Le Paris d’Haussmann, la fabrique de la ville marchande

Vue des Halles de Paris depuis l'église Saint Eustache
Vue des Halles de Paris depuis l’église Saint Eustache, Tableau de Felix Benoist

À l’occasion des 150 ans de la Commune, différents débats ont eu lieu quant aux causes de cette « Révolution sans précédents de l’histoire », comme l’avait qualifiée le communard Charles Longuet. Pour certains elle constitue, comme le disait en son temps François Furet, « la dernière scène de la Révolution française » : une insurrection patriotique menée par le peuple parisien, contre le siège prussien. Pour d’autres, héritiers de Marx, elle témoigne de l’avènement de la lutte des classes et des velléités révolutionnaires du mouvement ouvrier naissant. Ses déterminants géographiques ont été peu évoqués. Pourtant, le caractère urbain de cette insurrection semble structurant à plus d’un titre. Elle a vu s’opposer le rêve communard de démocratie sociale et participative au projet haussmannien. Celui-ci visait à faire de Paris une cité bourgeoise dépolitisée.

L’historien Jacques Rougerie voit ainsi dans la Commune une «tentative de réappropriation populaire de l’espace urbain ». Roger V. Gould désigne quant à lui la Commune comme « la plus grande révolution urbaine dans l’Histoire moderne qui s’est produite juste après la première expérience d’une planification urbaine dans une capitale industrielle ». Cette planification urbaine menée de 1853 à 1870 par le préfet de la Seine, le Baron Haussmann, a définitivement fait entrer Paris dans la modernité capitaliste au détriment des classes laborieuses. Elle est aujourd’hui vue globalement de façon positive à travers le marketing territorial parisien. Une majorité de médias célèbrent en Haussmann un homme d’action visionnaire qui aurait fait de Paris une Ville-Lumière propice à la grandeur de la France, y occultant ainsi tout le volet social et sécuritaire de ces opérations. 

Pourtant en 1872, de façon claire et visionnaire, Engels dénonçait déjà dans ses opération les processus de gentrification à l’œuvre :

« J’entends ici par “Haussmann” la pratique qui s’est généralisée d’ouvrir des brèches dans les arrondissements ouvriers, surtout dans ceux situés au centre de nos grandes villes, que ceci réponde à un souci de la santé publique, à un désir d’embellissement, à une demande de grands locaux commerciaux dans le centre, ou aux exigences de la circulation – pose d’installations ferroviaires, rues […]. Quel qu’en soit le motif, le résultat est partout le même : les ruelles et les impasses les plus scandaleuses disparaissent et la bourgeoisie se glorifie hautement de cet immense succès – mais ruelles et impasses resurgissent aussitôt ailleurs et souvent dans le voisinage immédiat. » 

Cette critique marxiste de la ville s’est ensuite consolidée et améliorée avec les travaux de Henri Lefebvre sur Le droit à la ville dans les années 60. Plus récemment, ceux du géographe David Harvey sur le capitalisme urbain ont permis d’entrevoir dans l’haussmannisation un moment clé où l’urbanisme devient le fer de lance du capitalisme moderne. Se réintéresser à l’haussmannisation de Paris permet ainsi aujourd’hui de mieux appréhender d’une part les bouleversements urbains à travers le monde : de New-York (rénovée à partir des années 1930 par l’urbaniste Robert Moses) à Dubaï (passé en quelques années de village de pêcheurs à Métropole mondiale) et d’autre part aux luttes urbaines qui peuvent accompagner ces rénovations.

Paris, 1851  

En 1851, un million d’habitants vivent à Paris. La population a déjà doublé par rapport à 1801. Contrairement à Londres qui a pu, malgré elle, bénéficier du grand incendie de 1688, Paris est une ville qui évolue toujours dans un tissu urbain hérité des structures médiévales. On y trouve de nombreux Hôtels particuliers, des ruelles étroites, des marchés restreints tandis que le centre de la capitale est surpeuplé à l’image de l’Île de la Cité ou du Quartier de l’Hôtel de Ville.

De nombreux problèmes de sécurité ou d’hygiène liés à la pollution urbaine et à l’insalubrité des logements pauvres favorisent la propagation d’épidémies. En 1832, le Choléra tue 20 000 personnes rien qu’à Paris. Bien que des opérations de spéculation immobilière aient eu lieu sous la Restauration et la Monarchie de Juillet dont les écrits de Balzac témoignent [1], Paris reste une ville à caractère populaire. La ville regroupe des travailleurs manuels, des artisans, des ouvriers de manœuvre et qualifiés mais également des employés de commerce, de l’hôtellerie et de la restauration ou encore des domestiques (Clerval, 2016). Cette dynamique sociale est renforcée par l’exode rural et l’industrialisation.

Néanmoins, bien qu’étant une ville populaire, Paris reste le centre du pouvoir politique depuis octobre 1789. Les différents régimes successifs très centralisés régentent l’administration française depuis la capitale et les capitaux marchands et financiers de la bourgeoisie française sont eux aussi concentrés à Paris. S’il existe des quartiers avec une identité populaire comme le faubourg Saint-Antoine, la segmentation sociale dans la capitale française n’apparaît pas par le quartier mais par l’étage qui est occupé dans l’immeuble (Loyer, 1981). Un même immeuble peut ainsi accueillir à la fois domestiques, ouvriers, employés, médecins, clercs de notaires ou bourgeois rentiers.

Pourtant cette « mixité urbaine » ne doit pas masquer les antagonismes sociaux de plus en plus présents. Particulièrement après 1830, on y trouve un agrégat de travailleurs issus des classes populaire et une élite bénéficiant des charges administratives et judiciaires ou propriétaire des banques, commerces et de l’industrie naissante. De plus, la bourgeoisie parisienne entretient une vision péjorative des classes laborieuses parisiennes qu’elle assimile à une classe dangereuse et ennemie (Chevalier, 1958). À titre d’exemple, le critique Saint Marc Girardin écrit dans la Revue des deux-mondes en 1831 : « les Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase, ni dans les steppes de la Tartarie. Ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières ». Cette angoisse d’une classe barbare et misérable est renforcée par les différents évènements révolutionnaires qui animent la capitale depuis 1789 dont les derniers en date en 1830 et 1848 voient l’apparition de nombreuses barricades.

L’haussmannisation : un chantier pharaonique

C’est dans ce contexte d’une opposition socialiste victime de la répression et d’une bourgeoisie acquise au nouveau régime impérial que Napoléon III nomme en juin 1853 Georges Eugène Haussmann préfet de la Seine. Haussmann qui a déjà fait ses classes administratives sous le règne du roi Louis-Philippe est ainsi chargé de réaménager Paris avec une double visée.

Tout d’abord, il poursuit un objectif politique visant à faire de Paris une ville d’ordre et de prestige. Cette transformation a pour but la résolution des problèmes sanitaires et de mobilité grâce à la réalisation de grandes artères et de réseaux d’assainissement, travaux déjà engagés par le préfet de la Seine Rambuteau (1833-1848). Ceci tout en écrasant les foyers de contestations qui ont émaillé les révolutions passées.

Il y a ensuite une vision économique libérale devant faire de Paris une ville bourgeoise dans laquelle il fait bon vivre avec des opéras, des parcs, des jardins et des grands espaces aérés où pourront se greffer de grands commerces (augurant les futurs centres commerciaux). Le but est également de favoriser pour la bourgeoisie française des placements de capitaux sécurisés et lucratifs et de relancer l’économie après la crise économique qui a précédé et accompagné la révolution de 1848.

Haussmann théorise cette vision urbaine d’une ville de prestige, faite pour la haute société française et occidentale dans une note secrète à l’Empereur rédigée en juin 1857 : 

« Il n’est nul besoin que Paris, capitale de la France, métropole du monde civilisé, but préféré de tous les voyageurs de loisir, renferme des manufactures et des ateliers. Que Paris ne puisse être seulement une ville de luxe, je l’accorde. Ce doit être un foyer de l’activité intellectuelle et artistique, le centre du mouvement financier et commercial du pays en même temps que le siège de son gouvernement ; cela suffit à sa grandeur et à sa prospérité. Dans cet ordre d’idées, il faut donc non seulement poursuivre mais encore hâter l’accomplissement des grands travaux de voirie conçus par Sa Majesté, faire tomber les hautes cheminées, bouleverser les fourmilières où s’agite la misère envieuse, et au lieu de s’épuiser à résoudre le problème qui paraît de plus en plus insoluble de la vie parisienne bon marché, accepter dans une juste mesure la cherté des loyers et des vivres qui est inévitable dans tout grand centre de la population, comme un auxiliaire utile pour défendre Paris contre l’invasion croissante des ouvriers de la province. »

Le Paris de Napoléon III aboutit alors à une ville moderne en perpétuels travaux durant toute la durée du second empire, Haussmann se présentant lui même comme un « artiste démolisseur ».

Napoléon III
Napoléon III, tableau de Etienne Billet, 1860

En tant que préfet de la Seine, Haussmann bénéficie de nombreux pouvoirs dans une ville où, depuis l’expérience de la Commune de Paris sous la Révolution française, l’État français refuse d’accorder un pouvoir municipal au peuple de Paris. Il s’entoure pour son travail d’une garde rapprochée d’ingénieurs diplômés de grandes écoles (Pont et chaussées, Polytechnique) à l’image d’Adolphe Alphand, Zoroastre Alexis Michal ou Eugène Belgrand. Rétrospectivement, cela peut être vu comme la naissance d’une élite technocratique ayant tout le contrôle sur les politiques urbaines.

À terme, l’action d’Haussmann transforme le visage de Paris de façon radicale : la surface de la capitale passe de 3000 à 7000 hectares, 64 kilomètres de voies vont être construites, 20 000 immeubles détruits, 40 000 érigés, 80 000 arbres plantés, 600 kilomètres d’égouts percés. La surface de la capitale passe de 3000 à 7000 hectares. De plus, la population parisienne double en atteignant deux millions d’habitants en 1870. À cela s’ajoute à l’annexion de onze communes comme Belleville, Montmartre, Vaugirard en 1859 avec la loi Riché. Des quartiers historiques et très peuplés comme celui de la Cité sont fortement réaménagés, grâce à l’aération du parvis de Notre Dame de Paris ou la création de la préfecture de police et de la seine. Walter Benjamin note à ce propos : « On disait de la Cité, berceau de la ville, qu’après le passage de Haussmann il n’y restait qu’une église, un hôpital, un bâtiment public et une caserne ».

Haussmann a dirigé ce projet pharaonique en traduisant parfaitement la vision que Napoléon III avait élaborée pour sa capitale en juin 1853 lorsqu’il déclarait : «aérer, unifier et embellir la ville ». Les croisées gigantesques mises en place au début de l’action d’Haussmann permettent la création de grands boulevards, à l’image du boulevard de Sébastopol ou du boulevard Saint Michel. À cela, s’ajoute la création de grandes avenues comme l’avenue de l’Opéra ou les avenues qui découlent de la place de l’Étoile, mettant un terme aux innombrables ruelles et impasses.

Haussmann exécute également la demande d’une ville de prestige et de luxe énoncée par l’Empereur à travers la construction de l’Opéra Garnier ou d’églises esthétiquement innovantes telle que l’église Saint-Augustin. La multiplication des squares, parcs et bois comme celui de Boulogne ou de Vincennes s’inscrit pleinement dans l’idée d’une ville embellie et bourgeoise pour satisfaire les flâneries des parisiens aisés. Enfin, l’haussmannisation accroît le rôle de Paris comme centre de communication, de circulation du capital et de la force de travail (Harvey, 2018) sur le territoire français à travers la construction de nombreuses gares (Gare de Lyon, Gare du Nord).

Le Paris d’Haussmann, une ville de revanche et de dépolitisation

Ce que les contemporains du préfet de la Seine appelaient un « embellissement stratégique » comme le rappelle Walter Benjamin permet aux classes aisées parisiennes de se réapproprier le centre parisien à travers les opérations de rénovation liées à la spéculation immobilière permises par la préfecture. Haussmann met en œuvre par sa propre initiative des partenariats avec le secteur privé en faisant financer par la municipalité les expropriations. Cette dernière revend ensuite le lot à des promoteurs immobiliers qui vendent à leur tour les logements à de riches propriétaires qui finissent par mettre en location ces biens, suscitant ainsi une hausse artificielle des loyers. Ces opérations mettent fin à une segmentation sociale par étages, remplacée par une segmentation par immeubles et quartier (Loyer,1981). En découle notamment une migration intérieure des classes populaires parisiennes vers l’Est et les quartiers périphériques annexés comme Belleville ou Montmartre. Néanmoins, les classes populaires subsistent dans les voies anciennes non rénovées par la préfecture, en majeure partie dans les faubourgs historiques de l’est comme le Faubourg Saint-Antoine et ce phénomène d’embourgeoisement reste également limité par l’industrialisation qui accroît la force de travail sur le territoire parisien.

Le Paris d’Haussmann peut alors être vu comme l’archétype d’une « ville revanchiste » (Smith, 1992) contre les classes populaires et les foyers de contestations rendus possibles par les ruelles étroites issues du Paris médiéval. Lors de l’élargissement de la rue Beaubourg qui fait disparaître la tristement célèbre rue Transnonain, lieu d’un massacre par l’armée lors d’une révolte parisienne en 1834, Haussmann déclare « C’est l’effondrement du vieux Paris, du quartier des émeutes, des barricades ». Nous pouvons également rappeler les propos d’Ernest Picard, député de la seine et membre de l’opposition qui dénonce les nouveaux boulevards et artères de manière ironique : « Maintenant l’artillerie pourra manœuvrer à l’aise sur un champ de tir suffisamment agrandi c’était absolument indispensable : les boulets ne savent pas prendre la première à droite ».

À la place d’une capitale structurée par plus d’un demi-siècle de contestations politiques et populaires, le nouveau pouvoir cherche à mettre en place une capitale spectacle et dépolitisée à travers son luxe, ses grandes avenues, ses grands boulevards et ses grands magasins comme Le Bon Marché. David Harvey analyse ces nouveaux temples de la consommation ainsi : « une fois que la ville est représentée uniquement comme un spectacle par le capital, elle ne peut plus être que consommée passivement, plutôt que créée activement par le peuple à travers la participation politique ». 

Cette vision d’une capitale marchande et dépolitisée est symbolisée par la réponse d’Haussmann du 28 novembre 1864 à l’opposition qui milite pour plus de pouvoir politique local avec un corps municipal élu :

« Est-ce bien, à proprement parler, une commune que cette immense capitale ? Quel lien municipal unit les deux millions d’habitants qui s’y pressent ? Peut-on observer entre eux des affinités d’origine ? Non ! La plupart appartiennent à d’autres départements ; beaucoup à des pays étrangers, dans lesquels ils conservent leur parenté, leurs plus chers intérêts, et souvent la meilleure part de leur fortune. Paris est pour eux comme un grand marché de consommation ; un immense chantier de travail ; une arène d’ambitions ; ou, seulement un rendez vous de plaisir. Ce n’est pas leur pays. S’il en est un grand nombre qui par le travail, l’ordre et l’économie arrivent à se faire une situation honorable dans la ville (…) d’autres, ballotés incessamment d’ateliers en ateliers, de garnis en garnis, ayant pour tout foyer les lieux publics ; pour toute parenté, le bureau de bienfaisance, auquel ils s’adressent dans le malheur, sont de véritables nomades au sein de la société parisienne, absolument dépourvus du sentiment municipal. »

Les transformations urbaines opérées sous le Second Empire à Paris furent souvent critiquées par certains journalistes, caricaturistes poètes ou écrivains. Ils dénonçaient le caractère rationalisé et uniforme du nouveau Paris et son mépris pour le Paris historique, médiéval et romantique. Victor Fournel, historien et spécialiste du vieux Paris critique dans les années 1850 Haussmann comme un « Atilla de la ligne droite qui est passé sur Paris comme une trombe » tandis que le poète Charles Baudelaire regrette avec mélancolie le vieux Paris dans son poème « Le Cygne » : 

« Paris change ! mais rien dans ma mélancolie 

N’a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,

Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie 

Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs. »

Outre cette critique artistique, des journalistes et membres de l’opposition à l’Empereur dénoncent la gestion financière du préfet de la Seine comme Jules Ferry qui publie en 1868 Les comptes fantastiques d’Haussmann. Ces critiques de l’opposition s’ajoutent à la libéralisation politique du Second Empire à la fin des années 1860. Elles ont en grande partie raison de son éviction après l’arrivée du libéral Émile Ollivier au poste de chef du gouvernement en janvier 1870, quelques mois avant la chute du Second Empire puis du siège de Paris par les armées allemandes qui mènera le 18 mars 1871 à la Commune de Paris. Si pendant soixante-douze jours, la Commune de Paris va promouvoir un modèle de démocratie locale et sociale alternatif à celui promu par le gouvernement centralisateur du préfet Haussmann, la IIIe République poursuivra dans le même esprit les politiques de son prédécesseur sous l’égide de Jean-Charles Alphand nommé par le Président de la République Adolphe Thiers directeur des travaux de Paris en mai 1871. L’haussmannisation de Paris inspirera alors de nombreux travaux d’urbanisme dans des grandes villes européennes jusqu’à l’entre-deux-guerres (Clerval, 2016).

Notes :

[1] « En ce moment, la Spéculation, qui tend à changer la face de ce coin de Paris et à bâtir l’espace en friche qui sépare la rue d’Amsterdam de la rue du Faubourg-du-Roule, en modifiera sans doute la population, car la truelle est, à Paris, plus civilisatrice qu’on ne le pense ! En bâtissant de belles et d’élégantes maisons à concierges, les bordant de trottoirs et y pratiquant des boutiques, la Spéculation écarte, par le prix du loyer, les gens sans aveu, les ménages sans mobilier et les mauvais locataires. Ainsi les quartiers se débarrassent de ces populations sinistres et de ces bouges où la police ne met le pied que quand la justice l’ordonne. » (La Cousine Bette, Honoré de Balzac, 1846 » (La Cousine Bette, Honoré de Balzac, 1846.

Références :

Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Éditions Allia, 1938, 62p.

Anne Clerval, Paris sans le peuple, Éditions la découverte, 2012, 336p.

Louis Chevalier, Classes laborieuses, classes dangereuses (à Paris, pendant la première moitié du XIXe siècle), Éditions Plon, 1958

David Harvey, Paris, capitale de la modernité, Éditions les prairies modernes, 2012, 544p.

Pierre Milza, Napoléon III, Éditions Tempus Perrin 2007, 864p.

Kristin Ross, L’imaginaire de la Commune, La fabrique, 2015, 280p.

Jacques Rougerie : La Commune de Paris, Que sais-je, 2019, 130p.

Jacques Rougerie : Paris libre, 1871, Éditions Seuil, 2004, 304p.

Robert Tombs : Paris, Bivouac des révolutions, la Commune de 1871, Éditions Libertalia, 2014, 470p.

Art contemporain : pourquoi l’ouverture de la Pinault Collection à Paris est problématique

https://www.boursedecommerce.fr
Capture d’écran du site de la Pinault Collection de Paris, (l’ouverture est finalement reportée au printemps 2021)

L’ouverture de la Pinault Collection dans le bâtiment de la Bourse de commerce prévue au printemps 2021 va permettre au milliardaire français, François Pinault, d’exposer ses collections en France et de venir concurrencer la Fondation Louis Vuitton. À quelques pas du Louvre et du Centre Pompidou, ce nouveau musée semble être une bonne nouvelle pour les amateurs d’art contemporain. Cependant, il apparaît que François Pinault utilise cet espace promotionnel pour enrichir ses propres marques de luxe et la cote de ses artistes et ce, avec le soutien financier de l’État. C’est en partie grâce à la loi Aillagon sur le mécénat, qu’une nouvelle pratique d’artketing est en train d’apparaître. Une pratique qui nuit à l’art contemporain et appauvrit les finances de l’État.


La Bourse de commerce et la Pinault Collection

Les milliardaires français investissent dans l’art contemporain pour des raisons qui ne sont pas proprement financières. En effet, des économistes [1] ont calculé le taux de rendement d’une œuvre d’art considérée comme un actif financier : il s’avère que les œuvres d’art sont moins rentables que les autres actifs, à peine 3,5%. Il y a pourtant un avantage fiscal indéniable qui est permis par la loi relative au mécénat, dite loi Aillagon de 2003. En échange d’un investissement dans la culture, l’État s’engage à réduire l’impôt à hauteur de 60% du don. C’est ainsi que la Fondation Louis Vuitton, si elle a coûté 780 millions d’euros à LVMH, a donné un lieu à une réduction d’impôt de 518,2 millions d’euros [2]. En bref, elle n’a coûté que 261 millions à LVMH, pourtant leader mondial du luxe et qui a bénéficié de ce qu’on appelle un « effet d’aubaine » [3].

Concernant la Bourse de commerce de Paris, elle appartenait alors à la Chambre de commerce et de l’industrie (CCI), qui l’a cédée pour 86 millions d’euros à la Ville de Paris. La mairie a ensuite décidé de « prêter » le lieu pour une durée de 50 ans à la Pinault Collection en échange de la prise en charge des travaux de rénovation du lieu, qui s’élèvent à 120 millions d’euros. Notons que François Pinault possède à Venise deux musées : le Palazzo Grassi et la Punta della Dogana, ainsi que le Teatrino, petit amphithéâtre transformé en auditorium pour accueillir des colloques.

Qu’est-ce que François Pinault gagnerait à exploiter un lieu pour 50 ans afin de ne gagner qu’une dizaine de millions d’euros par an, ce qui ne rembourserait les travaux qu’au bout de 10 ans ? En fait, il faut comprendre que la Collection ne fonctionne pas comme un musée mais plutôt comme une galerie. Ses missions sont d’abord d’exposer et de vendre, contrairement au musée qui doit conserver. Si le musée est investi d’une mission d’intérêt général, les Collections Pinault ont un profil mercantile. Regardons tout cela plus en détails.

François Pinault et la Collection

François Pinault, à travers les holdings Artémis et Kering, possède de très nombreuses marques de luxe, telles que Gucci, Yves Saint-Laurent, Balanciaga et Alexander McQueen pour ne citer qu’elles. L’industriel qui a fait fortune dans le commerce de bois a mis au point un système très performant de valorisation de ses industries du luxe par ses collections artistiques, et réciproquement. En effet, s’implanter à la Bourse de commerce n’est qu’un moyen supplémentaire de valoriser la totalité des entreprises de Kering et d’Artémis.

Comment s’y est-il pris? Premièrement, François Pinault s’est institutionnalisé en tant que collectionneur d’art. Après plusieurs achats isolés dans les années 1970 et 1980, il décide d’acheter la maison de vente aux enchères Christie’s en 1998. Ce n’est pas qu’une simple acquisition financière, elle permet de crédibiliser le positionnement de Pinault dans le monde de l’art. C’est aussi une manière pour Pinault d’asseoir les œuvres de sa collection personnelle à une institution sérieuse afin de pouvoir « objectiver » leur valeur. En effet, Christie’s étant la deuxième maison de vente aux enchères derrière Sotheby’s, elle a le pouvoir d’évaluer la valeur esthétique d’une œuvre et d’en apprécier, de facto, sa valeur marchande. Puis, la troisième étape est symbolisée par le recrutement de Jean-Jacques Aillagon comme conseiller de la Pinault Collection. Ancien ministre de la Culture entre 2002 et 2004, il est celui qui a porté la loi relative au mécénat, qu’il connaît donc parfaitement. Il a également un très bon carnet d’adresses dans le monde de la culture et dans la sphère publique. Enfin, dernière étape, l’achat de 8 000 m2 de lieux d’exposition à Venise, là où a lieu la prestigieuse Biennale internationale de l’art contemporain.

Pinault possède donc des structures importantes où exposer ses œuvres et accueillir des expositions, son auditorium lui permet de recevoir des colloques scientifiques liés à l’art contemporain. De plus, ses musées sont situés à Venise et Christie’s peut objectiver puis maintenir la valeur des œuvres et la cote des artistes promus par Pinault. Enfin, son conseiller Jean-Jacques Aillagon a une connaissance fine du monde de l’art contemporain grâce à son expérience de directeur du Centre Pompidou et de ministre de la Culture, un tissu relationnel très important et facilement mobilisable.

Une nécessaire artification des artistes défendus par Pinault

Le concept d’artification est, d’après Nathalie Heinich, l’institutionnalisation d’une pratique, qui fait passer un objet de son statut d’objet à celui d’objet-art de façon définitive, tout en entraînant un « déplacement durable et collectivement assumé entre art et non-art » [4].

François Pinault a recours à ce procédé d’artification afin d’augmenter la légitimité, et donc la cote, des artistes desquels il possède des œuvres. C’est le cas avec l’artiste américain Jeff Koons. Par exemple, lorsque Aillagon partit quelques années de la Collection pour aller présider le musée et le domaine du Château de Versailles, il accueillit dans la galerie des Glaces une exposition de Koons, entièrement financée par Pinault qui prêta généreusement (sic) six œuvres de l’Américain. Lorsque par la suite trois de ces six œuvres furent revendues par Pinault via Christie’s, leur cote avait augmenté suite à l’exposition à Versailles. De fait, on peut penser qu’Aillagon n’avait pas cessé de travailler pour l’industriel français. Ceci est un exemple typique d’artification dans ce qu’elle a de plus scandaleuse, car elle est basée sur des critères de popularité et de visibilité, et non pas sur des critères esthétiques.

Pourquoi ces artistes-là et pas d’autres ? En fait, ce sont des artistes qui promeuvent des valeurs libérales, décomplexées socialement, voire méprisantes ou vulgaires qui ont été « artifiés ». Les « méga-collectionneurs » milliardaires ont intérêt que l’art contemporain incorpore de nouvelles valeurs en phase avec le néolibéralisme ambiant. Ces valeurs sont incarnées par des artistes comme Jeff Koons, Takashi Murakami, Damien Hirst, ou encore Yayoi Kusama. Il n’est pas besoin d’être un spécialiste en histoire de l’art pour remarquer que cette nouvelle vague d’artistes n’incarnent pas des valeurs d’autonomie, de bon goût, de désintéressement, d’heuristique, mais plutôt celles de douceur, de consensus, de couleur, de sourire, de positif, d’enfantin, de flashy, bref de kitsch. Le kitsch est ce qui est acceptable par tout le monde, plaisant, la « négation absolue de la merde » [5], il est artificiel, faux, il est « l’ennemi principal de l’art », écrivait Milan Kundera [6].

