Franc CFA : quand Nicolas Sarkozy activait l’arme monétaire en Côte d’Ivoire

Franc CFA - Le Vent Se Lève
© LHB pour LVSL

Malgré des réformes de l’institution monétaire impulsées par Emmanuel Macron et le chef d’État ivoirien Alassane Ouattara, le franc CFA est toujours en place. Il demeure critiqué par ses opposants pour l’ascendant qu’elle confère au gouvernement français sur les États africains de la zone franc. Plusieurs épisodes ont démontré qu’elle pouvait se transformer en arme au service de l’Élysée. En 2011, lors de la crise politique ivoirienne, Nicolas Sarkozy avait activé ce levier pour forcer le président Laurent Gbagbo à la démission et le remplacer par son opposant, Alassane Ouattara. Justin Koné Katinan, ministre du Budget, avait alors déclaré : « J’ai vu qu’un seul fonctionnaire en France peut bloquer tout un pays ». Cette séquence est analysée par la journaliste Fanny Pigeaud et le chercheur N’Dongo Samba Sylla dans L’arme invisible de la Françafrique : une histoire du Franc CFA(La découverte, 2018), dont cet article est issu.

Le franc CFA procure à Paris des moyens de pression, de répression et de contrôle qui lui permettent, au besoin, d’aller au-delà de la sphère économique et d’orienter la trajectoire politique des quinze États africains de la zone franc. L’histoire récente de la Côte d’Ivoire en offre un exemple particulièrement frappant.

Ce cas date de la crise politico-militaire qui a suivi le second tour de l’élection présidentielle de novembre 2010 en Côte d’Ivoire. Les résultats de ce scrutin, qui s’était tenu sous haute tension, avaient donné lieu à une forte controverse. Cette crise post-électorale avait abouti à une situation inédite : le pays s’était retrouvé avec deux présidents. Le premier, Laurent Gbagbo, président sortant, avait été reconnu réélu par le Conseil constitutionnel ivoirien et conservait donc l’effectivité du pouvoir et le contrôle de l’administration.

Le second, Alassane Ouattara, était considéré comme le gagnant par la « communauté internationale », mais ne régnait que sur l’hôtel d’Abidjan dans lequel il s’était installé. Souhaitant voir Alassane Ouattara accéder à la tête du pays, le président français Nicolas Sarkozy, son ami et principal soutien, actionna divers mécanismes et tout particulièrement ceux des institutions de la zone franc. L’idée des autorités françaises était de paralyser l’administration ivoirienne afin de pousser Laurent Gbagbo vers la sortie.

Cela se fit en plusieurs étapes. Suivant les instructions de Paris, le siège de la BCEAO, dont Alassane Ouattara avait été le gouverneur entre 1988 et 1990, commença par empêcher l’État ivoirien d’accéder aux ressources de son compte logé à la BCEAO. Il fit aussi fermer les agences ivoiriennes de la BCEAO. Abidjan ayant réussi à les faire réouvrir grâce à une mesure de réquisition du personnel, la BCEAO supprima alors une application informatique afin de bloquer leur fonctionnement. Les administrateurs de la banque obligèrent par ailleurs son gouverneur, Henri Philippe Dacoury-Tabley, à démissionner, l’accusant d’être trop complaisant avec les autorités d’Abidjan.

En avril 2011, l’arme monétaire ayant échoué à faire tomber Laurent Gbagbo « comme un fruit pourri », selon l’expression d’Alassane Ouattara, la France se résolut à utiliser son armée

Laurent Gbagbo n’ayant toujours pas quitté le pouvoir, le ministère français de l’Économie et des Finances demanda, en février 2011, aux banques françaises opérant dans le pays, soit la BICICI, filiale de BNP Paribas, et la SGBCI, filiale de la Société générale, de cesser leurs activités. Ces deux établissements obéirent. Dans le même temps, la BCEAO menaçait de sanctions les autres banques si elles persistaient à vouloir travailler avec le gouvernement de Laurent Gbagbo1. Comme elle ne pouvait ordonner aux établissements financiers non français qu’elle ne contrôlait pas de cesser toute opération extérieure, la France passa à une étape supérieure.

Elle mobilisa son arme invisible : le compte d’opérations. Avec le concours de la BCEAO, le ministère français des Finances suspendit les opérations de paiement et de change de la Côte d’Ivoire qui devaient transiter par le compte d’opérations de la BCEAO. De cette manière, les transactions commerciales et financières entre la Côte d’Ivoire et l’extérieur furent bloquées. Les entreprises ivoiriennes se trouvèrent dans l’impossibilité d’exporter et d’importer. Ce sabotage empêcha aussi les représentations diplomatiques ivoiriennes de recevoir leurs dotations budgétaires.

En procédant ainsi, les autorités françaises ont prouvé que le système du compte d’opérations peut se transformer en un redoutable instrument répressif : la France peut, à travers lui, organiser un embargo financier terriblement efficace. Justin Koné Katinan, le ministre du Budget de Laurent Gbagbo pendant cette crise, racontera en 2013 : « J’ai vu la Françafrique de mes yeux. […] J’ai vu comment nos systèmes financiers restent totalement sous domination de la France, dans l’intérêt exclusif de la France. J’ai vu qu’un seul fonctionnaire en France peut bloquer tout un pays2. » […]

En avril 2011, l’arme monétaire ayant échoué à faire tomber Laurent Gbagbo « comme un fruit pourri », selon l’expression d’Alassane Ouattara, la France se résolut à utiliser son armée3. Elle l’a fait alors que l’administration ivoirienne était en train de s’organiser en vue de créer une monnaie nationale et de faire sortir la Côte d’Ivoire de la zone franc, seule solution à même de contourner le dernier piège de la BCEAO, consistant à ne plus approvisionner ses agences ivoiriennes en billets de banque.

Un haut cadre de l’administration de cette époque nous a expliqué en 2018 les mesures prises afin de faire face à ce qu’il appelle le « boa constricteur du gouvernement français ». « Les coupures, la présentation physique de notre future monnaie étaient achevées, rapporte-t-il. Nous avions décidé de garder la même valeur nominale que le franc CFA pour ne pas perturber les populations. Les billets et les pièces devaient être produits par une puissance étrangère. Nous étions en négociation avec un pays africain ami, qui avait donné son accord de principe pour garder notre compte de devises en attendant que notre banque centrale soit fonctionnelle. Nous en étions au niveau des modalités pratiques de cette coopération monétaire quand la France, certainement consciente qu’elle risquait de perdre la Côte d’Ivoire, lança son assaut final.

Alors que nous étions en train de la battre sur son propre terrain, elle a utilisé, pour éviter une défaite, ce qu’elle avait de plus que nous : les armes4. » Après avoir bombardé pendant plusieurs jours des casernes militaires ainsi que le palais présidentiel et la résidence officielle du chef de l’État de la Côte d’Ivoire, les militaires de la base française d’Abidjan lancèrent en effet, le 11 avril 2011, une attaque de grande envergure contre l’armée ivoirienne. Cette opération s’acheva le jour même par l’arrestation de Laurent Gbagbo5.

Notes :

1 « Côte d’Ivoire : la BCEAO menace de sanctions les banques collaborant avec Gbagbo », Jeune Afrique, 11 février 2011.

2 « Koné Katinan fait des révélations sur le rôle de la France et de Christine Lagarde dans la crise des banques en Côte d’Ivoire », Le Nouveau Courrier, 23 juin 2013.

3 Sabine Cessou, « Comme un fruit pourri », Libération, 7 janvier 2011.

4 Entretien réalisé par écrit en avril 2018.

5 Fanny Pigeaud, France Côte d’Ivoire, une histoire tronquée, Vents d’ailleurs, La Roque d’Anthéron, 2015.

L’arme invisible de la Françafrique. Une histoire du franc CFA, Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla, La Découverte, 2024.

“C’est par le cynisme qu’Emmanuel Macron a acquis le pouvoir en 2017” – Entretien avec Marc Endeweld

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Emmanuel Macron en campagne, le 21 février 2017. ©FNMF/N. MERGUI

Journaliste d’investigation, Marc Endeweld s’est spécialisé dans la révélation des coulisses des mondes économiques et politiques. Avec Le Grand Manipulateur, son deuxième ouvrage sur Emmanuel Macron, il met en lumière les multiples réseaux activés par Emmanuel Macron dans sa quête de l’Élysée. Entretien réalisé par Lenny Benbara, retranscrit par Vincent Ortiz.


LVSL – À la fin de votre second livre sur Emmanuel Macron, vous évoquez le « château de cartes » fragile sur lequel il reposerait. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce « château de cartes » et sur sa fébrilité ?

Marc Endeweld – C’est une manière de mettre en évidence qu’Emmanuel Macron ne s’est pas construit tout seul, contrairement à ce qu’il avance, mais avec l’aide de différentes cartes. Quand Emmanuel Macron se lance à l’assaut de l’Élysée, il n’a ni expérience politique, ni expérience élective. Ne disposant pas d’un parti politique traditionnel, il a investi les réseaux au cœur même de l’État français, et pas uniquement à Bercy ou même ceux du monde économique dont il est issu, mais également à la Défense, dans la diplomatie, dans le renseignement, la sécurité, etc. L’homme qui s’est présenté comme celui du nouveau monde s’est en réalité fortement appuyé sur l’ancien monde.

« Cette absence de parti traditionnel est aujourd’hui sa plus grande faiblesse : désormais à l’Élysée, Emmanuel Macron est un homme seul, avec et face à ces réseaux. »

Pourquoi j’utilise cette image du « château de cartes » ? Parce que si ce réseautage intense lui a permis de mener à bien son ambition personnelle, il ne lui a pas permis de construire réellement une ambition collective : il n’a pas eu le temps, de par son jeune âge politique, de constituer ses propres réseaux, et a donc utilisé les réseaux des autres, de ses concurrents. Certes, de cette manière, il est notamment parvenu à assécher la concurrence autour de lui, en affaiblissant de l’intérieur François Hollande, puis Manuel Valls. Mais cette absence de parti traditionnel est aujourd’hui sa plus grande faiblesse : désormais à l’Élysée, Emmanuel Macron est un homme seul, avec et face à ces réseaux. Notamment, parce qu’en l’absence d’un vrai parti, et de ministres avec un vrai poids, il n’existe pas de tampon entre l’Élysée et certaines personnes qui ont pu lui rendre service au cours de son ascension, comme on a pu s’en apercevoir lors du surgissement de l’affaire Benalla au cours de l’été 2018.

