Les multiples costumes de Daniel Ortega, un caudillo pas prêt à quitter la scène

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Le président nicaraguayen Daniel Ortega célèbre le 39e anniversaire de la révolution sandiniste. Managua, 19 juillet 2018. © Stringer/ Agence Anadolu

Le 7 novembre 2021 se joue au Nicaragua une fiction électorale écrite, jouée et mise en scène par le président Daniel Ortega et sa femme et vice-présidente Rosario Murillo, déjà grands amateurs du cumul des fonctions ! Amenés sur le devant de la scène avec le soutien du FMI et de la Banque mondiale, entre autres généreux donateurs, le couple bénéficiait hier de la complaisance des États-Unis et de l’Union européenne. Ceux-là même se refusent aujourd’hui à reconnaitre un ancien allié aux allures d’autocrate devenues trop évidentes.

À la faveur des prochaines élections générales, le Nicaragua revient sous le feu des projecteurs – toute proportion gardée avec l’espace politique et médiatique réservé aux petits pays d’Amérique centrale. Les élections du 7 novembre 2021 verront élire le président de la République, les membres de l’Assemblée nationale ainsi que les députés nicaraguayens du Parlement centraméricain. À l’approche du scrutin, les persécutions politiques se sont accentuées afin d’empêcher toute opposition au pouvoir en place : 37 opposants politiques ont été incarcérés [1]. La communauté internationale se dresse alors vent debout contre le régime « orteguiste » et dénonce le virage autoritaire du régime depuis avril 2018.

Avril 2018, le commencement ?

Le 18 avril 2018, des manifestations s’organisent à Managua et León, les deux plus grandes villes du pays, pour protester contre la réforme, préconisée par le Fonds monétaire international (FMI), de l’Institut nicaraguayen de sécurité sociale, qui prévoyait une augmentation des cotisations sociales en parallèle d’une baisse de 5 % des pensions de retraite. Très vite et face à la répression, la contestation s’étend dans le reste du pays et de nombreux mouvements sociaux s’y rallient. Le combat pour les pensions de retraite s’élargit à des revendications politiques de droits civils et civiques fondamentaux et au départ du couple dirigeant Ortega-Murillo. Trois à quatre cents morts et des milliers de blessés et de prisonniers plus tard, la contestation est mâtée à la fin 2018. Pour rétablir l’ordre, le pouvoir peut compter aussi bien sur le soutien de l’appareil de violence étatique que sur des groupes armés para-policiers qui lui font allégeance, parmi lesquels les Jeunesses sandinistes.

Manifestation du 30 mai 2018 à Managua. Ce jour, plusieurs centaines de milliers de personnes manifestent contre la répression.

Les manifestations cessent mais la répression se poursuit : criminalisation des médias et des mouvements sociaux, harcèlement judiciaire, etc. Les nicaraguayens parlent des « portes tournantes » de la prison : dans un cycle sans fin, on y entre et on en sort pour y retourner quelques mois plus tard.

Mais, n’en déplaise aux alliés d’hier qui le tiennent aujourd’hui en désaveu – les États-Unis au premier chef –, l’autoritarisme d’Ortega était décelable dès sa ré-accession au pouvoir en 2007.

Leader du Front sandiniste de libération nationale (FSLN), guérilla socialiste qui met fin à la dictature de Somoza en 1979, Daniel Ortega entre dans le champ politique comme révolutionnaire. D’abord président de la Junte de reconstruction nationale puis élu président de la République en 1984, Ortega et son parti défendent un agenda social et souverainiste : nationalisations, réforme agraire, garanties syndicales et droits sociaux, campagne d’alphabétisation, etc.

Le régime nicaraguayen rejoint alors son allié cubain dans le panel des têtes à abattre des États-Unis. Washington place le pays sous embargo et apporte son soutien économique et logistique aux contras – groupes paramilitaires d’opposition – dans l’espoir de faire chuter le régime.

Les contras ne visent pas tant à conquérir le pouvoir par les armes qu’à attiser le mécontentement populaire contre le gouvernement sandiniste en sabotant l’économie et les programmes sociaux. En 1990, Daniel Ortega perd les élections présidentielles au profit la candidate libérale Violeta Chamorro. En 1996, nouvelle défaite, cette fois face à Arnoldo Alemán, leader du très conservateur Parti libéral constitutionnel. Cette fois la leçon est retenue : Daniel Ortega s‘éloigne du jeu démocratique pour reprendre le pouvoir.

En 1999, il pactise avec le président Alemán : les deux partis se répartissent le contrôle des institutions en ne nommant que des hommes de paille, sandinistes ou libéraux, et se garantissent une immunité judiciaire. Les deux leaders n’auront ainsi pas à répondre devant la justice des crimes dont ils seront accusés : une corruption notoire pour l’un, des viols répétés à l’encontre de sa belle-fille pour l’autre.

Le FSLN, malgré sa condition de force d’opposition, obtient le contrôle du Conseil suprême électoral, de la Cour suprême de justice et de la Cour des comptes.

Dans les années qui suivent, une réforme de la loi électorale vient prolonger le pacte et finit de vider la démocratie de sa substance. Cette réforme permet de remporter l’élection présidentielle dès le premier tour avec un score minimum de 35 % et en devançant le second candidat de cinq points. En 2006, la nouvelle loi aboutit à ce pour quoi elle avait été conçue : avec 38 % des voix, Ortega est élu président de la République.

2007 : enfin au pouvoir, plus question de le lâcher

Au lendemain de son élection, Ortega poursuit sa stratégie. Dès le début des années 2000, il avait initié un rapprochement progressif avec les secteurs de l’Église catholique les plus conservateurs, personnifiés par le cardinal Obando y Bravo, ennemi historique du sandinisme. Ce dernier marie publiquement Daniel Ortega et Rosario Murillo en 2005, valant acte de réconciliation et de bénédiction politique pour le commandant révolutionnaire. Le FSLN votera par la suite une loi sur l’avortement parmi les plus restrictives du monde : l’avortement y est interdit en toutes circonstances, même en cas de viol, de malformation congénitale majeure ou de danger pour la vie de la mère.