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“Pumpkin” du Japonais Yayoi Kusama, exemple d’une œuvre kitsch

De plus, il y a en creux de cette artification une transition idéologique à l’œuvre qui a récupéré l’art (sur ce sujet, voir cet article) et sa critique possible. Cela peut expliquer pourquoi nombre d’industriels comme François Pinault ou Bernard Arnault sont tant intéressés par l’art contemporain.

La luxurisation de l’art

La « luxurisation de l’art » [7] est un mécanisme induit par la gestion des collectionneurs privés qui proviennent du monde du luxe. En fait, on applique des schèmes de rentabilité, d’exceptionnalité et d’ostentation dans l’art, qui n’allaient pas de soi et lui sont même antithétiques.

On assiste en fait à une luxurisation massive et qui ne touche pas que l’art. Après avoir luxurisé les musées, on luxurise le quartier qui l’encercle, puis Paris tout entière. Cette dynamique est particulièrement visible dans les huit premiers arrondissements. Le centre de Paris est schématiquement divisé en un quartier de luxe et un quartier d’art de luxe. Le quartier de luxe est formé par un quadrilatère avenue Montaigne, avenue Matignon, Champs-Élysées et Concorde. Le quartier d’art s’étend du Louvre au Marais. Et la Ville de Paris est en train de transformer les huit premiers arrondissements en un musée grandeur nature dédiés aux touristes riches uniquement. En effet, on appelle des top-artists de l’art contemporain pour refaire le rond-point des Champs-Élysées (frères Bouroullec), l’Église de la Madeleine (James Turell), illuminer l’Arc de Triomphe (Olafur Eliasson), etc.

Capture d’écran Google Maps, avec la Bourse de commerce entourée en vert

Mais pourquoi la Ville de Paris, l’État et toutes les collectivités publiques acceptent cette dépossession de la ville afin d’attirer des touristes étrangers au détriment des habitants-mêmes ? Le Fonds pour Paris apporte une première réponse. Créé en mai 2015 à la demande d’Anne Hidalgo, cette structure de droit privé s’occupe de réunir les fonds privés à la destination de projets publics. Cette fondation réunit à elle seule Jean-Jacques Aillagon, dont on a déjà parlé, Rémi Gaston-Dreyfus, président du conseil d’administration, également membre de celui de Christie’s, qui appartient à Pinault, et Anne Meaux, directrice d’Image 7 et amie de Pinault. Alors que cette structure est censée aider les pouvoirs publics à trouver des fonds, elle a tout d’un rassemblement d’une « élite de pouvoir » [8]. Pourquoi a-t-on choisi une œuvre de Jeff Koons pour honorer les morts des attentats de 2015 [9] ? Parce que les décideurs sont proches de Pinault, que Pinault possède de nombreuses œuvres de Koons, dont il a intérêt d’accroître leur valeur, alors c’est une œuvre de Koons qui fut choisie. Avec l’exploitation de la Bourse de commerce permise gratuitement, on a sous les yeux un exemple supplémentaire de la collusion phénoménale entre les élites du privé et les décideurs publics.

On a sous les yeux une dynamique d’un État qui subventionne de moins en moins la création artistique et fait de plus en plus appel au privé, un affaiblissement symbolisé notamment par la loi de 2003 relative au mécénat, aussi appelée… Loi Aillagon. En clair : l’État et ses collectivités publiques se tirent une balle dans le pied, et c’est le privé qui a appuyé sur la détente.

L’artketing

On assiste à l’émergence d’une pratique réellement inquiétante. En faisant appel à des artistes « artifiés » afin de mettre en valeur des produits de la marque, l’industrie du luxe pratique ce qu’on appelle l’« artketing ». Par exemple, LVMH a demandé à Murakami, Kusama et à Koons de décliner selon leurs vues des produits Louis Vuitton. Par ailleurs, l’exposition, Voguez, Volez, Voyagez organisée par Louis Vuitton au Grand Palais exposait les premières malles de la marque qui datent de la fin du XIXsiècle. Le storytelling est ici axé sur la notion d’unique, d’exception, sur l’art. L’objectif est ici de faire de la marque un art à part entière, d’où l’utilisation du substantif de « créateur » pour des concepteurs et des designers, d’exposer ses produits dans un lieu normalement dévoué à l’art (le Grand Palais) ou de faire appel à de grands architectes pour construire des lieux d’expositions (Frank Gehry pour la Fondation Louis Vuitton et Tadao Andō pour les musées Pinault).

https://www.themilliardaire.com/art/balloon-venus-7515/
Jeff Koons présentant “Balloon Venus” pour accompagner le champagne rosé Dom Pérignon.

L’« artketing » est poussé par LVMH à son paroxysme. La marque a demandé à Jeff Koons de concevoir un « écrin » pour accompagner la sortie du champagne rosé de Dom Pérignon, marque qui appartient au groupe (voir ci-contre). Avec la création d’un packaging original par Koons, pour la somme de 15 000 €, on a le sentiment d’acheter une œuvre d’art, alors qu’on achète du champagne rosé. L’« artketing » n’est pas qu’une simple utilisation de l’art par une marque à des fins de marketing, il est aussi le brouillage de la frontière qui existait alors entre le luxe et l’art. En brouillant volontairement les contours de l’art par des artistes « artifiés » et les contours du luxe par des produits « artialisés », le luxe et l’art ne font plus qu’un. En d’autres termes, l’« artketing » contribue à une dépréciation de l’art et à une appréciation du luxe et ce, toujours au profit des individus les plus riches et des industries milliardaires.

Cette pratique de l’« artketing » permet aux œuvres de soutenir la marque et à la marque de soutenir les œuvres. Dans la pétition « L’art n’est-il qu’un produit de luxe ? » [10], les auteurs s’insurgaient contre « un monde où la marchandise serait de l’art parce que l’art est marchandise, un monde où tout serait art parce que tout est marchandise ». D’après la Cour des comptes, on assiste à l’apparition « d’un nouveau type de mécénat. Ce dernier est conçu comme un vecteur essentiel de l’image de l’entreprise et s’intègre pleinement, par ses retombées médiatiques qui peuvent être considérables, dans une politique de communication globale. » [11] C’est tout cela que l’« artketing » : une façon de considérer que marchandise et art dans le domaine du luxe ne font plus qu’un, tout en bénéficiant des lois sur le mécénat afin de profiter de retombées médiatiques énormes.

En bref, l’ouverture de la Bourse de commerce de Paris n’est pas à la gloire de Kering ou de François Pinault, enfin pas directement. Il est à la gloire (et à la cote sur le marché) des artistes dont il a acquis les œuvres. Il utilise l’aura des œuvres pour nourrir l’image de ses marques. C’est ce qui se fait avec Yves Saint-Laurent et son site internet qui annonce de nouveaux vêtements comme des expositions d’art, dont l’une des collaborations avec la marque de sport Everlast consacre Warhol et Basquiat.

Concernant la personne même de Pinault, il a su se construire une image de collectionneur et de mécène, une image distanciée de celle de l’industriel milliardaire. En utilisant son réseau d’élite politique, il est parvenu à implanter un musée dans l’extrême centre de Paris, à deux pas du Louvre, du Ministère de la Culture et du Centre Pompidou et qui vient concurrencer les musées publics. Grâce à son entourage, il est parvenu à intégrer la décision culturelle en matière de politique publique. En plaçant son musée dans le 1er arrondissement, Pinault s’est offert gratuitement une vitrine exceptionnelle pour ses marques de luxe et qui va, a fortiori, lui permettre de valoriser la cote de ses artistes et donc, de l’enrichir encore plus.

Il n’y a aucun doute pour qu’au printemps 2021, la Pinault Collection réussisse un véritable tour de force et explose les records de fréquentation, tout cela, au détriment des musées publics. Avec l’aide de l’État et les impôts des citoyens français, Pinault finance un art de piètre qualité et qui véhicule une idéologie néfaste.


 

[1] cf. les travaux de William Baumol, in Françoise Benhamou, Économie de la culture, « Les marchés de l’art et le patrimoine », pp. 44-62

[2] Hervé Nathan, Alternatives économiques, « Comment le luxe a domestiqué l’art ? », Juin 2019, p. 60

[3] « Il y a effet d’aubaine si l’acteur qui bénéficie de cet avantage avait eu, de toute façon, l’intention d’agir ainsi même si l’avantage n’avait pas été accordé » (Alternatives économiques, « Dictionnaire en ligne »), consulté sur : http://www.alternatives-economiques-education.fr/Dictionnaire_fr_52__def609.html

[4] Nathalie Heinich, Nouvelle revue d’esthétique, « L’artification, ou l’art du point de vue nominaliste », 2019/2, n°24, pp. 13-20

[5] Milan Kundera, L’Insoutenable légèreté de l’être, Folio, p. 357

[6] Milan Kundera, L’Art du roman, Folio

[7] Nous devons l’idée de « luxurisation de l’art » et d’« artialisation du luxe » au philosophe Yves Michaud, cf. Yves Michaud, Ceci n’est pas une tulipe. Art, luxe et enlaidissement des villes, Fayard, 2020

[8] Concept du sociologue américain Charles Wright Mills

[9] Il s’agit de Bouquet of tulips, dont la laideur ne sera pas commentée ici

[10] La pétition est à retrouver ici : https://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/201014/lart-nest-il-quun-produit-de-luxe

[11] Cour des comptes, « Le soutien public au mécénat des entreprises : un dispositif à mieux encadrer », novembre 2018, cf. https://www.ccomptes.fr/system/files/2018-11/20181128-rapport-soutien-public-mecenat-entreprises.pdf

 

 

Municipales : le Pacte pour la Transition prépare-t-il l’union des gauches écologistes ?

Quoiqu’on en pense du localisme et a fortiori dans le climat de décomposition politique actuel, les élections municipales à Paris ont toujours un parfum de national. Mais alors que la bataille fait rage dans la capitale, les principales listes écologistes et de gauche viennent de s’engager peu ou prou sur un texte d’engagements communs, le Pacte pour la Transition, ses trois principes et 32 mesures définis nationalement et portés localement par un collectif d’habitants et d’associations. Ce moment parisien est-il le signal d’un glissement politique ?


Les élections municipales à Paris ont toujours un parfum de national. Bien entendu, cette majorité comme toutes les autres affirmera qu’il s’agit d’un scrutin local qui ne vient pas sanctionner une politique nationale et/ou que de toute façon, la majorité en place est toujours sanctionnée aux élections locales, ce qui n’est effectivement pas loin d’être vrai : l’effondrement du Parti Socialiste entre 2012 et 2017 à toutes les échelles et élections territoriales en est l’exemple le plus spectaculaire et significatif. Pour autant, les oppositions n’auront pas totalement tort de clamer que la politique nationale est effectivement dans le viseur : selon un sondage Odoxa-CGI diffusé mardi 28 janvier, 30% des Français souhaiteraient sanctionner l’exécutif macronien à l’occasion des élections municipales.

Le scrutin de la capitale est d’autant plus national que Paris a été l’un des principaux bastions d’Emmanuel Macron durant les élections présidentielles. Il y avait récolté près de 35% des suffrages au premier tour : une défaite y serait doublement amère. Paris reflète également l’état instable des oppositions, et de la gauche et des écologistes en particulier, qui continuent leurs chevauchées solitaires. Pour encore longtemps ? Les principales listes écologistes et de gauche viennent de s’engager peu ou prou sur un texte d’engagements communs, le Pacte pour la Transition. Ses 3 principes et 32 mesures ont été conçus à l’échelle nationale, et portés localement par un collectif d’habitants et d’associations. Ce moment de convergence parisienne est-il le signal faible d’un glissement politique de plus grande ampleur ?

(source : https://www.pacte-transition.org/#pacte)
Les soixante ONG porteuses du Pacte pour la Transition.

Qu’est-ce que le Pacte pour la Transition ?

L’histoire commence fin 2019 lorsque le Collectif pour une Transition Citoyenne (CTC), composé d’une soixantaine d’ONG, lançait le Pacte pour la Transition, applicable dans les communes.. Le principe d’application est simple : des collectifs locaux et apartisans vont à la rencontre des listes candidates et leur demandent, quelle que soit leur couleur politique, de s’engager sur au moins 10 de ces 32 mesures. La démarche fait penser au principe de la Charte de Nicolas Hulot aux élections présidentielles de 2007, en plus participatif : c’est du côté du Pays basque qu’il faut aller chercher pour en comprendre la préhistoire. C’est en effet sur la terre natale du désormais bien connu mouvement citoyen de mobilisation contre le dérèglement climatique, Alternatiba, que dès 2014 des habitants appelaient leurs futurs élus à s’engager sur des mesures écologiques.

La démarche fait penser au principe de la Charte de Nicolas Hulot aux élections présidentielles de 2007, en plus participatif

On retrouve Alternatiba, qui a bien grandi depuis, au coeur du CTC qui porte aujourd’hui la démarche du Pacte pour la Transition sur l’ensemble du territoire. Et c’est de manière très révélatrice que la conférence de Presse du 4 mars 2020 qui réunissait le collectif parisien du Pacte et un certain nombre de listes candidates a également été l’occasion de tirer un premier bilan national : des collectifs citoyens se sont déclarés sur près de 2400 communes et ont annoncé officiellement la signature d’environ 300 pactes locaux pour la transition.

Car l’idée sous-jacente est bien de faire de la transition écologique, sociale et démocratique, un horizon politique commun et structurant tant pour les partis que pour l’électorat. Ainsi, lorsque quatre listes parisiennes affichent chacune leur engagement sur au moins 29 des 32 mesures, sur la même scène et lors d’une conférence de presse commune, on peut s’interroger : le Pacte serait-il l’ingrédient tant attendu d’une convergence politique des luttes ?

(source : http://www.enbata.info/articles/municipales-2014-lheure-du-bilan/
Photo officielle des maires du Pays Basque français engagés lors des élections 2014 dans le Pacte porté alors par Alternatiba.

A Paris, quel impact pour le Pacte ?

La première chose que l’on remarque, ce sont bien entendu les absents. C’est avec beaucoup de sobriété que Stéphanie Boniface, membre du collectif de citoyens parisiens porteurs du Pacte, explique que les listes de Serge Federbush (Rassemblement National) et de Marcel Campion “n’ont pas donné suite”, de même pour Rachida Dati (Les Républicains) qui a plus ancré sa campagne sur la sécurité et le déploiement d’une police municipale armée que sur ses ambitions écologiques.

Au sujet d’Agnès Buzyn (La République en Marche), la porte-parole se veut plus précise, annonçant que la candidate de la majorité présidentielle a indiqué son intérêt pour le Pacte, mais qu’à quelques jours du scrutin, ses propositions programmatiques sont encore loin de satisfaire les ambitions des 32 mesures. Le fait est révélateur de la difficile installation de la désormais ex-ministre de la Santé, grippée dans les sondages à la troisième position malgré son éloignement du dossier “coronavirus” : l’opération désespérée de sauvetage de son bastion parisien par le gouvernement semble d’autant plus tourner au désastre qu’il y a investi (ou sacrifié) l’un de ses rares éléments réputés fiables. Elle n’a en tous cas pas convaincu davantage que son prédécesseur sur la question de la transition.

Présentation listes
Les différentes listes signataires du Pacte pour la Transition introduites par Stéphanie Boniface (à droite), membre du collectif parisien du Pacte. De gauche à droite : Isabelle Saporta, Danielle Simonnet, Vikash Dhorasoo, Antoinette Gulh, Célia Blauel.

Si le député européen Yannick Jadot (Europe Ecologie Les Verts) affirme régulièrement que l’écologie n’est ni de droite, ni de gauche, force est de constater que la droite parisienne s’est donc, par échec ou conviction, inscrite très clairement en dehors du Pacte. A l’inverse, la question de la transition a laissé paraître un vivier important d’idées communes entre les listes candidates plus à gauche menées par Anne Hidalgo (Paris en Commun – Parti Socialiste), David Belliard  (L’écologie pour Paris – EELV), Danielle Simonnet et Vikash Dhorasoo (Décidons Paris – France Insoumise), mais aussi Cédric Villani.

Le Pacte se veut révélateur d’une certaine communauté d’idées

Si les Insoumis et les Écologistes ont signé les 32 mesures proposées (avec des niveaux d’ambition variables, comme le propose le Pacte) contrairement aux listes conduites par la maire sortante et le député mutin de la majorité qui en ont signé 29, le Pacte se veut révélateur d’une certaine communauté d’idées. Une convergence qui était déjà apparue lors d’un débat qui avait pris place le 25 février à la Base où les représentants des listes avaient donné l’impression d’avoir sur ces sujets de politique locale bien moins de divergences que de convergences, certes avec des nuances importantes dans la méthode et les ambitions, mais tout de même : qualité de l’alimentation dans les cantines, lutte contre le dérèglement climatique, amélioration des mobilités, rénovation thermique des bâtiments, ou encore, gestion plus ambitieuse des déchets sont apparues comme des objectifs communs, y compris du côté d’Isabelle Saporta qui représentait Cédric Villani. Alors, l’heure est-elle au grand rassemblement de l’écologie politique ?

La gauche parisienne et l’enjeu de la recomposition : mission impossible ou impasse politique ?

La question du rassemblement se pose d’autant plus que ce 4 mars 2020, le jour même de la présentation officielle du Pacte parisien et de ses signataires, François Ruffin déclarait au micro de France Info désirer une candidature unique à gauche pour les élections présidentielles de 2022 : “Il faudra éviter les logiques partidaires et suicidaires, si chacun y va dans son couloir, on est cuits.” Pour autant, alors même que les listes candidates concernées dans la capitale affirmaient un horizon politique commun à travers le Pacte pour la Transition, cette vitrine nationale parisienne offrait une image très peu unitaire ce 4 mars, les représentants profitant de l’événement pour affirmer leurs différences et divergences.

Premier indice de la désunion et principale cible des échanges lors de la conférence de presse, la liste d’Anne Hidalgo a essuyé les tirs les plus nourris. La plus virulente dans cet exercice a été Isabelle Saporta qui a attaqué la politique de la majorité socialiste, représentée par Célia Blauel, tant pour sa politique “debétonisation” que pour ses “conflits et frictions” avec le Conseil Régional dirigé par Valérie Pécresse, et les conséquences sur le manque de cohérence dans les politiques de transport et mobilités. Danielle Simonnet n’a pas non plus épargné la maire de Paris, critiquant la cherté des loyers pour les revenus les plus modestes et ses implications écologiques du fait de l’accroissement de la distance domicile-travail. Des critiques reprises en partie par Antoinette Gulh (L’écologie pour Paris – EELV), faisant apparaître une étonnante confluence de points de vue entre insoumis, écologistes et villanistes.

Jusqu’à ce que Danielle Simonnet réponde aux appels du pied d’Isabelle Saporta en affirmant clairement que les Insoumis ne “s’allieront jamais à des macronistes”. Propos appuyés par Vikash Dhorasoo qui a rappelé le soutien du député Cédric Villani au CETA, à la réforme des retraites ou encore à la loi Asile Immigration, l’ancien meneur de jeu des Bleus désormais candidat à la mairie du 18e arrondissement affirmant l’attachement de sa liste à “une écologie radicale et populaire”. Ce rejet des Villanistes par les Insoumis a fini d’enterrer le projet de grande coalition climat rêvée par David Belliard, ambition déjà fragilisée du fait de la participation des écologistes à la politique des précédentes mandatures.

Ainsi, quand Danielle Simonnet déclare préférer une “Ville écologique aux Jeux Olympiques”, elle ne fait pas qu’affirmer la spécificité de sa candidature à Paris par rapport aux autres listes : les propos de la candidate insoumise révèle que pour elle et son camp politique, la transition se situe en claire opposition à l’économie de marché et les grands projets qui l’incarnent, rendant improbable le scénario d’une convergence au second tour des élections municipales. Or à en croire les pronostics de François Ruffin pour la Présidentielle, c’est bien avant le premier tour que les forces politiques en faveur de la transition devront converger si elles espèrent pouvoir arriver au pouvoir. C’est peut-être en cela que transparaissent les limites actuelles d’un Pacte pour la Transition qui ne parvient toujours pas à réconcilier les gauches historiques.

La démarche de l’avenir, et l’avenir de la démarche

Mais n’est-ce pas trop en attendre d’un projet si neuf ? Certes le péril écologique est grandissant et rend plus urgente que jamais la convergence politique invoquée par François Ruffin : sans réaction politique forte au dérèglement climatique, le territoire français sera devenu littéralement invivable avant 2100. (source : https://www.pacte-transition.org/#welcome)

Carte représentant la répartition des communes signataires du Pacte sur l’ensemble du territoire métropolitain.La démarche du CTC est d’autant plus intéressante qu’elle conjugue plusieurs dimensions : l’alliance des expériences et savoir-faire d’associations non-marchandes et d’acteurs de l’économie sociale et solidaire marchande pour accompagner les territoires et collectivités en désir de transition ; l’affirmation progressive d’un imaginaire nouveau et commun, notamment à travers le développement de la Fête des Possibles (la prochaine édition aura lieu fin septembre 2020) ; le développement d’un municipalisme dans lequel la démocratie représentative est enrichie d’outils de démocratie directe. En l’espace de quelques mois, ce sont plus de 6500 citoyens et citoyennes dans près de 2500 communes qui sont engagés dans la démarche du Pacte et l’avenir de ce dernier dépendra, comme pour beaucoup de mouvements sociaux et écologiques actuels, de l’élargissement de son socle populaire et territorial.

Ce sont aujourd’hui plus de 6500 citoyens et citoyennes dans près de 2500 communes qui sont engagés dans la démarche du Pacte

Si le Pacte pour la Transition n’a pas rebattu les cartes des élections municipales à Paris, il aura réussi son entrée dans le jeu politique en un moment et un lieu déterminant de l’espace politique, notamment à gauche. Peut-être aidera-t-il dans les prochaines années et d’ici les élections présidentielles à répondre à la question suivante : l’impératif d’une transition écologique, sociale et démocratique dans le réel débouchera-t-il d’ici 2022 à une convergence politique autour d’un programme (ou pacte) commun porté par une candidature commune ? Inversement on pourra se demander quelles sont les barrières qui empêchent aujourd’hui l’avènement de cette union sacrée qui a manqué à la gauche en 2017.

Airbnb et les locations touristiques : quand le logement devient marché

Panneau publicitaire Airbnb situé à proximité d’une autoroute urbaine à San Francisco. © Fonts In Use.

Les locations touristiques rentrent aujourd’hui en concurrence avec le parc locatif traditionnel. Elles menacent la capacité de nombreux ménages à se loger. Assimilant nos foyers à un service marchand ou à un capital à rentabiliser, elles pulvérisent non seulement le droit au logement qui a valeur constitutionnelle depuis 1946 en France, mais dégradent également le sens même du mot « habiter ». Il est temps de les soumettre à des réglementations plus strictes et d’envisager leur interdiction pure et simple dans certains territoires tendus. Cette analyse de Jean Vannière constitue le deuxième volet du dossier du Vent Se Lève consacré au « crépuscule des services publics ».


L’expression nous vient du journal Le Monde, dont on reconnaîtra qu’il n’a pas coutume d’abuser des hyperboles : « Airbnb et les plateformes de location touristique sont en train de cannibaliser le parc de logements des grandes villes », au point d’en priver les ménages les plus vulnérables parmi lesquels étudiants, jeunes actifs et travailleurs précaires[1].

La formule a ses précédents dans la presse. Elle traduit le regard inquiet que la société civile porte sur la façon dont la firme au logo d’abeille pénètre nos pénates et altère le fonctionnement de nos villes. Le New Yorker évoque une « invasion » d’Airbnb à Barcelone et le « règne zénithal d’un nouveau genre de logement barbare au design standardisé, vaguement scandinave »[2]. Le Guardian dénonce un « rapt mondial de nos logements par la firme » [3]. Wired annonce l’« âge du tout-Airbnb » et s’inquiète de la financiarisation du logement qu’augure le modèle économique rentier extractiviste imposé par la multinationale[4].

Airbnb bouleverse les rapports entre l’Homme et le logement. Chose inédite dans l’Histoire, ce dernier cesse d’être une « demeure », c’est-à-dire un lieu de stabilité, de fixation et de repos pour un ménage défini. À la place, il se transforme en un produit « liquide » au sens baumanien du terme, dont l’occupation peut évoluer chaque jour et doit en tout cas être maximisée. Plus encore que le parc locatif traditionnel, le logement devient un capital soumis au calcul maximisateur d’un homo œconomicus davantage torturé par le montant de la rente qu’il va bien pouvoir en extraire. Ironiquement, Le Monde voit dans cet ultime procès de marchandisation du logement l’une des causes de la corrosion des liens familiaux[5]. Force est de constater que bien souvent, les solidarités entre parents, enfants ou membres d’une même fratrie ne résistent pas au fait que le foyer familial se transforme en chambre d’hôtes et qu’il devient obligatoire de booker le droit d’y dormir !

À l’origine, l’utopie Airbnb promettait pourtant l’avènement d’un Homme nouveau, « citoyen du monde ». Sa vision du city-break clés en main nous vendait un cosmopolitisme facile, démocratique et enfin accessible à tous. Elle était vantée par une formule commerciale vaporeuse, qui fleurait déjà bon l’oxymore : « belong anywhere » (chez soi partout dans le monde). Le grand rêve suggéré par Airbnb nous fit oublier qu’en ce bas monde, l’Homme est un être fait de chair et de stases. Il a besoin d’un chez-soi bien à lui. Icare finit donc par brûler les ailes de son EasyJet. L’orgueilleux mirage libéral – et léger délire de toute-puissance – du any place, d’un Homme abstrait des frontières terrestres et de tout ancrage et nécessité matériels se dissipa. Il laissa place au cauchemar du no sense of place (nulle part chez soi).

Mark Wallinger, The World Turned Upside Down. © The LSE Library.

