Le Covid, les données de santé et Microsoft

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La France et les instances juridiques de l’Union européenne, doivent se réveiller face aux risques de fuite des données à l’étranger posés par la dépendance de plus en plus prégnante aux GAFAM des systèmes informatiques de nos administrations publiques, notamment en matière de santé. Les gouvernements sont aujourd’hui sous la pression de l’opinion. Ils doivent proposer « une troisième voie pour garantir un avenir numérique compatible avec nos démocraties » comme le réclament dans cette tribune-pétition de nombreux professionnels de la santé et du numérique et des parlementaires. Un lien est en ligne pour la signer.


Une information loyale et éclairée

Le taux d’alphabétisation numérique – la capacité à lire et écrire le langage informatique – est extraordinairement bas [1]. Notre monde technophile s’envole dans la complexité écartant le citoyen du débat politique. Cependant les implications sont fondamentales : elles concernent la pérennité de notre liberté de penser et de notre système de santé mutualiste. Nous voulons informer des évolutions récentes en informatique et en santé pour recentrer politiquement le débat autour du citoyen et fermer la porte aux illusions techno-scientifiques.

Vers le secret professionnel partagé

Récemment l’Ordre des Médecins a rappelé que le secret des personnes est la base de la confiance portée aux personnels soignants [2]. Historiquement la relation de soin est construite sur un colloque singulier médecin-malade. Avec l’arrivée des nouvelles technologies et la numérisation du monde, le secret médical formel se dissipe peu à peu. Les personnels administratifs de l’Etat traitent déjà l’information médicale des assurés de l’Assurance Maladie [3]. Les évolutions contemporaines tendent à multiplier les acteurs du parcours de soins dans une logique de prise en charge collective et pluridisciplinaire. Comment remettre en adéquation cette exigence éthique avec le XXIième siècle, à l’heure du traitement massif des données effectué par des algorithmes toujours plus sophistiqués ?

Les notions [4] “d’équipe de soin””et de “secret partagé” redéfinissent les contours du secret à l’ère digitale. Les informations médicales strictement “nécessaires à la continuité des soins” peuvent circuler entre les différents membres de l’équipe de soins pour améliorer la prise en charge globale de la personne. De plus, l’opposition au partage de données [5] est un droit essentiel pour le patient. Le préalable à tout refus est le droit à une information claire et précise sur les bénéfices attendus, les forces en présence et le parcours de la donnée médicale. La fracture numérique [6] et l’empressement à déployer des outils informatiques ne permettent plus d’assurer ces droits.

Technophilie et centralisation

« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » Rabelais

C’est un principe éthique fondamental : « les technologies doivent être au service de la personne et de la société» plutôt qu’« asservies par les géants technologiques » [7].

Une confiance aveugle dans la technologie, et notamment dans les nouveaux outils statistiques, pourrait conduire à légitimer des systèmes pyramidaux et potentiellement réducteurs de libertés. Ainsi, les nouveaux systèmes d’information initiés dans le contexte de l’état d’urgence sont tous centralisés : recueil d’identités et de contacts à risque, résultats de prise de sang, surveillance des téléphones portables.
Ces systèmes alimenteront la plateforme nationale des données de santé ou « Health Data Hub » [8]. Ce guichet unique d’accès à l’ensemble des données de santé désidentifiées vise à développer l’intelligence artificielle appliquée à la santé. L’ensemble de ces données est hébergé par l’entreprise Microsoft et son offre commerciale, la plateforme Azure [9].

Le problème est que le droit américain s’applique au monde entier ! Le gouvernement américain a adopté en 2018 un texte nommé « Cloud Act » [10], qui permet à la justice américaine d’avoir accès aux données stockées dans les pays tiers [11]. Microsoft est soumis à ce texte qui est en conflit avec notre règlement européen sur la protection des données [12].

Comment soutenir ce choix alors que le Président de l’Agence Nationale de Sécurité des Systèmes d’Information s’oppose publiquement aux géants du numérique qui représenteraient une attaque pour nos systèmes de « santé mutualiste » [13] ? Comment soutenir ce choix alors que la CNIL mentionne dans le contrat liant le « Health Data Hub » à Microsoft  « l’existence de transferts de données en dehors de l’Union européenne dans le cadre du fonctionnement courant de la plateforme » [14] ? Comment soutenir ce choix alors qu’existent des dizaines d’alternatives industrielles françaises et européennes [15] ?

Troisième voie : autonomie / Europe

Brutalement, l’affaire Snowden a montré l’utilisation de nos données au travers de programmes de surveillance mondialisés [16]. Brutalement, le confinement nous a fait vivre dans nos chairs des privations de liberté imposées et nécessaires.

Au cœur de l’économie du XXIe siècle, les données ont progressivement pris une importance cruciale. Elles sont le pétrole de nos économies modernes [17] et celui qui les contrôle, s’impose. Ces dernières sont exploitées par des États-plateformes dépendants des forces du marché (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) ou d’un régime autoritaire (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi) [18].

Nous devons revenir aux principes politiques de base [19] et comprendre que « le patrimoine de données de santé est une richesse nationale. […] La souveraineté et              l’indépendance de notre système de santé face aux intérêts étrangers, ainsi que la compétitivité de notre recherche et de notre industrie, dépendront de la vitesse de la France à s´emparer du sujet. »

L’autonomie des personnes doit être renforcée. La délivrance d’une information éclairée et transparente regroupant patients, professionnels de santé et législateurs doit être réalisée. Ensuite les personnes pourront s’opposer à l’envoi de données les concernant en dehors du cadre juridique qui les défend.

L’Europe juridique doit se réveiller, entraînée par la France et la pression de l’opinion. Elle doit proposer une troisième voie pour garantir un avenir numérique compatible avec nos démocraties. « L’enjeu fondamental pour les Européens est d’être en mesure de conserver leur autonomie de pensée. » [20] Il revient donc aux législateurs européens et français de protéger la démocratie à l’ère du capitalisme de surveillance. La Cour de Justice de l’Union Européenne [21] ainsi que les régulateurs nationaux des données personnelles doivent se positionner quant à la possibilité de contractualisation avec des entreprises assujetties aux lois américaines.

L’initiative franco-allemande GAIA-X [22] qui veut fournir un cadre technique de transparence et de bonne conduite aux états-plateformes mondialisés, doit être propulsée par l’Union Européenne. C’est une absolue nécessité. Pour une Europe Numérique autonome, il est nécessaire d’utiliser « des logiciels libres et des formats ouverts lors du développement » [23] des systèmes d’informations. Pour que demain, chacun ait accès à des soins de qualité, exigeons la publication des plans d’architecture des plateformes informatiques, des flux de données, des algorithmes et des terminologies médicales.

En outre, la qualité de la recherche se co-construit avec des équipes pluridisciplinaires et des interactions entre soin et recherche. Sur place, au sein des hôpitaux et des structures participant au service public, il faut encourager les “communs” et l’autonomie d’un tissu d’enseignants, de chercheurs, d’informaticiens, de soignants ainsi qu’un réseau de personnes en confiance avec l’ensemble du système. Dans ce maillage, la place des régions et des hôpitaux doit être renforcée.

Si le cadre juridique et théorique doit venir de l’Europe, la mise en conformité avec le réel restera locale.

Si vous voulez signer ce texte, cliquez ici !

Signataires :

Aboab Jérôme, Médecin réanimateur
Annane Djillali, Doyen, Faculté de médecine Simone Veil – université de Versailles saint Quentin en Yvelines
Antonini Francois, Anesthésiste Réanimateur – Data Scientist, Assistance Publique Hôpitaux de Marseille
Bernalicis Ugo, Député du Nord, La France insoumise
Blanc-Rollin Charles, RSSI / DPO, GHT 15
Boisson Véronique, Médecin, Chu Reunion
Calvo Stuart, Anthologiste, La Volte
Champsaur Pierre, Président Commission CME – Système d’informatione et DPI, Assistance Publique Hôpitaux de Marseille
Charlot Chantal, Gérante – consultante, AXE PROMOTION
Citrini Marie, Représentant des usagers, Conseil de surveillance APHP
Coelho Ophélie, Coordinatrice du groupe de travail sur le numérique, Institut Rousseau
Crozier Sophie, Médecin, Assistance Publique Hôpitaux de Paris
De Maison Rouge Olivier, Avocat – Docteur en droit – Auteur – Conférencier, Observatoire de l’intelligence économique français
Desgrippes Florent, Ingénieur informatique, interhop.org
Dormeau Léna,  chercheuse en philosophie sociale
Ehooman Franck, Médecin Anesthésiste-Réanimateur et du Périopératoire, Institut Mutualiste Montsouris
Faiz Stéphanie, médecin hospitalier
Fallery Bernard, Professeur émérite en systèmes d’information, Université de Montpellier
Fougerat Jérémie, Médecin Généraliste
Froissart Zoéline, Médecin, syndicat de la médecine générale
Gaillard Nicolas, Praticien hospitalier, Médecin
Gendry Camille, médecin généraliste, syndicat de la médecine générale
Gervais Anne, médecin, hopital Bichat
Granger Bernard, Professeur de psychiatrie, Université de Paris
Hamon Jean paul, Médecin généraliste, FMF
Hentgen Véronique, Médecin praticien hospitalier, CH Versailles
Lamer Antoine, Data Scientist, CHU Lille / ILIS
Le Bouter Léo, Expert Sécurité Infrastructure, Assistance publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP)
Leblond Thierry, Ingénieur Général de l’Armement, Président de société d’édition logicielle spécialisée dans la sécurité des données  sur le Cloud, Scille
Lengline Etienne, Hematologue, Hôpital saint-louis paris
Londeix Pauline, Co-fondatrice, Observatoire de la transparence dans les politiques du médicaments – OTMeds
Louchi Jamel, Médecin Généraliste
Martial-Bratz Nathalie, Professeur de Droit Privée, Membre de l’Institut Universitaire de France
Martin Jérome, Co-fondatrice, Observatoire de la transparence dans les politiques du médicaments – OTMeds
Marty Jérome, Président UFMLS et médecin Généraliste, Union Française pour une Médecine Libre Syndicat
Masutti Christophe, Co-administrateur, Framasoft
Maurel Emmanuel, Député européen, Parlement Européen
Meuret François, Retraité, Médecin généraliste / Syndicat de la Médecine Générale
Moreira Jeverson, Pharmacien et Chercheur, Consultant Technico-Scientifique en Santé Publique et création de Partenariats Public-Privé
Nisand Israël, gynécologue obstétricien, Président du Collège National des Gynécologues et Obstétriciens Français
Paris Nicolas, Ingénieur BigData, interhop.org
Parrot Adrien, Anesthésiste Réanimateur – ingénieur, interhop.org
Pelletier Anne-Sophie, Députée européenne – Aide médico-psychologique, Parlement européen
Pinsard Florence, Cadre de sante, Centre hospitalier de Pau
Potier Hugo, REDCap IT Scientific Manager, CHU-NIMES
Pouzyreff Natalia, députée, Assemblée nationale
Poznanski Florence, Activiste, Animatrice du Livret numérique – La France insoumise
Prudhomme Christophe, Praticien hospitalier, Syndicaliste hospitalier
Ruiz Jean, Médecin, Chu toulouse
santénathon.org, Collectif d’entreprises & d’associations œuvrant dans le monde des logiciels libres de l’opensource et des données ouvertes
Schon Alexandre, Docteur en Géographie des télécommunications et de l’innovation européenne Animateur du Livret Numérique, La France insoumise
Sicard Didier, Professeur émérite de médecine, Université de Paris
Smets Jean-Paul, Ingénieur des Mines, Nexedi
Stallman Richard, GNU / Free Software Foundation, gnu.org/government
Thiollier Anne-Françoise, Infirmière puéricultrice, APHP Hôpital Robert-Debré
Trivalle Christophe, Médecin, APHP
Woillet Simon, Directeur rubrique médias, LVSL


  1. L’alphabétisation numérique et la participation familiale à l’école ↩︎
  2. Plan de déconfinement et garantie du secret médical ↩︎
  3. “Le secret médical sera préservé” ↩︎
  4. Comment concilier respect du secret professionnel et efficacité des soins ? ↩︎
  5. Opposition et information ↩︎
  6. Les quatre dimensions de la fracture numérique ↩︎
  7. Médecins et Patients dans le monde des data, des algorithmes et de l’intelligence artificielle ↩︎
  8. Données de santé : l’arbre StopCovid qui cache la forêt Health Data Hub ↩︎
  9. Modalités de stockage du « health data hub » ↩︎
  10. Rapport Gauvain : Rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale ↩︎
  11. Évaluation du CCBE de la loi CLOUD Act des États-Unis ↩︎
  12. Commission spéciale Bioéthique : Auditions diverses, Mme DENIS ↩︎
  13. Audition de M. Guillaume Poupard, directeur général de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) ↩︎
  14. Délibération n° 2020-044 du 20 avril 2020 portant avis sur un projet d’arrêté complétant l’arrêté du 23 mars 2020 prescrivant les mesures d’organisation et de fonctionnement du système de santé nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire ↩︎
  15. Annuaire des hébergeurs aggréés AFHADS ↩︎
  16. Trente-cinq chefs d’État étaient sous écoute de la NSA ↩︎
  17. The world’s most valuable resource is no longer oil, but data ↩︎
  18. “Enquête. Quand Internet sera chinois” ↩︎
  19. HealthDataHub : Mission de préfiguration ↩︎
  20. “Thomas Gomart (IFRI) : « Le Covid-19 accélère le changement de mains de pans entiers de l’activité économique au profit des plateformes numériques »” ↩︎
  21. Données personnelles : le transfert vers les Etats-Unis validé par la CJUE ↩︎
  22. Franco-German Position on GAIA-X ↩︎
  23. LOI n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique ↩︎

Le Health Data Hub ou le risque d’une santé marchandisée

La crise sanitaire liée au Covid-19 révèle au grand jour les conséquences mortelles des logiques de réduction des moyens dévolus au service public hospitalier. De nombreux pays dont la France misent une fois de plus sur les solutions numériques (géolocalisation, data-surveillance) pour camoufler les effets toxiques des politiques libérales, et renvoyer injustement les citoyens à leur responsabilité individuelle face à la maladie. Le suivi continu des pathologies et rythmes biologiques via les écrans et smartphones, remplacerait-il petit à petit l’acte de soin, justifiant par là même la continuité de l’austérité infligée aux institutions publiques de santé de ces pays? Ce qu’il y a de certain, c’est que les millions d’euros accordés au Health Data Hub mis en place par le gouvernement Philippe, et sur lequel nous nous penchons ici, n’ont pas servi à la recherche scientifique sur les coronavirus, ni à revaloriser le salaire des praticiens hospitaliers, ni à leur fournir les matériels nécessaires à leur métier et à leur protection. Par Audrey Boulard, Eugène Favier et Simon Woillet.


Au mois de décembre dernier, Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé et des Solidarités, inaugurait la plateforme nationale de collecte des données de santé, baptisée en anglais Health data hub. Une plateforme ayant vocation à devenir un guichet unique à destination des acteurs, privés et publics, et devant servir d’appui à la recherche en intelligence artificielle.  Son enjeu ? Élargir ce « patrimoine commun » que constituent les données recueillies par l’assurance maladie en y ajoutant les gisements de données présents dans les CHU ainsi que celles récoltées par les médecins de ville et les pharmacies. Un storytelling dont les rouages – bien huilés en apparence – sont néanmoins grippés par de nombreuses controverses, portant notamment sur la sécurité nationale des données et sur les objectifs économiques de cette conversion numérique du secteur de la santé, visant à remplacer de nombreux actes médicaux (tels que le suivi biologique et le diagnostic) par des algorithmes.

En raison de son système de sécurité sociale, la France est l’un des premiers pays à s’être doté d’une base nationale de données médico-administrative centralisant l’ensemble des données des parcours de soins. Une base de données qui couvre 99% de la population. Des données, qui à l’heure de la santé connectée et des potentialités offertes par l’IA, représentent de véritables mines d’informations à exploiter et à valoriser.

Quel est l’objectif du dispositif ? Il s’agit selon le gouvernement d’élaborer un système de santé où se répondraient vertueusement les intérêts de la recherche et des citoyens. Ce qui implique en premier lieu de renforcer le réseau d’informations sur chaque patient en traitant et faisant se recouper les données déjà collectées. L’espace de santé numérique personnalisé qui a pris le nom de Dossier médical partagé (DMP) et dont la fonction est de fluidifier la prise en charge des patients, a ainsi également vocation à alimenter le Health data hub. Le projet consiste en retour à faciliter l’accès des chercheurs à ces informations.

En contournant d’une part les lenteurs administratives dues à une législation européenne jugée très protectrice à l’égard des données et, d’autre part, en ouvrant toujours plus ce dispositif aux acteurs privés (mutuelles, assurances, industriels et start-ups), affirmant ainsi l’idée que le secteur public n’aurait pas le monopole de l’intérêt général. Un système profitable à ces différentes parties prenantes puisqu’en orientant les recherches vers ces secteurs-clés que sont l’intelligence artificielle et le big data, le Health data hub participe à l’attractivité de la France en matière de e-santé, et contribue plus ou moins directement au bien-être des citoyens, qui sont les premiers intéressés par les progrès de la médecine.

Le projet n’a cependant pas manqué de susciter les critiques. Une tribune publiée en décembre dans Le Monde et signée par des professionnels de santé, une motion du Conseil national des barreaux s’opposant au projet et plus récemment encore la mise en accusation par des entreprises de logiciels d’édition pour non respect des principes d’égalité et de transparence dans le choix qui a été fait de désigner Microsoft Azure comme hébergeur.

Parmi les arguments avancés à l’encontre de la plateforme, l’inspiration libérale de la loi santé votée en juillet 2019 et l’empressement avec lequel le ministère s’engage dans le projet, minimisant ainsi les difficultés qui accompagnent cette transformation numérique du système de santé : risques encourus pour les libertés individuelles et pour le secret médical, flou autour des notions de consentement et de responsabilité du médecin, charges administratives redoublées pour les professionnels de santé notamment. Mais c’est surtout le choix de faire appel à la technologie de Microsoft pour héberger l’ensemble de ces données sensibles, au détriment d’une technologie française qui a fait enfler la polémique. Une décision qui a pu être qualifiée de « haute trahison » selon le mot du professeur Israël Nisand lors du forum européen de bioéthique qui s’est tenu en février dernier.

