Gaël Giraud : « Les banques sont intrinsèquement hostiles à la transition écologique »

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Clément Tissot

Gaël Giraud est économiste, directeur de recherche au CNRS, professeur à l’École nationale des Ponts et Chaussées et auteur. Spécialisé sur les interactions entre économie et écologie, il est également l’ancien chef économiste de l’Agence française de développement (AFD). Dans la première partie de cet entretien-fleuve, nous revenons notamment sur l’incapacité pour Emmanuel Macron de conduire une véritable transition écologique, sur le financement de celle-ci et la nécessaire réforme des traités européens qui la conditionne. Nouvelle économie des communs, dérive illibérale du gouvernement… Nous abordons également des questions relatives aux rapports entre foi chrétienne, laïcité et écologie. Gaël Giraud est, en plus de tout le reste, prêtre jésuite. Première partie. Retrouvez la seconde partie de l’entretien ici. Réalisé par Pierre Gilbert et Lenny Benbara.


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LVSL – Vous travaillez sur les interactions entre changement climatique et économie. Vous avez par ailleurs soutenu la liste Urgence Écologie aux élections européennes. Pourquoi, selon vous, Emmanuel Macron ne conduit-il pas le pays vers une transition écologique ?

Gaël Giraud – Je pense que l’erreur de fond d’Emmanuel Macron, en termes de transition écologique, est de croire qu’il peut la mener dans le respect de l’interprétation actuelle des traités promue par la Commission européenne et par Bercy.

Sa stratégie européiste, si je la résume, consiste à affirmer : « Moi, je suis un bon élève de la classe européenne, je fais mes devoirs à la maison et ensuite on renégocie les traités ». Or cette stratégie est vouée à l’échec car les contraintes budgétaires, notamment sur l’interprétation de la réduction du déficit public en zone euro, sont telles que, dans le contexte actuel, elles rendent impossible le financement public de la transition écologique. D’ailleurs, elles rendent impossible le financement des services publics tels qu’on les connaît aujourd’hui en France, de sorte que notre pays est en sous-investissement public chronique : environ 3% du PIB d’investissement publics, cela ne suffit même pas pour maintenir à niveau le patrimoine public français : la France, aujourd’hui, s’appauvrit chaque année.

Qui peut croire que respecter une interprétation des traités permettra ensuite de mieux les renégocier ? Imaginez que l’on veuille vous couper une jambe pour vous aider à courir un cent-mètres-haies. Préconiser l’austérité par temps de déflation n’est pas moins absurde… Croyez-vous donc vraiment que commencer par vous faire amputer soit le meilleur moyen, ensuite, de faire comprendre à votre interlocuteur que vos deux jambes — le secteur public et le secteur privé — sont nécessaires pour courir ? La rigueur budgétaire à laquelle nous contraint l’interprétation actuelle des traités est tout simplement en train d’engendrer un effet Brünning en France : encore moins d’inflation, davantage de gilets jaunes ou rouges dans la rue, de pompiers, de policiers, de profs, d’urgentistes, d’aides-soignants en colère… et, à la fin, plus de voix pour le Rassemblement national. Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, tout en se présentant comme l’ultime rempart démocratique contre le fascisme, la République en marche fait le lit du Rassemblement national. Regardez l’Italie qui, depuis Berlusconi, sert de laboratoire politique à toute l’Europe avec une dizaine d’années d’avance sur nous : Renzi y a tenu le rôle que tente d’occuper aujourd’hui Macron. Ce qui n’a nullement empêché Salvini d’arriver au pouvoir, bien au contraire.

Tout aussi grave est le fait qu’en se privant des moyens possibles de financer la transition vers une société sobre en carbone, le président de la République fait perdre des années précieuses à notre pays, à l’Europe et au monde entier. Car mon expérience, c’est que, malgré la petite taille de notre économie, beaucoup de pays du Sud continuent d’observer ce que fait la France, pour éventuellement s’en inspirer. La démission de Nicolas Hulot en septembre 2018 a témoigné du fait que l’écologie ne pèse rien, aux yeux de ce gouvernement, face aux contraintes budgétaires. S’ajoute à cela des décisions incompréhensibles de la part de ce gouvernement comme, par exemple, l’extension de la liste des oiseaux éligibles à la chasse alors que l’effondrement du nombre d’oiseaux en Europe est l’une des marques de la destruction de la biodiversité dont notre modèle de société est en grande partie responsable. Nous avons perdu au moins 400 millions d’oiseaux en Europe depuis 1980. La situation n’est pas aussi tragique qu’en Amérique du Nord, où 3,5 milliards d’oiseaux ont disparu depuis cette date. Voilà certainement un terrain où nous ne souhaitons aucunement entrer en compétition avec l’outre-Atlantique. La décision française, à l’origine de la démission de Hulot, est tout simplement un cadeau électoral fait au lobby des chasseurs – dont le prix du permis a, par la même occasion, été divisé par deux – et une provocation pour la conscience citoyenne des Français. Il y a, semble-t-il, une part d’improvisation et de provocation de la part de ce gouvernement à l’égard des questions écologiques qui témoigne que ce n’est nullement sa priorité. Ceci n’est pas incompatible avec une communication extrêmement rodée comme au G7 à Biarritz, destinée à donner l’illusion du volontarisme gouvernemental. Les observateurs de la politique française doivent apprendre plus que jamais à faire le départ entre les discours du président et la réalité de ses décisions politiques.

L’autre raison pour laquelle je doute malheureusement que ce gouvernement fasse la transition écologique, dans ce mandat comme dans le suivant s’il devait être réélu en 2022, c’est qu’il est extrêmement sensible au lobby bancaire et que la plupart des banques européennes, en particulier françaises, sont intrinsèquement hostiles à la transition écologique. Pourquoi ? Parce que beaucoup d’entre-elles ont dans leur bilan énormément d’actifs hérités de la révolution industrielle et qui sont donc liés aux hydrocarbures fossiles. Rien de très étonnant à ça : le bilan de nos banques est simplement le reflet de notre histoire.

Si demain matin on décidait de faire du charbon et du pétrole des actifs échoués (stranded assets), c’est-à-dire de les interdire dans le commerce, une grande partie de nos géants bancaires serait en faillite ou proches du précipice. Ils savent très bien que ce risque de transition associé au climat (« le deuxième risque » dans la typologie esquissée par le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Carney, dans son fameux discours de 2015 sur la tragédie des horizons) est mortel pour eux. Donc, tout en faisant du green washing qui consiste à faire croire que les banques se sont mises au vert, en réalité, ces dernières n’ont aucune intention de financer pour de bon un changement de société qui signifierait la fin de leur modèle d’affaires actuel. Un exemple : les fameuses obligations vertes. Deux amis, l’ancien trader Julien Lefournier et le mathématicien Ivar Ekeland, ont montré que ces obligations n’ont strictement rien de vert: elles financent en moyenne les mêmes projets que les obligations traditionnelles. Cela ne veut pas dire qu’à l’avenir, elles ne pourront pas financer de vrais projets liés à la transition écologique mais, jusqu’à présent, elles ont essentiellement servi à faire… de la publicité.

LVSL – Combien coûterait la transition écologique ?

G.G. – Il y a pas mal de chiffres qui circulent, mais on peut dire, en étant certain de ne pas se tromper, que c’est plus de 30 milliards et moins de 100 milliards par an pour mettre en œuvre les grands chapitres de la transition écologique en France. Soit entre 1,5 et 4% du PIB français. En quoi consiste un tel programme ? Plusieurs scénarios ont été élaborés par le Comité des experts pour le débat national sur la transition écologique commandité par la ministre d’alors, Delphine Batho, et présidé par Alain Grandjean. Ils diffèrent selon le bouquet énergétique retenu pour 2035. Mais ils ont tous en commun les mêmes étapes en matière d’efficacité énergétique : la rénovation thermique de tous les bâtiments (publics et privés), la mobilité verte avec un déploiement massif du train et du ferroutage – car nous ne pourrons pas acheminer la nourriture sur des camions électriques ou roulant à l’hydrogène – et le verdissement des processus industriels et agricoles. Voilà un authentique projet de société vers une France verte, sobre et juste. Ces travaux ne peuvent pas être délocalisés et ce ne sont pas des ouvriers chinois qui vont réhabiliter les combles de nos passoires thermiques. Un tel programme est donc extraordinairement créateur d’emplois locaux. À tel point que les entreprises du BTP nous préviennent : n’allez pas trop vite, nous disent-elles, car nous n’avons pas assez d’ouvriers spécialisés pour réaliser la rénovation thermique à grande échelle. Ouvrons alors des filières d’apprentissage ! Bien sûr, il y aura aussi des pertes d’emplois : notamment les emplois liés aux deux mines de charbon encore en activité sur notre territoire. Mais l’Allemagne, cette fois, est en train de donner le bon exemple en fermant toutes ses centrales à charbon et en déployant un ambitieux programme de reclassement pour les ouvriers de la mine. Au nom de quoi la France serait-elle incapable d’en faire autant ? La transition vers une société zéro carbone est aussi une très bonne nouvelle pour la balance commerciale française car elle réduit notre dépendance au pétrole, et donc à la principale importation (70 milliards chaque année), qui creuse le déficit de notre balance courante. Et qui dit moins de déficit de la balance extérieure, dit moins de déficit public car, comptablement, l’acteur qui in fine supporte le coût excédentaire de nos importations, c’est l’État.

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Clément Tissot

LVSL – Comment financer la transition écologique ?

G.G. – D’un point de vue macro-économique, si nous économisons plusieurs dizaines de milliards de déficit commercial, cela fait autant d’argent qui peut être dépensé autrement dans le pays. L’État pourrait donc d’entrée de jeu engager cette dépense en étant certain que cela lui reviendra sous forme de recettes fiscales simplement parce que l’argent économisé en achetant moins de pétrole se retrouvera au moins en partie dans ses caisses. Mais sans même entrer dans cette logique macro-économique qui, toute élémentaire qu’elle soit, échappe à beaucoup d’observateurs, nous disposons d’un grand nombre de marges de manœuvre inexploitées. Premièrement, la mise en place d’un grand emprunt national comme Giscard l’avait fait en 1976 pour lutter contre la sécheresse. La situation actuelle est bien plus grave que la sécheresse de 1976 : le stress hydrique dû au dérèglement climatique se fait sentir désormais chaque année dans les zones rurales françaises, il n’y a que les urbains pour ne pas s’en rendre compte. Cela justifierait amplement d’en appeler à titre exceptionnel à l’épargne nationale. Deuxièmement, on peut reconstituer des marges de manœuvre budgétaire en rétablissant l’impôt sur la fortune, car selon le rapport de la Commission des finances, le passage de l’ISF à l’IFI a fait perdre 3,5 milliards d’euros à l’État sans réel impact positif sur l’économie française, au contraire[1]. Je pense qu’il faut un grand big bang fiscal qui permette de rendre de nouveau l’impôt français redistributif, ce qu’il n’est plus aujourd’hui. Cela suppose de restituer le débat fiscal, terriblement embrouillé aujourd’hui, sur des bases saines. Je ferai prochainement une proposition dans ce sens.

Troisièmement, il faut considérer un degré de liberté que nous n’utilisons absolument pas et qui est l’interprétation de la règle des 3 % du déficit public imposée par l’article 140 du Traité du fonctionnement de l’Union européenne. En fait, comme l’ont montré avec force Alain Grandjean et la Fondation Nicolas Hulot[2], il est tout à fait possible de discuter du périmètre sur lequel on applique les 3% et, par exemple, de retirer du calcul du déficit public certaines dépenses d’investissement public liées à la transition écologique. On l’a fait pour certaines dépenses associées au sauvetage des banques en 2008 et 2009, pourquoi ne pourrait-on pas le faire pour sauver la planète ? Par ailleurs, l’État est bien le seul acteur économique pour qui aucune distinction n’est faite entre des dépenses d’investissement de long terme, dont l’amortissement s’étale sur plusieurs décennies, et des dépenses de fonctionnement. Que diraient nos entreprises si leur comptabilité était construite sur cette confusion ?

Cela suppose une discussion avec la Commission européenne sur l’interprétation du périmètre sur lequel s’applique la règle des 3 %, mais modifier son périmètre d’application n’impliquerait pas une violation des traités. Le Comité budgétaire européen, un organe consultatif indépendant de la Commission, a rendu début septembre un rapport très critique sur l’évaluation des règles budgétaires : complexité inutile et illisibilité de règles qui échouent, de toute façon, à atteindre leurs objectifs, effets délétères sur l’activité économique et l’investissement public, réponse inadéquate aux divergences accrues des taux d’endettement public entre le Nord et le Sud… il est temps que nous révisions l’herméneutique des traités européens de fond en comble.

À mon sens, il y a des dépenses incompressibles qu’on doit retirer du calcul des 3 %. Je l’ai dit : la dépréciation du patrimoine français induit un appauvrissement national net, et donc une réduction inacceptable de notre souveraineté. Un exemple caricatural est donné par le rapport sénatorial Chaize-Dagbert[3] sur les ponts en France : 25 000 ouvrages français sont en danger de sinistre. Si nous ne voulons pas revivre la catastrophe du pont Morandi de Gênes du 14 août 2018 ou celle du tunnel du Mont Blanc d’il y a vingt ans, il faut absolument réhabiliter ces ponts dans les années qui viennent. C’est une question de sécurité nationale. Du moins, si vous voulez que vos enfants continuent de traverser des ponts en France ! De la même manière, les circuits d’adduction d’eau en milieu rural en France sont vétustes : sans une rénovation massive, Véolia, Suez ou la Saur pourraient se trouver en difficulté pour assurer l’adduction d’eau potable dans nos campagnes au cours des années à venir. C’est un service public élémentaire. Je ne vois pas le début d’une réflexion sérieuse, au gouvernement, sur ces questions et ceci, sans doute pour des raisons d’orthodoxie budgétaire qui proviennent simplement d’une interprétation parmi d’autres des traités européens.