Airbnb abîme l’Homme, son habitat et son écologie. La plateforme ne se contente pas de désenchanter le voyage en l’intensifiant et en l’économicisant à outrance. Elle neutralise également le sens du lieu, du foyer, de l’accueil et de la citoyenneté. Les locataires-clients sont réduits à l’état d’enfants-consommateurs de mobilité et de tourisme[6] — de nos jours, l’expression anglaise « travel addict » traduit l’état de manque produit par cette industrie — ou de simples « particules »[7] circulant comme un fluide entre halls d’aéroports et autres non-lieux d’un espace mondial horizontal, réticulaire et hors-sol[8] [9]. Les ménages amenés à placer leur domicile en location, eux, sont consumés par la violence d’un calcul utilitariste qui pénètre leurs vies intimes. Consumés par la question de savoir comment faire un maximum d’argent avec leur domicile.

Le logement français, proie de choix des locations touristiques

Les plateformes de location touristique — Airbnb en tête, mais en fait également Booking, Abritel, HomeAway ou Le Bon Coin — ont déjà réussi à s’emparer d’une part significative du parc locatif de nos métropoles. En 2018, Airbnb a enregistré 330 000 logements mis en location touristique dans les communes-centre des dix plus grandes aires métropolitaines de France (Paris, Marseille, Lyon, Nice, Montpellier, Strasbourg, Nantes, Toulouse, Bordeaux et Lille), soit 25% de plus que l’offre hôtelière traditionnelle qui ne comptait plus que 260 000 logements disponibles en 2018 selon l’INSEE, et dont le volume d’activité ne cesse de décliner depuis 2015 dans ces grandes villes[10].

En 2018, Airbnb a enregistré 330 000 logements mis en location touristique dans les communes-centre des dix principales métropoles de France.

Il faut dire que la firme a tous les arguments pour convaincre les ménages occupants de céder à ses sirènes, à commencer par un modèle économique tentateur ! Selon une étude de Meilleurs Agents et du JDN effectuée en 2016, toutes choses égales par ailleurs, les locations Airbnb rapportent en moyenne 2,6 fois plus par mois que la location classique en France[11]. L’écart de rentabilité se creuse de façon encore bien plus considérable dans les quartiers qui constituent le cœur battant du nouveau marché mondial de la location touristique. La base de données AirDNA et le site d’Airbnb ont par exemple permis de constater des écarts de niveaux de loyers supérieurs à cinq par rapport à ceux pratiqués au mois par le secteur locatif traditionnel dans des quartiers prestigieux comme le Marais, la Place Vendôme (Paris), les Allées de Tourny (Bordeaux) ou la Place Gutenberg (Strasbourg)[12].

Listings Airbnb à Strasbourg, dans la Grande Île, autour du TGI et à la Krutenau. © AirDNA.

Le marché immobilier français constitue ainsi une proie de choix pour les plateformes de locations touristiques. Avec un volume de chiffre d’affaires de 11 milliards de dollars en 2018, l’Hexagone représente d’ailleurs le deuxième marché national d’Airbnb, juste derrière les États-Unis. Toujours selon la plateforme, c’est également le marché national de grande taille en plus forte progression en termes de volume de logements nouvellement mis en location, devant les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Italie et l’Espagne. Cette croissance insolente est confirmée par l’INSEE, qui a enregistré une centaine de millions de nuitées dans des logements loués via les plateformes internet en 2018 en France, et une progression de respectivement 25%, 19% et 15% de ce nombre de nuitées en 2016, 2017 et 2018[13] — soit de plus de 70% en trois ans.

Le Carrousel Disney dans la métropole

Déjà météorique, la croissance d’Airbnb est encore plus fulgurante et retorse dans les grandes métropoles. Selon le New Yorker, 20 millions de touristes prennent désormais d’assaut Barcelone chaque année grâce à ces plateformes[14]. Le Guardian et Inside Airbnb relèvent quant à eux qu’avec plus de 65 000 logements mis en location touristique sur la plateforme, Paris occupe la deuxième place mondiale — derrière Londres et ses 80 000 logements — des villes proposant le plus d’annonces de locations touristiques Airbnb, fin octobre 2019[15] [16]. Selon Le Monde, Paris est même de loin première du classement si le nombre d’annonces est rapporté au nombre total de logements du parc résidentiel. 3,8% du parc parisien est actuellement proposé en permanence à la location via Airbnb, contre 1,5% à Rome et 1,2% à Londres[17].

À Paris, ce sont plus de 35 000 logements qui ont définitivement quitté la location classique pour rejoindre la location touristique via les seules plateformes Airbnb et HomeAway[18]. Selon les données compilées par AirDNA, en 2019, 75 000 logements parisiens sont désormais mis en location sur leurs sites internet, dont 35 000 plus de quatre mois par an[19]. On peut dès lors considérer qu’ils perdent leur vocation résidentielle[20] [21]. Ce sont donc autant de logements qui sont officiellement transformés en logements occasionnels, résidences secondaires ou logements vacants aux yeux de la typologie des fichiers logement de l’INSEE, dont la typologie ne prend pas encore en compte correctement le phénomène et est malheureusement incapable de quantifier son ampleur et sa gravité[22].

À Paris, plus de 35 000 logements ont définitivement quitté la location classique pour rejoindre la location touristique via les plateformes Airbnb et HomeAway.

Plus encore que Paris cependant, ce sont les grandes métropoles provinciales qui sont les premières victimes de la vampirisation d’Airbnb. Déjà en 2018, selon Le Monde, le pourcentage du parc immobilier des communes de Bordeaux (3,7%), Strasbourg (3,4%) et Nantes (3,1%) mis en location à l’année sur Airbnb était bien supérieur à celui de Paris (2,5%). Ces chiffres peuvent paraître modérés. Ils masquent cependant une réalité bien plus prononcée. Contrairement à l’Allemagne ou à la Suisse, en France, le parc locatif ne représente qu’une minorité — un tiers — du parc de logements[23]. Certes, dans le cœur des grandes métropoles, ce pourcentage est plus élevé. Néanmoins, si l’on tient compte du statut d’occupation, c’est en fait une part bien plus considérable du parc locatif qui est préemptée par les locations touristiques. Il avoisine les 8% à Bordeaux.

Listings Airbnb à Bordeaux, de Saint-Michel aux Allées de Tourny. © AirDNA.

Le phénomène est encore plus spectaculaire si l’on considère également les logements qui ont été occasionnellement proposés à la location sur Airbnb au cours de l’année. Selon les chiffres de l’Observatoire Airbnb, une plateforme internet de diffusion de données sur le développement des locations touristiques fondée par Matthieu Rouveyre, élu PS bordelais, 6,5% du parc de logements de la commune de Paris et environ 15% de son parc locatif ont fait l’objet d’au moins un listing au cours de l’année. À Bordeaux, c’est le cas de 9,3% du parc de logements et un peu moins de 20% du parc locatif[24].

Quand le Marché prive les ménages d’un logement

Cette préemption du parc locatif par les plateformes de locations touristiques est en large partie responsable de la hausse accélérée de la construction de nouveaux logements dans les principales métropoles, confrontées à une demande en état d’insatisfaction chronique et dévoreuse de foncier. Ce phénomène est à l’origine du paradoxe suivant : celui d’une augmentation récente très nette du nombre de mises en chantier de bâtiments à usage résidentiel dans les grandes métropoles au cours des dernières années, bien supérieure à ce qui pourrait être expliqué par leur croissance démographique modérée ou même la réduction de la taille de leurs ménages, certes plus gourmands en logements[25]. En clair, nos villes continuent de se bétonner et de s’étendre, certes parce que le nombre de m² occupés par individu continue de croître, mais aussi parce qu’elles laissent libre cours à la voracité d’usages superfétatoires du logement — location touristique, augmentation de la vacance de logements dégradés et d’un parc immobilier de prestige laissé vacant durant la majeure partie de l’année, etc[26].

Touristes maniant un selfie stick sur l’Esplanade du Trocadéro à Paris. © Associated Press.

Mort sociale des quartiers « prime »

La vampirisation d’Airbnb est à géométrie — et géographie — variable. Elle cache des situations bien plus sévères dans certaines métropoles et certains quartiers spécifiques. Les locations Airbnb étant ultra-concentrées géographiquement et majoritairement destinées à des individus seuls ou en couple, elles préemptent en premier lieu les plus petits[27] et les plus beaux logements des quartiers dits « prime », ces quartiers hyper-centraux et touristiques des grandes métropoles — pour reprendre l’expression consacrée par le secteur immobilier anglo-saxon — situés à proximité immédiate des principaux monuments historiques de la ville en question. Or, c’est précisément ce type de logement qui est déjà concerné par la plus forte tension, dans un contexte conjoint de métropolisation de la population française et de réduction de la taille moyenne des ménages, davantage demandeurs de petits logements. Selon l’INSEE, ce phénomène s’accélère d’ailleurs depuis 2015 en France[28].

Ainsi, les données de la base AirDNA font apparaître que des quartiers comme les Allées de Tourny, Bourse-Parlement, les Capucins (Bordeaux), Euralille, les abords de Notre-Dame-de-la-Treille (Lille), les pentes de la Croix-Rousse, Fourvière (Lyon), le Vieux-Port, le Panier (Marseille), Sainte-Anne, Saint-Roch (Montpellier), Bouffay (Nantes), le Vieux-Nice, Jean-Médecin, le Carré d’Or (Nice), la Butte Montmartre, le Sentier, le Marais, Saint-Michel, Odéon, Vendôme (Paris), le Parlement de Bretagne, Saint-Pierre-Saint-Sauveur (Rennes), le Carré d’Or, la Place Gutenberg (Strasbourg)[29], les Carmes, le Capitole et Matabiau (Toulouse) sont particulièrement touchés. À Paris, les 2e, 3e et 4e arrondissements constituent l’épicentre historique du phénomène, au point où une association de riverains tente de sensibiliser l’opinion publique sur ses implications locales délétères depuis déjà trois ans[30].

Dans les rues de certains quartiers, 50% du parc locatif et la quasi-totalité des petits logements sont déjà phagocytés par les locations touristiques.

Concernant l’identité de la personne physique ou morale propriétaire qui met en location touristique ces logements et le nombre de logements qu’elle détient, on observe également un niveau de concentration parfois extrême. Selon une étude menée par l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur) et des étudiants de Sciences Po, la majorité des logements parisiens mis en location sur Airbnb dans les secteurs de l’Île Saint-Louis, du Marais, du Sentier, du Quartier Latin ou de l’Odéon est détenue par des multi-propriétaires qui possèdent plusieurs autres biens immobiliers[31].

Listings Airbnb à Paris, de l’Hôpital Saint-Louis à l’Odéon. © AirDNA.

Monopoly n’est donc plus seulement un jeu de société. Un phénomène pyramidal de concentration du logement locatif est à l’œuvre dans nos villes. Il a notamment été décrit par Saskia Sassen[32]. À son sommet, quelques Thénardier et surtout beaucoup de multi-propriétaires abrités derrière des sociétés civiles immobilières gèrent plusieurs dizaines de baux locatifs chacun, transformant le cœur des beaux quartiers des grandes métropoles en un vaste domaine néo-féodal. C’est ce qu’a pu constater la revue Wired, en enquêtant sur la formation d’un empire locatif illégal de 43 logements à New York, qui s’étendait d’Astoria à Harlem en passant par l’Upper East Side. Ce dernier a généré cinq millions de dollars de revenus en quatre ans. Ses gestionnaires avaient également acquis des participations dans d’autres réseaux de locations touristiques aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni, en France, en Suisse, en République Tchèque et à Singapour[33]. Ces révélations rendent l’affirmation des dirigeants d’Airbnb, selon laquelle la plateforme serait « utilisée par des ménages mono-propriétaires, ayant occasionnellement recours à la location touristique afin de générer des compléments de revenus pour améliorer leurs fins de mois »[34] un brin malhonnête.

La concurrence économique et le pouvoir d’exclusion que le marché de la location touristique exerce sur le parc locatif traditionnel s’intensifie donc particulièrement dans les cœurs des grandes métropoles, et surtout depuis 2015. À cette date, le nombre de logements mis en location touristique sur Airbnb dans le parc de leurs communes-centre n’a cessé de bondir. En seulement un an, de mai 2016 à mai 2017, il a augmenté de 120% à Bordeaux et Nantes, 80% à Montpellier, 60% à Lyon et Strasbourg, 50% à Marseille, 40% à Lille et 30% à Paris[35].

Extension du domaine du Marché

La location touristique en vient même à s’attaquer, de façon totalement illégale, au parc social. Principales organisations du monde HLM en France, l’Union Sociale pour l’Habitat (USH) et sa division francilienne (AORIF) ont dernièrement enjoint Airbnb, Le Bon Coin et De Particulier À Particulier (PAP) à lutter plus efficacement contre les mises en location de logements HLM sur leurs plateformes, tant celles-ci se sont multipliées[36] [37]. En France, une telle pratique est pourtant explicitement interdite par la loi[38]. Des locataires ont d’ailleurs été assignés en justice par des bailleurs sociaux comme la Régie Immobilière de la Ville de Paris (RIVP), et condamnés pour avoir proposé leur logement social à la location[39] [40].

La location touristique en vient même à s’attaquer illégalement au parc social. Les mises en location de HLM sur les plateformes se sont multipliées.

Les propos de Jean-Louis Dumont, directeur de l’USH, s’éclairent dès lors d’un sens nouveau. Selon lui, « le logement, notamment à Paris et dans les grandes agglomérations, devient un sujet de plus en plus préoccupant pour des dizaines de milliers de familles. À ce titre, il ne doit pas être possible de le percevoir comme un bien de consommation comme un autre. Le logement, et particulièrement le logement social, ne doit pouvoir faire l’objet d’une marchandisation qui va à l’encontre non seulement des règles, mais aussi de la morale »[41].

Vaines paroles ? La vampirisation du parc locatif provoquée par les locations touristiques Airbnb devient en tout cas un enjeu réglementaire primordial pour les grandes métropoles françaises, mais aussi pour l’État. Depuis le 1er décembre, un décret et un arrêté parus les 30 et 31 octobre derniers, pris en application de la loi ÉLAN du 23 novembre 2018[42], obligent certes les différentes plateformes internet à transmettre une fois par an aux services de 18 communes françaises, la liste des annonceurs qui mettent des logements en location sur leur territoire[43] [44].

Cependant, les dispositions prévues par ces textes de loi sont décevantes, pour ne pas dire illisibles et complaisantes envers les plateformes et les propriétaires de logements mis en location touristique. Elles exigent des gestionnaires qu’ils ne transmettent les données relatives à leurs activités qu’une fois par an — au lieu de trois, comme certaines collectivités locales l’avaient initialement exigé —, et brisent ainsi les capacités réglementaires locales des collectivités en leur interdisant explicitement de procéder à davantage de contrôles, et n’obligent pas les gestionnaires à renseigner le nom de la plateforme en ligne sur laquelle ils ont posté leur annonce.

Ces textes de loi paralysent donc, plutôt qu’ils ne les organisent, de véritables moyens d’encadrement et de réglementation pour les collectivités. Ces dernières ne seront pas en mesure de mener une politique de contrôle efficace. Débordés, leurs agents seront réduits à mener leurs enquêtes par eux-mêmes, épluchant alla mano les sites internet de chaque plateforme de location touristique afin d’espérer y dénicher les logements mis illégalement en location. Selon Ian Brossat, adjoint à la Maire de Paris, cette reculade ne peut être expliquée que par les activités de lobbying menées par les plateformes auprès des parlementaires de la majorité LREM[45].

Pire encore, à travers l’extension du domaine de la concurrence, l’Union européenne contribue également à ce que ses États-membres soient dans l’incapacité technique et juridico-légale d’organiser toute politique de réglementation adéquate concernant les locations touristiques. Le 30 avril dernier, Maciej Szpunar, avocat général près la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), a par exemple estimé qu’Airbnb ne devait pas être soumis aux dispositions de la loi Hoguet, rejetant ainsi la plainte d’un justiciable français selon lequel la plateforme Airbnb devrait être soumise aux mêmes obligations légales, comptables et fiscales que les entreprises du secteur de l’intermédiation immobilière en France (agents immobiliers, administrateurs syndics)[46]. Depuis le siège social de sa division EMEA sis en Irlande afin d’échapper aux fiscs nationaux, Airbnb a même osé se fendre d’un communiqué réagissant à la décision de justice, poussant le vice jusqu’à s’en féliciter publiquement[47].

Outre-Atlantique, au nom du respect du Quatrième amendement[48], un arrêt de la Cour suprême des États-Unis, révélateur de la toute puissance actuelle de ce que Thomas Piketty nomme l’« idéologie propriétariste » [49], a quant à lui défait un arrêté municipal de la Ville de New York qui enjoignait aux gestionnaires de locations touristiques de renseigner un ensemble d’informations sur leur logement et l’identité de leurs locataires. Un des arguments motivant l’arrêt était qu’une telle mesure serait « de nature vexatoire envers les propriétaires »[50]. L’idéologie propriétariste si puissante dans notre pays, consacrée par la Révolution française et l’époque napoléonienne, permet d’expliquer pourquoi le Ministre de la Ville et du Logement, Julien Denormandie, a récemment déclaré qu’il était inenvisageable de remettre en question les caractéristiques élémentaires de ce droit sanctuarisé, « le plus absolu » au terme de l’article 544 du Code civil[51] [52].

Arrêter l’hémorragie des villes, moraliser l’usage du logement

Malgré ces revers juridico-légaux et politiques, partout dans le monde, la résistance s’organise. Les municipalités ont fini par comprendre qu’elles ne peuvent attendre d’obtenir un imprimatur de leur gouvernement ou des institutions européennes pour mettre en œuvre les réglementations nécessaires à la protection du droit au logement et à la vie digne de leurs résidents[53]. Or, quand il s’agit de réglementer, ces dernières sont tout sauf dénuées d’inventivité.

Londres, Madrid, Seattle et San Francisco ont instauré une limite maximale initiale de cent vingt jours — dernièrement abaissée à quatre-vingt-dix jours à San Francisco — annuels durant lesquels un hébergeur peut mettre à disposition son appartement sur un site de location touristique[54] [55]. À Amsterdam, c’est seulement soixante jours, bientôt trente, et les contrevenants s’exposent à 12 000 euros d’amende[56]. À New York, jusqu’à la dite décision de la Cour suprême, il était illégal de louer un logement entier en dessous de trente jours consécutifs et une loi votée en 2016 y punissait les annonces non-conformes de 7 500 dollars d’amende[57]. Santa Barbara (États-Unis, Californie) a réintroduit la même réglementation, qui n’a jusqu’alors pas encore été invalidée par la Cour. Berlin interdit de louer sur une courte durée plus de 50% de la surface disponible d’un même appartement, sous peine de devoir s’acquitter d’une coquette pénalité de 100 000 euros[58]. En 2012, Barcelone rend obligatoire la possession d’une licence délivrée par la municipalité afin d’obtenir le droit d’avoir recours aux locations touristiques. À partir de 2014, leur délivrance est gelée dans le centre-ville et les loueurs irréguliers contrevenants s’exposent à 30 000 euros d’amende. Enfin, en 2017, ce gel est institutionnalisé, étant indéfiniment prolongé et rendu légalement opposable par les documents d’urbanisme de la ville, comme le PEUAT (« Plan Especial Urbanístico de Alojamiento Turístico »)[59] [60] [61] [62].

Dans plusieurs villes américaines (Chicago, La Nouvelle-Orléans, Santa Monica, Oxnard) et italiennes (Bergame, Bologne, Catane, Florence, Gênes, Lecce, Lucques, Milan, Naples, Rome, Palerme, Parme, Rimini, Sienne, Turin), le site d’Airbnb informe qu’une taxe est levée par les autorités locales pour chaque nuitée touristique. Toujours à Santa Monica et Oxnard (États-Unis, Californie), il est également obligatoire de posséder une licence, dont la délivrance a récemment été gelée. À Los Angeles, depuis 2018, il faut payer une taxe-malus annuelle de 850 dollars pour avoir le droit de louer son logement plus de 120 jours par an[63]. En cette même année, il devient purement et simplement interdit d’avoir recours aux locations touristiques de courte durée à Palma de Majorque[64] [65] et Vienne, les contrevenants s’exposant à une amende de 50 000 euros dans la capitale autrichienne. Il en sera de même à Jersey City (États-Unis, New Jersey) et Valence (Espagne) l’année prochaine[66]. Enfin, pas plus tard que le 1er décembre dernier, Boston (États-Unis, Massachussetts) a interdit la sous-location touristique et la location par des propriétaires occupant leur logement moins de neuf mois par an.

En France aussi, il y a urgence à agir localement afin de limiter les effets de la location touristique sur la muséification et la destruction du tissu social de nos villes. Les cœurs des métropoles françaises sont en effet victimes d’une hémorragie démographique. À Paris, pour réemployer l’aphorisme parlant d’Ian Brossat, « on remplace désormais des habitants par des touristes »[67]. La ville se vide de ses classes moyennes[68]. Selon l’INSEE elle perd plus de 10 000 habitants chaque année sans interruption depuis 2011. L’intervention réglementaire des municipalités se devra donc d’être juste, morale et sans doute radicale. Ian Brossat suggère d’ailleurs d’interdire purement et simplement la location d’appartements entiers dans les quatre premiers arrondissements de Paris[69].

Surtout, il faut réaffirmer la puissance du droit public et notamment du droit au logement, qui a valeur constitutionnelle en France depuis 1946[70]. Ré-imprégner ces derniers de la notion d’interdit plutôt que celle d’efficacité économique, voilà l’enjeu. Le logement n’est pas un bien de consommation comme un autre. Il ne doit jamais le devenir. Face au vide et à l’insécurité juridiques dans lesquels le Législateur plonge, et à la toute puissance du désir individuel de surconsommation servicielles que le Marché développe, il est urgent d’opposer un cadre juridico-légal clair et lisible, des réglementations strictes et surtout un souci moral de justice sociale à ce nouvel espace de négoce que les plateformes de location touristique souhaiteraient créer[71].

Le logement n’est pas un bien de consommation comme un autre. Il faut réaffirmer le droit au logement qui a valeur constitutionnelle en France depuis 1946.

En l’absence actuelle de l’État, les collectivités locales devraient au moins essayer de se charger de cette ambitieuse mission, dans la limite de leurs moyens techniques et réglementaires. Parce que, pour reprendre l’expression du journal britannique The Conversation, Airbnb « fait souffrir nos villes »[72], elles doivent imaginer dès à présent les instruments qui permettront d’interdire ou de limiter l’hyper-marchandisation du logement, afin de garantir l’accès de chacun à ce dernier.

« Less Tourists, More Refugees », slogan mural populaire apposé le 5 décembre 2019 lors d’une manifestation syndicale dans la rue de la Hache à Strasbourg. © Jean Vannière.

Comme le disait Karl Polanyi, économiste austro-hongrois en exil à Londres en 1944, témoin lucide de la déshumanisation produite par le libéralisme classique et l’extension du domaine du Marché qui précéda la dévastation des sociétés européennes à partir des années 1930, il faut « placer la terre, et tout ce qu’elle renferme de nécessaire à la subsistance de l’Homme, hors de la juridiction et de l’emprise du Marché »[73]. Le monde doit donc être rendu « indisponible » au Marché, pour reprendre le terme à la mode dernièrement conçu par Hartmut Rosa ; c’est-à-dire au désir de l’Homme et au pouvoir de prédation dont il faut lucidement reconnaître que ce dernier renferme. Une telle entreprise de mise en indisponibilité commence par le logement [74].


[1] Le Monde. Immobilier : « Comment Airbnb cannibalise le logement dans les grandes villes ». 29 novembre 2019. https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/11/29/immobilier-comment-airbnb-cannibalise-le-logement-dans-les-grandes-villes_6021009_3234.html

[2] The New Yorker. « The Airbnb Invasion of Barcelona ». 22 avril 2019. https://www.newyorker.com/magazine/2019/04/29/the-airbnb-invasion-of-barcelona

[3] The Guardian. Technology : « How Airbnb took over the world ». 5 mai 2019. https://www.theguardian.com/technology/2019/may/05/airbnb-homelessness-renting-housing-accommodation-social-policy-cities-travel-leisure

[4] Wired. « Welcome to the Airbnb for Everything Age ». 10 mars 2019. https://www.wired.com/story/airbnb-for-everything/

[5] Le Monde. « Quand Airbnb sème la zizanie dans la famille ». 27 septembre 2019. https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2019/09/27/quand-airbnb-seme-la-zizanie-dans-la-famille_6013319_4497916.html

[6] Libération. « Airbnb : l’enfer, c’est les hôtes ». 26 juin 2020. https://www.liberation.fr/france/2020/06/26/airbnb-l-enfer-c-est-les-hotes_1792558

[7] Consulter à ce sujet :

1. LSE Podcast. Wendy Brown: « When Firms Become Persons and Persons Become Firms ». 9 juillet 2015. https://www.youtube.com/watch?v=eHvGsKXqL8s

2. Wendy Brown (2015). Undoing the Demos: Neoliberalism’s Stealth Revolution. Princeton : Princeton University Press.

[8] Consulter à ce sujet :

1. The New York Times. Thomas Friedman: « It’s a Flat World After All ». 3 avril 2005. https://www.nytimes.com/2005/04/03/magazine/its-a-flat-world-after-all.html

2. Thomas Friedman (2005). The World is Flat. New York: Farrar, Strauss and Giroux.

3. The New York Times. Thomas Friedman: « Coronavirus Shows How Globalization Broke the World ». 30 mai 2020. https://www.nytimes.com/2020/05/30/opinion/sunday/coronavirus-globalization.html

[9] Consulter à ce sujet :

1. Gilles Deleuze, Félix Guattari (1980 [2013]). Mille Plateaux : Capitalisme et Schizophrénie. Paris: Minuit.

2. Manuel Castells (2004). The Network Society. A cross-cultural perspective. Londres: Edward Elgar.

3. Jan Van Dijk (2005). The Deepening Divide: Inequality in the Information Age. Londres: Sage Publications.

[10] INSEE. Capacité des communes en hébergement touristique entre 2013 et 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/2021703

[11] Consulter les articles suivants sur l’étude du JDN et de Meilleurs Agents :

1. JDN. A Paris, la location Airbnb rapporte 2,6 fois plus que la location classique. 30 mars 2016. https://www.journaldunet.com/economie/immobilier/1175834-location-airbnb-versus-location-classique/

2. Meilleurs Agents. La location Airbnb est-elle vraiment plus rentable que la location classique? 31 mars 2016. https://www.meilleursagents.com/actualite-immobilier/2016/03/etude-rentabilite-location-saisonniere-airbnb/

[12] AirDNA. https://www.airdna.co

[13] Consulter à ce sujet :

1. INSEE. Les logements touristiques de particuliers loués via internet séduisent toujours. INSEE Focus n°158. 18 juin 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/4172716

2. INSEE. La location de logements touristiques de particuliers par internet attire toujours plus en 2017. INSEE Focus n°133. 21 novembre 2018. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3646406

3. INSEE. Les logements touristiques de particuliers proposés par internet. INSEE Analyses n°33. 22 février 2017. https://www.insee.fr/fr/statistiques/2589218

[14] The New Yorker. The Airbnb Invasion of Barcelona. 22 avril 2019. https://www.newyorker.com/magazine/2019/04/29/the-airbnb-invasion-of-barcelona

[15] Inside Airbnb : adding data to the debate. http://insideairbnb.com

[16] The Guardian. Technology : How Airbnb took over the world. 5 mai 2019. https://www.theguardian.com/technology/2019/may/05/airbnb-homelessness-renting-housing-accommodation-social-policy-cities-travel-leisure

[17] Le Monde. Immobilier : comment Airbnb cannibalise le logement dans les grandes villes. 29 novembre 2019. https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/11/29/immobilier-comment-airbnb-cannibalise-le-logement-dans-les-grandes-villes_6021009_3234.html

[18] Atelier parisien d’urbanisme (Apur), Sciences Po. Locations meublées de courte durée : quelle réponse publique?. Juin 2018. https://www.apur.org/fr/nos-travaux/locations-meublees-courte-duree-reponse-publique

[19] AirDNA. https://www.airdna.co

[20] En France, selon la loi, un logement est considéré comme étant une résidence principale quand son occupant y réside plus de huit mois par an.