Qu’est ce que le Health Data Hub ?

Qu’est-ce que le Health data hub (HDH) ? Un « guichet unique, assurant un accès simplifié, effectif et accéléré aux données », « une structure partenariale entre producteurs et utilisateurs de données, qui pilotera l’enrichissement continu mais aussi la valorisation du système national de santé ». À l’origine du projet, le rapport sur l’intelligence artificielle (IA) conduit par Cédric Villani et publié en mars 2018 qui consacre un chapitre au potentiel de l’IA en France et aux modes de gouvernances possibles pour les données en santé. Le rapport ouvre les pistes de la stratégie de transformation du système de santé intitulé « ma santé 2022 »  S’en suit une mise en place très rapide. En octobre 2018, est rendue publique la mission de préfiguration co-dirigée par la présidente de l’Institut national des données de santé Dominique Polton, Marc Cuggia, professeur d’informatique médicale et Gilles Wainrib, président de la start-up Owkin.

En février 2019, Agnès Buzyn valide la feuille de route de la mission et confie la mise en place du hub à la DRESS à la tête de laquelle se trouve Jean-Marc Aubert. Le 24 juillet 2019 est adoptée la loi précisant les grands principes de la structure, faisant en particulier disparaître toute référence à une finalité scientifique pour ne conserver que le « motif d’intérêt public ». En charge de garantir la protection des données et de piloter les aspects sécuritaires du projet, plusieurs instances sont mobilisées parmi lesquelles le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) pour le couvercle éthique, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) pour la caution juridique, et l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) pour le versant sécuritaire. Au moment de la création effective de la plateforme le 1er décembre 2019, le Health Data Hub est donc fort d’un cahier des charges ambitieux, d’un cadre juridique ouvert et flexible et du souhait répété de placer les citoyens au centre des services offerts par la plateforme. Que lui manque t-il ? Des précisions et des garanties.

“Le Health Data Hub est donc fort d’un cahier des charges ambitieux, d’un cadre juridique ouvert et flexible et du souhait répété de placer les citoyens au centre des services offerts par la plateforme. Que lui manque t-il ? Des précisions et des garanties.”

On peut en effet s’interroger. Tout d’abord, le Health data hub ouvre l’accès aux données de santé à des acteurs privés (les start-ups en premières lignes), acteurs dont l’efficacité se mesure à leur rentabilité. Ainsi, en dépit de l’attractivité de ces structures, les algorithmes sur lesquels travaillent ces start-ups, une fois entraînés sur le « patrimoine commun » que constituent les données de santé des Français, sont destinés à être brevetés. Évidemment les start-ups ne sont pas les seuls acteurs à pouvoir accéder à ces données. Le dispositif doit également être mis à disposition du service public. Néanmoins, en quoi un projet qui invite les citoyens à transmettre l’ensemble de leurs données à des projets de recherches auxquels ils ne pourront pas accéder gratuitement participe-t-il à la création d’un système de santé plus démocratique ?

En second lieu, l’exploitation des données de santé n’est pas une nouveauté en France. Des entrepôts de données de santé existent déjà dans différents CHU, à Bordeaux, à Toulouse et à l’AP-HP à Paris. Ces structures participent depuis plusieurs années au développement de méthodes de traitement des données afin d’élaborer localement des outils facilitant la gestion des dossiers médicaux. À ce titre, en quoi le fait de réquisitionner ces données, recueillies et traitées en interne par les professionnels de santé, peut-il servir à financer ces mêmes hôpitaux ?

Une centralisation à marche forcée pour les hôpitaux qui pose également problème du point de vue de la qualité du traitement des données recueillies. Plus on éloigne les données de leur lieu de collecte, plus on les décontextualise en prenant le risque de mal les interpréter. En retour, c’est l’application des algorithmes au soin qui devient moins précis. En effet, en éloignant géographiquement le lieu de collecte du lieu de traitement, on perd le bénéfice d’un aller-retour correctif entre les algorithmes et la pratique réelle des soins sur de vrais patients.

“Faisant l’impasse sur ces précautions éthiques, le Health data hub semble au contraire s’engouffrer dans une logique de marchandisation du secteur de la santé, en valorisant les partenariats public et privé et en faisant du numérique la solution miraculeuse aux nombreux dysfonctionnements de l’hôpital public.”

Sans faire preuve de défiance à l’égard de l’introduction de nouvelles technologies dans le domaine de la santé, il est donc possible de reconnaître que le Health data hub, mis en place sans consultation citoyenne suffisamment élargie, procède d’un certain nombre de choix arbitraires parmi lesquels la pseudomisation des données qui permettrait aux données d’être réidentifiées, le terme flou « d’intérêt général » qui encadre le mode de gouvernance du hub – un GIP, Groupement d’intérêt public, comprenant des acteurs tels que les mutuelles, la centralisation qui augmente les risques en cas de cyber attaques, et enfin le choix d’un modèle économique qui dévalorise et dépossède la recherche publique au profit d’acteurs privés.

En définitive, si les risques potentiels liés aux données massives en santé ne sont pas suffisants pour interrompre les progrès de la recherche, selon l’avis 130 du CCNE, la prudence n’est pas accessoire, étant entendu que cette transformation du secteur de la santé est caractérisée par « une tension entre une grand technicité et des enjeux fondamentaux qui touchent chaque être humain dans la représentation qu’il a de lui-même et de son espèce ».

Faisant l’impasse sur ces précautions éthiques, le Health data hub semble au contraire s’engouffrer dans une logique de marchandisation du secteur de la santé, en valorisant les partenariats public et privé et en faisant du numérique la solution miraculeuse aux nombreux dysfonctionnements de l’hôpital public. Une logique technophile et néolibérale qui reste d’actualité dans la crise du Covid-19, en témoigne la note sur les politiques de santé produite par la Caisse des Dépôts et révélée par Mediapart, qui fait état de la prégnance des impératifs comptables dans la mentalité de nos gouvernants.

La crainte de l’assujettissement numérique

Au-delà de la question de la numérisation des données de santé, qui se pose en véritable enjeu, c’est plutôt le choix du ministère de la Santé de faire appel à Microsoft comme hébergeur de données qui inquiète. Une crainte que les discours se voulant rassurant pour encadrer la présentation du dispositif n’ont pas réussi à dissiper. De façon compréhensible, la décision de faire reposer une plateforme de centralisation des données de santé de millions de Français sur la technologie du Cloud Microsoft Azure interroge à bien des niveaux.

L’empressement avec lequel le ministère de la Santé et la DREES conduisent le projet est d’autant plus surprenant que les contours flous de cette collaboration tardent à se préciser : quel gage de sécurité des données le gouvernement français est-il à même de garantir face à Microsoft ? De quel arsenal juridique le RGPD, le Règlement général sur la protection des données à échelle européen, dispose-t-il face au Cloud Act, son équivalent américain, dont la juridiction extraterritoriale a fait réagir ? Quelle garantie de transparence sera établie autour de la circulation éventuelle des données sur le marché des assureurs ou de divers acteurs dont les autres géants du numérique ? Quelle redéfinition des compétences, de la liberté d’action et du rôle des acteurs de la santé et notamment du secteur de l’informatique médical ?

“Il s’agit pour le ministère de placer la France en acteur mondial phare du développement de l’intelligence artificielle dans le secteur de la santé et ce, dans la décennie qui vient. Pourtant, la décision de s’appuyer sur Microsoft contraste avec de telles ambitions.”

Comment encadrer la fluctuation du prix des licences Microsoft ? Autant de points de crispation que la stratégie précipitée du gouvernement pour mettre en place cette plateforme ne contribue en rien à atténuer. Une stratégie d’ailleurs revendiquée dès la feuille de route d’Agnès Buzyn intitulée « accélérer le virage numérique » et dans lequel il est question de « mettre rapidement au service du plus grand nombre notre patrimoine de données de santé sous une forme anonymisée, dans le respect de l’éthique et des droits fondamentaux des citoyens ». Il s’agit pour le ministère de placer la France en acteur mondial phare du développement de l’intelligence artificielle dans le secteur de la santé et ce, dans la décennie qui vient. Pourtant, la décision de s’appuyer sur Microsoft contraste avec de telles ambitions.

Le transfert de données de santé de millions de Français sur des serveurs situés à l’étranger pose problème pour des raisons évidentes. Des risques liés à la sûreté des données de santé des Français ont d’emblée été évoqués, à commencer par le rapport même de la mission de préfiguration remis à Agnès Buzyn le 12 octobre 2019 qui fait état de tels enjeux : « Le patrimoine de données de santé est une richesse nationale et chacun en prend peu à peu conscience. […] La souveraineté et l’indépendance de notre système de santé face aux intérêts étrangers, ainsi que la compétitivité de notre recherche et de notre industrie dépendront de la vitesse de la France à s’emparer du sujet ». À noter que, si un impératif de compétitivité et d’urgence est ici mobilisé, c’est davantage pour alerter sur la nécessité d’une plateforme souveraine de mutualisation des données de santé au service de l’intérêt national, que pour se lier à des technologies Microsoft dans la précipitation qui accompagnerait la course à l’innovation et à la recherche dans le domaine de la santé. Une mise en garde qui semble avoir été ignorée depuis.

Dans un état d’esprit comparable, le Conseil national de l’ordre des médecins (CNOM), dans son rapport intitulé « Médecins et patients dans le monde des datas, des algorithmes et de l’intelligence artificielle », met en garde sur le fait que « les infrastructures de données, plateformes de collecte et d’exploitation, constituent un enjeu majeur sur les plans scientifique, économique, et en matière de cybersécurité. La localisation de ces infrastructures et plateformes, leur fonctionnement, leurs finalités, leur régulation représentent un enjeu majeur de souveraineté afin que, demain, la France et l’Europe ne soient pas vassalisées par des géants supranationaux du numérique » (recommandation #33, janvier 2018).

Un autre défi, d’ordre financier, s’ajoute à ce choix de candidature. Dépendre de l’infrastructure logicielle de la plateforme de centralisation des données de santé au Cloud Microsoft Azure comporte aussi le risque d’une captivité numérique vis-à-vis d’une technologie singulièrement propriétaire comme celle de Microsoft. L’encadrement de licences implique un engagement financier sur le long terme avec les technologies issues du géant de l’informatique et donc un risque de fluctuation à la hausse des prix sur les licences en question.

RGPD versus Cloud-Act

Un risque supplémentaire que pourrait faire peser le contrat avec Microsoft pour l’élaboration de la plateforme HDH est d’ordre juridique. En effet, le rapport Gauvain du 26 juin 2019 énonce que « le Claryfying Lawful Overseas Use of Data Act, ou Cloud Act (…) permet aux autorités américaines d’obtenir, dans leurs enquêtes pénales, des données stockées par des entreprises américaines en dehors des États-Unis sans passer par une  demande d’entraide et en s’affranchissant des règles de la coopération judiciaire internationale ». Les infractions concernées par l’extraction de données depuis l’étranger sont celles passibles d’une peine d’emprisonnement supérieures à un an. Le Cloud Act couvre toutes les formes de données possibles, que ce soit de simples contenus, courriels, documents électroniques ou encore des métadonnées.

Il permet en somme, un accès unilatéral de la part du gouvernement américain, aux données d’un pays tiers, le tout sans avoir à fournir de précisions sur la nature du contenu extirpé. Par ricochet, le Cloud Act va bien plus loin puisqu’un prestataire français ou étranger, pourvu qu’il soit affilié à une entreprise américaine et que les autorités déterminent que la société mère exerce en cela un contrôle suffisant sur le prestataire, tombera sous le coup du Cloud Act.

“Mais quel droit Microsoft respectera-il alors pour peu que les autorités américaines réclament des données de santé de citoyens français pour des raisons de public safety ?”

Selon la présidente de la CNIL, c’est plus précisément autour de l’article 48 du RGPD qu’il existe un risque de friction juridique avec le Cloud Act. Dans un contexte trumpien de retour à la guerre commerciale ouverte, Microsoft pourrait se retrouver pris en étau entre les législations européennes et américaines sur la question, dont l’issue dépendra d’un accord bilatéral entre les deux parties. Mais quel droit Microsoft respectera-il alors pour peu que les autorités américaines réclament des données de santé de citoyens français pour des raisons de public safety ? Même si le risque peut paraître faible, doit-on placer le bon fonctionnement de cette plateforme de centralisation des données de santé des Français à guichet unique sous la présidence imprévisible qui est celle des États-Unis actuellement ? Que se passerait-il si, au gré des manœuvres économiques et du jeu politique international, cette plateforme qui supplante un système de santé solidaire et national, se retrouverait en position de levier géopolitique à la faveur d’un gouvernement étranger ?

Les GAFAM en embuscade

À travers Microsoft, c’est tout un faisceau d’acteurs qui pourrait bénéficier du flux de données de santé. Les entreprises certifiées hébergeurs de santé type Amazon ou Google pourront réclamer un point d’accès depuis Microsoft aux données de santé au motif assez indistinct d’un simple intérêt pour la recherche clinique. Microsoft pourrait se faire ainsi la porte d’entrée d’un circuit de données entre divers acteurs connectés, la virtualisation des infrastructures informatiques de cloud permettant de mutualiser les données pour d’autres clients en les répliquant sur plusieurs centres de données.

Par-delà le discours de la performance et de l’alignement sur l’impératif du tout-numérique, la donnée de santé s’avère être pour le secteur numérique et notamment les GAFAM, un enjeu marchand : Google a vu un quart de son budget redirigé vers la santé. Le Wall Street journal a d’ailleurs récemment révélé l’accès de Google aux dossiers médicaux détaillés de millions de patients Américains qui ont circulé sans connaissance ni consentement de la part des patients concernés suscitant l’ouverture d’une enquête du bureau des droits civiques américains. Ces données pourraient par exemple servir à la revente aux assureurs ou aux banques.

Par ailleurs, la rivalité éco-numérique sino-américaine en cours fait de l’Europe un théâtre d’affrontement privilégié, pour la 5G notamment ; un sujet qui, contrairement aux données de santé, a pu sensibiliser des acteurs français et européens à réagir pour conserver une souveraineté technologique. Plus généralement, le processus de diversification sectorielle des GAFAM fait de la santé un secteur d’avenir pour le numérique et augure des affrontements commerciaux sur le sujet, une raison de plus pour redouter le choix de remettre le projet de plateforme de santé dans les mains de Microsoft.

Un objectif de suffisance technologique loin d’être inatteignable

Le choix d’investir dans une infrastructure numérique Microsoft est d’autant plus curieux lorsque l’on comprend que la possibilité d’un hébergeur national n’est pas un frein technologique, plusieurs d’entre eux ce sont même positionnés pour accueillir la plateforme de santé numérique. Ne serait-ce que du point de vue de la compétitivité technologique, la perspective de voir émerger des acteurs locaux au service du secteur de la santé serait avantageux.

Malgré les échecs Atos/SFR et Orange/Thalès à faire émerger une alternative crédible aux géants du numérique, le partenariat OVH avec 3DS Outscale de Dassault Systèmes pour un cloud souverain dans le secteur de la défense ou bien le projet open source MAlt pour le CERN, pourraient relancer une étape dans la lutte contre la dépendance technologique envers les GAFAM.

“La faisabilité technique n’est pas engagée, l’État français disposera d’un Cloud interne en 2020 pour les services les plus stratégiques, une qualification qui échappe mystérieusement aux données de santé.”

La faisabilité technique n’est pas engagée, l’État français disposera d’un Cloud interne en 2020 pour les services les plus stratégiques, une qualification qui échappe mystérieusement aux données de santé. Les données issues des collectivités territoriales ou de l’État considérées comme trésor national font de la France le seul pays à offrir une cybersécurité réglementée aux infrastructures jugées indispensables à l’intégrité de la nation (SecNumCloud), domaine dont les données de santé sont, selon toute vraisemblance, exclues.

Pourtant, les données de santé relevant de l’administration ou du secret médical sont des archives publiques régies par le Code du patrimoine, qui empêche la conservation de ces données en dehors du territoire national (article E212-23 2°). Les données de santé produites par les structures publiques relèvent normalement de ce même territoire national. C’est sans compter toutefois sur la certification hébergeur de données de santé (HDS), qui semble contourner l’agrément du ministère de la Culture pour ce qui est de la conservation des archives sur le sol français, créant un flou juridique. Microsoft, qui a été certifié HDS en seulement 4 mois (contre 12 à 18 mois requis en moyenne), s’est empressé d’acquérir Fitbit, société américaine de fitness, proche du milieu des assurances et pourvoyeur de bracelets connectés et collecteurs de données de santé des particuliers. La plateforme Google Cloud France est quant à elle certifiée HDS sans avoir de datacenters sur le territoire français.

“Le transfert de compétences ou la dépendance technologique est moins le présage d’une France qui ferait la course en tête dans le champ de l’IA médicale que celui d’une perte d’autonomie des milieux hospitaliers, d’une dépossession d’expertise de l’informatique médicale vis-à-vis de leurs bases de données et leur capacité à contrôler leurs environnements et leurs outils de travail numérique.”

Sur BFM Business, Arnaud Coustillière, Vice-amiral d’escadre et président de la DGNUM (Direction générale du numérique), estime quant à lui que les entreprises du numérique « ne voient en face d’elle que des clients et pas des citoyens », une distinction que leur puissance de projection numérique semble ignorer. Après l’entrée en jeu du Cloud Microsoft Azure, il évoque le principe de souveraineté numérique compris comme une autonomie stratégique dans le secteur numérique et définit les conditions préalables à l’hébergement de données sensibles comme devant relever de la confiance et d’une « communauté de destin » partagée, critère qui ne paraît pas inextensible au principe d’un système de santé solidaire national.

Le secret pour (re)trouver l’efficacité de notre système de santé ne se situe pas dans les processus aveugles du solutionnisme ou de la numérisation marchande. Si le secteur de la santé a pu fonctionner de façon solidaire et universelle avant cela, et sans doute même mieux qu’actuellement, c’est qu’il est possible et même souhaitable de repenser une stratégie numérique qui ne rogne pas sur les piliers qui font reposer historiquement la santé publique en France. “Le solutionnisme n’est pas la solution”, mais bien le problème, et si la numérisation est amenée à jouer un rôle déterminant dans le domaine de la santé, le spécialiste des politiques numériques Evgeny Morozov se demande légitimement « pourquoi sacrifier la vie privée au nom de la santé publique » lorsque cela est évitable?

