Nietzsche : un allié pour les progressistes ?

À moins de le dogmatiser, Nietzsche n’a pas développé de philosophie politique à proprement dit. Mais cela ne veut surtout pas dire que sa pensée ne serait d’aucune utilité pour le renouvellement de problématiques sociales et politiques contemporaines. Certaines des interprétations les plus progressistes de Nietzsche, tant du côté allemand (la Théorie critique) que français (Canguilhem, Deleuze, Foucault) peuvent en effet s’articuler autour du renouveau d’un style de philosophie pratique longtemps méconnu dans l’Hexagone : la philosophie sociale, dont l’originalité est de relancer une interrogation interdisciplinaire et critique sur la société. Elle hérite aussi de l’ambition nietzschéenne : diagnostiquer le temps présent, loin des conformismes et de la « pensée tiède ». 

Renouveau de la philosophie sociale en France

Il convient d’attirer l’attention sur ce qui s’est passé en France, ces deux dernières décennies, dans le champ de la philosophie politique. On a assisté en effet à la résurgence d’un concept, initialement promu par Auguste Comte, qui n’a finalement eu que très peu de visibilité dans l’espace francophone : la philosophie sociale. Ce terme de philosophie sociale, bien qu’il ne nous soit pas familier, revient à circonscrire un champ de questionnement qui n’est ni tout à fait réductible à une philosophie morale (centrée sur l’action individuelle) ni non plus à une philosophie politique au sens traditionnel (science de l’État). Bien plutôt s’agit-il, du moins dans le cadre de ce renouveau, de relancer la critique sociale et déplacer ce faisant un certain nombre de frontières entre la philosophie, les sciences sociales et la politique.

Deux facteurs ont pu favoriser une telle mutation du paysage intellectuel hexagonal. Au plan historique, d’abord, c’est dans la foulée des grandes grèves de 1995 que sont apparues avec force des critiques d’inspiration sociologique et psychanalytique (P. Bourdieu, R. Castel, L. Boltanski et É. Chiapello, C. Dejours, A. Ehrenberg, S. Paugam) et, après la crise politico-financière de 2007, que de nouvelles lectures de Marx délestées du poids du marxisme ont réactualisé des concepts critiques (aliénation, domination, souffrance sociale, exclusion) en les retaillant à l’aune du présent et, tout particulièrement, des nouvelles formes (néo-libérales, néo-managériales) d’organisation du travail (S. Haber, F. Fischbach, G. le Blanc, E. Renault). Sur un plan plus théorique ensuite, c’est certainement la réception française des travaux du philosophe allemand Axel Honneth, notamment sa théorie de « la lutte pour la reconnaissance sociale »1, qui a été, au tournant du nouveau millénaire, l’élément fédérateur le plus considérable pour la diffusion française de la philosophie sociale2.

Fin de la « pensée tiède »

La réapparition de la philosophie sociale, couplée à la critique, signe l’interruption d’une forme de pensée sinon dominante du moins largement influente dans le champ intellectuel hexagonal, que Perry Anderson a désigné par le bon mot de « pensée tiède »3. Cette dernière, à partir des années 1980 et dans le sillage du reflux du marxisme, a consisté à prendre le contre-pied de toute une tradition de pensée critique française rebaptisée à dessein par les mauvais concepts de « pensée 68 » ou « nietzschéisme de gauche ». Mais cette coupure générationnelle avait aussi un prix puisqu’elle délaissait du même coup le champ de la critique et des sciences sociales en revalorisant une philosophie politique de type idéaliste centrée sur l’État-nation et les droits de l’homme, et tout ceci contre ce qu’on appelait alors le « spectre de la révolution ».

Si plus personne aujourd’hui n’est dupe quant au caractère idéologique voire réactionnaire de cette contre-offensive intellectuelle4, on ne mesure peut-être pas assez l’importance qu’a pu jouer, à ce moment-là des débats, la référence à une autorité comme celle de Jürgen Habermas qui pourtant se revendiquait, quant à lui, d’une tradition de pensée critique et postmarxiste qu’ignoraient savamment les orchestrateurs de ce retour (néo)conservateur à la politique. Dans Le discours philosophique de la modernité (1988), Habermas initiait une polémique avec la pensée française contemporaine (Bataille, Derrida, Foucault) en instituant une coupure entre la tradition critique issue de Hegel et de Marx restant attachée aux promesses normatives de la modernité et des Lumières et celle qui, ralliée à Nietzsche, aurait basculé dans l’irrationalisme et l’anti-modernisme maquillés en post-modernisme. Aussi cette vision dualiste (pro et anti-Lumières) a-t-elle pu favoriser, du côté cette fois des contempteurs français du prétendu « nietzschéisme français », la liquidation de toute une pensée de gauche ainsi déplacée sur le terrain qu’avaient toujours occupé les intellectuels de droite.

Alors que la critique habermassienne restait adossée, on l’a dit, à des préoccupations sociales, sa récupération, côté français, a clairement délaissé le champ social pour faire de Habermas un soutien voire un instrument idéologique en vue de dénoncer les méfaits de la pensée critique et son « irresponsabilité politique »5. Aussi est-ce peut-être la raison pour laquelle ceux qui ont cru devoir dire pourquoi ils n’étaient pas nietzschéens se sont révélés, à quelques exceptions près, les promoteurs d’une modernisation néo-libérale alors en plein essor, à tendance centriste ou conservatrice voire réactionnaire6.