Consulter : Légifrance. Loi n°2014-366 du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové, dite loi ALUR. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexteArticle.do?cidTexte=JORFTEXT000028772256&idArticle=JORFARTI000028772281&categorieLien=cid

[21] Le Monde. Locations saisonnières : que dit la loi?. 7 mai 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/locations-saisonnieres-que-dit-la-loi_5168615_4355770.html

[22] INSEE. Documentation fichier détail : Logement. 22 octobre 2019. https://www.insee.fr/fr/information/2383228

[23] Commissariat Général à l’Égalité des Territoires (CGET). « Le parc de logements ». Fiche d’analyse de l’Observatoire des territoire 2017. https://www.observatoire-des-territoires.gouv.fr/observatoire-des-territoires/sites/default/files/Fiche-OT-le%20parc%20de%20logements_0.pdf

[24] Observatoire National Airbnb. http://observatoire-airbnb.fr

[25] Rue89 Strasbourg. Pourquoi Strasbourg construit plus que dans les années 1990 et pour qui? https://www.rue89strasbourg.com/enjeux2020-strasbourg-construction-logement-betonisation-163841

[26] Au sujet du développement de la vacance dans l’immobilier de prestige des grandes métropoles, consulter les articles suivants du journal britannique The Guardian :

1. The Guardian. Super-tall, super-skinny, super-expensive: the “pencil towers” of New York’s super-rich. 5 février 2019. https://www.theguardian.com/cities/2019/feb/05/super-tall-super-skinny-super-expensive-the-pencil-towers-of-new-yorks-super-rich

2. The Guardian. London property prices blamed for record exodus. 28 juin 2018. https://www.theguardian.com/money/2018/jun/28/london-property-prices-blamed-for-record-exodus

3. The Guardian. Ghost towers : half of new-build luxury London flats fail to sell. 26 janvier 2018. https://www.theguardian.com/business/2018/jan/26/ghost-towers-half-of-new-build-luxury-london-flats-fail-to-sell

4. The Guardian. The London skyscraper that is a stark symbol of the housing crisis. 24 mai 2016. https://www.theguardian.com/society/2016/may/24/revealed-foreign-buyers-own-two-thirds-of-tower-st-george-wharf-london

[27] Le Monde. Locations saisonnières : que dit la loi ?. 7 mai 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/locations-saisonnieres-que-dit-la-loi_5168615_4355770.html

Pour information, à Paris, plus de 87% des logements loués à l’année sont des petits surfaces (40m² ou moins), contre 12% dans le parc immobilier français.

[28] INSEE. Des ménages toujours plus nombreux, toujours plus petits. 28 août 2017. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3047266

[29] AirDNA. https://www.airdna.co

[30] Aux Quatre Coins du Quatre, association du 4e arrdt. de Paris. Colloque du 18 mars 2017. Les locations saisonnières dans le 4e arrondissement : une désertification invisible? https://www.api-site.paris.fr/mairies/public/assets/2017%2F7%2FRapport%20du%20colloque%20du%2018%20mars%202017.pdf

[31] Atelier parisien d’urbanisme (Apur), Sciences Po. Locations meublées de courte durée : quelle réponse publique?. Juin 2018. https://www.apur.org/fr/nos-travaux/locations-meublees-courte-duree-reponse-publique

[32] Consulter à ce propos :

1. Saskia Sassen (2014). Expulsions: Brutality and Complexity in the Global Economy. Cambridge: Harvard University Press.

Sassen ré-exploite la lecture d’Engels de la propriété privée, en tant qu’instrument d’extraction de valeur mis en œuvre par la bourgeoisie avec l’aide des institutions d’État (droit de la propriété, etc.). Elle la complète et la modifie cependant, indiquant qu’à l’heure de la mondialisation financière, cette dernière tend à s’émanciper progressivement et partiellement du cadre géographique et des nécessités juridico-légales de l’État, formant une « global bourgeoisie » en capacité d’abstraire son existence et la circulation des chaînes de valeur qu’elle met en place des frontières nationales. Au sujet de l’extractivisme mis en œuvre par les professions financières et para-financières (« FIRE economy ») dans les « global cities », Sassen ré-exploite implicitement le concept d’ « extraction de survaleur » développé par Marx dans le Capital.

Consulter notamment :

– Karl Marx (1867[1972]). Le Capital. Critique de l’économie politique. Paris : Éditions Sociales.

– Friedrich Engels (1878[1963]). Monsieur Eugen Dühring bouleverse la science. Paris : Éditions Sociales.

– Friedrich Engels (1884 [1893]). L’Origine de la Famille, de la Propriété privée et de l’État. Paris : Éditions Georges Carré.

2. Housing Europe. Saskia Sassen : “The ‘housing question’ is no longer simply about housing”. 28 mai 2019. http://www.housingeurope.eu/resource-1280/the-housing-question-is-no-longer-simply-about-housing

3. The Guardian. Saskia Sassen : “Who owns our cities — and why this urban takeover should concern us all”. 24 novembre 2015. https://www.theguardian.com/cities/2015/nov/24/who-owns-our-cities-and-why-this-urban-takeover-should-concern-us-all

4. LSE Cities, LSE Urban Age. Saskia Sassen: “The Politics of Equity: Who owns the city?”. 9 décembre 2015. https://www.youtube.com/watch?v=UAQuyizBIug

5. Librarie Mollat. Interview de Saskia Sassen. 13 février 2016. https://www.youtube.com/watch?v=7qApjsjig0w

6. Saskia Sassen. On New Geographies of Extraction. 29 janvier 2018. https://www.youtube.com/watch?v=ChPgXnldEnw

[33] Wired. How Nine People Built an Illegal $5 Million Airbnb Empire in New York. 24 juin 2019. https://www.wired.com/story/how-9-people-built-illegal-5m-airbnb-empire-new-york/

[34] Le Monde. Comment Airbnb cannibalise le logement dans les grandes villes. 29 novembre 2019. https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/11/29/immobilier-comment-airbnb-cannibalise-le-logement-dans-les-grandes-villes_6021009_3234.html

[35] Le Monde. Comment Airbnb a investi Paris et l’hyper-centre des grandes villes. 24 août 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/paris-et-les-hypercentres-des-grandes-villes-le-business-lucratif-d-airbnb-en-france_5168623_4355770.html

[36] Consulter les communiqués suivants de l’Union Sociale pour l’Habitat à ce sujet :

1. Union Sociale pour l’Habitat. L’USH et l’AORIF mettent en demeure les plateformes de location de logements touristiques d’améliorer l’information des locataires, notamment HLM, sur les risques encourus liés à la location illégale d’un logement social. 4 novembre 2019. https://www.union-habitat.org/communiques-presse/l-ush-et-l-aorif-mettent-en-demeure-les-plateformes-de-location-de-logements

2. Union Sociale pour l’Habitat. Non à la sous-location touristique des logements sociaux. 15 novembre 2019. https://www.union-habitat.org/actualites/non-la-sous-location-touristique-des-logements-sociaux

[37] Consulter à ce sujet :

1. Caisse des Dépôts et Consignations (Banque des Territoires). L’USH et l’AORIF somment les plateformes de location meublée d’informer les locataires HLM sur les risques encourus. 7 novembre 2019. https://www.banquedesterritoires.fr/lush-et-laorif-somment-les-plateformes-de-location-meublee-dinformer-les-locataires-de-hlm-sur-les

2. Les Échos. Le monde HLM somme Airbnb et consorts de tout faire pour ne pas sous-louer de logements sociaux. 5 novembre 2019. https://www.lesechos.fr/industrie-services/immobilier-btp/le-monde-hlm-somme-airbnb-et-consorts-de-tout-faire-pour-ne-pas-sous-louer-de-logement-social-1145476

[38] Le Monde. Locations saisonnières : que dit la loi?. 7 mai 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/locations-saisonnieres-que-dit-la-loi_5168615_4355770.html

[39] T.I. Paris, 15ème arrdt., jugement du 9 mai 2017. Régie Immobilière de la Ville de Paris / Madame X.

[40] Le Monde. Elle sous-loue son HLM via Airbnb. 29 juin 2017, mis à jour le 4 septembre 2019. https://www.lemonde.fr/vie-quotidienne/article/2017/06/29/elle-sous-loue-son-hlm-via-airbnb_6004435_5057666.html#more-20296

[41] Union Sociale pour l’Habitat. L’USH et l’AORIF mettent en demeure les plateformes de location de logements touristiques d’améliorer l’information des locataires, notamment HLM, sur les risques encourus liés à la location illégale d’un logement social. 4 novembre 2019. https://www.union-habitat.org/communiques-presse/l-ush-et-l-aorif-mettent-en-demeure-les-plateformes-de-location-de-logements

[42] Légifrance. Loi n°2018-1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000037639478&categorieLien=id

[43] Légifrance. Décret n°2019-1104 du 30 octobre 2019 pris en application des articles L.324-1-1 et L. 324-2_1 du code du tourisme et relatif aux demandes d’information pouvant être adressées par les communes aux intermédiaires de location de meublés de tourisme. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000039296575&categorieLien=id

[44] Légifrance. Arrêté du 31 octobre 2019 précisant le format des tableaux relatifs aux transmissions d’informations prévues par les articles R. 324-2 et R. 324-3 du code du tourisme. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=F0591D567CB8D0FBDEA7A16B55C3F39C.tplgfr35s_1?cidTexte=JORFTEXT000039309243&dateTexte=&oldAction=rechJO&categorieLien=id&idJO=JORFCONT000039309097

[45] Le Monde. Le gouvernement recule sur les obligations de transparence des plateformes de locations touristiques. 14 novembre 2019. https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/11/14/le-gouvernement-recule-sur-les-obligations-de-transparence-des-plateformes-de-locations-touristiques_6019117_3224.html

[46] European Court of Justice. According to Advocate General Szpunnar, a service such as that provided by the Airbnb portal constitutes an information society service. 30 avril 2019. https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2019-04/cp190051en.pdf

[47] Consulter à ce sujet :

1. The Guardian. Airbnb should be seen as a digital service provider, ECJ advised. 30 avril 2019. https://www.theguardian.com/technology/2019/apr/30/airbnb-should-be-seen-as-a-digital-service-provider-ecj-advised

2. Airbnb UK Ltd: company details. https://www.airbnb.co.uk/about/company-details

3. Airbnb France SA : coordonnées de l’entreprise. https://www.airbnb.fr/about/company-details

[48] The New York Times. Judge Blocks New York City Law Aimed at Curbing Airbnb Rentals. 3 janvier 2019. https://www.nytimes.com/2019/01/03/nyregion/nyc-airbnb-rentals.html

[49] United States National Constitution Center. Fourth Amendment. https://constitutioncenter.org/interactive-constitution/amendment/amendment-iv

[50] Thomas Piketty (2019). Capital et Idéologie. Paris: Seuil.

[51] Consulter à ce sujet :

1. Légifrance. Code Civil, article 544. https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000006428859&cidTexte=LEGITEXT000006070721&dateTexte=18040206

2. Karl Polanyi (1944 [1983]). La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps. Paris: Gallimard.

3. Friedrich Engels (1884 [1893]). L’Origine de la Famille, de la Propriété privée et de l’État. Paris : Éditions Georges Carré.

[52] Consulter à ce sujet :

1. Le Parisien. Julien Denormandie : « Autant de logements vacants dans notre pays, c’est inacceptable ». 10 février 2020. https://www.leparisien.fr/economie/julien-denormandie-autant-de-logements-vacants-dans-notre-pays-c-est-inacceptable-10-02-2020-8256510.php

2. Le Monde. Le gouvernement veut réduire le nombre de logements inoccupés. 10 février 2020. https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/02/10/le-gouvernement-veut-reduire-le-nombre-de-logements-inoccupes_6029088_3224.html

[53] Gemeente Amsterdam. Press release : « Cities alarmed about European protection of holiday rental ». https://www.amsterdam.nl/bestuur-organisatie/college/wethouder/laurens-ivens/persberichten/press-release-cities-alarmed-about/

[54] Le Monde. Locations saisonnières : que dit la loi?. 7 mai 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/locations-saisonnieres-que-dit-la-loi_5168615_4355770.html

[55] El País in English. Madrid adopts rules that will shut down over 10,000 holiday apartments. 27 mars 2019. https://elpais.com/elpais/2019/03/27/inenglish/1553702152_849878.html

[56] France Inter. Airbnb : comment les villes organisent la résistance à travers le monde. 19 novembre 2019. https://www.franceinter.fr/societe/airbnb-comment-les-villes-organisent-la-resistance-a-travers-le-monde

[57] The New York Times. Judge Blocks New York City Law Aimed at Curbing Airbnb Rentals. 3 janvier 2019. https://www.nytimes.com/2019/01/03/nyregion/nyc-airbnb-rentals.html

[58] The Guardian. Berlin ban on Airbnb rentals upheld by city court. 8 juin 2016. https://www.theguardian.com/technology/2016/jun/08/berlin-ban-airbnb-short-term-rentals-upheld-city-court

[59] CityLab. How Barcelona is limiting its Airbnb rentals. 6 juin 2018. https://www.citylab.com/life/2018/06/barcelona-finds-a-way-to-control-its-airbnb-market/562187/

[60] El País. Barcelona prohibe nuevos pisos turísticos a la espera de la regulación del Govern. 15 novembre 2019. https://elpais.com/ccaa/2019/11/15/catalunya/1573822393_796751.html

[61] El País. Barcelone aprueba la norma que prohíbe abrir nuevos hoteles en el centro. 28 janvier 2017. https://elpais.com/economia/2017/01/27/actualidad/1485508289_914165.html

[62] La Vanguardia. Barcelona pide a Airbnb que retire 2.577 pisos turísticos ilegales de su web. 23 mai 2018. https://www.lavanguardia.com/local/barcelona/20180523/443786171972/barcelona-lista-ilegales-airbnb.html

[63] Los Angeles City Planning Department. Home-Sharing Ordinance. 11 décembre 2018. https://planning.lacity.org/ordinances/docs/HomeSharing/adopted/FAQ.pdf

[64] Le Figaro. Palma de Majorque interdit les locations d’appartements aux touristes. 29 avril 2018. https://immobilier.lefigaro.fr/article/palma-de-majorque-interdit-les-locations-d-appartements-aux-touristes_3a86420e-4af1-11e8-b142-d0e0b34620c1/

[65] The New York Times. To Contain Tourism, One Spanish City Strikes a Ban on Airbnb. 23 juin 2018. https://www.nytimes.com/2018/06/23/world/europe/tourism-spain-airbnb-ban.html

[66] The New York Times. Airbnb Suffered a Big Defeat in Jersey City (NJ). Here’s What That Means. 5 novembre 2019. https://www.nytimes.com/2019/11/05/nyregion/airbnb-jersey-city-election-results.html

[67] Europe 1. Airbnb : À Paris, « on remplace des habitants par des touristes », alerte Ian Brossat. 12 mai 2019. https://www.europe1.fr/politique/airbnb-a-paris-on-remplace-des-habitants-par-des-touristes-alerte-ian-brossat-3898127

[68] Le Monde. À Paris, des classes moyennes en voie de disparition accélérée. 11 juin 2019. https://www.lemonde.fr/smart-cities/article/2019/06/11/a-paris-des-classes-moyennes-en-voie-de-disparition_5474562_4811534.html

[69] Le Monde. Ian Brossat souhaite l’encadrement d’Airbnb dans le centre de la capitale. 6 septembre 2018. https://www.lemonde.fr/politique/article/2018/09/06/ian-brossat-souhaite-l-encadrement-d-airbnb-dans-le-centre-de-la-capitale_5350996_823448.html

[70] Voir 10ème et 11ème alinéas du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946.

[71] Alain Supiot (2010). L’esprit de Philadelphie : la justice sociale contre le marché total. Paris: Seuil.

[72] The Conversation. Airbnb and the short-term rental revolution — How English cities are suffering. 23 août 2018. https://theconversation.com/airbnb-and-the-short-term-rental-revolution-how-english-cities-are-suffering-101720

[73] Karl Polanyi (1944 [1983]). La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps. Paris: Gallimard.

[74] Hartmut Rosa (2020). Rendre le monde indisponible. Paris : Éditions La Découverte.

Entre uchronie et scandale, ce qu’a pu être DAU

Lever de soleil sur le Théâtre de la Ville ©Martin Mendiharat

C’est par un air mystérieux et polémique venu du froid qu’a repris la saison culturelle de la région parisienne en ce début d’année 2019. DAU, œuvre sulfureuse entre installation, cinéma et théâtre immersif, a fait couler beaucoup d’encre, notamment sur ses conditions de production. Deux mois après sa clôture, retour détaillé sur ce qu’a pu être cette œuvre singulière et bilan de ce que nous pouvons en retirer esthétiquement et politiquement.


Courant janvier ont surgi soudainement et en nombre dans les rues de la capitale et couloirs de son métro des affiches intrigantes : deux moitiés de visage en gros plan et en noir et blanc, unis par un axe symétrique vertical, ne cherchant pas à trouver une quelconque harmonie entre leurs proportions respectives mais regardant droit dans l’objectif, nous regardant nous. En bas de l’image des partenaires : Théâtre du Châtelet, Théâtre de la Ville, Centre Pompidou, Mairie de Paris. En haut de l’image des dates : « 24.1.19 – 17.2.19 », un horaire : « 24 heures sur 24 » et un site internet « www.dau.fr ». Au centre de l’image, les trois mêmes lettres en blanc : « DAU ». Les réseaux sociaux sont également inondés des mêmes visuels mystérieux, menant à la plateforme internet de l’événement. La liste de ses partenaires suffit déjà à attiser la curiosité des spectateurs parisiens : le prestigieux musée d’art contemporain de Beaubourg et les deux institutions du spectacle historiques de la municipalité de Paris qui se font face autour de la place du Châtelet ayant toutes deux la particularité d’être actuellement fermées pour travaux (le Théâtre du Châtelet a ainsi interrompu sa programmation, et celui de la Ville déplacé la sienne à l’Espace Pierre Cardin et dans son annexe habituelle du Théâtre des Abbesses). Certes les trois lieux sont proches, mais ils se distinguent aussi par leurs différences de registres et d’esthétiques nettes en termes de propositions culturelles, permettant au triangle qu’ils forment au cœur de Paris d’offrir un paysage d’événements diversifiés. On peut donc d’ores et déjà être curieux de voir ces lieux reliés, sous l’égide de la Mairie de Paris, pour un même événement et surtout se demander où il va avoir lieu, sachant qu’il n’apparaît aucunement dans la programmation des trois institutions ?

Devanture du Théâtre de la Ville pendant DAU. ©Hyle1905

Bien entendu, ce premier mystère n’était qu’un secret de polichinelle et de fait pas une véritable énigme : la presse se penche rapidement sur l’événement et produit de nombreux papiers à son sujet, mettant la lumière sur les rumeurs qui courent dans le milieu depuis quelques semaines sur ce qui se trame dans les théâtres du Châtelet et de la Ville. Les deux bâtiments sont donc fermés au public depuis plusieurs mois pour leur rénovation, mais accueillent depuis l’automne les équipes de l’événement qui s’attellent à la transformation complète des lieux afin d’y faire naître DAU. Trax magazine figure parmi les premières revues à l’aborder, avec un titre pour le moins clair : « Paris : Pourquoi il faut participer à DAU, ce projet immersif unique et dingue entre fête et totalitarisme ? ». Le magazine relate la folle étendue du projet ainsi qu’un passage pour le moins délirant dans les locaux en installation : « on y a enchaîné des shots de vodka en mangeant dans de la porcelaine russe, pénétré un vagin de 2 mètres de haut au fond duquel on trouve un volume relié des œuvres romanesques de Diderot, dévisagé quelques-uns des cent mannequins humains ultra-réalistes qui peuplent les lieux, observé deux membres de l’équipe travailler dans un bureau transformé en sex shop, entre quatre murs tapissés de DVD porno, godemichets et autres martinets. »

L’enthousiasme de la revue spécialisée en musique électronique trouve aussi son origine dans l’aspect apparemment festif que revêtira le projet, notamment via une programmation de concerts qui émaillera ses trois semaines d’exploitation. Et c’est précisément la polysémie négative du terme « exploitation » qui va commencer à ternir le projet avant son ouverture au public. Moins d’une semaine avant le top départ surgissent plusieurs échos d’abus de la part de la société de production du projet, Phenomen Film, basée à Londres, vis-à-vis des personnes travaillant sur le projet à Paris, et ce dès l’entretien d’embauche. Libération relate par exemple des recrutements basés sur « le physique et la personnalité », nimbés de questions personnelles voire déplacées, pour des postes aux objectifs flous, ouvrant ensuite sur une ambiance de travail s’apparentant à une « secte » autour du réalisateur et meneur du projet Ilya Khrzhanovsky. Le même jour et dans le même journal, on parle également de l’opacité financière du projet, certes soutenu par une Mairie de Paris enthousiaste mais ne donnant ni ne commentant aucun détail de l’économie de l’événement. On y apprend que DAU est principalement financé par l’homme d’affaire russe Serguei Adoniev, pionnier de la 4G en Russie et philanthrope, ayant justement commencé à se faire connaître dans ce dernier domaine par son soutien presque aveugle au projet. L’article se fait également l’écho des critiques esthétiques qui commencent à poindre, s’articulant principalement autour de l’idée d’une esthétisation fantasmée de l’URSS stalinienne par un artiste mégalomane. C’est au Monde que nous devons le dossier le plus complet, ayant le mérite de proposer une enquête factuelle s’émancipant des passions qui commencent à se déchaîner autour de DAU. Une enquête qui creuse entre Paris et Londres le vaste déroulement de ce projet gargantuesque et qui nous permet d’avoir un point de vue plus large sur ce qu’il peut être, et de comprendre qu’il dépasse largement la seule installation dans le triangle des institutions culturelles du cœur de Paris.

Devanture du Théâtre du Châtelet pendant DAU. ©Hyle1905

Alors, finalement, qu’est-ce que c’est que DAU ?

À l’origine, DAU est un projet de biopic de Lev Landau (surnommé « Dau », prononcé « Dao »), physicien soviétique né en 1908 et mort en 1968, prix Nobel de Physique en 1962, mené par Ilya Khrzhanovsky à partir des Mémoires de sa femme, Kora Landau-Dobretseva, retraçant la vie de l’éminent chercheur ayant contribué au programme d’armement nucléaire de Moscou. Nous sommes en 2005 et le réalisateur russe d’alors à peine 30 ans vient de présenter l’année précédente son premier long métrage, 4, bien accueilli dans les festivals internationaux. Il annule ses autres projets naissants pour se consacrer à l’adaptation des écrits de l’épouse du scientifique, fasciné par « le décalage entre la stature publique de cette figure du soviétisme et la liberté qu’il s’est accordée dans sa vie privée ». Le projet trouve rapidement ses financeurs et le tournage commence entre Moscou et Saint-Pétersbourg en 2008, avant de s’installer à Kharkiv en Ukraine pour des raisons économiques, et de prendre un virage radical.

Khrzhanovsky se met en tête de ne plus seulement raconter l’histoire de Landau, mais de reconstituer l’institut physico-technique de la ville où le physicien a travaillé pendant 30 ans. L’idée est d’y relancer les recherches scientifiques dans une communauté sociale cloisonnée et sous l’ombre du stalinisme, afin de créer un reflet de l’univers dans lequel Dau a évolué. Le projet prend bien évidemment une ampleur drastiquement différente, et c’est à ce moment que Sergueï Adoniev y apparaît, rachetant les droits de production et assurant le soutien financier hors-norme nécessaire à la naissance de ce projet déjà délirant. L’institut renaît dans une piscine désaffectée et des dizaines de milliers de personnes sont auditionnées afin de pourvoir les postes nécessaires à son fonctionnement, qui en nécessite plusieurs centaines. Par ses réseaux et les réseaux de ses réseaux, le réalisateur parvient également à recruter une vingtaine de scientifiques renommés, dont Nikita Nekrasov, Shing-Tung Yau ou encore Carlo Rovelli. De nombreux artistes reconnus de différents domaines vont également venir à l’institut durant la durée de l’expérience : Marina Abramovic, Romeo Castellucci, Peter Stellars, Anatoli Vassiliev… Et pour porter le rôle du génie, il faut également un génie : ce sera le chef d’orchestre virtuose grec reconnu en Russie Teodor Currentzis qui incarnera Lev Landau. Bien entendu, le scénario original passe à la trappe lors du changement d’ampleur du projet, et ne sera pas remplacé. Cet élément constitue une des clés de la nouvelle démarche de Khrzhanovsky : une fois le cadre installé, l’essentiel de l’œuvre va se composer de ce qu’il s’y passera naturellement. Et c’est à ce cadre que travaillent d’arrache-pied l’équipe du film et le réalisateur : décors et costumes sont rigoureusement reconstitués, l’argent qui circule et qui sert à payer les salaires des employés est en rouble d’époque, et toute entorse à la chronologie proposée est punie de retenue sur salaire.