Cette fragilité, on la retrouve au cœur même de sa campagne présidentielle. À partir de février 2017, Macron est devenu le favori, et ce n’est qu’à ce moment là que tous sont venus à lui. Tous les réseaux institutionnels qui parcourent l’État – lobbyistes, réseaux d’influence –, mais aussi les réseaux de l’ombre de la Vème République – la sécurité, le renseignement, la Françafrique – sont tous venus lui proposer leurs services. Finalement, même quand ils s’étaient opposés à lui les mois précédents, ils sont tous allés à Canossa pour éviter Marine le Pen ou… éliminer François Fillon.

Macron apparaissait alors comme la meilleure personne pour représenter les intérêts de tous ces réseaux. Dans ce schéma, quand une difficulté politique survient par la suite, de tels réseaux et intérêts peuvent rapidement retirer ou amenuiser leur soutien, ou, ce qui revient au même, renforcer leurs pressions à l’égard d’Emmanuel Macron. Je finis ainsi mon livre sur les coulisses des derniers mois du pouvoir face aux Gilets jaunes. Lors de l’acmé de ce mouvement inédit – en décembre 2018, où la fonction présidentielle a été touchée, au sens propre comme au sens figuré – Macron n’a en réalité pas uniquement peur de la violence des Gilets jaunes ; il a peur car il se rend compte qu’une partie de ses soutiens, dans le monde économique, ou au sein de l’État, pourrait le lâcher.

« Si Macron, un jour, est éjecté du pouvoir, il perdra une bonne partie des réseaux qu’il a pourtant utilisés sans vergogne pour arriver jusque-là. »

Certes, une partie de ses soutiens continue de souhaiter la mise en place de contre-réformes néolibérales extrêmement dures à l’égard de la population, mais encore faut-il les faire passer avec le sourire, et dans la bonne humeur ! Et au cœur même de l’oligarchie, certains s’aperçoivent que le pays n’est tout simplement pas prêt à ces projets « d’économies », et surtout que le président de la République n’est pas apte à les faire passer. Entre le « monsieur économie » du président Hollande, et le patronat, le charme est en tout cas rompu. Au cours de l’hiver, on observe ainsi en coulisses, toute une frange du monde économique, y compris des grands patrons, prendre leurs distances avec Macron. C’est encore imperceptible dans l’espace public, car ces acteurs économiques ne trouvent aucune alternative institutionnelle au Président. Mais il ne faut pas croire que Macron est ultra-puissant face à ces réseaux économiques ; il l’est du fait des institutions de la Vème République, mais il ne faut pas sous-estimer les luttes internes à l’État, dans la haute administration, et au sein du capitalisme français, y compris dans les différents champs du pouvoir autour d’Emmanuel Macron : pouvoir économique, pouvoir médiatique, et même pouvoir culturel.

Il ne faut jamais oublier que le premier « président des riches », Nicolas Sarkozy, avait perdu une bonne partie de ses soutiens économiques en 2012. Même un grand patron proche de lui, Martin Bouygues, propriétaire de TF1, avait alors décidé de ne pas le soutenir dans sa tentative de réélection. C’est aussi la raison pour laquelle je termine sur cette métaphore du château de cartes : si Macron, un jour, est éjecté du pouvoir, il perdra une bonne partie des réseaux qu’il a pourtant utilisés sans vergogne pour arriver jusque-là.

LVSL – Au cours de cette enquête sur le personnage Macron et ses réseaux, vous mettez en avant la logique de séduction. On a du mal à réaliser par quelle manière elle se fait, et comment des acteurs aussi variés n’ont pas pu se rendre compte que Macron disait à chacun ce qu’il voulait entendre. Comment cette ambiguïté a-t-elle pu être aussi efficace ?

Marc Endeweld – Il y a plusieurs dimensions à prendre en compte. Une dimension psychologisante d’abord. L’ambition d’Emmanuel Macron repose en effet sur une bonne dose de narcissisme personnel, mais cela n’est pas suffisant pour expliquer sa trajectoire fulgurante. En fait, dès son plus jeune âge, il a réussi à se hisser très vite en sachant activer le narcissisme de ses interlocuteurs. Tout au long de son parcours, il n’a eu de cesse de tendre un beau miroir à ses interlocuteurs, notamment vis-à-vis des plus âgés. Une méthode qu’il a utilisée dans plusieurs lieux de pouvoir qu’il a traversés : inspection générale des Finances, commission Attali, banque Rothschild. Macron n’agit pas dans une séduction qui serait naturelle mais plutôt dans un calcul froid et sans affect. C’est un très bon acteur, comme s’en sont aperçus un peu tard à leurs dépens ses congénères.

Dans son ascension vers le pouvoir, sa stratégie la plus redoutable aura ainsi été de contourner les apparatchiks, qui ont entre 40 et 50 ans dans les différentes structures, et notamment dans les partis politiques traditionnels, pour récupérer le plus vite possible les manettes. Quand j’enquêtais sur lui pour mon premier livre (L’Ambigu Monsieur Macron, 2015, 2018), il m’avait confié : « je ne me vois pas à 60 ans faire de la politique ». Manière pour lui de dire qu’il était très pressé, et qu’il visait déjà la plus haute marche. C’était la période où il expliquait que l’élection à la députation était « un cursus d’un ancien temps ». Concrètement, pour arriver à ses fins, il a en fait séduit les plus vieux représentants des différents systèmes de pouvoir qu’il a côtoyés. Parmi ces « vieux », une partie était justement en train de sortir de leur position dominante dans leurs différents secteurs sans avoir trouvé véritablement d’héritiers. Macron a joué et a profité à plein de cette bascule générationnelle entre les générations d’après-guerre et les enfants de mai 1968. Alain Minc ironise souvent en expliquant que Macron est un « séducteur de vieux ». Mais son intérêt pour les plus anciens n’est pas gratuit. Il les a en effet séduits pour récupérer leurs réseaux, leur carnet d’adresse, leur influence, leur expérience. Par cette proximité avec ces « anciens », il a ainsi emmagasiné énormément de capital, de pouvoir. Mais dans le même temps, il a dû utiliser des plus jeunes que lui, des petites mains, corvéables à merci, qui ne lui contestaient rien, pour pouvoir assurer une grande charge de travail. Le génie de Macron réside principalement dans cette gestion de la ressource humaine dans son entourage.

C’est l’un des aspects du management du pouvoir macronien : en économie, comme en politique, il a toujours utilisé les plus anciens – on retrouve ainsi de nombreuses figures de la Vème République dans la macronie de l’ombre, comme Michel Charasse, ancien ministre de François Mitterrand, qui est l’un des visiteurs du soir d’Emmanuel Macron, ou Hubert Védrine qui le rencontrait dès 2012 à l’Élysée. Dans le même temps, il nomme et promeut, au sein du gouvernement et dans les cabinets, des très jeunes sans expérience. On pense à Gabriel Attal par exemple, passé de simple collaborateur de cabinet à secrétaire d’État, sans avoir connu une quelconque expérience professionnelle. Car Macron ne supporte pas qu’une tête puisse le dépasser, et au final, il préfère favoriser la médiocrité. Son seul objectif est le contrôle.

Sa stratégie du « beau miroir » a fonctionné à fond sur le terrain politique. C’est ce qui explique principalement le quiproquo général derrière l’ambigu Monsieur Macron, tant sur la composante de sa matrice idéologique que sur sa pratique du pouvoir. Tous ses soutiens – de François Bayrou à la « deuxième gauche », en passant par Jean-Pierre Chevènement – ont en effet projeté sur lui leur identité politique, leurs présupposés idéologiques. En 2017, bien peu se souciait alors de la cohérence de l’ensemble, bien que le rassemblement de toutes ces traditions politiques pouvait déjà sembler hasardeux, du moins au niveau de l’organisation de l’État. Mais, à l’époque, le discours contre les « extrêmes » a joué à plein, réduisant le débat politique et le combat pour le pouvoir à la préservation des intérêts sociologiques du bloc bourgeois. Tous ont cru à une grande alliance des « centres ».

Car, au fond, quel est le point commun entre la deuxième gauche rocardienne et le chevènementisme ? On me rétorquera que durant longtemps le Parti Socialiste ou les partis de droite ont rassemblé des traditions politiques très différentes, sauf qu’elles étaient insérées dans des projets globaux et plus ou moins collectifs. L’illusion de tous ces vieux acteurs de la politique est d’avoir cru qu’un homme providentiel pouvait les dispenser d’une reconfiguration idéologique et d’une actualisation programmatique, au regard des mutations de la société française, et avec la prise en compte les clivages sociaux qui la traversent. C’est l’autre intuition de Macron, ou son cynisme : en économie, il n’y a, pense-t-il, qu’une voie possible, celle du néolibéralisme. C’est le TINA de Thatcher, bien que les macroniens s’en défendent. De ce point de vue là, Macron est aussi la créature d’un PS totalement dévitalisé et acquis aux règles de la globalisation. À sa décharge, ce sentiment diffus se retrouvait depuis une vingtaine d’années à travers l’ensemble de l’arc institutionnel de la droite à la gauche. Et de cet affaiblissement idéologique, notamment parmi les héritiers de la social-démocratie, Macron a su en tirer tous les bénéfices pour sa propre ambition.

« Emmanuel Macron, c’est un peu le « qui m’aime me suive ». C’est d’ailleurs son péché originel lors de sa victoire de 2017 : celui de ne pas avoir cherché à former une véritable coalition politique entre différentes sensibilités et différents partis politiques, à la manière de ce qui se pratique dans des régimes parlementaires comme en Allemagne ou en Italie par exemple. »

Dans un premier temps, et notamment au cours de la campagne électorale, ces représentants de « l’extrême centre », comme le journaliste Jean-François Kahn, soutien de Bayrou, et promoteur d’un « centrisme révolutionnaire » bien flou, ont littéralement été séduits par le télé-évangéliste Macron avec ses discours fourre-tout, œcuméniques. Mais pour beaucoup aujourd’hui, c’est la douche froide : car ils n’avaient pas compris que Macron était, au fond, un césariste, un bonapartiste, dans la plus pure tradition autoritaire à la française.