Pourtant, le renouveau de la philosophie sociale en France nous force à admettre qu’un processus sensiblement analogue s’est déroulé, mais cette fois dans l’autre sens. La réémergence de la philosophie sociale dans l’espace francophone n’aurait pu s’opérer, en effet, sans l’entremise d’une autre figure centrale de la Théorie critique allemande : Axel Honneth, alors directeur de l’Institut de recherche sociale à Francfort et représentant de ce qu’il est convenu d’appeler la troisième génération de l’École de Francfort après Habermas (seconde génération). C’est donc en partant d’une autre réception de la Théorie critique francfortoise que tout un pan de la pensée critique en langue française, jadis discrédité, retrouve pleinement une actualité7.

De Nietzsche à Foucault : une histoire de la philosophie sociale

Il y a bien à coup sûr une continuité entre la théorie honnethienne de la reconnaissance sociale et la théorie habermassienne de la communication sociale. Mais, par contraste avec Habermas, Honneth entend réintégrer au cœur de sa philosophie sociale la critique du pouvoir que Foucault, on le sait, établissait pour sa part en dialogue avec Nietzsche8. D’où l’avancée la plus notable de Honneth par rapport à son prédécesseur lorsqu’il propose de reconstruire une histoire de la philosophie sociale dont l’objet prioritaire serait de diagnostiquer les « pathologies du social »9. Cette notion entièrement renouvelée de pathologie sociale permet ainsi d’établir une continuité entre des auteurs que tout semble pourtant opposer. Si l’on suit la reconstruction honnnethienne, ce sont autant Nietzsche que Marx, Weber que Horkheimer, Adorno, Lukács, Foucault ou Arendt qui ont en commun – par-delà leurs divergences doctrinales – d’établir un diagnostic critique sur la société, et ce en forgeant des concepts critiques censés identifier les pathologies du présent (« aliénation », « nihilisme », « réification », « raison instrumentale », « discipline », etc.).

De ce point de vue, Nietzsche occupe une place de tout premier plan dans l’histoire de la philosophie sociale moderne : « le diagnostic du temps présent que Nietzsche entreprend devient un élément constitutif de première importance dans le développement de la philosophie sociale moderne (…). Nietzsche a lancé le programme d’une analyse généalogique de l’histoire culturelle. Ce programme est resté jusqu’à aujourd’hui, comme le montrent notamment les enquêtes de Michel Foucault, et aussi d’une certaine manière les analyses de Horkheimer et Adorno, un modèle méthodologique pour quiconque entreprend de faire un diagnostic du temps présent en s’appuyant sur la philosophie sociale »10.

De prime abord, cette reconstruction pourrait sembler contre-intuitive : Nietzsche, comme chacun sait, ne n’est jamais vraiment intéressé à la question sociale, et il lui est même arrivé de stigmatiser tous les partis politiques de son temps (parlementarisme, anarchisme, socialisme) au motif de leur ascendance christiano-européenne. Ce qui explique d’ailleurs pourquoi toute une tradition de pensée postmarxiste a pu lire Nietzsche comme une penseur de droite incarnant une politique réactionnaire voire préfasciste11. Et c’est d’ailleurs aussi sans doute au nom d’une telle « politique de Nietzsche » que les artisans francophones du retour à la politique se sont efforcés de mettre en contradiction ses lecteurs les plus progressistes.

Politique de Nietzsche ?

À cette difficulté, il n’est pas inutile de rappeler ce qu’écrit la philosophe américaine Wendy Brown : « la plupart des traitements politiquement sympathiques de Nietzsche tentent de tirer une politique de sa pensée, même s’ils reconnaissent qu’il y a beaucoup de choses chez Nietzsche qui ne peuvent être rachetées par une pratique démocratique. Mais que se passerait-il si la pensée de Nietzsche était plutôt conçue comme un couteau porté sur ce que recouvre les idéaux et les pratiques constitutives de la vie politique ? Et si la pensée de Nietzsche ne guidait pas mais seulement provoquait, révélait et mettait au défi, fonctionnant ainsi pour renforcer la culture démocratique ? Peut-être les critiques et les généalogies nietzschéennes peuvent-elles couper dans la politique, interrompant, violant ou perturbant de manière productive les formations politiques au lieu de s’y appliquer, de s’y fondre ou de s’y identifier »12.

Partant de cette proposition de Brown, on voit que la bonne question n’est pas de savoir si Nietzsche est penseur politique ou apolitique, social ou antisocial. C’est bien plutôt parce que la pensée nietzschéenne demeure incommensurable à la philosophie politique traditionnelle qu’elle représente un véritable défi pour la pensée démocratique aujourd’hui. Dans sa critique de la démocratie parlementaire et sa remise en question des valeurs au motif qu’elles ne sont pas tant des idéaux que des conditions d’existence, Nietzsche ne peut-il pas aider à nous défaire de nos adhésions (ou répulsions) spontanées envers la politique instituée ? Pour le dire autrement : est-ce que la philosophie de Nietzsche n’offrirait pas des outils conceptuels (valeurs, ressentiment, généalogie, luttes…) en vue de déplacer les problèmes socio-politiques de l’institué vers l’instituant, de l’état des choses politiques vers les conditions effectives, peut-être même vitales, de leur transformation ?

Pour aller dans cette direction, il faut en conséquence cesser de se focaliser sur quelques-uns des thèmes les plus bruyants autour de Nietzsche (et sa postérité) comme sa prétendue destruction de la vérité et de la raison, son anti-progressisme, sa politique de la puissance ou encore son individualisme féroce. Bien sûr que ces interprétations sont défendables, mais elles ne sont pas intéressantes dans la mesure où elles ne permettent aucunement de comprendre l’apport considérable des analyses de Nietzsche dans le champ d’une philosophie sociale qui, on va le voir, reste passible de plusieurs programmes critiques selon qu’on la situe dans la Théorie critique allemande ou la pensée française contemporaine.

