Nouvelle Calédonie : comment sortir de l’impasse ?

Poignée de main entre le député jacques Lafleur (délégation française) et le leader indépendantiste Jean-marc Tjibaou lors des accords de Matignon en 1988. © gérard via Flickr

Trente-cinq ans se sont écoulés depuis les accords de Matignon-Oudinot, en 1988, à la suite des tragiques événements de la grotte d’Ouvéa. Dix ans plus tard, les accords de Nouméa venaient encadrer un processus de long terme où les habitants du Caillou seraient appelés à trois référendums d’autodétermination. Le premier, en 2018, a vu la victoire du Non à l’indépendance à 56,7 % des voix contre 43,3 % pour le Oui. Le deuxième, en octobre 2020, s’est encore soldé par une victoire, plus courte cette fois-ci, du Non à l’indépendance à 53,26 % des voix contre 46,74 % pour le Oui. Le troisième et dernier référendum s’est déroulé le 12 décembre 2021 avec une abstention massive, du camp indépendantiste, et a vu le Non l’emporter une nouvelle fois. Aussi, l’impasse institutionnelle est intacte sur le Caillou : l’archipel reste divisé en deux camps irréconciliables. Si le processus dit de décolonisation est arrivé à son terme, la Nouvelle-Calédonie demeure dans une situation géopolitique et socio-économique très précaire.

Une victoire à la Pyrrhus ?

Lors du vote du 12 décembre 2021, les électeurs indépendantistes ne se sont pas déplacés. L’appel au boycott du scrutin par les principaux mouvements indépendantistes dont l’UNI [1] a largement été respecté. Seuls 43,87 % des électeurs de la liste électorale spéciale se sont rendus aux urnes . Ce taux était de 85,69 % en 2020 ! Le vote s’est donc logiquement soldé par une écrasante victoire du Non à 96,5 % contre 3,5 % pour le Oui.

Si le dernier vote est bel et bien légitime d’un point de vue juridique, il reste entaché de l’abstention massive d’une partie de la population, qui ne reconnait pas les résultats. Pourtant, les raisons de cette abstention posent question. Les partis indépendantistes évoquent d’une part la crise sanitaire et, d’autres parts, le deuil kanak faisant suite aux nombreux, mais pas exclusifs, morts de leur « communauté ». Cependant, il apparaissait difficile, voire impossible, de repousser un vote d’une telle importance pour des spécificités ethniques.

À la suite de ce troisième et ultime vote prévu aux accords de Nouméa, la Nouvelle-Calédonie est entrée dans une phase de transition dont le terme devrait normalement intervenir cette année, un an avant les élections provinciales de 2024. Durant cette période, les acteurs de l’archipel devaient se retrouver avec l’État afin de discuter des conséquences juridiques et politiques du Non, mais également d’un nouveau statut pour le caillou. En effet, les accords de Nouméa prennent juridiquement fin après ce troisième référendum, et avec eux leurs lots de dispositions spécifiques. Force est de constater qu’aussi efficaces qu’aient été ces accords pour organiser la paix sur un territoire en proie au chaos, ils n’ont pas réussi à créer les bases d’une sortie positive. Ainsi, ce troisième référendum remporté par les loyalistes n’a, semble-t-il, pas réglé l’épineuse question calédonienne. Forts de cette conclusion et sur la base de l’abstention massive au dernier référendum, les indépendantistes ont boycotté un an durant les rencontres avec les autres forces politiques du Caillou et l’État. Ils ne sont revenus à la table des négociations que très récemment avec la même position : l’indépendance ou rien. Les réunions bilatérales avec l’État reprendront en ce début d’année à la suite du congrès du FLNKS [2].

D’aucuns, dans les commentaires qui ont suivi ce dernier vote, ont fait fi de la manœuvre politique derrière l’abstention massive des indépendantistes. En effet, le sujet du deuil kanak à la suite du Covid 19 reste peu convaincant en la matière. Il s’agissait là clairement d’un choix, pour ces derniers, de rendre le scrutin illégitime. Bien évidemment, ces agissements augmentent la complexité du processus post référendums, entre respect du choix des urnes et nécessité d’associer les indépendantistes. De même, la nomination de Sonia Backès, présidente de la Province Sud et loyaliste, en tant que secrétaire d’Etat à la citoyenneté dans le gouvernement Borne a été perçue par les indépendantistes comme un rupture de neutralité de l’Etat.

Près d’un an après le troisième référendum d’autodétermination, du 12 décembre 2021, en Nouvelle-Calédonie, les ministres Gérald Darmanin et François Carenco, respectivement ministre de l’Intérieur et des outre-mer, se sont rendus sur le Caillou. Cette visite d’une semaine a été l’occasion de renouer un dialogue rompu, depuis un an, avec les indépendantistes et d’aborder les problématiques institutionnelles et socio-économiques, notamment la crise que traverse l’industrie minière de la Nouvelle-Calédonie. Si les contacts ont été renoués entre l’État et les indépendantistes, l’impasse politique demeure. En outre, lors de sa visite, Gérald Darmanin a rappelé qu’il n’y aurait pas de nouveau référendum.

L’incapacité depuis plus d’un an à concevoir un projet commun montre l’impasse dans laquelle se trouve le Caillou. Ce projet est censé se retrouver dans les réflexions concernant le nouveau statut de l’archipel calédonien. Ce dernier nécessitera à terme une révision constitutionnelle. Néanmoins, la répartition actuelle des forces au parlement rend difficile, voire impossible, toute tentative de vote d’une loi organique sous cette législature.

Toutefois, la bipolarisation qui structure la vie politique calédonienne depuis plus de trente est ébranlée par l’arrivée d’un nouveau parti non affilié.

L’Eveil océanien et la bipolarisation de l’échiquier politique calédonien

Le fonctionnement des institutions calédoniennes change de ce que l’on connait généralement dans le reste de la France. La Nouvelle-Calédonie est composée de 3 provinces (Sud, Nord et Iles Loyautés) dont les membres sont élus au suffrage universel pour un mandat de 5 ans. Une partie des élus provinciaux iront alors former le congrès de 54 élus. Le congrès élit par la suite 5 à 11 membres du gouvernement collégial. Ce dernier est une représentation du compromis politique du moment entre les forces non indépendantistes, à majorité européenne, et indépendantistes, à majorité kanak. Pour finir, les membres du gouvernement élisent le Président et son vice-président.

L’arrivée de l’Eveil océanien a quelque peu modifié l’équilibre politique en cours depuis des années.

Très récemment, un nouveau parti a fait irruption sur l’échiquier politique calédonien : l’Eveil Océanien. Son objectif affiché est de défendre les intérêts des populations venues de Wallis et Futuna, cette petite île française du Pacifique. Ces derniers sont présents de très longue date sur le Caillou. Par ailleurs, et paradoxalement, la communauté wallisienne est évaluée à 22.500 personnes en Nouvelle-Calédonie, soit deux fois plus que sur Wallis et Futuna. Sur le Caillou, elle représente la troisième communauté selon l’INSEE.

L’arrivée de ce nouveau parti a quelque peu modifié l’équilibre politique en cours depuis des années. En effet, l’éveil océanien entend constituer une troisième voie possible sur la question de l’indépendance, caractérisée par des alliances de circonstance avec l’une ou l’autre des deux autres forces en présence, indépendantistes et loyalistes. Lors des provinciales de 2019, le parti, à la surprise générale, a glané 4 élus à la Province Sud, où se trouve la grande majorité de la communauté wallisienne. Dès lors, ce nouveau parti a pu bénéficier de 3 élus au congrès. Et, compte tenu de l’équilibre des forces au congrès – 26 sièges indépendantistes et 25 loyalistes – ces 3 nouveaux élus font office d’arbitres et de « faiseurs de roi ». Fort de cette position, l’Eveil océanien formera tantôt des alliances pour élire un Président du congrès indépendantiste, Roch Wamytan, avant de faire alliance avec les loyalistes lors de l’élection du gouvernement afin d’obtenir un poste de ministre.

L’arrivée de ce nouveau parti en apparence non affilié dans la bipolarisation calédonienne est d’autant plus importante qu’elle intervient au moment où les trois référendums d’autodétermination sont mis en place, entre 2018 et 2022. La position officielle du parti sur l’épineuse question de l’indépendance est « Non, pas maintenant ». Cela se caractérise par des entrées et sorties fracassantes au sein du collectif pour l’indépendance.

L’autre fait d’armes de l’Eveil océanien est un renversement de majorité dans le gouvernement collégial, détenu de longue date par les loyalistes, de Nouvelle-Calédonie au début de l’année 2021. Cet événement sous forme de cadeau empoisonné aura eu pour effet de mobiliser les forces indépendantistes sur la gestion des affaires courantes et de la crise sanitaire. Aussi, la recherche d’un accord en vue de l’élection du président de ce nouveau gouvernement a conduit à un long blocage de cinq mois au terme duquel les différents partis indépendantistes se sont finalement accordés pour désigner Louis Mapou, premier indépendantiste à prendre la tête de l’exécutif calédonien. Cette mobilisation des forces sur les négociations politiques n’a pas permis à ces partis de se préparer correctement pour l’échéance du 12 décembre 2021, date du dernier référendum. Ici se trouve en partie l’explication du boycott indépendantistes lors du dernier scrutin référendaire.

L’Eveil Océanien apporte une voix singulière dans le contexte calédonien. Et, il n’hésite pas à jouer de ses alliances pour atteindre ses objectifs politiques. C’est un parti qui compte durant la phase de transition et tentera de renforcer son ancrage lors des prochaines élections provinciales de 2024.

Sortir de l’impasse institutionnelle et penser les urgences

Au sortir de ces 30 ans de débats institutionnels lancinants, la Nouvelle-Calédonie reste dans l’incapacité à trouver une voie commune. La structuration du paysage politique néo-calédonien par des partis héritiers des accords de Matignon-Oudinot conduit à la centralité du clivage autour de la question indépendantiste. Cette polarisation crée un décalage générationnel, dans un territoire où la moitié de la population a moins de 30 ans.

Le nickel calédonien, qui fait vivre 15.000 personnes, est entré en crise. Malgré une année favorable avec des prix du minerai élevé, l’industrie a eu beaucoup de mal à se renouveler face à la concurrence et sortir d’une situation financière délicate.

Pourtant, au-delà de la question institutionnelle, d’autres sujets restent prégnants pour la Nouvelle-Calédonie, tels que celui de la protection face à la Chine hégémonique dans la zone Pacifique. Cette dernière lorgne, depuis longtemps, les ressources tant halieutiques que minières du Caillou. Pékin espérait, avec l’indépendance acquise, jeter son dévolu sur l’archipel calédonien et n’a pas hésité, pour ce faire, à activer divers leviers d’influence auprès des mouvements indépendantistes.

Derechef, le nickel calédonien, qui fait vivre 15 000 personnes, est entré en crise. Malgré une année favorable avec des prix du minerai élevé, l’industrie a eu beaucoup de mal à se renouveler face à la concurrence et sortir d’une situation financière délicate. Pour illustration, malgré de nombreuses aides d’État, la SLN d’Eramet est placée pour la seconde fois de son histoire sous mandat ad hoc. Entre la concurrence de minerais moins chers et les problèmes énergétiques liés à la guerre en Ukraine d’une industrie largement dépendante du charbon et du fioul, l’avenir s’annonce sombre pour le nickel calédonien. En début d’année, une centrale flottante au fioul est arrivée de Turquie pour subvenir à ses besoins, mais l’explosion du prix de l’énergie rend cette solution de moins en moins pertinente. La conséquence directe de ces difficultés a été la suppression de 53 emplois, attisant les tensions sociales entre patrons et syndicats.

Les autres enjeux majeurs sont les inégalités sociales et le défi climatique. Au même titre que les DROM, la Nouvelle-Calédonie présente des standards de vie inférieurs à ceux de l’Hexagone et des inégalités internes très fortes. Le territoire a besoin d’hôpitaux, d’écoles et de sortir de la mono-industrie du nickel. En somme, la protection face à une mondialisation sauvage et la mise en place de mécanismes d’émancipation pour tous. Qui plus est, la position géographique du Caillou le rend extrêmement vulnérable au dérèglement climatique. Une situation qui doit amener à repenser l’aménagement et le développement de la Nouvelle-Calédonie. Pire, l’archipel fait face à un hiver démographique : le dernier recensement de l’INSEE indique un début de déclin démographique. La population y a diminué et est passée sous la barre des 270.000 habitants. En cause ? Un taux de natalité qui s’est effondré, mais surtout un solde migratoire largement négatif dû aux départs, notamment des jeunes, que l’incertitude politico-institutionnelle n’a pas rassuré.