Emmanuel Macron, c’est un peu le « qui m’aime me suive ». C’est d’ailleurs son péché originel lors de sa victoire de 2017 : celui de ne pas avoir cherché à former une véritable coalition politique entre différentes sensibilités et différents partis politiques, à la manière de ce qui se pratique dans des régimes parlementaires comme en Allemagne ou en Italie par exemple. Au contraire, il a misé sur la destruction, sur l’affaiblissement structurel de l’arc politique institutionnel, l’amenant à croire faussement qu’il était majoritaire dans le pays, et lui permettant de bénéficier de l’absence d’une opposition en bonne et due forme. Au cœur même de la crise des gilets jaunes, un ancien ministre de Jacques Chirac m’avait partagé le constat suivant que je trouve très pertinent : « le drame de Macron, c’est qu’il dispose de la légitimité constitutionnelle, mais qu’il ne dispose plus de la légitimité politique ».

Mais Macron n’est pas seulement apparu séduisant parce qu’il portait un « beau miroir ». Il ne faut pas croire que derrière la tactique politique, son machiavélisme, sa grande capacité à manipuler, et sa soif de reconnaissance et de séduction, ne se loge pas une dimension proprement idéologique. Selon moi, si Macron a autant pris parmi les dominants, c’est qu’il a réussi, par son discours, son image, à ré-instaurer auprès des élites politico-financières une croyance vaine dans le système.

Après la crise financière de 2008, après le référendum européen de 2005, Macron se plaisait à parler de nouveau d’Europe fédérale, voire d’Europe « puissance », sans dévoiler réellement ses cartes pour y arriver, en dehors de sa volonté de répondre aux injonctions européennes pour finir de bouleverser les dernières régulations sociales issues du Conseil National de Résistance, notamment contre les protections sociales, les services publics, l’assurance chômage. Dès juillet 2015, le ministre Macron avait d’ailleurs confié lors d’une rencontre organisée à Bercy qu’il « n’aimait pas le terme de modèle social » ! Son projet est bien de liquider le compromis de l’après guerre, soit disant pour reconstruire quelque chose, mais en réalité, il n’en est rien. Il s’agit de « s’adapter » toujours plus au moins disant social. Au nom de l’Europe ! Et au nom de « l’efficacité » !

« Ces élites n’attendaient finalement qu’un homme fort – un homme qui tape du poing sur la table et se présente comme le roi que les Français attendent selon eux, comme Macron l’a lui même affirmé lors d’une interview. Il n’est pas surprenant que les mêmes, aujourd’hui, regardent de manière complaisante ce qui se produit au Brésil, avec Bolsonaro. »

Peu importe les dégâts pour Macron finalement, lui a le « courage » pense-t-il d’aller au bout du rêve de tous ces néolibéraux des années 1990, qui après le référendum de 2005 et la crise de 2008, continuaient à porter leur néolibéralisme d’une manière relativement honteuse en France. Macron est apparu comme la personne qui allait retrouver le sens de la mondialisation heureuse, pour reprendre le mantra d’Alain Minc. Il a énormément utilisé cette plus-value idéologique auprès de toutes ces élites. Elles ont été formées comme lui, dans la doxa de Bercy, et étaient depuis bien longtemps dans une sécession par rapport au cadre démocratique, et dans une pulsion d’autorité. Ces élites n’attendaient finalement qu’un homme fort – un homme qui tape du poing sur la table et se présente comme le roi que les Français attendent selon eux, comme Macron l’a lui même affirmé lors d’une interview. Il n’est pas surprenant que les mêmes, aujourd’hui, regardent de manière complaisante ce qui se produit au Brésil, avec Bolsonaro. Mais il ne faut pas sous-estimer non plus la capacité de conviction que Macron a su développer plus globalement vis-à-vis des fameuses classes « éduquées » que raille à juste titre Emmanuel Todd, repliées comme il s’en désespère dans une forme de crétinisation, et se réfugiant, à tout prix, dans leur cocon de la « construction européenne », et sans aucun recul critique.

LVSL – La stratégie de Macron était donc fondée sur une capacité à croiser des réseaux en apparence concurrents. Vous décrivez comment il s’est appuyé sur certains réseaux de la Sarkozie dans un certain nombre de secteurs de l’État – en particulier la place Beauvau à laquelle il avait difficilement accès, venant de Bercy –. Pouvez-vous revenir sur cette manière qu’il possédait de se mouvoir au sein de l’État et d’en prendre le contrôle de pans entiers ?

Marc Endeweld – Venant de la finance, il a continué à se comporter comme un banquier d’affaires dans la sphère politique. En l’absence de parti politique historique, dont il ne disposait pas, il a méthodiquement récupéré les réseaux de ses concurrents, parfois avec l’accord tacite de ces derniers qui préféraient abandonner, parfois en procédant à des OPA hostiles dans leur dos. Il a récupéré les hommes, mais aussi la logistique, et parfois les moyens financiers. Bien sûr, Emmanuel Macron a eu une chance extraordinaire en 2017. Mais il a également suscité sa chance par rapport à tous ces réseaux, notamment en asséchant en amont la concurrence.

Dans cette stratégie méthodique, il a été sans scrupules. Emmanuel Macron n’a pas hésité à utiliser tous les réseaux de la droite, et notamment une bonne partie des réseaux de la Sarkozie. Le rapprochement entre l’actuel président et l’ancien président, que l’on constate depuis quelques mois, trouve en réalité son explication dans les proximités qu’Emmanuel Macron a cultivé depuis son passage à la banque Rothschild, et par le réseautage qu’il a exercé avec sa femme, Brigitte Macron, dès son arrivée à l’Élysée comme collaborateur de François Hollande. Sans complexe, dans son ascension, Macron a utilisé une partie des réseaux de Nicolas Sarkozy, et de la droite. Aujourd’hui, comme durant la dernière ligne droite de la campagne, ces deux grands fauves de la politique sont en réalité alliés objectifs. Ils s’instrumentalisent mutuellement, mais s’entraident également, alors même que Nicolas Sarkozy fait l’objet de plusieurs mises en examen par la justice.

« Dans sa pratique du pouvoir, Macron est en fait un anachronisme, c’est un jeune vieux. »

Résultat, après plus de dix ans d’anti-sarkozysme dans l’espace politique, porté notamment par les socialistes ou par François Bayrou, le discours sur la moralité politique, et la lutte contre la corruption, s’est trouvé, dans les faits, remis au placard par le « en même temps ». Par ambition politique, mais aussi par souci d’efficacité économique, Macron n’a que faire de nettoyer les vieux réseaux, et de transformer durablement les mauvaises habitudes de la pratique du pouvoir à la française, dans le cadre de notre monarchie présidentielle à bout de souffle. Dans les domaines purement régaliens – la diplomatie, la défense, le renseignement, la sécurité – Macron s’est d’ailleurs principalement appuyé sur la génération précédente, issue notamment de la cohabitation Mitterand-Balladur dans les années 1990. Une génération politique dont la pratique du pouvoir, fondée sur l’opacité et la realpolitik, cadre mal effectivement avec l’image du « nouveau monde ». Dans sa pratique du pouvoir, Macron est en fait un anachronisme, c’est un jeune vieux.

De ce point de vue là, sa pratique du pouvoir est en fait une rupture nette avec l’histoire récente du Parti socialiste qui avait tenté avec Lionel Jospin le fameux « droit d’inventaire » de la part d’ombre du mitterandisme, et s’était démarqué par la suite de la droite française en développant un discours sur « la République exemplaire ». Discours que Macron avait repris à son compte durant sa campagne, pensant séduire les électeurs de centre-gauche peu a l’aise avec la notion même de pouvoir. Après leur défaite de 2002, les socialistes s’étaient en effet construits dans « l’anti-sarkozysme », critique finalement un peu fourre-tout, notamment mise en avant par François Hollande, promouvant une rhétorique selon laquelle la Sarkozie représentait un danger pour la démocratie. C’est tout le discours porté notamment par le PS durant des années sur la droite « bling bling », la soirée du Fouquet’s, et le yacht de Bolloré…

Personnellement, Macron ne s’est jamais inscrit dans cette critique anti-sarkozyste. D’abord pour des raisons personnelles, que j’ai découvertes : jeune énarque, puis chez Rothschild, il baignait autant dans les réseaux de droite, sarkozystes comme anti-sarkozystes, que dans les réseaux PS. C’était alors le chouchou de Jean-Pierre Jouyet, lui-même au centre de tous ces réseaux, et ancien secrétaire d’État de Nicolas Sarkozy. C’est à cette époque que Macron rencontre le grand patron Bernard Arnault qui n’a jamais caché ses sympathies sarkozystes. Le communicant Franck Louvrier, ex conseiller de Nicolas Sarkozy, est ainsi venu l’aider à plusieurs reprises lors de réunions secrètes à l’Élysée au début du quinquennat Hollande pour travailler sur son image publique !

Macron a donc autant construit ses réseaux dans la droite que dans la gauche institutionnelle. Politiquement, on pourrait même dire qu’il est le bébé de cette couverture de Paris-Match où François Hollande et Nicolas Sarkozy posaient ensemble pour promouvoir le « oui » au référendum de 2005. Ensuite, d’un point de vue plus structurel, de contrôle de l’État, il a effectivement utilisé les réseaux sarkozystes, dans le domaine du renseignement, de la sécurité et de la défense notamment, pour contourner les réseaux de François Hollande et de Manuel Valls. Il a donc utilisé certaines figures de la Sarkozie pourtant honnies par une bonne partie des militants et électeurs socialistes, ou mis en accusation durant des années dans la presse de gauche. Macron, n’étant pas issu du Parti socialiste et n’étant pas tributaire de l’histoire de ce parti, a donc utilisé sans scrupules la droite à Beauvau, au Quai ou à Brienne, sans plus se poser de questions, notamment quant aux réseaux que l’on trouvait derrière. C’est aussi par ce cynisme qu’il a acquis le pouvoir en 2017.

LVSL – Concernant les questions financières, vous évoquez dans votre livre un certain nombre de réseaux, notamment ceux de la Françafrique. Pouvez-vous revenir sur les liens entre Emmanuel Macron et ces réseaux ?