Autrement dit, Nietzsche n’est résolument pas un philosophe offrant ad nauseam une politique, et c’est pourquoi il peut nourrir des formes d’interrogation alternatives à la philosophie politique. En témoigne Michel Foucault lorsqu’il affirme que ce qui le séduisait chez Nietzsche, c’est d’avoir été « le seul philosophe du pouvoir » à « penser le pouvoir sans s’enfermer à l’intérieur d’une théorie politique pour le faire »13. Dans cette perspective, Nietzsche n’est non seulement pas un penseur réactionnaire, n’en déplaise à un Lukács ou un Habermas, mais il peut même, comme on souhaiterait le montrer, retravailler l’héritage des Lumières. Là où généralement les Lumières sont assimilées, sans autre forme de procès, au seul progressisme rationaliste, c’est alors la composante plastique et autocritique de l’histoire conceptuelle de l’Aufklärung que l’on passe sous silence. Or, si Nietzsche s’inscrit dans une histoire de l’Aufklärung, c’est justement qu’il permet à des penseurs aussi différents que Horkheimer, Adorno, et plus tard Foucault et même Deleuze, de réinterpréter le programme critique et social porté par le courant des Lumières à l’aune d’un présent qui n’est naturellement plus celui du siècle des Lumières.

Nietzsche dans l’histoire de l’Aufklärung : sur une réception franco-allemande

Foucault entame, à partir de 1978, un dialogue avec les représentants de l’école de Francfort (Horkheimer, Marcuse, Habermas) en introduisant le concept critique d’ontologie de l’actualité. Mais la démarche foucaldienne va aussi plus loin puisqu’elle tente de justifier sa différence méthodologique d’approche de l’actualité par une double histoire de l’Aufklärung : d’un côté, la tradition allemande (de Kant jusqu’aux représentants de la Théorie critique en passant par Hegel, Marx, Nietzsche) et, de l’autre, celle inaugurée côté français dans la pensée saint-simonienne et la philosophie sociale de Comte que Foucault rattache ensuite au courant français de l’épistémologie historique (Koyré, Cavaillès, Bachelard, Canguilhem) dont Georges Canguilhem incarne, à ses yeux, la figure centrale14. Certes, les historiens des sciences n’ont pas d’emblée articulé une philosophie sociale mais c’est en partant d’un questionnement spécifique sur l’actualité de la rationalité dans les sciences que l’épistémologie historique finit par rejoindre, avec Canguilhem et Foucault à sa suite, un problème que Comte soulevait déjà à propos des interactions entre l’évolution des sciences et celle des sociétés, entre les pratiques scientifiques et les pratiques sociales. Partant de ce double héritage de l’Aufklärung profilant deux approches d’une philosophie sociale critique, la pensée nietzschéenne présente deux défis majeurs.

Le premier est de savoir comment Nietzsche se positionne par rapport à ces deux traditions de pensée aufklärerisch. À première vue, il semble à la fois l’héritier et le contradicteur de l’Aufklärung. Pour cette raison, Max Horkheimer et Theodor W. Adorno pointent, dans La dialectique de la Raison, tout un courant de pensée néoromantique allemand à dominante réactionnaire se réclamant de Nietzsche (R. Borchardt, L. Klages, O. Spengler…). Mais c’est aussi contre eux qu’ils réaffirment la position éclairée de la pensée nietzschéenne : « nous devons poser de manière définitive et ne pas laisser échapper que Nietzsche était un Aufklärer et qu’il appartient à la tradition de pensée de l’Aufklärung »15. Ce qui signe la grande originalité de cette proposition de lecture de Nietzsche, c’est donc qu’elle s’écarte des interprétations dominantes (politiciennes, irrationalistes, néoromantiques) du philosophe dans l’Allemagne de cette époque. En un sens polémique, défendre l’Aufklärung de Nietzsche consiste à prendre le parti de sauver Nietzsche de ses interprètes les plus réactionnaires (préfascistes ou fascistes). Mais, corrélativement, Nietzsche permet aussi de contrecarrer l’optimisme et le progressisme démesurés des apologistes (libéraux ou marxistes) de l’Aufklärung. Reste que Horkheimer et Adorno soulèvent aussi le manque de dialectique de la pensée de Nietzsche qui fait qu’elle a raison de diagnostiquer une ambivalence dans la pensée de l’Aufklärung (entre émancipation et domination) mais ne parvient pas à fonder son autocritique sur des propositions pratiques et sociales. Et c’est pourquoi ils vont compléter méthodologiquement la critique nietzschéenne par la critique dialectique qu’Adorno appréhende, dans son dialogue incessant avec Hegel et Marx, comme « dialectique négative ».

Côté français, il en va tout autrement : ce sont cette fois les potentiels méthodologiques de la pensée nietzschéenne qui apparaissent prometteurs. Lorsqu’au colloque de Royaumont (1964), il tente de ressaisir les raisons pour lesquelles il y a tant des choses cachées et masquées chez Nietzsche, Gilles Deleuze en vient à insister sur la raison « la plus générale » et qui n’est autre que la raison « méthodologique »16. Ce que souligne ici Deleuze, c’est bien la fonction méthodologique de la pensée nietzschéenne – et on pourrait même aller jusqu’à dire épistémologique – que, dans le sillage de l’intervention de Foucault, Deleuze rattache à « une nouvelle conception et de nouvelles méthodes d’interpréter ». Dit en d’autres termes, ce que suggère Deleuze, c’est non seulement la possibilité d’un renouvellement de la pratique philosophique avec Nietzsche mais aussi l’ouverture à de nouveaux champs d’investigation. De sorte que Nietzsche n’est ni antimoderne ni non plus postmoderne mais, comme l’affirme Deleuze, « un des plus grands philosophes du XIXème siècle » pour cette raison qu’il « change la théorie et la pratique de la philosophie »17.