Enfin, quatrièmement, nous disposons d’une batterie d’instruments à notre disposition qui consiste à utiliser intelligemment la garantie publique. On a mis plus de 70 milliards d’euros de garanties publiques pour Dexia. BPI France a accordé l’an dernier près de 20 milliards de garantie publique à l’export pour faciliter les exportations des entreprises françaises à l’international. Et c’est fort bien ainsi. Mais qu’est-ce qui nous empêche, dès lors, de mettre 30 à 40 milliards d’euros de garanties publiques pour financer la transition écologique en France ? La garantie publique reste hors du bilan de l’État et, contrairement à ce qu’on raconte parfois, ce n’est pas de la dette. Pas même de la dette en puissance, à moins que vous ne soyez convaincu que l’argent sera dépensé en pure perte…

Comment procéder en pratique ? Nous pouvons mettre en place un fonds ou une société de droit privé qui puisse jouir de la garantie publique et qui pourrait emprunter de l’argent sur le marché obligataire en vue de financer la transition. Nous l’avons fait, en France, avec la SFEF, la Société de financement de l’économie française, précisée par Michel Camdessus en 2009, afin de sauver les banques. D’ailleurs, autant que je sache, la SFEF existe toujours : nous la conservons en réserve de la République pour le prochain maelström financier. Qui nous empêche de l’utiliser pour financer la transition en France ? Dans un contexte où les investisseurs internationaux s’arrachent la dette publique française au point d’être prêts à consentir des taux d’intérêt négatifs – autrement dit : ils paient l’État français pour que celui-ci s’endette auprès d’eux, ils ne barguigneraient pas pour prêter plusieurs dizaines de milliards à une SFEF destinée à financer la rénovation thermique des bâtiments publics, la réhabilitation de nos charmantes voies de chemin de fer de 1945 en vue d’aménager des circuits courts d’alimentation, etc. On pourrait aussi utiliser intelligemment les canaux de création monétaire de la Banque centrale européenne et de la Banque européenne d’investissement qui sont tout à fait en mesure de refinancer des dépenses d’investissement liées aux infrastructures vertes.

LVSL – Les Verts sont divisés sur cette question récurrente qu’est le capitalisme. Est-il compatible avec l’écologie ? Quen pensez-vous ?

G.G. – Je pense que c’est un faux débat. J’aimerais bien que ceux qui, par exemple opposent Yannick Jadot et David Cormand sur cette question me donnent leur définition du capitalisme. Il n’y en a pas une, mais des dizaines : le capitalisme rhénan ou celui de la Suisse dans les années 60 n’a rien à voir avec le capitalisme texan d’aujourd’hui qui lui-même n’a rien à voir avec la Suède, qui n’a rien à voir avec le Japon aux heures glorieuses du toyotisme… Déjà Michel Albert faisait valoir l’affrontement entre deux types, au moins, de capitalisme. Et mon collègue Bruno Amable, lui, en identifie au moins cinq. J’ignore, donc, si la transition vers une société zéro-carbone est compatible avec le capitalisme, et je vous avoue que cette question ne m’intéresse pas. Elle sert à alimenter nos discussions de bistros, tout comme, autrefois, l’affaire Dreyfus ou l’eschatologie communiste, sans faire avancer la discussion sur la vraie question qui est : par où commence-t-on la transition ?

Il est beaucoup plus intéressant à mon avis de discuter du rapport à la propriété privée et à la finance, qui est un aspect commun aux différents capitalismes contemporains. Ce n’est certes pas le seul mais il joue un rôle central dans la financiarisation de nos sociétés. Un monde de marchandisation intégrale de l’humanité et de financiarisation de nos relations est incompatible avec la durabilité écologique. Ce qui est très important aujourd’hui c’est la lutte de tous les instants à mener contre la colonisation de nos esprits par un imaginaire managérial et cybernétique qui voudrait que tout être humain soit une marchandise, contrôlable et échangeable. Certains économistes, lorsqu’ils vont parler à l’Académie des sciences morales et politiques, expliquent qu’il est normal qu’on puisse donner un prix de marché à la vie humaine, à votre vie, par exemple. En effet, à travers la spéculation sur les actifs financiers dérivés sur les contrats d’assurance, on fixe le prix de marché de ces contrats, et donc, implicitement, on donne un prix à la vie des personnes qui ont signé ce contrat. Quand bien même les marchés financiers seraient efficients, c’est inacceptable. Et quand on sait le degré d’inefficience et d’irrationalité des marchés financiers, de tels propos deviennent quasiment criminels. De la même manière, donner un prix aux services écologiques rendus gratuitement par la nature ou à la survie de l’espèce des tigres du Bengale ne permettra pas de sauver les tigres. Au contraire, la magie noire de la marchandisation les rend alors interchangeables avec n’importe quelle autre marchandise qui posséderait le même prix. C’est cette logique qui fait dire à certains de mes collègues que la disparition programmée de la faune halieutique dans nos océans n’est pas une tragédie : la pisciculture permettra, pense-t-on, de substituer des poissons de bassins à ceux que nous péchions autrefois dans la mer. De même, la disparition programmée des abeilles donnerait lieu, entend-on, à l’invention de robots articulés qui iront polliniser à leur place. C’est évidemment du délire, qui oublie que les robots eux-mêmes ont besoin de minerais et d’énergie et que, précisément, les minerais et l’énergie ne sont pas disponibles gratuitement en quantité illimitée. La vérité, c’est que ce sont les femmes pauvres des campagnes qui iront polliniser à la main. Cela s’est, hélas, déjà vu…

Il faut sortir de cette utopie de la privatisation du monde. Ce qui suppose une révolution anthropologique en vue de renouer avec une forme d’humanisme politique, social, économique : l’être humain est intrinsèquement un être de relations aussi bien dans nos familles que dans la société, dans le monde, avec les animaux que nous aimons et ceux que nous aimons moins, avec notre environnement, avec nos morts et avec les enfants qui ne sont pas encore nés. C’est la prospérité de ces relations qu’il faut promouvoir bien davantage que la réduction du monde à un vaste supermarché.

LVSL – Quelle est lalternative ?

G.G. – La gestion et la célébration des communs. Autrement dit, la promotion de ressources partagées, aussi bien des ressources matérielles qu’immatérielles. Par exemple, comment faire en sorte qu’un étang, une forêt ou un hot spot de biodiversité en France puisse devenir un commun et ne pas être détruit en étant réduit à des marchandises ? Comment faire en sorte que la faune halieutique qui est en train de disparaître dans nos océans (sous les coups conjugués de leur acidification à cause de nos émissions de CO2, de leur réchauffement, de la pollution plastique et de la pêche industrielle en eaux profondes) puisse devenir un commun ? Tant que les poissons seront la propriété privée de celui qui les pêche, nous courrons le danger de ne plus avoir de grands pélagiens, soit les poissons comestibles dans nos mers d’ici 2040 ou 2050.

Sur Internet s’inventent énormément de rapports renouvelés à la propriété comme les logiciels libres ou le Copyleft. Le Copyleft, c’est le contraire du copyright : il donne à tous le droit d’usage d’une invention mais à la condition expresse que personne ne tente de se l’approprier de manière privative. Ce bouillonnement d’inventions sur la Toile est le symptôme que nos sociétés sont en travail : elles cherchent d’autres moyens de partager nos ressources que leur simple destruction par leur privatisation. Wikipédia est un extraordinaire commun, bien plus efficace, complet et rigoureux que son équivalent public (c’est-à-dire étatiste) : il y a moins d’erreurs sur Wikipédia que dans l’Encyclopaedia Britannica…

Et puis, les communs, c’est certainement notre rapport au monde le plus ancien, le plus archaïque : avant l’invention de la propriété privée par des juristes romains, l’humanité a toujours considéré la Terre comme un commun, une ressource appartenant à tous pourvu que l’on en prenne soin. Mais les communs ne concernent pas seulement les ressources naturelles et Internet : comment faire, par exemple, pour que le travail ne soit pas une marchandise privée ? Comment mettre fin à la régression esclavagiste qu’est l’ubérisation de nos relations au travail, laquelle se dissimule derrière la promotion du statut d’auto-entrepreneur ? Comment faire en sorte que le travail puisse être un commun ? Cela suppose une refonte radicale du droit de travail qui va à contre-courant de ce que fait le gouvernement. Nous pourrions nous inspirer des remarquables travaux d’Alain Supiot sur le sujet. De même, comment redéfinir l’entreprise aux articles 1832 et 1833 du Code civil non plus comme une boîte noire qui produit du cash pour les actionnaires qui en sont, croit-on, les propriétaires privés, mais comme une communauté de destins qui veut mettre en œuvre un projet socialement utile ? Cela suppose d’aller beaucoup plus loin que la loi Pacte qui a accouché d’une souris. Pourtant la Commission Nota-Sénart, qui m’a auditionné, avait des propositions tout à fait intéressantes. Las, elle a été bridée par Matignon et l’Élysée… Pour aller plus loin, nous pourrions, là aussi, nous inspirer du travail de Daniel Hurstel, Cécile Renouard et moi-même.

Comment, enfin, faire de la monnaie un commun ? Cela passe par la promotion de toutes ces monnaies locales complémentaires qui bourgeonnent un peu partout en France, y compris dans la Creuse. Ces monnaies sont autant de moyens par lesquels une communauté, quelle qu’elle soit, s’efforce de se réapproprier le pouvoir de création monétaire qui a été confisqué par les banques privées depuis que les États de la zone euro sont privés du droit de battre monnaie. Nous sommes de fait les seuls au monde à l’avoir fait, en mettant en place une véritable indépendance de la Banque centrale à l’égard du politique, nous avons privatisé la monnaie en Europe.

LVSL – Pourquoi ?

G.G. – Parce que la BCE n’a pas de compte à rendre auprès des États, et elle rend formellement compte ex post de ses activités auprès du Parlement européen, sans que celui-ci ne puisse intervenir en amont sur ses décisions de politique monétaire. Du coup, la BCE est largement inféodée au lobbying des banques privées et vous n’aurez aucun mal à interpréter toutes les décisions prises par Francfort depuis 2008 comme des décisions favorables aux intérêts du secteur bancaire. Je vous mets au défi de trouver une seule exception. Pourtant, croyez-vous que les intérêts du secteur bancaire privé coïncident avec l’intérêt général ?

Mais revenons aux communs : ces quatre chantiers – la promotion des ressources naturelles et des ressources de l’intelligence collective sur Internet, le travail et la monnaie comme communs -, esquissent les contours d’un projet politique très ambitieux, où la première mission de l’État ne consiste plus seulement à gérer les biens publics – ce qu’il doit continuer de faire : l’école, la santé, la poste, etc. -, mais aussi à créer les conditions de possibilité d’émergence des communs dans la société civile. Voilà une utopie concrète qui va nous occuper pour plus d’un siècle. Mais la bonne nouvelle, c’est qu’elle a déjà commencé…

LVSL – Vous êtes prêtre jésuite. Pourquoi avez-vous choisi cette voie-là ? Quelle relation entretenez-vous avec l’Église ? Vous vantez souvent lhéritage de la Révolution française et la sécularisation, seriez-vous donc un prêtre laïc ?

G.G. – Je n’utiliserais pas cette expression de prêtre laïc. Les jésuites ont une grande tradition d’engagement en faveur de la justice. On connaît le sort des jésuites du Salvador assassinés par la junte militaire en 1989 parce qu’ils soutenaient les pauvres. On sait moins, par exemple, que deux jésuites ont été assassinés à Moscou en 2008, parce qu’ils gênaient les collusions entre l’Église orthodoxe et le régime de Poutine. Bien sûr, nous n’avons nullement le monopole de l’engagement en faveur de la justice, même parmi les ordres religieux catholiques. Je pense notamment au Frère dominicain Henri Burin des Roziers, décédé hélas en 2017, et qui fut un ardent défenseur des paysans sans terre dans le Nordeste brésilien —un homme lumineux. Je pense à telle religieuse xavière, Christine Danel, une amie également, qui s’est rendue dans les centres de traitement d’Ebola en Guinée, au pire moment de la pandémie de 2014, pour aider à la mise en place d’un traitement de la maladie. Pour les Jésuites, disons que la promotion de la justice sociale et l’expérience de foi sont une seule et même mission. C’est ce qui m’a sans doute séduit dans l’ordre des Jésuites, avec, bien sûr, une certaine rigueur intellectuelle et, surtout, une profonde tradition spirituelle. C’est ce qui manque à beaucoup de nos contemporains, je crois : un espace de liberté intérieure. Beaucoup de jeunes sensibles à la question écologique cherchent à retrouver des espaces d’intériorité, de silence, de gratuité. Notamment pour s’évader de la prison du tout-marchandise, du tout-jetable ou du tout-détritus. Certains cherchent du côté des sagesses orientales parce qu’ils ne se sentent plus liés au patrimoine chrétien qui est, pourtant, le leur. Ou bien à cause du discrédit qui frappe à juste titre notre Église du fait des scandales liés à la pédo-criminalité. Pour ma part, je crois que le christianisme est très fondamentalement une école du désir (ce que le bouddhisme n’est pas, par exemple) et que beaucoup d’entre nous ont soif d’apprendre à découvrir le désir de vie qui sourd du plus profond d’eux-mêmes.

Je parle volontiers de façon positive de la Révolution française et de la modernité occidentale, c’est vrai. Dans son intuition de fond, elle est un produit du christianisme même s’il est vrai que des chrétiens en ont été les victimes, je pense notamment au prêtre Jean-Michel Langevin et aux martyrs d’Angers. Lorsqu’au XVIIIe et surtout au XIXe siècle, une bonne partie de l’Église catholique a cru bon de s’opposer à la modernité, elle n’a pas reconnu que ce qu’elle avait en face d’elle, ce qu’elle a cru être son ennemie, était en partie son propre enfant. Bien sûr, il faut distinguer, au sein des Lumières, entre, disons, Rousseau et Voltaire. L’arrogance d’un Voltaire, riche commerçant esclavagiste, n’a pas grand chose à voir avec les intuitions démocratiques de Rousseau. Or, du point de vue du rapport du politique au religieux, les Lumières, disons, rousseauistes ont cherché à désacraliser le pouvoir politique : désormais, le pouvoir politique et la souveraineté n’auraient plus comme instance de légitimation un ordre sacré, transcendant fondé sur Dieu. C’est la “sortie de la religion” telle que Marcel Gauchet, par exemple, l’a thématisée. Gauchet a fort bien montré que le christianisme est justement la “religion de la sortie de la religion”. Ce n’est pas un hasard s’il n’y a, semble-t-il, que dans les sociétés de tradition chrétienne que la laïcisation du pouvoir politique est aussi avancée que chez nous. Or, depuis le début de l’aventure chrétienne, la grande tradition évangélique consiste à “rendre à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui est à Dieu” (Luc 20,25).

Par ailleurs, l’autre grande leçon des religions bibliques, c’est qu’il nous faut apprendre à préférer la sainteté au sacré : Emmanuel Lévinas avais mis l’accent sur ce point en relisant le Talmud ; aujourd’hui, un théologien comme Christoph Theobald montre que cette intuition est centrale pour l’expérience chrétienne. Là où le sacré sépare (le pur de l’impur, le sacré du profane, l’homme de la femme, l’élite du peuple, etc.), l’Évangile nous apprend à découvrir les ressources de sainteté enfouies dans la vie quotidienne de chacun d’entre nous. Il y a même de la sainteté chez les gilets jaunes ! (Rires.)