Une volonté de réforme politique favorisant le marché au détriment de l’État social ?

Le transfert de compétences ou la dépendance technologique est moins le présage d’une France qui ferait la course en tête dans le champ de l’IA médicale que celui d’une perte d’autonomie des milieux hospitaliers, d’une dépossession d’expertise de l’informatique médicale vis-à-vis de leurs bases de données et leur capacité à contrôler leurs environnements et leurs outils de travail numérique (autant de tâches qui seront largement confiées à des prestataires privés non-médicaux).

Un risque qui pèse aussi sur la capacité de diagnostic et de prise de décision des professionnels de la santé qui seront concernés. Les algorithmes, probablement développés par les soins de Microsoft, échapperont alors au contrôle de l’administration médicale. Autant d’indices qui semblent anticiper un basculement dans la compréhension des mécanismes des maladies et du rapport médecin / patient. Car il ne s’agit pas ici d’un simple portage numérique du fonctionnement historique d’un système de santé mais d’un virage philosophique pour l’ensemble du secteur médical français.

La décision d’Agnès Buzyn d’accorder le statut d’hébergeur agréé des données de santé des Français à Microsoft nous invite ainsi à soulever plusieurs interrogations concernant l’impact de cette décision sur nos vies privées, nos relations aux institutions de soin et la vision économique du système de santé que cet acte politique révèle.

Outre la destruction de l’écosystème initial de traitement des données à partir d’un modèle français (INDS Institut national des données de santé), qui tend à accroître notre dépendance technologique à l’égard d’entreprises étrangères, cette décision nous incite également à nous questionner sur les risques en matière de vie privée, de dépendance technologique à une entreprise privée, sur les risques d’éventuels de conflits d’intérêt entre les acteurs privés du secteur de la santé (assurances, entreprises pharmaceutiques, entreprises technologiques) et les institutions publiques. Enfin, le recours idéologique à la data-economy pour refonder les politiques de santé publique risquent d’impacter déontologiquement et méthodologiquement le corps médical.

“La science et la technologie apparaissent ici comme les prétextes d’une marchandisation généralisée des comportements humains, biologiques et sociaux dont rêvent les entrepreneurs de la Silicon Valley.”

Les doutes ici mentionnés sont l’occasion d’un regard critique sur la rhétorique techniciste vantée par les libéraux contemporains, et nous permettent de saisir la cohérence de la vision de l’avenir qu’ils nous imposent. Le cas que nous traitons ici doit nous inviter, par les interconnexions qu’il révèle entre des secteurs économiques apparemment distincts, à comprendre la vision libérale-totalitaire de l’économie digitale qui est ici en jeu, à l’opposé du modèle de la libre communication de l’information à caractère scientifique (open source), que nous défendons. La science et la technologie apparaissent ici comme les prétextes d’une marchandisation généralisée des comportements humains, biologiques et sociaux dont rêvent les entrepreneurs de la Silicon Valley.

Leurs naïves ouailles politiques étant enivrées par l’argumentaire de ces compagnies quant à « l’urgence » des décisions à prendre face à « la concurrence internationale » et « l’impossibilité » pour les États de réguler et de censurer des technologies qui « de toute façon » verront le jour dans d’autres territoires aux législations moins embarrassantes.

Les risques déontologiques de la data-economy de la santé

Le premier risque que nous pouvons mentionner quant à l’ouverture des données de santé des Français au secteur privé transnational est le suivant : sans incriminer en aucune façon les entreprises pharmaceutiques et les assureurs qui financent la recherche en IA dans le domaine de la santé, on peut néanmoins légitimement s’interroger sur les raisons de leur enthousiasme à favoriser le développement de ce nouveau paradigme médical. Toute entreprise privée est soumise à des exigences de rentabilité et de profit, dont le premier levier est la réduction des coûts de fonctionnement (en particulier la question du reste à charge pour les assureurs).

Plus grave, le Conseil national du numérique, par la voix de Marine Cotty-Eslous, représentante de son groupe « Numérique et Santé », accompagne la recommandation du Comité consultatif national d’éthique, quant à l’application du principe absurde de « consentement présumé » pour la collecte des données de santé des citoyens. Chaque acte médical ou para-médical donnera lieu à une actualisation sans information préalable du patient, de son « Espace numérique de santé » lequel sera créé systématiquement à la naissance de chaque citoyen. La logique générale du projet étant que l’ensemble des professionnels de santé soient incités en permanence à alimenter cette base de données (le rapport de préfiguration du HDH mentionnait la possibilité d’une incitation financière à alimenter le système).

Tout observateur critique, sans même à avoir à adopter une position libertaire sur les “sociétés de contrôle” et le “capitalisme de surveillance” se doit de considérer les risques posés par cette organisation de la société sur le mode du fichage généralisé des données biologiques des populations. L’utilisation actuelle des technologies de géolocalisation pour endiguer la propagation de Covid-19 nous laisse en effet craindre une normalisation politique de ces méthodes de surveillance intrusives et continues dans le temps (tout comme la normalisation des lois d’exception de l’état d’urgence a eu lieu), qui s’appliquent désormais aussi bien à l’identité politique, sexuelle et morale des citoyens comme le montre l’autorisation accordée par le ministère de l’Intérieur à cette application aux conséquences inquiétantes réservée aux gendarmes et intitulée GendNote.

“Le problème posé ici est celui de la mentalité professionnelle dont se porte garant le principe d’indépendance déontologique contenu dans le statut lié à une mission de service public.”

L’article 6 du projet de loi relatif à l’organisation du système de santé, adopté en juin 2019 au Sénat, et qui peut nous servir de cadre d’interprétation de la vision générale du gouvernement quant aux politiques de santé, mentionne également la création d’un statut unique de praticien hospitalier. D’abord présenté comme la réponse du gouvernement à une revendication majeure du Syndicat national des praticiens hospitaliers anesthésistes-réanimateurs élargi aux autres spécialités (SNPHARE), ce statut unique pose deux problèmes quant à sa définition.

En premier lieu, la suppression étonnante du concours de recrutement qui alimente la « flexibilité » et le passage du public au privé clinique pour compléter ses fins de mois comme y invitait alors Agnès Buzyn, suscitant l’ire du SNPHARE. D’autre part, la mention explicite de la valorisation des compétences non hospitalières (« valences non cliniques ») font présumer que c’est par cette porte que seront recrutés les futurs data scientists de ce nouveau modèle de société. Le problème posé ici est celui de la mentalité professionnelle dont se porte garant le principe d’indépendance déontologique contenu dans le statut lié à une mission de service public.

La mention de la promotion de « l’exercice mixte » d’une profession intra ou extra-hospitalière en libéral fait légitimement craindre par cette voie de possibles dévoiements déontologiques. Surtout lorsqu’il est question de collecte de données privées de santé. Hors du cadre de protection de la mission de service public, assuré par le statut des agents, la logique de subordination contractuelle ici à l’œuvre (le recrutement national est également supprimé au profit d’un recrutement par les directions d’établissements), peut profiter à la mentalité mercantile, aux pressions à la performance et aux risques de conflits d’intérêts entre secteurs public et privé.

Il semble qu’ici se loge une fois de plus la contradiction de fond entre la logique du soin inconditionnel propre au secteur public ainsi qu’au serment d’Hippocrate et les exigences d’efficacité et de rentabilité aujourd’hui dénoncées par les personnels médicaux et hospitaliers à travers leurs mouvements de grève et leurs réactions à la crise du Covid-19.

Le futur CESREES (organe d’évaluation des politiques de santé qui remplace le Comité d’expertise pour les recherches, les études et les évaluations dans le domaine de la santé CERES de 2016) doit voir le jour mi-mars. Il sera composé, ce qui attire notre attention, de membres des associations de patients, des personnalités du monde de la recherche, de membres du Conseil d’État, du Conseil consultatif national d’éthique, et – nouveauté – d’une personnalité du secteur privé. Son secrétariat ne sera plus assuré par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche (comme c’était le cas pour le CERES), mais directement par le Health Data Hub.

“En décembre 2019, Le Monde révélait l’existence d’un potentiel conflit d’intérêt au plus haut niveau des services administratifs de pilotage du HDH en la personne de Jean-Marc Aubert, ancien directeur de la DREES (direction de la recherche de l’étude et de l’évaluation des statistiques).”

Ce mode d’organisation nous donne le sentiment d’alimenter la logique d’efficacité promue par le gouvernement, et nous incite à relire avec intérêt cette définition des objectifs du nouveau modèle de Santé algorithmique, donné dans le rapport de préfiguration du HDH : « Il semble essentiel de mettre à disposition de ces acteurs des capacités technologiques et humaines mutualisées, afin d’atteindre une taille critique permettant une industrialisation et une sécurisation des processus ». Naïfs nous le sommes peut-être encore, pour nous demander encore en quoi un rapport remis à la puissance publique pour guider les orientations majeures dans l’administration de notre système de santé, doit faire mention de l’industrialisation des processus de collecte et traitement des données…

Les inquiétudes dont nous faisons part ici à travers la mention des divers aspects de la réforme systémique votée l’an passé par la majorité ne semblent pas se réduire à de simples cris de Cassandre. En effet, en décembre 2019, Le Monde révélait l’existence d’un potentiel conflit d’intérêt au plus haut niveau des services administratifs de pilotage du HDH en la personne de Jean-Marc Aubert, ancien directeur de la DREES (direction de la recherche de l’étude et de l’évaluation des statistiques). Ce dernier travaillait pour la multinationale Iqvia, leader mondial du traitement des données numériques de santé (10 milliards de dollars de chiffres d’affaires annuels) avant de prendre la direction de la DREES, et a rejoint à nouveau cette entreprise à la suite de son départ.

“Selon Mediapart “Plusieurs entreprises et associations d’éditeurs de logiciel ont écrit, au début du mois de mars, au ministre de la santé Olivier Véran pour demander l’ouverture d’une enquête pour « favoritisme » après le choix de Microsoft pour héberger des données du Health Data Hub.”

Or, Iqvia utilise précisément la technologie Azure Cloud de Microsoft, celle-là même qui a été choisie par l’ancienne ministre de la santé Agnès Buzyn, en dépit des mises en gardes de la CNIL quant aux dangers d’une centralisation des données sensibles. Ce qui ruine par là-même, tout l’écosystème français initial, fondé sur un maillage territorial d’entreprises rattachées individuellement à un des 39 centres de santé pilotes. Ce choix est critiqué fortement par le président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) Jean-François Delfraissy et est même qualifié par Israël Nisand, président du forum européen de bioéthique comme une “haute trahison”. Un choix injustifié selon lui, aussi bien du point de vue technologique, que du point de vue du respect de la souveraineté individuelle et nationale (du fait du Cloud Act en particulier).Selon Mediapart “Plusieurs entreprises et associations d’éditeurs de logiciel ont écrit, au début du mois de mars, au ministre de la santé Olivier Véran pour demander l’ouverture d’une enquête pour « favoritisme » après le choix de Microsoft pour héberger des données du Health Data Hub, la gigantesque plateforme destinée à centraliser l’ensemble des données de santé des Français.”

Le guichet unique centralisé crée des risques pour la sécurité des données et des infrastructures

Le problème de fond que pose le modèle du HDH est celui de la centralisation, car il engage non seulement la sécurité des données des citoyens (notamment vis-à-vis du secteur privé mais également des administrations américaines en vertu du Cloud Act), mais le fonctionnement même des infrastructures numériques hospitalières publiques, du fait du risque réel et connu de piratage. Or, deux événements récents semblent accréditer ces inquiétudes quant à la méthode de la centralisation des données de santé nationales par un acteur privé : d’une part, le scandale révélé outre-atlantique par le Wall Street Journal, du partenariat discret entre le réseau de santé à but non lucratif Ascension et Google, ayant conduit à la diffusion non consentie de données de santé désanonymisées de millions d’Américains.

D’autre part, l’attaque informatique subie en novembre dernier par l’hôpital de Rouen, et qui a conduit à une reprise très lente des infrastructures informatiques de l’établissement (plus de trois semaines de fonctionnement ralenti après la fermeture initiale). Ces cyberattaques sont fréquentes et menacent le fonctionnement des services de soin. Dimanche 22 mars, en pleine crise du Coronavirus, l’AP-HP a été la cible d’une cyberattaque. La centralisation des informations et des serveurs imposée par le HDH renforce le risque encouru par l’ensemble du secteur médical vis-à-vis de ces agressions.

Le fait que leur origine est bien souvent interne comme l’expliquent les auteurs de la tribune de décembre dernier doit alerter les responsables politiques du danger réel  constant et démultiplié encouru par l’infrastructure numérique de santé nationale, et de l’augmentation du pouvoir de nuisance de ces attaques du fait de la centralisation des données.

Remplacer le médecin par l’ordinateur et le soin par les machines

Outre le risque de perte de savoir-faire liée à l’automation des diagnostics, qui selon Adrien Parrot représente un risque réel pour le métier de médecin, outre les problèmes déontologiques, stratégiques et sécuritaires posés par le principe d’une diffusion massive d’informations sensibles et privées à une entreprise américaine, deux autres problèmes peuvent être soulevés. Le premier tient à un risque spécifique au formatage des données (en vue de leur interopérabilité, c’est-à-dire leur utilisation par des plateformes avec des langages informatiques de différents types, et leur diffusion internationale) notamment avec la terminologie SNOMED ®(Systematized Nomenclature Of Medecine).

Cette dernière est une terminologie propriétaire, c’est-à-dire d’accès payant, et détenue par une organisation à but non-lucratif, SNOMED International, qui vend aux États et entreprises, ses technologies de standardisation, d’interprétation des data et de portabilité (techniques de facilitation du passage des données d’un terminal de traitement à un autre) SNOMED CT ® (Systematized Nomenclature Of Medecine Computer Technologies), à travers un réseau international de vendeurs publics et privés.

“L’OMS dispose par exemple d’une terminologie propre, l’ICD11 (International Classification of Diseases pour laquelle la France dispose d’un accès en tant que membre de l’OMS) et des systèmes de traitement open source tels que l’OpenEHR (Electronic Health Record) pourraient servir de complément à une standardisation intégralement publique et gratuite, excluant les logiques marchandes.”

Le caractère propriétaire de cette terminologie, se justifiant de l’autonomie politique, a-partisane et non-nationale de la structure SNOMED International, ne saurait éteindre les interrogations concernant la possibilité de développer des terminologies internationales gratuites, open source et d’accès illimité, sur la base d’investissements massifs (et égalitaires) des États au sein des institutions internationales. D’autant que la prolifération de variantes payantes de ces technologies, produites par l’écosystème de revendeurs privés risque de parasiter le fonctionnement de l’ensemble du système du fait de sa centralisation (comment organiser efficacement un système centralisé avec des différences de technologies mêmes apparemment mineures entre ses différents maillons publics et privés) ?

L’OMS dispose par exemple d’une terminologie propre, l’ICD11 (International Classification of Diseases pour laquelle la France dispose d’un accès en tant que membre de l’OMS) et d’autres systèmes de traitement open source tels que l’openEHR (Electronic Health Record) pourraient servir de complément à une standardisation intégralement publique et gratuite, excluant les logiques marchandes.

L’un des problèmes géopolitiques posés par l’adoption de ce standard, est l’absence de nombreux pays dans les infrastructures de gouvernance et d’élaboration institutionnelle de ces technologies. La France n’a par exemple pour l’instant pas encore rejoint le IHTSDO (International Health Terminology Standards Developement Organisation), qui ne comprend toujours pas ni la Chine, ni la Russie, ni l’Inde, ni le Japon, ni aucun pays africain. Se pose donc ici la question de la vision politique de long terme induite par cette coopération.

“Ces deux standards sont en effet développés main dans la main avec les principaux acteurs privés de la data de santé et leur modèle repose sur l’externalisation du codage à des entreprises visant quant à elles le profit et vendant des applications payantes renforçant la rentabilité des organisations hospitalières.”

S’agit-il à travers ces questions de portabilité et d’inter-opérabilité, d’établir des standards de traitement des données hégémoniques, de faciliter ainsi la transformation des politiques publiques de santé des pays occidentaux et de favoriser développement d’un modèle économique transatlantique et transpacifique (Singapour et la Malaisie sont membres de l’IHTSDO ce qui révèle peut-être une manœuvre diplomatique pour éviter leur imbrication dans un modèle d’origine chinoise) de la donnée de santé? Au détriment d’un usage diplomatique pacifique et universel des démarches de communication de l’information scientifique en open-source (avec un système comme openEHR) ? Quid de l’importance accordée à la recherche internationale sur les épidémies dans les pays non-membres de ces organismes (Ebola par exemple) ?

Aucune affirmation certaine n’est envisageable, mais le devoir de surveillance citoyenne critique s’impose une fois de plus. Les significations politiques possibles des rapprochements entre les principaux acteurs privés du secteur de l’uniformisation des données de santé doivent nous inciter à l’interrogation sur leurs motivations. L’organisation américaine Health Level 7 (HL7) par exemple, propriétaire du grand système de traitement informatique des données de santé FHIR (Fast Healthcare Interoperability Ressources), dont les procédures d’harmonisation et de portabilité avec le SNOMED CT laissent penser qu’il s’agirait à terme pour les pays membres de l’IHTSDO de favoriser le développement d’un secteur privé transatlantique et transpacifique du traitement de ces données en vue de leur rentabilité financière.

Ces deux standards sont en effet développés main dans la main avec les principaux acteurs privés de la data de santé et leur modèle repose sur l’externalisation du codage à des entreprises visant quant à elles le profit et vendant des applications payantes renforçant la rentabilité des organisations hospitalières.