Ce qui ne veut pas dire qu’il faille pour autant répéter ses méthodes à l’identique : « Nietzsche a trouvé des méthodes extraordinaires. On ne peut les recommencer »18. Et Foucault d’ajouter, à propos de la généalogie nietzschéenne, qu’il faut lui trouver un « contenu qui corresponde mieux à la réalité que pour Nietzsche »19. Autrement dit, non pas reprendre les méthodes de Nietzsche telles quelles mais les remanier, quitte à les transformer. Ce qui mérite à ce stade d’être souligné, c’est donc que le label « nietzschéen » que l’on accole généralement à Deleuze ou Foucault ne signifie absolument pas qu’ils adhèrent à une quelconque doctrine de Nietzsche mais, dans un esprit là-aussi très nietzschéen, qu’ils expérimentent avec Nietzsche de nouvelles méthodes d’interrogation critique.

Nietzsche et la critique : puissance de négation ou d’affirmation ?

Le second défi porte justement sur le statut de la critique chez Nietzsche. Cette dernière représente de toute évidence une pierre d’achoppement puisqu’il est devenu presqu’un lieu commun d’assimiler les lectures françaises de Nietzsche à une « idéologie de la déconstruction » entendue au sens le plus brutal de destruction nihiliste de toutes les valeurs et de toute exigence rationnelle de vérité. Or Nietzsche refusait déjà de faire de la critique une fin en soi puisqu’elle se doit, selon lui, d’être complétée par une fin supérieure qui est de légiférer et créer de nouvelles valeurs : « les critiques sont des instruments du philosophe et pour cette raison précise, du fait qu’ils sont instruments, à mille lieux encore d’être eux-mêmes philosophes ! »20. De là, deux reconfigurations de la critique nietzschéenne se sont faites jour de part et d’autre du Rhin.

La première, défendue par la Théorie critique, exploite la « force de négation » de la critique nietzschéenne, y voyant des ressources ou des obstacles (épistémologiques) pour le renouvellement d’une théorie critique de la société dont le cadre théorique reste la dialectique inspirée de Hegel et Marx. Dans le contexte français, ce qui devient opératoire, c’est un sens renouvelé de la critique entendue comme « force de proposition » visant, avec Nietzsche, à dépasser la négativité de la critique – et donc aussi bien la dialectique des contradictions sociales – pour redonner à celle-ci son sens pleinement positif – peut-être même dans le cas de Foucault, son sens « positiviste » au sens non traditionnel : « le positivisme de Nietzsche n’est pas un moment de sa pensée qu’il s’agirait de surmonter (…) : c’est un acte critique »21. Au plan de la réinterprétation de la philosophie nietzschéenne des valeurs, Deleuze souligne à son tour que « l’élément critique » de la généalogie nietzschéenne s’accompagne toujours d’une activité d’évaluation, laquelle présuppose de diagnostiquer « de nouvelles possibilités de vie »22 que celles qui étouffent actuellement sous le nihilisme et la réactivité. En somme, jamais la critique ne saurait être seulement destructive, mais s’accompagne toujours d’une tâche proprement constructive : chez Foucault au travers d’une problématique de la transformation de soi et chez Deleuze dans la captation de nouvelles possibilités de vie. La problématique politique de l’émancipation ne peut donc se poser, avec Foucault et Deleuze relisant Nietzsche, qu’en mettant l’accent sur la figure éthique de la transformation sociale – quitte à sortir du cadre orthodoxe de la politique telle qu’elle a été instituée et pratiquée depuis au moins la Révolution française23.

Que veut dire pratiquer une philosophie sociale critique aujourd’hui ?

Les deux défis que représente la pensée de Nietzsche pour l’élaboration d’une philosophie sociale critique semblent toutefois solidaires si l’on admet que pratiquer une philosophie sociale peut s’entendre au moins de deux manières qui ne sont pas nécessairement antithétiques. La première adopte une position classique sur le social en cherchant à diagnostiquer les normes qui forment actuellement le cœur de la société (Hegel, Durkheim, Habermas, Honneth) ; le social est alors interprété dans le sillage de ce que Hegel définissait par les concepts d’esprit objectif et de vie éthique. La seconde, moins classique, réfère le social à la vie des sujets en tant qu’ils font, sur eux-mêmes, l’expérience des rapports sociaux, ces derniers conditionnant pour partie ce que nous sommes (Nietzsche, Canguilhem, Foucault, Deleuze). Au contraire d’une certaine doxologie, Deleuze et Foucault ne célèbrent donc pas la « mort du sujet » mais sa refonte sur le terrain d’une extériorité comprenant les relations sociales : pas de critique sociale qui ne soit, corrélativement, critique de notre subjectivité sociale.

Aussi la philosophie sociale peut-elle contribuer, avec et après Nietzsche, à régénérer l’interrogation politique en sondant la vitalité des institutions (sociales, politiques) à partir de leurs effets, en bien comme en mal, sur nos vies : soit en sélectionnant les normes immanentes et positives de la reproduction sociale prise en totalité, soit en se demandant comment nous vivons de manière immanente la société et ses normes. De ce double point de vue, ce qui suscite tant l’intérêt pour Nietzsche des co-auteurs de La dialectique de la Raison que de Deleuze ou Foucault, c’est que le philosophe de Sils-Maria leur permet de repenser des formes critiques de subjectivité et d’individualité qui ne sont dès lors pas séparables des rapports sociaux qui les constituent (autant dire des formes de subjectivation sociale). Le cas tout à fait atypique et paradoxal des lumières nietzschéennes en politique, c’est donc qu’elles ne proposent aucun programme politique. Nietzsche devient bien plutôt, pour ses lecteurs les plus progressistes, un opérateur de politisation de phénomènes que, traditionnellement, la philosophie politique juge en dehors de son champ d’étude (formes de vie, rapports sociaux, subjectivité, sciences). Comment ne pas apercevoir, dans notre actualité la plus brûlante, l’impact d’un tel déplacement de la politique instituée vers d’autres formes (sociales) de pratiques politiques ?