Marc Endeweld – Le point de départ de l’enquête était le suivant : depuis l’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron, j’avais plusieurs signaux faibles qui m’interpellaient sur les frontières de plus en plus poreuses entre la Macronie, la Sarkozie, et par ailleurs certains réseaux politiques de l’ombre, que l’on pourrait qualifier d’affairistes – les fameux intermédiaires de la République. Ce qui m’a frappé dès le début du quinquennat d’Emmanuel Macron, contrairement au discours qu’il portait sur la République exemplaire, sur l’homme aux mains propres, j’ai été très étonné de constater que tous les acteurs traditionnels de la part d’ombre de la Vème République, tous les réseaux secrets de la Vème République, se retrouvaient en nombre autour d’Emmanuel Macron. Il n’y avait pas seulement, comme ses communicants et certains journalistes l’ont mis en scène, les jeunes strauss-kahniens de la « bande de la Planche ». Il a nommé au sein de l’État de nombreuses personnalités issues de la Chiraquie, de la Sarkozie, etc. Ce n’étaient pas des signaux de renouvellement de la vie politique, bien au contraire. L’autre aspect frappant, c’était de voir que sa pratique politique était très liée au secret, notamment d’un point de vue diplomatique, et qu’il avait une pratique du pouvoir totalement à l’inverse du discours d’ouverture qui avait marqué sa campagne présidentielle – un discours largement marketing, et qui correspond à toute une nouvelle sociologie électorale : les plus jeunes ont un rapport à la politique et à l’État assez différent de leurs aînés. Désormais au pouvoir, Macron reproduit pourtant les pratiques anciennes de la Vème République où la raison d’État est reine.

« J’ai été très étonné de constater que tous les acteurs traditionnels de la part d’ombre de la Vème République, tous les réseaux secrets de la Vème République, se retrouvaient en nombre autour d’Emmanuel Macron »

Il n’a pas uniquement utilisé les réseaux politiques traditionnels – militants, responsables politiques, etc. – : il a également utilisé ce que l’on appelle les réseaux transversaux de la République, que l’on retrouve dans la Françafrique, dans le complexe militaro-industriel, dans le domaine du renseignement – réseaux que certains nomment « l’État profond » – ; ces réseaux, depuis trente ou quarante ans, ont utilisé et rendu des services au Parti socialiste comme à la droite française. Ces réseaux transversaux, pour une partie d’entre eux, ont été les acteurs du financement de la vie politique française en général.

Dans mon livre, je démontre que les réseaux de la Françafrique, notamment ceux de Sassou-Nguesso au Congo Brazzaville, ont parfois été en contact direct avec Macron, bien en amont de la présidentielle. C’est le cas de l’Algérie également : lors de son voyage à Alger de février 2017, derrière ses déclarations sur « les crimes contre l’humanité » qui ont attiré l’attention des médias, Emmanuel Macron a rencontré en coulisses les réseaux affairistes algériens, alors au pouvoir, sans prendre beaucoup de précautions.

J’ai découvert – et cela m’a surpris – que Macron, qui a été présenté comme l’homme de la « nouvelle économie », ou des grands patrons, n’avait obtenu dans un premier temps, c’est-à-dire à la fin 2016, que cinq millions d’euros pour financer sa campagne. Résultat, il s’est retrouvé face à de graves difficultés financières entre janvier et avril 2017. Sa campagne de collecte de fonds, soit via des dîners avec de riches invités, soit via son portail internet, ne lui avait pas permis de récupérer suffisamment d’argent. Entre janvier et avril 2017, cette difficulté financière a été renforcée par le fait que son équipe de financement avait parié sur l’obtention rapide de prêts bancaires. J’ai découvert qu’il n’avait obtenu ces prêts bancaires que très tardivement, en fin de campagne, quelques jours avant le premier tour. Il y a toute une zone d’ombre entre janvier et avril 2017 sur la manière dont il a pu mener sa campagne.

La justice a ouvert une enquête préliminaire en octobre 2018 sur 144.000 euros de dons suspects – une goutte d’eau sur l’ensemble. La commission de campagne a certifié les comptes, mais quand on annonce qu’aujourd’hui la campagne d’Emmanuel Macron a été rendue possible grâce au financement de 900 grands donateurs, qui ont permis de récupérer 15 millions d’euros environ – une somme importante -, on oublie de dire que la plupart des dons ont été récupérés via le parti, et non via le candidat, et donc à la fois en 2016, mais aussi en 2017 (ce qui était possible en passant par le parti, avec des reversements ensuite vers le candidat), et qu’au plein cœur de la campagne, le candidat Macron a bien dû gérer des problèmes de trésorerie.

« L’objectif de Macron depuis qu’il s’est engagé en 2015 dans la course présidentielle est donc toujours le même : assécher la concurrence, notamment d’un point de vue financier et logistique. »

Aujourd’hui, le président est bien décidé à rester le plus longtemps au pouvoir. « Il est là pour 10 ans », m’a confié dès le début de mon enquête un responsable de la droite. L’objectif de Macron depuis qu’il s’est engagé en 2015 dans la course présidentielle est donc toujours le même : assécher la concurrence, notamment d’un point de vue financier et logistique. Il existe donc actuellement une guerre sourde pour le contrôle effectif de l’État, et dont les vieux réseaux sont le théâtre.

LVSL – Vous décrivez un Macron sans scrupules, avec une pratique du pouvoir verticale et autoritaire différente de ce qu’il avait annoncé ; un Macron plus conservateur, également, que ce qui était attendu, puisqu’on le pensait plutôt clintonien ou blairiste. Sans tomber dans la psychologisation, que pense réellement Macron, et que représente-t-il ?

Marc Endeweld – Macron a pu être présenté dans un premier temps comme social-libéral, clintonien, « le Obama français », etc., qui aurait été la quintessence du libéralisme dans toutes ses facettes : politique, économique et culturel. Mais Macron est pour moi beaucoup plus néolibéral que libéral. Il ne faut jamais oublier que le « néolibéralisme » a une composante autoritaire et anti-démocratique. Dans mes premières enquêtes, je m’étais ainsi aperçu que Macron avait un rapport à l’État beaucoup moins rocardien que l’on avait pu le présenter jusqu’alors ; de lui-même, il m’avait expliqué qu’il considérait que la deuxième gauche avait un rapport « complexé » à l’État. C’est de cette manière qu’il m’avait expliqué son intérêt très précoce pour le chevènementisme : étudiant à Sciences po, il avait en effet participé à plusieurs Universités d’été du Mouvement des Citoyens de Jean-Pierre Chevènement. Quelques années plus tard à peine, il avait trouvé accueil dans la deuxième gauche, à travers la revue Esprit, mais aussi via Michel Rocard – qu’il avait rencontré via son ami et mentor, Henry Hermand –. Dans mon premier livre, je m’étais notamment intéressé à ce déplacement idéologique apparent, à ce grand écart, à cette ambiguïté.

Effectivement, depuis son élection, il n’a cessé de vouloir restaurer, notamment en termes de communication, la fonction présidentielle. Par rapport à Nicolas Sarkozy ou François Hollande, Emmanuel Macron a un rapport au pouvoir beaucoup moins complexé. On le voit aujourd’hui avec sa pratique très maximaliste de la Vème République, qui comprend des éléments autoritaires. J’avais remarqué très tôt son ambivalence par rapport à la démocratie ; elle se doublait d’ailleurs d’un autre élément : dans l’un des rares articles qu’il avait écrit dans Esprit, « les labyrinthes du politique » (2011), il avait expliqué que sur les questions budgétaires, il assumait une parenthèse démocratique, la dépossession des populations par le cadre supranational européen. Cela dénotait un rapport assez problématique à la souveraineté populaire. Il exprimait à cette occasion une pure posture technocratique sans aucun complexe.

« À gauche, Macron est apparu très vite comme l’incarnation de la haute finance internationale totalement déconnectée des classes populaires. Il a donc été critiqué d’un point de vue identitaire, alors que sa principale ambiguïté politique se situe du côté de la souveraineté, du respect du cadre démocratique. »

Très tôt, à gauche comme à droite, à l’extrême-gauche comme à l’extrême-droite, les critiques se sont multipliées à l’encontre d’Emmanuel Macron et sur ce qu’il pouvait représenter : la quintessence du « progressisme » néolibéral. Une partie de l’extrême-droite avait attaqué Emmanuel Macron sur le fait qu’il était dit « progressiste », donc problématique d’un point de vue identitaire. Lui-même s’est affirmé « progressiste » en se plaçant comme le seul rempart aux « conservatismes » et aux « nationalismes ». À gauche, Macron est apparu très vite comme l’incarnation de la haute finance internationale totalement déconnectée des classes populaires. Il a donc été critiqué d’un point de vue identitaire, alors que sa principale ambiguïté politique se situe du côté de la souveraineté, du respect du cadre démocratique.

Ensuite, quelle est la part de convictions et d’opportunisme chez Macron ? Certes, il y a chez lui beaucoup de cynisme, mais il a de toute évidence de fortes convictions sur les questions économiques : il pense réellement que l’avenir économique de la France passe par l’adaptation forcenée à la globalisation. Par ailleurs, il est séduit par le modèle de développement californien, ou même celui de Dubaï : un modèle de développement hors-sol, financiarisé – d’où sa volonté de faire venir des traders, qui dépasse le simple coup de communication. Il est convaincu que la France, n’étant plus une puissance industrielle, est vouée à devenir une économie de haute valeur ajoutée dans les services, les services financiers, les technologies numériques. C’est la raison pour laquelle il préfère rencontrer les grands patrons des GAFA plutôt que ceux des grandes filières industrielles françaises. De ce point de vue, il est à l’image d’une partie de la droite et du PS qui, depuis quarante ans, ont sciemment sacrifié la filière industrielle française.

Enfin, très tôt, je m’aperçois effectivement qu’Emmanuel Macron est beaucoup plus conservateur que l’image qu’en donnent les médias un peu rapidement. Brigitte Macron, issue de la bourgeoisie traditionnelle d’Amiens, n’y est pas pour rien dans cette influence conservatrice, notamment concernant les questions d’éducation, les questions de société en général. Quand Macron était secrétaire général adjoint de l’Élysée, sous François Hollande, il était ainsi l’un des rares du cabinet à ne pas vouloir faire de la question du mariage pour tous une priorité. Macron pensait que l’objectif premier du quinquennat de François Hollande ne devait pas reposer sur les questions de société, mais sur les questions économiques – sous un angle libéral.

Par rapport à une stratégie néolibérale d’un Tony Blair, qui avait fait monter au Royaume-Uni les minorités et les questions de société pour faire passer la pilule des contre-réformes de casse du droit du travail (avec la multiplication de dispositions punitives contre les chômeurs, mais aussi via la criminalisation des classes populaires comme aux États-Unis), Emmanuel Macron n’a jamais véritablement utilisé cette arme-là. Il est beaucoup plus conservateur et prudent concernant la société multiculturelle, ce qui ne l’empêche pas de jouer parfois avec quelques images, comme Sarkozy bien avant lui. Et dans le fond, même s’il a troqué le jeune de banlieue pour un gilet jaune dans le rôle de « l’ennemi de l’intérieur », ce n’est pas pour autant qu’il a mis en avant les minorités, qui se sentent dans les faits totalement délaissées.