L’Église a fait l’erreur au Moyen Âge de prendre le pouvoir sur la souveraineté politique. Compte tenu de la désintégration de l’Empire romain et de la décomposition de l’Empire carolingien, il était sans doute nécessaire qu’elle assume la défense de l’intérêt général et du droit mais, après la réforme grégorienne du XIe siècle, elle a prétendu dicter ce qu’est un bon gouvernement, sacrer les rois et déposer les mauvais gouvernants. Aujourd’hui, c’est plutôt la Commission européenne qui tente de s’arroger un tel privilège, lequel n’est pas plus démocratique au XXIe siècle qu’il ne l’était sous le Pape Grégoire VII. Quand les institutions européennes font démissionner Berlusconi, tout le monde applaudit à juste titre, mais lorsqu’elles le remplacent par Mario Monti (qui, avec une étonnante inconscience, a démarré l’effet Brünning dans une Italie en pleine déflation), on est en droit de s’interroger sur le caractère démocratique de la méthode. Et quand elles obligent Tsipras à agir contre la volonté des citoyens grecs exprimée à 61,5% des voix lors du référendum du 5 juillet 2015, le doute n’est plus permis : Canossa n’est pas plus démocratique aujourd’hui qu’hier. L’Église, quant à elle, a mis un siècle à admettre que ce que les Lumières lui imposaient dans la violence — renoncer à se substituer au pouvoir politique souverain — venait, en vérité, de l’Évangile. Sa mission, aujourd’hui, c’est de dévoiler sans relâche les trésors spirituels dissimulés dans la création et dans le secret de nos relations sociales. Nous avons besoin de ces trésors pour y puiser l’énergie collective nécessaire à l’invention des communs sans lesquels la privatisation du monde achèvera de le détruire et de démanteler la démocratie. Finalement, l’encyclique Laudato Si’, telle que je la comprends, n’invite pas à autre chose. Les ressources d’intelligence collective partagées sont immenses mais fragiles, comme notre planète. L’État doit créer les conditions de possibilités juridiques d’émergence de ces communs ; l’Église, avec d’autres bien sûr, peut alimenter la soif spirituelle et le discernement nécessaires pour les faire émerger.

LVSL – Que pensez-vous de Pierre Teilhard de Chardin ?

G.G. – C’est un jésuite français qui a eu une intuition extrêmement forte : il y a une unité profonde entre l’évolution des conditions du vivant sur la terre et l’évolution de nos sociétés. Toute la recherche contemporaine en écologie montre que l’intuition de Teilhard était fondamentalement juste. Mes travaux au croisement de l’économie et de la thermodynamique suggèrent que l’économie est une structure dissipative analogue au métabolisme humain : nous absorbons de l’énergie et de la matière, que nous métabolisons pour fournir du travail, et nous exsudons des déchets. Ce qui signifie que la croissance du PIB ad nauseam n’est tout simplement pas compatible avec la capacité de charge finie de notre unique planète.

L’un des concepts-clefs de Teilhard, c’est la noosphère : l’intuition qu’à travers nos relations humaines se tresse un grand réseau d’idées, de paroles et d’actions en continuité avec le grand réseau du vivant. Internet, contrairement à une idée reçue, possède une empreinte matérielle très significative, à la fois en termes d’énergie, d’émission de chaleur et d’usage de minerais dans nos ordinateurs. Cette matérialité de la Toile rejoint l’intuition teilhardienne d’une continuité entre la matière et l’intelligence, même si la noosphère ne s’identifie nullement avec la sphère internet où il y a énormément de bruits, de brouillage et un flux d’information non pertinentes ou qui ne font grandir personne : pensez à la pornographie, par exemple. L’explosion de la sphère internet, par exemple, ne veut pas dire que la noosphère soit en croissance. Elle croît en revanche lorsque Wikipédia se développe, permettant un accès libre à la mise en commun de nos intelligences. Elle fera un grand pas le jour où les journaux français accepteront de rendre gratuit l’ensemble des articles dédiés au climat comme je l’ai récemment proposé dans une pétition qui a recueilli, à ce jour, 31 000 signatures…

LVSL – Quand régresse-t-elle ?

G.G. – Par exemple, lorsque des hackers russes réussissent à influencer les élections américaines et contribuent à faire élire un homme, Donald Trump, qui, au début des années 1990, était ruiné et dont les dettes ont été payées… par des oligarques russes. De là à faire l’hypothèse que Trump, en réalité, travaille pour la Russie, il n’y a qu’un pas. Les travaux de l’historien Timothy Snyder vont, hélas, dans ce sens. D’ailleurs, vous pouvez relire l’ensemble des décisions prises par Trump en matière de politique internationale depuis deux ans en vous interrogeant : servent-elles les intérêts des États-Unis ? Desservent-elles les intérêts de Moscou ? Vladimir Poutine — reçu comme un ami par notre président au fort de Brégançon pendant l’été— finance par ailleurs Matteo Salvini, Marie Le Pen et Boris Johnson. Autant de figures politiques dont le projet avoué est de déstabiliser l’Union européenne. L’ambition de Poutine, à ce sujet, est explicite : restaurer un pan-slavisme russe jusqu’en Europe de l’Ouest. Combien de temps faudra-t-il à l’Europe pour parler d’une seule voix, et avec fermeté, face à une menace aussi grave ? Angela Merkel serait-elle la seule à avoir pris la mesure de ce danger ?

LVSL – Revenons un instant à l’Église : quel devrait être le rapport entre l’État et l’Église et entre l’État et les autres religions ?

G.G. – Le compromis français de laïcité républicaine est le bon et il ne faut pas revenir dessus. L’Église catholique a pris une juste distance vis-à-vis de la souveraineté politique. Il y a bien sûr des courants réactionnaires qui veulent de nouveau sacraliser le pouvoir politique, mêler à nouveau le sabre et le goupillon mais je ne crois pas que l’Église catholique reviendra sur le compromis dont l’Évangile est, en fait, la source première. En tout cas, pas sous l’extraordinaire pontificat de François.

LVSL – L’Église est souvent perçue comme réactionnaire au sujet des questions liées aux mœurs. Que pensez-vous du mariage pour tous, de lavortement, de la PMA ?

G.G. – Je ne dirais pas que l’Église catholique est réactionnaire. Le Magistère romain a longtemps défendu une certaine vision de la famille qui est promue aussi bien par les psychanalystes lacaniens, par exemple. Il y a une analogie très forte entre l’anthropologie lacanienne et celle du Magistère. Et je ne suis pas sûr qu’on puisse accuser les psychanalystes lacaniens d’être réactionnaires, quand bien même il existe aussi, évidemment, des psychanalystes qui ne sont pas lacaniens : pensez à Donald Winicott, par exemple.

Quoi qu’il en soit, nous assistons en Occident à la décomposition du schéma traditionnel de la famille. À titre personnel, je suis inquiet pour la croissance humaine d’un certain nombre d’enfants dans certaines familles complètement disloquées ou recomposées. Reste que les évolutions qui ont conduit à la légalisation de l’avortement, au mariage pour tous et à la légalisation de la PMA, me paraissent irréversibles. Ce ne sont pas les bons combats pour l’Église aujourd’hui. Le bon combat, c’est de s’opposer à la GPA. La privatisation du corps de la femme, ça, c’est inacceptable. Cela fait partie de cette grande utopie néolibérale, mortifère, de privatisation du monde. La transformation des femmes en objets de consommation procède de la même déshumanisation que la destruction de l’environnement, la maltraitance des enfants ou des personnes âgées et la foi dans la toute-puissance des marchés (relisez l’incroyable paragraphe 123 de l’encyclique Laudato Si’ à ce sujet). À cela, il faut s’opposer avec la dernière énergie car la GPA revient, au sens littéral, à pouvoir acheter un enfant : elle permettra, en effet, de faire venir au monde un enfant, à la demande de parents dont il ne partagera aucune part du code génétique, porté dans le ventre d’une femme qui ne sera ni sa mère génétique, ni sa mère d’adoption. Alors la vie humaine sera entièrement marchandise. Ce fantasme post-libéral signe la fin de la dignité humaine et n’a plus rien à voir avec le libéralisme classique du XVIIIe siècle.

Les nostalgiques du schéma traditionnel de la famille, quant à eux, doivent lire Emmanuel Todd et sa réécriture de la cartographie leplaysienne de la famille. Car ce qu’ils ont en tête n’est qu’un schéma parmi beaucoup d’autres : il n’y a jamais eu de schéma universel et définitif de la famille. Les structures familiales ont évolué dans le temps et dans l’espace, notamment pour s’adapter à des contraintes agraires et climatiques de long terme. L’essence éternelle de la famille est introuvable. Le modèle nucléaire-égalitariste (où l’héritage est partagé équitablement entre des enfants qui, à l’âge adulte, quittent le foyer de leurs parents hétérosexuels) est un produit de l’histoire, hérité notamment du bassin parisien, et ne s’est imposé un peu partout en Occident que récemment. Il vole aujourd’hui en éclats parce que, l’énergie étant apparemment gratuite, beaucoup de couples peuvent se payer le luxe d’entretenir plusieurs foyers. Je ne suis pas sûr que cela durera très longtemps. Par contre, il est indéniable que le statut de la femme diffère grandement d’un schéma familial à un autre. Et que, malheureusement, beaucoup de régions des pays du bassin indo-méditerranéen régressent en ce moment vers des schémas de familles communautaires (où les enfants restent dans le giron familial, même à l’âge adulte) nettement défavorables à l’émancipation des femmes. Les femmes iraniennes jouissaient sous le Chah d’une liberté qu’elles ont hélas perdue.

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Clément Tissot

LVSL – Observez-vous, au plus haut niveau de l’État, une dérive illibérale ? Comment se concrétise-t-elle ?

G.G. – J’observe qu’une partie de la haute fonction publique française ne croit plus en l’État au sens où elle est persuadée que la République, telle que nous l’avons construite à travers les grands compromis d’après-guerre, est velléitaire, contradictoire, n’a plus les moyens de sa politique ou n’a plus de vision. De sorte que rien ne vaudrait une bonne assemblée sanglante d’actionnaires qui maximisent leurs profits à court terme. Ces propos, que j’entends y compris à l’Inspection générale des finances, font froid dans le dos. Il est vrai qu’il y a peu, Michel Pébereau se vantait qu’il y ait plus d’inspecteurs généraux des finances ayant pantouflé à la BNP Paribas que travaillant pour l’intérêt général dans la fonction publique. Cela veut dire que la haute fonction publique elle-même doute de sa propre mission. En témoigne également le nombre de pantouflages de hauts fonctionnaires : le directeur général du Trésor français s’en va travailler pour un hedge fund chinois, le Hongrois Adam Farkas, l’actuel directeur exécutif de l’Autorité bancaire européenne, s’apprête à prendre la tête de l’Association des marchés financiers en Europe, un puissant lobby qui défend les intérêts du secteur bancaire privé. Imaginez-vous le patron de la police de Bogotá qui deviendrait le principal lieutenant de Pablo Escobar ? Remarquez, en France, nous avons nommé à la tête de l’autorité monétaire suprême un ancien cadre dirigeant de BNP Paribas puis, à la tête de l’État, un inspecteur des finances ayant pantouflé chez Rotschild… Il y a heureusement des exceptions remarquables : des hauts fonctionnaires qui ont conservé envers et contre tout un haut sens de l’État. Mais, souvent, leur intégrité pénalise leur carrière, en particulier sous l’actuel gouvernement.

Cet état d’esprit délétère participe d’une forme de sécession des élites françaises et, plus généralement, occidentales, liée au schisme éducatif du tiers éduqué supérieur. Aujourd’hui, comme mon ami Todd a été le premier à le faire remarquer, je crois, un tiers environ de la population de notre pays fait des études supérieures à l’issue d’un bac généraliste. C’est à la fois peu (les membres de ce tiers s’imaginent souvent représenter 80% de la population) et beaucoup : un tiers, cela permet de vivre dans l’endogamie quasi-complète. Si vous appartenez à ce tiers-là, demandez-vous quand il vous arrive de rencontrer quelqu’un qui n’a pas son bac. Le tiers des études supérieures ne sait plus ce qui se passe dans le reste du corps social et ne le comprend plus. D’où son étonnement, parfois sincère, face aux gilets jaunes ou à la victoire du Non au référendum de 2005 sur l’établissement du Traité constitutionnel. Lorsque la haute fonction publique, ou une partie de ses membres du moins, doute de sa mission, elle doute de l’utilité de travailler pour ceux et celles qu’elle ne rencontre plus, qu’elle ne connaît plus. Une autre fraction de cette même noblesse d’État, penche au contraire pour une démocrature, dans laquelle on imposerait les décisions technocratiques qu’elle estime être les seules raisonnables. Sans s’apercevoir que, le plus souvent, ces décisions ne servent que ses propres intérêts de court terme. Il y a là un malentendu extrêmement profond.

Inversement les deux tiers du corps social français qui ne font pas partie de cette élite de masse ne se sentent plus représentés par des médias entièrement financés par et pour le tiers éduqué supérieur, lequel cumule tous les pouvoirs : financiers, économiques, politiques et, parfois, même culturels. Les autres, la majorité donc, ont l’impression d’être abandonnés par les privilégiés des centres-villes métropolitains. Dans bien des régions rurales de France, les trains s’arrêtent de moins en moins, il n’y a plus d’hôpital, plus de banque, la Poste et les écoles ferment. Les jeunes, évidemment, s’en vont… Certains protestent avec raison contre cet abandon incompatible avec le pacte républicain entre nos concitoyens. Les gilets jaunes ne sont qu’un aspect de cet immense malaise social. Le Grand débat national organisé à la suite des premières manifestations de décembre était un simulacre de discussion qui n’a pas permis la prise en compte sérieuse des revendications des deux tiers. Je crains que cela ne s’aggrave dans les mois et les années à venir. Et quand je vois des policiers français tirer avec des LBD sur des pompiers français, je m’interroge : l’élection de Marine Le Pen aurait-elle davantage divisé les Français ? Je n’en suis plus certain aujourd’hui. Encore une fois : le paradoxe de ce gouvernement, c’est qu’il gouverne pour une toute petite élite et, pour les autres, semble n’avoir rien d’autre à proposer que la violence et le mépris de classe. Le Rassemblement national aurait-il fait autrement ? Il est vital pour le débat démocratique que la scène politique française sorte de ce duel en miroir entre Le Pen et Macron.

LVSL – Pour finir, votre expérience au Tchad et à lAFD vous a ouvert sur les relations internationales. On observe un retour des politiques protectionnistes dans les pays qui sont les plus influents aujourdhui : Chine, États-Unis, Russie, Allemagne, Japon… la France, de son côté, brade son industrie stratégique, comme Alstom, et ses fleurons nationaux (ADP…). Ce qui faisait la puissance française est largement dilapidé. Pourquoi à votre avis ? Pensez-vous que les élites françaises soient les idiotes du village-monde ?