Pour entrer dans l’institut, il faut entrer dans la fiction qui lui sert de cadre. Les participants laissent leur téléphone et autres moyens de contact avec le monde extérieur à l’équipe du film, qui leur fournissent de quoi s’habiller pour être en accord avec la temporalité explorée (l’URSS de 1938 à 1968), ainsi qu’une place dans l’organigramme fictionnel de l’institut. Les artistes invités se voient attribuer une appellation en fonction de leur pratique artistique. Marina Abramović, connue pour ses performances corporelles extrêmes, y est par exemple décrite comme « professeur invité en anatomie ». Une fois à l’intérieur, les participants sont libres d’y faire ce qu’ils veulent, et d’y rester aussi longtemps qu’ils le souhaitent. Les scientifiques y poursuivent leurs recherches, perpétuant le but scientifique initial de l’institut et participant à brouiller la frontière très ténue (si ce n’est inexistante) entre le réel et la fiction qui habite le tournage. Et c’est cette vie quotidienne qui va servir de matière première au projet cinématographique : des amitiés, des conflictualités parfois extrêmes, des histoires d’amour et même des naissances vont alimenter les presque trois ans de tournage. Les caméras vont tourner une centaine de jours, durant les moments les plus intenses qui intéressent Khrzhanovsky, qui suit la vie de l’institut depuis une cabine de direction et via des micros placés dans le complexe. Et ces caméras ne sont pas confiées à n’importe qui, puisqu’il s’agit de Jürgen Jürges, légendaire directeur de la photographie de Rainer Werner Fassbinder, Mickael Haneke et Wim Wenders.

Il en ressortira 700 heures de rush en 35mm, qui serviront à la composition d’une quinzaine de longs métrages, ainsi que des séries et des documentaires selon Phenomen Film. Ces centaines d’heures de rush contiennent des images de toutes natures, de la simple conversation aux rapports sexuels ou scènes de violence, captée avec pour consigne le consentement des personnes filmées qui pouvaient arrêter la prise de vue à tout moment en regardant significativement la caméra. Le tournage se termine en novembre 2011, après que l’Institut a été en partie détruit par un groupe de néo-nazis dont le chef Maxim Martsinkevitch a été convié par Khrzhanovsky car, selon le philosophe Ilya Permiakov (qui a joué un rôle important dans la production des films), interrogé par le Monde : « Une telle violence était nécessaire […] DAU aurait dû se finir sur un passage de témoin entre deux générations de scientifiques. Mais les jeunes ont eu peur de prendre le pouvoir. C’est pour ça qu’Ilya Khrzhanovsky s’est tourné vers l’extrême bord opposé : les néonazis. Eux n’ont pas peur. »

Un choix qui peut, à juste titre, en faire sursauter plus d’un. Nous verrons qu’il est surtout caractéristique de la place particulière que le projet et son meneur développent vis-à-vis de la question politique, une des sources de l’étrangeté et du malaise que peut générer DAU.

Photo du tournage à Kharkov prise par un habitant de la ville. ©Ace^eVg

S’ensuit alors plusieurs années de montage. Une première version est présentée aux programmateurs du Festival de Cannes en 2014, puis plus aucune nouvelle. À l’instar du tournant radical que le tournage a pris en s’installant à Kharkiv, l’installation des bureaux de Phenomen Film à Londres a également été synonyme du choix d’un format de diffusion aussi hors-norme que ne l’a été la réalisation du film. Khrzhanovsky ne pouvait bien entendu se contenter des les salles obscures habituelles pour projeter la myriade d’objets filmiques qu’il était en train de créer. Il fallait un dispositif à la hauteur de la démesure du projet. C’est ainsi que notre événement parisien est né, devant initialement rassembler des frères berlinois et londonien, formant un triptyque « Freiheit, Liberté, Brotherhood » selon les mots du réalisateur. DAU Freiheit, la version berlinoise donc, devait ouvrir le bal de la présentation internationale du film, mais, démesure toujours, le projet de Khrzhanovsky d’y reconstituer une partie du mur de Berlin a entre autres finalement poussé les autorités allemandes à annuler l’événement.

Le projet parisien n’a pas été exempté de démesure : le réalisateur avait pour objectif de construire une passerelle reliant le Théâtre de la Ville au Théâtre du Châtelet. Le projet d’aménagement a avorté, suite au refus compréhensible des autorités publiques. Ce qu’il en reste n’en est pas moins impressionnant : deux théâtres ouverts non-stop pendant trois semaines. Pour y entrer, il faut réserver un visa d’une durée de 6 heures, 24 heures ou la totalité du temps d’exploitation, pour des prix allant de 20 à 150 euros, puis laisser son téléphone à l’entrée pour à son tour pénétrer dans l’univers de DAU. Cet univers se compose de ce qu’on appellera un « dispositif immersif » s’étalant dans les deux théâtres, composé à partir des décors de Kharkiv et qui veut créer un cadre esthétique proche du soviétisme, nécessaire au visionnage des films qui sont diffusés en continu dans diverses salles de projection, et dont les rushs sont consultables également. Pour les visas autres que celui de 6 heures, un questionnaire personnel doit être rempli par le visiteur, censé ensuite aiguiller son expérience dans DAU. Au Centre Pompidou, un espace est alloué à la reconstitution d’un appartement partagé et d’un laboratoire où les scientifiques poursuivent leur recherche durant les trois semaines de présentation, que les spectateurs peuvent épier au travers de miroirs sans tain.

Avant d’aborder ce qu’a pu être une expérience de spectateur dans DAU, au vu de la sensibilité du sujet que nous abordons ici, il est nécessaire de préciser que la tentative d’analyse esthétique et politique de cette œuvre et de sa production n’est en aucun cas une manière d’occulter ou de justifier les potentiels délits et manquements commis lors de la production de l’œuvre. Une fois ce récit fait, les lignes qui suivront auront pour objectif d’étudier ce qu’on peut retirer de cet événement aujourd’hui et ce qu’il dit de l’état actuel des politiques culturelles en France.

Qu’est-ce qu’il y avait à l’intérieur de ces deux théâtres ?

En faire un panorama objectif serait complexe, si ce n’est mensonger, tant l’objet en lui-même est vaste, en constant changement et composé d’une multitude de micro-événements. Notre analyse se basera donc sur l’expérience de son rédacteur, qui a visité DAU dans la nuit du 16 au 17 février, dont le récit ne pourra être que parcellaire dans le sens où l’objectivité ne saurait que prouver ses limites dans ce genre d’expérience.

En arrivant devant le « Visa Center » de DAU pour assister à son avant-dernière nuit, du 16 au 17 février, on pouvait avoir de quoi y aller à reculons, du moins sans grande excitation si ce n’est de pouvoir se faire son propre avis sur cet objet étrange. En plus des différentes polémiques que nous venons d’aborder, la première dizaine de jours d’ouverture avait été un échec industriel relativement honteux. Après une ouverture retardée de plusieurs jours par manque d’autorisation de la préfecture, une fois accessible, l’événement n’était pas du tout prêt, et même uniquement accessible à moitié car seul le Théâtre de la Ville était alors ouvert au public. A l’intérieur, couacs organisationnels s’entremêlaient aux problèmes dans la diffusion des films dont les doublages peinaient à fonctionner. Rien de bien surprenant donc à ce qu’une fois arrivé au fameux poste frontière entre Paris et DAU, installation en pavé droit vitré au milieu de la place du Châtelet remplie d’employés s’affairant sur leur ordinateur, on mette une demi-heure à nous fournir un visa qu’on avait pourtant réservé sur Internet au préalable. Bureaucratie soviétique, dira-t-on. Après ces longues minutes passées à côté d’un groupe de jeunes branchés trépignant d’impatience et outrés qu’on les fasse attendre, on finit par nous donner notre carte, une petite enveloppe kraft, et on nous conseille de commencer par le Théâtre de la Ville. Dans l’enveloppe, un prospectus présentant DAU et une carte rouge sur noir d’un côté et noir sur rouge de l’autre, chaque face proposant un plan énigmatique d’un des deux théâtres aux allures de schéma cabalistique.

Carte de DAU dans Théâtre de la Ville et dans Théâtre du Châtelet

On entre donc dans le Théâtre de la ville, dont la façade arbore divers écrans affichant des visages filmés d’inconnus en noir et blanc. À l’intérieur, on laisse notre téléphone dans un petit casier et une fois un dernier contrôle passé, nous y voici. Difficile de comprendre ce qu’il faut faire, dans ce grand hall sur plusieurs étages. Une musique électronique se fait entendre en fond sonore, se mêlant avec le bruit des dizaines de convives. Devant nous, une grande réserve derrière des barrières, avec des boîtes de conserve et autres denrées et matériels sur des étagères en métal. Une femme semble inspecter les étagères, sans plus. On monte et on arrive au bar du bâtiment qui accueille beaucoup de monde. Les gens boivent et mangent des plats russes dans des tasses et assiettes en fer, assis ou debout, discutant. Sur les différents niveaux où s’étend cet espace, plusieurs personnes bien habillées scrutent la scène, immobiles. Ce sont des mannequins en silicone hyper réalistes, qui, nous l’apprendront, représentent les acteurs des films. Leur quiétude au milieu du brouhaha et de l’agitation et leurs habits surannés créent immédiatement une atmosphère étrange, un décalage entre des corps bruyants et excités et d’autres, ancrés et calmes, d’une sérénité perturbante. Ils sont chez eux, après tout.

Les gens s’agglutinent devant le bar pour être servis, les employés en combinaison courent partout. On ne sait pas bien où on commande, où on paye. Tout ça semble compliqué, on est encore un peu renfrogné avec en tête l’idée qu’on ne restera pas longtemps alors autant aller faire autre chose. En passant une porte menant vers «Body/Corps», on se retrouve dans une cage d’escaliers aux murs en béton nus, un peu plus calme que le reste des halls par lesquels nous venons de passer. Après quelques dizaines de marches grimpées, un agent de sécurité planté au milieu de la cage d’escalier nous invite à entrer dans la partie nommée « Communisme ». Il s’agit d’une succession d’une cuisine-salle à manger et d’une succession de petits appartements, qu’on soupçonne avoir pris place dans les habituels bureaux du Théâtre de la Ville. Ce lieu de vie est composé de mobilier qu’on suppose daté de l’époque soviétique. La table de la salle à manger est couverte d’un repas froid qu’on n’a pas débarrassé, des gens ont mangé ici il n’y a pas longtemps. Quelques visiteurs regardent ou discutent dans les salles. Une des chambres est fermée, ses rideaux tirés et en passant à côté on aperçoit juste quelqu’un remettre son pantalon en se relevant du lit… En restant un instant dans une des chambres, on peut se demander en effet à quoi bon tout ça. On voit certes un petit décalage féerique à regarder le Paris virevoltant des samedis soirs depuis la fenêtre d’une chambre soviétique des années 50, mais à part ça ? En prenant le temps de rester dans cette pièce, comme si on attendait que quelque chose se passe, on se rend compte que tout nous est accessible. Les tiroirs s’ouvrent et sont remplis, les flacons de parfums expulsent une odeur clairement d’une autre décennie mais dont on peut s’asperger si on veut. Sur un bureau, quelques papiers administratifs, un carnet et un encrier et sa plume. On se prend petit à petit au jeu de n’avoir aucune consigne, et prenant une feuille vierge qui traîne on se met à y écrire, ce que nous ressentons de cette soirée en l’occurrence. Il y a quelque chose de grisant, et on se rend compte au fur et à mesure des personnes qui passent qu’on est petit à petit en train de rentrer nous aussi dans cet univers, on prend plaisir à ce que les gens ne sachent pas vraiment ce qu’on est en train de faire.

On va ensuite jeter un œil au dernier étage, réaménagé en salle de projection. À notre arrivée, une employée nous demande quelle langue nous parlons et nous donne un téléphone avec des écouteurs. Nous nous installons alors discrètement pour regarder le film qui est projeté. Dans nos oreilles, la traduction se fait à la russe : par une seule personne, traduisant les phrases sans volonté de synchronisation et toujours sur le même ton monotone, afin d’uniquement transmettre le sens et de laisser place aux sonorités de la version originale. À l’image, on assiste à un grand banquet en l’honneur d’un des participants qui vient de recevoir une médaille. Rien ne presse, le rythme est celui des conversations, mais l’ensemble est intriguant. Les scènes se succèdent et nous font suivre un des convives dans la presque intimité de son appartement partagé, puis soudainement ce dernier se retrouve interrogé par des agents du KGB, sans qu’on sache bien sur quoi. L’envie ne manque pas de continuer à regarder le film, mais il reste beaucoup de choses à voir et l’heure tourne. Se promener à nouveau dans DAU prend à présent une allure différente.

On garde en nous un peu de la temporalité si particulière du film et on se surprend à en recroiser les acteurs dans les couloirs du bâtiment, soit en chair et en os, soit en silicone. En retournant au bar, on se rend compte d’un autre facteur perturbant de cette grande machine : à chaque fois qu’on va faire quelque chose et qu’on revient à un endroit par lequel on est passé, même moins d’une heure plus tard, l’entièreté de l’équipe de l’endroit a changé. Au bar on retrouve d’autres visiteurs croisés plusieurs fois déjà, avec qui on fait un petit débrief ne concluant que sur le fait qu’on ne comprend rien au fonctionnement de ce lieu. Les serveurs semblent être dans un état alternant entre l’extrême fatigue et l’excitation jouissive. L’un d’entre eux se moque gratuitement et étrangement de notre voisin, tandis que nous repartons avec deux doses de vodka pour le prix d’une, soit.

L’errance reprend. On se rend compte que la dame qui inspectait les stocks à l’entrée est en fait elle aussi un mannequin, puis on descend plus profondément pour accéder à la salle de visionnage des rushs. On nous donne un numéro et on se perd dans une forêt de cabines brillantes jusqu’à trouver la nôtre, où l’on reste plus d’une heure à piocher parmi les 700 heures de rush du tournage. Un dernier tour, en passant par « Gods/Dieux », la grande salle de spectacle du Théâtre de la Ville complètement dénudée de son confort habituel n’offrant qu’un grand édifice de pierre aux allures de temple archaïque, où la scène n’a pas de plateau mais un miroir incliné nous permettant de voir à l’envers une grande salle servant de coulisses et d’entrepôts à costumes à l’équipe de l’événement, qui semblent préparer quelque chose. En continuant, on croise une petite porte dans un couloir restreint. Rien n’incite à l’ouvrir mais elle n’est pas fermée et nous fait arriver dans une salle remplie de mannequins dans diverses mises en scène. Dans la même salle, une autre porte, qui mène sur un atelier où sont assemblés les mannequins. De la lumière, mais personne. Si la présence de ces clones inanimés ultra réalistes est déjà pesante, le fait qu’un d’entre eux bouge les yeux vers nous à notre arrivée dans la salle ne détend pas l’atmosphère, ni même le fait de voir une multitude de ses semblables à moitié démembrés autour de lui. Tandis que le mannequin continue à bouger les yeux grâce à un système mécanique, on se demande si cet atelier est un véritable lieu de travail pour l’équipe où il est normal de ne croiser personne à 4 heures du matin, ou si c’est une autre mise en scène tordue. Impossible de savoir.

Mannequins dans « Gods », initialement grande salle du Théâtre de la Ville. ©Hyle1905

Les heures qui suivront se dérouleront au Théâtre du Châtelet, devant lequel on voit Khrzhanovsky arriver aux alentours de 5 heures du matin avec une cohorte de suivants et où l’on croisera une amie travaillant sur l’événement avec laquelle on flânera dans les couloirs aussi anxiogène que festifs à cette heure-là où les seules activités encore disponibles tournent autour des deux bars du bâtiment. « On prend ça comme une grande teuf », nous dit-elle. On verra en effet comment les employés eux-même s’amusent et tordent le fonctionnement du lieu selon leur bon vouloir, jouant au chat et à la souris avec leurs responsables russes. « Orgazm », le bar donnant sur la terrasse du Châtelet, accueille une dernière fête où se regroupent les derniers survivants de la soirée. On y trouve les visiteurs qu’on a déjà croisés, Khrzhanovsky et ses assistantes le suivant à la trace avec un téléphone caché dans un livre ancien, les acteurs des films, etc..

En parlant avec un des acteurs, scientifique russe vivant en France, ce dernier nous dit que la mauvaise couverture de l’événement est surtout due à une russophobie ambiante en Occident, que tous les participants s’amusaient avec le dispositif et allaient selon leur bon vouloir s’y montrer en faisant des choses extrêmes pour le plaisir les voir filmées. La majorité des personnes restantes se trouvent être des employés, dont on ne sait pas vraiment s’ils sont en service ou pas, mais qui restent pour faire la fête jusqu’à un magnifique lever de soleil sur Paris et le Théâtre de la Ville, qui nous fait nous dire qu’on a bien fait de venir rien que pour ce spectacle. Après une dernière gorgée de kvass, on terminera cette nuit singulière en regardant un dernier bout de film (Anatoli Vassiliev et Theodor Currentzis discutant inlassablement de la place de Dieu dans la vie avec un employé nettoyant une vitre derrière eux et attirant bien sûr toute l’attention des caméras) dans une salle qu’on a rejointe en se repérant grâce au mystérieux plan reçu à l’entrée, et qu’on arrive désormais à lire.

Couloir du Théâtre du Châtelet, correspondant à la zone “Orgazm”. ©Martin Mendiharat

Que retenir de DAU à Paris ?

DAU a fermé ses portes parisiennes il y a deux mois, laissant un sentiment plus que mitigé après son passage. Pour beaucoup, tout cela n’était qu’une vaste arnaque. Il serait complexe de leur donner complètement tort. Les multiples problèmes de l’ouverture de l’événement impliquent en effet que le contrat n’a pas été respecté pour de nombreux spectateurs. Ensuite, le vaste spectre recouvert par la communication offensive de l’événement voulant correspondre à la protéiformité de l’expérience proposée a créé une multiplicité de natures d’attente chez les divers visiteurs. Des natures d’attentes qui, si elles restaient cloisonnées individuellement, pouvaient en effet aisément mener à une expérience décevante. Les personnes venues faire la fête ne pouvaient que se demander ce qu’elles faisaient dans ces endroits où erraient des visiteurs sans vraiment savoir ce qu’ils faisaient, et où les lieux visiblement spécifiquement dédiés aux festivités nocturnes n’étaient que les deux bars du Théâtre du Châtelet. Les quelques événements musicaux semblaient aussi ponctuels que confidentiels, expérience en rupture avec l’immédiateté souhaitée et proposée dans les mondes de la nuit. Celles et ceux venant participer à une expérience de théâtre immersif (terme de plus en plus à la mode pour qualifier des expériences spectaculaires dans des espaces où spectateurs se mêlent aux acteurs/performeurs, dans un secteur de marché se plaçant souvent entre l’escape game et le théâtre de divertissement privé) se sentent également vite délaissés par l’aléatoire du rythme de vie des performeurs vivant dans l’installation et surtout par le fait précis qu’ils y vivent plus qu’ils ne s’y montrent, et ne cherchent donc logiquement aucune une forme d’inclusivité du spectateur dans ce qu’ils font (d’autant que la majorité sont russophones, ce qui n’aide pas les visiteurs qui ne le sont pas). Les goûts divergent, mais on peut comprendre les limites de l’expérience à uniquement entrevoir la vie de ces inconnus.

Pour les visiteurs venant découvrir une exposition, certes le lieu propose une esthétique travaillée et générant une atmosphère d’étrangeté palpable entre ses reconstitutions soviétiques, son bar à l’esthétique porno et autres espaces plus psychédéliques, les couloirs et escaliers aux murs nus où ne figurent que les inscriptions aux allures mystiques servant de cartographie dans DAU et surtout les mannequins hyper-réalistes des personnages des films disséminés partout dans l’installation se confondant avec d’autres visiteurs ou les vraies personnes figurant dans le film se promenant également. Mais l’on peut également entrevoir les limites de ce seul aspect qui peut vite se montrer artificiel et n’approfondissant guère plus que cette dite étrangeté suscitée. Les quelques œuvres soviétiques prêtées par le Centre Pompidou dispersées dans l’installation ont également en soi leur intérêt mais pourraient surtout avoir l’air de faire-valoir et de caution artistique conventionnelle de l’ensemble. Les cinéphiles venant pour découvrir les films pourraient être les seuls dont l’attente serait comblée, tant l’ensemble tient précisément autour des films, mais les partis-pris de communication de l’équipe de production ont fini par en faire oublier l’importance centrale.

La marque de fabrique autoattribuée de DAU, à savoir son aspect indéfinissable et piochant à son gré dans son image extérieure dans tous les pans du mot « Culture », aura ainsi pu être une balle dans le pied que s’est tirée l’œuvre, et peut-être même dans le pied des spectateurs. En effet, en entretenant le flou de son contenu, cette posture a eu le mérite d’attirer une multiplicité de spectateurs (ce qui, en soi, pourrait être louable), tout en ayant une posture de désengagement total concernant ce qu’il se passe une fois le billet pris. Que ce soit du côté de l’artiste, soit, il peut présenter son œuvre et laisser pleine liberté de réception, au demeurant ce schéma est plus enviable que l’inverse. Mais ce qui est notable ici, c’est que cette posture s’étend à l’ensemble des niveaux de production de ce qu’a pu être DAU Paris, comme le souligne Mouvement sur le sujet : « Quand on prend un ticket pour un safari, on ne vient pas se plaindre parce qu’on n’a pas vu un éléphant ! »1, argue Ruth Mackenzie, directrice du Théâtre du Châtelet, à propos du mécontentement des spectateurs ayant pris leur billet pour assister à la première semaine de l’événement qui n’était alors pas du tout prêt et qui ont payé le même prix que ceux qui l’ont vu abouti, c’est-à-dire au moins deux fois plus grand et à peu près en état de marche.

Recto de la carte de DAU

Pour en revenir à la notion d’attente, il est ainsi intéressant de relever que DAU se présente comme une œuvre qui déçoit quasi systématiquement toute attente. Il semblerait que pour l’apprécier, il faille y entrer sans rien n’y chercher de particulier, et accepter d’y errer, si possible plusieurs heures, pour aller à la rencontre de l’œuvre à sa manière et y vivre sa propre expérience. Le fait de commencer cette exploration seul semble également important, afin de ne pas avoir d’attente mutuelle, de précipitation dans l’errance par peur de l’ennui de l’autre. Il s’agit d’expérimenter une rupture avec les rapports habituels et arbitrairement construits par la société occidentale contemporaine au temps, à la rencontre, et peut-être même à la consommation culturelle. On se promène dans cette gigantesque installation, on y mange, on y boit, certains y dorment même. Le rapport au film est similaire : ces derniers étant diffusés en continu et se basant sur un rythme très lent, on peut pleinement arriver en plein milieu d’une projection, s’installer et s’accrocher aux wagons. On sent qu’à l’instar d’avec les acteurs de son tournage, Khrzhanovsky veut nous pousser à adopter une forme de quotidienneté dans son installation, et qu’une fois cette normalisation avec l’anormal qu’il propose faite, là commence la véritable expérience. Si DAU a pu être quelque chose, c’est la proposition d’une uchronie, c’est-à-dire d’un temps autre. La première violence faite est celle du téléphone portable, enfermé dans un casier avant de nous permettre de rentrer dans les deux bâtiments, nous coupant de cette porte constante sur le numérique, sur les images de ce qu’il se passe ailleurs et sur le temps qui passe. L’amputation de cet appendice aujourd’hui indispensable, aussi simple cette opération soit-elle, est déjà un premier pas vers l’exercice d’un autre rapport au présent.

Ainsi le procès fait à l’œuvre de proposer une fétichisation de l’URSS par une tentative de fausse immersion dans ce qu’elle a pu être ne semble pas être une accusation très juste. Certes, la toile de fond est celle de l’URSS, mais c’est avant tout celle de la vie de Landau. On y trouve des espaces de vie composés de mobiliers russes qu’on suppose de la période que couvre l’œuvre filmique (1938-1968), mais il s’agit principalement de meubles, équipements et autres vaisselles usuels plutôt que d’une imagerie à la gloire du soviétisme, comme celle présentée dans l’exposition Rouge actuellement au Grand Palais (dont le merchandising, en revanche, ne manque pas de surfer sur l’esthétique soviétique). De même, à la vue de ce qui a été déployé comme réelle reconstitution de l’atmosphère stalinienne oppressive lors du tournage des films, il est clair que le but ne semble pas de proposer un voyage dans le temps au spectateur. Enfin, il est surtout important de noter qu’une importante partie des lieux n’a pas de lien esthétique avec cette période historique, notamment dans le Théâtre du Châtelet.

« Devant le cercueil du chef », tableau d’Isaac Brodsky, exposition « Rouge », au Grand Palais du 20.03 au 01.07

Ce facteur de l’uchronie, et le décentrement qu’il tente d’opérer chez les personnes y pénétrant, semble également être ce qui fait la force des films. On peut certes y voir un aspect de télé-réalité par son dispositif d’enfermement et d’observation, mais la méthode de prise d’image et le rapport qu’exercent les personnes filmées au fait de l’être semblent développer un tout autre schéma, qui s’entremêle avec le documentaire, la captation vidéo de performance et la fiction, qui de fait reste le genre le moins convoqué dans ces films bien qu’il semble en être l’apanage principal, du fait que les acteurs « jouent » des personnages, Lev Landau et ses contemporains et collègues. Le fait qu’ils n’aient rien à « jouer » de particulier en rapport avec les possibles personnalités des personnages qu’ils incarnent, et que cela ne définisse que leur place dans l’organigramme de la micro-société recréée et le nom par lequel on doit les appeler, met en tension la notion de « rôle » , d’autant plus dans une œuvre tournant autour du biopic, ne faisant correspondre ce terme qu’à son strict minimum usuel : une fonction dans un ensemble.