Dès février 2017, Macron, pourtant le chantre de la « bienveillance » en politique, ne s’était pas gêné en pleine campagne pour parler de « tolérance zéro » vis-à-vis de l’insécurité. Il avait également mis l’accent sur l’islamisme et le terrorisme, et était devenu en quelques jours de plus en plus distant à l’égard des questions de migration – comme le début de son quinquennat a achevé de le démontrer. Tout cela était donc déjà en germe durant sa campagne, qu’il avait très tôt prévu de mener « à droite ». Le dernier discours que l’on pourrait qualifier de social-libéral est celui de la porte de Versailles de décembre 2016, alors qu’il doit encore séduire les sympathisants du Parti socialiste. Ce n’est qu’après l’élimination de Manuel Valls aux primaires du PS, qu’il se met à cibler l’électorat de droite le plus conservateur. Il affirme ainsi à l’Obs que les participants à la « manif pour tous » ont été « humiliés » par François Hollande, il donne une longue interview à Causeur, dont il fait la couverture.

Ces ferments-là apparaissent donc dès la campagne. Bien sûr, depuis son élection, on perçoit plus clairement ses inclinations droitières, à travers la criminalisation du mouvement social, la multiplication des lois sécuritaires, l’utilisation de l’appareil policier et de renseignement… même si ce sont des tendances lourdes qui gangrènent notre démocratie depuis une vingtaine d’années en amenuisant peu à peu les libertés individuelles, et qu’elles ont été largement accentuées sous le précédent quinquennat du fait des décisions de François Hollande, Manuel Valls, et Bernard Cazeneuve.
Toutefois, dans le dernier documentaire de Bertrand Delais, La fin de l’innocence, Macron déclare que son projet est bien « national et global », dans le sens de l’adaptation aux standards de la globalisation. Il assume pleinement le terme « national ». Il est à l’aise avec l’autorité de l’État et l’imagerie qui lui est associée. Le lancement du SNU est à replacer dans ce contexte. Macron est donc très éloigné de la conception distanciée de l’État propre à la deuxième gauche ou aux pays anglo-saxons. Il en a une conception autoritaire, qu’on peut retrouver au cœur du néolibéralisme.

Cela ne l’empêche pas de jouer des questions de société et de se servir des fractures identitaires de la société française, comme François Hollande ou Nicolas Sarkozy avant lui. Exemple avec les dernières élections européennes : dans un premier temps, Macron a envoyé de nombreux signaux aux électeurs de droite, avec succès, ils ont massivement voté pour lui. Mais quelques jours après la publication de résultats attestant du déplacement sociologique de l’électorat d’Emmanuel Macron – d’un électorat sympathisant PS à un électorat sympathisant LR –, le gouvernement a annoncé qu’il allait avancer sur le dossier de l’ouverture de la PMA aux couples de femmes. On retrouve ainsi chez Macron le même cynisme et le même esprit tacticien que chez Hollande et Sarkozy sur ces questions de société.

LVSL – Où en est-on depuis les élections européennes ? Une menace démocratique pèse-t-elle sur la France du fait de l’isolement d’Emmanuel Macron ?

Marc Endeweld – Aux européennes, Macron a bien réussi son coup tactique sans bouger sur les questions de fiscalité, alors que les Gilets jaunes le réclamaient. Il n’a pas bougé, d’une part pour faire plaisir aux grands patrons, mais d’autre part pour récupérer la bourgeoisie traditionnelle de droite. Ce pari-là, d’un point de vue purement électoraliste, a en grande partie fonctionné. Alors qu’il a déçu bien des sympathisants de centre-gauche, qui voyaient en lui un homme providentiel permettant d’échapper au conservatisme d’un François Fillon, il a pu se refaire en récupérant une frange de l’électorat de droite traditionnelle. Et cela, peu de personnes, y compris au sein de l’appareil d’État ou dans le monde économique, pensaient qu’il allait réussir cette épreuve. Comme il bénéficie par ailleurs d’un écrasement des forces politiques traditionnelles et institutionnelles, et qu’il a réussi son jeu dangereux d’apparaître comme la seule alternative possible face au Rassemblement national – qu’il promeut comme seul parti d’opposition – les forces économiques sont relativement désemparées, car elles n’ont pour l’instant aucune alternative à Emmanuel Macron

« L’obsession de beaucoup est de ne surtout pas apparaître comme un opposant au pouvoir actuel. Il existe donc une véritable paranoïa chez un grand nombre d’acteurs, au sein de l’appareil d’État ou dans le monde économique, vis-à-vis de Macron. »

Toujours en off, les initiés du pouvoir, y compris dans la macronie, expriment leur inquiétude quant à la pratique du pouvoir autoritaire d’Emmanuel Macron. Mais une majorité d’entre-eux se réfugient dans un certain fatalisme. L’obsession de beaucoup est de ne surtout pas apparaître comme un opposant au pouvoir actuel. Il existe donc une véritable paranoïa chez un grand nombre d’acteurs, au sein de l’appareil d’État ou dans le monde économique, vis-à-vis de Macron. Car ces gens du pouvoir savent pertinemment que les lignes de rouge en termes de libertés individuelles ont largement été franchies par l’administration macronienne. Tous dénoncent, officieusement bien sûr, l’instrumentalisation de la justice par le pouvoir en place.

Le public ne le perçoit pas forcément en tant que tel, car il n’y a plus de vecteur d’information, notamment parce qu’il n’existe plus réellement la balance de pouvoir des partis traditionnel. Lors de la période sarkozyste, la pratique du pouvoir du président avait été très critiquée par les partis d’opposition et par la presse, notamment en raison de son utilisation de barbouzes, des services de renseignement… De nombreux organes de presse en avaient fait leur axe principal – On se souvient des couvertures de certains hebdos ou quotidiens sur la « folie » de Nicolas Sarkozy… -. Les partis politiques d’opposition avaient repris à leur compte ces critiques espérant revenir au pouvoir sur cette base. D’où le discours de François Hollande lors de sa campagne de 2012 sur la « présidence normale ».

Aujourd’hui, la pratique du pouvoir d’Emmanuel Macron, en-dehors de quelques associations et mouvements politiques, n’est pas critiquée en tant que telle. Quelques avocats et magistrats ont enfin commencé à lancer des appels, quelques associations de droits de l’homme, notamment sur les questions migratoires, commencent à tirer la sonnette d’alarme, mais c’est extrêmement parcellaire. Les mouvements politiques et syndicaux démontrent leur faiblesse et leur incapacité à affronter frontalement le pouvoir actuel. Ils sont comme tétanisés.

C’est ce que les Gilets jaunes ont révélé en creux : la faiblesse des forces institutionnelles d’opposition, leur incapacité à coaliser la colère populaire – ce qu’ont réussi à faire les Gilets jaunes. Ils sont apparus comme le principal opposant au pouvoir, mais également comme le mouvement exprimant tout l’angle mort du macronisme, qui est en réalité l’expulsion de la question sociale du débat politique au sens où on l’entendait depuis le XIXème siècle. Emmanuel Macron évacue totalement les questions de justice sociale au nom de ladite efficacité, ce qui est très inquiétant sur les violences réelles qui pourraient s’exprimer dans les prochaines années dans le pays. On pourrait très bien se retrouver dans une situation similaire à celle de l’Italie des années 1970.

“Moins de taxes”, “plus d’État” : deux revendications complémentaires

Une émeute à Londres en 1990 contre la “poll tax” de Margaret Thatcher. © James Bourne

Né spontanément et toujours largement soutenu, le mouvement des gilets jaunes a révélé au grand jour un sentiment d’exaspération fiscale d’une large partie du pays qui couvait depuis longtemps. Les radars, les péages autoroutiers, les banques … Tous ces symboles d’un racket institutionnalisé ont été attaqués par les gilets jaunes. La sociologie de ce mouvement confirme que les gilets jaunes sont avant tout des précaires, chez qui la contestation de l’impôt est la plus forte et non seulement des petits patrons ou routiers comme c’était le cas des bonnets rouges. Cette révolte fiscale légitime, qui s’apparente à celles du Moyen Âge et de l’Ancien Régime, doit nous interroger sur la structure de plus en plus inégalitaire de notre fiscalité. Faute de quoi, le civisme fiscal pourrait bien être sérieusement remis en question.


Dans un ouvrage prémonitoire – Résistances à l’impôt, attachement à l’État. Enquête sur les contribuables français publié en septembre 2018, le sociologue Alexis Spire explique le « ras-le-bol fiscal » des classes populaires par trois types de raisons : la difficulté accrue à frauder le fisc, la montée en puissance des impôts proportionnels comme la TVA et la taxe sur les carburants et l’incapacité à bénéficier de la grande majorité des crédits d’impôts. Selon lui, « Pour ces contribuables, ce sont essentiellement la TVA, la CSG, la redevance télévisuelle et les taxes sur les carburants qui constituent l’essentiel de leurs prélèvements et, dans ces cas-là, il n’y a guère d’accommodements ou de dispositifs dérogatoires ».

Certes, les plus défavorisés échappent à certains impôts – dont celui sur le revenu qui  touche moins d’un Français sur deux – mais ils subissent de plein fouet les hausses de ces taxes. Dans le même temps, ils constatent la fraude en col blanc rendue célèbre par les affaires Cahuzac, Luxleaks, Panama Papers, etc., et réalisent le deux-poids-deux-mesures de l’administration fiscale. Le système fiscal et social français est également peu redistributif, comparé à d’autres pays européens, en particulier pour les ménages au niveau de vie situé entre 1200 et 1600 euros par mois et par personne  – c’est-à-dire globalement entre le SMIC et le salaire médian, selon une étude du CREDOC de 2013. Il n’est donc guère surprenant d’apprendre que les employés, ouvriers et autres populations plutôt précaires se soient mobilisées en premier parmi les gilets jaunes.

©CREDOC

En ce qui concerne les classes moyennes, elles subissent certes les hausses de taxes, mais les nombreuses niches fiscales – rénovation thermique, emplois à domicile, dons etc. – leur permettent de réduire leur imposition, ce qui rend la critique de la fiscalité beaucoup moins importante auprès de cette population. Selon Spire, « les contribuables bénéficiant d’au moins une niche fiscale ont 1,4 fois moins de chances que ceux qui n’en bénéficient pas d’estimer que « la France est un pays où l’on paie trop d’impôts ».