[1] A. Honneth, La lutte pour le reconnaissance, Paris, Éditions du Cerf, 2000.

[2] À propos de ce renouveau :  E. Renault et Y. Sintomer, Où en est la théorie critique ? Paris, La Découverte, 2003 ; F. Fischbach, Manifeste pour une philosophie sociale, Paris, La Découverte, 2009 ; S. Haber, « Renouveau de la philosophie sociale ? », Esprit, Mars-Avril 2012.

[3] P. Anderson, La pensée tiède : un regard critique sur la culture française, Paris, Seuil, 2005.

[4] Cf. S. Audier, La pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration intellectuelle, Paris, La Découverte/Poche, 2009.

[5] P. Nora, « Que peuvent les intellectuels ? », Le Débat, 1980/1, n°1.

[6] A. Boyer et alii, Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens, Paris, Grasset, 1992.

[7] Pour plus de précisions sur cette nouvelle réception de la Théorie critique et son actualité, on écoutera l’entretien avec Bernard Harcourt pour LVSL : https://lvsl.fr/larchipel-critique-quest-ce-que-la-theorie-critique/

[8] A. Honneth, Critique du pouvoir. Michel Foucault et l’école de Francfort, élaborations d’une théorie critique de la société, Paris, La Découverte, 2016.  [1]

[9] A. Honneth, « Les pathologies du social. Tradition et actualité de la philosophie sociale », La société du mépris, Paris, La Découverte, 2008, p. 39-101.

[10] Ibid., p. 61.

[11] Cf. G. Lukacs, La destruction de la raison, Paris, L’Arche Éditeur, 1958. Plus récemment : D. Losurdo, Nietzsche, le rebelle aristocratique. Biographie intellectuelle et bilan critique, Paris, Éditions Delga, 2016.

[12] W. Brown, Politics out of History, Princeton/Oxford, Princeton University Press, 2001, p.127.

[13] M. Foucault, Dits et Écrits, n°156, Paris, Gallimard-Quarto, 2001.

[14] M. Foucault, Dits et Écrits, n°219 et n°361. Voir aussi : M. Foucault, Qu’est-ce que la critique ?, Paris, Vrin, 2015.

[15] T.W. Adorno, M. Horkheimer, « Nietzsche et nous », in H. G. Gadamer, Nietzsche l’antipode, Paris, Allia, 2007, p. 64, trad. modifiée.

[16] G. Deleuze, « Conclusions – sur la volonté de puissance et l’éternel retour », in Nietzsche. Colloque de Royaumont (1967), Paris, Les Éditions de Minuit, 2000, p. 276.

[17] G. Deleuze, Deux Régimes de fous, Paris, Les Éditions de Minuit, 2003, p. 188.

[18] G. Deleuze, L’île déserte et autres textes, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002, p. 195.

[19] M. Foucault, Dits et Écrits II, n° 235, op.cit.

[20] F. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 210.

[21] M. Foucault, Leçons sur la volonté de savoir. Cours au Collège de France (1970-1971), Paris, Seuil-Gallimard, 2011, p. 27.

[22] G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1999, p. 115.

[23] Cf. É. Balibar, « Trois concepts de la politique : Émancipation, Transformation, Citoyenneté », in La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée, 1997, p. 19-52.

Les Deux Étendards et le fascisme esthétique

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Lucien Rebatet (assis, à droite), dédicaçant son livre «les Décombres» à la librairie Rive Gauche, à Paris en 1942. Photo Albert Harlingue. Roger-Viollet

Les Deux Étendards est le grand roman de Lucien Rebatet, membre de l’Action Française – avant de rompre avec celle-ci -, rédacteur de Je suis partout et intellectuel antisémite qui a collaboré après la défaite de 1940. Somme haletante de 1300 pages, on dit de cet ouvrage qu’il était le roman de chevet de François Mitterrand, à qui l’on prête d’avoir déclaré « Il y a deux sortes d’hommes : ceux qui ont lu Les Deux Étendards, et les autres ». À l’évidence, ce roman est un chef d’œuvre, chef d’œuvre pourtant tissé par un homme détestable qui a commis l’irréparable en écrivant Les Décombres, dont la réédition a fait débat. L’édition de ces ouvrages pose question. Devons-nous tout de même lire les Céline, Drieu la Rochelle et autres Brasillach ? Que peuvent nous apporter de telles lectures ? Ne risquons-nous pas d’être happés par la vision du monde de tels intellectuels ?


Les Deux Étendards retrace l’histoire de Régis et Michel, deux cousins qui habitent le pays lyonnais, et que la vie étudiante rapproche de sorte qu’ils deviennent des amis intimes. Régis, fervent catholique, rencontre Anne-Marie – de deux ans sa benjamine – avec qui il a alors une révélation, à la suite de laquelle ils se promettent de sublimer leur amour en y renonçant : lui en s’engageant vers une carrière de jésuite ; elle en se destinant au couvent. Michel, qui incarne en réalité Rebatet, est un jeune étudiant lettré complètement anticlérical, révulsé par l’éducation chrétienne qu’il a reçue à Saint-Chély, l’établissement privé catholique au sein duquel il a longtemps étudié. Celui-ci fait la rencontre d’Anne-Marie, et tombe alors passionnément amoureux d’elle, tout en restant pleinement loyal à Régis. Rien de plus original qu’un vaudeville ordinaire nous direz-vous. Ce serait faire une grave erreur, car ce roman est bien plus que cela.