Le maillon manquant à son alliance : le grand patronat, réuni dans le Conseil supérieur de l’entreprise privée (COSEP). Dès 2007 le gouvernement promeut et assume une politique d’ « Alliance, dialogue et consensus ». Le modèle repose sur un triptyque État–secteur privé–syndicats (majoritairement sandinistes) fonctionnant sur une relation donnant-donnant. Les élites se répartissent le pouvoir tandis que le capital ferme les yeux sur les pratiques anti-démocratiques et l’accaparement des ressources du clan Ortega, qui leur garantit stabilité et faveurs économiques : exonérations fiscales multiples, conditions de négociations syndicales favorables, ouverture des marchés.

« Aujourd’hui, le gouvernement représente cette communauté d’intérêts entre la nouvelle oligarchie sandiniste, l’oligarchie traditionnelle et le grand capital multinational »

Monica Baltodano, ex-commandante sandiniste

Fidèle à sa nouvelle ligne, le président ne remet pas en question le traité de libre-échange avec les États-Unis adopté en 2005, le même président qui accusait le précédent gouvernement d’Enrique Bolaños de soumettre le Nicaragua aux intérêts économiques de Washington. Grâce à l’œuvre du FSLN sont également approuvés un traité avec Taïwan (entré en application en 2008), un autre concernant les échanges entre l’Amérique centrale et le Mexique (2011) et le CAFTA, traité de libre-échange entre l’Amérique centrale et l’Union européenne (2012).

L’ancien révolutionnaire devient le meilleur élève du FMI. Ennemi juré des États-Unis pendant le soulèvement des contras, le dit « sandiniste » a désormais ses tickets à la Maison Blanche, pendant que plus de 50 % du commerce extérieur se fait avec les États-Unis. Les entreprises multinationales prospèrent et le président distribue les cadeaux : protocole d’accord avec la multinationale espagnole de l’énergie Unión Fenosa, qui reçoit le rang de loi par vote parlementaire le 12 février 2009, concession des principales exploitations minières du pays à l‘entreprise canadienne B2Gold, champ libre laissé à la multinationale espagnole Pescanova qui acquiert le contrôle de la quasi-totalité des concessions de pêche dans les deux premières années de mandat d’Ortega [2]… les exemples sont multiples.

Barack Obama et Daniel Ortega le 19 avril 2019, à l’occasion du Ve Sommet des Amériques réuni à Trinité-et-Tobago

Ces années coïncident avec l’accumulation d’une richesse considérable par le clan Ortega. « Ortega et son groupe ne sont pas avec le grand capital par convenance tactique. Ils sont avec le grand capital, parce que maintenant eux-mêmes sont un important groupe capitaliste : aujourd’hui, le gouvernement représente cette communauté d’intérêts entre la nouvelle oligarchie sandiniste, l’oligarchie traditionnelle et le grand capital multinational » analyse Monica Baltodano, ex-commandante sandiniste [3].

Ce nouveau régime économique s’accompagne d’une flambée des concessions minières et des activités extractives dans le pays, et, avec cela, d’une forte contestation d’activistes qui revendiquent leur propriété sur la terre et dénoncent des projets dévastateurs pour l’environnement. La construction finalement avortée du canal interocéanique, mégaprojet dont l’ambition est de concurrencer le canal de Panama, rassemble une forte opposition. En 2016, le Nicaragua est classé pays le plus dangereux du monde pour les militants de la cause environnementale, par l’organisation non gouvernementale (ONG) Global Witness. Si la répression de 2018 atteignit une ampleur inégalée, la violence frappait déjà les campagnes nicaraguayennes.

La double allégeance : chantre du néolibéralisme pour les uns, révolutionnaire sandiniste pour les autres

Félicité par le FMI et la Banque mondiale, reçu à bras ouvert par Georges Bush puis Obama, le président nicaraguayen change de costume et se pare de sa robe révolutionnaire quand il s’assoit à la table de l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA), créée par Hugo Chávez. L’ex-guérillero a en effet maintenu ses liens avec Cuba, et plus encore avec le Venezuela, allié historique du sandinisme. Cette double allégeance permit à Ortega de profiter, dix ans durant, d’une aide considérable de 500 millions de dollars par an – le quart du budget de l’État – versée par Chávez et administrée sans contrôle public par une société privée liée aux sandinistes, Alba de Nicaragua S.A. (ALBANISA).

Daniel Ortega arrive au pouvoir dans une configuration économique favorable. Le président sortant Enrique Bolaños aurait cédé le pouvoir à Daniel Ortega avec ces mots : « La table est servie » [4], en référence aux politiques d’austérité menées par les gouvernements précédents qui sont parvenues à réduire le niveau de la dette publique. Économie stabilisée, hausse des exportations, boom du cours des matières premières, horizon du traité de libre-échange avec les États-Unis et intégration à l’ALBA… le ciel est au beau fixe.

La première décennie de pouvoir Ortega-Murillo est en effet accompagnée de succès : doublement du Produit intérieur brut (PIB) en dix ans, taux de croissance économique parmi les plus élevés du continent, augmentation annuelle des investissements étrangers (les principaux étant : États-Unis, Canada, Chine) de 16 % par an entre 2006 et 2017.

Certes, on assiste à une diminution sensible de la pauvreté – comme presque partout ailleurs sur le continent – mais les inégalités se creusent. La période est avant tout celle de l’accumulation des richesses par l’oligarchie entrepreneuriale. Les programmes sociaux ciblés financés par le régime ne sont qu’une version clientéliste et partisane des anciens programmes de lutte contre la pauvreté mis en place par ses prédécesseurs néolibéraux, déjà réduits à la portion congrue.

Éric Toussaint, fondateur du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CATDM), résume ainsi la politique « orteguiste » : « défendre les intérêts du grand capital, ouvrir plus largement l’économie aux grandes entreprises étrangères, entretenir de bonnes relations avec le FMI, la Banque mondiale et d’autres organismes multilatéraux, tout en s’assurant l’appui d’une série d’organisations populaires sur lesquelles il exerce une très forte influence, et en maintenant une politique d’assistance sociale minimale (soutiens financiers et matériels aux plus pauvres sans combattre structurellement les causes de la pauvreté), permise à la fois par une conjoncture économique internationale favorable aux exportations et par l’aide provenant du Venezuela [5]. »

2018, la rupture avec le grand capital 

Suite à la répression violente des manifestations entamées en avril 2018, le couple Ortega-Murillo n’apparait plus comme un facteur de stabilité, la COSEP se retourne contre ses vieux amis.