Le projet Argonaut initié par HL7, dont Microsoft et Apple sont notamment partenaires, suit les recommandations de nombreux rapports de groupes d’influence soutenus par les industries de l’électronique de santé américains et européens dont le JASON task force ou l’EHRA (European Heart Risk Association). Ces derniers alimentent l’argument de la nécessité de développer un secteur rentable de la donnée de santé, privilégiant les terminologies propriétaires et leur interopérabilité au détriment d’un modèle alternatif fondé intégralement sur l’open source gratuit et intégralement laissé aux soins de la recherche publique.

Cette logique générale contribue à freiner une fois de plus la diffusion totale, ouverte, gratuite et inconditionnelle du savoir sur la médecine aux praticiens, aux scientifiques et au reste du monde. En effet, le développement (même à partir de systèmes open source comme openEHR) encouragé par ces rapports et organisations, de versions payantes des logiciels et systèmes de classification va restreindre, par les logiques de concurrence entre vendeurs de produits et les logiques de captivité technologique (comme c’est le cas pour les utilisateurs d’Apple et d’une partie de ses produits), associées aux pressions budgétaires sur les hôpitaux, l’exploitation correcte des données.

De l’aveuglement idéologique aux mauvaises décisions politiques

Nous sommes en réalité face à une volonté de réforme politique censée favoriser la rentabilité des hôpitaux privés et la réduction des coûts de gestion des hôpitaux publics. Et ce, par l’automatisation des diagnostics via des logiciels et des environnements payants captifs issus d’entreprises privées à but lucratif, visant l’amélioration du flux d’information entre les technologies de surveillance à domicile et l’hôpital, afin de favoriser le recours accru aux soins en ambulatoire (comme le préconise la loi de juillet 2019 d’Agnès Buzyn) et le développement de l’industrie technologique de surveillance médicale américaine et européenne.

En effet, les associations de lobbying auprès des institutions publiques telle que la COCIR (le Comité européen de coordination de l’industrie radiologique, électro-médicale et de technologies de l’information pour les soins de santé, établi à Bruxelles) financent directement des associations internationales à but non lucratif, visant l’élaboration des standards et recommandations d’interopérabilité et d’implémentation administrative de ces technologies numériques de santé tels que l’IHE, l’Integrating the Healthcare Enterprise.

“Puisque l’étiologie – description des causes des maladies- est la clef de tout diagnostic et donc de toute prescription médicamenteuse, l’influence majeure de ces terminologies sur les diagnostics sera l’autre facteur de risque pour lequel il faudra renforcer notre vigilance collective contre toute tentative d’influence des lobbys pharmaceutiques.”

Enfin, l’emploi majoritaire de technologies dites “vendeuses”, donc des logiciels payants élaborés à partir d’une appropriation des licences terminologiques préexistantes (dont l’EHR qui est open source), nécessitera le recrutement de data scientists issus de professions et de logiques extra-hospitalières (ce qui est déjà prévu et valorisé par la loi française de juillet 2019 nous l’avons vu), chargés d’accélérer les procédures administratives et la rentabilité, hors de tout contrôle par la sphère des praticiens médicaux.

Puisque l’étiologie – description des causes des maladies – et la symptomatologie sont la clef de tout diagnostic et donc de toute prescription médicamenteuse, l’influence majeure de ces terminologies sur les diagnostics sera l’autre facteur de risque pour lequel il faudra renforcer notre vigilance collective contre toute tentative d’influence des lobbys pharmaceutiques sur les ingénieurs et les représentants du corps médical et de la recherche dans le cadre de ces processus de standardisation.

Les scandales récents liés aux conflits d’intérêts avérés entre les experts médicaux du DSM (le livre de référence pour le diagnostic psychiatrique aux États-Unis) et les entreprises pharmaceutiques, ont conduit à une médicalisation généralisée de pans entiers de population servant les intérêts financiers des fabricants de médicaments (épidémie soudaine et intrigante d’enfants diagnostiqués avec un « trouble de l’attention » aux États-Unis en l’occurrence) comme le décrivait le Dr.Patrick Landman dans le Figaro.

L’invention de maladies telles que l’ostéoporose (vieillissement naturel des os transformé par le marketing des firmes pharmaceutiques en maladie proprement dite) ou le « syndrome de la bedaine » dont l’impact a été retentissant au cours des années 2000, nous invitent à exercer une surveillance critique face au renforcement numérique massif des possibilités de recoupement arbitraire de symptômes présents dans l’ensemble de la population en vue de l’augmentation de la vente de médicaments (l’abaissement des seuils de diagnostic du diabète aux États-Unis est un autre exemple des méthodes employées par les industriels de la santé pour augmenter leur chiffre d’affaires).

À contrario de ces logiques, l’OMS dispose par exemple d’une terminologie propre, l’ICD11 (pour laquelle la France dispose d’un accès en tant que membre de l’OMS) et des systèmes de traitement open source tels que l’openEHR pourraient servir de complément à une standardisation intégralement publique et gratuite, excluant les logiques marchandes.

Face à ces interrogations, à ces doutes légitimes soulevés par cette décision politique contestée, un fil idéologique semble se dessiner derrière ce recours brusqué à l’intelligence artificielle sous pavillon privé. Celle de la justification des coupes budgétaires dans l’hôpital public par le développement des soins ambulatoires, et du « monitoring continu» c’est-à-dire le suivi extra-hospitalier des maladies, notamment chroniques (diabète, cancer, etc.) via les nouvelles technologies (montres connectées, smartphones, applications de suivi en direct du métabolisme et de suggestion de comportements alimentaires et sportifs ou médicamenteux).

“La start-up nation prétendrait-elle ainsi faire émerger d’un seul tenant un levier d’entraînement pour l’industrie numérique (sous domination américaine et perspective occidentalo-centrée), son cortège de statuts professionnels précaires, et imposer une société de contrôle biométrique hyper-invasive ?”

De nombreuses start-ups, telles que Mynd Blue proposeront désormais de soigner la dépression par un suivi électronique des états biologiques, donnant lieu à un rappel par message téléphonique de la nécessité de reprendre le traitement chimique anti-dépression. Pourquoi faire appel à un psychiatre quand un iPhone suffit ? Peut-être qu’il y a là l’occasion de faire d’une pierre trois coups ?

La start-up nation, grossier saint-simonisme 2.0 prétendrait-elle ainsi faire émerger d’un seul tenant un levier d’entraînement pour l’industrie numérique (sous domination américaine et perspective occidentalo-centrée) et son cortège de statuts professionnels précaires ? Imposer une société de contrôle biométrique hyper-invasive opérant la synthèse entre “les méthodes d’administration asiatiques” et la société de consommation américaine parachevant la confusion entre démocratie et technocratie (ce que préconisent des think tanks influents tels que l’Institut Berggruen) ? Et ce faisant, satisferait enfin les ambitions des groupes privés de santé, en justifiant par là la démolition les budgets dévolus à l’État social ?

Ce nouveau paradigme semble rendre service à la logique d’efficacité et donc de rentabilité défendue par un secteur privé de la santé dont les chiffres économiques – en berne au début de la décennie 2000 en France du fait de la résistance de l’hôpital public et de ses agents en matière de qualité de soins prodigués en dépit des conditions d’exercice désastreuses, remontent progressivement à mesure de la déliquescence des politiques publiques de santé. Déshabiller le public pour rhabiller le privé, n’est-ce pas la logique secrète, la continuité idéologique à l’œuvre dans cette promotion de la médecine algorithmique reposant en fin de compte sur un écran de smartphone dictant au patient les diagnostics et l’auto-médication en lieu et place des praticiens médicaux et hospitaliers ?

Contre la logique de la marchandisation généralisée, de la coupe dans les budgets des services publics justifiées par le recours contraint à l’ambulatoire et la tarification à l’acte (T2A) initiée par Roselyne Bachelot, contre la surveillance numérique continue, et la survalorisation de la clinique privée, nous devons défendre une utilisation raisonnée des progrès technologiques en médecine, fondée sur le soutien à l’open source, la diffusion publique des algorithmes et des bases de données anonymisées, afin de valoriser la recherche et non le profit d’une part. Et d’autre part, nous devons définir clairement les objectifs visés par la politique de santé publique.

Non pas parier en libéraux sur la spontanéité de “l’innovation” grâce au marché, mais planifier politiquement des objectifs d’éradication de maladies chroniques sévères (sida, cancer, hépatites etc.) et de recherche sur les nouvelles infections virales (coronavirus par exemple), au détriment de la rentabilité privée (par exemple les vaccins contre le sida dont la recherche a été stoppée par la coupe des crédits du CNRS en 2017, et dont la réussite potentielle mettait en péril les 19 milliards de chiffres d’affaires annuels du secteur pharmaceutique sur les trithérapies ou encore la difficulté des chercheurs spécialisés sur les coronavirus à trouver des fonds).

Contre l’influence toujours plus pressante des big pharma dans la recherche, nous devons soutenir une politique de démarchandisation du savoir scientifique par la mise en place d’un pôle public du médicament et la défense du partage universel des connaissances médicales facilité par l’open source. Si le Health Data Hub actuel polarise la majorité des financements pour la recherche, cela risque d’être sous la férule du filtre des prix financés par les grandes firmes pharmaceutiques qui se sont d’ores et déjà positionnés en pré-sélectionneurs de l’avenir de la recherche dans le domaine de l’IA en médecine.

Comment Uber peut tuer l’État

Dara Khosrowshahi, PDG d’Uber.

Il y a 10 ans, Uber arrivait sur les smartphones. Aujourd’hui, l’application de chauffeurs rassemble plus de 110 millions d’utilisateurs à travers 700 villes dans le monde et sa capitalisation boursière dépasse les 62 milliards de dollars. À l’origine de ce succès, une idée révolutionnaire : « augmentez vos revenus en conduisant », et trois ingrédients magiques : « devenez votre patron », « gérez votre emploi du temps », « conduisez en toute liberté ». L’immense start-up, transformant notre modèle social dans sa conquête incoercible, a maintenant l’État dans le viseur. 


Dans la grande histoire des transformations de l’organisation du travail, du taylorisme avec le travail à la chaîne au toyotisme et au début de l’automatisation, l’ubérisation bénéficie des nouvelles technologies pour nous faire basculer dans le monde de « l’économie collaborative » avec de nouvelles plateformes à succès comme Deliveroo, AirBnB ou Lime, qui en plus d’inventer de nouveaux métiers (juicers pour recharger les trottinettes, par exemple) inventent de nouveaux statuts.

Vous connaissez les conducteurs d’Uber ; sachez qu’ils ne travaillent en aucun cas pour la firme. Ils sont à leur compte, ils sont auto-entrepreneurs. En effet, Uber est la première multinationale à s’être affranchie du salariat.

Un statut qui présente des avantages pour l’application comme pour ses partenaires : pas d’horaires fixes, pas de contrat de travail. Mais aussi un statut qui a un prix : pas de cotisations retraites, pas de congés payés, pas de congé maladie, pas de salaire régulier et très peu d’impôts pour la société… Ce statut fait aujourd’hui débat. Pour certains, il s’agirait de salariat déguisé, et 10 ans après, nous pouvons faire un premier constat. Si beaucoup de drivers pensaient découvrir la liberté et la facilité, Uber les a rapidement conduits vers la dépendance et la précarité.

Vous vous apprêtez à lire un papier qui retracera l’histoire du statut des travailleurs en suivant les grandes évolutions techniques, jusqu’à l’ubérisation nous faisant entrer dans un nouveau paradigme. Vous le verrez, la responsabilité de cette dernière est loin d’être minime dans l’augmentation de l’auto-entreprise en France, une solution miracle pour faire baisser les coûts du travail pour les entreprises et les chiffres du chômage pour nos gouvernants. Mais derrière ce mirage, des impacts concrets sur notre société cheminant à la décomposition progressive de notre État, avec paradoxalement le parfait consentement de nos élites. 

Avec Uber, le monde automobile révolutionne une fois de plus l’organisation du travail. Il est indéniable que les révolutions industrielles (et les luttes qu’elles ont produites) ont construit le statut du travailleur actuel et en particulier celui du salarié, mais la dernière révolution numérique va encore plus loin. Et en plus de bousculer notre société, cette fois-ci, c’est l’État-providence qui se retrouve menacé par les multinationales. Explications.

D’abord, travailleur à la chaîne tu deviendras

Mais d’abord, afin de mieux comprendre l’évolution du statut des travailleurs, il faut revenir au XVIIIe siècle en Grande Bretagne, époque de la première révolution industrielle, qui se diffusera au reste de l’Europe et du monde au cours du XIXe siècle. La découverte de la force de la vapeur grâce au charbon comme nouvelle source d’énergie révolutionne les modes de production et transforme le paysage social. Les populations quittent les campagnes pour s’installer en ville (15% de la population britannique vit en ville en 1700, contre 85% en 1900). Les pays passent d’une économie agraire à une économie industrialisée, les travailleurs s’entassent dans les usines. En France, nous assistons à une dynamique moins marquée mais assez similaire. A la fin du XIXe siècle, la seconde révolution industrielle laissera la place à de nouveaux modes d’organisation du travail, du taylorisme au toyotisme.

Mais de quoi parlons-nous ? En fait, le taylorisme consiste en une division du travail importante permettant d’augmenter les rendements par un travail à la chaîne. Elle est suivie du système fordiste, du nom du constructeur automobile américain Ford. Ici, le patron assure une augmentation des salaires de ses ouvriers afin de leur permettre de consommer les produits qu’ils vont eux-mêmes fabriquer. Cela marque l’entrée dans l’ère de la consommation de masse. Le postfordisme (ou toyotisme) est un mode de production qui reprend le principe des économies d’échelle et permet la production de masse de produits différenciés, avec de hauts standards de qualité et une plus grande implication des salariés dans l’entreprise. L’organisation est à flux tendu, fluctuant selon la demande du consommateur. Dans ces modèles, les travailleurs vendent leur force de travail à des patrons qui détiennent les outils de production. C’est un contrat passé entre un salarié et un employeur. Mais cette relation de subordination ne disparaît pas avec le déclin de l’industrie française.

“La figure de l’ouvrier est remplacée par celle du salariée, celle du patron par celle du manager” (Chamayou, 2018).

Pour revenir à l’histoire, la révolution industrielle a ainsi permis la création de nouveaux groupes sociaux, travailleurs, pauvres, rassemblés en un même lieu de production. Ces travailleurs vont, par le biais d’organisations corporatistes et syndicales, se socialiser et se mobiliser en tant que groupe pour la revendications de mesures communes, dans un intérêt commun. Une pratique favorisée par l’émergence du travail en usine. Pour comprendre l’évolution du statut de travailleur, il est indispensable de revenir sur leur outil de représentation. Ainsi, l’abrogation de la loi Le Chapelier en 1884 par la loi Waldeck-Rousseau, qui autorise la création de syndicats, joue un rôle indispensable dans l’organisation des ouvriers.

Les organisations syndicales se multiplient alors et une Fédération nationale des syndicats se créée en 1886. En 1895 est fondée la CGT, née de la fusion des Bourses du Travail et de la Fédération syndicale. Au fur et à mesure du temps, de nouvelles organisations syndicales apparaissent, révélatrices d’une émergence de différents points de vue et des différentes conditions des ouvriers dans l’évolution du salariat, avec une part de moins en moins importante des ouvriers au profit d’employés du secteur tertiaire. Le syndicalisme français est divisé, le rapport de force des travailleurs également.

Les travaux des sociologues Stéphane Beaud et Michel Pialoux révèlent ainsi les rivalités qui existent entre les différents ouvriers, ouvriers spécialisés (OS) ou ouvriers qualifiés (OQ) selon la place de chacun dans la chaîne de production. La robotisation amène une modification certaine du rôle des ouvriers, avec une polarisation de leurs conditions, certains faisant des travaux dignes des machines, d’autres devant avoir des compétences de plus en plus élevées, comme les ingénieurs par exemple à qui il est demandé des compétences spécifiques.

Dans une période plus récente, les observations empiriques notent une juxtaposition des modèles « innovants » et « traditionnels », ces derniers s’étant modernisés grâce aux nouvelles technologies : néo-taylorisme ou néo-fordisme combinent ainsi les traits habituels du taylorisme et du fordisme mais avec la surveillance électronique des performances des salariés, de ses habitudes et les méthodes de conception et de production assistée par ordinateur. La précarisation des emplois est visible lorsque l’on étudie sur 25 ans l’évolution juridique des contrats de travail.

Ainsi, le taux d’entrée en CDD a été multiplié par quatre entre 1993 (20,5%) et 2017 (84%). Les CDD sont plus courts, avec une durée moyenne divisée par 2 entre 2001 (112 jours) et 2017 (46 jours). Au sein des flux d’embauches en CDD et CDI, la part des CDD a nettement progressé, notamment à partir des années 2000, passant de 76 % en 1993 à 87 % en 2017. Cette évolution structurelle dans les mouvements de main-d’œuvre s’accompagne d’une forte hausse des contrats de très courte durée ; en 2017, 30 % des CDD ne durent qu’une seule journée. Le taux de rotation de la main-d’œuvre, défini comme la moyenne des taux d’entrée et de sortie, présente enfin une forte tendance à la hausse depuis 25 ans, puisqu’il s’établit à 95,8% en 2017 pour l’ensemble des établissements de plus de 50 salariés, contre 28,7% en 1993. Le salariat n’est plus synonyme de stabilité de l’emploi.

Face à ces constats, une solution miracle est alors présentée : il fallait défendre « l’autonomie », une utopie qui ne devenait possible que si l’on abandonnait définitivement le salariat.

Et il est impensable de parler de précarisation de l’emploi sans aborder la question du chômage qui, à la fin des Trente Glorieuses, est devenue ce que l’on appelle un chômage de masse et de longue durée. Un contexte favorisant l’exclusion sociale des travailleurs mais aussi une flexibilité de leurs contrats pour répondre à ce nouveau problème de société.

Alors, en auto-entrepreneur tu t’épanouiras 

La « loi Travail » en 2016 engageait la France dans la  « start-up nation » avec une économie de l’immédiateté, de l’agilité, de l’audace plutôt que la sécurité. Et si l’économie devient « collaborative », la relation de travail s’apparente de moins en moins à une relation de subordination. À la figure du salarié subordonné de la seconde révolution industrielle, se substituerait celle de l’auto-entrepreneur de la révolution numérique. Le droit du travail évolue dans ce sens, pour plus de flexibilité, pour permettre aux entreprises de répondre « à la demande », et permettre à chacun d’entrer beaucoup plus facilement sur le marché du travail.