La Nouvelle-Calédonie vit donc, depuis trente ans, dans un temps institutionnel non déterminé. Le processus dit de décolonisation entamé depuis lors a tous les paramètres d’une boîte de Schrödinger. La Nouvelle-Calédonie était à la fois indépendante et française tant que le couvercle des référendums n’avait pas été levé. Mais d’aucuns semblaient oublier qu’il s’agissait bien là de référendums, donc de choix binaires. Le choix, encore et toujours, possible de rester français, quand d’autres entrevoient ce long chemin comme menant à une indépendance certaine. Ainsi, si le Caillou n’en a pas fini avec ses maux institutionnels, les défis démographiques, sociaux, climatiques et géopolitiques restent bien présents sur l’archipel. En cas d’échec des négociations pour définir le nouveau statut du Caillou, les prochaines élections provinciales seront un tournant avec le risque d’une radicalisation de chaque camp et le retour de la violence. D’ici là, l’impasse reste entière.

[1] Union nationale pour l’indépendance

[2] Front de libération nationale kanak socialiste

Les départements d’Outre-mer sont aussi des perdants de la mondialisation

En 1946, après d’âpres débats, la Guyane, la Guadeloupe, la Martinique et la Réunion deviennent des départements français. Portée par de grandes figures locales et nationales, dont le député de la Martinique Aimé Césaire, cette évolution administrative était alors vue comme une nouvelle étape dans la sortie de ces territoires du statut de colonies. Cette égalité juridique vis-à-vis de la métropole fit naître l’espoir du développement économique de l’Outre-Mer et d’une plus grande prospérité de ses habitants. Le rattrapage économique n’a cependant pas duré. Depuis les années 1980, la conjonction du tournant néolibéral, de plusieurs réformes décentralisatrices et des dogmes de l’UE ont au contraire aggravé la mise à l’écart de ces territoires.

Le 14 mars 1946, après d’âpres débats, l’Assemblée nationale vote, à l’unanimité, le passage de quatre vieilles colonies – la Guyane, la Guadeloupe, la Martinique et la Réunion – au rang de départements français. Mayotte devra attendre 2011 pour connaître la même évolution. Portée par les députés Aimé Césaire (Martinique), Léopold Bissol (Martinique), Eugénie Eboué-Tell (Guadeloupe), Gaston Monnerville (Guyane) et Raymond Vergès (Réunion), cette réforme était au cœur des agendas politiques locaux depuis l’abolition définitive de l’esclavage en France en 1848.

L’assimilation juridique des Outre-mer fut alors largement saluée comme une décision progressiste majeure, mettant fin au pacte colonial rétrograde en vigueur depuis la fin du système esclavagiste. Arrachée de longue haleine, cette égalité juridique fit naître un espoir, celui du développement de ces anciennes colonies et de l’amélioration des conditions matérielles de leurs habitants. La situation sociale de ces territoires était en effet critique, l’écrasante majorité de la population vivant dans le dénuement le plus complet. Le poète Aimé Césaire la qualifiera des mots suivants : « C’est là un fait sur lequel il convient d’insister : dans ces territoires où la nature s’est montrée magnifiquement généreuse règne la misère la plus injustifiable. » Ainsi, la départementalisation était vue comme le moyen de surseoir au chaos social qui régnait, mais aussi d’accéder pleinement à la citoyenneté française, pour ne plus être « l’autre citoyen» (1).

« Plus ambitieusement encore, nous vous demandons, par une mesure particulière, d’affirmer solennellement un principe général. […] Il doit s’établir une fraternité agissante aux termes de laquelle il y aura une France plus que jamais unie et diverse, multiple et harmonieuse, dont il est permis d’attendre les plus hautes révélations. »

Discours d’Aimé Césaire devant l’Assemblée constituante le 12 mars 1946

Après la départementalisation, l’essor économique

Avec la départementalisation s’engage un processus de rattrapage des standards de vie, calqués sur ceux de la France hexagonale. Hôpitaux, routes, écoles, ponts, services publics… Les investissements sont massifs. Progressivement, les habitants des nouveaux départements connaissent une incontestable amélioration de leurs conditions matérielles de vie. En outre, bien que très tardive par rapport au vote de la loi de 1946, l’alignement des minima sociaux intervenu à partir de 2000 a fortement participé à la normalisation du niveau de vie, via les transferts publics. Aujourd’hui encore l’économie des DROM (Départements et Régions d’Outre-mer) est en majorité composée d’activités tertiaires et non marchandes. Par la suite, les grands plans de développement tentent, avec des résultats contrastés, d’insuffler de nouvelles dynamiques économiques sur ces territoires. 

Dans la continuité de l’économie des plantations, aux Antilles et à la Réunion, cela s’est caractérisé par le développement des grandes monocultures de canne à sucre et de bananes, renforcé plus tard par l’UE avec les différents programmes d’options spécifiques à l’éloignement et à l’insularité (POSEI). Ces derniers consistent, en bon instruments de l’UE et eu égard à la petitesse des marchés antillais et réunionnais, en une subvention à l’exportation. En effet, sur les 200 000 tonnes de sucre produites à la Réunion en 2015, 95% ont été exportées vers l’Europe. Aux Antilles françaises, c’est la production de bananes qui est ciblée. Cette production est également majoritairement tournée vers l’export. Mais si les Antilles exportent aujourd’hui environ 5.000 tonnes de banane chaque année, les habitants payent ce succès au prix fort. Des années durant, les ouvriers agricoles ont été exposés à un dangereux pesticide, le chlordécone. Les pouvoirs publics de l’époque, qui connaissaient les effets sanitaires de ce produit, n’ont longtemps pris aucune mesure de protection. En cause, la signature de dérogations successives, jusqu’en 1993, alors que la dangerosité du pesticide avait conduit les Etats-Unis à l’interdire dès 1976. Par conséquent, l’utilisation de cet intrant chimique vaut aux Antilles françaises le triste record du plus fort taux d’incidences du cancer de la prostate dans le monde. Pire, le secteur agricole étant toujours dépendant des intrants chimiques, on voit apparaître des effets cocktails, avec le glyphosate par exemple, dont les effets demeurent encore mal connus.  

Plus tard, dans l’objectif de diversifier l’économie des trois îles, l’accent sera mis sur le tourisme. Le cas de la Guadeloupe est, à ce titre, très éclairant. Elle était en 2018 la première destination touristique des Outre-mer, avec 650 000 visiteurs. En 1960, le parc hôtelier de l’île se limitait à 500 chambres. Trente ans plus tard, grâce à une politique ciblée, ce nombre était multiplié par 10. Aujourd’hui encore, la Région Guadeloupe investit beaucoup dans le secteur touristique, 10% de son FEDER, soit 45 millions d’euros (2), afin d’assurer la montée en gamme de l’offre de l’île.

Concernant la Guyane, seul DROM non insulaire, la stratégie aura été tout autre. Le poids de son image « d’enfer vert », dû à l’expédition de Kourou en 1763 puis au bagne, ne permettait pas sa « mise en tourisme ». Par conséquent, le développement de la Guyane s’est orienté vers ses atouts premiers que sont les exploitations forestières et minières, avec l’or et la bauxite (matière première nécessaire à la fabrication d’aluminium). À la suite des indépendances sur le continent africain, la forêt guyanaise aura servi de zone de refuge pour quelques industriels de pâte à papier. À grands coups de subventions, les pouvoirs publics les ont incités à s’installer dans le département pour dynamiser une économie atone. Finalement, la production de pâte à papier et l’exploitation de la bauxite ne sont jamais devenues pérennes. Néanmoins, sur la base de ces tentatives, d’autres activités ont pu se poursuivre, comme l’extraction de l’or, ou démarrer, comme la production de grumes de bois pour la construction.

La première réussite de développement en Guyane est venue avec l’installation, en 1964, à la suite des accords d’Evian, de la base spatiale de Kourou. Pour la Guyane, bien que la phase d’expropriation ait été vécue comme un traumatisme pour une partie de la population, l’implantation du port spatial à Kourou a été une véritable aubaine. Bien qu’insuffisamment utilisée et trop peu mise au service de la population locale, cette installation de pointe aura toutefois permis une avancée manifeste dans le développement du département avec des effets d’entraînement dans toutes les sphères économiques. L’activité spatiale a représenté jusqu’à 28 % du PIB guyanais selon l’INSEE, en 1990.  Bien qu’à un tournant de son existence, du fait d’une concurrence exacerbée de la Chine et des Etats-Unis, cette activité reste encore prépondérante en Guyane. En effet, 10 à 15% de la richesse actuelle du département émanent toujours du Centre Spatial Guyanais et un tiers des salariés du privé sont issus de ses rangs.

Un rattrapage inachevé et des inégalités renforcées

Les DROM auront connu durant la période allant de la départementalisation aux années 1980-1990, une amélioration manifeste de leurs conditions de vie. Néanmoins, ce changement de statut n’a pas produit un processus linéaire de rattrapage. En effet de nombreuses crises sociales sont intervenues depuis. Certains observateurs mettent en cause la lenteur du processus de rattrapage et les premières désillusions liées à la départementalisation. Pour d’autres, notamment les indépendantistes, la départementalisation était une erreur. Selon eux, seule l’accession à une indépendance pleine et entière de ces trois DROM (Guyane, Martinique, Guadeloupe) permettrait de corriger ce problème. La Réunion, quant à elle, reste à part dans ces mouvements qui n’ont jamais véritablement eu de prise sur cette île de l’Océan Indien. 

On peut imputer cette montée des indépendantistes aux grands mouvements des indépendances africaines ayant suivi la seconde Guerre Mondiale. Ces mouvements auront, en outre, été les catalyseurs de certaines forces politiques des Antilles-Guyane. Ces dernières sont renforcées par le retour de personnes formées après des études, notamment à Paris, en côtoyant le communisme et les cercles de réflexions d’étudiants africains. Néanmoins, cette période houleuse du point de vue des revendications et des manifestations ne s’est pas traduite dans les urnes, ou très marginalement. 

Malgré les grandes politiques de développement, plus ou moins bien pensées et nonobstant un rattrapage certain, la situation sociale ultramarine reste très préoccupante. À ce titre, les chiffres officiels sont éloquents : le chômage y est souvent deux fois plus élevé que dans l’Hexagone, la pauvreté endémique, avec parfois plus de 50% de la population en dessous du seuil de pauvreté, tandis qu’une personne sur trois dans les Outre-mer est bénéficiaire du RSA. Le chômage touche particulièrement les jeunes qui, dès lors, n’ont aucune perspective et se perdent dans des comportements à risque et trafics en tout genre. On pense notamment au fléau des « mules » en Guyane, des individus ingérant des drogues sous forme d’ovules de plastique pour leur faire passer les frontières.

Du point de vue économique, le libre-échange, organisé par l’Union européenne, n’a pas épargné ces économies fragiles et très peu industrialisées. L’accès facilité aux produits à bas coût, venus du monde entier, encouragé par une consommation de masse et soutenu par les salaires du secteur public, aura causé beaucoup de tort aux activités économiques locales. Comment développer des filières industrielles lorsque les importations seront toujours moins chères ?

En matière de santé et d’éducation, la situation n’est pas plus réjouissante. En dépit des politiques de rattrapage d’une départementalisation, d’abord sociale avant d’être économique, le taux d’illettrisme est 2 à 3 fois supérieur à celui de la France métropolitaine selon la FEDOM, un think tank patronal des Outre-Mer. Les hôpitaux, quant à eux, exsangues financièrement et en manque de personnel, ne parviennent pas à offrir un service satisfaisant. Toutefois, la crise sanitaire a montré le caractère généralisé, sur toute la France, des défaillances hospitalières.