La superposition de cette apparence de fiction avec la nature réelle de ce qui est filmé, à savoir des discussions ou interactions plus ou moins spontanées entre les participants au projet, du moins induites de leur propre chef, génère un effet d’étrangeté fascinant. La photographie dirigée par Jürgens, produisant une qualité d’image plus proche d’un film d’auteur que d’un programme de TF1, contribue bien entendu à cette étrangeté. Les femmes et les hommes filmés jouent évidemment un grand rôle dans la singularité des films. Le dispositif du tournage leur permet d’avoir un rapport particulier à la caméra, de « jouer » au sens ludique du terme avec elle. Ils savent que les cameramen pourront surgir à tout moment dans leur quotidien, le feront de manière visible comme dans un tournage de fiction habituelle, et quand cela a bel et bien lieu, ils savent que chacun de leurs faits et gestes pourront être gardés pour l’œuvre et ont la liberté de s’amuser avec. Ils se mettent en scène eux-mêmes, ayant toujours la liberté d’interrompre la prise d’image s’ils le souhaitent. En immergeant ces acteurs non professionnels pendant un temps très long dans un quotidien uchronique, Khrzhanovsky pousse ses films dans le seuil indicible entre ce qu’on qualifie de « réel » et ce qu’on qualifie de « fiction », brouillant profondément la frontière que l’on pourrait établir entre les deux termes, allant même jusqu’à partiellement détruire cette dichotomie. Le terme de « fiction » s’émancipe ici de son boulet cloisonnant d’être rapproché du « faux », et se réaffirme ici plus que jamais comme un agencement d’éléments pour faire tenir une réalité.

DAU nous donne à voir certes des moments intenses et forts, comme des scènes d’interrogatoire, d’intimité privée ou de sexe (consenties donc, côtoyant en les dépassant allègrement les limites du porno, bien que nous ne connaissions pas le cadre de ce consentement), ressuscitant une des premières thématiques historiques et polémiques du cinéma voyeuriste, mais sublime surtout, par la large importance qu’ont ce type de scène, la discussion et l’exercice de production de pensée qui en découlent. En effet, il y a toujours de grandes chances qu’en fouillant dans les heures de rush mises à disposition, on tombe sur une discussion interminable entre deux (ou plus) protagonistes, sur des sujets aussi variés qu’ils peuvent être banals. Ces importances de la discussion et des temporalités longues se retrouvent déjà culturellement dans le cinéma russe, et elles sont maniées ici avec une radicalité débordant de nombreux cadres, dont celui de la durée même du film avec son début et sa fin, dont le système de diffusion en continu tend à faire éclater la suprématie.

Ce qui désarçonne à juste titre le spectateur occidental habitué à la poétique aristotélicienne comme registre de réception, qu’on entendra ici comme proéminence de l’identification des rôles et de la compréhension intellectuelle de l’action, c’est le fait qu’il est impossible de saisir l’ensemble de ce que peut être DAU. Non pas dans le sens que l’œuvre est si profonde que personne n’est apte à comprendre l’étendue d’un hypothétique travail virtuose de Khrzhanovsky, mais que DAU est une entreprise s’approchant de la micro-société à laquelle on est invités à venir se frotter, à entrer en contact, et si l’on en a envie, essayer d’entrer dans la danse. Toute « l’expérience » dont parle le cinéaste russe à propos de ce que vit le spectateur tient du rapport que ce dernier entretient avec l’entreprise gigantesque qu’il va rencontrer. Rencontre sur laquelle Khrzhanovsky essaie d’avoir une main à l’image de son rôle dans le tournage, composé de tentatives d’inclination, d’une autodescription de l’œuvre en cours comme étant une expérience sociale à la fois universelle, subjective et relativiste, et surtout de la conjonction entre les fantasmes qu’il projette et leur matérialisation concrète (cf l’abandon des « Dauphone » censés proposer un parcours personnalisé au spectateur dans son aventure, des « auditeurs actifs » souvent un peu perdus face à ce qu’ils doivent faire, le projet avorté de passerelle entre les deux théâtres). Des rendus bancals qu’on pourrait qualifier d’échecs, mais dont le geste de tentative et de démesure contribue tout autant à la dramaturgie de l’expérience proposée. Cette rencontre va donc de pair avec le fait qu’il est impossible de saisir le fonctionnement de cette entreprise qui se présente à nous, si tant estu qu’elle repose sur un fonctionnement cohérent. L’événement public de DAU n’est en effet que la partie émergée d’un iceberg qui se veut aussi fantasmé (toujours) qu’opaque.

En parallèle de l’entreprise de réalisation cinématographique en cours depuis 2008, DAU développe aussi un vaste réseau de rencontres et de conférences privées à travers l’Europe. Sur le même modèle que le recrutement des acteurs des films, il s’agit d’experts et de praticiens de tous horizons, de toutes nationalités, de toutes spécialités, de toutes orientations politiques. Ilya Permyakov (lui-même auteur d’une thèse sur la notion de « vérité vacillante » chez Heidegger et Celan) décrit DAU non pas comme une secte, mais comme une « cryptocommunauté », « comme pouvaient l’être l’Académie de Platon ou la cour de Rodolphe II ». Les rencontres qui ont lieu dans ce contexte sont organisées avec une rigueur précise portée à leur confidentialité et à l’anonymat de leurs participants, suivant le modèle de la Chatham House, règle anglo-saxonne permettant la création de dispositif de discussion libre et sécurisée pour les participants stipulant : « Quand une réunion, ou l’une de ses parties, se déroule sous la règle du chatham house, les participants sont libres d’utiliser les informations collectées à cette occasion, mais ils ne doivent révéler ni l’identité, ni l’affiliation des personnes à l’origine de ces informations, de même qu’ils ne doivent pas révéler l’identité des autres participants. »

Ces séminaires sont menés dans des lieux prestigieux, comme en Angleterre à la Chambre des Communes, la Royal Society ou encore les universités de Cambridge et Oxford, et réunissent des participants aussi prestigieux que polémiques sur des thèmes tout aussi sulfureux comme l’extrémisme ou la balance entre démocratie et sécurité. L’enquête du Monde indique ainsi qu’on y trouve : « d’anciens chefs d’État (Leonid Kravtchouk, président ukrainien de 1990 à 1994), des diplomates (Andreas Meyer-Landrut, deux fois ambassadeur de la RFA en URSS), des militaires de haut rang (le colonel Jack Pryor, qui dirigea la lutte contre le narcotrafic en Amérique du Sud pour l’US Army), d’ex-terroristes (le Britannique Adam Deen, djihadiste repenti), une foule d’avocats, d’universitaires, d’experts… Mais aussi plusieurs personnages de DAU, dont Vladimir Azhippo. »

Khrzhanovsky semble ainsi vouloir prolonger l’uchronie installée à Kharkiv qui permit ces moments d’intensité qui composent les films, en continuant à créer des cadres et dispositifs permettant des rencontres et échanges hors-normes qui ne pourraient avoir lieu « en temps normal ». On sait que les scientifiques du tournage ont continué leur travail de recherche à Kharkiv, ainsi qu’au Centre Pompidou, ce qui aurait donné lieu à des publications, mais il est impossible de connaître le contenu ou le sérieux scientifique des échanges de ces séminaires secrets. On pourrait postuler que leurs conclusions ne sont pas ce qui intéresse Khrzhanovsky, mais la tenue même des échanges qui y mènent.

On touche ici au cœur de la complexité publique de DAU, et peut-être à l’essence même de ce qui compose l’œuvre : un relativisme profond et constant. Tout y a sa place, des metteurs en scène internationaux aux néo-nazis moscovites, des physiciens de toute l’Europe aux chamans d’Asie centrale, des anciens agents du KGB à un ancien officier du Shin Bet, en passant par les services de renseignement israéliens. Un tel melting pot se réunissant autour d’une œuvre d’un artiste russe avec l’URSS en toile de fond ne pouvait qu’annoncer des scandales éthiques et politiques. Pour un public occidental, la posture d’un artiste convoquant tant de facteurs politiques dans une vaste expérience où la morale et l’image publique sont au cœur même des éléments poussés à l’extrême par les différents dispositifs pose évidemment de nombreuses questions sur la responsabilité individuelle et publique d’un artiste vis-à-vis de son œuvre. De vastes questionnements éthiques, philosophiques et artistiques qu’il ne s’agira pas de résoudre ici, mais dont nous pouvons isoler une des composantes : à qui appartient la responsabilité politique d’une œuvre ?

Agent de sécurité regardant par la fenêtre du bar « Orgy », 8 heures du matin. ©Anna Thausing

Certes, Khrzhanovsky et Phenomen Films sont à l’origine de l’ensemble de l’entreprise dont nous parlons ici et ils en sont moralement responsables. Cependant, cela engage irrémédiablement une liberté artistique dans leur processus de travail, pour laquelle signent les personnes qui y prennent part. Ces méthodes peuvent être moralement condamnables, et si abus il y a, doivent être portées devant la justice. Mais en ce qui concerne l’exploitation parisienne de DAU, des acteurs non négligeables entrent en compte et sont ceux qui permettent ou non à l’événement d’avoir lieu, à savoir les institutions publiques qui l’accueillent et/ou le soutiennent. C’est ainsi que des questions se posent sur la responsabilité de ces institutions, et plus précisément sur comment leur parrainage a pu être obtenu. En effet, pour ce qui est de Berlin, l’annulation de la tenue de DAU dans la capitale allemande a certes eu lieu suite au scandale du projet de reconstituer une partie du mur de Berlin, mais surtout du côté des pouvoirs publics en raison de l’opacité financière et administrative de l’événement. A Paris, l’organisation ne s’est pas plus éclaircie, mais a tout de même été autorisée et encouragée par la Mairie de Paris et son adjoint à la culture Christophe Girard. Cela pose de sérieuses questions sur le fonctionnement de la Mairie de Paris quant aux projets culturels qu’elle soutient et fait accueillir, et à la vigilance qu’elle peut avoir quant à leur réalisation. Des employés de l’événement parisien n’ont par exemple toujours pas été payés à la mi-mars, soit un mois après la fin de l’événement. Si le fait que le Centre Pompidou soit entré dans le projet par l’intermédiaire de Caroline Bourgeois, conseillère de la Fondation Pinault, montre que la réalisation du projet parisien est principalement le fruit d’un vaste travail de réseau – soit, les affinités électives propres aux milieux professionnels artistiques rendent irrémédiable ce ressort de production –, ce fonctionnement aurait pu avoir des conséquences bien plus graves que de soulever une énième fois les accointances de salon entre l’industrie culturelle privée et les restes malmenés, floués et complices des services publics de la Culture parisiens.

Christophe GIRARD, adjoint au Maire de Paris chargé de la culture. ©Yann Caradec

On sait en effet que l’ouverture initiale de DAU a été interdite par la Préfecture de Paris suite à une inspection d’hygiène et de sécurité. La situation bloque quelques jours pour finalement aboutir à l’obtention de cette autorisation et l’ouverture publique de l’événement. Le temps de mettre l’installation aux normes ? Visiblement pas selon un employé de l’agence de sécurité chargée de couvrir l’événement, qui soulignait entre autres l’absence visible par tous d’extincteurs dans l’ensemble des espaces ouverts au public ainsi qu’un départ de feu qui mis du temps à être maîtrisé devant l’un des théâtres suite à une cigarette jetée d’un balcon. On peut donc aisément conclure que ces jours de délai ont plus servi à passer des coups de téléphone qu’à trouver où placer les sécurités anti-incendie dans les bâtiments. La question se pose alors de savoir qui a permis qu’au final l’autorité préfectorale autorise la tenue d’un événement ne respectant pas les normes essentielles de sécurité.

Dépassant DAU, les conditions de réalisation de cet événement sont un synonyme assez inquiétant de l’état des politiques culturelles publiques de la capitale qui tendraient plus à se laisser séduire aveuglément par les jeux d’influence propres au marché de l’art qu’à la rigueur quant au bon déroulement, au sérieux et à la qualité des projets qu’ils soutiennent. DAU est significatif de ces événements culturels privés autorisés à prendre place dans des institutions publiques et à y faire ce qu’ils y veulent, jusqu’à piétiner la législation française pendant que leurs tutelles regardent ailleurs. Cette mise à disposition des infrastructures publiques, devant initialement servir avant tout le bien commun, aux événements privés, qui de fait n’ont pour objectif que de satisfaire leurs propres envies, pose déjà un problème politique. Mais n’y accorder aucune vigilance et y laisser s’y pratiquer diverses entorses au droit du travail et à la sécurité publique, alors que le rôle même de ces tutelles publiques est de pouvoir faire pression pour que ce genre de choses n’arrive pas est significatif d’un palier supplémentaire franchi dans le désengagement des pouvoirs publics dans la Culture au profit du bon vouloir des organismes privés en les laissant clairement n’avoir de comptes à rendre à personne. Une position que la Mairie de Paris semble adopter de plus en plus, tombant volontairement ou non dans le piège des fondations privées de milliardaires se voulant philanthropes.

DAU aura ainsi été, et est toujours, un projet-fantasme : celui de l’artiste n’ayant aucune limite de moyen. Cherchant toujours à dépasser les cadres qu’il s’installe lui-même, il prend la forme d’un vaste caprice aussi insupportable qu’intriguant. Scandaleux, il révèle les caractéristiques d’un présent culturel et politique. Un présent où la communauté commence enfin à ne plus tolérer que l’art se permette tous les vices et toutes les perversions intimes pour s’accomplir, une révolution ayant encore du mal à s’enflammer dans tous les domaines comme on peut le voir dans celui de la danse avec les scandales touchant Jan Fabre2 et d’autres chorégraphes sous le thème explicite « Pas de sexe, pas de solo ». Un présent en soif d’autres temporalités où les facteurs de rendement, de connexion et de maîtrise sur ce qui se passe sont mis de côté pour permettre à d’autres choses de surgir. Un présent aux allures nihilistes aussi, où parfois plus rien n’a grande importance. Un présent crépusculaire où les acteurs politiques hagards ne savent répondre aux nécessités de leurs responsabilités au cœur du combat constant entre l’argent privé et le bien commun. Et enfin, surtout, un présent aux individus en quête d’autres réalités et d’autres fictions.

1. CORLIN, Thomas, « DAU, la grande esbroufe », in Mouvement, n°100, avril-mai 2019

2. POIRÉ, Léa, JEAN-CALMETTES, Aïnhoa, DE LOGIVIÈRE, Jean-Roch, « Harcèlement dans la danse » in Mouvement n°100, mars-avril 2019

« On doit accepter le fait qu’on est presque des orphelins » – Entretien avec Matthieu Bareyre autour de son film L’Époque

Extrait L’Epoque

Pour son premier long-métrage, Matthieu Bareyre a réalisé un documentaire appelé “L’Époque” dans lequel il part à la rencontre de jeunes qu’il filme la nuit dans les rues de Paris, des attentats de Charlie Hebdo en janvier 2015 jusqu’à l’élection d’Emmanuel Macron au printemps 2017.
Nous l’avons rencontré pour comprendre d’où lui était venue l’idée de ce film et ce qu’il pouvait représenter aujourd’hui. Première partie de l’entretien réalisé par Pierre Migozzi et retranscrit par Adeline Gros.


LVSL –  C’est quoi L’Époque?

Matthieu Bareyre – « C’est nous le Grand Paris », « c’est une classe bien sage ». C’est un film maintenant.

LVSL – Avant qu’on s’interroge sur la manière dont vous avez fait ce film et pourquoi vous l’avez fait, que représente-t-il pour vous ? Pourquoi il porte ce nom-là ? 

MB – Je n’avais pas envie que mon premier film se concentre sur un détail, sur une petite partie du monde qui était le mien, ou sur un personnage. J’avais envie de prendre la mesure de tout ce qui m’entourait, en me demandant « dans quoi je vis ? Dans quoi vivons-nous ? ». D’un côté, il y avait la liberté des jeunes, ou en tout cas à laquelle aspire en général la jeunesse. Et de l’autre, il y avait un cadre : Paris, le Grand-Paris, qui me paraissait très peu propice à donner de l’ampleur à cette liberté, à répondre à ce désir de liberté.

Une des questions que j’ai posées au gens dans la rue était : « qu’est-ce qui vous empêche de dormir ? ». Et pour moi, L’Époque est un peu tout ce qui nous empêche de dormir. C’est à la fois une question, « c’est quoi l’époque ? » – que je me posais et que je pose à Rose au début du film – et un pressentiment que c’était forcément contradictoire avec la réalisation de soi. Il y avait une phrase de Mallarmé « On traverse un tunnel – l’époque – ».

LVSL – Quand vous commencez à travailler sur ce projet, vous pressentiez donc quelque chose ? 

MB – Oui. À la fois je pressentais qu’énormément de choses allaient bouger, c’est la bascule que représente Charlie. Et en même temps c’était que j’avais maintenu en moi vivaces des sentiments qui m’ont traversés depuis l’adolescence et qui étaient liés au fait d’être jeune : une insatisfaction, « c’est quoi ce monde qu’on nous lègue et qui est totalement ingérable ? ». Une insatisfaction vis-à-vis de mes aînés. 

« Dans mon film, il n’y a pas de pères, pas d’aînés, ça n’existe pas, il n’y a que la vie des jeunes, tels qu’ils sont, livrés à eux-mêmes »

Quand j’ai décidé à 26 ans de faire du cinéma, spontanément j’ai essayé de me tourner vers des pères, de trouver des pères de cinéma, masculin ou féminin, des aînés, des figures tutélaires, des personnes qui pourraient m’apprendre ou m’inspirer. Je me suis rendu compte que je n’en trouvais pas, qu’il y avait comme une sorte de cassure dans la transmission. Les seuls qui m’inspiraient, qui me donnaient envie d’en faire, étaient des grands-pères. C’était Marker, Godard, Rivette, Chabrol, la Nouvelle Vague et même des réalisateurs d’avant la Nouvelle Vague qui étaient déjà morts depuis longtemps. Donc c’étaient soit des grand-pères soit des fantômes, donc des gens qui ne faisaient plus du tout partie de mon monde. Rien de présent. Personne de présent pour moi.

Au bout d’un moment, j’ai eu envie de faire un film qui montrerait une jeunesse. Dans mon film, il n’y a pas de pères, il n’y a pas d’aînés, ça n’existe pas, il n’y a que la vie des jeunes, tels qu’ils sont, livrés à eux-mêmes. Et ça, je pense que c’était très important pour moi, je voulais pas de vieux quoi. Au bout d’un moment, j’ai pris une décision personnelle, intime, en me disant « puisque je ne trouve pas de père, et bien je vais faire sans ». Et je pense que ce film c’est aussi la conséquence de ça. 

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LVSL – C’est cette volonté d’entériner cette non-présence – non pas absence parce que si on parle d’absence, ça signifie qu’il y a eu présence – de ces figures tutélaires dans votre monde qui vous a guidé ? Ou ce qui prédominait c’était de faire un film sur la jeunesse, sur Paris la nuit, les événements, capter l’air du temps, voire tout ça à la fois ?

MB – J’avais des idées assez simples à l’origine du film, j’avais ce titre L’Époque. Il y avait la musique de Vivaldi, l’envie de filmer des libérations dans la nuit. Mais je pensais surtout le film comme un endroit où je pourrai m’exprimer pleinement. Si je regarde un peu avant dans ma vie, on ne m’a jamais donné la possibilité de m’exprimer vraiment. Finalement, la question n’est pas ce que pense ou dit l’auteur. Plutôt les sentiments qui me traversaient, que je sentais chez les autres et donc que je sentais chez moi. Je n’ai jamais eu un endroit où mettre tout ce que je sentais. Donc dans ce film, j’ai eu envie d’y mettre tout ce que je n’avais jamais pu dire, tout ce que je n’avais jamais pu montrer, tout ce qui était compliqué de partager parce qu’on ne nous laisse pas la possibilité de nous exprimer. Et ça prend des chemins très pervers, la façon dont on nous tient un peu dans le silence ou en tout cas quand on nous demande de dire des choses qui nous ressemble pas.

« Je voulais attraper plein de petites choses  qui seraient inventées par ma génération, presque comme une enquête sur ce que notre jeunesse est en train de mettre en place »

Je voulais vraiment un film qui soit profondément fidèle à ce que je ressentais, du début jusqu’à la fin, qui étaient des choses, des sentiments très anciens en moi. C’était l’idée d’y mettre tout ce que je n’étais pas censé dire, tout ce que j’avais envie de remettre en question, tout ce que j’avais envie de casser. Dans ce film, je ne voulais mettre que des choses qui me semblaient neuves, des choses que moi je n’avais jamais vues. Au montage avec Isabelle Proust, on se posait toujours la question de « est-ce que cette image-là, on l’a déjà vue ? Est-ce que cette parole-là, on l’a déjà entendue ? ». On dit toujours que notre génération n’a rien inventé, on a tous entendu « vous comprenez, nous on a fait Mai 68… ».

Donc je voulais attraper plein de petites choses – des visages, des gestes, des paroles, des façons de s’approprier la ville – qui seraient en fait inventées par ma génération et que personne n’aurait encore vues, presque comme une enquête sur ce que notre jeunesse est en train de mettre en place. Ce n’est pas quelque chose de visible, de spectaculaire, ce serait plutôt des prémices.

LVSL –  Quand vous parlez de la conception du film, avez-vous senti un moment où il fallait démarrer ? Y-a t-il eu un moment où vous vous posiez des questions, où vous ne saviez pas trop où vous alliez ? Et est-ce que vous avez su quand il fallait s’arrêter? 

MB – Oui oui. Le démarrage est simple. J’ai eu une idée du film pendant la semaine de Charlie Hebdo. C’était pendant le temps de la traque des terroristes que j’ai décidé de faire ce film et que j’ai trouvé le titre. Je me suis donné un cadre. On passait manifestement dans une nouvelle période, une nouvelle ère parce que je ne voyais pas comment on allait pouvoir sortir du paradigme qu’instituait Charlie et qui était lié à la peur. C’était une période de peur qui a duré en fait jusqu’à la menace de l’élection de Marine Le Pen. Les gens ont toujours eu peur, pendant 2 ans, les gens avaient peur de tout : de Marine, de Charlie, des terroristes, du gouvernement, de sortir dans la rue. C’était vraiment une sorte de peur décuplée. C’était le cadre général. Aller jusqu’aux élections présidentielles me semblait cohérent. Ça ne voulait pas dire que les élections allaient nous faire basculer dans une autre époque, ça je n’y croyais pas du tout. Simplement ça me semblait cohérent d’un point de vue un peu extérieur.

LVSL – Quand est-ce que vous décidez d’aller jusqu’à la présidentielle, située environ deux ans et demi après ?

MB – Dès le début. Ça me semblait cohérent. Et surtout c’était un laps de temps suffisamment large pour me donner le temps de vivre, de trouver ce que j’allais faire. Des doutes, j’en ai eu tout le temps. On ne savait jamais ce qu’on allait faire, on ne savait jamais où est-ce qu’on allait sortir, qui on allait filmer. Toutes les rencontres du film sont hasardeuses,  ça s’est fait dans la rue, en boîte, en manif… Dans tout ce que nous offre Paris la nuit en fait.

Il n’y avait pas de cadre. C’était un film déambulatoire. C’est une recherche très intime, très personnelle, qui croise le temps large de l’histoire, des élections – du politique en fait – et en même temps quelque chose qui se résume à moi, ma quête personnelle. On était tout le temps en train de se poser des questions : « Est-ce qu’on est au bon endroit ? Est-ce qu’on a le bon optique (de caméra) ? Est-ce qu’on a rencontré la bonne personne ? Est-ce qu’on peut lui faire confiance ? Où est-ce que va l’époque, en fait ? »

« Pour moi ce qui est nouveau, c’est ce qui permet de mettre en avant des choses qui existent, mais que personne n’a encore vues »

Parce qu’évidemment, quand on veut sortir le vendredi soir, il y a plein de possibilités. Donc la question c’est : qu’est-ce qui est saillant ? Qu’es-ce qui sera particulier, et pas un truc qui aurait pu se passer en 2013 ? La question c’est : qu’est-ce qui se passe en 2015 ou en 2016 ou en 2017 qui ne se passait pas avant et qui ne se passera plus après ? C’est-à-dire qu’est-ce qui n’est pas du tout général ? On cherchait du singulier, des choses très particulières.

De façon générale, pour moi ce qui est nouveau, c’est ce qui permet de mettre en avant des choses qui existent, mais que personne n’a encore vu. C’est ça qui rend une chose nouvelle. C’est de faire apparaître des choses qui sont sous nos yeux et qu’on ne sait pas voir.

LVSL – Vous disiez avoir cherché des choses particulières, spécifiques à 2015, 2016, 2017. En quoi le fait de filmer des jeunes – dont les préoccupations concernant les études notamment, ne sont pas complètement nouvelles non plus – qui font la fête est un écho direct à cette période-là ? Pourquoi ce n’est pas un moment qui peut exister en 2013 ou 2014 ? 

MB – Des jeunes qui font la fête ça a toujours existé ou en tout cas ça existe depuis longtemps. Je pense que la fête est intéressante si elle est mise en regard avec toutes nos défaites. Il y a les défaites de la semaine, le poids de la semaine, tout ce qu’on encaisse la journée, et ensuite il y a les week-ends. La question est : qu’est-ce que la fête, le week-end, la nuit, nous permettent d’exprimer qu’on ne peut jamais exprimer le reste du temps ? C’est pour cela qu’on a autant besoin de la fête. S’il y avait plein d’espaces d’expression prévus, pensés intelligemment par notre façon d’imaginer le travail, la famille etc, on n’aurait pas besoin de ça, de se lâcher à ce point. Même le terme est intéressant, on a besoin de « lâcher », ça veut dire qu’il y a trop de choses sur nous, trop de choses qui nous tiennent. Donc lâcher prise quoi. 

LVSL – Quand on lâche prise, est-ce nous qui lâchons prise sur quelque chose ou est-ce qu’on se défait des liens ? 