Déjà, depuis 2014, le climat des affaires se dégradait. Frappé par une forte crise économique, le Venezuela suspend son aide au Nicaragua. L’économie du petit pays, qui exporte bois, or, café, sucre… est également affectée par la chute des cours des matières premières. Enfin, depuis les élections de 2016 et la désignation de la première dame au poste de vice-présidente, les relations avec les États-Unis s’étaient tendues, ces derniers se disant « profondément préoccupés par les irrégularités du processus électoral présidentiel et législatif au Nicaragua, qui ont empêché la possibilité d’une élection libre et équitable [6]. » Rosario Murillo, femme du président, dirigeait déjà de fait et depuis dix ans la communication et l’ordre du jour du gouvernement…

« Comment les partis de droite pourraient-ils encore gagner quand la majorité de leurs dirigeants sont désormais assis au Parlement en tant que députés sandinistes ou apparentés. Nous ne voulons plus perdre le pouvoir par les urnes »

Orlando Nuñez, intellectuel proche du pouvoir sandiniste

Le niveau de violence exercé contre la population rendait une posture de soutien au gouvernement difficile à tenir. Moins d’une semaine après les premières levées de barricades et alors qu’il approuvait la réforme à l’origine du soulèvement, le COSEP invite les Nicaraguayens à manifester contre la répression. Ortega connaît bien son script : abandonné par Washington et le patronat, il rejoue son rôle de petit pays socialiste harcelé par l’impérialisme.

Mais quelle est l’alternative ? L’apparition providentielle d’un Juan Guaido à la nicaraguayenne, qui ravirait l’élite économique, semble malheureusement inespérée. C’est bien là que résident les raisons de la percée puis de la pérennité d’Ortega. Si les petits mais influents cercles du monde de l’entreprise, de l’Église et les États-Unis ont laissé Ortega occuper ce pouvoir, ce n’est que du fait de l’absence d’opposition crédible pour prendre cette place. Le caudillo est parvenu ensuite à pénétrer toutes les sphères institutionnelles et à confisquer tous les pouvoirs : exécutif, législatif, judiciaire, électoral, médiatique, policier et militaire. Le vrai succès d’Ortega a consisté à coopter ses opposants, à substituer le FSLN à l’État et à empêcher toute alternative.

Orlando Nuñez, un des rares intellectuels sandinistes à être resté du côté d’Ortega, interrogé en 2017 par Bernard Duterme, président du Centre tricontinental (CETRI), dira ceci : « Comment aurions-nous pu récupérer et asseoir notre pouvoir sans ces pactes et achats de votes ? Pas d’hégémonie possible sans alliance. Comment les partis de droite pourraient-ils encore gagner quand la majorité de leurs dirigeants sont désormais assis au Parlement en tant que députés sandinistes ou apparentés. Nous ne voulons plus perdre le pouvoir par les urnes [7]. »

De leur côté, les différents mouvements sociaux ne parviennent pas non plus à s’unir pour faire émerger une force politique. En réponse aux révoltes populaires, le COSEP et l’Église soutiennent une négociation avec le pouvoir. Les organisations sociales s’opposent à cette issue qui n’aboutirait qu’au maintien du statu quo et garantirait l’impunité aux gouvernants pour leur répression sanglante. Le dialogue ne serait en fait qu’un geste de façade, les anciens alliés d’Ortega revêtant leur masque démocratique pour ne pas salir leur image, à la seule fin de mieux rétablir l’ordre économique d’antan. Mais la machine est enclenchée, exalté par la démonstration violente de son pouvoir, Ortega est maintenant décidé à régner sans partage.

Un pouvoir de plus en plus intransigeant

Le 16 mars 2019, à Managua, la police réprime une manifestation en faveur de la libération des prisonniers politiques, arrêtant, avant de les relâcher, 164 personnes parmi lesquelles des figures de la contestation [8]. L’opposition suspend alors le processus de négociations.

Peu à peu, le duo Ortega-Murillo passe d’une posture de dialogue avec certains secteurs à une position de plus en plus intransigeante. Sachant son pouvoir consolidé, le couple devient intraitable. Les lois liberticides s’enchainent : fin 2020 sont adoptées la loi sur les « agents étrangers » qui vise les personnes et organisations recevant des fonds d’organismes internationaux, une loi sur les « cyberdélits » et une loi sur les « crimes de haine ». Le 20 décembre, en prévision des élections générales de novembre prochain, ce panel est complété par une loi qui interdit aux « traîtres à la patrie » de se présenter. Pour prévenir la « menace impérialiste américaine », 37 opposants parmi lesquels les potentiels candidats aux élections ont été arrêtés depuis mai 2021.

Cristiana Chamorro, principale rivale d’Ortega à la présidentielle de novembre. Le 2 juin, elle est arrêtée et assignée à résidence. © José Cardoza

Privés de la rue depuis septembre 2018 – date d’interdiction des manifestations –, étouffés sous la multiplication des démarches administratives nécessaires à leur légalité, puis officiellement criminalisés, les mouvements sociaux peinent à s’organiser.

Malgré l’absence flagrante de conditions électorales démocratiques, la communauté internationale – bien qu’elle condamne Ortega – appelle l’opposition à se présenter pour prouver la fraude. Jimmy Gómez, de l’Articulation des mouvements sociaux (AMS) dénonce cette pression exercée par les instances internationales, qu’il assimile au déni d’une décennie de répression : les nombreux morts, prisonniers et torturés ne seraient pas suffisants pour prouver ce qu’est le régime Ortega [9].

Si les États-Unis et l’Union européenne condamnent les atteintes répétées à l’État de droit et aux droits de l’homme commises par le régime orteguiste, jusqu’aujourd’hui encore et en dépit des effets d’annonces, les mesures se sont bornées à des sanctions individuelles contre des personnalités politiques ou ont visé des organismes financiers privés liés à l’aide vénézuélienne. Un régime de sanction sans commune mesure à celui qui touche Cuba ou le Venezuela. Les économies jouant le jeu du néolibéralisme bénéficieraient-elles d’un menu allégé ? Le Nicaragua d’Ortega continue ainsi de bénéficier des fonds du FMI, de la Banque mondiale, de la Banque interaméricaine de développement, de la Banque d’intégration économique centraméricaine ou encore du Fonds vert pour le climat de l’ONU. En 2020, la moitié du budget national était alimentée par ces aides internationales. Les élections du 7 novembre pourraient donc représenter un tournant si elles actent de la fin de l’aide au Nicaragua.