De manière générale, l’accès à de nombreux droits n’est pas réellement effectif dans les DROM comme l’a très justement signalé le Défenseur des droits dans les domaines de l’accès à l’eau potable et l’électricité, mais aussi dans le traitement des eaux usées et des déchets. Il n’est qu’à observer le cas de la vétusté du réseau d’eau potable en Guadeloupe où 60% de cette eau se perd dans des fuites, occasionnant, ainsi, des coupures répétées sur l’île. Ou encore le réseau d’assainissement de Cayenne, en Guyane, fait de raccordements artisanaux et de rejets.

Un rapport sénatorial de 1999 titrait « Guadeloupe, Guyane, Martinique, la Réunion : la départementalisation à la recherche d’un second souffle », actant, de facto, la fin d’un modèle qui peine à se renouveler. Et pour cause : le tournant néolibéral, l’européanisation et la décentralisation des politiques publiques ont mis fin à la planification étatique, garante de l’égalité territoriale. Cette dernière s’est muée en cohésion territoriale, qui est la manifestation du renoncement des différents gouvernements à faire de l’égalité une valeur cardinale (3). Ainsi la concrétisation des investissements publics peine à se voir. Ces derniers sont soit captés par des rentiers, soit trop faibles à cause des budgets limités des collectivités territoriales, soit rendus inefficients par la perte des compétences d’aménageurs des services déconcentrés de l’État.  

DROM et gilets jaunes, mêmes combats ?

Tout comme la crise sanitaire agit comme un puissant révélateur de toutes les difficultés que connaissent nos sociétés, elle a mis au jour les inégalités socio-économiques et sanitaires qui existent dans les Outre-mer. Le changement de paradigme de l’État évoqué plus haut s’est traduit pour les DROM, comme pour la France des gilets jaunes, par un ralentissement du processus de rattrapage engagé depuis la départementalisation. Aujourd’hui, les politiques de développement des DROM se résument, d’une part, à des allègements de « charges » sociales et fiscales censés améliorer la compétitivité des entreprises et, d’autre part, à une fuite en avant autonomiste. En réalité, ces baisses d’impôts ne servent que les rentiers, notamment les groupes d’imports-distribution jouissant de marchés oligopolistiques. L’impact de ces derniers sur les économies ultramarines est délétère, ils concourent en outre à l’émergence d’une croissance sans développement (4). In fine, c’est la vision d’un État stratège sur les Outre-mer qui a complètement disparu. Il s’est perdu dans une gestion budgétaire et identitaire des DROM. 

Bien sûr, il ne faudrait pas se complaire dans des simplifications qui tendraient à créer une dichotomie entre Outre-mer miséreux et hexagone riche et prospère. En effet, comparer les données socio-économiques, sanitaires et d’éducation des DROM à la situation globale de la France hexagonale crée l’illusion d’un hexagone où tous les territoires se valent, riches face à des DROM pauvres. Or le tableau est un peu plus complexe aujourd’hui que du temps de Césaire. Les inégalités territoriales n’ont cessé de croître ces dernières années et, certains maux ultramarins, comme l’enclavement, les déserts médicaux, le manque d’emploi et la pauvreté se retrouvent dans d’autres départements hexagonaux, comme l’ont montré avec fracas les gilets jaunes.

Par ailleurs, certains mouvements sociaux ayant eu lieu dans les DROM s’apparentent, par bien des aspects, à des gilets jaunes avant l’heure. À la fin de la décennie 2000, la Guyane (2008), les Antilles et la Réunion (2009) puis Mayotte (2011) se sont embrasés tour à tour. Le point de départ de tous ces mouvements fut l’épineuse question de la cherté de la vie, notamment pour le carburant et les produits de première nécessité. En effet, l’une des caractéristiques de ces territoires est la dépendance aux produits « importés » et à la voiture, par manque d’infrastructures et de transports en commun.  

À l’instar des gilets jaunes, ces mouvements débutés sur des revendications matérielles ont évolué vers une demande plus forte de dignité. Si la comparaison a ses limites, on retrouve néanmoins ce même appel « ambivalent à l’État» (5). Les espaces ruraux oubliés, le périurbain confiné hors des métropoles gentrifiées, les territoires désindustrialisés ainsi que les Outre-mer délaissés sont autant de perdants d’une mondialisation inégalitaire et écocidaire. Ainsi la montée de l’abstention et du vote RN dans tous ces territoires est une constante ces dernières années. 

« La crise de la démocratie que nous traversons est en effet largement alimentée par ces facteurs sociaux et territoriaux structurants qui mettent en jeu le droit de chaque citoyen à accéder à tous types de services, activités, emplois, sociabilités, [sanitaires] ce qui contribue à entretenir un sentiment de défiance à l’égard des institutions républicaines sur le plan politique »

Pauline Gali, Revue Germinal, n°1 « Le retour des nations », 2020, p 182

Face à ces différentes crises, le président de l’époque, Nicolas Sarkozy, a lancé les états généraux de l’Outre-mer. Ces derniers mèneront aux référendums de 2010 sur les évolutions statutaires aux Antilles et en Guyane. 6 ans plus tard, Annick Girardin, ministre des Outre-mer d’Emmanuel Macron, lancera les assises des Outre-mer donnant à la rédaction d’un livre bleu Outre-mer. Quelques années auparavant, sous François Hollande, une loi pour l’égalité réelle des Outre -mer était votée. Après plus de 10 ans d’une actualité sociale brûlante dans les Outre-mer, la réponse des différents gouvernements n’est toujours pas à la hauteur des enjeux. En outre, ces espaces, à majorité insulaires, subissent d’ores et déjà le changement climatique de plein fouet.

Le tournant néolibéral de l’économie mondiale n’aura donc pas épargné la marche des DROM vers l’égalité socio-économique avec l’hexagone. Pour le rapport sénatorial cité plus haut, comme tous ceux qui ont suivi, l’horizon des DROM se situe dans une autonomie accrue, par la décentralisation, voire un droit à la différenciation. Cette dernière est censée réaffirmer les « spécificités » des Outre-mer face à un droit national forcément vecteur de domination, réelle ou fantasmée. Excepté à la Réunion, le consensus politique est en effet nettement favorable à ces évolutions. Un retour sur l’action de l’État planificateur des 30 Glorieuses, malgré ses conséquences contrastées, offre pourtant d’autres perspectives que celle d’une singularisation croissante de ces territoires face à la France hexagonale.

(1) Silyane Larcher, L’autre citoyen. L’idéal républicain et les Antilles après l’esclavage, Paris, Armand Colin, 2014. 384 p

(2) Tous les chiffres cités proviennent de Boukan, Le courrier ultramarin, n°4, 2020.

(3) Pauline Gali, Revue Germinal, n°1 « Le retour des nations », 2020, p.182.

(4) Levratto N. (dir.), Comprendre les économies d’outre-mer, Paris, L’Harmattan, 2006.

(5) Pauline Gali, Revue Germinal, n°1 « Le retour des nations », 2020, p.182.

La Martinique au temps du Covid-19

Vue de Grand’Rivière et du canal de la Dominique, extrémité nord de l’île, Martinique. © Vincent Mathiot

La crise du Covid-19 n’a pas épargné la Martinique, qui compte plus de 5 575 cas positifs. La situation sanitaire est néanmoins moins grave par rapport à la métropole, sans être pour autant propice à l’optimisme. En effet, l’île est en proie à une situation environnementale toujours plus inquiétante. De plus, la crise sanitaire met en péril le secteur touristique dont l’île dépend en grande partie. À travers différents entretiens, cet article présente la situation complexe de l’île, entre espoirs, inquiétudes et incertitudes pour l’avenir.

Une situation sanitaire inédite

La pandémie de Covid-19 n’a pas laissé la Martinique indemne. Pour ce qui est du nombre de cas et d’hospitalisations, la Martinique semble moins touchée par les vagues de Covid-19 que la France métropolitaine, mais reste néanmoins vulnérable. Ainsi, la situation dans les hôpitaux se révèle complexe. Lors de l’examen des crédits du ministère de l’Outre-Mer, la sénatrice socialiste Catherine Conconne a ainsi déclaré qu’on « meure à la Martinique faute de soin, faute de médecins (1) ». Si, en Martinique, la crise du Covid-19 a été gérée avec « débrouillardise », elle aurait néanmoins pu être totalement ingérable si l’épidémie avait eu la même virulence qu’en métropole. Toutefois, ce bilan peut être relativisé en comparaison avec la situation dans les autres îles antillaises. À Sainte-Lucie ou à la Barbade, la situation est particulièrement catastrophique, tant le système de santé est inapte à gérer la crise.

La crise du Covid-19 met en exergue les inégalités de soin selon les couches sociales, ainsi que le besoin urgent d’infrastructures de soin sur l’île. Sur ces questions, l’État français n’a pas toujours tenu parole, comme en témoigne le délabrement de l’hôpital Trinité. L’UGTM (Union générale des travailleurs martiniquais) lutte depuis maintenant plus de 20 ans pour sa reconstruction, en vain.

Paul Jourdan, pharmacien hospitalier au CHU de Fort-de-France nous apporte son témoignage au regard des deux vagues épidémiques et de leurs lots d’épreuves. Comme partout ailleurs, ce virus était encore presque inconnu en mars et prenait le monde entier de court. C’est avec tâtonnement et craintes que le premier mois de confinement a débuté. « On ne savait pas du tout quels médicaments et dispositifs médicaux allaient être utilisés pour traiter cette nouvelle maladie. Nos délais d’approches pour nous ravitailler depuis la métropole étaient particulièrement long : en moyenne 10 jours pour nos commandes aériennes et 6 semaines pour nos commandes maritimes. La pharmacie du CHU de Martinique était en alerte maximale » rapporte l’hospitalier. De nombreux décès sont à déplorer mais il n’en demeure pas moins que cette première phase de l’épidémie fut moins impressionnante en Martinique que dans d’autres départements métropolitains.

Certaines difficultés propres à ces territoires insulaires se sont vite fait ressentir. L’île s’est subitement retrouvée isolée, notamment pour ce qui concernait le fret aérien, indispensable pour la bonne organisation du service hospitalier. Plusieurs vols quotidiens reliaient la Martinique à la métropole avant la pandémie, contre un seul vol hebdomadaire au cœur de la première vague. L’île était alors presque isolée du continent européen. Cette situation s’inscrivait dans un contexte de quasi-fermeture du trafic aérien mondial. Elle ne s’est en revanche pas répétée lors de la deuxième vague. Des médicaments nécessaires pour l’organisation des soins en réanimation (notamment les hypnotiques et le curares) ont vite commencé à manquer. Ces derniers sont plutôt employés pour des traitements de courte durée. Les patients présentant la forme grave du COVID-19 étaient pris en charge par les services de réanimation. La longueur d’un séjour dans ces soins hospitaliers différait des traitements connus, ce qui a entraîné une hausse imprévue de consommation de médicaments et d’oxygène. Et, par voie de conséquence, une saturation des lits de réanimation.

La crise du Covid-19 met en exergue les inégalités de soin selon les couches sociales, ainsi que le besoin urgent d’infrastructures de soin sur l’île.

C’est avec d’autres îles des Antilles (dont la Guadeloupe) et la Guyane que la Martinique a pu faire face à cette pandémie et aux pics épidémiques. Paul Jourdan a ainsi souligné le fait que les capacités hospitalières du CHU de Fort-de-France n’ont fort heureusement jamais été saturées : « On a ainsi pu aider nos voisins Guyanais et Guadeloupéens dans la prise en charge de leurs patients COVID ». Cette entraide interterritoriale était en grande partie réalisable grâce à l’aide de l’Armée. Celle-ci effectuait les liaisons et les transferts, de médicaments, mais aussi de patients, entre la Martinique et la Guyane. Les liaisons entre la Martinique et la Guadeloupe ont été assurées par l’hélicoptère du SAMU, pour ce qui concernait les impératifs propres à l’épidémie (transfert de patients COVID et de traitements).

Sainte-Lucie a ainsi vendu des médicaments aux îles de l’Union européenne. Cette aide était bienvenue, mais très politisée. Entre les îles rattachées au Commonwealth et les îles françaises, l’Union européenne et le Royaume-Uni cherchent à prouver l’un à l’autre qu’ils sont aussi indépendants qu’indispensables. C’est l’un des défis et des difficultés rencontré par le PAHO (Pan American Health Organization) et son projet commun, le Caribean Subregional Program Coordination, sur les questions sanitaires dans les pays caribéens.