MB – On se défait des liens qu’on veut bien maintenir nous-mêmes en nous. C’était intéressant parce c’était des années où il y avait un raidissement du cadre – politique, idéologique, les mœurs, l’ambiance générale. Certains spectateurs sortent du film, des vieux souvent, et me disent « c’est quand même très pessimiste ». Je leur rappelle que le monde dont on hérite c’est la résurgence de la mort. Ça me rappelle Paul Valéry qui disait à la sortie de la guerre de 14 : « Nous-autres, civilisations, savons désormais que nous sommes mortelles ». Depuis Charlie et surtout le 13 novembre, dans la conscience urbaine de métropole, c’est exactement ça. C’est le moment où on se dit « ah oui en fait on peut mourir. Sortir dehors ce n’est pas si inintéressant ». C’est ça la beauté de la vie, cette légèreté-là, le fait d’être absolument insouciant. Ça a une valeur et c’est pas normal, ce sont des choses qui se gagnent. Notre génération a vécu sur des choses qu’ont gagné les générations précédentes. D’un coup, on se rend compte et on se rappelle que ces choses sont précaires et donc précieuses. Précieuses parce que précaires.

Et puis il y a l’idée aussi que, politiquement parlant, on ne va pas pouvoir s’appuyer sur nos aînés. Par exemple Greta Thunberg. Elle tient un discours extraordinaire : elle s’adresse à ses aînés en disant « on sait très bien qu’on ne pourra pas compter sur vous, que vous n’allez pas nous écouter, et qu’on va être obligés de se débrouiller tout seul parce que vous ne comprenez pas les problèmes qui sont les nôtres ».

« Notre génération a vécu sur des choses qu’ont gagné les générations précédentes. D’un coup, on se rend compte  que ces choses sont précaires et donc précieuses »

A priori ça n’a rien à voir et pourtant : il n’y a pas longtemps j’ai revu Mission Impossible de Brian De Palma, 1996. Un film que j’ai vu quand j’avais 10 ans à sa sortie en salles. Je n’avais jamais pris conscience que ce film raconte comment les fils prennent conscience que les pères trahissent les fils. Ethan Hunt – Tom Cruise – prend conscience que le type qu’il admirait, qui lui a tout appris, n’a pas hésité à le trahir pour sauver, en gros, sa retraite. C’est ça l’histoire de ce film, au-delà du film d’espionnage. Et ce qu’on vit aujourd’hui c’est ça. On prend conscience que ce n’est pas parce qu’on a été enfanté par des gens qu’on peut leur faire confiance. Et c’est d’une puissance hallucinante. 

Il y a toute une fiction comme quoi on est protégé. Et la seule chose qui a remis en question ça c’est les gilets jaunes. Franchement, si j’avais fait mon film après les gilets jaunes, ça aurait été très différent. Pourquoi ? Parce que pour la première fois de ma vie, j’ai vu des gens de 60-70 ans dire « nous on n’a plus de souci on est là pour nos enfants, pour nos petits-enfants, parce qu’on se dit que ça va être une catastrophe »

Donc le cadre de la fête c’est : la mort, la conscience qu’on ne peut pas faire confiance à nos aînés et qu’on ne peut compter que sur nous-mêmes. On doit accepter le fait qu’on est presque des orphelins. On doit apprendre à décevoir les générations passées et à ne pas être ce qu’ils attendent de nous. Il faut arriver – c’est très dur quand on a 20 ans, on n’en a absolument pas conscience, j’en prends conscience qu’aujourd’hui peut-être parce que je suis un adolescent attardé – à comprendre que le rapport intergénérationnel est un rapport de force, presque de négociation : « vous nous demandez ça, très bien mais nous, nos problèmes c’est pas ça, c’est ça ». Comment on fait ? On grandit avec la conscience de ces questions de générations aussi. 

Dernière chose : comment peut-on admirer des gens qui nous lèguent un monde promis à la destruction ? Il y a un vrai problème qui est spécifique à ma génération. C’est pour ça que dans la version salle du film il y a un panneau tenu par un blackblock en 2015 à la COP21 : « C’est le climat qui est en état d’urgence ». Il y a un problème, une cassure générationnelle. Comment peut-on admirer, écouter, suivre les conseils de gens qui nous lèguent un monde promis à la destruction? Il y a un paradoxe, il y a quelque chose qui est absolument impensable là-dedans. Et voilà on est face à ça.

LVSL – Ça me fait penser à une phrase que j’ai entendue à propos de la catastrophe écologique d’une jeune qui disait « nous actons d’une rupture de votre monde vers le nôtre, ou de notre monde vers le vôtre ». Donc on acte la rupture, la fin. On n’est même plus en résistance. Si on résistait, ça voudrait dire qu’on serait contre vous. On dit que vous n’existez plus, vous n’êtes plus là. 

MB – C’est sur ce point que le rap français m’a beaucoup intéressé depuis 2014. J’écoute du rap depuis l’enfance. Si on regarde dans les années 90, il y avait l’idée de revendiquer de faire partie de ce monde-là  : du système, du monde blanc, de l’argent, des médias. D’avoir notre part du gâteau, d’être dedans, d’être représenté. Au bout d’un moment, un changement s’est opéré : en fait, on n’a pas besoin d’eux, on n’a pas besoin de passer chez Ardisson. Quand on voit comment il traite Nekfeu et Vald. La vidéo de Vald est extraordinaire pour ça, c’est à dire qu’à un moment donné un matin il se réveille deux jours après le passage chez Ardisson et il se rend compte qu’il a été humilié. Et là il. se dit « mais en fait je n’ai pas besoin de vous, on a nos médias, on a Youtube,  etc… ». Et ça c’est hyper important, la cassure est là. Il y a quelque chose de finissant quand on regarde même le décor de chez Ardisson, la façon dont c’est éclairé, mis en scène, on est totalement à côté de la plaque. C’est vieilli, c’est finissant.

Je trouve très intéressant ce qu’il se passe dans le rap depuis 2014, c’est fascinant pour ça. PNL c’est exactement ça : on va faire sans vous. 

LVSL – « Avant j’étais moche dans la tess, aujourd’hui j’plais à Eva Mendes ». 

MB – Tout à fait. D’ailleurs, cette phrase, ce vers de PNL c’est la forme même de leur mélancolie. C’est-à-dire qu’avant ils étaient rien, mais maintenant c’est seulement parce qu’ils ont de l’argent qu’ils sont quelque chose. Mais ils savent qu’ils ne sont pas considérés pour leur beauté intrinsèque, donc mélancolie. Donc finalement je vais faire quoi : je vais rester fidèle au moins que rien, au dealer que je fus et que j’ai toujours été.

La chose qui m’inspire le plus depuis 2014 c’est le rap français parce qu’ils ont une puissance d’autonomie qui est magnifique, enviable. Je ne vois même pas vers qui me tourner dans le cinéma actuel qui pourrait autant m’inspirer, c’est-à-dire me donner envie de faire. Eux ils me donnent vraiment envie de faire.

LVSL – Quand vous dites que la jeunesse est perpétuelle… Est-ce que finalement L’Époque n’aurait pas pu être tourné à une autre période, post-Charlie ? Là aujourd’hui avec les Gilets Jaunes, avec les grandes fêtes de la Coupe du Monde, avec tout ce qui s’est passé depuis l’élection de Macron, toute cette France-là ? 

MB – Mon rêve, ce serait de donner des caméras à une dizaine d’équipes de jeunes dans toute la France, de les envoyer faire des rushs et après je veux bien être le monteur de ce film-là.

« Il ne faut pas sous-estimer la puissance de la rencontre »

C’est marrant parce qu’avec ce film, on me fait tout le temps des reproches. Moi j’avais un projet : filmer la jeunesse du Grand Paris, dans le Grand Paris. Mais le reproche principal est que finalement il n’y a pas que Paris, il faut aller en province. Je filme aussi à partir de ce que je connais, de mon entourage.  C’est une chose qu’on a toujours opposée au film : le fait que ce n’est pas la province, que c’est pas ça la France, que c’est un truc très particulier. Et en même temps, quand je projette le film en province, il y a des jeunes, au Festival d’Angers par exemple, qui m’ont sauté de dessus en disant « Ce n’est même plus votre film, c’est le nôtre, c’est nous que vous avez filmés ». Et j’ai discuté avec eux pendant 2 heures et ils viennent d’Angers. Ils ne se sont pas dit « Oulala qu’est-ce que ça nous paraît loin, cette jeunesse parisienne… Ils ne parlent pas comme nous ! ». Pas du tout. Heureusement qu’une jeunesse peut parler à une autre. Heureusement qu’un film chinois peut m’émouvoir. Heureusement qu’une réalisatrice peut filmer un homme. Heureusement qu’une rencontre est possible. Il ne faut pas sous-estimer la puissance de la rencontre. On ne sait jamais ce qui peut nous émouvoir dans un film. On n’est pas bornés sociologiquement sinon ça ne servirait à rien de faire des films. D’en faire et d’en voir.

LVSL – Cela tombe bien que vous parliez de ça, le fait que d’autres jeunes se soient reconnus, parce que je voulais vous demander si ce film aurait pu se passer ailleurs qu’à Paris. Est-ce qu’il fallait Paris ? Est-ce que vous auriez pu imaginer L’Époque à Lyon, à Marseille, à Montpellier, à Lille, à Nantes, à Bordeaux, à Toulouse ? Ou à Angers, justement ? 

MB – Non. J’aurais pu imaginer un film beaucoup plus large sur les jeunes, dans plein de villes françaises. Mais d’abord c’est ingérable d’un point de vue pratique et financier. Et surtout, ça dit quelque chose de la France. Qu’un film comme L’Époque soit seulement possible à Paris, ça dit quelque chose de la France. Le seul endroit en France où je peux rencontrer des banlieusards, des urbains, des gens intra-muros, des provinciaux, des Américains, des Japonais, c’est Paris. C’est juste que ça concentre. Et surtout ce que je trouvais intéressant c’était de montrer des gens qui ne sont pas forcément de Paris et de rester dans ce cadre-là. Parce qu’en réalité Paris n’appartient pas qu’aux Parisiens, Paris est traversée par plein de gens. C’est un endroit où tout le monde va le week-end. J’ai rencontré des Marseillais qui venait à Oberkampf, à Pigalle, Bastille ou aux Champs-Elysées. J’ai rencontré des Pakistanais. J’ai rencontré plein de gens qui viennent là parce que c’est Paris. On ne va pas non plus refaire les couleurs de l’arc-en-ciel, Paris ça reste Paris. Ici c’est Paris. Ça ne veut pas dire que c’est la France, ça n’a rien à voir. Ça veut dire que c’est Paris.

« Avec ce film, on me fait tout le temps des reproches. Moi j’avais un projet : filmer la jeunesse dans le Grand Paris. Mais le reproche principal est que finalement il n’y a pas que Paris, il faut aller en province »

Pourquoi je filme Paris ? On est aussi dans un mouvement d’homogénéisation des villes. Mon film est compris par les Londoniens et par les gens du Caire, par les gens à Séville, à Francfort aussi. Parce que les métropoles européennes, et même ailleurs dans le monde, se ressemblent de plus en plus, elles deviennent des musées à ciel ouvert, des villes froides, maîtrisées, sous contrôle. Je n’ai pas beaucoup voyagé dans ma vie, mais là comme j’ai voyagé en allant présenter le film je le vois bien et j’avais ce sentiment-là. C’est pour ça que le teaser du film que j’avais fait en 2016 commence par « Quelque part en Europe… » parce que je me disais qu’il faut bien qu’on comprenne que la France n’existe quasiment plus, elle ne compte pas. Il faut remettre les choses au bon niveau d’un point de vue économique, symbolique. Aujourd’hui on est entre 3 blocs : la Chine, la Russie et les États-Unis. On voit bien comment les Présidents français se démènent pour compter aux yeux de Poutine, de Trump. On a vu comment Macron s’est comporté, il fait de la gesticulation.

LVSL – Pensez-vous que le film puisse parler à toute notre génération, qu’il ait un aspect universel ou a contrario trop parisien, trop francilien, trop citadin? 

MB – Les retours que j’ai pour l’instant, même si le film n’est pas encore sorti, en tout ce que je vois, c’est qu’il y a quand même des gens qui publient des posts sur Instagram en disant « c’est notre génération », « le film de notre génération » : ce n’est pas moi qui le dis ça. Moi je n’ai jamais revendiqué le fait de réaliser un film générationnel. Jamais. Je n’ai pas dit que j’allais faire un film sur une génération. Ce n’est pas comme ça que je concevais les choses. C’est un discours qu’on peut avoir mais après. C’est parce que je vois que des jeunes disent « c’est ma génération, c’est moi », les jeunes d’Angers qui me disent « c’est notre époque, c’est nous, c’est notre film ». Ce n’est pas à moi de dire ça. Moi, j’espère que cette époque n’est pas qu’à moi. Franchement, c’est avec grand plaisir que je la donne à tout le monde parce que je n’en peux plus de ce film…. Donc L’Époque est à vous !

LVSL – Est-ce que vous pouvez dire que ce film représente un pavé dans la mare ? Il parle de la jeunesse mais il est très violent vis à vis des spectateurs.

MB – Un gars que je connais qui a grandi à Saint-Denis dans une cité m’a dit « quand j’ai vu ton film, j’ai pensé à La haine ». Et ce n’est pas la première fois qu’on me fait ce rapprochement. Personnellement, ce serait plus l’amour que la haine parce que je n’ai pas l’impression qu’il soit de ce côté-là des sentiments, de la haine. Simplement, je voulais que  ce soit une autre façon, ou plutôt nos façons de nous amuser, nos goûts musicaux, nos paroles, notre façon de nous exprimer. Ce dont je me rends compte, et que je n’avais pas vraiment prévu, c’est que le film plaît beaucoup aussi à des personnes qui sont des parents voire des grands-parents et qui me disent après les projections : « ça nous permet de rentrer dans la tronche de nos gosses ». Donc c’est intéressant. Je n’ai pas envie de mettre les gens sur le côté sous prétexte qu’ils ont 40 ou 50 ou 60 ans.

Ce qui m’intéressait, c’est que ce film soit un film fait de l’intérieur de la jeunesse, pas un regard sur la jeunesse, que ça vienne de la jeunesse. La question c’était : toi, en tant que jeune, qu’est-ce que tu es en train de vivre, tu vis quoi ? Qu’est-ce qui t’empêche de dormir ? Quand est-ce que tu te sens libre ? Où est-ce que tu aimes aller ? Est-ce que tu fais des rêves, des cauchemars ? Comment ça va dans ta tête ? C’était ça ma priorité.

C’est ça aussi qui est très difficile dans le cinéma. Le cinéma est un monde de vieux que ce soit dans les financements ou ailleurs. Nous, on n’a pas eu le CNC. Devant moi, je n’avais pas une seule personne de moins de 40 ans. Alors, forcément, ça ne peut pas beaucoup leur parler, ils ont d’autres priorités. Ce n’est pas qu’ils sont contre nous, c’est qu’ils ont d’autres problèmes, d’autres priorités. C’est pour ça que je parlais de rapport de force, c’est une confrontation d’intérêts. Ce n’est pas un clash générationnel, il n’y en a pas du tout, il y a juste des intérêts différents, divergents, des visions de l’avenir différentes. Et je pense qu’il faut assumer cette différence.

« Ce qui m’intéressait, c’est que ce film soit un film fait de l’intérieur de la jeunesse, pas un regard sur la jeunesse, que ça vienne de la jeunesse »

LVSL – Si on prend votre définition du nouveau, à savoir quelque chose qui est là mais dont on a jamais parlé, on peut remarquer que le film donne beaucoup la parole à des intervenants féminins, chose à laquelle on n’était pas forcément habitués par le passé. Est-ce que c’était une volonté  personnelle ou est-ce que c’est venu spontanément ? 

MB – C’est intéressant, un spectateur l’a remarqué à la première au Forum en me disant que c’était un film très féminin. Ce n’était pas du tout un trait d’époque, c’est très personnel je pense. J’ai grandi dans un univers très féminin, je m’entends mieux, depuis toujours, avec les femmes qu’avec les hommes. Il y a très peu d’hommes avec qui je m’entends bien donc spontanément je pense que je vais davantage vers des femmes.

De plus, on apprend beaucoup plus aux femmes à jouer avec leur image, leur apparence. Pour moi, les hommes sont très austères, très sérieux, très guindés, très bloqués, je les sens verrouillés partout, notamment vestimentairement, ils ne se maquillent pas. Très peu de gens s’intéressent à ce qu’ils renvoient comme image, ils sont très normés. Je ne veux pas dire que la norme ne s’exerce pas sur les femmes, la norme demande, commande aux femmes à diversifier leur apparence. Donc en soi, c’est déjà plus cinématographique que des hommes qui n’aspirent qu’à une seule chose : le costume unique.

Je me sens mieux avec les femmes, il y a un jeu qui est possible, je trouve que souvent les hommes instaurent un rapport de rivalité qui ne m’intéresse pas, peut-être que c’est moi qui l’instaure je ne sais pas. Mais voilà, c’est quelque chose que je n’aime pas, je fuis un peu la rivalité. Et avec les femmes, il ya une suspension de ça, je ne me sens pas rival, et je préfère. Le côté « jouer des coudes », ça m’épuise. Donc oui le film est plus féminin tout simplement parce que c’est comme ça que j’ai été élevé, par des femmes, auxquelles, je pense, je rends hommage d’une certaine manière.

De façon générale, quand on a une caméra dans les mains, on a un petit pouvoir. Et j’aime bien le partager, et j’aime bien le partager avec des gens qui en général n’ont pas ce pouvoir-là. Je ne sais pas si c’est être démocrate, je pense que la raison est beaucoup moins noble que ça. Disons que c’est un plaisir de mettre à mal les pouvoirs institués. Peut être qu’en soit c’est démocrate. En tout cas je sais que ça va faire bouger certaines personnes sur leur socle. Et ça me plaît.

“Faire un film est toujours un autoportrait à travers les autres” – Entretien avec Matthieu Bareyre, réalisateur de L’Époque

Pour son premier long-métrage, Matthieu Bareyre a réalisé un documentaire appelé “L’Époque”, dans lequel il part à la rencontre de jeunes qu’il filme la nuit dans les rues de Paris, des attentats de Charlie Hebdo en janvier 2015 jusqu’à l’élection d’Emmanuel Macron au printemps 2017.
Nous l’avons rencontré pour évoquer avec lui son travail de cinéaste et cerner sa vision de la jeunesse. Seconde partie de l’entretien réalisé par Pierre Migozzi et retranscrit par Adeline Gros.


LVSL – Vous nous avez expliqué d’où venait le projet, ce qui l’avait fait émerger dans ce qui avait immergé en vous, mais dans son élaboration, en termes d’écritures et de pensées, comme vous disiez ne pas vous être donné de limites, comment cela s’est passé ?

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Matthieu Bareyre – Pour des raisons de production, j’étais obligé d’écrire beaucoup parce qu’il fallait écrire un dossier. Je pense que ce film n’avait vraiment pas besoin d’une seule ligne. Il fallait le tourner et le monter. C’est très compliqué. Le système de financement français est fait pour que l’écrit passe toujours avant le tournage, ce qui est une manière de contrôler le tournage et surtout ce qui va être tourné, pour les organismes de financement. Là j’avais envie d’un film où je n’étais pas sous contrôle. Choisir ce que j’allais faire en toute liberté. Je voyais une chose écrite sur un mur en rentrant de chez une amie à 5h du matin, je revenais chez moi, je prenais la caméra, je repartais, je filmais et je retournais me coucher. Tout était très spontané, je ne voulais rien prévoir. Dès que je commence à prévoir, à imaginer, à avoir des intentions, en général c’est très mauvais. Le but, c’était de vivre. J’ai pensé à un film qui me permettrait de vivre tout ce que j’allais filmer. Et inversement, de filmer tout ce que j’allais vivre.

C’est tellement dur de faire du cinéma que j’ai beaucoup de mal à l’envisager comme une carrière. Quand j’ai fait ce film, je me suis vraiment dit que c’était tout à fait probable que ce soit mon premier et dernier film. J’étais dans cet esprit là en faisant le film. C’est comme ça que j’ai fait ce film, en me disant « de toute façon, je dois faire absolument ce que je veux dans ce film parce que je n’ai aucune assurance de pouvoir en faire un autre après ». Et je ne voudrais pas le regretter plus tard.

 « C’est un film violent à tous niveaux : dans sa façon d’aimer, dans sa façon de rapprocher, de disjoindre, de ne pas montrer »

LVSL – En ce qui concerne le processus de fabrication du film, au sens technique du terme, est-ce que vous avez eu une méthode particulière? 

MB – Oui, la méthode consistait à n’en avoir aucune. Avec Thibault Dufait, l’ingénieur du son c’était à chaque fois de remettre en question tout ce qu’on nous disait de faire ou tout ce qu’on aurait pu nous apprendre, soit à l’école soit ailleurs. On voulait trouver une façon de faire qui n’était jamais des règles, qui était surtout liée à des contextes, des situations, des contraintes liées aux personnes, au respect des personnes. On n’avait aucune règle. S’il y a bien quelque chose à retenir de la Nouvelle Vague, c’est ça. Ce n’est pas du tout une question d’esthétique, c’est une question de liberté.

Prendre le matériel le plus léger possible, trouver la caméra la plus petite possible… C’est extraordinaire les outils qu’on nous offre aujourd’hui et malheureusement le cinéma n’en a pas encore pris la mesure puisqu’on continue à avoir des tournages assez lourds. Il y a eu toute une recherche technique importante au début du projet qui a duré plusieurs mois, pour trouver un dispositif, à la fois le plus léger mais aussi et surtout le plus éloigné du cinéma. Qu’est-ce qui ressemblait le moins à du cinéma et qu’est-ce qui ressemblait le plus à ce que les gens dans la rue que j’allais rencontrer connaissent ? C’est-à-dire le smartphone. C’est pour ça que j’ai opté pour la Black Magic. 

LVSL – Qu’est-ce qui ne fait pas cinéma ? Que ne fait pas le cameraman ?

Déjà c’est une apparence, si on arrive avec une grosse caméra sur la tête, on nous prend pour la télé ou pour une équipe de tournage d’un court-métrage de fiction. J’avais écrit un manifeste qui s’appelait Autre chose que du cinéma. C’est un esprit de contradiction, à chaque fois que je vois que des choses sont faites, je n’ai pas envie de les faire. J’ai envie de trouver autre chose, d’essayer autre chose, d’aller vers autre chose. J’ai une approche très technique en fait. J’aime beaucoup les appareils de prise de vue, j’aime beaucoup m’intéresser à ce qui sort. J’avais vu 3 fois Adieu au langage au cinéma en 2014 où Godard fait plein d’expérimentations, avec plein d’appareils qu’il trouve, qu’il pousse dans leurs retranchements, leurs limites. On avait l’idée de mettre à mal la technique, faire des contre-emplois…

 « S’il y a bien quelque chose à retenir de la Nouvelle Vague, Ce n’est pas du tout une question d’esthétique, c’est une question de libertés »

LVSL – Quand vous dites que vous êtes allé chercher des gens pour les filmer, pour trouver des choses que vous ressentiez, ça me fait penser à Philippe Katerine, lors de la cérémonie de remise des Césars, qui a dit, en parlant à son personnage comme s’il existait, quelque chose comme « J’ai peut-être trouvé en toi des choses que j’avais en moi ».

MB – Que ce soit une fiction ou un documentaire, faire un film est toujours un autoportrait à travers les autres. C’est une rencontre. On ne sait plus à la fin ce qui relève de soi et ce qui relève des autres. Tant mieux d’ailleurs. C’est un mélange, on mêle nos âmes, nos corps, nos regards. A la fin, le but c’est que le film nous change, autant pour les gens filmés qui se redécouvrent autrement sur grand écran que pour le réalisateur.

J’ai arrêté de voir mes parents, mes amis, ma famille de façon générale. J’ai totalement refondé mes amitiés. Je n’avais pas d’attaches suffisamment fortes. J’avais envie de rencontrer des gens avec qui je puisse faire du cinéma, ça revient à rencontrer des acteurs, c’est la même chose. C’est ça qui se passe quand on rencontre un acteur avec qui on s’entend parfaitement bien. Des gens qui ont envie de jouer au cinéma. Parce que c’est un jeu. Il faut qu’il y ait un plaisir, sinon c’est trop dur.

LVSL – Il y aussi la question du choix qui se pose. Ce que ces personnes vous donnent, vous le filmez, vous le montez, mais il y a la question de « qu’est-ce que vous gardez ? ». Le fait ou non, parmi toutes les personnes que vous avez filmés, de les mettre au montage, de choisir certains moments. Ce que vous gardez de ces personnes, c’est ce que vous gardez de vous ?

MB – La question est plutôt liée au public aussi : quelles images valent la peine d’être vues et revues ? Parfois, on m’a donné des choses très belles mais qui n’étaient pas suffisamment intéressantes d’un point de vue cinématographique pour être gardées dans le montage. Pour moi, il y a eu des choses très importantes dans les rushs que j’avais montés, des choses très intimes. Mais il faut se poser la question : « est-ce que telle parole, tel geste, tel moment, telles actions, est-ce que ça sert les personnes ou est-ce que ça les dessert ? ». C’est la priorité. De faire en sorte qu’on les écoute, qu’on les regarde et qu’on les écoute : c’est être disposé à entendre et regarder.

LVSL – Oui quand vous filmez ce policier, assez jeune, avec sa caméra, devant la cinémathèque, d’une certaine manière vous l’écoutez pendant cette scène. Ou pas du tout ? Parce qu’il me semble assez jeune ce policier. 

MB – Lui, il joue le plan avec moi. C’est ça qui est magnifique.

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LVSL – Et vous parliez de jeu, jouer à faire l’acteur, jouer à faire du cinéma, il le fait ce policier, consciemment ou inconsciemment. 

MB – D’ailleurs c’est très rare qu’un policier, qu’un CRS accepte de jouer le jeu. Même à l’époque en fait. Ce sont des choses que les gens découvrent aujourd’hui mais c’était déjà très dangereux à l’époque.

LVSL – Pendant la loi El Khomri, on s’en rendait bien compte… 

MB – Oui depuis la loi Travail en fait. Mais pour moi la bascule c’est plutôt depuis la COP21.

LVSL – Pour avoir des chiffres qui relèvent un peu de l’anecdote mais qui permettent de mesurer le travail accompli et l’ampleur de la tâche qui a été la vôtre, on va passer à quelques questions « bassement matérielles » à présent…

MB – Bassement cinématographiques ! (rires)

LVSL – Le temps de tournage ? 

MB – Du 6 mai 2015 à juin 2017.

LVSL – Combien d’heures de rushs vidéos ? 

MB – 250 je pense.