Après la farce électorale ? Les risques d’un isolement international

S’il est encore besoin de le dire, les élections ne laissent aucun doute sur l’issu du vote : Daniel Ortega sera reconduit à la tête de l’État. Au vu du climat violent et autoritaire qui s’est profondément installé, novembre 2021 a peu de chance de voir renaître une révolte populaire. Mais à moyen et long terme, l’inflexibilité de l‘autocratie scellera la perte de légitimité du gouvernement déjà entamée, au risque de provoquer un isolement international qui pourrait aggraver la situation économique et humanitaire du pays.

En réponse aux prochaines élections, le Congrès américain s’apprête à adopter la loi « Renforcer l’Adhésion du Nicaragua aux Conditions de la Réforme Électorale » (RENACER). Cette loi exige le renforcement des sanctions à l’encontre des acteurs clés du régime Ortega et prévoit leur coordination avec l’Union européenne et le Canada. Est également demandée l’ouverture d’une enquête pour déterminer si le Nicaragua doit être autorisé à continuer à participer à l’Accord de libre-échange d’Amérique centrale (CAFTA) [10]. Depuis l’emprisonnement des adversaires à la présidentielle il y a quelques mois, la liste noire des personnalités nicaraguayennes touchées par les sanctions américaines s’est allongée plusieurs fois.

Ces mesures viennent prolonger les sanctions prises, depuis 2018 par les États-Unis et fin 2019 pour l’Union européenne, contre les hauts dignitaires du clan Ortega-Murillo : gels des avoirs financiers, interdiction de transaction, refus de visa. Le NICA Act (« Loi sur la conditionnalité des investissements au Nicaragua ») ratifié fin 2018 et qui conditionne l’aval des États-Unis à l’aide internationale au respect de la démocratie au Nicaragua pourrait enfin être mis en application.

Lundi 1er novembre, Facebook a annoncé avoir éliminé une « usine à trolls » nicaraguayenne, un ensemble d’environ 1500 comptes, groupes et pages Facebook ou Instagram destinées à manipuler le débat public en faveur du gouvernement. Créées depuis les révoltes d’avril 2018, l’opération organisée par différentes institutions publiques consistait à partager des messages progouvernementaux et à discréditer les opposants. Sans que l’offensive de Facebook ne porte un coup significatif au régime, l’affaire n’est pas innocente : l’étau se resserre pour le Nicaragua.

« À moyen et long terme, l’inflexibilité de l‘autocratie scellera la perte de légitimité du gouvernement déjà entamée, au risque de provoquer un isolement international qui pourrait aggraver la situation économique et humanitaire du pays. »

Malgré la croissance économique de la décennie précédente, le Nicaragua est, après Haïti, le pays le plus pauvre du continent. La pandémie du Covid-19 – d’abord qualifiée par le pouvoir de sanction divine contre les pays riches – n’a rien arrangé. Dans ce contexte, la suspension de l’aide et des traités commerciaux semblent une solution peu souhaitable. Tout d’abord, comment demander des sanctions commerciales contre le Nicaragua sans en réclamer contre le Honduras ou le Guatemala – violant également les droits humains –, sinon en tombant dans le deux poids deux mesures ? Ensuite, de telles sanctions ont toujours un impact grave sur les populations civiles.

En 2020, 75 % de la population nicaraguayenne vivait dans une situation de pauvreté ou d‘extrême pauvreté [11]. Dans ce petit pays de 6 millions d’habitants, la crise politique de 2018 avait déjà poussé 100 000 personnes à chercher refuge au Costa Rica. Le système migratoire du Costa Rica étant submergé depuis lors (avec 89 000 demandes d’asiles non résolues), les Nicaraguayens se tournent de plus en plus vers d’autres destinations, au premier rang desquelles les États-Unis. En janvier 2021, 575 nicaraguayens étaient appréhendés à la frontière sud des États-Unis, en juillet le chiffre passe à 13 391. En octobre 2021, le bilan provisoire de l’année en cours s’élevait à 43 327 appréhensions [12].

Plongé dans une crise socio-politique profonde, l’avenir du Nicaragua semble incertain. Passage à une dictature assumée, sanctions commerciales et exacerbation des antagonismes ou assouplissement d’Ortega vers des négociations ? Les élections du 7 novembre marqueront peut-être un tournant, sinon dans le durcissement de l’autocratie, du moins dans la visibilité et les conséquences de la crise nicaraguayenne à l’international.

Notes :

[1] Conférence « Nicaragua : à la veille d’une nouvelle farce électorale » organisée le 14 octobre 2021 à la Bourse du travail à Paris organisée par le Comité de solidarité avec le peuple du Nicaragua (CSPN) et France Amérique latine (FAL).

[2] Éric Toussaint, « Nicaragua : De 2007 à 2018, Daniel Ortega a bénéficié de l’appui du FMI et a poursuivi une politique en faveur du grand capital national et international », CADTM, 19 octobre 2018.

[3] Monica Baltodano, « Qu’est-ce que ce régime ? Quelles ont été les mutations du FSLN pour arriver à ce qu’il est aujourd’hui ? », Inprecor n° 651/652, mai-juin 2018.

[4] Bernard Duterme, « Nicaragua, Amaya est libre », CETRI, 11 juin 2019.

[5] Éric Toussaint, « Nicaragua : L’évolution du régime du président Daniel Ortega depuis 2007 », CADTM, 25 juille2018.

[6] Olivia Della Costa Stuenkel et Andreas E. Feldman, « The Unchecked Demise of Nicaraguan Democracy », Carnegie Endowment for International Peace, 16 novembre 2017.

[7] Conférence « Nicaragua : à la veille d’une nouvelle farce électorale » organisée le 14 octobre 2021 à la Bourse du travail à Paris organisée par le Comité de solidarité avec le peuple du Nicaragua (CSPN) et France Amérique latine (FAL).