G.G. – Je ne crois pas qu’elles soient les idiotes de la globalisation. Ce phénomène de fuite de Varennes que je caractérisais à l’instant me semble important et grave : la sécession des élites par rapport au reste du corps social a des racines profondes. La Révolution française a consacré la défiance de la noblesse vis-à-vis du Tiers ordre. Depuis lors, les élites françaises restent traumatisées par la peur des États-Généraux et de la Jacquerie — ce qui n’est le cas ni de l’Angleterre, ni de l’Allemagne.

La grande peur des bourgeois de centre-ville au moment de l’acte IV des gilets jaunes procède d’une sorte de résurrection de cette hantise séculaire vis-à-vis d’un peuple français qui, si on ne le mate pas par la violence comme l’armée versaillaise a décimé les Communards, est capable de couper la tête du roi. Le fait est qu’aujourd’hui les élites parisiennes ont davantage comme terrain de jeu le monde cosmopolite des élites des autres capitales de la planète que le reste du territoire national. Un homme d’affaires du centre-ville parisien se sent plus proche d’un collègue du centre-ville londonien ou new-yorkais que de son compatriote d’Aulnay-sous-Bois. Dès lors, une partie de ces élites n’a plus aucun scrupule à brader les trésors industriels nationaux français du moment que cela semble servir ses intérêts à court terme. De la même manière, beaucoup de ceux qui se retrouvent à des postes de régulateur financier n’ont aucun scrupule à bloquer toute initiative qui nuirait aux intérêts des banques ou des fonds spéculatifs, vers lesquels ils pantouflent ensuite afin de bénéficier de paiements pour service rendu. Voilà pour l’explication socio-psychologique, si l’on veut.

Évidemment, ce n’est pas elle qui est mise en avant par les apôtres du libre-échange. Cette démission est généralement justifiée par les contes de fées du doux commerce de Montesquieu, qui n’ont pourtant aucun fondement analytique. En présence de mobilité du capital, je ne connais aucune justification rigoureuse du libre-échange y compris au sein de la théorie économique la plus favorable au néolibéralisme. Les travaux empiriques effectués, y compris par le GATT, ces derniers 40 ans, montrent que ces gains nets apportés par la suppression des barrières douanières sont très faibles : de l’ordre de quelques centaines de milliards de dollars, ce qui est ridicule comparé aux sommes en jeu (le revenu annuel mondial est de l’ordre de 70 trillions de dollars). Qui plus est, le seul vrai gagnant du libre-échangisme des quarante dernières années semble être la Chine.

Il est temps de revenir à une compréhension raisonnable du protectionnisme. Pour cela, il faut commencer par se défaire du mythe selon lequel le libre-échange serait synonyme de paix et le protectionnisme rimerait avec la guerre. Deux exemples : en 1868, la France et la Prusse ont signé un accord de libre-échange et deux ans après, elles se faisaient la guerre. Inversement, pendant les Trente glorieuses, tous les pays de l’Ouest européen étaient protectionnistes : pourtant, nous ne nous sommes pas fait la guerre.

La globalisation marchande des trente dernières années a essentiellement permis à l’Occident de continuer à orienter la production des ressources minières d’Afrique et d’Amérique du Sud à son profit tout en bénéficiant des produits manufacturés chinois bon marché et des bénéfices commerciaux, chinois également, recyclés dans les marchés financiers occidentaux via le rachat de dette publique américaine. Cette ère-là est close depuis la crise financière de 2008 mais le monde n’a pas encore trouvé de nouveau cycle global. La mise en place d’une régulation intelligente du commerce international et, en particulier, des flux de matières premières dont nous avons absolument besoin pour sauvegarder la souveraineté de la France, est une nécessité si nous voulons éviter les prochaines guerres qui seront celles de l’eau, de l’énergie et des minerais. Les travaux historiques de Christophe Bonneuil, encore un ami, montrent que l’économie française joue le rôle d’un parasite depuis plus d’un siècle en matière de flux de matière : mis à part la biomasse, nous importons la quasi-totalité de la matière dont nous avons besoin pour vivre. Si, en Europe, nous nous accrochons à cette idéologie sans fondement scientifique qu’est le libre-échange, nous allons tout simplement nous priver des moyens de négocier un juste commerce des produits dont nous avons besoin. Pendant ce temps, la Chine et les États-Unis continuent de piller le sous-sol de nombreux pays du Sud. En d’autres termes, le plus sûr moyen de courir vers des guerres de l’eau, du pétrole ou du cuivre dans les années qui viennent, c’est de ne pas réguler le commerce, de ne pas entamer une négociation maintenant. La réforme de la gouvernance du FMI, par exemple, réclamée par de nombreux pays émergents, serait une première étape. La réforme de l’OMC également. À l’inverse, la guerre civile syrienne est née en 2011 d’une pénurie d’eau prolongée, très mal gérée par la dictature de Bachar el Assad. Le libre-échange est la meilleure recette pour étendre le chaos syrien au reste du monde. Et mes travaux, avec Olivier Vidal et Fatma Rostom notamment, montrent que nous ne pourrons pas continuer à augmenter indéfiniment l’extraction de cuivre sur la planète[4]. Qui, en France, se soucie de trouver des substituts aux usages industriels du cuivre et d’améliorer l’efficacité du recyclage du cuivre que nous gaspillons aujourd’hui ? Cela aussi, ça fait partie des défis de l’industrialisation verte.

Lire la deuxième partie de l’entretien : Gaël Giraud « Nous sommes probablement à la veille d’une nouvelle crise financière majeure ».

[1] https://bit.ly/2onhdcS

[2] Alain Grandjean, Agir maintenant – notre plan pour un New Deal vert, LLL, 2019.

[3] http://www.senat.fr/notice-rapport/2018/r18-609-notice.html

[4] Olivier Vidal, Fatma Zahra Rostom, Cyril François, Gaël Giraud,“Global Trends in Metal Consumption and Supply: The Raw Material-Energy Nexus”, Elements, 2017, 13(5), pp. 319-324, et “Prey–Predator Long-Term Modeling of Copper Reserves, Production, Recycling, Price, and Cost of Production”, Environ. Sci. Technol, 2019, 53(19), 11323-11336.

Appelez les pompiers, pas le colibri

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© Creative Commons CC0

La lenteur avec laquelle les gouvernements opèrent la transition écologique – quand ils ne prennent pas le chemin inverse – encourage les citoyens à d’autres types d’actions. Certains essayent de faire pression sur le politique par divers moyens de mobilisation collective, d’autres choisissent l’action individuelle, parfois au sein d’un collectif. Pourtant, toutes ces formes d’engagement n’ont pas la même efficacité, précisément parce que la responsabilité du changement climatique n’est pas celle de l’individu.


Le terme de catastrophe écologique recouvre plusieurs phénomènes, qui sont liés les uns aux autres : réchauffement climatique, accroissement des catastrophes naturelles et montée des eaux, chute de la biodiversité et des populations, pollutions des écosystèmes et atteintes à la santé humaine, notamment.

Pour l’écologie, deux méthodes

Les méthodes des activistes écologistes sont multiples et se partagent principalement entre deux paradigmes. Certains militants veulent changer le monde en se changeant eux-mêmes. Ils deviennent végétariens, se déplacent à vélo et tentent de convaincre un maximum de personnes autour d’eux de faire de même. L’idée est qu’une fois tout le monde converti au végétarisme, l’industrie de la viande s’écroulera.

L’autre type de militants souhaite prendre le pouvoir. En effet, le pouvoir législatif permet d’écrire des lois imposant directement des limitations aux industries polluantes et nocives. Une loi peut également soutenir les industries ou méthodes alternatives, comme l’agriculture biologique ou l’agroécologie. Bien sûr, ces deux moyens de la lutte peuvent aller de pair et nombre de militants les reprennent tous les deux. Mais leur efficacité comparée est l’objet d’un juste débat. Leur priorisation trahit l’idéologie de celui ou celle qui les porte.

https://www.liberation.fr/france/2018/08/28/hulot-sur-france-inter-un-moment-de-radio_1674972
Nicolas Hulot annonce sa démission sur France Inter

Le gouvernement actuel a choisi sa méthode. Il croit aux incitations, comme le marché des droits à polluer – instauré en Europe en 2005 et connu pour son échec. L’un de ses anciens membres, Nicolas Hulot, a vertement critiqué son action en le quittant. Pour lui, d’une part, le pouvoir de changer les choses passe par la prise du pouvoir. D’autre part, le gouvernement actuel ne fera rien de suffisant dans cette lutte car il est arrimé idéologiquement au libéralisme économique qui n’est pas compatible avec la lutte écologique.

La faute n’est pas du côté des ménages

Ayant clarifié ces positions, analysons les méthodes citoyennes des prosélytes de l’écologie. Les limites de leur démarche sont de plusieurs ordres. Tout d’abord, cette écologie des petits gestes possède une dimension culpabilisante inutile, voire nocive. Julien Vidal le montre avec son initiative et son livre Ça commence par moi[1], bien qu’il présente ses exemples (faire pipi sous la douche, trier ses déchets etc.) avec l’idée que « c’en est terminé de l’écologie dépressive, culpabilisante, punitive ». L’idée est toujours celle d’une responsabilité de tous les humains. Or s’il y a partage de responsabilité, il s’agit d’un partage bien peu équitable.

En effet, si c’est bien un certain mode de vie qui cause la catastrophe écologique, il ne résulte pas d’un choix conscient des individus ni d’un choix démocratique du peuple. Par exemple, le documentaire de Cash investigation de septembre 2018[2] a montré comment l’industrie alimentaire s’y est prise pour imposer les bouteilles en plastique plutôt qu’en verre. Contrairement au verre, le plastique pollue les milieux naturels en diffusant notamment des microparticules, dont des perturbateurs endocriniens.

La Coca-Cola Company a abandonné ce modèle il y a quelques décennies, en finançant des lobbys pour infléchir la législation et des campagnes massives de publicité pour infléchir l’opinion publique[3]. L’ancien système de la bouteille en verre consignée était plus coûteux pour les distributeurs de boissons, qui devaient organiser la collecte et la réutilisation (plutôt que le recyclage) des bouteilles. Dans ce cas précis, la culpabilisation a été poussée jusqu’à la diffusion par Coca-Cola d’un spot publicitaire montrant un indien d’Amérique qui pleure face à une personne qui jette ses déchets dans la nature, accompagné du slogan « Keep America beautiful ». La Coca-Cola Company a même créé une association de ce même nom, pour diffuser l’idée de la responsabilité citoyenne dans la lutte contre la pollution[4].

De même, le cas de l’obsolescence programmée est symptomatique. Que les industriels soient amenés à saboter leurs propres produits montre que le système économique actuel est absurde et, en l’occurrence, antiécologique. Pour prendre un dernier exemple, les paquebots de croisière émettent autant de particules fines en un jour qu’un million de voitures particulières[5]. Pour réduire la pollution atmosphérique dans les ports fréquentés par ces bateaux, il serait donc bien plus efficace d’interdire les croisières plutôt que d’espérer que les habitants utilisent un peu moins leur voiture parce que le carburant serait un peu plus cher. Et dans les campagnes, les habitants n’ont a priori pas d’autre alternative que leur voiture pour se déplacer. Inutile dès lors d’augmenter les taxes sur le carburant en pensant réduire ainsi les émissions de GES et de particules fines.

À l’opposé, rétablir le service public des petites lignes de train est à la fois vertueux du point de vue écologique et social. En fin de compte, la dimension culpabilisante de l’écologie du quotidien réside dans le fait que le mode de vie des individus est fortement contraint par leur position sociale[6]. Cela a bien été perçu et mis en avant par le mouvement des gilets jaunes, fin 2018, qui s’est soulevé au départ contre une taxe sur le gazole. Dès 2015, les cars Macron représentaient l’exemple typique de ce qu’il ne faut pas faire : opposer justice sociale et lutte contre le changement climatique[7]. Il est en effet indécent de demander des efforts au prétexte écologique à ceux qui peinent à joindre les deux bouts lorsqu’à l’opposé, les plus fortunés bénéficient de mesures favorables comme la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune.

Au-delà de l’insensée culpabilisation, essayons maintenant d’imaginer « le poids réel des petits gestes du quotidien […] : au niveau mondial, 90% de l’eau douce consommée est utilisée par le secteur agricole (65%) et par l’industrie (25%). » En jouant sur la consommation des ménages, seulement 10% du problème pourrait donc être réglé. Quant aux déchets, en France, « les 38,6 millions de tonnes de déchets ménagers restent bien loin des 310 millions de tonnes produits par les entreprises en 2010 »[8]. Enfin concernant l’énergie, il est à noter que l’amélioration de l’efficacité énergétique des installations existantes (en particulier le chauffage) est allée de pair avec une apparition de nouveaux usages (appareils électroniques notamment), en résultant une hausse constante de la consommation d’énergie.

En somme, il peut être réconfortant de faire ces actions individuelles, mais éteindre la lumière n’économise qu’une quantité très faible de GES et de toute façon des entreprises laissent régulièrement des bureaux entiers allumés la nuit. Grâce aux tribunaux d’arbitrage, notamment issus des derniers traités de libre-échange comme le CETA[9], les multinationales peuvent même attaquer en justice les États qui contreviendraient à leurs possibilités de profit. Il va donc falloir engager un rapport de force contre ces multinationales et leurs responsables. On ne peut attendre des pollueurs qu’ils réduisent d’eux-mêmes leurs émissions dans un système qui ne les contraint pas à le faire. Les industriels ne font aucun effort (au sens d’engagement volontaire et désintéressé), et souvent ne respectent même pas leurs engagements[10]. Les individus peuvent le faire, mais au prix d’un stress généré par les injonctions paradoxales qu’ils reçoivent : consommer, mais de manière responsable – car c’est vous le responsable[11].

La question des institutions

La catastrophe écologique est donc liée à un système de domination sociale, elle-même enchâssée dans une oppression institutionnelle. Il faut remarquer que dans l’état actuel des institutions, la transition écologique n’est pas finançable. Les traités européens empêchent les États d’agir librement en matière économique (déficit public conjoncturel autorisé à 3%, et structurel à 0,5%, monnaie unique européenne, etc.) et également en matière industrielle (interdiction pour un État d’aider des entreprises nationales, au nom du droit à la concurrence).

Or, la transition écologique a besoin d’une politique industrielle ambitieuse pour transformer radicalement (c’est-à-dire complètement) le système de production et d’une marge budgétaire pour réorienter la consommation. D’autre part, les traités de libre-échange empêchent de refuser des marchandises produites dans des conditions polluantes ou socialement injustes, ce qui limite la coordination solidaire que l’on pourrait instaurer avec les États qui le souhaitent. Il faut donc changer ces institutions. Un surplus de démocratie, comme le référendum d’initiative citoyenne, pourrait permettre d’y parvenir.