Mais surtout, la multiplication du nombre d’auto-entrepreneurs au cours des dernières années dans le numérique, si elle a contribué à limiter l’explosion du chômage, s’est traduite par une paupérisation continue du nombre de ces travailleurs indépendants, on peut penser à des livreurs Deliveroo qui peuvent faire 40h par semaine pour finalement gagner un maigre SMIC – la moyenne du chiffre d’affaire des auto-entrepreneurs dans tous secteurs confondus se situant aux alentours de 240 euros par mois, selon Le Figaro.

 Être salarié et non auto-entrepreneur est une question de sécurité, garantie par un statut juridique.

Rappelons que plusieurs obligations découlent du contrat de travail. L’employeur est notamment tenu de fournir un travail dans le cadre de l’horaire établi, verser le salaire correspondant au travail effectué, respecter les autres éléments essentiels du contrat (qualification, lieu de travail quand il est précisé dans le contrat…), faire effectuer le travail dans le respect du Code du travail et de la convention collective applicable à l’entreprise. Le salarié doit, quant à lui observer les horaires de travail, réaliser le travail demandé conformément aux instructions données, respecter les engagements mentionnés dans le contrat de travail, ne pas faire de concurrence déloyale à son employeur.

Ces dernières années, nous assistons, à travers l’ubérisation, à une dynamique qui encourage le délitement progressif du salariat, sous des formes qui ne sont pas toujours apparentes. La lente remontée de l’emploi indépendant dans beaucoup d’économies développées ne restitue pas à lui seul toutes les facettes de cette désagrégation : à l’intérieur même du statut salarial, nombre de prérogatives issues du compromis fordiste sont en régression. Plus globalement, nous assistons à une atomisation de la relation de travail. Au-delà des emplois de petits services qui s’accrochent aux plates-formes numériques, cette tendance recouvre la montée en puissance des petites entreprises sous-traitantes, de l’auto-entrepreneuriat, des missions courtes d’intérim, des CDD de mission ou de chantier, et tout l’essaim des CDD ultracourts ; ou encore, à l’étranger, les contrats zéro heure britanniques ou les mini-jobs allemands. Tous ces petits contrats intermittents relèvent d’une remontée en puissance du travail à la tâche. Ils marquent la résurgence d’une relation de travail inégale qui s’était développée au XVIIIe siècle en Europe occidentale et qui avait constitué une des étapes de la proto-industrialisation. Vous l’avez bien compris, cela est, à juste titre, une régression, puisque tout un pan du travail bascule sous le droit commercial, relevant d’une relation de sous-traitance et n’étant plus protégé par le Code du travail.

À travers ces éléments, nous pouvons  donc considérer que le statut de salarié, héritier de toutes les avancées sociales depuis le XIXe siècle, est plus protecteur qu’un statut d’auto-entrepreneur. Pourtant, de plus en plus de travailleurs veulent être autonomes. Cela pourrait-il s’apparenter à la « peur d’être emmerdé » (Beaud et Pialoux) créant ainsi une volonté d’être son propre patron ?

Devenir son propre chef, être libre sans relation de subordination, choisir ses horaires, travailler à la tâche : un discours qui s’avère relever surtout du marketing dans le cas de plateformes numériques. 

Cette autonomie de l’auto-entrepreneur annonce implicitement la fin d’un droit important de représentation syndicale. Les lieux de socialisation sont dispersés, il devient impossible de construire une action collective, pas d’encadrement ni d’obligation de négociation collective. Et lorsque des auto-entrepreneurs essaient de se mobiliser, ils ont peur d’être remplacés illico, car les plateformes n’auront aucun mal à remplacer la main-d’œuvre par d’autres chômeurs qui cherchent à boucler leurs fins de mois difficiles. Ces plateformes peuvent en effet géolocaliser les mobilisés – à des manifestations par exemple – grâce à leur smartphone, et ne pas respecter le droit de grève en trouvant des prétextes pour « licencier » les dissidents, comme ce fut le cas avec Deliveroo.

D’ailleurs, les chercheurs Patrice Laroche et Heidi Wechtler montrent qu’aussi bien aux États-Unis qu’au Royaume-Uni, le lien entre présence syndicale et rentabilité économique ou financière était bien plus élevé qu’en France. Ainsi, il n’est pas étonnant que les entreprises ubérisées venant de ces contrées mettent tout en œuvre dans leur organisation interne pour éviter l’émergence du syndicalisme.

En outre, l’auto-entrepreneuriat annonce la montée inexorable d’une économie de l’accès 24 heures sur 24, de la fonctionnalité, qui exige plus de continuité mais surtout une désynchronisation des temps de travail. Cette dynamique met de façon évidente en tension nos cadres légaux de réglementation du temps de travail, léguant à un brouillage des frontières entre le monde du travail et celui de la vie personnelle. La sphère du travail n’est plus exclusivement la sphère de l’entreprise.

Et l’on pourrait se demander alors s’il s’agit bien d’une relation de collaboration ou d’une relation de subordination. C’est ainsi qu’en 2018, lorsqu’un livreur de la plateforme numérique Take Eat Easy a eu un accident au cours d’une livraison, la Cour de Cassation a décidé de requalifier son statut d’auto-entrepreneur en contrat de travail. Cette décision, bien que davantage protectrice pour le travailleur qui accède aux droits des salariés, met en danger le modèle économique de l’entreprise. Car pour l’instant, le modèle économique repose sur le fait que les risques ne sont pas mutualisés et reposent uniquement sur le travailleur.

 Pour éviter de telles requalifications, ces entreprises s’attachent à  gommer tout ce qui pourrait donner l’impression que les livreurs sont liés par une relation de subordination.

Exemples de la novlangue permettant de passer entre les mailles juridiques du salariat : 

Recruter Mettre en place un partenariat
Salaire Chiffre d’affaire
Suggestion Sanction possible lorsqu’un travail n’est pas effectué
CV, ancienneté Fiche de présentation, durée de prestation
Convocation Invitation
Renvoyer Mettre fin à la relation

 

Mais cette décision de la Cour de Cassation n’a pas remis en cause le modèle ubérisé, et dans le discours politique, de nombreux acteurs interviennent pour continuer à défendre le statut d’auto-entrepreneur. La députée LREM Bérangère Couillard, qui porte la loi sur les mobilités, répète à qui veut bien l’entendre : « les travailleurs indépendants ne souhaitent pas avoir un contrat requalifié [en grande majorité], ils veulent faire indépendamment ». Ce discours fait écho chez les dirigeants de Deliveroo : « Les livreurs de [Deliveroo] ne veulent pas de requalification de contrat de travail », « deux tiers des livreurs souhaitent conserver leur statut indépendant ». Attention, rappelons qu’être indépendant ne signifie pas être autonome.

Dans les plateformes, il n’y a rien de vraiment indépendant car il n’y a pas de décisions ni de pouvoir sur  la fixation des tarifs, et les nombreuses « recommandations » faites aux drivers sont en réalité des obligations. Cette novlangue bousculant tout un cadre juridique peut légitimement suggérer qu’il ne s’agit finalement que de « salariat déguisé ».

Un livreur Deliveroo prenant sa pause sur un trottoir à Dublin, Irlande. © Ian S

Et pourtant, notre gouvernement pousse lui-même les individus à devenir des travailleurs indépendants. En fait, dès les années 1960, des chercheurs en gestion élaboraient la « théorie de la contingence ». Burns et Stalker, en 1961, affirmaient la nécessité d’une cohérence entre les modes d’organisation interne de l’entreprise et la nature de ses marchés, entre « structure » et « environnement ». Ces auteurs expliquaient qu’une structure hiérarchique et formalisée était adaptée à un environnement stable, alors qu’un environnement changeant et innovant exigeait plutôt une organisation souple et une communication horizontale. L’innovation permise par les bouleversement liés aux numérique et à la pénurie d’emplois demande à l’État de changer les lois.

Cool, libre et collaboratif, le capitalisme triomphera.

Uber, Deliveroo, AirBnb sont-elles des plateformes vraiment collaboratives ? Il est indéniable qu’elles gagnent de l’argent grâce à des actifs détenus par des particuliers portant seuls le risque économique et qu’elles posent de sérieuses questions en matière sociale et fiscale. L’économie collaborative entre donc dans le champ de l’économie néolibérale et ces entreprises ont juste fait des valeurs du partage un slogan. Si le numérique permet un partage de ressources et de compétences à grande échelle entre particuliers avec une décentralisation de biens et services, il bénéficie d’abord à des entreprises monopolistiques qui agrègent des capitaux immenses tout en bouleversant des secteurs d’activité comme le transport, l’hôtellerie ou encore la restauration.

Leur système se nomme le peer to peer mais il nécessite en fait un intermédiaire, et c’est cette place d’intermédiaire qui aiguise les appétits des acteurs de l’économie marchande.  En outre, les plateformes sont montrées du doigts pour les risques de leurs politiques : destruction d’emplois à temps plein, baisse de la protection sociale des salariés, et surtout des revenus fiscaux qui échappent massivement  à l’impôt…

Les chercheurs Thibault Daudigeos et Vincent Pasquier (2016), expliquent de manière originale les deux grandes tendances de pensée dominantes : « Au commencement de l’économie du partage étaient le consensus et l’enthousiasme. L’engouement d’alors était porté par quelques gourous aux formules grandiloquentes : l’économie collaborative était la promesse d’un monde où « ce qui est à moi est à toi » et où « la fin des hiérarchies » devenait un horizon certain. On allait même jusqu’à prophétiser « l’éclipse du capitalisme ».

Puis vint le temps des premières polémiques et des premières désillusions avec l’arrivée des GAFAM pratiquant une forme d’ethic-washing.  Il y a désormais la bonne et la mauvaise économie collaborative.

À l’économie collaborative de ces GAFAM s’oppose finalement l’économie sociale et solidaire, qui ne désigne pas seulement les entreprises du secteur marchand mais aussi de nombreuses associations à but non lucratif. Ce terme « d’économie collaborative » est porté par une part grandissante de citoyens, qui promeuvent des pratiques davantage conformes aux valeurs de solidarité et de partage. À des kilomètres de celles d’Uber, donc.

Finalement, après le désenchantement, la « collaboration » n’est en conclusion qu’une association caractérisée par le travail uniquement, dans un but d’utilité et d’efficacité. Celle-ci a un objet déterminé ainsi qu’une durée déterminée. En effet, une fois le but de la collaboration atteint, celle-ci s’arrête et n’a plus de raison d’exister. Nous pourrons alors lui opposer le terme de « coopération » qui mobilise un ensemble de capacités humaines, avec la notion de partage de connaissances. Ce « processus libre de découverte mutuelle » n’a pas d’horizon fini, ni forcément d’objet clairement établi.

À bout de souffle, sans moyens, l’État social dépérit

Si le statut d’auto-entrepreneur représente un manque de protection des travailleurs indépendants, il n’est pas sans conséquences sur l’État-providence. Car cette économie collaborative est d’abord une économie marchande, qui se passe bien, pour augmenter ses bénéfices, de passer par la case des impôts.

Avec ses 3 millions de drivers dans le monde, Uber ne paye dans ses pays d’activité ni charge salariale ou patronale, ni congé, mais prélève jusqu’à 25% du chiffre d’affaire de ses « collaborateurs ». Plus concrètement, sur 400 millions d’euros prélevés en un an en France, Uber n’en déclare qu’1 % en Hollande. Quand on regarde la situation en chiffres, Uber ne rapporte à l’État français que 1,4 millions d’Euros d’impôts par an.

On ne peut se passer du numérique, que l’on retrouve dans tous les domaines, avec la modélisation, l’analyse et le traitement des données, dont le volume et la complexité ne cessent d’augmenter. Il est également au cœur des problématiques de santé, de gestion de l’énergie et des ressources naturelles, de préservation de l’environnement, d’éducation, transformant nos modes de communication et d’information. En moins de dix ans, le numérique est venu bouleverser les besoins en compétences et les emplois. C’est pourquoi il est aujourd’hui légitimement au cœur de nombreux débats publics et politiques.

Le Président Macron a directement ouvert la voie aux multinationales du numérique pour qu’elles développent leurs activités en France. © OFFICIAL LEWEB PHOTOS

Le projet d’avenir du numérique par le gouvernement français se distingue dans le Grand Plan d’Investissement 2018-2022, où il attribue 9,3 milliards d’euros à la modernisation de l’État 100% numérique. C’est aussi une grande préoccupation du mouvement de l’Économie Sociale et Solidaire, pour qui le numérique représente un outil incontournable. Une question de lutte contre le chômage donc, une question sociale, mais aussi une question de souveraineté : faire émerger des start-up françaises pour éviter de subir ce que l’entrepreneur et essayiste Nicolas Colin appelle « une colonisation numérique». Bref, la conquête de tous les secteurs d’activités par des plateformes anglo-saxonnes ou encore chinoises par exemple. Il s’agit aussi d’une question de compétitivité pour la France, en augmentant les rendements et investissements de ses entreprises. Un dopage de l’activité possible car « le numérique permet un effet de masse et une fluidité des échanges » selon Anne-Sophie Novel dans La vie share, mode d’emploi. Mais où se trouvent les grands plans pour lutter contre la monopolisation et la fraude fiscale ?

Dans son ouvrage Capitalisme de plateforme. L’hégémonie du numérique (2018), Nick Srnicek dénonce « les plateformes [qui] portent une tendance inhérente à la monopolisation » précisant que « nous n’assistons pas à la fin de la propriété mais bien à sa concentration ». Cette nouvelle économie serait le dernier avatar du capitalisme contemporain, donc dit « de plateforme ».

Ce capitalisme 2.0 exacerbe, malgré ses innovations, les défaillances traditionnelles de l’économie de marché.

Des défaillances qui ont toujours participé à la déconstruction de l’État social dont la légitimité symbolique repose sur le devoir de garantir des emplois, même précaires en période de « crise ».

Arrivé au bout de cette vague histoire de l’ubérisation, il semble clair que la société assiste aujourd’hui à une décomposition des acquis sociaux. Une dynamique s’expliquant aussi par les concurrences déloyales issues des processus de mondialisation ainsi que par l’optimisation sociale et fiscale des multinationales, permettant d’épargner à l’État des dizaines de milliards d’euros d’impôts chaque année au point de remettre en cause sa santé financière et donc son modèle social.

La révolution numérique est par ses effets une révolution sociale. Et si l’avenir du salariat est remis en doute par l’ubérisation, nous ne pouvons pas non plus affirmer sa disparition.   Probablement, la jurisprudence viendra redéfinir ce qu’est le salariat au XXIe siècle, un salariat devant aussi s’adapter à un désir d’indépendance des travailleurs contemporains. D’aucuns, face à la bataille idéologique qui englobe ces concepts, diront cependant que ce désir doit être nuancé, car ne nous méprenons pas,  le « patron » n’a pas disparu avec l’ubérisation, il est algorithmique et se compose de challenges à réaliser. Le patron, il est dans le smartphone, et il le restera, du moins pour quelques années encore.

Demandons-nous, en allant plus loin même que la question du salariat, vers où nous porte cet interminable processus d’ubérisation ?

De l’individualisme au machinisme, Uber, Google, Facebook investissent des milliards annuellement dans le machine learning.

Quant à la Commission européenne, elle propose un investissement de 50 milliards, dans son programme Horizon 2020, dans le domaine de l’intelligence artificielle. Ces montants ambitieux annoncent une prochaine révolution technologique qui réduira considérablement le travail humain en tendant vers l’entière automatisation de la production de bien et de service, rendant un nombre inimaginable de métiers peu qualifiés tout simplement obsolètes.

L’avenir, s’il n’est à personne, comme le disait Victor Hugo, pourrait bien finalement déjà appartenir aux GAFAM. D’autres voies semblent-elles possibles ? Finalement, difficile à savoir aujourd’hui, tant ce modèle est plébiscité. Mais certains États, comme la Californie, ont étonnamment décidé d’aller à contre-courant, en procédant à une requalification des contrats commerciaux des auto-entrepreneurs en salariés contractuels. Une politique qui s’oppose à celle de la France, où c’est une autre idéologie qui domine avec notamment le projet de loi mobilité. Tenons cet exemple comme démonstration et gardons-le en mémoire : l’ubérisation est un projet de décomposition et d’individualisation de la société qui est aussi porté par nos dirigeants.

Comment combattre les plateformes numériques ?

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AirBnB, Amazon ou Uber. Les États-Unis nous abreuvent depuis une vingtaine d’années d’innovations numériques toujours plus efficaces et confortables. Cette nouvelle économie numérique de « plateforme » n’en finit pas de passionner, de questionner ou d’indigner une large part de la société. Elle permettrait une fluidification des marchés, des gains de pouvoir d’achat ainsi que de nouvelles opportunités de croissance. Mais il semblerait que ces bénéfices ne soient permis qu’au prix d’un affaiblissement des protections salariales et d’un renforcement de la centralité des géants américains. Réfléchir aux conséquences sociétales de ce modèle de plateforme pose la question de la manière dont ces acteurs doivent être régulés, d’autant plus lorsque l’on se rend compte du contrôle politique opéré par ces plateformes sur le monde numérique. Doit-on sacrifier la définition commune d’une vision politique sur l’autel de la croissance économique ?


LA PLATEFORME NUMÉRIQUE

Fruit d’une libéralisation progressive du monde numérique, la plateforme apparaît aujourd’hui comme l’incarnation du marché. « Nous ne fixons pas les prix, le marché fixe les prix. […] Nous avons des algorithmes pour déterminer ce qu’est le marché », disait Travis Kalanick, fondateur d’Uber, en 2013. La plateforme numérique, en réunissant une offre et une demande indépendantes, détermine ce qu’est le marché, elle l’incarne. Elle est donc moins productrice que facilitatrice. Elle devient le tiers de confiance qui sécurise l’échange, et qui se rémunère grâce à une « taxe » sur toute transaction effectuée par le biais de son intermédiation numérique.

YouTube est une plateforme, Deliveroo, Facebook aussi, de même que la Marketplace d’Amazon. Le terme de plateforme numérique recouvre donc un grand nombre d’entreprises et de situations, mais il permet leur appréhension sous forme de modèle. Un modèle ayant, selon les économistes, deux caractéristiques principales : celle de l’effet réseau et celle du marché multi-faces.