[8] « 16-20 mars 2019 – Nicaragua. Suspension des négociations entre l’opposition et le pouvoir », Encyclopædia Universalis.

[9] Conférence « Nicaragua : à la veille d’une nouvelle farce électorale » organisée le 14 octobre 2021 à la Bourse du travail à Paris organisée par le Comité de solidarité avec le peuple du Nicaragua (CSPN) et France Amérique latine (FAL).

[10] « Chairman Menendez lauds Senate approval of updated RENACER Act to secure passage in House of representatives », United State Committee on Foreign Relations, 2 novembre 2021.

[11] Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC), Banque de données des enquêtes sur les ménages.

[12] « Nicaragua: Dealing with the Dangers of a One-Sided Poll », International Crisis Group, 7 octobre 2021.

Bernard Duterme : « Ortega est un caudillo néolibéral repeint en socialiste »

Daniel Ortega, président du Nicaragua
Daniel Ortega © Telesur

Étrange parcours que celui de Daniel Ortega, président du Nicaragua depuis 2006. Leader de la révolution sandiniste [d’après Augusto Sandino, révolutionnaire nicaraguayen ndlr] du Nicaragua qui a porté un gouvernement socialisant au pouvoir en 1979, il est devenu une icône des mouvements altermondialistes. Revenu au pouvoir en 2006, il est accusé par ses adversaires de mettre en place les mêmes réformes néolibérales contre lesquelles il luttait quelques décennies plus tôt. La rhétorique et la symbolique révolutionnaires n’ont pourtant pas changé, Ortega dénonçant à n’en plus finir la « dictature mondiale du capitalisme » et appelant à l’édification d’un État socialiste au Nicaragua. Pour y voir plus clair, nous avons rencontré Bernard Duterme, sociologue, directeur du CETRI (Centre Tricontinental), et auteur de nombreux ouvrages et articles sur le Nicaragua.


LVSL – En novembre 2016, Daniel Ortega remporte l’élection présidentielle du Nicaragua, obtenant 72,5 % des suffrages et est reconduit pour un quatrième mandat, bénéficiant d’une conjoncture économique favorable, dont une croissance du PIB avoisinant les 5 % la décennie précédente. Tantôt félicité par le FMI – Fonds monétaire international -, tantôt défendu par une partie des mouvements altermondialistes – notamment pour les programmes sociaux qui l’ont accompagné – le modèle économique du Nicaragua d’Ortega semble traversé par des contradictions. Pouvez-vous nous en dire plus sur les causes de cette réussite économique ? Le Nicaragua est-il un exemple à suivre pour les pays d’Amérique centrale ?

Bernard Duterme – Le modèle économique qui prévaut au Nicaragua depuis le retour de Daniel Ortega au pouvoir en janvier 2007 correspond, dans les grandes lignes, aux politiques néolibérales appliquées par les trois administrations de droite qui l’ont précédé. C’est également le modèle qui a dominé, à quelques inflexions près, l’Amérique centrale de ces dernières années. Au Honduras et au Guatemala en particulier. Un modèle de développement antédiluvien, prioritairement agro-exportateur, extractiviste, orienté vers l’alimentation du marché mondial en matières premières (viande, café, or, sucre, pour ce qui concerne le Nicaragua). Un modèle de développement dont la faible part industrielle se limite, pour l’essentiel, aux unités d’assemblage textile en zones franches, la plupart collées à l’aéroport international, où les sociétés nord-américaines et asiatiques agissent en toute liberté.

« Une certaine gauche internationale pointe les programmes sociaux financés par l’ortéguisme, mais omet de signaler que ceux-ci s’apparentent aux projets de lutte contre la pauvreté saupoudrés par les gouvernements de droite en période d’ajustement structurel »

Le lendemain même de son investiture, le gouvernement Ortega a défini – et assumé constamment par la suite –, en parfaite entente avec les grandes fortunes du pays et les chambres patronales, ce qu’allait être son modèle d’alliances, de dialogue et de consensus en matière économique : tapis rouge pour le grand capital, national et étranger, à coup de libre-échange, de dérégulations (environnementales notamment) et d’exonérations (à hauteur de 50% du budget national), en lui garantissant tant la paix sociale que la main-d’œuvre et la terre les moins chères d’Amérique centrale. Ce n’est pas pour rien que, jusqu’au mois d’avril 2018, le grand patronat et les investisseurs extérieurs ont clamé, à moult reprises, tout le bien qu’ils pensaient de ce modèle.

Les institutions financières internationales elles-mêmes n’ont pas tari d’éloges à l’égard du bon élève Ortega. « Basé principalement sur l’attraction des investissements étrangers, sur une hausse de la compétitivité par rapport au marché états-unien qui est votre principal client à l’exportation, et sur une stabilité macroéconomique vraiment louable, votre modèle a été couronné de succès ces cinq à dix dernières années », indiquait encore le chef du FMI pour l’Amérique centrale au président nicaraguayen en mai 2017, moins d’un an avant le début de l’actuelle crise politique. Et de fait, profitant à plein de l’envolée des cours mondiaux des matières premières (jusqu’en 2014) et de sa double allégeance – rhétorique envers le chavisme vénézuélien, pragmatique envers le capitalisme nord-américain –, l’ortéguisme a doublé le volume de l’économie nicaraguayenne en dix ans (qui reste cependant la plus pauvre du continent, après Haïti).

Résultat : une diminution relative de la pauvreté (comme presque partout en Amérique latine durant cette période faste), mais aussi une concentration sans précédent des richesses (la plus forte de la région) et une dégradation accélérée de l’environnement (selon la FAO, le Nicaragua a perdu plus d’un tiers de ses forêts ces quinze dernières années). Une certaine gauche internationale pointe les programmes sociaux financés par l’ortéguisme pour se convaincre que l’ancien commandant de la révolution sandiniste est toujours d’obédience socialiste, mais omet de signaler que ceux-ci s’apparentent plus aux projets de lutte contre la pauvreté saupoudrés par les gouvernements de droite en période d’ajustement structurel qu’à une réelle politique de redistribution, voire de transformation sociale.