Pourtant, la critique de l’impôt est également présente dans la classe moyenne, notamment pour décrier que tous les foyers en dessous de 9807 euros par part ne paient pas l’impôt sur le revenu. Contre cette sempiternelle critique, il faut pourtant rappeler que pour les plus démunis, chaque euro compte et que la machinerie bureaucratique à mettre en place pour récupérer quelques euros de plus chez ces millions de Français exemptés de l’impôt sur le revenu rapporterait bien moins qu’elle ne risque de coûter.

En réalité, l’impôt sur le revenu, qui ne compte que quatre tranches d’imposition, ne représente qu’environ un quart des recettes de l’État, soit 72 milliards d’euros. La TVA, impôt indirect car acquittée tout au long de la revente de biens et de services, fournit à elle seule la moitié du budget de l’État ! Cet impôt dégressif, établi à différents taux fixes proportionnels au prix de vente, a connu plusieurs hausses majeures depuis sa création en 1954 et son taux normal évolue autour des 20% depuis déjà une vingtaine d’années.

Pour des dirigeants politiques néolibéraux à la recherche de nouvelles recettes fiscales, il risque d’être tentant d’augmenter la TVA tant la consommation est immobile dans nombre de domaines et ce d’autant que le taux normal de 20% demeure en dessous de la plupart de ceux de nos « partenaires européens ». L’Autriche et l’Italie envisagent par exemple des hausses de taux de TVA. Et en Hongrie, où il n’existe qu’une seule tranche d’impôt sur le revenu, à 15%, et où l’impôt sur les sociétés est un des plus bas de l’Union européenne, le taux de TVA atteint le record de 27% !

©CREDOC

Sur le long terme et notamment depuis le tournant néolibéral des années 1980, la tendance est incontestablement à la hausse de l’imposition indirecte – c’est-à-dire perçue par l’État au travers d’un tiers – et forfaitaire – c’est-à-dire des sommes fixes pour tous les individus, comme les timbres fiscaux, le coût du permis de conduire ou de certaines vignettes obligatoires – et à la baisse de l’imposition directe. L’explication est simple : la suppression ou la baisse d’impôts directs, comme la taxe d’habitation ou l’impôt sur le revenu est une mesure aisément perceptible par les électeurs désireux de davantage de pouvoir d’achat. L’autre objectif souvent mis en avant est celui de la compétitivité via l’abaissement du coût du travail et l’encouragement à l’investissement, à travers la baisse de l’impôt sur les sociétés et la suppression de l’ISF.

Sur le long terme, et notamment depuis le tournant néolibéral des années 1980, la tendance est incontestablement à la hausse de l’imposition indirecte et forfaitaire et à la baisse de l’imposition directe.

La suppression d’impôts progressifs et l’instauration d’impôts proportionnels se retrouvent, sans surprise, dans la politique d’Emmanuel Macron. C’est le cas avec la suppression de la taxe d’habitation qui n’était d’ores-et-déjà pas appliquée à bon nombre de ménages et bénéficiera donc excessivement aux ménages les plus aisés. Selon l’enquête d’Alexis Spire, c’est avant tout la taxe foncière qui est décriée pour son caractère injuste puisqu’elle s’applique à tous de la même manière, peu importe les revenus et l’endettement, souvent nécessaire pour devenir propriétaire.

En outre, le barème sur lequel se fondent la taxe d’habitation et la taxe foncière n’a pas été mis à jour depuis 1970, donnant lieu à des inégalités aberrantes : certains immeubles décrépis des centres-villes – depuis rénovés en appartements cossus – sont couramment assujettis à une taxe foncière plus faible que des immeubles type « grands ensembles » qui bénéficiaient à l’époque de tout le confort moderne. Guère étonnant que les enquêtés interrogés par Spire jugent cette dernière bien plus durement que la taxe d’habitation.

De même, Macron a choisi d’introduire une flat tax au taux unique de 30% sur les revenus du capital dès sa première année au pouvoir. Une mesure qui risque de coûter jusqu’à dix fois ce qui était initialement annoncé et qui taxe moins les revenus du capital que ceux issus du travail. Un comble pour un gouvernement qui dit se battre « pour que le travail paie », une vraie inégalité pour les Français les plus pauvres qui n’ont aucune épargne et placements. Ce nouvel impôt proportionnel, sous couvert d’égalité de traitement, impose jusqu’à moitié moins les plus gros patrimoines, alors que ceux qui ont souscrit à des plans d’épargne-logement (PEL) et ou à de l’assurance-vie sont davantage imposés.

Ces fortes inégalités entre petits et gros se retrouvent aussi entre entreprises : il est de notoriété commune que les grandes entreprises, grâce à des montages fiscaux très élaborés, échappent à presque tout impôt sur les sociétés. D’ailleurs, lorsque des grands groupes grossissent via des fusions ou des rachats de concurrents, ils prennent souvent soin de déménager le siège social de l’entreprise là où l’imposition est la plus faible, tel le cimentier Lafarge, qui, lors de sa fusion avec Holcim en 2015, a déplacé son siège en Suisse. Sans volonté politique réelle de combattre l’évasion fiscale, l’État a tenté différentes approches toutes aussi vaines les unes que les autres : pointer du doigt les fraudeurs dans le discours public, négocier des accords creux au niveau international, ou cette année la création d’une police fiscale de… 50 agents, alors même que le nombre de contrôles fiscaux est en chute libre depuis des années.

Par ailleurs, les retards de paiement constituent, loin devant le coût du travail ou la baisse des ventes, la première cause des problèmes de trésorerie des PME, venant remettre en cause le discours anti-fiscalité. Désormais, le gouvernement ne souhaite plus s’embarrasser avec des contrôles rigoureux des montages financiers des multinationales, mais préfèrent négocier à l’amiable avec les fraudeurs, qui n’ont même plus à faire face à un procès public et à reconnaître leur culpabilité. Dans la pratique, tous les enquêtes instruites ne donnent même pas lieu à des perquisitions et l’amende négociée est systématiquement plus faible que l’impayé dû à l’État.

Cette fiscalité à deux vitesses entre TPE-PME et grandes entreprises se retrouve aussi au niveau de la capacité à bénéficier des avantages fiscaux, de manière similaire au phénomène d’injustice fiscale décrit par Alexis Spire pour les ménages. Ainsi, le Crédit Impôt Recherche, dont le coût a explosé depuis sa réforme par Nicolas Sarkozy, bénéficie outrageusement plus aux grandes entreprises qu’aux plus petites et finance des innovations dont l’usage réel a lieu à l’étranger. Cette niche fiscale unique au monde par son laxisme encourage également la fraude, qui représenterait environ 15% des montants reversés par l’État et ne parvient même pas à stopper des destructions d’emplois dans la recherche comme chez Intel ou chez Sanofi. Pourtant, alors que ce soutien financier massif et inégalitaire aux entreprises n’est pas du tout efficace, aucune réforme n’aboutit depuis des années.

Si la baisse de la fiscalité a permis de séduire une partie de l’électorat populaire, notamment dans le cas de Nicolas Sarkozy en 2007, rien n’assure que cette stratégie perdurera sur le long terme.

Pour la France en déclassement ou proche de l’être, la pression fiscale est donc devenue une préoccupation clef. Du point de vue de la droite, cette réticence à l’impôt des classes populaire est une aubaine, car elle permet de mettre en avant son agenda de baisses d’impôts et donc de la supposée hausse du pouvoir d’achat qui en découle. Comme le note le sociologue Alexis Spire « En 2007, le slogan de M. Nicolas Sarkozy « Travailler plus pour gagner plus » et son projet de défiscalisation des heures supplémentaires ont séduit de nombreux employés et ouvriers ». Une stratégie électorale payante, imitée par Emmanuel Macron en 2017 par la promesse de la suppression de la taxe d’habitation, puis dans ses réponses aux gilets jaunes, via la défiscalisation des primes exceptionnelles versées par les rares entreprises prêtes à consentir ce geste.

Des gilets jaunes bloquant un McDonalds pour protester contre l’évasion fiscale à Grenoble le 15 décembre 2018.

Si la baisse de la fiscalité a permis de séduire une partie de l’électorat populaire, notamment dans le cas de Nicolas Sarkozy en 2007, rien n’assure que cette stratégie perdurera sur le long terme. En effet, le mouvement des gilets jaunes, s’il émerge autour d’une revendication fiscale, fait souvent le lien entre fiscalité élevée et évasion fiscale ou suppression de l’ISF ou de l’exit tax. Pas sûr que la stratégie sarkozyste soit encore efficace après les innombrables scandales d’évasion et de fraude : Panama Papers, Luxleaks, Paradise Papers, Football Leaks…

L’une des mesures fiscales marquantes de Nicolas Sarkozy, le bouclier fiscal – qui plafonne le taux d’imposition des contribuables – aura certes aidé quelques contribuables modestes mais propriétaires soumis à une forte taxe foncière et d’habitation, mais ceux-ci n’auront récupéré que 1% du montant de ce bouclier conçu pour les super-riches.

Les opérations de péage autoroutier gratuit, les blocages de certaines banques ou de lieux appartenant à des entreprises ne payant pas ou très peu d’impôts un peu partout en France témoignent de la prise de conscience du racket des contribuables par une partie du secteur privé qui se soustrait à l’impôt. De même, la méfiance, puis le sentiment d’être « pris pour des imbéciles » de nombreux gilets jaunes suite aux annonces du Président, semble indiquer que l’anti-fiscalisme le plus primaire ne suffira pas à éteindre l’incendie. Au-delà du dégagisme et des rumeurs de listes électorales de gilets jaunes pour s’opposer au bloc bourgeois réuni autour d’Emmanuel Macron, le mouvement des gilets jaunes, première grande révolte fiscale du XXIème siècle, est donc surtout l’expression d’une exigence de justice fiscale et sociale.

Vers l’union des droites ?