L’effet réseau, maintenant bien connu, décrit la situation des marchés numériques amenés à être monopolistiques. Tout le monde utilise Facebook parce que tout le monde est sur Facebook. L’importance d’un réseau dépend de son nombre d’utilisateurs. Pourquoi utiliser autre chose que Airbnb puisqu’on est sûr, grâce au nombre de loueurs, d’y trouver l’offre de location dont on a besoin ? Pourquoi utiliser autre chose qu’Uber puisqu’on est sûr, grâce au nombre de chauffeurs, de pouvoir rentrer chez soi à toutes heures ? Cet effet réseau participe à la constitution d’empires numériques dominants les marchés.

L’analyse des marchés multi-faces s’est développée quant à elle pour caractériser ces entreprises en montrant que la valorisation du produit ou du service sur une face du marché dépend du nombre des usagers sur l’autre face, dépend en fait des croisements d’effets réseaux.

Le modèle même de la plateforme numérique conduit à une lutte « pour » le marché et non en son sein.

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Uber Eats, sponsor principal de l’Olympique de Marseille © Bigmatbasket

L’importance d’une plateforme comme Deliveroo réside dans son nombre de clients, et son nombre de restaurateurs. Les investissements de l’entreprise se concentrent alors dans la course aux effets réseau, c’est-à-dire le marketing pour attirer ces deux catégories d’acteurs. En témoignent les investissements massifs dans le football de la part de Deliveroo et de son concurrent Uber Eats. Sa viabilité financière va dépendre de sa capacité à pratiquer une tarification asymétrique, aux dépens de la troisième composante de l’écosystème : les livreurs.

Le modèle même de la plateforme numérique conduit à une lutte « pour » le marché et non en son sein. Cette course promet au premier arrivé, à celui qui réussira à devenir central grâce à l’effet réseau, une position dominante et une rente durable. Et dans cette course, le travail numérique, le digital labor comme certains l’appellent, semble condamné à n’être d’une variable d’ajustement.

LES PLATEFORMES ET LE TRAVAIL

« Soyons clair : il n’y a rien d’innovant à sous-payer quelqu’un pour son travail », affirme la sénatrice Maria Elena Durazo suite à la décision historique de la Californie d’opérer une requalification en salariés de tous les travailleurs d’Uber et de ses concurrents VTC. Il est encore trop tôt pour appréhender les conséquences de cette décision, véritable tremblement de terre qui pourrait profondément bouleverser le modèle des plateformes de transport. Néanmoins, elle permet d’explorer les raisons poussant certains pouvoirs publics à réguler ces entreprises.

Régulièrement pointés du doigt, les conditions de travail des livreurs, des chauffeurs, et plus largement des travailleurs des plateformes sont devenus un sujet de société. Ces nouveaux modes de travail dits innovants permettent-ils à une génération dite flexible l’accès à des emplois plus adaptés, ou représentent-ils une régression au sein du monde laborieux ?

Il est d’abord notable que la flexibilité vantée par les plateformes repose sur l’exploitation des catégories les plus pauvres de la population, des exclus du marché du travail. Jérôme Pimot l’exprime on ne peut mieux lorsqu’il évoque sa première réunion de travail à Frichti, nouvelle start-up française de livraison de repas : « De l’autre côté de la porte vitrée qui se referme derrière nous, les gagnants de la transition numérique nous observent du coin de l’œil, ceux qui maîtrisent les nouveaux codes de la start-up nation, […] ceux qui sont en France depuis plusieurs générations et qui ont pu faire des études de marketing, d’informatique ou de digital networking. Moi, je suis avec des immigrés et des fils d’immigrés, des gens qui parlent à peine français, des gens dont le marché du travail ne veut pas ».

Différentes études corroborent les propos du livreur et montrent que les promesses « d’Uberéussite » (selon le vocabulaire de la marque) parlent avant tout aux plus précaires. A ce titre, la cartographie des chauffeurs en région parisienne en dit long :

Carte des chauffeurs VTC de la région parisienne © Charles Boisse

« Nous sommes auto-entrepreneurs mais nous n’entreprenons rien du tout. »

Il apparaît également que cette exploitation conduit à l’acceptation sociétale des contrats précaires. Ce qui pose problème c’est que les plateformes se basent sur une forme contractuelle relativement récente, rappelant pourtant le travail à la tâche des siècles passés : l’auto-entrepreneuriat. Ces travailleurs n’en sont pas moins soumis aux directives de l’application pour qui ils travaillent, et leur statut ressemble bien souvent à la subordination d’un contrat salarial. Jérôme Pimot de continuer : « Nous sommes auto-entrepreneurs mais nous n’entreprenons rien du tout. Nous répondons aux besoins et aux ordres d’une entreprise, donc nous sommes des employés ». C’est pourquoi, au cours des dernières années, différents tribunaux ont requalifié des travailleurs individuels en salariés, jusqu’à la décision très récente de la Californie qui devrait s’appliquer sur l’ensemble de l’État.

Des frictions existent donc entre la « rigidité » de l’Ancien monde et la « flexibilité » du nouveau. Mais la persévérance des plateformes conduit à ce que la précarisation des travailleurs, même si elle fait parfois les grands titres, ne dérange plus grand monde. Elle choque de temps en temps, mais personne ne semble prêt à renoncer à sa livraison de sushis. Les plateformes s’appuient sur l’acceptation des consommateurs pour exister. Cette acceptation conduit à une normalisation de la précarisation participant de l’évolution globale du monde du travail, dont la loi travail de 2016 est une première étape de concrétisation institutionnelle en France, via notamment l’inversion partielle de la hiérarchie des normes. C’est pourquoi il semble urgent de comprendre la manière dont les plateformes jouent avec les zones grises pour imposer leurs propres régulations.

Il est urgent de réinjecter du politique, de la réflexion collective, dans ces organisations. Urgent de sortir du laissez-faire généralisé pour opérer une régulation capable de mettre un coup d’arrêt aux conséquences dangereuses des innovations plateformiques, qui ne se limitent pas au monde du travail.

DES CONSÉQUENCES SOCIÉTALES PLUS LARGES

S’il est urgent d’opérer ces réflexions, c’est parce qu’elles permettront de faire évoluer l’équilibre institutionnel reposant, pour le moment, sur un laissez-faire favorable aux plateformes. Mais surtout, parce que ces dernières ont bien compris comment maintenir leurs positions. Empêcher techniquement les conflits sociaux fait partie de cette stratégie.

Les livreurs Deliveroo et Uber Eats se sont récemment rassemblés et ont réussi, grâce à des actions innovantes, à bloquer le fonctionnement des plateformes quelques heures. Une forme d’organisation syndicale voit même le jour notamment grâce au Collectif de livreurs autonomes de Paris (le CLAP). Parfois, les conducteurs Uber arrivent également à s’organiser pour manifester.

Pourtant, ces actions sont rares et font courir des risques à ceux qui les organisent. Les travailleurs exprimant leur colère risquent tout simplement la « désactivation » de leur profil, ce qui équivaut à un licenciement. Ce fut le cas pour Nassim, leader des dernières protestations de livreurs à Paris, dont le contrat de service avec Deliveroo s’est vu résilié sans motif après ces événements.

C’est avant tout l’organisation technique de la plateforme qui rend quasiment inopérante l’organisation syndicale et conflictuelle, capable de faire évoluer les conditions de travail. Les travailleurs ne se rencontrent pas entre eux, et ne rencontrent jamais de supérieurs hiérarchiques. C’est un algorithme qui les met au travail au travers d’une application. Or, il est difficile de protester contre un algorithme. D’autant que les places sont chères et qu’en exploitant les classes les plus précaires, les plateformes s’assurent de la docilité relative de la majorité de leurs travailleurs qui, sans cela, seraient pour certains au chômage.

Les plateformes sont capables d’imposer des visions du monde à travers leurs intermédiations, des visions politiques invisibilisées derrière l’apparente neutralité d’un algorithme.

La logique algorithmique impose également des manières particulières de voir le monde. Les travailleurs y sont soumis puisque ce sont ces algorithmes qui leur donnent des missions. Mais les utilisateurs aussi. Découle de cette situation un « sur-contrôle » à la discrétion des plateformes. La surveillance permanente permise par le numérique instaure une nouvelle forme de panoptique. Chacun se sait épié (traçabilité GPS, notations, commentaires, etc.), donc chacun adapte son comportement à la normativité de la plateforme (même si des déviances existent, évidemment).

Ceux qui mettent en place ces normes, les plateformes, disposent alors d’un pouvoir politique invisible mais certain : celui de la définition de la normalité. Cette normalité définit à son tour le cadre d’action des acteurs, ce qu’ils peuvent et ne peuvent pas faire, ce qui sera bien ou mal vu.

Les plateformes sont capables d’imposer des visions du monde à travers leurs intermédiations, des visions politiques invisibilisées derrière l’apparente neutralité d’un algorithme. Pourtant, loin d’être neutre, l’algorithme oriente nos comportements.

Ce pouvoir normatif progressivement acquis par les plateformes est d’autant plus inquiétant qu’elles tendent aujourd’hui à recouvrir chaque aspect de nos vies. La logique de la Silicon Valley et du monde numérique est celle de la croissance et de l’expansion permanente. Avec un postulat simple : l’Homme étant imparfait, la technologie doit l’aider à résoudre les problèmes dus à cette imperfection.

Avec les bonnes applications, tous les « bugs » de la société deviennent mineurs. La traque du bug social, du manque de confort sur tel ou tel espace, motivée par la niche promise à la start-up qui saura résoudre ce « problème », impose la technologie dans chaque aspect de nos vies. La disruption du monde numérique s’apparente aujourd’hui à la traque de chacun des gestes sociaux, domestiques, intimes et en leur traduction numérique la plus efficace et rentable. Ce développement propose assurément un confort inégalé à l’Homme moderne pouvant recevoir sa nourriture, ses livres, ses films sans se déplacer ; pouvant réserver en un clic ses vacances, ses transports ; pouvant discuter, rencontrer, échanger en permanence avec de nouvelles personnes. Mais il induit une couverture de la surface entière de la réalité par le numérique, dominé par les plateformes et leurs visions du monde. Rationalisation et uniformisation deviennent alors les maîtres mots de l’organisation numérique, au sein de laquelle la logique commerciale domine au détriment d’une logique d’intérêt général.

Les services publics sont trop coûteux, trop inefficaces : laissons faire le marché…

Cette situation prend un sens d’autant plus inquiétant quand les services proposés par les plateformes s’apparentent à des services publics. À Dublin, en Californie, la municipalité ne parvenant plus à financer certains services de transports à décider de faire confiance à Uber. La ville va supprimer plusieurs lignes de bus qui seront remplacés par des chauffeurs Uber subventionnés. Quelques exemples de ce type se retrouvent aux quatre coins du monde, notamment en France dans la ville de Nice, et ne sont pour le moment que des expérimentations. Pourtant, on comprend bien la logique derrière ces expériences. Les services publics sont trop coûteux, trop inefficaces : laissons faire le marché.

Mais le marché, apposé aux services publics, pose évidemment des problèmes énormes. D’abord parce que, dans cette situation, Uber collecte un nombre de données considérable sur le territoire en question. Données qui l’aideront à maintenir sa position dominante et qui rendent chaque jour plus difficile la remise en cause du géant. Mais surtout, parce que si une plateforme assure des services d’intérêts généraux comme les transports, qui garantira, à terme, l’égalité de tous devant ces services ? Qui obligera Uber à proposer les mêmes services dans les territoires les plus pauvres et les plus riches ? Qui l’obligera à pratiquer des tarifs abordables, à proposer des services pour les personnes à mobilité réduite, etc. ? La RATP va jusqu’à encourager l’utilisation de la plateforme lors des grèves de son personnel. Pourtant, pendant ces grèves les tarifs explosent, puisque le marché lui est favorable (plus de demande que d’offre).

C’est le surge pricing, la tarification dynamique, la rencontre directe et sans contrôle de l’offre et de la demande. Le marché. Comment apparenter cela à un service public ?

https://www.wcifly.com/fr/blog-international-ubersharetripstatus
Application Uber © WCIFLY

Le numérique marchand continue son expansion et semble avoir trouvé, avec le modèle de la plateforme, le moyen de conquérir partout de nouveaux espaces. D’origine libertaire, Internet est vite devenu une vaste place marchande. L’avènement des plateformes permet une expression de ce marché d’autant plus efficace, aux conséquences matérielles d’autant plus visibles. L’influence délétère sur le travail, la centralité et la puissance des géants numériques, le contrôle qu’ils mettent en place, l’imposition d’une vision politique rationalisée et marchande que tout cela sous-tend, doit nous pousser à l’action. Réguler les plateformes doit se faire avant que leur pouvoir normatif rende leur remise en cause totalement impossible.

LES TENTATIVES DE RÉGULATION

Pourquoi les bénéfices des services de plateformes devraient-ils être rapatriés en Californie ou dans un paradis fiscal, alors même qu’ils proviennent de transactions, pour la plupart, purement locales ? En dehors de toutes réflexions plus profondes, c’est cette question que se posent déjà bon nombre de pouvoirs publics.

AirBnB n’a que peu d’existence dans les opérations qu’elle met en place. Elle intermédie. Elle est propriétaire d’une plateforme de mise en relation, et elle taxe les vacanciers pour son utilisation. Grâce à l’effet réseau, la plateforme est devenue centrale, sa remise en question devient impossible. Mais certains s’y sont essayés.

Certaines métropoles mènent régulièrement des frondes contre l’américain qui n’a que peu de considération pour les conséquences sociétales et urbaines de son business model (gentrification, augmentation des loyers, raréfaction de l’offre de logement, etc.). Pour contourner la suprématie juridique de la propriété et de la libre entreprise, ces municipalités ont dû ruser. À Madrid, pour obtenir une licence et utiliser AirBnB, les propriétaires doivent prouver que leur logement dispose dune entrée indépendante du reste de l’immeuble, comme pour un hôtel. Cette mesure rend la location impossible pour bon nombre d’appartements. Valence, quant à elle, n’accepte les locations touristiques qu’au rez-de-chaussée. Berlin a également tenté, en 2016, de limiter l’usage d’AirBnB à une seule pièce de son logement, au risque d’une amende de 100 000 euros.

Le problème des limitations / interdictions vient principalement des utilisateurs, devenus accros à ces services.

Si ces initiatives paraissent intéressantes, reste un problème majeur : comment les faire respecter ? Si les plateformes se sont imposées, c’est avant tout grâce à l’utilisation massive qu’en font les consommateurs. À Berlin, l’interdiction a fini par tomber suite aux nombreuses réclamations de ces derniers. D’autant qu’il parait difficile d’établir une surveillance généralisée de l’utilisation de la plateforme. Le problème des limitations / interdictions vient donc principalement des utilisateurs, devenus accros à ces services.

https://www.youtube.com/watch?v=rRjWo3RfuOA

D’un autre côté se développe le coopérativisme de plateforme. Théorisée notamment par Trebor Scholz en Allemagne, l’idée est de considérer la plateforme comme un outil à se réapproprier. Scholz préconise de copier le noyau technologique des géants numérique, leur outil d’intermédiation, et de le recréer sous un format coopératif. CoopCycle, une coopérative de livraison à vélo opérant une réelle réflexion sur ces questions, illustre en France la réappropriation par les travailleurs de leur outil de travail : la socialisation des plateformes.

https://www.flickr.com/photos/jeanbaptisteparis/4585054120
Trebor Scholz © jeanbaptisteparis

De la même manière, ces initiatives sont intéressantes. Néanmoins, elles sont limitées. Se mettre en concurrence avec des plateformes globales (centrales sur leur marché) au budget quasi illimité n’est pas sans risque. La concurrence induit la possibilité d’une auto-exploitation des travailleurs, devant eux-mêmes écraser les coûts pour faire face à la plateforme d’origine.

CoopCycle parait avoir pris connaissance de ce problème et parvenir à l’éviter, mais toutes les coopératives feront-elles de même ? D’autant que si ces acteurs peuvent gagner quelques parts de marché de par leur avantage comparatif éthique, ils seront bien incapables de remettre en cause durablement les monopoles des plateformes en place.

LE MUNICIPALISME DE PLATEFORME

Une approche intéressante pour lutter contre les plateformes se situe au croisement de ces deux tentatives. C’est celle du municipalisme de plateforme.

Interdire ou limiter trop frontalement les plateformes parait inefficace tellement elles sont implantées dans les habitudes de consommation. Pour la même raison, développer des alternatives éthiques condamne à la marginalité, condamne à rester dans l’ombre de l’effet réseau. Dans ces conditions, ne pourrait-on pas s’appuyer sur une limitation / interdiction locale, pour induire l’utilisation d’une nouvelle plateforme gérée collectivement ?

Cette idée se développe doucement, notamment chez les penseurs des communs économiques. Elle est caractérisée par le MuniBnB de Janelle Orsi qui parle d’une plateforme, gérée collectivement à l’échelle d’une municipalité, capable de supplanter les services proposés par le géant américain de la location d’appartement. À terme, le courant des communs, notamment le néerlandais Michel Bauwens imagine un réseau d’alliance entre municipalités qui auraient développé des outils informatiques Open Source ré-adaptables localement et gérés collectivement pour remplacer les plateformes capitalistes.

https://www.flickr.com/photos/ter-burg/24974180470
Michel Bauwens, président de la P2P Fondation © Sebastiaan ter Burg

Cette idée s’applique très bien à la situation d’AirBnB, notamment parce que l’entreprise américaine n’a qu’un faible degré d’intermédiation, elle ne met pas directement au travail des indépendants. Mais elle pourrait être ré-adaptable à de nombreux modèles de plateformes.

Pourquoi ne pas imaginer également une entreprise de livraisons, gérée collectivement et localement par l’ensemble des livreurs, et soutenue par une interdiction locale des géants américains, aux profits reconnus par la communauté en question comme socialement dangereux ? Dans certains cas il serait intéressant de s’appuyer sur des coopératives existantes (Scholz parle même de la gestion de plateformes par des syndicats). Dans d’autres, la réappropriation pourrait émaner plus directement des pouvoirs publics transformant directement le service en question en service d’intérêt général.