Les colibris et la collapsologie

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Colibri © Brocken Inaglory

Parmi les figures de l’écocitoyenneté se trouve Pierre Rabhi, le paysan ardéchois superstar des journaux, et Cyril Dion, cofondateur avec lui du mouvement des colibris[12], réalisateur du long-métrage Demain et du documentaire Après-demain. Ils ont nommé ainsi leur association en hommage à une fable amérindienne que Pierre Rabhi aime à rappeler. Lors d’un feu de forêt, un colibri s’emploie à faire des allers-retours pour jeter des gouttes d’eau sur le feu. Lorsque les autres animaux lui font remarquer qu’il est trop petit pour éteindre l’incendie, il rétorque qu’il le sait, mais qu’il fait sa part. Cependant, comme l’a remarqué le journaliste Jean-Baptiste Malet dans une enquête publiée dans Le Monde diplomatique, Pierre Rabhi omet qu’à la fin de la fable amérindienne, le colibri meurt d’épuisement et la forêt est partie en fumée. Le danger n’est-il pas dans cette « écologie inoffensive»[13], qui rassure les citoyens de bonne volonté tout en s’assurant qu’ils ne dérangent personne[14] ?

Les colibris gravitent dans une nébuleuse que l’on observe de plus en plus sensible aux thèses portées par les collapsologues. Parmi eux, Pablo Servigne rappelle régulièrement combien « l’effondrement de notre civilisation thermo-industrielle » sera dur et déprimant, d’un point de vue personnel. Mais qui est-ce qui sera triste et pour qui ? C’est bien « notre civilisation thermo-industrielle » qui rend la vie dure, dès aujourd’hui et pas dans un avenir plus ou moins lointain, pour des millions d’êtres humains et d’animaux. Ce n’est pas le réchauffement qui viendra mettre à mal notre société, c’est notre société qui a réchauffé la planète, qui ravage le seul écosystème dans lequel nous pouvons pourtant vivre.

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Pablo Servigne sur © Thinkerview

Que ce système inique de pillage institutionnalisé vienne à s’effondrer pourrait tout aussi bien nous réjouir. Cette précision est systématiquement éludée par les collapsologues. Et à la question subséquente de savoir s’il faut ralentir ou accélérer l’avènement de l’effondrement, Pablo Servigne évite très soigneusement de répondre[15]. Il se limite à agréger des faits – dans la première partie de son premier ouvrage[16] – et à émettre des idées philosophiques piochées çà et là dans la seconde partie, ainsi que dans son nouveau livre[17]. Son travail d’agronome et de biologiste lui permet de circonscrire utilement le concept d’effondrement, qu’il définit avec Yves Cochet[18] comme le « processus à l’issue duquel les besoins de base ne sont plus fournis à une majorité de la population par des services encadrés par la loi ». Outil qui montre sa pertinence pour mettre en relation des évolutions passées des sociétés humaines, l’effondrement n’est pas un moyen politique permettant de lutter contre les évolutions anticipées de ces mêmes phénomènes.

En agglomérant en même temps des idées à droite et à gauche, Pablo Servigne risque d’être repris par sa droite. Comme un certain journalisme se borne à donner des faits sans essayer de les expliquer, de les relier, de les sous-tendre par des contextes historiques et doctrinaires, la collapsologie se contente de constater la pluralité des facettes de la catastrophe en cours comme la pluralité des positions existantes face à elle. Refusant de choisir parmi les idéologies mises en confrontation, ne voulant pas cliver, pour mieux rassembler, la collapsologie s’effondre sous son propre poids. En cela, Pablo Servigne et Cyril Dion adoptent d’ailleurs la même démarche, et la même faiblesse opérationnelle[19]. Voilà pourquoi leur discours tend très rapidement vers la psychologie, qui dissout les rapports de force et les structures sociales réellement existants dans les eaux glacées de la médicalisation des comportements.

Les limites du collectif citoyen

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Cyril Dion © Bright Bright Bright

Dans une tentative légitime de faire un pont entre individualisme et collectif, Cyril Dion suppose que le système tient sur des récits[20] qu’il faudrait changer par une conscientisation progressive des masses. Si les idéologies, qui portent de fait des récits, ont évidemment leur rôle dans la catastrophe en cours, il ne faut pas le surestimer par rapport à celui joué par les institutions. Ces dernières ont une influence sur les corps, ce qui permet au système de tenir concrètement – la dernière à ce titre étant en définitive la police. Peut-être Cyril Dion omet-il ce fait car il n’y est pas lui-même exposé, comme il le reconnaît d’ailleurs – dans une conférence récente, il s’adressait à « ceux qui ont une marge de manœuvre financière »[21]. Cela permet également de trancher l’interrogation précédente : s’adressant à un public ayant un certain confort dans la société actuelle, il est admis implicitement que la difficulté dans l’effondrement sera donc de devoir abandonner ce confort de vie. Et pour ces personnes en effet, il peut être réconfortant de faire les petits gestes, ceux-ci pouvant combler une juste aspiration à l’action. Ainsi cette écologie « s’efforce de promouvoir des formes d’engagement domestiquées, susceptibles de satisfaire le désir d’agir qui se fait jour tout en le réorientant dans une direction non antagonique, compatible avec les intérêts [des industriels] plutôt qu’en conflit avec eux » [22].

La démarche des collapsologues et de l’écologie dite citoyenne se ramène donc à l’intériorité, fût-elle connectée – aux autres, à la terre, au vivant, voire à soi-même etc. Ainsi, elle s’inscrit finalement dans l’atomisation sociale et l’apolitisation créée par le néolibéralisme depuis plus de trois décennies[23].

Plutôt que de se couper des réseaux, appuyons-nous dessus. Le mouvement des gilets jaunes le montre aujourd’hui : la reconstruction d’un collectif local, d’une fraternité incarnée sur les ronds-points, est allée de pair avec une politisation générale et accélérée, et avec une liste de revendications qui cherchent à reconstruire la solidarité nationale, notamment par la défense des services publics. In fine, les réponses appropriées aux questions posées par la collapsologie sont impossibles à atteindre à partir de leurs postulats.

Le cas emblématique est celui d’Aurélien Barrau, astrophysicien qui s’échine à dire que tout gouvernement qui ne mettrait pas la sauvegarde de l’environnement au centre de sa politique ne serait pas crédible, tout en évitant de préciser que le gouvernement actuel ne le fait pas. Ainsi peut perdurer l’illusion macroniste du hashtag Make our planet great again.

Au-delà de la distance entre paroles et actes, les idées, aussi bien exprimées, et les faits, aussi bien relatés, ne suffisent pas. Spinoza, parfois mal interprété, signifiait cela en disant qu’une idée vraie n’a pas de force en tant qu’elle est vraie[24]. Elle en a une en tant qu’elle est utilisée dans un rapport de force, empuissantée[25]. Ainsi l’idéologie dominante, qui n’est autre que celle de la classe dominante, l’est grâce aux pouvoirs que les dominants ont pour la naturaliser, notamment via la possession de journaux. Pour modifier l’opinion publique, le bouche-à-oreille citoyen risque de ne pas suffire. À ne vouloir s’aliéner personne, on risque de ne pas modifier les rapports de force existant, c’est-à-dire l’ordre établi, c’est-à-dire encore ce qui cause la catastrophe écologique.

Reprenons pour terminer le dernier ouvrage de Pablo Servigne et de ses collègues : la fin de la préface y indique « arrêtons de dévaler la pente de cette modernité délétère. Opposons-lui notre intériorité ». Certes, mais une intériorité n’a jamais pu grand-chose face à une tractopelle, un loyer trop cher ou un flash-ball. Quelques lignes plus loin, il nous est proposé « d’élever nos spiritualités », avant que ne commence le premier chapitre, « Apprendre à vivre avec ». Ne faudrait-il pas plutôt élever notre indignation face à ce système, et loin de vivre avec, lutter contre ?


[1] « Julien Vidal nous parle de son combat quotidien pour la planète », Konbini News, Youtube, 4 septembre 2018 ; Ça commence par moi, Julien Vidal, éditions du seuil, septembre 2018. Il se réfère abondamment à Pierre Rabhi et au mouvement des colibris, à Cyril Dion, et à Pablo Servigne.

[2] « Cash investigation. Plastique, la grande intox », présenté par Elise Lucet, France Télévisions, 11 septembre 2018

[3] Ces techniques ont été étudiées par Edward Herman et Noam Chomsky dans La Fabrication du consentement : De la propagande médiatique en démocratie (1988). Un documentaire a été réalisé par Arte France et l’INA autour de ce thème en 2017, Propaganda la fabrique du consentement.

[4] « Eh bien, recyclez maintenant ! », Grégoire Chamayou, Le Monde Diplomatique, février 2019

[5] « Un paquebot de croisière émet autant de particules fines qu’un million de voitures », Actu Nautique, novembre 2018

[6] Autre exemple : environ 40% des Français ne prennent jamais l’avion, d’après Statista, ce qui est pourtant cité comme l’un des gestes les plus pollueurs. Voir également « Enquête : les nouveaux comportements des Français pour prendre l’avion », Air Journal, 2014. « Cette étude a été menée auprès de 1011 Français représentatifs de la population française de 15 ans et plus. La méthode des quotas croisés a été appliquée : CSP + âge + région + habitat + sexe. »

[7] « La justice sociale, clé de la transition écologique », Philippe Descamps, Le Monde Diplomatique, janvier 2019. « Chaque américain, luxembourgeois ou Saoudien appartenant aux 1% les plus riches de son pays émet 200 tonnes [de GES] par an, soit plus de 2000 fois plus qu’un pauvre du Honduras ou du Rwanda »

[8] « Ce ne sont pas les petits gestes du quotidien qui sauveront la planète », Frustration n°15 Les riches nous tuent, septembre 2018

[9] Canada Europe Trade Agreement, accord de libre-échange Canada-Europe. Il est appliqué « provisoirement » depuis le 21 septembre 2017, en attendant sa ratification par les parlements nationaux des Etats-membres de l’Union Européenne.

[10] « Total est le premier émetteur de GES de France et le 19ème au monde. Il a déclaré un bénéfice net de 8,6 milliards de dollars en 2017. Pourtant, il continue d’être en infraction avec les dispositions issues de la COP21 » (Gilles Gauché-Cazalis, élu municipal du groupe majoritaire (PCF) à Nanterre, Nanterre info, décembre 2018)

[11] Grégoire Chamayou, op. cit.

[12] Voir ici leur page Wikipédia.

[13] « Le système Pierre Rabhi », Jean-Baptiste Malet, Le Monde diplomatique, août 2018 ; « L’autre Interview : Jean Baptiste Malet », Le Média, Youtube, 19 septembre 2018

Voir également « L’anthroposophie, discrète multinationale de l’ésotérisme », Jean-Baptiste Malet, Le monde Diplomatique, juillet 2018. On y découvre les liens entre le mouvement des colibris et l’antroposophie, via notamment la personne de Françoise Nyssen, adepte des deux écoles, ministre de la culture sous le premier gouvernement Philippe, avant d’être démise pour une affaire l’impliquant dans sa maison d’éditions Acte Sud, par laquelle elle a publié les livres de Cyril Dion.

[14] On peut mener le même raisonnement en le limitant à la question des inégalités sociales : faut-il redistribuer les revenus tout en laissant tourner l’implacable compétition de marché, ou bien s’attaquer précisément aux mécanismes qui permettent cette répartition injuste de la richesse ? Cf « Déplorer les inégalités, ignorer leurs causes », Daniel Zamora, Le Monde Diplomatique, janvier 2019.

[15] Pablo Servigne, Entretien pour la chaîne Youtube Thinkerview, 2018. Écouter à partir de 1h06min pour la question de savoir s’il vaut mieux ralentir ou accélérer l’effondrement. Il a posé cette question sur Facebook à propos des solutions vues dans Demain. Récoltant des réponses partagées, il ne prend pas position lui-même.

[16] Comment tout peut s’effondrer, Pablo Servigne et Raphaël Stevens, éditions du seuil, 2015

[17] Une autre fin du monde est possible, Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Gauthier Chapelle, éditions du seuil, 2018

[18] Yves Cochet rapporté par Pablo Servigne, Entretien pour la chaîne Youtube Thinkerview, 2018. Question posée de la définition de l’effondrement à partir de 25min.

[19] « La ZAD et le Colibri : deux écologies irréconciliables ? », Maxime Chédin, Terrestres.org, novembre 2018

[20] Cyril Dion, comme Pablo Servigne, citent directement la thèse de Yuval Noah Harari, par ailleurs très critiquable. Lire « Tout est fiction, reste le marché », Evelyne Pieiller, Le Monde Diplomatique, janvier 2019

[21] « Carte blanche à Cyril Dion », 24 janvier 2019, au Ground Control à Paris

[22] Grégoire Chamayou, op. cit.

[23] « Que faire ? – 2/4 », groupe Jean-Pierre Vernant, 2 janvier 2018.

[24] « La connaissance vraie du bon et du mauvais ne peut, en tant que vraie, contrarier aucun affect ; elle ne le peut qu’en tant qu’elle est considérée comme un affect ». L’Ethique, IV (de la servitude humaine), proposition XIV

[25] Les affects de la politique, Frédéric Lordon, éditions du seuil, 2016

« 50 % des émissions de gaz à effet de serre sont dus aux 10 % les plus riches » – Entretien avec Cécile Duflot

Cécile Duflot, crédit photo : Matis Brasca pour Le Vent se Lève

Cécile Duflot a été députée pour Europe Écologie les Verts (EELV), Ministre du Logement et de l’égalité des territoires de 2012 à 2014 et dirige désormais la branche française de l’ONG Oxfam, spécialisée notamment dans la lutte contre les inégalités sociales. Elle est également à l’origine de la pétition aux presque deux millions de signatures L’affaire du siècle, qui promet d’attaquer l’État français en justice pour « inaction climatique ».  Au vu de son expérience transversale, nous avons souhaité l’interroger sur les derniers faits d’actualité en lien avec l’écologie, entre la démission de Nicolas Hulot et les revendications du mouvement des gilets jaunes. La question de l’exercice du pouvoir est le fil directeur de cet entretien, réalisé dans les locaux d’Oxfam France, à Paris. Entretien réalisé par Pierre Gilbert, retranscription par Marie-France Arnal.


LVSL – Dans le domaine de l’écologie, s’il est facile quand on est une ONG comme OXFAM de proposer, c’est sans doute un peu plus compliqué quand on est au sein d’un gouvernement, d’autres données entrant en jeu. Vous avez une longue expérience politique. Vous avez été députée puis ministre au Logement et à l’égalité des territoires entre 2012 et 2014. Cette expérience de la realpolitik a-t-elle modifié votre rapport à l’action publique ? Quel bilan tirez-vous de l’action du gouvernement Macron dans le domaine de l’écologie ? Que pensez-vous de la démission de Nicolas Hulot ?