Si l’on a beaucoup parlé de l’enfoncement du Parti socialiste et de la gauche par Emmanuel Macron et sa République en Marche, il semble que l’on n’a pas encore pris la mesure de l’abattement de la droite et de l’extrême-droite suite à une campagne qu’on leur prédisait victorieuse et qui débouche sur un fiasco, entre le naufrage de la campagne de François Fillon minée par les affaires et un débat de second tour désastreux qui a sérieusement entamé la crédibilité de Marine Le Pen. Bien que Les Républicains soient forts du premier groupe d’opposition à l’Assemblée Nationale et que Marine Le Pen ait pour elle les 10 millions de voix obtenues au second tour de la présidentielle, la crise d’idées et de légitimité qui atteint les forces traditionnelles de l’échiquier politique touche les droites aussi profondément que la gauche. Dos au mur et peinant dorénavant à imposer leurs thématiques dans le débat public, les différentes tendances de la droite se voient dans l’obligation de reconsidérer les rapports qu’elles entretiennent entre elles, menant certains analystes à imaginer un rapprochement en forme de planche de salut au moment où l’orbe macronien menace de les satelliser à leur tour…


Depuis les travaux de l’historien René Rémond, on a pour habitude d’analyser la droite française comme un ensemble hétéroclite issu du rejet de la révolution de 1789 et de son second mouvement radical de 1793. Dans son ouvrage Les Droites en France paru en 1954, Rémond propose en effet une typologie donnant naissance à trois courants au sein de la droite française : un courant légitimiste ultra-royaliste et réactionnaire, totalement opposé aux principes de 1789 ; un courant orléaniste originellement royaliste modéré car reconnaissant l’héritage libéral et parlementaire de la Révolution ; et enfin un courant bonapartiste prompt à mettre en avant la figure d’un chef en lien direct avec la masse du peuple et au dessus d’institutions jugées illégitimes. Ces trois courants sont présents dans la vie politique française depuis le XIXe siècle qui les a vu se structurer, avec leurs fortunes diverses, leurs rivalités tournant parfois à l’affrontement ouvert, mais aussi leurs moments de rapprochement, notamment, aux marges les plus radicales de cette droite multipolaire, lorsqu’il s’agit de s’attaquer à un régime républicain souvent instable. Cependant, avec la chute du régime de Vichy en 1944, dont elle fut un appui autant matériel que moral, et la victoire d’une Résistance majoritairement associée à la gauche et au Parti Communiste, la droite française va devoir durablement se réinventer, posant la question de la convergence entre ses différentes familles.

“Avec la chute du régime de Vichy en 1944, dont elle fut un appui autant matériel que moral, et la victoire d’une Résistance majoritairement associée à la gauche et au Parti Communiste, la droite française va devoir durablement se réinventer, posant la question de la convergence entre ses différentes familles.”

Dans les années d’après-guerre, cette rénovation va passer d’un côté par la recherche d’une « troisième voie » d’inspiration démocrate-chrétienne, entre capitalisme et socialisme et se réclamant d’un esprit de la Résistance au dessus des étiquettes gauche-droite, et d’un autre par la recomposition d’organisations de défense des intérêts industriels et agricoles opposés à l’émergence de l’Etat-providence et souvent directement issues de Vichy. Héritier assez ingrat de ces deux tendances en maturation, le gaullisme va cependant durablement faire oublier la question de l’unité de celles-ci, sous l’ombre persistante du Général et ce jusqu’au milieu des années 70. Le départ de De Gaulle dans la foulée des événements de mai 1968 et du référendum perdu de 1969, sonne en effet comme un nouveau traumatisme pour une droite peu habituée aux remises en question depuis son retour en force une décennie auparavant, d’autant qu’une part non négligeable de cette droite porte une responsabilité dans l’échec du gaullisme. Après avoir favorisé son retour au pouvoir, les tendances de la droite opposées à l’interventionnisme économique comme à la suspension de la construction européenne prônés par de Gaulle et ne lui pardonnant pas la fin de l’Algérie française, avaient en effet fini par tuer le père.  

Manifestation du 30 mai 1968, baroud d’honneur du gaullisme

A ce traumatisme durable va s’ajouter une impitoyable guerre entre « barons du gaullisme », guerre qui va s’intensifier avec la disparition de Georges Pompidou en 1974 au cœur d’un mandat que celui-ci avait voulu réparateur et modernisateur pour sa famille politique suite à la crise de mai 68. Incarné par le projet de Nouvelle Société du Premier ministre Jacques Chaban-Delmas, ce programme de réformes sera jugé trop progressiste et sabordé par les opposants personnels et politiques de Chaban dont les ambitions présidentielles seront sabordées par l’ancien protégé de Pompidou, Jacques Chirac, marquant ainsi le définitif ancrage à droite de ce qui sera qualifié par la suite de néo-gaullisme. 

A la mort de Pompidou c’est donc une droite désunie, en panne d’idées et de leadership qui parvient tout de même à une certaine alliance afin d’amener de justesse au pouvoir Valéry Giscard d’Estaing face à la gauche unie autour du programme commun. Cependant, l’attelage conduit par VGE mène une politique « libérale avancée » selon ses propres termes, qui ne manque pas de heurter ses alliés, le premier d’entre eux étant son propre Premier ministre Jacques Chirac. Ce dernier finira par démissionner avec fracas en 1976, afin de créer le Rassemblement Pour la République (RPR), parti devant refonder le gaullisme autour d’un « travaillisme à la française », opposé à la gauche constituée des partis socialiste et communiste, comme au centrisme giscardien, qui se structure lui au sein de l’Union pour la Démocratie Française (UDF). 

C’est au milieu des années 1970, dans cette opposition d’hommes et d’appareils toujours plus forte, qui conduira en partie à la défaite de 1981 et l’arrivée au pouvoir de la gauche, que va venir s’insérer un nouveau paramètre que la droite ne pourra pas ignorer : la réémergence de l’extrême droite. Voulant combattre la grande vitalité de la gauche et de ses différentes tendances au sein de la société française, celle ci sort de l’ombre dans laquelle elle se tenait depuis plusieurs décennies afin de se restructurer dans différentes organisations et groupuscules comme Ordre Nouveau ou le Groupe Union Défense (GUD), majoritairement composés d’étudiants. Elle ne néglige pas non plus le combat culturel d’inspiration maurrassienne et clairement orienté vers la défense d’un néo-fascisme paneuropéen qualifié de Nouvelle droite, au sein de revues comme Éléments ou de groupes comme le GRECE d’Alain de Benoist et Dominique Venner, et le Club de l’horloge d’Henry de Lesquen. 

En parallèle de ces initiatives visant à abattre les murs la séparant de la droite traditionnelle et gaulliste, cette extrême droite parvient à rassembler ses diverses composantes au sein d’un parti crée en 1972 : le Front national.

“Homme de choc, bateleur habitué des déclarations polémiques plus que des débats idéologiques et sachant jouer des médias, Le Pen va parvenir en quelques années à fédérer autour de sa personne toute sa famille politique et à dépasser les mauvais résultats électoraux originels pour réaliser de nombreuses percées.”

A sa tête, Jean-Marie Le Pen, ancien député poujadiste et animateur des comités de soutien à la candidature présidentielle de Jean-Louis Tixier-Vignancour en 1965, finira par prendre un contrôle total sur le parti après de longs affrontements internes. Homme de choc, bateleur habitué des déclarations polémiques plus que des débats idéologiques et sachant jouer des médias, Le Pen va parvenir en quelques années à fédérer autour de sa personne toute sa famille politique et à dépasser les mauvais résultats électoraux originels pour réaliser de nombreuses percées. Défendant une ligne assez peu construite mais à la fois marquée par le néo-libéralisme économique en vogue parmi les droites mondiales et la défense d’une identité supposément menacée par l’immigration, le FN réussit ainsi à s’implanter durablement dans le paysage politique français, finissant par décrocher 35 députés lors des législatives de 1986 qui marquent la victoire de la droite et son retour au pouvoir via la cohabitation. 

Cependant, cette victoire de la droite UDF-RPR reste inconfortable, tant elle détonne dans une société française désormais marquée par une culture progressiste qui lui est hostile. Par ailleurs, elle la place en porte à faux vis-à-vis de ce nouveau venu turbulent qu’est le FN, qui attire à lui de plus en plus de convertis issus de ses rangs. Achevant de se débarrasser de ses vieux habits gaullistes, le RPR chiraquien n’hésite plus alors à s’aligner sur les canons du conservatisme libéral, sous l’influence des travaux d’un club de réflexion fondé par Alain Juppé, le Club 89, lui-même proche du Club de l’horloge. Chirac multiplie ainsi les appels du pied vis à vis du nouvel électorat frontiste, par la mise en place d’une politique migratoire essentiellement répressive. Si cette réorientation est payante et permet au RPR de devenir le principal parti de la droite, elle n’est pas suffisante pour éviter une cinglante défaite face au PS à la présidentielle de 1988, faute selon certains de n’être pas parvenu à s’accorder avec le FN malgré le fond idéologique qui semblait dorénavant les lier. 

A la tête du RPR, le duo Chirac-Juppé incarne l’ancrage à droite du néo-gaullisme (©Wikimedia Commons)

“L’année 1998 marque ainsi un tournant : le RPR, affaibli par le succès de la gauche plurielle au pouvoir depuis 1997, est prêt à briser le tabou de l’alliance avec le FN après avoir repris ses mots dans son programme de 1990.”

C’est ainsi que va progressivement s’établir, entre les arcanes du pouvoir et la lumière des assemblées, une nette possibilité de convergence des droites aux niveaux locaux comme nationaux, sous l’effet conjoint de l’essoufflement de la gauche et de l’émiettement des appareils politiques du RPR et du FN, traversés par de nouveaux affrontements de tendances exploités par ceux qui veulent cette alliance. L’année 1998 marque ainsi un tournant: le RPR, affaibli par le succès de la gauche plurielle au pouvoir depuis 1997, est prêt à briser le tabou de l’alliance avec le FN après avoir repris ses mots dans son programme de 1990. Cependant, cette stratégie d’alliance ne durera que le temps de mémorables élections régionales, la reprise en main des états majors sur leurs bases empêchant une alliance durable. Au FN, ce retour à la normale conduira finalement à une scission d’ampleur provoquée par Bruno Mégret, partisan précoce d’une « dédiabolisation » du parti.

Le « cordon sanitaire » ainsi rétabli, les deux formations vont continuer leur chemin chacune de leur côté, jusqu’à s’affronter lors d’un second tour surprise à l’occasion de l’élection présidentielle de 2002 entre Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen. Le raz de marée anti-Le Pen, permettant à un Chirac devenu bien malgré lui le premier antifasciste de France de se maintenir à la présidence de la République, ne manqua pas d’approfondir de nouveau l’antagonisme entre extrême-droite et droite traditionnelle. Celle-ci cherche alors à se relancer dans la foulée de cette présidentielle par la création de l’Union pour un Mouvement Populaire (UMP), dont Nicolas Sarkozy prend la tête en 2004, inaugurant ainsi un nouveau courant politique : le sarkozysme.