À cette pénurie de médicaments s’est ajoutée une autre de masques et de solutions hydroalcooliques, tous deux indispensables pour le respect des gestes barrières. Pour faire face à ces difficultés, c’est une fois de plus la solidarité qui a primé. Les distilleries de l’île ont, dans un premier temps, fourni des quantités d’alcool nécessaires pour la fabrication de ces solutions. Elles ont ensuite fabriqué elles-mêmes leur gel distribué aux services de santé. Hormis cette aide venue d’une partie de l’industrie martiniquaise, ce sont les habitants eux-mêmes qui ont apporté leur aide. Les petits commerces, les restaurateurs, tout le monde a apporté son aide, en offrant par exemple des panier-repas pour les soignants. L’Armée a également apporté son aide pour la distribution de matériel et de ressources essentielles.

La seconde vague est arrivée avec plus de recul que la première, et ce malgré une forte épidémie de dengue subie avant le deuxième confinement (pouvant entrainer une forte tension hospitalière). Le CHU a déprogrammé beaucoup de traitements pour faire face à la reprise épidémique. Des opérations chirurgicales et des consultations externes non urgentes ont été repoussées. Ces dispositifs ont été instaurés pour libérer de la place afin d’accueillir les patients COVID annoncés sur la deuxième vague. Or, « cette deuxième vague n’était pas aussi importante que dans nos estimations », explique le pharmacien. Toutefois, il ajoute : « On s’est vraiment mis sur le pas de guerre. Il y a eu une deuxième vague mais dès que l’on a confiné [l’évolution de l’épidémie de COVID et de dengue] a décru ». Cette dynamique de l’épidémie justifie la décision préfectorale d’un confinement plus léger que celui mis en place en métropole.

C’est avec une certaine appréhension qu’était perçue la période de Noël. Celle-ci rimait avec l’arrivée de nombreux touristes et Antillais retrouvant leurs familles. « On craignait que les gens se contaminent en se réunissant entre eux pour Noël. On sait que le virus vient de la métropole ». Malgré ses appréhensions, Paul Jourdan ne cache pas son optimisme pour l’année 2021. Selon lui, la situation ira en s’améliorant si la population se vaccine. C’est néanmoins avec mesure que le professionnel de santé voit notre avenir. « Je pense qu’on va s’en sortir, le virus mute, il va falloir que l’on apprenne à vivre avec, comme on fait déjà. Je pense qu’en 2021 le virus sera encore là. On va avoir encore des personnes infectées. » Paul Jourdan considère ainsi, que, pour faire face à ce virus, et aux nouvelles épidémies, notre système hospitalier doit avoir plus de moyens. Il doit sortir de l’optimisation budgétaire qui a montré ses limites.

C’est sur ce dernier point que le pharmacien du CHU de Martinique a insisté. Le Covid-19 a été bien géré dans son ensemble, mais les problèmes qui existaient auparavant sont désormais encore plus visibles. La Martinique a besoin de médecins, de médicaments et d’infrastructures plus modernes, indépendamment des différents virus. À l’heure où la campagne de vaccination est en cours partout en France, elle demeure encore timide sur l’île. Elle est menée de manière confuse entre les hôpitaux et la médecine libérale, et se conjugue avec une importante réticence à se faire vacciner parmi la population . La situation est donc complexe, mais pas désespérée. 

Face au Covid-19, faire preuve de « débrouillardise »

L’Habitation Saint-Etienne (HSE) est une parfaite illustration de la situation actuelle du secteur du tourisme. C’est une rhumerie martiniquaise, située au Gros-Morne dans le centre-est de l’île. Cette exploitation comprend 35 employés, et de nombreux partenaires commerciaux et culturels. L’HSE s’est en partie développée depuis plusieurs années grâce au « spiritourisme », tourisme de bouche tourné du côté des spiritueux. Cette rhumerie est reconnue pour la qualité de ses rhums blancs agricoles, mais aussi ses rhums vieux primés à de nombreuses reprises. C’est aussi un lieu culturel qui attirait avant la pandémie de nombreux touristes, pour son Jardin Remarquable ou son espace artistique orienté autour de l’œuvre d’Edouard Glissant.

En tant que directeur commercial de l’HSE, Cyril Lawson nous a fait part d’un « choc brutal » lorsqu’il nous a décrit l’intensité avec laquelle l’épidémie a bouleversé le quotidien et les projets de l’HSE. L’entreprise a connu de nombreuses difficultés, notamment sur le plan touristique. Une partie de l’activité de la rhumerie repose sur un tourisme précis. Ces derniers se déplacent jusqu’à l’habitation pour la découvrir, la visiter, apprendre d’elle. Ce « spiritourisme » s’est soudainement arrêté avec le premier confinement. L’activité touristique est passée d’une dynamique correcte à une activité purement et simplement inexistante en trois jours. La haute saison touristique aux Antilles a vu perdre deux mois importants (mars et avril). Ces répercussions directes, entraînées par la mise en place du premier confinement, en ont entraînées d’autres. Ainsi, les diverses collaborations avec les partenaires culturels de la rhumerie (notamment les visites guidées), les projets artistiques, tout le foisonnement créatif qui fait la richesse de ce lieu s’est vu annulé du jour au lendemain. La plupart de ces projets sont encore à l’arrêt aujourd’hui. De ce fait, les visites et dégustations guidées n’ont pas repris depuis le mois de mars, malgré la légère amélioration de cet été. Confinement ou non, l’HSE, à l’instar de l’île, reste tributaire d’un trafic aérien encore largement diminué.

En outre, les exportations représentent également une activité essentielle de l’entreprise, et ces dernières ont connu une forte baisse. D’un point de vue local, le tourisme entraînait une forte demande à travers l’ensemble de l’île, dont le secteur de l’hôtellerie et de la restauration qui a été longtemps à l’arrêt. De plus, certaines ventes précises (des rhums vieux et autres produits rares) n’ont pu avoir lieu suite à la fermeture de la boutique de la rhumerie où celles-ci se faisaient. De manière générale, l’HSE a tout de même perdu 25 à 40 % de son activité depuis le mois de mars. 

Ces arrêts brutaux ont inévitablement eu des répercussions sur certains métiers et les pratiques propres à la rhumerie. Cyril Lawson a tout d’abord mentionné la réorganisation du travail, l’installation des mesures barrières afin de protéger l’ensemble du personnel et les collaborateurs de l’entreprise. Néanmoins, cette adaptation des tâches de travail nécessaire à la poursuite de l’activité a généré des inconvénients, notamment des problèmes de connexion entre la rhumerie et certains sous-traitants. Autre conséquence, tous les employés de l’entreprise ont subi une réduction de leur temps de travail, en bénéficiant du statut de chômage partiel.

Un bâtiment du site de l’Habitation Saint-Etienne, Le Gros Morne, Martinique.
©Vincent Mathiot

Pour Cyril Lawson, la crise a cependant été bien gérée dans son ensemble, engendrant des réactions différentes entre le premier et le deuxième confinement. Lors de notre entretien, l’analogie avec un cyclone a souvent été faite. Celle-ci permet d’expliquer la capacité de connaissance et les réactions face aux risques propres aux personnes vivant dans ces zones souvent soumises aux catastrophes naturelles. Cette pandémie a de nombreux points communs avec ces phénomènes météorologiques. 

Les habitants de l’île ont dû ainsi faire preuve de « débrouillardise obligatoire ». Beaucoup d’actions solidaires et un esprit d’entraide se mettent généralement en place immédiatement à l’issue des catastrophes naturelles, avant que les aides de la métropole n’arrivent. Ces réactions sont aussi dues à une bonne communication entre les autorités, les responsables politiques et les individus. Dans le cadre de l’HSE, l’entreprise a par exemple eu un rôle pédagogique à l’égard de la population, souligne Cyril Lawson. Celui-ci a aussi évoqué les difficultés liées aux crises environnementales que connaît la Martinique (pollution, sécheresse à répétition, dérèglements climatiques de plus en plus marqués). Selon Cyril Lawson, celles-ci ne viennent pas s’ajouter à la crise entraînée par le COVID-19, dans le cas de la production et des rendements de l’entreprise. L’île a récemment connu (en novembre 2019) d’importantes intempéries. Cependant, ces problèmes météorologiques ont toujours existé et sont propres aux climats tropicaux. 

La crise liée à la pandémie s’ajoute aux problèmes climatiques multiples que traverse l’île.

En revanche, depuis plusieurs années, l’exploitation perd entre 2% et 3% de son rendement. Aucune étude n’a été faite sur cette perte de rendement, mais celle-ci pourrait avoir des causes multifactorielles liées au changement climatique. La crise liée à la pandémie s’ajoute donc aux problèmes climatiques multiples que traverse l’île. Régulièrement, la Martinique comme l’ensemble des Antilles, est confrontée à une accumulation d’algues brunes sur ses côtes. Ces dernières se révèlent particulièrement nocives pour notre organisme. De plus, les épisodes météorologiques intenses sont de plus en plus fréquents. Une meilleure anticipation des risques se fait attendre, afin que les effets du changement climatique n’accroissent pas la précarité de l’île (2).

Au regard de ces informations, Cyril Lawson a aussi évoqué le futur avec optimisme. Il considère ainsi que les deux confinements, avec toutes les difficultés qu’ils ont engendrées, ont su apporter du positif, comme un regain d’intérêt des habitants de la Martinique pour leur île et sa culture locale. Ce confinement a ainsi instauré de la proximité et de l’entraide entre les habitants. L’année à venir ainsi que 2022 seront sûrement meilleures que 2020, avec l’espoir pour l’HSE de retrouver la dynamique et l’intérêt qu’on lui manifestait avant mars 2020. Les bras ne sont pas baissés pour l’HSE qui « n’est pas prête de manquer de courage ». Dans tous les cas, même s’il est en pause actuellement, le secteur touristique est prêt à redémarrer. Les choses s’organisent en fonction des imprévus, avec débrouillardise.

De nouvelles alternatives

Outre le secteur tertiaire et la question des soins en Martinique, la crise actuelle touche aussi le secteur agricole, qui voit depuis plusieurs années les difficultés s’accumuler. Pour la deuxième année consécutive, la Martinique a été confrontée à une sécheresse extrême par sa durée. L’agriculture martiniquaise n’est pas préparée à résister à des sécheresses de plusieurs mois comme en 2020. C’est l’un des dossiers majeurs pour les agriculteurs. Là encore, on fait preuve de débrouillardise et on cherche des alternatives face à une situation qui était, il y a un an encore, inenvisageable. 

Au temps du Covid-19, la vie s’organise différemment. À l’instar de l’HSE, le Jardin de Bonneville, situé sur les hauts de la Trinité, avait connu un bon début de saison touristique à l’hiver 2020. La famille Eugénia, propriétaire du jardin, a transformé depuis la fin des années 90 une friche en un jardin botanique de plusieurs hectares. Le jardin de Bonneville a ainsi officiellement ouvert ses portes en 2007. Aujourd’hui, la famille Eugénia voit le COVID-19 comme un « couperet brutal juste après les élections municipales ». Au regard des décisions sanitaires évoluant régulièrement, le jardin n’a pas pu poursuivre son activité touristique comme il l’entendait. Ses portes restent aujourd’hui fermées. Cette fermeture montre à quel point l’organisation en fonction des saisons touristiques n’est plus valable de nos jours, le trafic aérien (responsable de la majeure partie du tourisme de l’île) étant intrinsèquement lié aux mesures sanitaires.

Le Jardin de Bonneville, La Trinité, Martinique.
©Vincent Mathiot

C’est avec philosophie que les Eugénia prennent cette situation. Avec plus de 20 années de travail, la nature avait besoin de se régénérer. C’est aussi un moment où ce couple retraité a pu profiter d’une parenthèse de repos.  « Je touche ma retraite, ça nous permet de glisser. Nous avons calculé le budget, on ne se casse pas la tête », témoigne Patrick Eugénia. « On vit avec ce que l’on a. On ne va pas au-delà de ce que l’on a pas. Cette crise permet à certaines personnes de remettre en question les choses inutiles que l’on utilisait. De revenir à l’utilité des choses essentielles. »

La réouverture du site n’est donc pas imminente. Un retour à la normale est envisageable dans deux ou trois ans. Une visite de trois personnes n’est pas assez rentable. Mais le couple n’est pas défaitiste. « On reprendra un jour ou l’autre et on s’adaptera », confie Sylviane Eugénia.