Cécile Duflot – Mon expérience de ministre m’a plutôt donné confiance dans la possibilité de l’action publique. On peut prétexter ne rien pouvoir changer, que c’est trop compliqué et trop laborieux. Mais, en définitive, il ne s’agit que d’une volonté politique. Ce fut le cas par exemple dans cette bagarre homérique au sujet de l’encadrement des loyers.  Alors que tout le monde disait qu’il était impossible de le faire, nous l’avons fait.

En matière d’écologie, la situation d’aujourd’hui est différente de celle d’il y a dix ans. On sait désormais que c’est techniquement possible et financièrement moins coûteux d’engager la transition. Ce n’est donc pas un manque de possibilités, mais un manque de décisions, de volonté politique. J’en tire un bilan, partagé par toutes les ONG environnementales : on est loin de ce qu’il faudrait faire. Emmanuel Macron a pris un certain nombre d’engagements, de postures ou de positionnements médiatiques autour des questions d’écologie, mais sur la réalité des politiques menées – Nicolas Hulot l’a dit et c’est le sens de sa démission – on est très loin du compte. En matière de lutte contre le dérèglement climatique, les petits pas ne sont pas suffisants. Je raconte souvent cette histoire : c’est comme si vous vouliez faire décoller une fusée sur la lune avec un moteur de 2CV. L’ingénieur vous dit que ça ne va pas marcher et vous répondez « ça va on t’a déjà filé un moteur arrête d’être mécontent ! ».

Aujourd’hui l’ampleur du risque climatique est telle qu’il faut un changement de modèle. Ce changement de modèle est à portée de main, sur la base d’économies d’énergie, d’énergies renouvelables, de limitation et de rapprochement des lieux de production et des lieux de  consommation. C’est un modèle qu’on peut imaginer de façon cognitive, qu’on peut réaliser techniquement et qu’on a les moyens de financer.

LVSL – Maintenant que vous êtes à Oxfam, vous faites le choix de privilégier, au niveau de la société civile, les actions plutôt citoyennes, individuelles ou collectives – par rapport à l’action étatique ? Pour vous quel devrait être le rôle de l’État ? Quelle est l’échelle la plus pertinente pour la transition écologique ?

Cécile Duflot – Toutes les actions concourent au même but. Il n’y a pas d’opposition entre l’action des ONG et l’action politique. Mon engagement signe une dimension personnelle. Il faut avoir, je crois, une certaine fraîcheur et pas de cynisme quand on est responsable politique. J’avais pratiqué ces responsabilités politiques longtemps et j’avais envie d’un autre mode d’action.

Je pense qu’il faut contribuer à faire mûrir la société face à la réalité de l’urgence climatique et de la question des inégalités. C’est la grande force d’Oxfam : lier ces deux questions, travailler à la fois sur la question climatique et sur la question des inégalités. On voit bien aujourd’hui en France à quel point ces sujets sont d’actualité avec les gilets jaunes. On aurait pu prévoir cette situation.

D’autre part, et vous avez raison de parler d’échelle, cette question de la dimension internationale est essentielle. C’est notre premier défi dans l’histoire de l’humanité, un défi terrien, un défi des habitants de cette planète qu’est la Terre. Ces sujets doivent être portés à l’échelle internationale, ce qui veut dire que les solutions doivent être mises en œuvre pour certaines à l’échelle internationale, pour d’autres à l’échelle européenne et d’autres au niveau national.

Pour moi il y a trois modes d’action dans l’action publique. Le premier est la fiscalité. Le débat est très actuel, mais la fiscalité est ce qui vous permet de choisir de faire telle ou telle chose : typiquement, quand vous donnez de l’argent à des ONG, une partie de cette somme est déduite de vos impôts. C’est un des moteurs et un intérêt général que des ONG ou des associations, en particulier les plus vulnérables, disposent de moyens pour agir. Deuxième outil : la réglementation soit ce qui est permis et ce qui est autorisé. Il faut faire telle ou telle chose, il faut arrêter la pollution, il faut fermer les centrales à charbon etc. Troisième outil : la commande publique ou les investissements publics : quand on décide d’investir dans des lignes de chemin de fer secondaires plutôt que dans des autoroutes, on mène une politique en faveur – ou en défaveur si on choisit le contraire – de la transition écologique. Vous pouvez aussi décider de renationaliser et faire évoluer EDF vers un rang de société majoritairement dédiée aux énergies renouvelables par exemple.

LVSL – Qu’est-ce qui, selon vous, freine aujourd’hui l’action publique?

Cécile Duflot  Les choix et les arbitrages qui sont faits aujourd’hui par les dirigeants relèvent plus de l’obsession idéologique. Quand on voit ce qui risque de se passer d’ici quinze ans, beaucoup de sujets qui apparaissent comme des sujets centraux deviendront  complètement secondaires alors que c’est la vie même de l’humanité qui est en jeu.

LVSL – Donc c’est une question d’idéologie, une question de dogmatisme ?

Cécile Duflot – C’est une question de choix à court terme plutôt qu’à long terme. C’est une question de choix des intérêts privés mais peut-être également une absence de prise de conscience chez certains dirigeants.

LVSL – Vous pensez qu’en l’occurrence c’est une affaire de conscience chez nos dirigeants ? Vous pensez que ces gens-là n’ont pas de conseillers qui leur expliquent les tenants et les aboutissants du changement climatique ?

Cécile Duflot – Je pense que certains admettent que, comme l’a dit Emmanuel Macron, après avoir reçu pourtant un prix, quand on fait de l’écologie on est impopulaire. Ceci n’est pas vrai. Je vais vous donner un exemple : quand j’étais conseillère régionale, on a décidé qu’il n’y aurait plus de zones sur le Pass Navigo. C’est une mesure qui va dans le sens de la transition écologique puisque les gens sont incités à prendre les transports en commun. Quelques années après on voit que cela a réussi. Quand vous faites une loi sur l’alimentation qui ne fait aucun pas vers l’alimentation de proximité et le bio, que vous ne changez pas le système agricole actuel qui, par ailleurs ruine les paysans, vous faites des choix politiques.

LVSL – Quand vous parlez des limites de l’action publique, quel rôle tient pour vous l’Europe ? Quelle conclusion en tirez-vous ?

Cécile Duflot – Dans les années 1980, et au début des années 1990, l’Europe a été à l’avant-garde sur les réglementations environnementales. Elle a beaucoup contribué à faire bouger les États sur ces questions, mais depuis quelques années, on constate qu’elle est devenue un outil de régulation financière, notamment après la crise des banques. Elle est obsédée par cette question des comptes publics, des déficits publics, bien plus que par l’enjeu de la transition, même si, sur certains sujets, c’est la France qui freine les décisions européennes. Je suis convaincue que certaines questions, notamment la question de la transition énergétique au sens des moyens de production d’énergie, ne se règlent pas à l’échelle d’un pays mais à l’échelle européenne. On a fait Airbus par exemple : il faudrait l’équivalent de grandes structures capables de porter au niveau européen la transition écologique.

LVSL – Les contraintes budgétaires imposées par Bruxelles sont-elles une limite, comme le disent certains économistes, dans le domaine de l’écologie ?

Cécile Duflot – Les investissements en matière de transition écologique pourraient être sortis du calcul du déficit, de ce cadre des 3 %. Par exemple : les conséquences de catastrophes climatiques impactent de façon importante les comptes publics, alors qu’elles pourraient être évitées par des investissements – je  pense au risque inondation. Il serait donc logique de défalquer ces investissements du calcul du déficit public puisqu’à terme ils ont vocation à produire des économies significatives et sans doute supérieures à leur coût.

LVSL – Suivant cette logique on pourrait défalquer les investissements en matière de santé d’hôpitaux,  de social etc. ?

Cécile Duflot – Oui bien sûr ! Les maladies du mode de vie, les maladies chroniques, aujourd’hui, représentent 80 % des dépenses de santé. Ce sont aussi des maladies liées à la pollution aérienne, à la pollution de notre alimentation, à la pollution des matériaux qui sont autour de nous. De façon rationnelle, on peut évaluer, par exemple, le coût sur la santé de la précarité énergétique, en particulier chez les personnes âgées. Les gens qui se chauffent mal sont plus vulnérables, plus malades, plus désocialisés parce qu’ils n’osent pas inviter de gens chez eux. Des études montrent que 1€ investi dans la lutte contre la précarité énergétique économise 80 centimes de dépenses de santé. C’est cette réflexion-là qu’il faudrait avoir. Mais aujourd’hui ce n’est pas ce logiciel-là qui est aux commandes malheureusement.

LVSL – On voit s’enchaîner tous les rapports un peu catastrophiques assez alarmistes sur l’évolution du climat. Pensez-vous qu’il y a une solution au changement climatique ? Êtes-vous plutôt optimiste ou plutôt pessimiste ?

Cécile Duflot – Je suis bizarrement optimiste dans la mesure où les solutions existent. Les moyens financiers existent et ils sont inférieurs aux coûts financiers des catastrophes. Un moment viendra où l’espèce humaine dans son ensemble réagira face à sa propre mise en péril. C’est cela qui me rend optimiste. C’est une forme de rationalité de la catastrophe annoncée, mais aussi la connaissance très précise que les solutions technologiques, techniques et financières sont à notre disposition. Aujourd’hui les catastrophes climatiques que l’on vit sont des périodes d’adaptation. Elles sont très violentes parce que le changement climatique est beaucoup plus violent que ce que la planète a connu au cours de son histoire. Pour la planète ce n’est pas très grave. C’est grave pour les humains par contre. Je pense qu’il peut y avoir cette conscience collective de l’humanité de la nécessité de l’arrêt de ce système destructeur.

LVSL – Vous dirigez la branche française de l’ONG Oxfam depuis avril 2018, ONG spécialisée dans la lutte contre les inégalités sociales y compris les inégalités liées aux changements climatiques. Vos rapports sur les inégalités sont assez flagrants. Comment liez-vous environnemental et social ? Que pensez-vous du mouvement des Gilets jaunes ?

Cécile Duflot – Un chiffre donné par Oxfam est extrêmement parlant : 50 % des émissions de gaz à effet de serre sont dus aux 10 % les plus riches. Les 50% les plus pauvres en émettent 10 %. Ce sont pourtant eux, aujourd’hui, qui sont les plus vulnérables et qui en subissent les conséquences. Les inégalités et la crise écologique sont bien consubstantielles.

Quel est l’élément déclencheur du mouvement des gilets jaunes ? C’est la taxe supplémentaire sur le gazole, ce qui est logique : pendant des années, pour vendre des voitures françaises, on a sous-taxé le diesel incitant par là les gens à acheter ces véhicules qui sont polluants. Maintenant, on connaît les conséquences des émissions des gaz à effet de serre et des particules fines sur le dérèglement climatique et sur la santé. On n’a pas anticipé la réalité de ces répercussions sur les populations et notamment sur ceux qui sont aujourd’hui dépendants de leur voiture. Cet état de fait arrive sur le terreau d’une aggravation des inégalités en France. Depuis vingt ans on compte 1 200 000 pauvres supplémentaires, mais surtout un envol du nombre des ultra-riches. En matière d’action publique, ce terreau d’une fiscalité injuste génère ce qui se passe actuellement – en anglais on ne dit pas la goutte d’eau qui fait déborder le vase, mais la paille qui casse le dos du chameau.

Les gens ne supportent plus qu’on leur demande de payer alors qu’ils n’ont pas de solution et que, parallèlement, on trouve de l’argent pour les plus riches. C’est là le terreau des gilets jaunes. L’an dernier, Oxfam a publié un rapport intitulé « Réforme fiscale : les pauvres en payent l’impôt cassé » expliquant que la réforme fiscale qui va être mise en œuvre va prendre aux plus pauvres et bénéficier aux ultra-riches. Un an après, une étude publiée dans le journal Les Échos révèle que ce sont bien les 1 %, et même les 1 ‰ qui gagnent beaucoup d’argent. Dans cette situation-là, le terreau est mûr pour que les gens trouvent cela insupportable.

LVSL – Les revendications des gilets jaunes sont sociales, mais aussi écologiques. Dans leur liste de doléances, ils revendiquent de développer les transports en commun, favoriser le transport de marchandises par voie ferrée, instaurer une taxe sur le fioul maritime et le kérosène, soutenir les petits commerces de villages et de centres-villes ou encore cesser la construction des zones commerciales autour des grandes villes qui tuent les petits commerces.

Cécile Duflot – Dans un premier temps on a voulu présenter ce mouvement des gilets jaunes comme anti-écologique, ce qui n’est pas du tout le cas. Même si ce collectif n’est pas très identifié, son message général n’est pas un message contre l’écologie ou un message qui nie l’existence du dérèglement climatique. C’est un message qui dénonce l’injustice fiscale.

Le président de la République n’a rien fait pour l’écologie. Beaucoup de gens expliquent qu’ils se sont remis à prendre la voiture parce que la ligne de train qu’ils utilisaient a fermé, soit complètement, soit du fait de la dégradation importante de la desserte qui ne leur donne plus l’assurance d’arriver à l’heure sur leur lieu de travail. D’autres pays ont su recréer de la desserte par transport en commun y compris en zone rurale. C’est encore une fois une question de choix politique.

LVSL – Quand on écoute les porte-paroles des gilets jaunes il y a aussi la revendication contre une  écologie dite « punitive » –  le terme a été  souvent employé. Qu’en pensez-vous ?

Cécile Duflot – Le nombre de gens atteints de cancers et le nombre de ceux qui meurent de maladies respiratoires chaque année est une situation très punitive. Ce n’est pas l’écologie qui est punitive et tout le monde va être puni. Par exemple, parmi les vingt plus gros incendies que la Californie a connu de toute son histoire, sept se sont produits ces trois dernières années. Là, le feu ne fait pas le détail entre les maisons des ultra-riches et celles des pauvres. C’est une erreur de croire qu’il y a une écologie punitive et ce mot-là fait énormément de mal parce que ceux qui souffrent le plus de l’alimentation de mauvaise qualité et de ses conséquences sur la santé ce ne sont pas les plus riches. Ceux qui vivent à proximité des zones les plus polluées, ceux qui sont exposés à des polluants lors de leur travail ne sont pas les cadres supérieurs.