Les questions philosophiques sur les dangers de l’utilisation de tels services, si elles sont essentielles, ne doivent pas nous détourner de la recherche de solutions concrètes.

L’idée centrale dans les deux cas reste celle de Scholz : copier le noyau technologique des plateformes. Et créer une plateforme capable de proposer un service aussi efficace, fluide et intuitif que les géants. Un service local et socialement utile. Mais que pour que cela fonctionne, l’interdiction locale de la plateforme d’origine est inévitable.

Nous devons reconnaître qu’elles ont su se rendre indispensables aux consommateurs numériques. Les questions philosophiques sur les dangers de l’utilisation de tels services, si elles sont essentielles, ne doivent pas nous détourner de la recherche de solutions concrètes. Et le concret passe avant tout par le pragmatisme dans la lutte contre les géants aveuglés par le profit, et donc par la relocalisation et la collectivisation des outils numériques que sont les plateformes.

Seule cette collectivisation permettra d’insuffler une réelle réflexion sociétale au sein du numérique, aujourd’hui dominé par toute ces plateformes souhaitant officiellement sauver le monde, mais n’ayant officieusement qu’une idée en tête : sauver leurs cours de bourses.

Poser les dangers des plateformes, tant pour leurs travailleurs que pour l’influence performative de leurs modèles, serait une première étape permettant une prise de conscience. Mais cette prise de conscience pourrait n’être d’abord que locale. En analysant ces dangers sur un territoire particulier (une ville par exemple), on pourrait plus facilement les rendre intelligibles. Puis, viendrait le temps de la mise en place d’une interdiction / limitation locale, première étape d’une réappropriation collective des outils plateformiques. La ville parait en effet être le meilleur échelon d’action puisqu’elle peut se donner les moyens juridiques de cette limitation, puis les moyens réflexifs de création de son alternative communautaire. Mobiliser les utilisateurs parait être essentiel à l’acceptation d’une telle mesure. C’est avec eux que doivent alors être posées les bases de gestion du nouvel outil plateformique local et communautaire.

Pour reprendre l’exemple d’AirBnB, on passerait d’abord par une étude des conséquences de la plateforme sur un territoire donné. Puis par une interdiction locale de l’américain, suivi du lancement d’une plateforme MuniBnB, gérée tel un service d’intérêt général par la municipalité. Les consommateurs sauraient alors que pour louer un appartement sur ce territoire, il faut passer par cet outil capable de redistribuer localement la valeur créée, et d’opérer une réflexion sur les conséquences économiques de son modèle (gentrification, concurrence avec les hôtels, etc.).

Cette idée n’en est qu’à ses débuts et reste à être affinée sur bon nombre de points. Il est notamment à prévoir que les géants américains ne se laisseront pas faire, et qu’ils pourront engager des batailles juridiques interminables. Un courage politique certain est donc nécessaire à son expérimentation.

Il est néanmoins à espérer qu’avec le succès local d’une telle initiative, un mouvement collectiviste pourrait être lancé, afin de se réapproprier les déterminants d’un développement numérique qui ne cesse de nous échapper.

Les nouvelles têtes de la politique

Trump et Louis XIV

Qu’aurait dit Michel Foucault de la communication politique sur les réseaux sociaux ? Qu’est devenu le fameux “corps du roi”? Du profil sur la pièce de monnaie au “profil” des réseaux sociaux, la “tête” du politique a changé. Loin de rendre les politiques plus proches et accessibles par leurs vagues de tweets quotidiens, le numérique les a désincarnés, sans les rendre moins caricaturaux.


« Les têtes de la politique » : du corps du roi au corps du politique

Dans un article intitulé « Les têtes de la politique » publié dans En attendant le grand soir, Michel Foucault analysait l’évolution de l’apparition du souverain et du politique dans l’espace public.

Selon lui, le « corps du roi » s’incarnait dans des signes : sceptre, couronne, profil sur une pièce de monnaie : « Les souverains n’avaient pas de visage. Un roi pouvait courir les routes, se déguiser en cocher et souper à l’auberge. Nul ne le reconnaissait, sauf au hasard d’un écu dans le creux d’une main ». Toutes les « têtes » du roi avaient le même « visage », celui de la monarchie.

Au corps du roi, unique, s’est opposée ensuite la « foule des figures politiques » post-révolutionnaires qui étaient constituées d’un corps différent. « La souveraineté [ancienne] fonctionnait au signe, à la marque creusée sur le métal, sur la pierre ou la cire ; le corps du roi se gravait. La politique elle, fonctionne à l’expression : bouche molle ou dure, nez arrogant, vulgaire, obscène, front déplumé et buté, les visages qu’elles émet montrent, révèlent, trahissent ou cachent. Elle marche à la laideur et à la mise à nu». La présence de l’homme politique passe alors par les multiples moyens de communication : les journaux, la radio, la télévision et aujourd’hui les réseaux sociaux.

Dans le domaine de la communication, comment le numérique a-t-il donc façonné de « nouvelles têtes de la politique » ? Alors que la représentation des dirigeants était passée jusque-là par le média journalistique (caricatures, portraits-charges), elle est de nos jours infléchie considérablement par la révolution numérique qui ouvre de nouveaux modes de présence aux hommes d’état. Où est passé le « corps du politique » à l’ère de Twitter et Facebook ?

La nouvelle tête désincarnée du politique

Le numérique désincarne. Contrairement à ce qu’on pourrait penser de l’hégémonie supposée du visuel dans nos sociétés actuelles, le numérique ne passe pas seulement par l’image. Du profil de la pièce de monnaie, on est passés au profil Twitter : le slogan, le hashtag, la devise, remplacent la figure et le visage. La fabrique de la « nouvelle tête des politiques » passe non seulement par les supports photos et vidéos, mais également par les tweets et autres discussions Facebook, c’est-à-dire de courts messages textuels.

C’est pour cette raison que le compte Twitter de Donald Trump, par exemple, a quelque chose d’étrangement désincarné. Le président américain tweete en moyenne 15 fois par jour, soit près de 5500 fois par an. Sa « page » n’est pas un profil figé de visage, elle agrémente tout un arsenal de hashtags répétitifs : de #MakeAmericaGreatAgain (#MAGA) à #StandForOurAnthem, en passant par l’incontournable #FakeNews, Trump produit une « tête » à slogans et non plus un corps de signes institutionnels. La représentativité socio-numérique s’assimile aujourd’hui davantage à la tweetosphère qu’aux grands discours de l’histoire politique de nos pays. La « tête » du politique n’est plus statufiée dans un profil de pièce ; elle est production d’une identité kaléidoscopique de messages succincts postés sur le net. Avant, la « tête » du dirigeant passait par des images et des discours historiques prononcés devant la télévision ou à la radio. Désormais, la « tête » du politique est davantage une présence sans cesse actualisée de brefs messages déliés.

Du profil de la pièce de monnaie, on est passé au profil Twitter : le slogan, le hashtag, la devise remplacent la figure et le visage.

Le faciès de l’homme d’état est donc moins visuelle que narrative : c’est un soi qui s’exprime et se raconte sur un mur. Ainsi Donald Trump raconte-il récemment son histoire de président américain pseudo-pacifiste en quelques lignes à propos du cessez-le-feu conclu entre la Turquie et les Kurdes : « C’est un grand jour pour notre civilisation. Je suis fier que les États-Unis me suivent dans ce chemin nécessaire, mais quelque peu non conventionnel. On a tenté de le faire depuis des années. Des millions de vies seront sauvées. » Et l’on se comporte comme s’il fallait chercher notre destin de peuple au fond de ces messages, de même qu’on croyait trouver la quintessence de notre identité politique dans les grands discours des politiques d’autrefois.

Quand le politique revendique sa propre caricature

De même que les journaux du 19e siècle avaient transformé le symbole du corps du roi en « laideur », comme le disait Foucault, le numérique favorise une dimension caricaturale du politique : Salvini s’adressant à ses followers au format selfie mal cadré, s’enlaidit volontairement ou du moins ne cherche pas à se présenter sous son meilleur jour, probablement en vue de l’authenticité de sa communication. Répétant ses hashtags à tout bout de champ, Donald Trump cristallise sa « tête », son image, dans une sorte d’icône parlante farcesque, dont l’identité politique se reconnaît justement à la farce ou la dérision. Le président américain n’a rien du grand et imposant président Lincoln ou du beau Kennedy, de ce corps et de cette voix qu’on écoutait dans le fameux discours de 1962 sur le défi de la conquête spatiale pour la puissance américaine. Outre la brièveté et le caractère hétéroclite de ses messages, la caricature chez Trump passe par des slogans répétés sans relâche : « Make America great again », pour n’en prendre qu’un seul. Trump se double ainsi d’une effigie tonitruante, d’une caricature de lui-même. Il n’a par ailleurs jamais changé sa photo de profil, ce qui montre bien que l’essentiel de sa communication réside non pas dans l’image mais dans le post continuel de messages.

Répétant ses hashtags à tout bout de champ, Donald Trump cristallise sa « tête », son image dans une sorte d’icône parlante farcesque, dont l’identité politique se reconnaît justement à la farce ou la dérision.

Le « profil » numérisé des dirigeants, de nos jours, aurait sans doute inspiré beaucoup de nouvelles pensées à Foucault. L’analyse des « nouvelles têtes de la politique » ne peut faire l’économie d’un passage dans la tweetosphère politique : du profil-esquisse du roi sur une pièce de monnaie à l’image caricaturale des politiques post-révolutionnaires, de la gravité immobile du portrait au réalisme de la laideur caricaturale, on avait déjà fait un pas. Mais le web des identités numériques nous donne actuellement à voir une tout autre sorte de « profil » : celui d’informations, de messages succincts et de slogans. La nouvelle tête de l’homme d’état est la synthèse presque hégélienne des deux précédentes : un profil institutionnel constitué de signes et de symboles comme sous la monarchie et une caricature qui rappelle les figures du XIXe siècle. Or aujourd’hui, la caricature est alimentée par le politique lui-même et la farce s’invite dans le portrait institutionnel.

 

 

« Les gilets jaunes sont la version populaire de Nuit Debout » – Entretien avec Paolo Gerbaudo

Le chercheur Paolo Gerbaudo. En fond, le Parlement grec. © Léo Balg, LVSL

Spécialiste de l’impact d’Internet sur la politique et des mouvements d’occupation de places de 2011, Paolo Gerbaudo est sociologue politique au King’s College de Londres. À l’occasion de la sortie de son troisième livre, The Digital Party, nous avons voulu l’interroger sur la démocratie digitale, le rôle du leader en politique, le Mouvement 5 Etoiles ou encore le mouvement des gilets jaunes. Retranscription par Bérenger Massard.


LVSL – Peut-être devrions nous débuter avec la question suivante : comment sont nés ce que vous appelez les partis digitaux ? Et en quoi sont-ils liés, par exemple, à Occupy ou aux indignés en Espagne, c’est-à-dire aux mouvements qui occupent les places ? Existe-t-il un idéal-type de parti numérique ?

Paolo Gerbaudo – C’est une question très intéressante. En effet, cette nouvelle génération de partis est fortement liée à la génération de mouvements sociaux apparus en 2011, notamment Occupy, Los Indignados, Syntagma en Grèce, qui ont porté de nombreux thèmes similaires à ceux de ces partis : le thème de la démocratie, la critique envers les élites, les demandes de participation citoyenne, la critique du capitalisme financier… Malgré leur puissance, ces mouvements ne parvenaient pas à atteindre leurs objectifs finaux, ce qui a donné lieu à beaucoup de discussions sur les places quant aux objectifs et aux moyens à définir. Cela a déclenché une prise de conscience autour de la nécessité de s’organiser pour lutter à plus long terme. Ainsi, je vois la création de ces partis comme une réponse à ces enjeux organisationnels, au fait que vous devez structurer la campagne des mouvements sociaux afin de la rendre plus durable.

Tweets and the Streets, premier ouvrage de Paolo Gerbaudo, publié en 2012. ©Pluto Books

Par exemple en Espagne, il y a eu tout un débat autour du slogan « Non me representam » [« ils ne me représentent pas »]. L’anarchiste l’interprète comme un rejet de la représentation sous toutes ses formes. Mais en réalité, pour beaucoup de gens, c’était quelque chose de plus complexe, qui signifiait : « Nous voulons être représentés, mais les gens qui nous représentent ne sont pas à la hauteur de la tâche. Nous voulons une bonne représentation, nous voulons être représentés par des personnes en qui nous pouvons faire confiance ». Ces nouvelles formations cherchent donc à combler ce vide de la représentation et à en renouveler les formes.

En termes de parti digital idéal, je pense que le modèle le plus pur est celui du mouvement Cinq étoiles, même s’il est en retard sur le numérique. Ils sont convaincus d’utiliser des technologies de pointe, mais ce qu’ils utilisent est assez moyen. Le nombre d’inscrits sur la plateforme est plutôt limité, mais l’idéologie du parti est très fortement imprégnée d’une utopie techniciste, qui repose sur le pouvoir participatif qu’offre la technologie. Il s’agit selon moi de l’idéal-type du parti numérique. C’est celui qui incarne le plus l’esprit populiste et la nouvelle croyance dans le pouvoir de la technologie, qui est au centre de cette génération de partis politiques.

LVSL – Ces partis digitaux semblent difficiles à définir selon les lignes idéologiques classiques, ou même selon des lignes socio-économiques comme la classe sociale, comme c’était le cas pour les partis au XXe siècle. Ils regroupent ce que vous appelez des people of the web qui appartiennent à différents groupes sociaux. Est-ce qu’il s’agit seulement de nouveaux partis attrape-tout, au détriment de la clarté idéologique ?

PG – C’est une question intéressante car pour beaucoup de gens, il y a une différence entre les partis traditionnels de gauche, qui auraient un électorat clair, à savoir la classe ouvrière, et ces nouveaux partis attrape-tout. En réalité, quand vous regardez l’histoire, le PCF en France ou le PCI en Italie ne se sont pas limités à être des partis de la classe ouvrière : environ 50% de leur électorat venait de la classe ouvrière industrielle, le reste provenait d’un mélange de petite bourgeoisie, d’intellectuels, de professions intermédiaires, etc. Il faut garder cela à l’esprit, car existe le mythe selon lequel l’ère industrielle était complètement cohérente, alors que ce n’était pas le cas.

« Ce qui caractérise les électeurs du mouvement 5 Étoiles est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. »

Pour parler comme Nikos Poulantzas, ce qui est vrai est qu’il existe un nombre diversifié de segments de classe qui composent la base électorale des partis digitaux. Ils sont principalement orientés vers les jeunes qui ont un niveau d’éducation élevé et qui se servent beaucoup d’internet, ainsi que vers la classe moyenne et la classe moyenne inférieure. Bien qu’ils soient nominalement de la classe moyenne, étant donné que leurs parents en faisaient partie, ils se retrouvent souvent dans une situation de déclassement. La classe moyenne se caractérise par son patrimoine, notamment sous forme immobilière. Mais pour de nombreux enfants de la classe moyenne, l’achat d’une maison n’est plus possible, car ils souffrent de bas salaires et d’emploi précarisé. Ils paient des loyers élevés, ce qui signifie qu’ils ne peuvent épargner suffisamment pour obtenir un crédit. Ils se résignent à louer à long terme et à subir un déclassement progressif.

À côté de cela, vous avez d’autres segments de l’électorat qui sont représentés par ces partis : des pauvres, des chômeurs, des gens de la classe ouvrière. C’est donc un ensemble assez disparate, mais qui malgré sa diversité partage un mécontentement à l’égard de la situation actuelle. Par exemple, dans le cas du mouvement Cinq étoiles, certaines recherches socio-démographiques indiquent que ce qui caractérise ses électeurs est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. En revanche, les électeurs du Partito democratico [parti centriste italien, au pouvoir de 2013 à 2018 avec notamment le passage Matteo Renzi, issu de la fusion des deux anciens partis d’après-guerre, la démocratie chrétienne et le parti communiste] dans les mêmes secteurs de l’économie que ceux du M5S, ont tendance à occuper des postes plus stables et plus sûrs. Cette opposition n’a pas grand chose à voir avec l’occupation d’un emploi dans tel ou tel secteur de l’économie, ou que vous soyez travailleur manuel ou intellectuel, mais plutôt avec le degré de sécurité et de stabilité de votre emploi. Ainsi, les personnes qui se sentent précarisées sont plus susceptibles de voter pour ces partis. Ce sont aussi des gens qui ont tendance à être plus jeunes, car il y a un clivage générationnel.

LVSL – Pensez-vous que les coalitions de ces partis, fondées sur les jeunes et les précaires, reposent sur un contenu idéologique commun ? En réalité, ces partis ne sont-il pas seulement des machines de guerre électorale destinées à mettre dehors le personnel politique actuel et à le remplacer, mais sans véritable programme ?

PG – C’est un autre point intéressant, dans la mesure où ces partis risquent en effet d’être incohérents sur le plan idéologique. Je dirais qu’ils ont une idéologie : elle est fondée sur la récupération de la souveraineté, la coopération, la restauration de la démocratie, la participation citoyenne, la réforme du capitalisme financier… Mais lorsqu’il s’agit d’exigences plus spécifiques, puisqu’ils sont plutôt divers du point de vue de l’appartenance de classe de leurs électeurs, les contradictions apparaissent rapidement.

Le cas de Syriza en Grèce est particulièrement éloquent. Ce n’est certes pas un parti digital à proprement parler, mais plutôt un parti populiste de gauche. Syriza a néanmoins réuni des ouvriers pauvres, des chômeurs qui n’avaient fondamentalement rien à perdre, et des secteurs de la classe moyenne qui avaient beaucoup à perdre, des comptes à vue, des propriétés immobilières libellées en euros… Donc, quand il a été question de quitter l’euro, et sans doute également l’Union européenne, bien que cette sortie ait obtenu un soutien considérable de la part des classes populaires, les classes moyennes ont vraiment eu très peur. Au final, ce sont ces derniers qui l’ont emporté en juillet 2015. C’est pourquoi il a été décidé de rester dans l’euro, en dépit de leurs difficultés et des problèmes que cela représentait pour leur pays.

