FC Schalke 04, une grande équipe ouvrière mythique d’Allemagne et la coupe du monde 2018. En mai dernier, ses dirigeants ont signé un nouveau contrat avec l’UEFA Champions League.

« Le greenwashing est aujourd’hui le nouveau déni climatique. »

Laurence Tubiana, une des architectes des accords de Paris sur le climat .

On peut également parler de la nouvelle passion d’Aramco et de China Energy : planter des arbres. Aramco a planté plus de cinq millions de sujets en Arabie Saoudite et se décrit comme un guerrier en première ligne de la question climatique … Pourtant, si on fait les calculs, ces arbres ne vont même pas absorber 1% des émissions du groupe. Total fait la même chose. Depuis quelques mois, le groupe a annoncé des plantations concernant quarante millions d’hectares  sur les plateaux Batéké en République du Congo.

LVSL : Bien qu’ils l’aient fait pendant de nombreuses années, les producteurs de gaz ou de pétrole ne peuvent plus directement nier la crise climatique à laquelle nous faisons face. Ils plaident désormais pour la mise en place de technologies de Carbon capture and storage (CCS). Que pensez-vous de ce discours ? Disposons-nous d’une porte de sortie rapide, facile et économe de la crise environnementale ?

M.C : L’idée est de mettre un dispositif autour des cheminées capable de capter et de stocker le CO² en profondeur. Il n’y a qu’une vingtaine de dispositifs à l’œuvre autour du monde. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) estime qu’il faudrait augmenter de 4 000% ce type de dispositifs pour viser la neutralité carbone d’ici 2050. C’est le dernier gadget utilisé par les multinationales pour dire qu’elles agissent pour le climat.  

Je suis allé à la COP de Glasgow ; les journalistes et les activistes ont vu un nouveau mot émerger. Dans toutes les discussions, les diplomates parlaient d’unabated carbon. Ce terme désigne tous les projets polluants qui n’ont pas ces fameux dispositifs de stockage de carbone. Par exemple il y a eu un accord de principe signé notamment par la France pour arrêter les financements fossiles à l’étranger excepté ceux dotés d’une technologie de stockage carbone. Exxon développe de tels projets au Mozambique. Alors qu’encore une fois, quand on fait les calculs, ces projets ne stockent qu’un partie infinitésimale des émissions engendrées par l’homme. La meilleure façon de stocker du carbone c’est de le laisser dans les sous-sols. Ce n’est pas avec des arbres ou encore moins avec de fausses solutions techniques. Ces dispositifs permettent encore une fois de retarder l’action climatique.  

Même Laurence Tubiana, qui est l’une des architectes des accords de Paris sur le climat, a critiqué le greenwashing présent dans certains plans de neutralité carbone. Ces technologies permettent de dire que nous avons encore trente ans devant nous, tous les grands scénarios de prospective reposent là-dessus. On le voit dans les courbes de prospective à chaque fois : on a une courbe progressive jusque 2030 et là d’un seul coup ça descends. C’est complètement absurde ! L’échéance ce n’est pas 2050 mais bien 2030 !

Criminels climatiques: Enquête sur les multinationales qui brûlent notre planète.

Mickaël Correia

La découverte, 2022. https://www.editionsladecouverte.fr/criminels_climatiques-9782348046773