 

Crédits photo ©Matis Brasca pour LVSL

Démission de Hulot : la faillite de l’écologie néolibérale

“Sur un enjeu aussi important que l’environnement, je me surprends tous les jours à me résigner, tous les jours à m’accommoder des petits pas, alors que la situation universelle, au moment où la planète devient une étuve, mérite qu’on se retrouve et qu’on change d’échelle.” En ce matin du 28 août 2018, le ministre de la transition écologique et solidaire, Nicolas Hulot, présente sa démission en direct sur France Inter. Si l’on peut trouver cette décision courageuse, elle semble surtout cohérente avec une conclusion qui fait de moins en moins débat : il y a une incompatibilité organique entre libéralisme économique et politique environnementale ambitieuse. Les multiples échecs de M. Hulot au cours des 15 mois de son mandat retentissent comme autant de leçons dont il faut tirer le bilan une fois pour toutes.


« Est-ce que nous avons commencé à réduire l’usage des pesticides ? La réponse est non (…) Je ne veux plus me mentir. Je ne veux pas donner l’illusion que ma présence au gouvernement signifie qu’on est à la hauteur sur ces enjeux-là ».  « On s’évertue à entretenir voire réanimer un modèle économique marchand qui est la cause de tous ces désordres. »

 Ce matin sur France Inter, Hulot s’est livré à un réquisitoire contre le capitalisme, à ses yeux responsable de son incapacité à conduire les grandes réformes écologiques dont la société a besoin.

Globalement, le bilan de Nicolas Hulot est mauvais, comme l’a analysé au fur et à mesure le Hulotscope du journal écologiste Reporterre[1]. Revenons néanmoins sur les grands échecs de son mandat, et tâchons de comprendre en quoi ils sont des illustrations de chacune des limites que le capitalisme à la française impose à une transition écologique nationale.

Les volontés de Hulot ont cristallisé l’opposition des secteurs les plus influents de l’économie française.

 

Nucléaire, énergie, gaz à effet de serre… un ministre qui ne tient pas ses objectifs.

Avant d’entrer au gouvernement, Nicolas Hulot était ferme sur le sujet du nucléaire. “Il faut sortir du nucléaire. Fukushima a achevé de me convaincre”[2] affirmait-il en avril 2011. Arrivé au ministère, il était partisan de l’objectif de ramener la part du nucléaire à 50% en 2025, comme prévu dans la loi de transition énergétique.

En novembre 2017, à la sortie du Conseil des ministres, Nicolas Hulot annonce une première concession : « il sera difficile de tenir l’engagement de ramener la part du nucléaire à 50% d’ici 2025 et le gouvernement préfère tabler sur 2030, “au plus tard” 2035[3].

Il assiste ensuite impuissant au démantèlement des grands projets de développement des énergies renouvelables, comme la fermeture par l’État de l’usine d’hydrolienne de Naval Energies à Cherbourg, 45 jours après son ouverture[4]. Le lobby du nucléaire est directement mis en cause dans cette décision, alors que l’EPR de Flamanville, juste à côté, annonçait quelques jours avant un an supplémentaire de travaux et une rallonge de 400 millions d’euros.

En France, le lobby du nucléaire est non seulement extrêmement puissant, mais il empêche l’essor d’énergie renouvelable concurrente, comme le prouve le retard français en matière de solaire[5]. Il faut dès lors rappeler que l’énergie dépend du ministère de la transition écologique, tout comme le transport.

Son recul sur la part du nucléaire dans le mix énergétique ne fut pas le seul. En août, lors de la révision de la Stratégie nationale bas carbone (SNBC) et de la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), des reculs majeurs ont été annoncés :

  • L’ objectif de la loi sur la transition énergétique d’avoir la totalité des logements très bien isolés en 2050 (niveau BBC) est abandonné, avec un rythme moyen de 500 000 rénovations performantes annuelles d’ici à 2050 au lieu des 700 000 nécessaires.
  • L’ objectif de la loi sur la transition énergétique de 32 % d’énergies renouvelables en 2030 est revu en catimini à la baisse à 31 %, alors même que la France a poussé et obtenu un objectif contraignant de 32 % au niveau européen en juin dernier.
  • L’ objectif d’avoir des véhicules neufs consommant en moyenne 3l/100km en 2030 est porté à 4l/100km.

Ces reculs amènent à un dépassement des budgets carbone prévus jusqu’à 2023 au moins, c’est-à-dire à autant de gaz à effet de serre de plus dans l’atmosphère, qui contribueront à nous éloigner des objectifs de l’accord de Paris.

Concernant le secteur de l’énergie, Nicolas Hulot peut aussi compter dans ses déboires l’affaire de la raffinerie de Total à La Mède (Bouches-du-Rhône), ayant pour fonction de transformer de l’huile de palme en biocarburant. Alors que le chantier devait être stoppé, en pleine polémique autour de l’huile de palme, la centrale va finalement ouvrir ses portes, grâce à un arrêté préfectoral (donc sur décision de l’État). Il se trouve que l’Indonésie a conditionné l’achat d’avions à Boeing et à Airbus à l’autorisation pour ses entreprises de construire des sites de fabrication de kérosène à partir d’huile de palme aux États-Unis et en France[6]. Là encore, que peut Nicolas Hulot face à tant d’intérêts économiques, conditionnant également l’emploi dans certaines localités ? Tant pis pour les forêts indonésiennes et le climat.

Glyphosate, CETA, chasse… le poids des lobbies

L’épisode du glyphosate est caricatural. Déçu au niveau européen par le renouvellement pour cinq ans de l’autorisation du glyphosate en novembre 2017, le ministre s’est donc raccroché à l’échelon national. Un amendement porté par un député LREM soutenu par Nicolas Hulot proposait son interdiction au 1er mai 2021. Il a été rejeté fin mai 2018, après un avis défavorable du gouvernement[7].

A cette occasion, l’ex-ministre déclarait dans une interview au Parisien que les lobbies de l’agroalimentaire “ont pignon sur rue” et tiennent “parfois même la plume des amendements”[8]

L’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada (CETA) est entré en vigueur de façon provisoire et dans sa quasi-totalité le 21 septembre 2017. Cet événement représente à merveille le clivage entre tendances de fond du capitalisme globalisant et écologie libérale.

L’accord baisse les droits de douane pour doper les échanges commerciaux, et a pour objectif d’aboutir à une convergence de certaines normes, ce qui a pour effet d’accélérer le « grand déménagement du monde » au prix d’émissions de gaz à effet de serre très importantes. Rappelons que le transport maritime achemine plus de 90% des marchandises dans le monde et transporte plusieurs millions de personnes chaque année. Ce dernier représente aujourd’hui 3 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, et potentiellement jusqu’à 17 % en 2050[9], et chaque grand porte-conteneur génère autant de pollution aux particules fines qu’un million de voitures[10] (en plus de propager des espèces invasives dans leurs ballasts, dont le coût des dégâts est estimé à plusieurs milliards € par an en UE).

Ministre, Nicolas Hulot avait d’ailleurs déclaré : “J’étais très inquiet, et je le suis toujours, sur des traités comme le CETA. Ce sont des traités qui nous exposent au lieu de nous protéger”[11]. Mais que peut-il face au rêve libéral d’un monde régi par la concurrence libre et non faussée ?

Concernant la chasse, dont les syndicats sont traditionnellement les pires ennemis des organisations écologistes, Nicolas Hulot déclare sur France Inter le jour de sa démission :  “J’ai découvert la présence d’un lobbyiste qui n’était pas invité à cette réunion. C’est symptomatique de la présence des lobbies dans les cercles du pouvoir.”.

Ces derniers venaient en effet d’acquérir du gouvernement une division du prix du permis national de chasse par deux, ainsi que la mise en place d’une gestion adaptative des espèces et d’une police rurale. C’est d’ailleurs cette rencontre qui aurait fini de convaincre le ministre démissionnaire. La chasse est un marqueur social auquel les libéraux sont symboliquement attachés, et les représentants des chasseurs sont également des têtes de réseaux importantes pour le vote rural.

 

Le mythe libéral de l’homme providentiel se heurte à la réalité du libéralisme

 

« Quant à Macron, il n’a pas compris que c’est bien un modèle ultralibéral qui est à l’origine de la crise écologique», déclarait Hulot dans le JDD[12] lors de la campagne présidentielle.

En ce début de quinquennat, nous avons vu la mise en place d’une stratégie écologique basée sur la bonne volonté des acteurs de l’économie privée. Elle s’illustre notamment au sein du « One planète summit », pendant privé des COP onusiennes.

Emmanuel Macron se place ainsi dans  le mythe de l’homme providentiel, qui peut à lui seul influencer le cours des investissements mondiaux via des « signaux forts ». En réalité, le marché est de moins en moins influencé par les signaux et messages issus du monde politique pour des raisons structurelles. D’une part, l’autonomisation grandissante du monde des grandes entreprises par rapport aux États éloigne les marchés du politique. De l’autre, les flux financiers n’ont plus beaucoup de prise sur le réel, notamment à cause du trading haute fréquence. Ce dernier représente désormais plus de 50% des échanges de capitaux dans le monde. Or les ordinateurs n’ont pas d’oreilles et ne lisent pas les journaux, ils se basent seulement sur les derniers résultats économiques pour produire des anticipations. Il n’est donc guère étonnant que l’inertie financière empêche purement et simplement des investissements à la hauteur des nécessités environnementales dans le privé.

De leur côté, les pouvoirs publics sont également structurellement prisonniers, puisque les traités européens ont fini de cimenter les gouvernants dans des politiques de rigueur incompatibles avec une grande relance écologique.

Le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire (TSCG) établit que les déficits nationaux ne doivent pas dépasser 3 % du produit intérieur brut (PIB) et que la dette publique nationale doit être inférieure à 60 % du PIB. Ces dispositions, bien que non appliquées de manière stricte, limitent grandement les marges de manœuvre financières des États membres et leur capacité à financer la transition écologique. Pour donner une idée de l’ampleur du financement considéré,  le coût de la transition énergétique mondiale est estimé à 44.000 milliards de dollars[13]. L’endettement est une étape initiale nécessaire, bien que le retour sur investissements soit intéressant dans le secteur des énergies renouvelables, puisque ces dernières exonèrent des importations pétrolières, stimulent l’emploi local et font baisser la facture de la sécurité sociale liée à la pollution.

Ne pas appliquer les dispositions du TSCG est donc primordial pour être en capacité de financer la transition énergétique. Il convient aussi de ne pas respecter les règles de la Commission encadrant les aides d’État. Ces règles limitent les possibilités qu’ont les États d’aider financièrement certains secteurs économiques. Dans le cas présent, elles limitent l’appui que peut apporter la puissance publique au développement des énergies renouvelables[14].

Nicolas Hulot, qui a avoué avoir voté Jean-Luc Mélenchon en 2012[15], démontre à son insu ce qu’un gouvernement libéral peut faire au maximum pour la planète. Le pouvoir politique s’est auto-marginalisé depuis la révolution néolibérale des années 1980, sabotant par là les armes qui lui auraient permis d’affronter le changement climatique.

Dès lors, l’action publique et l’action écologique ne peuvent être que marginales, même avec la meilleure volonté du monde. La naïveté politique de M. Hulot ne fut pas une perte de temps, car sa démission permet de poser la question du rôle de l’État, à un moment où le gouvernement Macron est affaibli.

 

Crédits Photo : FNH

 

[1] https://reporterre.net/Nicolas-Hulot-vu-par-le-HulotScope-un-tres-leger-mieux

[2] http://www.lepoint.fr/politique/nicolas-hulot-il-faut-sortir-du-nucleaire-fukushima-a-acheve-de-me-convaincre-25-04-2011-1323016_20.php

[3] https://www.lemonde.fr/energies/article/2017/11/07/nicolas-hulot-reporte-l-objectif-de-baisse-du-nucleaire-de-50-d-ici-a-2025_5211451_1653054.html

[4] https://www.francebleu.fr/infos/economie-social/naval-energies-arrete-l-hydrolien-et-ferme-l-usine-de-cherbourg-1532631966

[5] https://www.bastamag.net/Energie-solaire-mais-pourquoi-EDF-et-l-Etat-laissent-ils-tomber-une-invention

[6] https://fr.reuters.com/article/businessNews/idFRKCN1L610N-OFRBS

[7] http://www.assemblee-nationale.fr/15/amendements/0902/AN/1570.asp

[8] https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/agriculture/nucleaire-biodiversite-alimentation-apres-le-depart-de-nicolas-hulot-les-inquietudes-d-associations-ecologistes_2914667.html

[9] http://www.imo.org/fr/MediaCentre/PressBriefings/Pages/17-GIA-GloMeep-launch.aspx

[10] https://www.fne.asso.fr/dossiers/linsoutenable-pollution-de-lair-du-transport-maritime-navire-bateaux-croisi%C3%A8res

[11] http://www.europe1.fr/politique/nicolas-hulot-je-suis-toujours-inquiet-sur-des-traites-comme-le-ceta-3442838

[12] https://www.francetvinfo.fr/politique/gouvernement-d-edouard-philippe/le-maire-darmanin-hulot-avant-d-entrer-au-gouvernement-ils-ont-dezingue-macron_2195380.html

[13] https://www.huffingtonpost.fr/2014/05/12/transition-energetique-cout-mondial-estime-44000-milliards-dollars_n_5308921.html

[14] https://lvsl.fr/lunion-europeenne-faux-semblant-climatique-permanent

[15] https://www.huffingtonpost.fr/2012/06/20/nicolas-hulot-a-vote-pour-jean-luc-melenchon_n_1611172.html

Pourquoi inscrire la protection de l’environnement dans l’article 1er de la Constitution ?

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Nicolas Hulot ©COP PARIS

« La République agit pour la préservation de l’environnement et de la diversité biologique et contre le réchauffement climatique ». Telle pourrait être la formulation inscrite dans l’article 1er de la Constitution française, si sont adoptés les projets de lois pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace, présentés en mai 2018 par le gouvernement Edouard PhilippeD’abord attendue à l’article 34, qui définit les domaines où le Parlement peut légiférer, cette mesure symbolique, lancée par Nicolas Hulot, a été accueillie avec agréable surprise par les militants et les associations environnementales. Alors concrètement, qu’est-ce que cela change, et plus encore, cela change-t-il vraiment quelque chose ?


L’article 1er de la Constitution définit les principes fondamentaux de la République, comme l’égalité ou la laïcité. En y inscrivant la préservation de l’environnement, de la biodiversité et la lutte contre le réchauffement climatique, le gouvernement instaure ces notions comme un socle, comme un principe fondamental qui supplanterait les autres, y compris l’économie. Il s’agit donc d’un symbole fort.

Mais au-delà du symbole, il offre également une base juridique pour la rédaction et le vote de nouvelles lois, et tend à prévenir les retours en arrière, car les législateurs, sous peine de censure, ne peuvent proposer de lois explicitement contraires à l’article 1er. À l’examen des lois, il permet aussi de justifier une opposition devant le Conseil constitutionnel. Il sera donc désormais plus facile de défendre le principe de protection de l’environnement en s’appuyant clairement sur la Constitution. Dans un communiqué de presse, WWF explique ainsi que « cette décision permettra à l’environnement, au climat et à la biodiversité de peser davantage dans la balance qu’opère le juge constitutionnel entre les différents principes inscrits dans la Constitution, tels que la liberté d’entreprendre ou le droit de propriété». Il s’agit donc d’établir un équilibre.