La population de l’île voit avec reconnaissance la gestion de cette crise aux visages multiples. Les indemnités promises par l’État ont été reçues, tout comme certains équipements sanitaires de protection (livraison régulière des masques à domicile). La situation est certes difficile pour tous, mais elle n’est pas pour autant insurmontable. Sainte-Lucie, île du Commonwealth, est dans une situation autrement plus inquiétante. Un bon dialogue entre les individus et les acteurs politiques dont le préfet de la Martinique, Stanislas Cazelles explique cette situation. « Dans les îles on est relativement épargné, on ne subit pas la pression que vous subissez », admet le couple, sans cacher son inquiétude pour les mois à venir, avec notamment un afflux important de touristes européens et d’Antillais vivant en métropole revenus pour les fêtes de fin d’année, et la saison du carême (la saison sèche de décembre à avril) particulièrement prisée par les touristes occidentaux. La situation sanitaire peut à nouveau devenir inquiétante.

Des risques écologiques toujours plus présents

Néanmoins, cette crise sanitaire n’est pas la seule source d’inquiétudes pour les Antillais. Les dernières années ont vu se généraliser des phénomènes climatiques toujours plus violents et intenses (3). Proche de la côte Atlantique, la Trinité a subi, ces derniers mois, de fortes intempéries provoquant dans les villes voisines du Robert, Sainte-Marie et du Lorrain des inondations et des glissements de terrain. À ces problèmes, s’ajoutent pour ces villes côtières des déversements conséquents d’algues brunes plusieurs fois par an. Même si de forts cyclones n’ont pas ravagé l’île cette année, les Martiniquais remarquent des phénomènes de microclimats toujours plus intenses. Ces derniers alternent entre fortes sécheresses et épisodes de pluie violente. À cela s’ajoute aussi un risque volcanique plus important, depuis un mois dans le secteur de la montagne Pelée. Cette pandémie fait donc ressortir d’autres problèmes auxquels les Martiniquais sont quotidiennement confrontés (4).

Bien que la situation actuelle soit difficile, suscitant une grande inquiétude parmi les habitants, la Martinique tient le coup : le Covid-19 a été beaucoup moins virulent que ce que ne laissaient présager les estimations gouvernementales. Une véritable solidarité et une redécouverte de l’île par ses habitants ont été le résultat des confinements. Comme le montrent les différents entretiens, les habitants se débrouillent, font preuve d’ingéniosité face à une situation inédite, tout en faisant face à cette crise mondiale. Cet esprit d’entraide, bien que positif, témoigne d’un autre problème que connaissent encore les DROM et collectivités d’Outre-mer : les aides matérielles, financières, humaines attendues de la métropole subissent d’importants décalages entre les territoires.

La solidarité est donc souvent le premier réflexe avant que des aides plus concrètes traversent les océans. Cela peut parfois prendre du temps. Les deux vagues épidémiques en témoignent. Malgré un esprit général de débrouillardise, le bilan demeure assez inquiétant dans son ensemble, notamment sur le plan économique. Le retour à un avant est exclu pour bien longtemps. Pour l’île, l’année 2021 sera capitale. Le Covid-19 ne fait que s’ajouter à de nombreux autres problèmes et enjeux en Martinique, qui subit toujours plus fortement les effets du dérèglement climatique. C’est à ce jour la principale source d’inquiétude de l’Île aux fleurs. 

Entretiens réalisés par Vincent Mathiot avec Cyril Lawson, directeur commercial de la rhumerie Habitation Saint-Etienne (HSE) ; Patrick, Sylviane et Adélaïde Eugénia, propriétaires du Jardin et table d’hôtes de Bonneville (La Trinité 972) ; Paul Jourdan, pharmacien hospitalier au CHU de Fort de France.

Sources

(1) Allocution au Sénat du 3 décembre 2020 de la sénatrice Catherine Conconne (Parti progressiste martiniquais)

(2) Pour les projections actuelles sur le climat dans les îles caribéennes françaises, voir Louis Dupont, « Le changement climatique et ses implications économiques sur le secteur touristique en Guadeloupe et à la Martinique (Petites Antilles) », Études caribéennes [En ligne], 26 | Décembre 2013.

(3) Sur la question climatique : Sylvain Roche, Laurent Bellemare, et Sylvie Ferrari. « Rayonner par la technique : des îles d’Outre-mer au cœur de la transition énergétique française ? », Norois, vol. 249, no. 4, 2018, pp. 61-73.

(4) Sur les risques en général de la Martinique : Préfecture de la Martinique Dossier départemental des Risques Majeurs en Martinique ( 972 ), 2014.

Pour aller plus loin : Rebecca Rogly, « Le Covid-19, une bombe à retardement pour les Outre-mer», mis en ligne le 14 avril 2020, Le Vent Se Lève. https://lvsl.fr/le-covid-19-une-bombe-a-retardement-pour-les-outre-mer/

Le Covid-19 : une bombe à retardement pour les Outre-mer

https://fr.wikipedia.org/wiki/Pointe-%C3%A0-Pitre#/media/Fichier:Port_de_de_Pointe-%C3%A0-Pitre.JPG
Port de Pointe-à-Pitre © LPLT

Le constat d’après lequel les Français d’Outre-mer sont moins touchés en proportion de cas confirmés que ceux de l’Hexagone est un trompe-l’œil. En l’attente d’un vaccin, tout concourt à redouter une évolution catastrophique de la situation sanitaire dans ces territoires, dont le système de santé est bien plus défaillant qu’ailleurs. Sur fond de vétusté d’infrastructures de première ligne, de problèmes de développement et d’une situation démographique qui est pour plusieurs d’entre eux très propice à ce que le virus atteigne ses plus hauts taux de mortalité, les particularités des Outre-mer en font les territoires français les plus vulnérables face au virus. Le gouvernement se voit contraint d’envisager une politique nationale différenciée selon les territoires pour remédier dans l’urgence à une désertion de longue date de l’État.


Le 31 mars, dans une posture de maîtrise de la situation sanitaire comme l’exige depuis le début de l’épidémie la rhétorique gouvernementale, la ministre des Outre-mer Annick Girardin déclarait qu’ « il n’y a pas d’impréparation dans les Outre-mer ». C’est néanmoins dans le même discours qu’elle annonçait la forte augmentation du nombre de lits en réanimation, devant être triplés pour certains territoires au cours des prochaines semaines. Cette nécessité témoigne d’elle-même de deux grandes préoccupations : d’une part l’important sous-équipement du secteur hospitalier ultramarin et d’autre part, la vulnérabilité supérieure des populations face au Covid-19. L’imprévisibilité de la propagation du virus dans les prochains mois nourrit chez les citoyens ultramarins des inquiétudes bien légitimes.

Depuis le 5 avril, nous en sommes à ce diagnostic : tous les départements et collectivités d’Outre-mer déclarent désormais des cas positifs au SARS-CoV-2 à l’exception de Wallis-et-Futuna. La Réunion est en tête du décompte en passant le 8 avril la barre des 350 cas, et Saint-Pierre-et-Miquelon est pour l’heure le territoire le moins touché avec un seul cas d’infection. Si l’on regroupe l’ensemble des territoires, la barre des 1000 cas est elle aussi passée. La propagation du virus y a été plus lente que dans l’Hexagone, sauf à Mayotte où l’évolution exponentielle des cas dans les deux premières semaines du confinement a surpassé dramatiquement la tendance nationale, et se poursuit. Mais partout aux Outre-mer, le manque d’infrastructures qui assurent les services publics et hospitaliers et les caractéristiques sanitaires et démographiques propres aux territoires exposent les populations à un risque d’hécatombe bien plus grand qu’ailleurs à chaque pandémie de ce type, tant que la négligence des problématiques ultramarines à échelle nationale perdurera. Le Conseil scientifique mandaté par le ministère de la Santé pour suggérer la stratégie à adopter pour les Outre-mer va jusqu’à encourager, dans son rapport du 8 avril, des mesures renforcées dans ces territoires pour pallier les inégalités des risques qu’ils encourent.

Services publics “à la peine”

La casse des services publics par les gouvernements successifs n’a pu qu’avoir des conséquences plus dramatiques encore dans les territoires où ils étaient déjà très défaillants, comme c’est le cas dans l’ensemble des Outre-mer. Les territoires ultramarins accusent un déficit à la fois quantitatif et qualitatif de leurs services publics. Le rapport du Conseil économique, social et environnemental (CESE) de janvier 2020 rend compte de carences en termes d’éducation, d’offres de soins, de logements sociaux, d’accès au numérique, etc. Plus ou moins importantes selon les territoires, ces carences ne sont néanmoins que le symptôme des développements à plusieurs vitesses des territoires d’Outre-mer. Réciproquement, ces mêmes carences continuent d’alimenter leurs retards de développement vis-à-vis de l’Hexagone.

Si dans les départements d’Outre-mer (Guadeloupe, Guyane, Martinique, Mayotte, la Réunion), ces services publics doivent prétendre à être les mêmes que dans l’Hexagone, il n’en est pas de même pour les collectivités d’Outre-mer (Nouvelle-Calédonie, Polynésie française, Saint-Barthélémy, Saint-Martin, Saint-Pierre et Miquelon, Wallis-et-Futuna) dont l’autonomie conférée par leur statut crée une distribution complexe des prérogatives. Ce flou dans la responsabilité de la gestion des services publics ne sert pas le bien-être de la population. À titre d’illustration, on relève seulement 21 Maisons des services publics (lieux d’accueil des citoyens afin qu’ils bénéficient d’un service de proximité et d’un accompagnement administratif pour répondre à leurs divers besoins) situées dans les départements d’Outre-mer pour environ 1,9 million d’habitants, contre 1 383 en France hexagonale pour environ 66,7 millions d’habitants. Ramené en pourcentage, cela signifie que 1,5% des Maisons des services publics sont situées dans des départements qui abritent pourtant 3% de la population française. En revanche, les autres territoires statutairement et anciennement moins intégrés au territoire national (Nouvelle-Calédonie, Polynésie française, Saint-Pierre-et-Miquelon, Wallis-et-Futuna), ne comptent pas une seule de ces Maisons. Elles sont remplacées par des structures d’initiative locale. Quant à Saint-Martin et Saint-Barthélémy, alors que leur intégration au département de la Guadeloupe jusqu’en 2007 leur avait permis d’avoir accès à davantage de services publics que les autres collectivités d’Outre-mer, les ravages de l’ouragan Irma en septembre 2017 ont aplani les différences. Ainsi, l’égalité de l’intégration économique et sociale des populations, censée être garantie par l’accès aux services publics, n’est pas atteinte dans les départements d’Outre-mer, et va jusqu’à être rompue dans les collectivités d’Outre-mer, lorsqu’ils manquent de moyens pour financer eux-mêmes les structures locales.

On pourrait croire que la situation des Outre-mer n’est guère différente de celle de zones périurbaines et rurales délaissées dans l’Hexagone. Cependant, l’éclatement géographique aux quatre coins du globe et l’insularité sont des facteurs aggravants. Cet isolement de fait, qui n’est donc pas compensé par un égal accès aux services publics, est rarement compris dans toutes ses implications. Il est pourtant décisif dans la fracture partagée par tous les Outre-mer. En effet, qui peut raisonnablement imaginer qu’un citoyen vivant en Guadeloupe, où le seul Centre hospitalier universitaire (CHU) de l’île est en cours de reconstruction suite à un incendie, et les autres hôpitaux publics de l’île saturés ou n’assurant pas tous les services, doive s’en remettre à des cliniques privées ou à se soigner dans des territoires voisins ? Voire, dans de nombreux cas, devoir partir vers l’Hexagone distant de 7 000 km pour effectuer certains examens, traitements et opérations chirurgicales ? Dans la dernière situation, les frais de déplacement en avion ne sont pas toujours pris en charge par la Sécurité sociale ou ne le sont que partiellement. Or les urgences, par définition, ne peuvent pas attendre les prix de basse saison.

“Le député Gabriel Serville déplorait que les patients guyanais soient “les otages du manque de considération des gouvernements successifs vis-à-vis de la santé”, avant qu’explosent les manifestations qui ont emporté un an plus tard l’ensemble du territoire national.”