“Nicolas Sarkozy réussit à comprendre les craintes d’une partie du « petit peuple de droite » comme de la petite et grande bourgeoisie et restructure les clivages autour des axes de l’immigration et de la mondialisation.”

Le 19 juin 2005, un garçon de 11 ans, Sidi-Ahmed Hammache, est tué devant chez lui à la Courneuve par deux balles perdues, dans la cité des 4000. Dès le lendemain, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, se rend sur place. Après avoir rencontré la famille de la victime, celui-ci promet alors de nettoyer, « au sens propre comme au sens figuré », la cité des 4000 dans laquelle les faits ont eu lieu. Dix jours plus tard, il réitère ses propos et emploie l’expression « nettoyer au kärcher ». Ces déclarations enflamment le débat politique, résonnant comme une provocation sécuritaire voire raciste à gauche, tandis qu’elles créent une forte attente à droite. Nicolas Sarkozy l’a compris: pour gagner, il lui faut être présent sur les thématiques sécuritaires et identitaires qui, dans un monde où les frontières s’affirment de moins en moins entre les nations et de plus en plus en leur sein, figurent plus que jamais parmi les principales préoccupations du « peuple de droite ». 

Le sarkozysme crée ainsi une nouvelle donne politique en instaurant de nouveaux clivages que le consensus mou du chiraquisme avait en partie effacé. Les flux migratoires crispent un nombre grandissant de citoyens, alors même que le refus net du Front National en 2002 pouvait être perçu comme la victoire définitive d’une volonté de société plus ouverte, tolérante et européenne. La société se clive de plus en plus entre les partisans d’une immigration largement restreinte et ceux pour lesquels cette dernière n’est pas un problème, entre ceux qui perçoivent la mondialisation comme une violence et ceux qui l’accueillent comme heureuse. Nicolas Sarkozy réussit à comprendre les craintes d’une partie du « petit peuple de droite » comme de la petite et grande bourgeoisie et va guider le débat vers une restructuration des clivages sur les axes préalablement abordés. Cette stratégie se verra également renforcée par la présence de Patrick Buisson dans l’entourage de Nicolas Sarkozy, ce dernier prenant toujours, ou presque, en compte les conseils de l’ancien sympathisant de l’Action française et ex-journaliste de Minute, dont l’influence se fera ressentir notamment lors de la création d’un « Ministère de l’Identité Nationale ». 

Le sarkozysme, une rupture discursive profonde au sein de la droite française (©Wikimedia Commons)

Bien que l’action concrète de Nicolas Sarkozy ne se soit pas toujours inscrite dans cette optique, ses discours, celui de Grenoble pour ne citer que lui, dénotent une volonté de maintenir un cap très à droite en terme de communication. Il comprend bien qu’un revirement moins identitaire et sécuritaire serait perçu comme une trahison par son électorat et notamment les classes populaires qui le constituent, et qui sont susceptibles de voter sans scrupules aucun pour le Front national : en 2002, déjà, lors du second tour, 24% des ouvriers avaient voté pour Jean-Marie Le Pen, un score au-dessus de sa moyenne nationale. Bien que certaines analyses aient grossi le trait, il existe depuis lors un réel basculement d’une partie des classes populaires vers ce vote, la « ligne Philippot » en étant l’une des manifestations : lors du second tour de l’élection présidentielle de 2017, ce sont 56,8% des ouvriers qui voteront pour Marine Le Pen. Face au « siphonnage » de son électorat populaire par le Front national et au risque de décrochage, la droite décide de reprendre certaines de ses stratégies de brouillage des pistes utilisées dans les décennies précédentes.

Ainsi, si des personnalités au sein des Républicains peuvent être exclues pour avoir apporté leur soutien à Emmanuel Macron et souhaité un rapprochement entre les deux partis, ceux qui comme Thierry Mariani prônent un rapprochement avec le Front national ne seront jamais inquiétés. Les tentations d’alliances avec l’extrême droite sont nombreuses et d’aucuns voudraient que « les digues sautent » une fois pour toutes. Le programme RPR-UDF de 1990 et les alliances locales des années qui ont suivi, ont ainsi posé les bases d’un tel rapprochement et d’une telle orientation, sur laquelle la droite institutionnelle se déchire-notamment autour de la question européenne, du libéralisme et de la mondialisation. À l’heure où la social-démocratie traditionnelle va de plus en plus à droite et s’est même muée en parti de centre-droit avec En Marche, le « piège Macron » se referme sur la droite institutionnelle : alors qu’en son sein certains souhaiteraient se rallier au pouvoir en place, LR n’est pas capable de leur apporter une réponse satisfaisante tandis que coupée de ses alliés historiques du centre, la droite ne peut donc aller qu’en se droitisant. Mais tant qu’elle n’aura pas concrétisé l’union des droites, la clarification politique se verra repoussée sine die.

Toutefois, cette clarification pourrait arriver plus vite que prévu, alors que se prépare dans les coulisses le retour de Marion Maréchal Le Pen et que le parti de sa tante s’effondre lentement depuis l’échec de l’élection présidentielle et le débat raté. À l’heure où le Rassemblement National (RN, ex-FN) est plongé dans une certaine léthargie du fait des affaires politico-financières et du départ de la tendance philippotiste, son retour pourrait constituer une occasion pour la droite nationaliste d’enfin clarifier sa situation vis-à-vis de la droite institutionnelle et de mettre au point un programme qui ne soit pas aussi hétéroclite que le programme de feu le Front national. Dans une étude d’opinion Ifop du 1er juin, ses électeurs souhaitaient d’ailleurs à 82% voir Marion Maréchal Le Pen être candidate lors de la prochaine élection présidentielle. Libérale, conservatrice et identitaire, elle pourrait sans nul doute compter sur une partie de l’électorat de droite traditionnelle, qui a également voté pour un programme très dur porté par François Fillon en 2017. On peut supputer alors que l’union des droites se ferait plus facilement autour de sa figure qu’autour de celle d’un Laurent Wauquiez affaibli, qui peine à ressusciter les derniers feux du sarkozysme et de La Manif Pour Tous face à la fraction plus modérée des Républicains. 

Le retour à la vie politique de Marion Maréchal-Le Pen suscite de nombreuses attentes parmi la jeune génération de droite (©Wikimedia Commons)

A ce titre, la récente création de l’Institut de Sciences Sociales Economiques et Politiques à Lyon, est révélatrice de cette stratégie de séduction et de construction idéologique d’une nouvelle génération de cadres de droite poursuivie par Marion Maréchal Le Pen, génération incarnée par des hommes comme Erik Tegnér, aspirant candidat à la présidence des Jeunes Républicains.

On comprend ainsi que face à une gauche amorphe peinant à s’organiser et à la menace d’une union des droites autour d’une nouvelle option maréchaliste, Emmanuel Macron n’a pas d’autre intérêt que d’aller chasser sur les terres de cette droite.

“Si à l’instar de son prédécesseur qu’était le sarkozysme, le macronisme est pour l’instant davantage au stade de la méthode que de l’idéologie, de nombreux gestes laissent entrevoir une nette possibilité de droitisation.”

Présenté lors des dernières présidentielles comme une incarnation française du « social-libéralisme » désormais bien connu depuis le New Labour de Tony Blair outre-Manche, Emmanuel Macron a fait de sa première année de mandat un singulier exercice de clair obscur. Ayant nommé un premier ministre issu de la tendance juppéiste des Républicains, tout en constituant à l’assemblée une majorité reprenant en chœur l’air du « pragmatisme-pour-réformer-le-pays », son action politique et celle de son gouvernement semble pourtant s’inscrire de plus en plus visiblement à la droite de l’échiquier. Si à l’instar de son prédécesseur qu’était le sarkozysme, le macronisme est pour l’instant davantage au stade de la méthode que de l’idéologie, de nombreux gestes laissent entrevoir une nette possibilité de droitisation. Entre ses déclarations chocs savamment et régulièrement distillées et l’épreuve de force menée encore récemment dans la foulée de l’Affaire Benalla avec ses différents contre-pouvoirs et opposants, Emmanuel Macron semble révéler la nature profonde de sa pensée politique : celle d’un césarisme libéral et – pourrait-on dire – “populiste”, qui ne répugne pas à s’afficher avec le vétéran de la droite conservatrice Philippe de Villiers pour vanter le modèle économique que celui ci a instauré en Vendée autour de son Puy du Fou, proche du « capitalisme populaire » qu’Emmanuel Macron a récemment appelé de ses vœux devant le parlement réuni en Congrès.

Une proximité très remarquée pas si incongrue… (©Sipa)

Ce syncrétisme, qui pourrait paraître incongru, ne l’est en fait pas au sein d’une Ve République dont Emmanuel Macron cherche à rallier toutes les élites à sa cause; au contraire, il semble plutôt bien perçu par les sympathisants de droite auprès desquels Emmanuel Macron bat actuellement des records de popularité malgré sa nette baisse générale auprès de l’ensemble des Français. Le macronisme, composé au départ de façon hétéroclite, se cherche de toute évidence une base plus stable. A ce titre, le récent sondage polémique effectué par En marche auprès de ses militants dénote autant une volonté de connaître cette base afin de diriger au mieux l’action du gouvernement selon ses attentes, que d’amorcer une clarification du « en même temps » macroniste en vue des futures échéances électorales européennes et municipales, où des tractations ont lieu entre LREM et LR. Malgré l’artifice communicationnel qui voudrait les mettre à distance dans la perspective de ces futures élections européennes, Emmanuel Macron apparaît ainsi comme appartenant à une nouvelle génération de leaders de droite européens qui, de l’Autriche de Sebastian Kurz à l’Espagne d’Albert Rivera en passant par l’Italie de Matteo Salvini, montre que l’unification des droites est possible autour de figures jeunes balayant l’ancien jeu politique et ses clivages, pour servir au mieux les intérêts des classes dirigeantes européennes.

L’histoire le prouve, l’actualité le montre : pour les droites, des ponts sont possibles autour de signifiants renouvelés dans le combat culturel et leur exceptionnel regain d’activité dans ce domaine -notamment via de nouveaux médias en ligne semble tendre vers cet objectif. Au delà de la possibilité de convergence de ses différentes tendances, la question de la structure qui pourrait accueillir cette union semble dorénavant plus pertinente: dans la période trompeuse que nous traversons – celle d’un « désordre idéologique » selon le politologue Gaël Brustier -, l’apparition d’une telle structure ne manquerait pas d’acter pour longtemps de la recomposition du camp de la bourgeoisie française et européenne.

Par Léo Labarre et Candide d’Amato