Cependant, cette annonce ne fait pas l’unanimité au sein des militants écologistes et des députés. Certains décrient tout d’abord la formulation, et auraient préféré au verbe « agir » une formulation comme « assurer » ou « garantir »,  plus contraignante pour l’État. D’autres restent prudents quant aux conséquences réelles de cette décision tandis que des députés LR déplorent une perte de temps avec cette idée « d’enfoncer des portes déjà ouvertes ». Les associations se réjouissent, mais Véronique Champeil-Desplats, professeure de droit public à l’Université Paris-Ouest Nanterre, déplore quant à elle un progrès en demi-teinte avec l’abandon de l’article 34.

Si l’inscription dans l’article 1er relève d’un caractère symbolique important, y ajouter parallèlement une modification de l’article 34, en instaurant le principe de respect du bien commun, aurait permis de donner un cadre plus strict aux interventions et aux missions parlementaires. Qu’en sera-t-il également des projets déjà signés ou en cours ? Il est ainsi possible d’évoquer cette récente controverse concernant l’importation d’huile de palme sur le site Total de Mède, autorisée car résultant d’un accord signé avec le gouvernement précèdent, impossible à rompre malgré la contestation organisée par le secteur agricole en juin dernier. Sera-t-il désormais possible de s’y opposer frontalement, au nom de l’article 1er de la Constitution ? Cela semble encore difficile à dire, car les conséquences ne seront visibles qu’à partir de 2019, lorsque l’adjonction aura pris effet.

Un greenwashing gouvernemental ?

Mais alors comment expliquer un tel regain d’intérêt des députés pour l’environnement après les récentes déconvenues de Nicolas Hulot ? En refusant fin mai l’interdiction de l’utilisation du glyphosate, herbicide classé cancérigène probable par l’Organisation Mondiale de la Santé, d’ici à 2021, les députés se sont vus contestés tant par les militants écologistes que par l’opinion publique qui a, contre toute attente, pris la question très au sérieux. L’image du ministre de la Transition écologique et solidaire s’est vue écornée et le Make our planet great again du président Emmanuel Macron en a définitivement pris un coup. Apaiser le feu des tensions et engager une réhabilitation, donc ?

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Depuis 2008, la Constitution de l’Équateur fait de la Nature une personne juridique à part entière, porteuse de droits propres exigibles devant les tribunaux.

Il ne s’agit pas d’une rupture. La France a déjà intégré en 2004 la Charte de l’environnement dans la Constitution, et ce n’est pas le premier pays à se lancer dans cette voie verte, au contraire. Le mouvement pour la constitutionnalisation du droit de l’environnement est lancé depuis les années 70. Les constitutions grecque, espagnole et suédoise mentionnent par exemple la protection de l’environnement. En Allemagne, l’article 20a souligne la responsabilité de l’État pour les générations futures. Au Brésil et au Portugal, la Constitution décrit précisément les devoirs des pouvoirs publics afin de garantir le droit à un environnement écologiquement équilibré. D’autres pays sont allés encore plus loin : depuis 2008, la Constitution de l’Équateur fait de la Nature une personne juridique à part entière, porteuse de droits propres exigibles devant les tribunaux.

Cette victoire arrive donc à point nommé pour Nicolas Hulot. Celle-ci a certes plus de poids que l’inscription à l’article 34 ou que la Charte de l’environnement,  et possède un caractère plus astreignant. Cependant, elle n’offre aucune garantie. Les « Sages » posséderont toujours une marge de manœuvre, et cet ajout constitue avant tout un appui et une assise pour les défenseurs de l’environnement déjà ralliés à la cause, ce qui peut être prometteur si de nouveaux députés, davantage tournés vers ces problématiques, remplacent les membres actuels.

Mais inscrire une notion dans la Constitution, puisse-t-elle être au 1er article, ne la préserve pas des interprétations sur sa portée et sa signification, en sont ainsi les témoins les éternels débats autour de la laïcité et de l’égalité. La définition même de développement durable est sujette à discussion au sein des communautés scientifiques. Il s’agit donc d’une avancée porteuse d’espoir, sans aucun doute, mais dont les résultats sont encore incertains.

Photo de couverture : © COP PARIS

Plan Climat : Ce que Hulot fait, Macron le défait

©patrick janicek; Attribution 2.0 Generic (CC BY 2.0)

#MakeFranceGreatAgain. Emmanuel Macron a lancé un vaste plan de communication suite à la sortie des Etats-Unis de l’Accord de Paris. Habile façon de verdir son image. Mais à l’image de l’invitation incohérente de Trump au 14 juillet, après l’avoir raillé copieusement, pour l’environnement c’est “faites ce que je dis, pas ce je fais”. Une semaine seulement après sa capitulation face à l’Europe sur les perturbateurs endocriniens, Nicolas Hulot, Ministre de la Transition Ecologique et Solidaire vient de rendre public un Plan Climat – Horizon 2040. Ce Plan Climat « n’est pas une fin en soi », mais une « colonne vertébrale à laquelle on pourra ajouter des vertèbres ». Et il va falloir en ajouter plus d’une ! En clair, rien ne va (ou presque).

De belles intentions pour le climat

Ce plan climat annonce un cap pour la France de neutralité carbone à l’horizon 2050 et d’une action européenne pour engager d’autres pays autour de cet objectif. Viser la neutralité carbone est plus ambitieux que la volonté de simplement diviser par quatre les émissions de Gaz à Effet de Serre. L’objectif annoncé est de « trouver un équilibre entre les émissions de GES de l’homme et la capacité des écosystèmes à les absorber ». Vaste programme, mais qui ne précise rien de sa mise en œuvre concrète. D’autant qu’il ne s’agira pas, sur ce principe, de remettre en question nos modes de consommation et de production, mais bien d’investir encore plus dans le système libéral de “compensation carbone”.

Dans cette droite ligne s’inscrit l’idée d’aligner le prix du diesel sur celui de l’essence. Nicolas Hulot vise à terme l’interdiction de la vente des voitures diesel et essence d’ici à 2040. Et entre temps on continue à polluer, c’est bien cela ? Interdire leur « vente » n’empêchera pas l’utilisation des 38 millions de véhicules qui fonctionnent pour une durée indéterminée qui ira bien au-delà de 2040. Et quelle quantité astronomique de métaux et terres rares pour renouveler le parc automobile faudra-t-il ? La solution n’est elle pas “moins de voitures” tout simplement ?

Les effets du changement climatique sont bien réels et l’urgence est vitale. Si l’on souhaite réellement freiner la crise écologique, c’est à l’ère exigeante du post-pétrole et du post-nucléaire qu’il faut passer de manière urgente et radicale. Le Plan Climat détaillé par N. Hulot ne fait pourtant aucunement mention concrète de la fermeture des centrales nucléaires. Il a a posteriori précisé ce lundi 10 juillet qu’il allait étudier la situation de 17 réacteurs. Est-ce que Monsieur Le Ministre a été mis au courant ? Et d’ajouter qu’il s’agit de “planifier” la transition, à juste titre, quand la France Insoumise faisait se dresser les barricades anti-soviétiques par ce terme il y a quelques mois à peine.

Le plan de développement des énergies renouvelables sera quant à lui présenté d’ici un an. Sont annoncées la fermeture des centrales à charbon, et  la sortie des hydrocarbures promises par Emmanuel Macron. Un projet de loi sera présenté à l’automne pour interdire les nouveaux permis d’exploration d’hydrocarbures, y compris les gaz et pétrole de schiste, ainsi que le non-renouvellement des concessions d’exploitation existantes. Les gisements d’énergies fossiles exploités aujourd’hui étant amenés à se tarir, « mécaniquement, en 2040, il en sera terminé » de la production d’hydrocarbures en France. Nous irons donc chercher les hydrocarbures ailleurs. Révolution écologique au-revoir.

Ce que l’on peut appeler simple feuille de route, prévoit également de travailler sur la thématique logement. Le gouvernement projette la rénovation d’ici à 2025 des 8 millions de passoires énergétiques. Le ministre a confirmé un financement de 4 milliards d’euros pour ce chantier. Les audits énergétiques obligatoires et payants dans le cadre du programme « Habiter mieux » pour les ménages modestes seront rendus gratuits.  Bon point décerné pour la décision de mise en place d’un « contrat de transition énergétique » pour les salariés des secteurs fragilisés par les politiques de la transition écologique. Mais reste à surveiller la qualité de cet accompagnement… Encore une fois, il s’agit, plutôt que de faire de belles promesses, de prendre le mal à la racine. Pas la peine de prétendre lutter contre la précarité énergétique et les effets de la transition énergétique sur l’emploi, si c’est pour démanteler en silence le code du travail.

Qui cachent une série de renoncements et d’échecs

Ce plan climat est un peu l’arbre qui cache la forêt… des renoncements. Une conférence de presse en grande pompe pourrait nous donner l’impression que ce gouvernement est écologiste. Mais il faut bien se garder de penser que ces belles promesses seront toutes réalisées. L’interdiction des nouvelles exploitations d’hydrocarbures et du non-renouvellement des permis en vigueur serait un grand pas. Mais cela signifie qu’il n’est pas question de remettre en cause les permis en cause. Ne nous fâchons pas avec les entreprises ! Pas touche donc aux 54 permis de recherche actifs et aux 130 demandes de permis de recherche (chiffres au 1er juillet 2015). Et depuis cette date, le Ministère de l’Intérieur ne communique d’ailleurs plus les chiffres…. Les intentions de réforme du code minier ont jusque ici échoué. Ainsi, pour l’heure, il est impossible de refuser des demandes de titres miniers en cas de conséquence grave pour l’environnement. Pire, l’actuel Président de la République a répété durant la campagne son intention de développer des mines responsables grâce à la refonte de ce code minier. Quoi de plus mensonger et absurde que des “mines responsables” ? De manière générale, la charte de l’environnement met sur le même plan l’intérêt environnemental et l’intérêt économique (notamment la question de l’emploi). On vous laisser deviner qui l’emporte le plus souvent.

Autre limite de l’action ministérielle, et qui a de quoi nous faire redescendre sur terre : les perturbateurs endocriniens.  Il y a quelques jours, le gouvernement avait accepté la définition au rabais des perturbateurs endocriniens imposée par la Commission Européenne compromise avec les lobbies industriels. Jusque-là, la France avait résisté en votant contre les 5 précédentes propositions de la Commission. Il a suffit d’un changement de pouvoir pour que les lobbies de l’industrie chimique aient raison des illusions naïves de Nicolas Hulot. Et de l’intérêt hypocrite du gouvernement actuel pour ces thématiques. A partir de maintenant, il faudrait redoubler d’effort pour prouver le niveau de risque de ces perturbateurs endocriniens, les exigences ayant été rehaussées. Ce qui, inévitablement, retardera, voir empêchera l’interdiction de nombreux produits contenant des perturbateurs endocriniens.

Énième recul malgré une promesse de campagne, la taxe sur les transactions financières européennes, promise par Emmanuel Macron. Le plan climat énoncé par N. Hulot fait l’impasse sur la solidarité climatique alors qu’elle est la clé de voûte de la lutte contre le réchauffement climatique. Selon la plateforme MakeFranceGreenAgain, une telle taxe pourrait rapporter 22 milliards d’euros chaque année. Ces financements considérables peuvent aider les pays les plus vulnérables à mener la bataille contre les changements climatiques. C’est donc un aspect incontournable pour maintenir la dynamique de l’accord de Paris à l’échelle internationale. Pourtant, lors du Conseil européen qui s’est tenu les 22 et 23 juin, M. Macron a opéré un nouveau revirement en remettant en question sa volonté de conclure cette taxe cet été, à cause du Brexit. Les lobbies financiers continuent de s’opposer à la taxation des transactions financières. Cette mesure est pourtant soutenue par une large partie de l’opinion publique. Au vu de son parcours, comment ne pas imaginer qu’Emmanuel Macron se fasse souffler les réponses à l’oreille par le monde obscur de la finance ?

Où sont les mesures concrètes ?

De nombreuses intentions restent vagues. Nicolas Hulot va convoquer courant juillet 2017 les “Etats-généraux de l’Agriculture et de l’alimentation”. Cinq axes seront discutés, entre autres les pratiques de consommation alimentaire et la réduction des quantités d’engrais. Mais aussi un plan d’action pour la protection des sols, la lutte contre leur artificialisation (bétonisation) et la souveraineté alimentaire. Nicolas Hulot prévoit également des « Assises de la mobilité » pour plancher sur l’enjeu majeur des transports. Il annonce par ailleurs un gel des grands projets tant que la loi Mobilité qui découlera des ces Assises ne sera pas adoptée. Cela ne signifie pas pour autant d’engagement immédiat sur l’arrêt des infrastructures routières et aéroportuaires nocives. D’autant que la Loi sur les cars Macron constitue un antécédent grave en matière de pollution et de non-sens écologique. Qui croire ? Le ministre de la transition écologique, a été interrogé sur le projet de méga-centre commercial et de loisirs Europacity. Ce projet prévoit la bétonisation de 300 hectares de terres agricoles très fertiles sur le triangle de Gonesse (Val-d’Oise). Nicolas Hulot à répondu que « cette gourmandise à artificialiser nos sols est incompatible avec nos objectifs. Nous devons garder en tête un objectif de zéro artificialisation nette des sols et cesser d’avoir la folie des grandeurs ». Discutons, discutons. L’on verra bien dans quelle mesure les lobbies de l’industrie agro-alimentaire et du BTP acquiesceront. Et qui de Nicolas Hulot ou bien d’Emmanuel Macron aura le dernier mot.

En clair, où sont les mesures concrètes face à l’urgence climatique ? Attac pointe le silence du texte sur les traités internationaux de libre-échange (Ceta, Tafta, Jefta), soutenus par Emmanuel Macron et son gouvernement. Ces traités vont pourtant à l’encontre de considérations écologiques, et sont les symboles même de la globalisation sauvage du monde. Souffler le chaud et le froid. Donner à croire qu’un semblant de démocratie réside en son sein en développant des argumentaires et des faits qui s’opposent. Faites ce que je dis mais pas ce que je fais. Voilà bien des incohérences. Alors, ce gouvernement est-il réellement écologiste ? Sans doute, mais à la mode Macron : en même temps néolibéral « progressiste » et écologiste défenseur de la planète. Comment cela est-il possible ? Vous avez 4 heures.

Crédit photo : ©patrick janicek; Attribution 2.0 Generic (CC BY 2.0)