Cela étant, depuis 2015-2016 environ, la conjoncture internationale s’est retournée : cycle déflationniste des matières premières exportées, crise vénézuélienne et chute consécutive de l’aide chaviste qu’Ortega recevait en marge du budget national, crispation des relations avec les États-Unis d’Obama suite aux abus de pouvoir du couple Ortega-Murillo à l’approche des élections présidentielles de 2016… La donne s’est dès lors sérieusement compliquée pour le gouvernement nicaraguayen, qui y a progressivement perdu les moyens de perpétuer la stabilité assurée cette dernière décennie.

Par Tavox13 — Travail personnel, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=53248373
Rosario Murillo, vice-présidente du Nicaragua et épouse de Daniel Ortega

Le miracle économique nicaraguayen n’est en tout cas pas le facteur d’explication principal du miracle électoral de 2016. Miracle électoral qui a attribué au couple présidentiel (Rosario Murillo, l’épouse d’Ortega, étant désormais vice-présidente du pays), 72,4% des voix, en un seul tour, sans opposition crédible admise ni observation indépendante autorisée ; 10% de plus qu’en 2011, lors de la précédente élection présidentielle. Pour mémoire, à celle de 2006, lorsque le clan orteguiste n’avait pas encore la mainmise absolue sur le CSE (Conseil suprême électoral), le candidat Ortega fut alors élu président avec seulement 38% des votes valides, grâce à l’abaissement du seuil d’éligibilité immédiate à 35% (en cas d’écart d’au moins 5% avec le deuxième candidat). Cette réforme électorale fut l’un des dividendes du pacte passé dès 1999 entre Ortega et le très à droite président Alemán, en échange de la paix sociale et de la future impunité de ce dernier (dont le patrimoine privé aurait été multiplié par plus de 2000 durant son mandat.

À vrai dire, le déroulé des stratégies licites et illicites déployées par Daniel Ortega pour récupérer le pouvoir d’abord, puis y édifier son hégémonie et ensuite la bétonner, fait froid dans le dos. Il concourt à ce qu’est devenu ce régime politique en quelques années à peine : une autocratie aux apparences démocratiques, une démocrature népotique et corrompue, un caudillisme prétendument chrétien et socialiste, mais, à l’examen, conservateur et néolibéral.

LVSL – Dans votre livre Toujours sandiniste, le Nicaragua ?, vous défendez la thèse selon laquelle le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) de Daniel Ortega n’a plus de sandiniste que le nom. Pouvez-vous nous expliquer brièvement ce qu’a été le sandinisme et comment le FSLN de Daniel Ortega s’en est distancé ?

BD – Le drame est bien là, pour qui – comme le Centre tricontinental où je travaille – a manifesté sa solidarité avec la révolution sandiniste d’alors (1979-1990), événement clé du tiers-mondisme et acteur phare du mouvement internationaliste d’émancipation et d’autodétermination des peuples. La déconvenue se niche précisément là, dans cette entreprise d’usurpation d’une idéologie, d’un parti et du pouvoir à laquelle s’est adonné graduellement et habilement le clan Ortega. La majorité des grandes figures sandinistes de la révolution – « la toute grande majorité » selon l’économiste Orlando Núñez lui-même, l’un des derniers intellectuels à être resté partisan du président – reproche à ce qu’elle appelle depuis une vingtaine d’années l’« ortéguisme » d’avoir trahi le sandinisme, dont Ortega continue pourtant à se réclamer. Et de l’avoir instrumentalisé à ses fins personnelles.

« Autant le régime d’Ortega put profiter d’une aide colossale du Venezuela, autant il n’y eut pas la moindre tentative de construction du « socialisme du 21e siècle » au Nicaragua, contrairement à ce qui se passa durant cette période en Équateur, en Bolivie et au Venezuela, dans les principaux pays membres de l’ALBA. »

Déçus ou déchus par les instances du FSLN ortéguiste au fil des ans (entre 1990 et 2006), ces commandants, politiques et intellectuels sandinistes de la première heure – de gauche radicale ou plus sociaux-démocrates – n’ont eu de cesse d’en signaler les risques de dérives d’abord, d’en dénoncer les renoncements ensuite et d’en condamner l’opportunisme et l’arbitraire enfin : de la piñata post-défaite électorale de 1990 (l’appropriation précipitée, avant de rendre les clés, d’importantes propriétés de l’État par quelques centaines de hauts responsables du FSLN) jusqu’à la répression sanglante de 2018, en passant par les collusions, les manœuvres en tout genre et les décisions les plus étrangères aux idéaux socialistes, progressistes et anti-impérialistes de la révolution de 1979. Pour rappel, cette révolution nationale renversa la dictature dynastique des Somoza longtemps soutenue par les États-Unis. Le mouvement sandiniste porte d’ailleurs le nom du rebelle anti-impérialiste Sandino, assassiné par le premier Somoza en 1934 sous l’égide de Washington.

Certes les années du sandinisme révolutionnaire (1979-1990) ne se passèrent pas sans erreurs ni excès, verticalistes et dirigistes notamment, qui aliénèrent une part significative du monde paysan, mais le projet du FSLN – autodétermination, alphabétisation, éducation et culture populaires, réforme agraire, redistribution et justice sociale, économie mixte, socialisation des formes de propriété, de production et de commercialisation, féminisation, théologie de la libération, etc. – a gardé fermes ses visées égalitaires. Et ce, en dépit de la guerre, dévastatrice, que les États-Unis de Ronald Reagan ont menée contre lui, jusqu’à obtenir la faillite économique du pays et la défaite des sandinistes dans les urnes en 1990.

Daniel Ortega en 1986
Daniel Ortega en 1986

Les politiques menées par l’ortéguisme depuis 2007 se situent aux antipodes de l’inspiration sandiniste historique. C’est précisément pour cette raison qu’elles ont été, ces dernières années, louées par les milieux d’affaires nationaux et internationaux, encensées par les hiérarchies conservatrices des églises catholiques et évangéliques nicaraguayennes, appréciées et soutenues par Washington. Bien que membre de l’Alliance bolivarienne (ALBA) d’Hugo Chávez (sans autre incidence en interne que la symbolique et l’afflux de pétrodollars), le Nicaragua d’Ortega a garanti aux intérêts états-uniens, contrairement à ses violents voisins du « Triangle Nord » (Honduras, Salvador, Guatemala), à la fois la fermeté migratoire requise et la coopération dans la lutte contre le narcotrafic, l’ouverture économique et le libre-échange commercial, la paix sociale et la stabilité politique.