Nous pouvons aussi voir cela chez Podemos, où il y a deux options idéologiques : une plus populiste et attrape-tout avec Íñigo Errejón, et une seconde plus traditionnellement de gauche radicale, poussée par Pablo Iglesias et Irene Montero. Cette dernière est fondamentalement un mélange d’extrême gauche, de radicalisme et de politique identitaire qui rebute les personnes moins politisées.

LVSL – Comment percevez-vous le Mouvement 5 étoiles qui gouverne avec la Lega depuis environ un an ? Les sondages actuels montrent que la Lega est plus populaire que son partenaire de coalition, en partie grâce de la figure de Salvini et de l’agenda anti-migrants qu’il met constamment en avant. Le M5S peut-il inverser cette tendance, c’est-à-dire mettre en place des mesures qu’il pourra vendre à son électorat ? Ou restera-t-il simplement au gouvernement pour éviter de nouvelles élections, mais sans savoir exactement où aller ?

PG – Ils ont beaucoup souffert de leur alliance avec la Lega. D’une certaine manière, la première option consistait à s’allier au Partito Democratico car ils venaient à l’origine du même espace politique. Leur base initiale était globalement celle des électeurs de centre-gauche déçus par la politique du PD. Maintenant, cette alliance oppose d’un côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement cinq étoiles, et de l’autre un parti fondamentalement léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. Cette dernière a été aux affaires depuis très longtemps. Ses cadres connaissent toutes les combines et toutes les magouilles et ils les utilisent sans retenue. On pouvait donc s’attendre à ce que cela arrive. Le Mouvement cinq étoiles a poussé certaines revendications économiques, en particulier le reddito di cittadinanza [revenu de citoyenneté], de façon à avoir quelques victoires à montrer à ses électeurs. Mais cela ne suffit pas, évidemment, car cela ne résout que certains des problèmes de pauvreté et ne résout pas celui du chômage. Cela ne résout pas les problèmes de beaucoup d’autres personnes, qui ne sont peut-être pas au chômage, mais qui sont confrontées, entre autres, à de bas salaires.

« Cette alliance oppose d’une côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement Cinq Etoiles, et de l’autre ce qui est fondamentalement un parti léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. »

Cela tient aussi au caractère très fluide du parti. La Lega a un récit très clair à présenter à l’électorat. Celui du M5S, globalement, est que ce sont les inscrits du mouvement qui décident. Comme si le parti n’avait aucune valeur, même substantiellement. Comme si les inscrits sur la plateforme pouvaient décider que la peine de mort est bonne ou non. On pourrait imaginer que quelqu’un lance une proposition comme « interdisons les syndicats » et que cela puisse passer après un simple vote sur la plateforme… Donc cela les rend très faibles lorsqu’il s’agit de former une alliance avec un parti plus structuré comme la Lega.

Autre fait intéressant : Salvini a néanmoins compris qu’il ne pouvait pas pousser trop loin son conflit avec le M5S. Il a dernièrement essayé de menacer de quitter le gouvernement sur la question du projet de ligne à grande vitesse qu’il soutient, le Lyon-Turin. C’était assez intéressant de voir les réactions sur Facebook. D’habitude la page de Salvini, peut-être la plus grosse page Facebook d’Europe en ce qui concerne les personnalités politiques, est une base de fans inconditionnels qui boivent ses paroles. Cependant, au cours de ce conflit, et à mesure que devenait réelle la possibilité d’une rupture au sein du gouvernement, il a reçu de nombreuses critiques de la part de ses partisans : « si vous faites ça, vous êtes un traître, si vous faites ça, nous ne vous suivrons plus ». Ces critiques ne se cantonnaient pas à cette question du Lyon-Turin. Elles s’expliquent plutôt par la popularité globale du gouvernement, qui se présente comme un gouvernement de changement. D’une certaine manière, Salvini est enfermé dans son alliance avec le M5S. Son électorat ne veut pas qu’il revienne vers Berlusconi.

LVSL – En France, il y avait en 2017 deux mouvements ou partis qui reprenaient certains aspects des partis digitaux : la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon et En Marche ! d’Emmanuel Macron. Tous deux avaient, du moins au début, des structures très faibles et des dirigeants très puissants au sommet. Comment analysez-vous ces deux partis, après deux ans d’existence ?

PG – À l’origine, la France Insoumise est un exemple très réussi de parti numérique, qui a été capable de recruter rapidement un demi-million de personnes. Par rapport au Mouvement cinq étoiles, où les membres sont supposés pouvoir décider de n’importe quoi et même de présenter des propositions de loi, la démocratie numérique de la France Insoumise est plus limitée. Mais quelque part, le système décisionnel de la France Insoumise est plus honnête : il est plus sincère de dire que les membres peuvent avoir leur mot à dire, mais pas sur absolument tout. Par exemple, lors de la préparation de l’élection de 2017, il y a eu deux phases. D’abord, la contribution sous forme de texte ouvert : tout partisan de la France insoumise pouvait envoyer un texte avec ses propositions, après quoi une équipe technique, celle qui a produit les livrets thématiques, analysait la récurrence de certains termes ou propositions dans ces textes. Puis, la base intervenait de nouveau pour donner la priorité à une mesure parmi une dizaine. C’est une intervention limitée, mais c’est peut-être mieux ainsi, car le leadership est une réalité et le restera.

En fait, c’est un mensonge envers les électeurs que de dire qu’il n’y a pas de chef et qu’ils ont un contrôle total. C’est ce que le Mouvement cinq étoiles tente de faire. Ils disent qu’il n’y a pas de chef, seulement des porte-paroles du mouvement, qu’il n’y a pas d’intermédiation en tant que telle, que tout vient de ce que les gens proposent… Pour moi, ce récit ne correspond pas à la réalité. Il vaut mieux avoir un processus de prise de décision participatif plus limité, mais plus clair et plus transparent. La France Insoumise s’est un peu éloigné de cela et a évolué vers un parti plus traditionnel depuis, où les grandes décisions sont plutôt prises lors de consultations internes. Par exemple, il n’y a pas eu de primaires en ligne pour les élections européennes, ce qui me semble être un pas en arrière.

Quant au mouvement En Marche !, il n’a aucun élément de démocratie numérique, juste une stratégie adaptée aux réseaux sociaux : leur plate-forme ne sert qu’à créer des groupes locaux, à coordonner leurs actions, envoyer les membres ici ou là pour diverses activités. Il n’y a aucun lieu où les membres disposent réellement d’une voix sur les décisions importantes. Il n’a pas d’élément démocratique, c’est du top-down autoritaire.

LVSL – Dans votre livre, vous dîtes que l’appareil du parti est court-circuité par une relation beaucoup plus désintermédiée entre les militants et un hyper leader. Vous expliquez que, lorsqu’il y a des votes internes dans ces partis du numérique, la plupart des membres adoptent au final la position de leader. Pourquoi ?

PG – Il y a un certain nombre d’exemples de leadership fortement personnalisé au sommet, qui base son pouvoir sur la célébrité sur les médias sociaux. Par exemple, AOC (Alexandria Ocasio Cortez) est une célébrité, elle a une audience sur les réseaux sociaux, avec 3 millions d’abonnés sur Twitter. Même chose pour Salvini. Ces leaders sont avant tout des célébrités sur les médias sociaux. Cette célébrité a un pouvoir énorme, c’est de cela qu’ils tirent leur autorité. Ils agissent comme des influenceurs ou des youtubeurs, un peu comme Kim Kardashian et toutes ces célébrités, nous racontant tout ce qu’ils font, ce qu’ils mangent, ce qu’ils cuisinent, qui ils rencontrent, où ils vont en vacances. Salvini est incroyable : il n’est au Parlement que 2% du temps, il n’est presque jamais au Ministère de l’Intérieur, car il voyage constamment pour des raisons de campagne.

Pourquoi ? Parce qu’il parcourt le pays, se présente à de nombreux meetings, filme des vidéos, des livestreams… C’est une sorte de campagne permanente, qui ne finit jamais. Pourquoi ? Parce que nous vivons à une époque où il y a beaucoup de méfiance à l’égard des organisations collectives et des bureaucraties… C’est l’idéologie dominante, le néolibéralisme, qui nous a appris à ne pas faire confiance aux bureaucrates, ces figures sombres qui prennent des décisions à huis clos dans des salles pleines de fumée. Donc les gens sont plus enclins à faire confiance aux individus, aux personnalités auxquelles ils s’identifient. Ils pensent pouvoir leur faire confiance, car ils peuvent les voir directement, les suivre jour après jour. D’une certaine façon, il n’y a aucun moyen d’échapper à ce phénomène. Ce fut également la raison du succès de Bernie Sanders, de Jeremy Corbyn, de Mélenchon. Tout cela met avant tout l’accent sur l’individu. Pour la gauche, cela soulève des questions épineuses car le collectif devrait passer avant les individus. Et en même temps, tactiquement, on ne peut rien faire, on ne peut s’affranchir de cette réalité.

LVSL – Depuis quelques années, les primaires se sont multipliées en Europe, parfois même des primaires ouvertes où les non-membres du parti peuvent voter pour choisir le leader pour les prochaines élections. Par nature, ces primaires personnalisent la politique et ignorent l’appareil du parti. Est-ce un outil de démocratisation des partis ou un moyen de donner le pouvoir à des célébrités ?

PG – C’est un phénomène qui a une certaine histoire maintenant. Beaucoup de politologues décrivent un tournant plébiscitaire depuis une vingtaine d’années, non seulement dans le fait de recourir à un référendum sur des questions spécifiques comme le Brexit, mais aussi de manière plus générale. Dans le passé, par exemple dans les partis socialistes ou communistes, vous élisiez votre représentant local, puis de ces représentants locaux émergeait un congrès ou une convention nationale. Et cette assemblée était émancipée vis-à-vis du leader, du comité central, du trésor, etc. Aujourd’hui, on considère que toutes ces sphères doivent être élues de manière directe. Donc, est-ce démocratique ou pas ?

Je pense que bon nombre de ces représentants, ces figures intermédiaires, ne se préoccupent plus que d’eux-mêmes, se sont autonomisés, détachés de la circonscription locale qu’ils sont censés représenter. Pourquoi ? Parce que la participation aux réunions locales est très faible et principalement dominée par des activistes zélés qui ne représentent pas vraiment l’électorat. En fait, la base est devenue un peu trop paresseuse pour assister aux réunions. Lui permettre d’élire directement ses dirigeants, plutôt que de passer par des représentants qui ne sont pas représentatifs, garantit une meilleur respect de la volonté des membres.

On l’a vu dans le parti travailliste [du Royaume-Uni, ndlr], c’était assez paradoxal : Ed Miliband [prédecesseur de Jeremy Corbyn, candidat perdant aux élections de 2015] avait décidé de baisser le tarif des cotisations à seulement 3 livres pour vaincre définitivement la gauche, fortement dépendante des syndicats qui ont votes collectifs dans le parti ; ils votent pour tous leurs membres. Donc, en ouvrant le parti, Miliband pensait attirer des individualistes de classe moyenne qui voteraient pour des gens comme lui. En fait, ce fut exactement le contraire : plus de 60%, une majorité écrasante, ont choisi Corbyn. Et désormais, nous assistons à une lutte entre Corbyn et les adhérents contre les couches intermédiaires du parti. La machine du parti ne supporte pas d’être contrôlée par des adhérents dotés de pouvoirs.

Pour moi, ce qui est important, c’est que seuls les membres du parti puissent voter, pas comme avec le Partito Democratico [qui a récemment organisé sa primaire ouverte] où tout le monde peut voter. Là, c’est très dangereux : cela signifie que des personnes extérieures au parti peuvent le manipuler… La primaire du Parti Démocrate a réuni plus de 1,5 million de personnes. Cela ressemble à une grande réussite démocratique, mais cela contribue-t-il à forger une identité cohérente à ce parti ? Au minimum, nous devrions faire comme aux États-Unis, où les gens, même s’ils ne sont pas membres, doivent s’enregistrer en tant que Démocrates ou Républicains. Au moins, vous vous prémunissez des manipulations de personnes extérieures au parti.

LVSL – Que ce soit en Espagne, en France ou en Italie, les partis numériques, même s’ils ont bénéficié de la haine envers les élus sortants, ont plutôt bien réussi aux élections ces dernières année. Cependant, beaucoup de gens qui rejoignent ces partis ne se mobilisent pas vraiment à long terme, tandis que nous assistons à un déclin, du moins dans les sondages, du M5S, de la France Insoumise ou de Podemos. Les partis numériques sont-ils condamnés, comme les partis pirates, à n’être que des bulles temporaires ?

PG – Je pense qu’ils vont continuer à exister pendant un certain temps, tout simplement parce qu’une fois qu’un parti dépasse 20% ou même moins, il y a une inertie. Il est extrêmement difficile de créer et de consolider de nouveaux partis. Les systèmes partisans sont parmi les systèmes les plus immuables de nos sociétés. Dans n’importe quel système politique, d’une manière générale, de nouveaux partis n’émergent que tous les 40 ans. La dernière vague comparable a peut-être été celle de 1968, avec la formation de nouveaux partis de gauche, comme les partis verts, etc. Une fois fondés, il leur faut un élément majeur pour que les partis disparaissent. Et si déclin il y a, il est plutôt lent.

The Digital Party, dernier livre de Paolo Gerbaudo. ©Pluto Books

Très honnêtement, j’ignore où va le Mouvement cinq étoiles. La situation est extrêmement fluide dans le monde entier à présent, et donc très imprévisible. En France, nous verrons peut-être quelque chose de similaire au M5S, qui représenterait les revendications du mouvement des gilets jaunes. Dans le fond, il faut tout d’abord un élément de rupture pour qu’arrive une nouvelle génération de partis. Même si, intrinsèquement, cette nouvelle génération de partis est pleine de problèmes et de contradictions internes qui menacent leurs performances à long terme.

 

LVSL – À propos des gilets jaunes : dans un entretien avec Novara, vous expliquiez qu’à l’inverse du M5S, ils avaient une approche bottom-up plutôt que top-down. Les gilets jaunes sont résolument en faveur de plus de démocratie, ce sur quoi ils sont presque tous d’accord, et ils rejettent également tout type de leadership ou de structure. Comment analysez-vous ce mouvement ?

PG – Pour moi, cela ressemble beaucoup aux mouvements des places et à la vague Occupy de 2011, mais en plus populaire et plus col bleu que ces mouvements. Les mouvements de 2011 étaient en quelque sorte très novateurs car ils adoptaient une identité populiste en cessant de faire appel aux gens avec un langage minoritaire. Ils disaient : « Nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super riches ». Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. En comparaison, Nuit Debout était très bourgeois, très urbain, très parisien, et n’a pas percé en dehors de Paris ou dans les circonscriptions ouvrières. D’une certaine manière, les gilets jaunes sont la version plus populaire de Nuit Debout.

« Les mouvements de 2011 étaient très novateurs car ils adoptaient une identité populiste, ils cessaient de parler aux gens en termes minoritaires et disaient « nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super-riches. » Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. »

Ils contestent très vivement le président et le système de pouvoir, tout en formulant des revendications très concrètes, qui, au fond, concernent des problèmes de fin de mois. Ils ne se préoccupent pas des droits civils, et l’environnement est vu comme une chose abstraite… Leurs revendications concernent le salaire minimum, la limitation des impôts qui punissent les pauvres, les services publics, l’interventionnisme de l’État… Donc c’est principalement un populisme progressiste, qui récupère une part de la social-démocratie des Trente Glorieuses. Ces gens veulent plus de démocratie et veulent avoir leur mot à dire dans les décisions qui les concernent. Toni Negri a beau les percevoir comme une sorte de multitude de gens qui veulent une autonomie par rapport à l’État, c’est exactement le contraire. Ils veulent de l’État, mais pas de celui-ci [rires].

LVSL – Le rejet du leadership et de la structuration fait-il passer le mouvement à côté de tout son potentiel ? Les gilets jaunes veulent plus de démocratie directe, font des sondages sur Facebook, les porte-paroles ne se déclarent jamais leaders… Où conduira cet horizontalisme ?

PG – Dans certains domaines, c’est très horizontal, comme les petits groupes où ils se coordonnent, où pratiquement tout le monde peut prendre la parole… Mais ils ont aussi des leaders tel qu’Eric Drouet. On peut parfois penser qu’il n’y a pas de chef parce qu’il n’y a pas qu’un seul dirigeant. Mais c’est faux, le leadership peut être polycentrique, avec une multitude de dirigeants qui représentent différentes factions du mouvement ; c’est précisément ce qui s’est passé avec les gilets jaunes. Ils ont différentes sections, groupes, sensibilités, donc les leaders parlent à différentes catégories de personnes qui appartiennent au mouvement.

En fin de compte, c’est le rituel des marches du samedi et des ronds points qui maintient la cohérence. Il n’y a pas besoin d’un chef pour vous dire quoi faire car vous marchez chaque samedi jusqu’à l’acte 1000… C’est comparable aux mouvements des places, qui n’avaient pas besoin d’un leadership centralisé car un rituel était instauré : le rassemblement sur des places publiques. D’une certaine façon, les places ou les marches du samedi se substituent au chef. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de leaders : de fait, il y a des gens qui ont essayé de créer des partis en dehors du mouvement.

LVSL – Il y a eu quelques tentatives, mais chaque fois que cela a été fait, presque tout le monde a immédiatement dit que ces personnes ne représentaient pas les gilets jaunes.

PG – Oui, parce que le passage au parti est souvent un processus assez laborieux, qui ne peut émerger du mouvement lui-même. Le mouvement est une chose et le parti en est une autre. Par exemple, Podemos est arrivé trois ans après les Indignados et était principalement constitué de personnes peu impliquées dans ces mouvements, même si elles avaient sympathisé avec celui-ci. Néanmoins, Podemos a réussi à se présenter comme représentant plus ou moins la sensibilité des indignés. Il en va de même pour le Mouvement cinq étoiles, issu des manifestations anti-corruption, anti-Berlusconi et en partie anti-mondialisation initiées par Grillo auparavant, et qui se présente comme le représentant de ces mobilisations. Les conséquences à long terme du mouvement des Gilets jaunes sur la scène politique prendront donc un certain temps à se manifester.