Anne-Marie, entre Nietzsche et Dieu

Si cette histoire est si particulière, c’est que Michel, au départ simple étudiant en philosophie à la Sorbonne, se retrouve complètement happé par le couple auquel il fait face, et est fortement tenté par une conversion au catholicisme, dogme qui l’a toujours révulsé. En effet, la beauté de la relation de Régis et Anne-Marie, par son esthétisme de la renonciation, a un attrait d’une grande puissance sur Michel. Celui-ci veut participer à la relation de ses deux amis, en être le plus proche possible, effleurer leur révélation, la contempler, de sorte qu’elle puisse éventuellement le toucher. Mais sa conversion s’avère impossible, car son rejet du dogme catholique est trop fort. Il l’assimile à une négation de la vie, de tout ce qui est esthétique : l’art, la littérature, la musique, l’amour charnel, etc.

Au-delà de ce règlement de compte avec l’Église catholique, cet ouvrage est d’une richesse sociologique indéniable. Il signe la mort de Dieu dans les consciences, et le basculement vers une société où l’Église perd sa place de premier plan.

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Portrait de Nietzsche ©Pieter Kuiper

Ce rejet viscéral du dogme catholique s’amplifie avec la chute de l’amour d’Anne-Marie et de Régis, qui intervient suite à une crise cruciale. En effet, Régis, sur conseil de l’abbé qui effectue son suivi, précipite le moment de sa séparation avec Anne-Marie. Cette dernière se refuse à ce sacrifice, qu’elle interprète comme étant le produit d’une consigne aveugle de l’abbé. Progressivement, et sous l’influence de Michel, elle s’éloigne alors du catholicisme et de Régis. Il entraîne celle-ci dans son nietzschéisme et s’attache à l’éduquer au refus du dogme, avant de l’embarquer dans une vie charnelle intense, dont l’apogée est une fugue en Italie et un automne à Istanbul. Il déconstruit toute sa croyance, prône la révolution antichrétienne, mais sans substituer au catholicisme un autre principe que la jouissance dévorante de la vie. En réalité, Anne-Marie se retrouve complètement détruite et prise entre deux forces : son désir d’avoir la foi et son attrait pour la vie. Cette dernière n’est pas à entendre comme une forme de douceur de vivre, mais au contraire comme une furie consommatrice et destructrice. Au-delà de ce règlement de compte avec l’Église catholique, cet ouvrage est d’une richesse sociologique indéniable. Il signe la mort de Dieu dans les consciences, et le basculement vers une société où l’Église perd sa place de premier plan. Néanmoins, Dieu et l’idéal sont présents jusqu’au bout, tels des fantômes qui hantent les personnages. Ceux-ci n’arrivent pas à renoncer à toute forme de foi et restent nostalgiques du poison qui leur avait été inoculé.

La vision du monde de la petite bourgeoisie catholique et provinciale des années 1920

Afin de prendre la mesure de toute la profondeur sociologique de ce roman, il est nécessaire de revenir sur le profil de Michel, qui nous gratifie de nombreux commentaires sur la société dans laquelle il évolue. En effet, ce jeune étudiant débarque dans le Paris des années folles, dont l’effervescence mondaine et littéraire est celle d’une capitale culturelle mondiale. Il est issu de la petite bourgeoisie de tradition catholique qui vit dans le pays lyonnais, avec comme principale caractéristique sa volonté d’ascension sociale, notamment par la voie artistique. Paris se trouve être un formidable terrain de jeu où il rencontre, avec son ami Guillaume, de nombreux hommes de lettres tels que Breton et les surréalistes.

Ainsi, l’auteur nous donne à voir le Pigalle de cette époque – sur un mode très célinien -, et le rapport à la fois scabreux et subversif que de jeunes étudiants peuvent entretenir à l’égard du quartier :

« La place était noire d’humains, sous une nappe de lumière incandescente ; d’innombrables taxis fendaient lentement le flot, à coups répétés de trompe. Il était dix heures du soir. Au comptoir du « Clair-de-Lune », une douzaine de petits voyous à casquette remuaient des faces de poupées sucrées, enfarinées, barbouillées de rouge aux pommettes et aux lèvres, et de grosses pattes et des doigts gourds d’ouvriers, autour d’un mac imposant et sourcilleux, dont le cou nu portait une longue balafre encore sanguinolente, que trois agrafes fermaient.

– Ah ! zut alors ! Qu’est-ce que c’est que ceux-là ? Ça en est ? s’exclama Régis.

Natürlich, mon coco. Aucun romantisme, d’ailleurs, et très peu de pittoresque. Ce sont simplement des petits métallos ou des petits terrassiers trop feignants pour le manche à pelle, et qui aiment mieux se faire emmancher pour un louis ; exactement comme les bonniches bretonnes qui en ont soupé de la vaisselle sale. Ce sont commerces identiques de pertuis dissemblables… Ceux-là sont des petits truqueurs de trottoir, spécialisés dans les « tasses » du boulevard, de Barbès-Rochechouart jusqu’à la place de Clichy. Les « tasses », ce sont les pissotières… Bien rare si nous ne voyons pas poindre dans le dos de ces jolis mignons quelque très brillante personnalité parisienne. Qu’est-ce que je disais ? Regarde, assis près des gogues, ce géant chauve et taciturne : c’est Roudoudou, la grande Lulu, si tu préfères, le plus distingué de tous nos grands industriels, le plus cultivé, l’illustre collectionneur, M. Thiérard. »

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La rue Lepic vue depuis la place Blanche à Paris.