En 2014, un rapport cinglant de la Cour des comptes en appelait à la responsabilité républicaine des gouvernements, en révélant pour les Outre-mer des « systèmes de santé à la peine » qui imposaient un rattrapage important à effectuer. Bien qu’au moment de dicter les plans de retour à l’équilibre budgétaire (PRE) pour le secteur de la santé, la dissociation des territoires d’Outre-mer de celui hexagonal leur permettent en général de subir des mesures moins drastiques, ces décisions même pondérées sont toujours plus lourdes de conséquences que dans l’Hexagone. L’état de saturation dans lequel sont ordinairement plongés les hôpitaux aux Outre-mer, aggravé dans certains territoires par la suppression insensée de postes et de lits, avait provoqué à de nombreuses reprises la colère des personnels et des syndicats. Elle s’est exprimée par des grèves en février 2018 à la Réunion suite à la suppression de 155 postes et d’une centaine de lits, ou encore par la démission collective de 17 médecins urgentistes en mai 2018 en Guyane. En soutien à ce mouvement de contestation, le député Gabriel Serville déplorait que les patients guyanais soient « les otages du manque de considération des gouvernements successifs vis-à-vis de la santé », avant qu’explosent les manifestations qui ont emporté un an plus tard l’ensemble du territoire national.

Déserts médicaux et populations désarmées

Alors que la Guadeloupe, la Martinique, et la Réunion ont toujours été plus proches que les autres territoires d’Outre-mer du niveau de qualité de soin hexagonal, l’épisode désastreux de l’incendie du CHU de Guadeloupe fait sortir l’île de ce trio et fragilise dans le même temps le système de santé de la Martinique, qui accuse un afflux de patients supplémentaire en tant que territoire voisin. Déclenché le 28 novembre 2017, cet incendie a débouché sur une grave crise sanitaire conduisant le personnel à soigner des patients dans la partie de l’hôpital épargnée mais dans un état d’insalubrité critique, et à prendre en charge de nombreux autres dans des tentes durant plusieurs mois, pendant que des services de l’ancien CHU étaient progressivement délocalisés vers des communes de l’île. À Mayotte, qui n’a pas connu ce type de drame, la situation n’est pas plus glorieuse. Le seul centre hospitalier du territoire compte 300 lits alors qu’il est estimé qu’il devrait pouvoir accueillir 900 malades pour satisfaire intégralement les demandes de soins de la population.

La situation de Mayotte est souvent reconnue comme la plus préoccupante d’un point de vue structurel, mais n’est pas la seule à prendre en considération. Cet archipel anciennement intégré aux Comores fait partie de la liste des territoires ultramarins qui sont tristement répertoriés comme étant les plus grands déserts médicaux français avec la Guyane, la Polynésie et Wallis-et-Futuna. Ces autres territoires doivent donc également attirer l’attention nationale pour déterminer comment y vaincre le Covid-19 en l’attente d’un vaccin, car les armes n’y sont pas.

Selon une enquête de Statiss de janvier 2016, on comptait en Guyane 55 médecins généralistes pour 100 000 habitants contre 104 en Hexagone, et 27 médecins spécialistes contre 94 en Hexagone. Cette forte inégalité d’accès aux soins en Guyane résulte certes davantage de problèmes de recrutement et de formation que de budget, qui relèvent en majorité des pouvoirs publics locaux, mais elle n’est qu’une conséquence de son retard de développement global que l’État a échoué à réduire. Pour aller plus loin au sujet des retards de développement de la France des Outre-mer, voir l’article paru dans LVSL en janvier 2019 « Les gilets jaunes en Outre-mer : l’insurrection citoyenne à la Réunion, la résignation ailleurs ».

Dans d’autres territoires, des modalités de gestion financière hasardeuses sont cette fois en cause. En Polynésie française, le seul centre hospitalier offre des soins de haute technicité dans des domaines chirurgicaux et obstétricaux mais dispose de services de petite taille et son activité ambulatoire est insuffisamment développée. Malgré une compétence en matière de santé qui revient à la collectivité d’Outre-mer depuis 1984, le centre hospitalier est lui censé être sous la responsabilité du ministère de la Santé. Seulement, l’hôpital a l’étrange particularité de ne pas même posséder le statut officiel d’établissement public de santé malgré ce rattachement, ce qui implique la négociation de ses dotations budgétaires en dehors du cadre légal [1] et contrevient à la transparence de leur usage et à l’expansion des services de l’hôpital.

« À Mayotte, l’après-confinement ne laisse rien présager de bon : parmi les écoles, lieux où le virus se répand le plus rapidement, 80% ne respectent pas les normes de sécurité et d’hygiène minimales »

Comment, dans ces conditions qui préexistaient à la crise, concevoir une prise en charge complète des patients atteints du Covid-19 dans les mois à venir, qui ne laisse pas à l’abandon le reste de la population ultramarine habituellement en demande de soins ? L’état des lieux ne s’arrête pas là. Aux problèmes structurels propres au secteur hospitalier qui réduiront les capacités de résilience en bout de chaîne, s’ajoutent des problèmes infrastructurels en amont qui empêchent d’effectuer tous les gestes-barrière. Plusieurs communes de Guadeloupe ont subi depuis le début du confinement des coupures d’eau durant parfois plus de 24h, qui à l’évidence entravent le lavage régulier des mains. D’autres coupures d’eau devraient se produire fréquemment en Martinique, comme souvent à l’approche de la saison sèche, mais d’une durée bien plus courte. À Mayotte, territoire le moins développé de France du fait de sa départementalisation récente, un tiers des logements n’a pas accès à l’eau courante. Dans ce territoire du canal du Mozambique, l’après-confinement ne laisse rien présager de bon : parmi les écoles, lieux où le virus se répand le plus rapidement, 80% ne respectent pas les normes de sécurité et d’hygiène minimales selon la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH).

Quelle solidarité avec les Outre-mer ?

Fort de ces inégalités, malgré le décalage épidémique observé dans les Outre-mer du fait du moins grand nombre de cas déclarés, le chef de l’État a annoncé dans son discours du 16 mars que les mêmes mesures de confinement s’y appliqueraient que pour l’Hexagone. Néanmoins, la solidarité nationale appelée de ses vœux n’avait pas prouvé dès le départ qu’elle incluait les Outre-mer, en laissant à la ministre des Outre-mer Annick Girardin le soin de faire de la pédagogie aux habitants d’Outre-mer au sujet des premières mesures (fermeture des écoles, des commerces non essentiels et interdiction des rassemblements). Ce double-discours avait laissé croire à une politique différenciée dans le mauvais sens et amplifiait l’inquiétude des populations ultramarines qui craignent que le virus ne se propage massivement. L’inquiétude tournait à la psychose lorsque les Martiniquais et les Réunionnais voyaient jusqu’au début du mois de mars atterrir dans leurs aéroports des avions en provenance de régions italiennes où les cas étaient en constante hausse, et arriver jusqu’à la mi-mars sur leurs côtes des bateaux de croisière faisant voyager dans la plus grande proximité des touristes internationaux. Cette irresponsabilité criante avait même lancé des appels à manifester de la part des populations.

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Paquebot de croisière © Jean-Louis Lascoux

À la Réunion, alors qu’aucun cas de Covid-19 n’avait encore été déclaré, des heurts ont éclaté à l’arrivée d’un paquebot le premier mars, sans que des mesures sérieuses ne soient décidées pour encadrer la circulation des touristes dans l’île. Deux semaines plus tard, la crise sanitaire avait pris une ampleur grave : les préfets des régions Martinique et Guadeloupe ont alors pris des mesures pour encadrer le débarquement des passagers à l’accostage du paquebot Costa Magica, transportant 2 300 personnes. L’interdiction du rassemblement de plus de 100 personnes sera déclarée le même jour par le Premier ministre… À bord, de nombreux passagers antillais devaient être rapatriés, mais avaient été potentiellement au contact de croisiéristes déclarés positifs au SARS-CoV-2. Ce laxisme, en fin de compte national, aux frontières maritimes et aériennes, nourrit dans les territoires ultramarins les plus isolés l’amère impression que le virus a été importé là où il aurait pu n’avoir jamais mis les pieds.

“La solidarité nationale montre la limite de ses capacités envers des territoires négligés médicalement et infrastructurellement depuis des décennies.”

La frustration est d’autant plus grande que le matériel de première ligne a parfois plus de difficultés à franchir les mers et les océans que le virus. Même si l’État a sorti l’artillerie lourde le premier avril pour faire acheminer du matériel médical aux territoires des océans Atlantique et Indien grâce aux porte-hélicoptères Mistral et Dixmude, cette aide fera difficilement oublier la réception par les soignants réunionnais d’une livraison de 30 000 masques FFP2 moisis, datant de l’épisode de la grippe H1N1. Alors que la Réunion était à ce moment et demeure encore le département d’Outre-mer le plus touché en nombre de cas infectés, cette dangereuse négligence avait achevé de susciter l’indignation des ultramarins et de provoquer une levée de boucliers contre l’Agence régionale de santé (l’ARS) et le gouvernement.

Le renfort humain n’est pas non plus au rendez-vous dans les Outre-mer. Du fait de leur distance, ces territoires ne pourront pas être soulagés aussi régulièrement que des régions comme le Grand Est grâce à l’évacuation des patients vers des centres hospitaliers voisins en cas de saturation. Ils ont donc d’ores et déjà besoin d’un personnel suffisamment nombreux et compétent sur place, et qui regroupe surtout l’ensemble des spécialités médicales de première ligne pour lutter contre le virus, spécialités qui font défaut dans de nombreux territoires. À cette fin, mais par un moyen ironique, le Premier ministre s’est résolu dès le 31 mars à accepter l’aide de médecins en provenance de Cuba, en donnant aux territoires de la zone Atlantique la possibilité de recourir à des médecins diplômés hors de l’Union européenne. Cette aide est indispensable pour le désert médical qu’est la Guyane, et l’occasion pour certains élus de faire valoir une entraide caribéenne, souvent encouragée pour pallier les manquements des gouvernements français. La solidarité nationale montre la limite de ses capacités envers des territoires négligés médicalement et sur le plan infrastructurel depuis des décennies.

Antilles et Mayotte : des poudrières démographiques faisant craindre l’explosion des taux de mortalité

Le 26 mars, Jérôme Viguier, directeur de l’ARS Martinique, livrait à l’oral les résultats très alarmants des modélisations statistiques pour l’île : 180 000 à 190 000 personnes sont susceptibles de contracter le Covid-19, soit la moitié de la population martiniquaise [2]. Il poursuit en estimant à 5% le nombre de malades qui iraient en réanimation, soit près de 9500 personnes. La temporalité sur laquelle s’étalerait le nombre de cas n’est pas précisée et il est évidemment difficile de connaître la fiabilité de la modélisation elle-même, car l’évolution de la propagation du virus, mais aussi de sa capacité à s’aggraver dans les infections qu’il déclenche, comporte encore plusieurs inconnues. Au moment de cette annonce, après la mise en place de lits et d’équipements supplémentaires commandée par la ministre Annick Girardin, le CHU de l’île possédait seulement 85 lits de réanimation et 76 respirateurs, sans compter la pénurie nationale de masques qui touche encore plus durement les Outre-mer.

“Le scandale sanitaire du pesticide chlordécone a fait exploser le taux de cancer de la prostate aux Antilles, porté au rang de plus élevé au monde.”

Malgré de nombreuses inconnues sur l’avenir de la pandémie, ces capacités d’accueil semblent largement dérisoires si le virus venait à s’accélérer dans les prochains mois, au regard d’un facteur essentiel : le nombre de personnes identifiées comme « fragiles », et donc plus exposées à contracter une forme grave du virus, est très élevé aux Antilles. La Martinique, comme la Guadeloupe, sont les départements-régions les plus vieux de France : en 2014 selon l’Insee, près de 25% de la population avait plus de 60 ans. En 2020, ce chiffre est encore plus élevé car le phénomène de vieillissement est identifié aux Antilles comme rapide et massif, devant porter le pourcentage à 35% à l’horizon 2030. Ces territoires sont aussi gravement sujets aux maladies chroniques, avec en tête le diabète, l’hypertension, les insuffisances cardiaques et les cancers, dont le scandale sanitaire du pesticide chlordécone – au cœur duquel la liquidation des stocks de ce pesticide cancérogène dans les champs de bananes antillais, alors que celui-ci était déjà interdit dans l’Hexagone, et depuis plus longtemps dans un pays comme les États-Unis ! – a fait exploser le taux de cancer de la prostate, porté au rang de plus élevé au monde. Ainsi, plus de 35% des Guadeloupéens et 38% des Martiniquais déclaraient en 2018 souffrir de maladies chroniques selon le rapport de la Direction de la recherche statistique affiliée au ministère de la santé (DREES).