LVSL – Quel a dès lors été le sens de la participation du Nicaragua à l’ALBA, l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique ? Quelle est la nature des relations entre le Nicaragua et le Venezuela ?

BD – Le ralliement du Nicaragua à l’ALBA, plus opportuniste qu’idéologique, s’est opéré le 11 janvier 2007, dès le retour au pouvoir de Daniel Ortega. « Bienvenue dans l’ALBA. Vous pouvez oublier vos problèmes de carburant », proclama ce jour-là à Managua le président Chávez, satisfait d’accueillir l’héritier du sandinisme dans l’Alliance bolivarienne. « L’ALBA est le message du Christ. Nous allons pouvoir mettre fin aux politiques néolibérales », répondit le président nicaraguayen. Il n’en fut rien. Autant le régime Ortega-Murillo put profiter d’une aide colossale du Venezuela (près de 5 milliards de dollars en 10 ans, un quart du budget national chaque année, reçus en dehors des compte officiels grâce à un montage public-privé osé), autant il n’y eut pas la moindre tentative de construction du « socialisme du 21e siècle » au Nicaragua, contrairement à ce qui se passa durant cette période en Équateur, en Bolivie et au Venezuela, dans les principaux pays membres de l’ALBA.

Pas de refondation constitutionnelle ni de projet de transformation structurelle à Managua, pas de majorité absolue dès la première élection, pas de rupture avec le système politique antérieur, pas de nationalisations, de plébiscites populaires ni de réélections incontestées. En revanche, un alignement ouvert et assumé sur les positions de l’oligarchie et des fédérations entrepreneuriales, inimaginable à Caracas, à La Paz ou à Quito dans ces années-là. « Avec l’argent du pétrole vénézuélien, Ortega aurait pu changer le profil social du Nicaragua, regrette Henry Ruiz, alias Comandante Modesto, membre de la Direction historique du Front sandiniste. Au lieu de cela, il a creusé les inégalités, en adoptant la politique économique capitaliste la plus à droite de l’histoire moderne. Ortega a abusé de la bonne foi d’Hugo Chávez. »  

Depuis au moins deux ans maintenant, en raison de l’effondrement de l’économie vénézuélienne, les relations entre Managua et Caracas se sont elles aussi affaissées. Il s’agit d’ailleurs de l’un des grands déterminants des difficultés actuelles du clan présidentiel Ortega-Murillo. Aujourd’hui, l’essentiel du pétrole consommé au Nicaragua provient des États-Unis.

LVSL – Dans votre ouvrage susmentionné, paru en septembre 2017, vous expliquez comment Daniel Ortega a consolidé son pouvoir par la mise en place d’une série d’alliances contre nature avec les adversaires historiques du sandinisme. Vous soulignez la précarité d’un tel consensus, pouvant selon vous être remis en question à tout moment. Quelques mois plus tard, les faits vous donnent raison, à partir d’avril 2018, d’importantes manifestations éclatent. Pouvez-vous revenir avec nous sur ces événements ? Quelles en ont été les causes ? Qui étaient les manifestants ? Comment s’est petit à petit constituée l’opposition à partir de ces mouvements sociaux ?

BD – En effet, si nous n’avions bien évidemment pas prévu la date ni l’ampleur de la crise ouverte en avril 2018, exacerbée par une violence répressive à laquelle personne ne s’attendait, l’examen des politiques menées par le régime Ortega-Murillo jusque-là et l’analyse du basculement de conjoncture internationale survenu récemment, substituant un contexte difficile à des conditions précédemment favorables à l’enrichissement du Nicaragua, renseigne sur les causes profondes des manifestations de ras-le-bol et du Ya Basta.

Quant aux éléments déclencheurs (puis amplificateurs) plus ponctuels, ils résident dans une succession de mobilisations, d’envergure relativement limitée, de jeunes, de militants environnementalistes, d’étudiants et de retraités qui, en mars et avril 2018, sont venus critiquer les velléités présidentielles de museler les réseaux sociaux, l’incurie gouvernementale face aux feux de forêt dans une réserve naturelle au Sud-Est du pays et enfin, une réforme austéritaire des retraites.

Mais c’est la brutale répression, inattendue autant que disproportionnée, dont les manifestants firent l’objet de la part du pouvoir qui mit le feu aux poudres. En quelques semaines, des centaines de milliers de Nicaraguayens sont descendus dans les rues et des dizaines de barricades ont été dressées à travers le pays, pour exiger la fin de la répression et la destitution du couple présidentiel, qualifié de « corrompu » et de « dictatorial » par les protestataires. La police anti-émeute, flanquée de « policiers volontaires » (comme les nomma le président Ortega lui-même dans plusieurs interviews télévisées) munis d’armes de guerre, répondit par davantage de répression, tuant quelques 300 personnes, blessant et emprisonnant des centaines d’autres, nettoyant les routes des barrages et poursuivant les auteurs (étudiants, paysans, dissidents sandinistes, journalistes, etc.) de critiques publiques à l’endroit du régime. Quelques dizaines de milliers de Nicaraguayens ont dû fuir le pays, principalement au Costa Rica voisin.

Au prix de violences répressives qualifiées de « crimes contre l’humanité » par l’ONU et la CIDH (Commission interaméricaine des droits de l’homme), le régime Ortega-Murillo est donc parvenu à étouffer la rébellion en trois ou quatre mois, pour rétablir la normalité à partir d’août 2018. Depuis lors, les leaders de la contestation qui n’ont pas été tués ont été jetés en prison, se terrent au Nicaragua ou se sont réfugiés à l’étranger. Parmi eux de nombreux visages du sandinisme historique (selon l’ex-commandante guérillera Mónica Baltodano, au 31 décembre dernier, quelque 70% des prisonniers politiques d’Ortega étaient sandinistes), mais aussi, bien sûr, les figures émergentes d’organisations sociales diverses (d’étudiants, de paysans, de femmes, de jeunes, de quartiers, de travailleurs de la santé, de journalistes, d’écologistes, de parents de victimes…), réunies aujourd’hui au sein de l’Articulation des mouvements sociaux (AMS).