Outre ces lignes, l’ouvrage est marqué par un rapport ambigu aux classes populaires, teinté à la fois d’admiration pour la chaleur communautaire et l’entraide des milieux prolétariens, et d’un élitisme méprisant à l’égard du petit peuple, souvent présenté comme informe et hagard. À l’instar de Céline, il met en avant sa noirceur qui compense sa chaleur, cette common indecency de tous les jours. La vision sociopolitique de Rebatet transparait à plusieurs reprises, notamment lors des scènes qui ont lieu dans des cafés, lieux populaires par excellence. C’est le cas, par exemple, lorsqu’il décrit ce que Marx appelle le lumpenprolétariat :

« Anne-Marie disait à Michel :

– Pourquoi Jojo n’a-t-il pas d’églantine ?

– Ce sont des choses qu’il faut savoir, Anne-Marie. Il n’y a que les sociologues qui les ignorent. Les barbeaux sont de droite, depuis qu’il y a droite et gauche, et pour de bien meilleurs motifs que M. votre père. Ils n’ont pas à souhaiter un autre maître, comme les esclaves. Eux, ce sont des hommes libres. Ils savent aussi, par longue tradition et bonne expérience, que le premier caractère de notre espèce humaine est d’être imperfectible, ce qui vous purge merveilleusement de toute rêverie sociale.

Les prolétaires quelques peu avinés coudoyaient et interpellaient cordialement les deux étudiants adoptés par le faubourg. Un accordéoniste faraud et bien bâti vint s’installer près du comptoir, et attaqua une éclatante Internationale, puis le Drapeau Rouge :

Notre superbe drapeau rouge,

Rouge du sang de l’ouvrier,

Rouge du sang de l’ouvrier ! »

Ce rapport ambivalent pourrait être défini comme étant celui d’un petit-bourgeois envieux et haïssant envers la bourgeoisie, et qui, de l’autre côté, admire tendrement le peuple et le méprise. Cette vision du monde est particulièrement saillante lors d’une scène dans un hippodrome :

« Une centaine de prolos infimes, alignés devant une clôture en fil de fer, quelques vieux ouvriers dont le champ de courses était le vice, quelques ménages grisâtres avec les moutards, tentaient de s’approprier de leurs gros yeux avides le spectacle des riches, qui se déroulait à quatre cents mètres de là, entre les barrières blanches. […] Cette manifestation mondaine paraissait fort languissante. De temps à autre, un cheval de plomb grand comme deux ongles tentait deux ou trois sauts de puce. Des points multicolores se déplaçaient comme des coccinelles sur une feuille de papier. Il n’y avait rigoureusement rien à voir des places populaires. L’abîme des classes ne pouvait être plus remarquablement symbolisé. Michel s’apitoyait sur les efforts et la constance si mal récompensée de ses voisins, il s’indignait tout haut : « Ça ne vaut même pas trois francs. » Mais la classe ouvrière n’était pas du tout de cet avis ; elle répondait par des regards méchants à l’étranger qui essayait de lui gâcher son dimanche. »

Les nombreuses scènes dans les cafés viennent illustrer cette tension entre attirance pour le « petit peuple » et son rejet profond de la « populace ». Michel ne manque jamais de se distinguer, et jouit du caractère étranger de sa présence dans de tels lieux, attirant ainsi les regards.

Une œuvre pré-soixante-huitarde

De façon plus étonnante pour le lecteur, puisqu’aujourd’hui nous évoluons dans un contexte de retour en force d’une extrême droite identitaire pour laquelle les enjeux sociétaux sont centraux, l’œuvre de Rebatet est marquée par une volonté de libération vis à vis du dogme catholique et de l’encadrement des mœurs. Michel est quasiment un Daniel Cohn-Bendit en puissance. Il nous livre plusieurs plaidoyers au cours desquels il fait l’apologie d’une vie où le principe de la jouissance est censé se substituer au principe religieux. En d’autres termes, le but est, pour le petit dandy, de jouir sans entrave. Cette vie de plaisir et de débauche, ardemment désirée par l’apprenti écrivain, se confronte au dogme religieux incarné par Régis. La lutte entre les deux amis prend une forme de plus en plus violente au fur et à mesure que l’ouvrage approche de sa fin. Il s’agit d’une lutte entre Nietzsche et Dieu, entre ce que Michel appelle la vie et la mort stérilisante du dogme. On pourrait dès lors se demander si, plus que le bagage théorique souvent marxisant des étudiants de 1968, ce n’est pas la condition étudiante en elle-même qui porte cette volonté de transgression et de libération du dogme. Cette même libération ayant été déclenchée par la massification universitaire des années 1960, qui permet aux étudiants d’être un groupe qui dispose d’une masse critique suffisante pour avoir une influence sur les mœurs et les débats de société.

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Un Grafitti situationniste ©Espencat

Afin de prendre la mesure d’une telle analogie avec les soixante-huitards, il suffit de laisser la parole à Lucien Rebatet, qui, à la fin de sa vie et au cours d’un entretien avec Jacques Chancel en 1969, déclarait à propos de Mai 68 : « Quant aux contestataires, ce que je leur reproche ce n’est pas du tout leur criniasse [ou] leur défroque. Ça c’est une réaction contre ce qu’ils appellent, à juste titre d’ailleurs, la société de consommation, qui m’agace presque autant qu’eux. La publicité, les PDG plein de morgue et tout ça, je n’aime pas plus ça qu’un maoïste de la Sorbonne. Ce que je leur reproche c’est de vivre en tas. Dans une société où il y a déjà un entassement des hommes énorme, je regrette qu’il n’y ait pas davantage de révolte individuelle comme Rimbaud. C’est le hippie type Rimbaud. Regardez le dans le tableau de Fantin Latour au milieu de toutes les barbes académiques de l’époque, il est tout seul dans son coin avec sa crinière hirsute. Voilà, ça c’est le véritable contestataire, seulement évidemment il avait du génie ! »

La lecture de cet ouvrage nous invite donc à saisir les continuités et les ruptures entre les époques et les traditions politiques ; à comprendre aussi qu’il a existé une extrême droite de dandys nietzschéens, qui n’a pas systématiquement adopté des positions sociétales conservatrices ou réactionnaires. La subtilité de la vision du monde de Michel nous apporte cet éclairage, et la compréhension des modalités par lesquelles l’extrême droite littéraire, très influente dans l’entre-deux-guerres, a tenté d’articuler un projet à la fois autoritaire, réactionnaire sur certains plans et censément révolutionnaire sur d’autres, au sens où il impliquait une rupture franche avec l’ordre existant.