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La crise du Covid-19 impose de protéger les personnes les plus vulnérables.

Afin de protéger ces populations qui sont à l’évidence plus vulnérables, c’est en toute lucidité que des députés martiniquais ont adressé le 30 mars une lettre ouverte au président de la République pour appeler à un renforcement de l’aide matérielle, à la reconversion de sites pour accueillir des malades à placer en quarantaine, et veulent obtenir l’autorisation de pratiquer le dépistage généralisé de la population à l’appui des laboratoires locaux. Si ces demandes sont restées sans réponse de la part du gouvernement, elles reçoivent cependant l’assentiment indirect du Conseil scientifique qui a rendu ses conclusions sur les Outre-mer le 8 avril. Il y recommande des mesures « différenciées selon les territoires et élaborées avec les autorités et les acteurs impliqués ». Une utilisation plus large de tests est envisagée, ainsi qu’une nouvelle augmentation du nombre de lits, en plus de l’annonce qui avait déjà été faite par Annick Girardin.

Le second facteur démographique qui tend à faire craindre une propagation plus mortelle du virus que dans le reste de la France est la surpopulation, entraînant la promiscuité : la Guyane dans une certaine mesure, mais surtout Mayotte, en feront les frais. La pression démographique mahoraise, qui fait stagner l’ancien territoire de l’archipel des Comores dans un état de sous-développement, entraîne la mise en confinement de la population dans des conditions très précaires. Les logements sont délabrés et insuffisants pour confiner dignement toute la population, une grande partie de la population n’a pas accès à l’eau courante, et, pour terminer, le territoire est frappé en ce moment par une épidémie de dengue, alors qu’il dispose pour l’instant de moins de 20 lits en réanimation. Si les autres territoires d’Outre-mer venaient à se sortir de cette crise malgré leur grande vulnérabilité, Mayotte aura définitivement plus de mal à s’en relever. Pour contenir autant que possible le risque élevé d’hécatombe, le Conseil scientifique préconise vivement un « confinement aménagé » pour Mayotte qui relève selon lui d’une « catégorie à part ». Cet aménagement se traduirait notamment par la mise en quatorzaine préventive de tous les arrivants sur le territoire pour un temps à définir et le placement des cas avérés dans des structures extra-hospitalières qu’il reste à installer.

Mener ou non une politique différenciée : un faux dilemme ?

À l’issue de ces propositions du Conseil scientifique, la ministre des Outre-mer rappelle par une formule pour le moins tautologique que « le Conseil scientifique conseille, mais ne décide pas », même si elle semble poursuivre son discours en donnant son accord de principe à des mesures renforcées pour les Outre-mer. Pourquoi cette prudence dans le saut décisionnel à effectuer pour protéger comme il se doit les populations ? Par ailleurs, ces propositions sont les mêmes que celles ordinairement souhaitées par les citoyens quel que soit le territoire : contrôle des flux entrant, tests massifs, expansion des capacités d’accueil hospitalières. En réalité, si l’État venait à passer outre les recommandations du Conseil scientifique et donc à refuser les exigences particulières des citoyens et élus d’Outre-mer, ce ne serait pas à déplorer. Les accepter reviendrait à appliquer une politique différenciée sur le territoire national ; choix épineux pour un État républicain que de mieux protéger certains citoyens que d’autres selon leur région de résidence. L’ennui est plutôt que l’État ait justement à considérer ces exigences comme des privilèges, alors que l’ensemble de la nation devrait avoir droit à des mesures à la hauteur de la crise sanitaire en cours, plutôt qu’à quémander chaque jour des masques pour équiper dignement ne serait-ce qu’1% de la population.

“La mortalité qui s’annonce plus grande serait donc à la fois le résultat sinistre de la négligence des Outre-mer par les gouvernements successifs, et le dommage collatéral de choix dangereux et de politiques irresponsables à échelle nationale.”

À chaque épidémie de ce type, plus les armes sont insuffisantes dans l’ensemble de la France, plus les facteurs aggravants dans des territoires comme les Outre-mer auront de l’espace pour s’exprimer. Et de ces facteurs, la plupart auraient pu être éradiqués préventivement par une politique plus volontariste de développement. La mortalité qui s’annonce plus grande aux Outre-mer serait donc à la fois le résultat sinistre de la négligence des Outre-mer par les gouvernements successifs, et le dommage collatéral de choix dangereux et de politiques irresponsables à échelle nationale : le refus de tester massivement la population, l’imprévision et les délocalisations ayant causée la pénurie de masques et de médicaments et, la gestion managériale en flux-tendu des services publics de santé. Les populations subissent avec une inégalité flagrante les risques encourus par des politiques sacrificielles, qu’il est impossible de conjurer en quelques mois.

[1] Rapport de la Cour des comptes, p.77 : https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/EzPublish/20140612_rapport_thematique_sante_outre_mer.pdf

[2] https://www.rci.fm/martinique/infos/Politique/Les-parlementaires-martiniquais-exigent-le-depistage-generalise-de-la-populationhttp:/ ; /www.fxgpariscaraibe.com/2020/03/190-000-cas-potentiels-de-coronavirus-en-martinique-selon-le-directeur-de-l-ars.html

Mayotte, un petit coin de tiers-monde en France ?

À Mayotte, novembre 2011, gendarmes mobiles expulsant un manifestant pacifiste, sur le quai de la barge, en Grande Terre. ©Lebelot. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license..

Au mois de mars dernier, la population guyanaise se soulevait et bloquait le département pendant plusieurs jours afin de réclamer, simplement, d’être traités comme tous les autres citoyens français et de pouvoir bénéficier des mêmes services que leurs compatriotes de métropole. Au-delà du cas particulier de la Guyane, ces événements ont permis de mettre en lumière, certes trop peu, les espaces ultramarins français. Parmi eux, il en est un dont la situation semble particulièrement scandaleuse : Mayotte. En outre, les récentes catastrophes climatiques qui ont touché Saint-Martin et Saint-Barthélémy doivent également nous interpeller.

Peu de gens connaissent Mayotte, ce petit groupe d’îles se trouvant dans l’archipel des Comores, dans l’océan indien. Difficile de blâmer la population métropolitaine pour cette ignorance : dans les médias, on ne parle jamais de cet espace, qui est également loin d’être une priorité pour les élites politiques au pouvoir. Malgré cette méconnaissance, Mayotte est bel et bien un territoire français, peuplé de 235 000 habitants – près de la moitié de la population a moins de 15 ans -, doté de deux villes principales : Dzaoudzi et Mamoudzou. Le cas de Mayotte est intéressant dans la mesure où il est emblématique de la façon dont l’outre-mer est laissé à l’abandon par les gouvernements successifs.

 

De la colonie au département d’outre-mer

 

Si l’on souhaite comprendre la situation actuelle de ce territoire, il convient d’abord de revenir sur son histoire. Le territoire était jusqu’à la première moitié du XIXème siècle un sultanat, forme de gouvernement islamique. La situation change en 1841 : les Français arrivent dans la région et achètent Mayotte au sultan de l’époque, puis le territoire est intégré à l’Empire colonial français en 1843. Se met alors en place une économie coloniale, imposée par la violence aux populations locales. La politique menée y est désastreuse, sur un plan social aussi bien qu’économique : l’industrie sucrière mise en place décline rapidement et la population locale n’a que peu de moyens de vivre et de s’affirmer face à des autorités françaises toujours promptes à utiliser la force pour maintenir l’ordre colonial. La situation s’aggrave à partir de 1908 : Mayotte est rattachée à la région de Madagascar, alors colonie française. Dès lors l’archipel – peuplé selon les données de 1911 de 11 000 habitants – n’est plus qu’une périphérie oubliée de Madagascar, ce qui plonge encore plus rapidement la population dans une misère noire.

En 1947, Mayotte et le reste des Comores deviennent des Territoires d’Outre-Mer suite au démantèlement de l’Empire colonial français. De fortes tensions autonomistes voire indépendantistes agitent certaines îles. Consultée à plusieurs reprises au cours des années 1970, la population mahoraise fait figure d’exception : Mayotte est la seule partie des Comores à manifester sa volonté de rester française, malgré une situation d’isolement et de développement économique et social inexistant. Cela s’explique par le fait que les Mahorais avaient peur d’être persécutés et mis à l’écart s’ils étaient intégrés à l’Etat comorien nouvellement indépendant.

Ce sont ces craintes qui expliquent la volonté d’une partie de la population, exprimée dès les années 1980, de faire de Mayotte un département d’outre-mer (DOM) afin que le territoire soit pleinement rattaché à la République française. L’archipel obtient un statut proche du département en 2001 et, le 31 mars 2011, Mayotte devient officiellement le 101ème département de la République française.

 

Une situation économique et sociale désastreuse

 

Si la population mahoraise a exprimé son souhait d’une intégration plus profonde à la France, force est de constater que cette intégration est encore aujourd’hui toute relative. Mayotte est en effet dans une situation absolument scandaleuse dans un certain nombre de domaines, ce qui montre que peu de choses ont réellement changé depuis la période coloniale dans ce territoire.

“En 2017, en France, il existe un département où une grande partie de la population n’a pas accès à une eau courante et potable de façon régulière.”

L’accès à l’eau est un exemple emblématique. Si celui-ci est relativement aisé en métropole, Mayotte connaît depuis de nombreuses années des difficultés d’approvisionnement. Or l’Etat n’y a jamais fait les investissements nécessaires pour y acheminer de l’eau de façon régulière, des infrastructures vétustes étant jugées suffisantes pour ces lointaines populations dont Paris se soucie peu. Par conséquent, le territoire est extrêmement dépendant de la pluie : en cas de faible pluviométrie, la sécheresse s’installe et met en danger la vie des habitants. Ainsi, en 2017, en France, il existe un département où une grande partie de la population n’a pas accès à une eau courante et potable de façon régulière.

Outre cette situation sanitaire préoccupante, le tissu économique du territoire est également trop peu développé. La majorité de l’agriculture y est vivrière, c’est-à-dire qu’elle parvient à peine à nourrir ceux qui cultivent, qui ne peuvent vendre leur surplus au reste de la population mahoraise. Conséquence : Mayotte exporte très peu et importe énormément, ce qui la rend dépendante de l’extérieur quant à l’alimentation, et ce qui entraîne également une hausse prix particulièrement forte qui empêche la majeure partie de la population de vivre dignement. Ajoutons à cela que, malgré son statut de département, le SMIC y est inférieur de plus de moitié au SMIC métropolitain : la misère serait-elle moins pénible loin de Paris ?

Mais l’un des problèmes les plus sérieux que connaît Mayotte est celui de l’inefficacité des services publics, notamment celui de l’éducation. La langue française est loin d’être maîtrisée par toute la population, et près du tiers de celle-ci n’a jamais été scolarisée. Le gouvernement français, conscient de ces inégalités de traitement intolérables avec la métropole, ne fait rien pour régler le problème. Ainsi pour la rentrée 2015, le Syndicat National des Enseignements de Second Degré (SNES) déplorait des classes surchargées dans des proportions inimaginables : jusqu’à 38 élèves par classe au lycée, alors que tous les établissements du département sont classés en Réseau d’Education Prioritaire (REP) et devraient par conséquent bénéficier de moyens qui leur permettent d’assurer une relative égalité entre Mayotte et la métropole !

En ce qui concerne l’enseignement supérieur, la situation est tout aussi préoccupante : les jeunes mahorais qui entament des études après leur baccalauréat connaissent des taux d’échec particulièrement élevés. L’échec massif est surtout lié au manque d’investissements et de soutien financier de la part de l’Etat pour ces jeunes qui, faute de structures suffisamment importantes à Mayotte, sont forcés d’aller étudier à la Réunion ou en métropole, loin de leur famille et avec très peu de moyens.

La situation économique, sociale et sanitaire du département est donc très préoccupante. A cela, il faut encore ajouter que Mayotte est en situation de grand isolement par rapport à la métropole. Il faut en effet près de 15 heures d’avion pour s’y rendre depuis Paris, avec au moins un transit obligatoire au cours du trajet.