Pour autant, l’autre composante importante, si pas prépondérante, de l’opposition s’est plutôt constituée autour des grands alliés de l’administration ortéguiste d’avant avril 2018 : à savoir, la conférence épiscopale catholique, excédée par le sang versé, et les fédérations patronales, affectées par la forte récession de l’économie nationale (-4% en 2018 pour +5% en 2017). L’entreprise privée, hier encore pro-gouvernementale, s’est de fait imposée, en l’absence des autres forces contestataires « empêchées », comme le principal acteur de l’opposition, prompt à accepter de reprendre les négociations (en février dernier), à l’invitation d’un régime acculé par les menaces de sanction internationale et la chute des investissements, des emplois et de la consommation dans le pays.

« Deux scénarios distincts pour l’avenir du pays apparaissent. Le premier, celui de l’atterrissage en douceur, consiste en une transaction entre le régime, ses (anciens) alliés et certains membres de l’opposition, afin de maintenir une forme de statu quo. Le second est celui des mouvements sociaux qui veulent dépasser la simple recomposition des pouvoirs en refondant structurellement le Nicaragua sur la base d’un programme égalitaire et démocratique »

En réalité, même regroupée au sein de l’Alianza Cívica por la Justicia y la Democracia (mise sur pied par l’Église catholique en mai 2018, pour participer à un premier dialogue qui s’est vite révélé impossible), puis dans l’Unidad Nacional Azul y Blanco (constituée en octobre par une quarantaine d’organisations de nature, de force et d’obédiences très diverses), l’opposition interne demeure composite et peine à exercer une influence. L’AMS reproche à raison au grand patronat de ne pas avoir conditionné la réouverture des pourparlers avec un pouvoir aux abois, en exigeant comme préalable minimal la libération des prisonniers politiques, le rétablissement des libertés et le retour des exilés. Au-delà, tout comme les leaders emprisonnés, elle regrette que l’opposition dans son entièreté ne se soit encore jamais résolue à décréter une grève générale illimitée, qui aurait déjà pu faire basculer la situation.

Outre la stratégie attentiste du couple présidentiel qui alterne fausses promesses et vraie répression (et qui entend bien rester en fonction jusqu’aux élections de 2021, au moins), deux scénarios distincts pour l’avenir du pays apparaissent, selon le pôle de l’opposition que l’on fréquente. Le premier, celui de l’atterrissage en douceur ou de l’ortéguisme sans Ortega, consiste en une transaction entre le régime, ses (anciens) alliés et certains membres de l’opposition, afin de maintenir une forme de statu quo et de créer les conditions de confiance requises par le FMI pour relancer l’économie. Le second est celui des mouvements sociaux qui veulent dépasser la simple recomposition des pouvoirs publics-privés qui administrent le pays depuis plus de dix ans, en refondant structurellement le Nicaragua sur la base d’un programme égalitaire et démocratique, expurgé des traits du somozisme et de l’ortéguisme.

LVSL – Récemment, l’administration Trump a annoncé de nouvelles sanctions contre le Nicaragua. Le Nicaragua d’Ortega est-il visé par les États-Unis, comme certains l’affirment, pour son anti-impérialisme ? Ces sanctions internationales contribueront-elle à solutionner la crise que traverse le Nicaragua ?

BD – Les menaces de sanctions états-uniennes et européennes à l’encontre du régime Ortega-Murillo se succèdent depuis l’année dernière. Mais les seules opérantes à ce jour sont celles, prises par l’administration Trump, qui frappent individuellement (gel des avoirs à l’étranger et interdiction de visas) quelques hautes personnalités du pouvoir nicaraguayen, considérées comme corrompues ou criminelles, tels l’un des fils du couple présidentiel et la vice-présidente elle-même. Certains organismes financiers qui ont servi au partenariat entre l’ortéguisme et le chavisme sont également dans la ligne de mire. Au-delà, les prêts internationaux au Nicaragua risquent aussi d’être affectés à terme.

Comme telles, ces sanctions, provenant d’une communauté internationale qui hier encore s’accommodait très bien du bon élève nicaraguayen (en dépit de son appartenance à l’ALBA), ne solutionnent pas la crise qui déchire le pays. En haussant la pression sur Ortega, elles ont sans doute contribué à la nouvelle promesse gouvernementale (du 22 mai dernier) d’enfin libérer les prisonniers politiques, de rétablir le droit de manifester, de garantir le retour des exilés en toute sécurité. Mais elles permettent précisément à l’ortéguisme d’utiliser ces monnaies d’échange nées de la crise en cours, pour gagner du temps, plutôt que de mettre en question ce qui l’a déclenchée, à savoir la nature hautement contestable du régime nicaraguayen.

Quant à la nouvelle montée au créneau de Trump contre ce que son conseiller Bolton appelle la « troïka de la tyrannie » (Venezuela, Cuba, Nicaragua), outre qu’elle obéit d’abord à l’agenda électoral interne, elle revitalise en effet la polarisation binaire de la Guerre froide. Et apporte a posteriori de l’eau au moulin de la thèse ortéguiste, selon laquelle le Nicaragua aurait été victime en avril-mai 2018 d’« une tentative de putsch téléguidée par la CIA ». À coup d’amalgames, les deux délires se nourrissent mutuellement. Et une partie de la gauche internationaliste de s’en emparer, dans un réflexe campiste, qualifié jadis de « stalinien ». L’ennemi de mon ennemi est mon ami, fût-il indéfendable ou politiquement aux antipodes.

Que le régime Ortega-Murillo ait monopolisé et abusé de tous les pouvoirs, qu’il ait gouverné à droite, qu’il ait ostracisé les sandinistes et travesti le sandinisme, que le seul bémol du FMI à son égard ait été la faiblesse et la régressivité de sa fiscalité (sic), que la moitié des milliardaires d’Amérique centrale soient désormais nicaraguayens (Forbes), que les forces de l’ordre ortéguistes aient étouffé les mouvements sociaux et réprimé les manifestations, qu’elles aient tiré pour tuer des centaines de jeunes manifestants (alors que, parallèlement, même l’Algérie des généraux retient ses sbires), peu importe. Trump braille aujourd’hui que « les jours du communisme au Nicaragua sont comptés », voilà la preuve ultime qu’Ortega est bien des nôtres, anti-impérialiste dans l’âme. La mystification est affligeante. Et désastreuse dans ses effets sur le terrain.