Rejet des institutions et volonté autoritaire : quand l’anarchisme conservateur se mêle à Nietzsche

Si Rebatet a indéniablement été un collaborateur et un délateur antisémite et détestable, analyser la vision du monde de Michel Croz permet d’en savoir plus sur le caractère spécifiquement fasciste d’un tel auteur. Disons-le d’emblée : c’est un point difficile à trancher lorsque l’on s’en tient uniquement à ce roman et qu’on ne se penche pas sur Les Décombres. En effet, ce qui caractérise le fascisme est avant tout la volonté d’édifier un État total qui soumet les individualités au projet révolutionnaire et mystique d’une communauté déterminée – l’Italie éternelle – ; à laquelle on peut ajouter la volonté de construire un homme nouveau, à la fois en rupture avec l’homme tel qu’il est et en lien avec un homme idéal et imaginé, dont les traits sont souvent inspirés du passé. L’homme se construit ainsi en référence à un mythe qui relève du retour aux sources, mais il doit aussi le sublimer, afin de devenir un surhomme. Par exemple, dans l’Italie fasciste, il s’agissait de la figure du légionnaire romain. Cependant, ce surhomme est totalement soumis à un idéal collectif suprême et belliqueux. Le fascisme nie toute forme d’individualisme. La volonté de puissance de l’individu n’a de sens qu’en tant qu’elle est un élément de la volonté collective incarnée par le leader. Mussolini, pour caractériser la dimension totalitaire de son projet, avait ainsi affirmé : « Tout par l’État, rien hors de l’État, rien contre l’État ! ».

« Tous les efforts pour esthétiser la politique culminent en un seul point. Ce point, c’est la guerre »

Si, dans Les Deux Étendards, Nietszsche – qui a élaboré le concept de surhomme – est effectivement omniprésent, et si le personnage principal valorise le dépassement esthétique de soi, Michel Croz reste profondément individualiste et rejette le poids des institutions de toutes sortes. Il n’est à aucun moment en faveur d’un projet révolutionnaire. Pour autant, il émet à quelques reprises de vives critiques sur le caractère décadent de la société, du point de vue de son organisation sociale et non de ses mœurs, et formule le souhait de voir le retour d’une autorité affirmée. De façon paradoxale, nous serions presque tentés de parler d’anarchisme conservateur à tendance autoritaire et clairement antisémite. Il y a, ici, un vrai parallèle à opérer avec le Voyage au bout de la nuit de Céline – dont Rebatet a été l’ami -, dans lequel la noirceur et la pourriture de l’homme sont omniprésentes, et où un certain anarchisme dandy s’affirme.

Jusqu’au fascisme esthétique

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Céline en 1932. ©Agence de presse Meurice

Cependant, ce serait en réalité une erreur, car Rebatet est bien un auteur fasciste, mais dont la source est un peu spécifique. En effet, ce qui est central, dans l’ouvrage, c’est l’ambition esthétique du personnage. Michel Croz est en recherche permanente d’esthétique : dans l’amour, dans l’organisation sociale, dans les comportements individuels, etc. D’une certaine façon, c’est le caractère inesthétique des choses qui est la source de sa révolte, et parfois de son dégout. Il souhaite plier le monde à un principe esthétique, y compris par des formes de violence si cela est nécessaire. En cela, nous pouvons voir, y compris dans ce roman, que Rebatet est pleinement fasciste, et il le revendique. Ce constat est aussi fait par Walter Benjamin, pour qui le fascisme est l’expression d’une esthétisation de la politique. Il aura d’ailleurs une formule lapidaire et prémonitoire : « Tous les efforts pour esthétiser la politique culminent en un seul point. Ce point, c’est la guerre ».

Sur un plan plus personnel, nous devons dire que cet ouvrage nous a beaucoup appris, tant sur l’époque décrite par l’auteur que sur la façon dont de nombreux intellectuels français ont pu sombrer dans une telle idéologie. La France n’a jamais fait le travail de mémoire nécessaire à la compréhension de ce qui a conduit une partie de la société et de ses élites à s’abîmer dans les voies de la collaboration. S’il y a bien les travaux d’historiens, la majorité des Français perçoivent cette période historique comme un vide inintelligible. Nous avons été victimes de cette absence de travail de mémoire. Jusqu’ici, les années de l’entre-deux-guerres n’étaient pour nous qu’un trou noir incompréhensible et absurde. La littérature est une des voies d’accès à cette compréhension. Les Deux Etendards, c’est la porte esthétique vers la vision du monde d’un intellectuel qui a rejoint le fascisme par l’esthétique. Lire ce roman nous a donc permis de saisir la cohérence d’une telle vision du monde, et la façon dont elle a cherché à se rendre désirable, notamment auprès des étudiants et des intellectuels. Nous ne sommes pas pour autant face à un roman dont la visée est en premier lieu politique, loin de là. Reste que l’esthétisation du monde est un principe enchanteur qui cherche, comme d’autres idéologies, à remédier au désenchantement du monde. Comprendre cela, c’est aussi nous en prémunir.