 

La question migratoire, emblème des problèmes de l’archipel

 

Au-delà de toutes ces questions cruciales pour l’archipel, qui témoignent d’une gestion indigne de la part de l’Etat qui ne se donne pas les moyens d’assurer à sa propre population les conditions d’une existence digne et sûre, Mayotte est également touchée par une vague migratoire autrement plus importante que celle que connaît actuellement la France métropolitaine.

“On évoque souvent la Méditerranée comme un cimetière pour les migrants : à Mayotte, on estime que 12 000 personnes ont perdu la vie sur des embarcations de fortune.”

C’est en effet l’un des nombreux paradoxes qui traverse Mayotte : territoire aux conditions de vie insupportables lorsqu’on le compare à la métropole, il est vu comme un îlot de prospérité par les habitants des Comores qui sont attirés notamment par le droit du sol, et qui espèrent offrir à leurs enfants un plus bel avenir s’ils deviennent français. Face à cela, la France a réagi par la répression et par une gestion indigne de ce problème en construisant en 1996 un centre de rétention qui détient le triste record d’établissement le plus surpeuplé de France : on y entasse les migrants dans des conditions désastreuses avant de les expulser le plus rapidement possible. On évoque souvent la Méditerranée comme un cimetière pour les migrants : à Mayotte, on estime que 12 000 personnes ont perdu la vie sur des embarcations de fortune.

Si le problème peut sembler réel pour la population locale, tant immigrée que française, il semble être un sujet de rigolade pour le nouveau président de la République. En déplacement en Bretagne peu après son élection, Emmanuel Macron s’entretenait avec le responsable d’un centre de sauvetage en mer. Ce dernier a évoqué les kwassa-kwassa, embarcations de fortune originellement destinées à la pêche, mais détournées de cet usage par les migrants comoriens qui cherchent à atteindre Mayotte. Le président de la République a alors répondu : « Le kwassa-kwassa pêche peu, il amène du Comorien, c’est différent », sous-entendant que la vie de ces migrants n’a pas beaucoup plus de valeur que le poisson que l’on pêche.

Ce que le président a présenté comme une boutade maladroite est en réalité très révélateur des rapports de Paris à Mayotte : un territoire dont le statut de département reste très théorique, car les habitants attendent toujours l’égalité et des conditions de vie supportables.

 

Les conséquences d’Irma : des territoires à réinventer

 

L’ouragan qui a touché Saint-Martin et Barthélémy a occupé le terrain médiatique ces derniers jours. Une véritable aubaine pour le président Macron qui a pu se mettre en scène en arrivant sur place, s’assurant que sa nuit sur un lit de camp, en bras de chemise, était bien filmée et photographiée sous tous les angles par une presse toujours aussi complaisante et béate avec lui. Mais au delà du bénéfice politique qu’en a tiré le président, ce malheureux événement a mis en lumière ces territoires particuliers, des Collectivités d’Outre-Mer (COM) dont on parle encore moins que les DOM.

Le traitement médiatique de ces territoires est particulièrement révélateur du statut assigné à l’outre-mer en France. On part des images d’Epinal sur le sujet (palmiers, plages…) pour faire pleurer dans les chaumières sur tous ces vacanciers qui vont devoir annuler ou reporter leur séjour. Par ailleurs, à la télé et à la radio, un certain nombre “d’experts” autoproclamés parlaient de ces territoires en les comparant à “la France”, comme si ces territoires étaient étrangers et que les lois de la République n’y avaient pas cours.

Et ils ont, malgré eux, raison: ces îles, et particulièrement Saint-Barthélémy, sont de véritables paradis fiscaux. Invoquant des raisons historiques particulières, une partie de la population locale, très aisée, a toujours refusé de payer l’impôt et a toujours pu s’y soustraire avec la bienveillance du pouvoir métropolitain. Aujourd’hui, les riches en appellent à la solidarité nationale pour rebâtir leurs villas détruites. En attendant, personne n’écoute les nombreux pauvres de ces îles, marginalisés et asservis par les puissants.

Aussi, il ne faut pas se contenter de reconstruire ces îles à l’identique: sur ces territoires comme ailleurs, il convient de les intégrer à la République, notamment sur le plan fiscal, afin d’y établir un nouveau modèle de développement plus juste et égalitaire. Les milliardaires américains qui y vivent depuis les années 1950 peuvent bien partir s’installer ailleurs: la France n’a pas besoin d’eux.

 

 

Crédits photo:  ©Lebelot. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.. 

 

En Guyane, la révolte des oubliés de la République

http://www.franceguyane.mobi/actualite/faitsdivers/500-freres-on-va-continuer-a-mettre-la-pression-335654.php
Guyane

Depuis le 18 mars, un vaste mouvement de grève paralyse la Guyane. Les manifestants dénoncent l’insécurité, la précarité et, plus généralement, le manque d’intérêt de l’Etat pour ces territoires. L’exemple guyanais doit amener à réfléchir plus largement sur la question de l’outre-mer français et sur les moyens de dynamiser ces territoires oubliés.

 

Une éruption qui révèle un malaise profond

 

Département français situé en Amazonie, la Guyane souffre comme la majorité des autres DOM et COM (Collectivités d’outre-mer) d’un manque d’activités diversifiées : en dehors de la fonction publique, et notamment de l’Education Nationale, le principal employeur de l’île est le Centre Spatial Guyanais basé à Kourou, sur le littoral. Cela crée une inégalité profonde entre les fonctionnaires, bien rémunérés, et les autres, qui ont du mal à trouver des emplois sur un territoire en manque d’activité. Cela alimente toute sorte de trafics, notamment dans la forêt amazonienne, où des villages entiers d’orpailleurs sont traqués par l’armée française, alimentant un climat d’insécurité pesant sur tout le territoire.

C’est ce contexte qui explique le mouvement social d’ampleur qui touche en ce moment la Guyane. D’ailleurs, le lieu d’où est partie la contestation est particulièrement révélateur : les manifestants ont choisi de bloquer la route menant au Centre Spatial, ce qui a rapidement paralysé le territoire. A travers ce blocage, preuve est ainsi faite que toute l’activité économique du département repose sur ce centre, et c’est là le cœur du problème.

Toutefois, à cette colère économique se sont greffées d’autres revendications d’ordre plus général, montrant bien le sentiment de relégation, justifié, dont souffrent les habitants. Ils réclament ainsi de meilleurs moyens de transport pour se déplacer au sein du territoire, la présence de forces de sécurité aux abords des établissements scolaires aux horaires d’entrée et de sortie des élèves, mais aussi le développement de nouvelles filières d’études, tant supérieures que professionnelles. Car c’est aussi et surtout dans le domaine scolaire et universitaire que le manque d’engagement de l’Etat est patent : faute de débouchés une fois leur baccalauréat en poche, beaucoup de jeunes guyanais sont forcés de partir étudier en métropole et ne peuvent que très rarement retourner chez eux, la faute à des billets d’avion bien trop chers pour eux. En parallèle, ceux qui restent sur place ne sont pas suffisamment qualifiés pour trouver un emploi, ce qui alimente le chômage, la criminalité, et l’isolement du territoire… La boucle est bouclée, et ce cycle ne semble pas prêt de s’interrompre.

Par ailleurs, le traitement médiatique de cette contestation sociale montre également combien la Guyane est oubliée non seulement de la classe politique, mais aussi de toute la population métropolitaine. En effet, le mouvement n’a commencé à être couvert par les médias nationaux que cinq jours après le début de celui-ci : si un mouvement d’une telle ampleur avait eu lieu en métropole, nul doute qu’on en aurait parlé dès le début. Cela nourrit également la contestation : les Guyanais ont le sentiment d’être des Français de seconde zone, dont les problèmes seraient moins importants que ceux de leurs compatriotes de métropole. In fine, ce traitement médiatique odieux nuit à la cohésion nationale.

 

Une énième crise révélatrice des problèmes profonds de l’outre-mer

 

Plus largement, la contestation qui touche actuellement la Guyane doit amener à réfléchir sur la situation de l’ensemble de l’outre-mer français.

En effet, la Guyane est loin d’être un cas à part, et dans de nombreux autres DOM-COM, la situation est tout aussi difficile pour la population locale. Ainsi en Guadeloupe en 2009, la situation avait dégénéré, aboutissant à de véritables émeutes : toutes les routes bloquées, des bâtiments incendiés… Une manifestation extrême de l’état de misère dans lequel l’Etat a laissé ces territoires.

Mais le cas le plus emblématique est celui du plus jeune département français : Mayotte. Ce petit archipel de l’Océan Indien, auparavant Territoire d’outre-mer, est devenu un département en 2011. De par son statut de département, l’Etat a l’obligation d’y traiter les habitants de la même manière qu’en métropole. Or, la situation à Mayotte tient beaucoup plus du tiers-monde que de la France métropolitaine. 58% de la population en âge de travailler ne maîtrise pas les bases de la langue française, et trois habitants sur dix n’ont jamais été scolarisés, là où le principe de l’obligation scolaire devrait prévaloir sur ce territoire comme en métropole. Le taux de chômage, compte tenu de cette population très peu qualifiée, peut sembler rassurant : « seulement » 20%. Néanmoins, le nombre de chômeurs est nettement plus élevé. La majeure partie d’entre eux n’ont pas les compétences administratives et linguistiques pour effectuer les démarches d’inscription. Le PIB par habitant y est de 6500€ : rappelons qu’en France métropolitaine, il est de 29 290€. Ajoutons à cela les graves problèmes d’approvisionnement en eau que l’archipel a récemment connu ainsi que la crise migratoire à laquelle il est confronté sans moyens suffisants, et on obtient un mélange détonnant qui pourrait bien exploser prochainement.

L’urgence de poser des perspectives pour ces territoires

 

Pourtant, ces territoires regorgent de potentialités et participent à la puissance de la France à l’échelle internationale. En effet, ils permettent à la France d’être présente sur tous les continents du monde. Ils permettent aussi à notre pays de bénéficier d’une richesse culturelle rare : chaque territoire a ses cultures propres, parfois issues d’un passé colonial et esclavagiste douloureux. Enfin, c’est grâce à ces territoires que la France peut se targuer d’avoir la deuxième Zone Economique Exclusive (ZEE) au monde : ces espaces permettent à la France d’être l’une des premières puissances maritimes.

Face au constat alarmant dressé précédemment, on pourrait légitimement se dire que les candidats à l’élection présidentielle se sont emparés du sujet et ont tous proposé des actions en faveur de ces territoires. Or il n’en est rien. Si les principaux prétendants (Macron, Fillon, Hamon) ont visité certains des DOM-COM, ce n’était pas pour y proposer des solutions. Devant les français d’outre-mer, les candidats se sont contentés d’évoquer des plans de réduction des inégalités et une politique permettant un véritable développement endémique de ces territoires. Rien de nouveau sous le soleil : c’est ce que promettent les principaux candidats tous les cinq ans depuis toujours, sans que rien ne change pour les populations locales.

Toutefois, Jean-Luc Mélenchon semble porter un vrai projet d’avenir pour ces territoires. Il veut en faire des espaces à la pointe de l’innovation, notamment en matière de transition écologique, en s’appuyant sur les ressources (eau, soleil) disponibles. L’autonomie énergétique et le développement d’un secteur maritime fort pourraient être les bases d’une renaissance économique de ces territoires.

Mais le défi est aussi d’intégrer pleinement ces territoires à la République tout en reconnaissant leur particularité : il faut poursuivre la politique d’adaptation des programmes scolaires selon le contexte local, appliquer réellement la loi de 1905 dans certains territoires où la laïcité est bafouée, garantir la tenue du référendum d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie, et favoriser l’apprentissage des langues et cultures locales.

Enfin, ces territoires pourraient permettre à la France d’affirmer sa souveraineté à l’échelle internationale en intégrant des organisations progressistes : la Guyane pourrait ainsi être intégrée à l’ALBA (Alliance Bolivarienne pour les peuples de notre Amérique) aux côtés de Cuba et des autres puissances anti-impérialistes de la région.

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© Pierre Rossovich http://www.franceguyane.mobi/actualite/faitsdivers/500-freres-on-va-continuer-a-mettre-la-pression-335654.php