LVSL – Donc 250 heures de rushs pour un film d’une heure et demie ? 

MB – 1h30 pile la version salle. J’ai fait une version de 2h45. Il y a 24 mois de montage, le montage a commencé alors que le tournage n’était pas fini. Le dé-rushage a commencé en septembre 2016. Il y a plein de types de montage qui ont été faits sur le film. Pour faire court, j’avais un truc que j’ai finalement abandonné : faire un film de raccords d’images. C’est-à-dire de mettre côte à côte des images, de faire un film de raccords, que les raccords se sentent, se voient. C’était l’héritage de Godard de faire du rapprochement d’images. Ou de Marker. 

« Au début on a plein d’idées en tête mais il faut apprendre à regarder ce qu’on a vraiment face à nous »

LVSL – « Mettez 2 trucs qui n’ont rien à voir côte à côte et voyez après » ?

MB – Exactement. Mais c’est pas du tout ce qui a été retenu finalement, on est allés vers quelque chose de beaucoup plus séquencé d’abord, au début je pensais à un film de fragments. Ce que je voulais, ce que je projetais, c’était faire un film assez populaire, et je me suis rendu compte que faire un film de fragments, c’est laisser beaucoup de gens sur le carreau parce que c’était très indigeste, quasiment expérimental. J’ai fait une version comme ça très longue qui est franchement imbitable. Progressivement, le film s’est séquencé, il y avait des séquences de plus en plus longues avec cette dimension du temps de la rencontre. Il fallait qu’on sente un peu la rencontre avec des personnes et en même temps le côté très précaire parce que des fois ces rencontres duraient 1/4 d’heure et pouvaient être très belles. À chaque fois, c’est du hasard. Bon des fois les rencontres ont duré 2 ans et sont devenues des amitiés très fortes…

À partir de là, le film a trouvé sa forme. Je pense qu’au début on a plein d’idées en tête et il faut parvenir à chasser ses idées, et ensuite apprendre à regarder ce qu’on a vraiment face à nous. C’est comme ce sculpteur italien qui prend des troncs d’arbre et qui épouse les formes naturelles du tronc au lieu de le de le césurer, de le casser, de lui imposer une forme prédéterminée. On est allés vers ce que nous donnait la matière filmique.

LVSL – C’est comme cette fable du sculpteur à qui on dit : « comment avez-vous fait pour faire une si belle statue ? ». Et lui répond : « Non mais la statue était déjà-là dans le bloc de marbre, moi je n’ai fait qu’enlever ce qui était en trop.”

MB – C’est un peu ça avec plein de guillemets parce que le film n’est pas si naturel que ça. C’est quand même un film qui impose quelque chose. Quand j’évoquais un album de rap, c’est un film violent à tous niveaux : dans sa façon d’aimer, dans sa façon de rapprocher, de disjoindre, de ne pas montrer. Il y a des choses qui ne sont pas montrées, c’est violent de ne pas les montrer. Nocturnes, mon moyen-métrage, était un cri. Celui-là… Je sais pas ce que j’aurais cassé si j’avais pas fait ce film, ça c’est sûr.

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LVSL – C’était une volonté dès le début de brasser ? De donner la parole à tout le monde, vraiment tout le monde ? 

MB – Ce n’était pas du tout l’idée de brasser, c’était juste rencontrer et donner la parole à du monde. C’était surtout faire des rencontres, il y avait une ivresse de la rencontre pendant le film. On n’en avait jamais assez. J’espère qu’on a retranscrit ça dans le film. J’espère qu’on aura tout le temps envie de rencontrer de nouvelles personnes. Je suis passionné par ça. Pour mon prochain film, qui est une fiction, ce que j’attends avec impatience, c’est le casting. Parce que j’adore ça. J’adore, non pas seulement rencontrer, mais aussi trouver des personnes selon mon cœur. Donc dans le film, je n’ai gardé que des gens que j’adore. Faire un film, c’est être condamné à revoir au moins mille fois les mêmes images, donc il faut beaucoup les aimer, il faut beaucoup aimer ces gens pour mener à bien le projet.

LVSL – Quand vous dites cela, vous parlez d’aimer les personnes en général ou ce qu’ils vous donnent quand vous filmez ?

MB – Ce qu’ils me donnent, ce qu’il se passe dans le plan. C’est leur expression, leur façon de faire, leur façon de parler. C’est ça que je trouve génial. C’est aussi le plein d’expressions, comme par exemple celui qui dit « Quand tu prends de la drogue, bah tes soirées ne finissent pas à 2h mais moi mes soirées elles finissent à 15h, à 17h, à 18h ». Moi à ce moment-là, je suis mort de rire, je trouve ça génial ! Parce que c’est sa norme à lui, il se rend pas compte que pour des gens ça paraît extraordinaire de faire une soirée jusqu’à 17h, pour lui c’est normal. Quand Mala, le dealer, dit : « on n’est pas six pieds sous terre, on est six pieds sur terre ». Comment tu veux inventer ça ? Tu pourras passer 15 jours devant ta page de scénario, tu ne trouveras pas ça. Même quand je fais de la fiction, ce sera très documenté. C’est un prélèvement sur mon expérience personnelle.

LVSL – Il y a une démarche empirique du coup ?

MB – Très empirique. Je ne crois vraiment qu’à ça. Personnellement je me sens incapable de faire quoi que ce soit d’autre. Je ne me verrai pas penser un truc abstraitement. Je n’aime pas trop les choses qui sont pensées de loin. C’est pour ça que le film Shéhérazade (de Jean-Bernard Marlin, ndlr) m’a plu, parce que je sens la rencontre. Je sens que quelqu’un a vraiment fait l’expérience en profondeur de quelque chose.

LVSL – Il y a une scène qui m’a marqué dans le film, c’est celle avec les jeunes qui font la fête, où ils parlent de leurs contradictions, elle est très belle et en même temps infiniment glauque. Cette petite rue, où il y a une petite lumière, où finalement on se cache presque au coin de quelque chose pour s’exprimer, pour exister, pour s’amuser, pour faire cette fête….

MB – Ce sont les lumières orangées de Paris qui disparaissent peu à peu. C’est la rue Oberkampf. Cette séquence est aussi un montage parallèle, ce n’est pas seulement les jeunes de Science Po. Le projet du film est de montrer à la fois les différences et les ponts entre des jeunesses qui semblent à priori très différentes. Au fond, les dealers de Colombes qui viennent sur les Champs-Élysées, ils ne font pas autre chose que les jeunes de Science Po qui viennent à Oberkampf. Ils font la même chose, ils ont les mêmes bouteille de Cristaline dans lesquelles ils font leur mélange. Vald dit : « petite potion dans Vittel, y’a que comme ça qu’j’vois la vie belle ». Ils ont la même façon de s’amuser. Et on voit très bien leurs différences, mais ce que je trouve intéressant, c’est qu’ils font le même geste. C’est pour ça que j’ai monté les deux scènes en parallèle. Sarah et Sofiane lèvent les bras en l’air. Ils veulent s’évader.

« Quand on a 20 ans, on a une énergie qui est hallucinante »

Je suis content que ça vous plaise. Je vois bien la différence de réception. Dès que ce sont des personnes plutôt bourgeoises, plutôt âgées, il y a beaucoup de condamnations. Souvent, les vieux attendent des jeunes qu’ils soient les jeunes qu’ils n’ont pas réussi à être, les jeunes qu’ils projettent une fois qu’ils sont vieux. C’est-à-dire des jeunes cultivés, qui, dès qu’ils ouvrent la bouche, sont censés dire des choses savantes, intelligentes, coordonnées, argumentées. Mais je suis désolé, souvent ce sont des projections rétrospectives. 

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Ce que je voulais moi, ce n’était surtout pas ça, c’était de l’involontaire, des choses que seule l’énergie de la jeunesse pouvaient me donner. C’est un truc qui est aussi biologique,  quand on a 20 ans, on a une énergie qui est hallucinante. J’adore cette scène-là parce qu’il y a plein de choses hyper importantes qui sont dites de leur vie. Ça peut paraître absolument dérisoire de savoir si on se drogue ou non. Ça paraît dérisoire seulement à des gens qui n’ont plus ces problèmes-là. Quand j’avais 15 ou 16 ans, savoir si je devais tirer sur une douille à une soirée, c’était une vraie question. Si je devais me défoncer, si je devais faire comme les autres… Ce sont des questions que l’âge recouvre et qui ensuite sont regardées avec mépris et condescendance. Mais c’est hyper important. Qu’est-ce qu’on apprend à l’école ? A quoi ça sert de faire des études ? Quand on a 16 ou 18 ans, quand on va voir un conseiller d’orientation, on est démunis. On se rend compte que les aînés sont aussi démunis que nous face à notre propre devenir. Y’a une phrase de Nekfeu   dans Humanoïde, de son dernier album  : « Qui a conseillé la conseillère d’orientation ? ».

« Souvent, les vieux attendent des jeunes qu’ils soient les jeunes qu’ils n’ont pas réussi à être »

LVSL – Les adultes projettent trop, donc ? 

MB – Quand je disais, L’Époque c’est nous le Grand Paris – c’est la phrase de Médine – et c’est une classe bien sage. Ça a été prononcé par les CRS à Clichy. Et souvent les aînés veulent qu’on soit « une classe bien sage » qui connaît son texte, qui connaît sa poésie, qui connaît son poème. Et ce sont des choses que je ressens même encore aujourd’hui. La jeunesse n’en finit jamais. Parce que j’ai fait un premier film, on me parle encore comme à un jeune. On se retrouve dans une situation absurde, on parle de « jeunes cinéastes » pour des gens qui ont 44 ans, juste parce qu’ils ont fait un premier film. Il faudrait dire qu’il n’y a pas de film de jeunes cinéastes en France. Peut-être que c’est lié au cinéma, qu’on a besoin d’avoir suffisamment vécu pour filmer. Harmony Korine a fait Gummo quand il avait 23 ou 24 ans. Mais ce sont des exceptions, c’est toujours très rare. 

LVSL – C’est ce que disait la Nouvelle Vague, ils défendaient l’idée qu’on n’avait pas besoin d’avoir suivi le système classique du schéma artisano-industriel français pour devenir cinéaste, d’avoir été premier assistant pour être réalisateur ou d’avoir été opérateur pour être chef-opérateur. Leur position était, grosso-modo, « s’il n’y a pas besoin d’avoir un diplôme pour être écrivain ou peintre, et bien pour être réalisateur, c’est pareil ».

MB – Mais il ne faut pas croire que ça a été aboli. Maintenant ça se passe ailleurs. Ça passe par une façon de nous parler, une façon de nous faire comprendre qu’il va falloir attendre. Et moi, ce que je trouve hallucinant, c’est que L’Époque sorte alors que j’ai 32 ans. Dans un cinéma sain, un système bien portant, c’est un film que plusieurs personnes auraient pu faire à 25 ans, peut-être pas à 20 ou 15 ans évidemment, mais à 25 ou 27 ans ça me semblerait sain. Il y a un délai de 5 ans que je ne comprends pas.

C’est un film que j’ai totalement arraché. Ce n’est pas un film normal. Il est anormal que L’Époque sorte en salles, c’est une exception à la règle ce film. Le système du cinéma français n’est surtout pas fait pour qu’un film comme L’Époque voie le jour. Moi j’ai 33 ans et je ne me considère pas vraiment comme un jeune cinéaste. Je ne vois pas comment. Jeune, j’avais sentiment de l’être quand j’avais 22 ans. Aujourd’hui j’ai le sentiment d’être adulte, pas jeune, adulte. Ça n’a rien à voir.

« Mettre en scène est une forme d’écriture. L’écriture filmique »

LVSL – On a institutionnalisé tout ce qui a été l’exception ?

MB – En un sens oui. Vous parlez d’institutionnalisation, mais à mes yeux il s’est passé un truc ahurissant concernant ce que l’on appelle « le cinéma d’auteur » : aujourd’hui on parle du cinéma d’auteur pour justifier un système de production basé sur l’écrit, sur le scénario. Il y a une divinisation du scénario aujourd’hui en France qui est extraordinaire. Et tout ça en invoquant la Nouvelle Vague, le cinéma d’auteur au sens où les réalisateurs seraient aussi les auteurs de leur scénario. Mais la Nouvelle Vague a quand même inventé la notion d’ « auteur » pour parler de cinéastes, Fritz Lang, Howard Hawks, des Américains qui n’écrivaient pas leur scénario. Pour dire en fait c’est la mise en scène qui est analogue à ce que pourrait être l’écriture chez un auteur de roman.

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LVSL – Comme la caméra stylo de Hitchcock. 

MB – Voilà c’est exactement ça. Mettre en scène est une forme d’écriture. L’écriture filmique. Aujourd’hui, l’auteur, dans le cinéma français, il n’est pas du tout celui qui met en scène. C’est celui qui écrit. C’est absurde mais il faut défendre le cinéma d’auteur contre lui-même. Il faut défendre la mise en scène, le montage, et tout ce qui relève de la vue, de la vision, de l’acte de regarder, contre le fait d’écrire. Je n’ai rien contre le fait d’écrire, là je suis en train d’écrire une fiction. Mais je suis contre le fait que le financement d’un film soit entièrement fondé sur l’écriture. 

Pour des fictions, on pourrait demander pas plus de 5 ou 10 pages. Même pas un story-board, juste une intention. Et ensuite, dire : « faites un essai avec un acteur et envoyez-nous une scène ». On peut faire ça aujourd’hui, on a la liberté, la légèreté de faire ça. On peut envoyer au CNC ou autre, 5 ou 10 min d’un essai avec un comédien, pour voir. C’est comme là qu’on jauge un réalisateur : qu’est-ce qu’il est capable de faire avec un comédien, un caméra et un son. Là je pense que, rien qu’avec cette base-là, on pourrait avoir un cinéma français qui serait mille fois plus intéressant. Parce que, à l’arrivée, on fait entrer des films sur la base de ce qui constitue le cinéma : des sons, des images et la rencontre entre des gens qui veulent être vus et des gens qui veulent regarder. C’est beaucoup plus intéressant que de passer 2, 3, 4 années parfois à blinder un scénario qui est progressivement complètement vidé de sa vie par toutes les commissions par lesquelles il passe, les regards, etc… C’est fait pour tuer la vie. S’il y a quelque chose à revendiquer aujourd’hui, c’est ça. Pour moi c’est le cœur du combat artistique et esthétique à mener.

« C’est un film que j’ai totalement arraché. Ce n’est pas un film normal. Il est anormal que L’Époque sorte en salle, c’est une exception à la règle ce film »

L’Époque a été fait dans cet état d’esprit-là. Oui moi j’ai écrit 110 pages, un dossier énorme dans lequel j’ai parlé de plein de choses : des personnes que j’ai rencontrées, de ma méthode de tournage, de ce que c’est pour moi Paris, de ma génération, de la jeunesse que j’ai envie de montrer à l’écran… Mais ça ne vaut pas grand chose face à 5 minutes de rushs. Et c’est du temps perdu pour moi, en tant que réalisateur.

LVSL – Est-ce que le film est profondément français dans sa représentation de la jeunesse ?

MB – Au Caire quand j’ai projeté le film – ça a du sens de projeter ce film là-bas puisqu’ils sont dans une dictature atroce depuis 2014 – les gens, les spectateurs cairotes me disaient « c’est incroyable, je me rends compte que j’ai les mêmes problèmes que les gens à l’écran ». Ça ne veut pas dire qu’ils le regardent comme des Français, qu’il n’y a pas une spécificité française. De toute façon, le film ne vient pas de nulle part. Il vient d’une tradition française, il vient de Vigo, de Godard – bon lui c’est un Suisse mais c’est le plus Français des Suisses – il vient du collage. C’est un collage mon film. Avec le recul, des fois je me dis que la forme à laquelle il ressemble le plus, c’est l’album de rap. C’est moins un collage au sens de Braque, Picasso et compagnie, ou les surréalistes, le film n’est pas du tout un collage surréaliste. Il y a un côté vraiment album de rap.

« Je ne voudrais pas qu’il y ait un bagage particulier, qu’on ait besoin de connaître des choses pour aimer le film »

LVSL – C’est peut-être ça qui crée ce langage universel du film ?

MB – Il faut croire qu’il l’est. Je n’ai pas du tout l’impression d’avoir essayé de gommer des spécificités.

LVSL – Est-ce que L’Époque est un film populaire ? 

MB – Populaire parce que je ne voudrais pas qu’il y ait un bagage particulier, qu’on ait besoin de connaître des choses pour aimer le film. De façon générale, j’aime toutes les formes de cinéma mais je regarde beaucoup de fictions grand public. J’ai découvert le cinéma comme ça. J’ai plein de cinéphilies différentes mais je ne peux pas faire un film qui ne soit pas ouvert. Je veux l’ouvrir à tout le monde. Je veux que tout le monde puisse aller le voir. Quand on fait un film comme ça, ce n’est pas pour s’adresser à quelques personnes. Ce n’est pas un essai ce film, je n’ai pas essayé quoi que ce soit. Je voulais vraiment proposer quelque chose. Ce n’est pas un essai c’est une proposition de cinéma. 

« L’Époque, je l’ai pensé depuis le début pour la salle, pour le grand écran »

Et surtout, je voulais que les jeunes que je filme puissent aller voir le film sans être mis sur la touche au bout d’un quart d’heure. Ce film, j’en ai l’assurance, je sais qu’il plaît, qu’il est accessible, à toutes les personnes que j’ai filmées, que ce soit les jeunes de Sciences Po ou que ce soit des gens qui ont grandi en faisant du vol à l’arraché aux Francs-Moisins, à Saint-Denis. C’était très important pour moi parce que c’est un film qui est fait pour relier, c’est un film de rencontres. Et c’est un film de rencontres aussi après la projection. C’est pour ça que j’ai refusé que le film soit vendu à Netflix, pas parce que j’ai quelque chose contre Netflix. J’aimerais beaucoup faire un film pour Netflix. C’est intéressant d’un point de vue cinématographique de penser un film, un type d’image, un type de son, faits pour être regardé sur un écran grand comme la main. Parce que pour moi Netflix c’est ça, c’est même pas le grand écran familial, c’est le smartphone.

Mais L’Époque, je l’ai pensé depuis le début pour la salle, pour le grand écran. C’est pour ça qu’il y a eu un ingénieur du son qui était avec moi pendant deux ans dans la rue. Le film est très immersif, c’est une expérience sonore aussi, il est très musical. La forme est musicale. Quand je disais album de rap, un album de rap, ça s’écoute. J’ai pas dit « morceau », j’ai dit « album ». J’admire beaucoup la composition des albums de rap, ceux de Nas, d’Eminem, de Kendrick Lamar, ce sont des compositions, c’est une cohérence globale.

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LVSL – Vous parliez de votre envie que le film réunisse et ça me ramène à un plan du film qui est absolument sublime, je vais oser le mot. C’est celui de l’eau qui semble glisser sur la Statue de la République et où les couleurs reflétées passent de bleu-blanc-rouge à terne. 

MB – Ce plan a une histoire. En fait, je l’ai fait pour la première fois en photo, en argentique. Le 14 novembre 2015, le lendemain des attentats du Bataclan. Je me suis baladé dans la rue, je suis allé à République, il avait plu ce jour-là donc le sol était mouillé. Donc j’ai fait une première version photographique. Après, durant la période de « Nuit debout » ils ont installé un mur d’eau. Il était très tard, peut-être 4h du matin. On était en train de déambuler après une évacuation Place de la République. Et on a eu cette idée avec Thibault, on s’est postés là, moi visuellement j’ai vu le truc. Et après à l’image j’ai inversé le plan. J’ai retourné l’image. C’est un plan qui plaît beaucoup parce qu’il est très symbolique. C’est vraiment fort. Peut-être que des gens le trouvent trop lourd, je ne sais pas. C’est toujours dur de jouer avec le symbole.

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LVSL – Ce plan semble constituer un écho direct avec la première bande-annonce du film – qui date du 2 ou 3 avril 2016, donc pendant le tournage – [1] qui ne contenait qu’un seul plan, sur la Statue de la République aussi, mais avec un mouvement de caméra inversé, le haut du monument se retrouvant en bas de l’image. Qu’est-ce qu’il raconte pour vous ce plan de cette Statue de la République qui se retourne, qu’on vient chercher presque à l’envers ? 

MB – C’est la République qui a la tête à l’envers, qui est complètement retournée, qui ne marche pas sur ses deux jambes. C’était ça dans ma tête, un monde qui a la tête à l’envers, un renversement de toutes les valeurs. Une sorte de perte de sens. C’était une manière de ridiculiser le symbole. Je trouvais ça comique, elle n’est plus du tout imposante, on se demande juste « qu’est-ce qu’elle fait là ? ».

LVSL – Libération avait fait il y a quelques années un spécial Cinéastes et la question était la même pour tous : « pourquoi filmez-vous ? ». Ce sera donc notre mot de la fin :  pourquoi filmez-vous ? 

MB – Je vais répondre par une citation de Damso : « Le temps, je voudrais le manier ».

 

Liens vers 2 scènes coupées au montage final du film :

  • https://www.youtube.com/watch?v=-RtPvNxc_6o
  • https://www.youtube.com/watch?v=GhTWW2K96SY
  1. https://www.youtube.com/watch?v=x1d8ImStJks

Bal comique à Paris, trop de candidats

Conseiller en communication de François Hollande puis soutien d’Emmanuel Macron brièvement investi aux élections législatives avant de renoncer, Gaspard Gantzer a annoncé mercredi 13 mars sa candidature à la mairie de Paris. Mercredi soir, Le Parisien révélait que Benjamin Griveaux s’apprêtait à quitter le gouvernement pour déclarer sa candidature. Tout cela s’ajoute à plusieurs autres personnalités déjà déclarées et fait état d’un vide dans le débat politique au profit des ego et d’une macronisation de la vie politique parisienne.


 

La candidature de Gaspard Gantzer s’ajoute à un bal de candidats déjà déclarés, qui se sont investis seuls en sortant des carcans des partis pour fonder leur propre organisation, et à des prétendants qui attendent l’aval de leur mouvement. Ainsi, alors que La République En Marche n’a toujours pas dévoilé sa tête de liste pour les élections européennes, déjà quatre ministres et personnalités souhaiteraient pouvoir partir à la conquête de la capitale (Mounir Mahdjoubi, Cédric Villani, Benjamin Griveaux et Hugues Renson). Le feuilleton des municipales s’avère palpitant : à la bataille des idées, des programmes, s’oppose celle des ego et des ambitions.

Lors de ses passages dans les médias, Gaspard Gantzer veille à toujours se distinguer de la maire actuelle, Anne Hidalgo. Tout son bilan est passé au crible, rien n’est épargné : la ville est « dégueulasse ». Regardez plutôt :

Gaspard Gantzer, itinéraire d’un enfant gâté

L’ancien conseiller en communication passé par Sciences Po et l’École nationale d’administration qui n’a jamais bénéficié de l’onction du peuple puisqu’il avait renoncé à se présenter aux législatives sous l’étiquette En Marche en 2017 a lancé son mouvement Parisiennes, Parisiens le 11 octobre 2018. Là où certains candidats et élus peinent à avoir de la visibilité, c’est pendant La Matinale de France Inter et dans Le Parisien que Gaspard Gantzer a pu déclarer qu’il voulait « être le candidat des classes moyennes et même de toutes les familles parisiennes ». Une chose est sûre, si Gaspard Gantzer a pris ses distances avec LREM, il profite d’un entre-soi qui l’accueille à bras ouverts, en témoigne son accès aux médias.

Bien qu’il se soit éloigné de LREM, Gaspard Gantzer bénéficie du soutien des mêmes personnes. Outre son accès privilégié aux médias et à des tribunes, sa communication et ses méthodes rappellent celles de la majorité présidentielle. À cela s’ajoute ses prises de position. À l’égard des gilets jaunes, il affiche le même dédain que le président. Le lundi 18 février sur CNews, il avait déclaré qu’ « ils ont le droit de manifester malheureusement, même s’ils sont cons, je suis désolé de le dire. C’est sûr que si on faisait des tests de QI avant les manifestations, il n’y aurait pas grand monde »Le mépris de classe semble donc être un des points communs de ce nouveau monde…

Beaucoup de candidats, une seule place

C’est la loi du 31 septembre 1975 qui a réinstitué la fonction de maire de Paris. Le Conseil de Paris s’occupe des affaires de la ville. Quatre maires se sont succédés : Jacques Chirac, Jean Tiberi, Bertrand Delanoë et Anne Hidalgo. Certains esprits verront dans la Mairie de Paris un marche-pied pour des ambitions présidentielles. Si tous les candidats se targuent d’être passionnés, amoureux de la ville de Paris, on comprend que cette élection déchaîne les ego.

C’est un album Panini des candidats qui est en voie de se constituer en attendant que les partis mettent en place des processus de désignation et que les alliances s’instaurent. En une semaine, trois candidats ont manifesté leur souhait d’accéder à la mairie : Rachida Dati, ancienne ministre de la Justice et Garde des Sceaux pendant le mandat de Nicolas Sarkozy, maire du VIIème arrondissement et députée européennes ; Pierre-Yves Bournazel, élu en 2017 député de la 18e circonscription de Paris et fondateur d’Agir, la droite constructive (la genèse de ce mouvement était l’exclusion de certains membres des Républicains de députés macrono-compatibles qui avaient choisi de créer le groupe Les Constructifs à l’Assemblée nationale) et le fondateur de Parisiennes, Parisiens.

À la bataille des idées, des programmes, s’oppose celle des egos et des ambitions.

Ils viennent s’ajouter pour ce qui est de la droite à Jean-Pierre Lecoq, le maire du VIème arrondissement et à Florence Berthout, la présidente du groupe Les Républicains au Conseil de Paris.

À gauche de l’échiquier, la France insoumise s’est lancée avec Paris En Commun sous l’égide de la conseillère de Paris Danielle Simonnet. Un autre mouvement, Dès demain, se veut « ouvert à tous les humanistes qui aiment agir, à tous les démocrates prêts à s’engager pour la justice sociale, à tous les républicains qui aiment et revendiquent leur devise ».

La maire de Paris Anne Hidalgo et Jean-Louis Missika adjoint en charge de l’urbanisme sont à la tête de Dès demain. Ce dernier avait quitté le Parti socialiste pour devenir adjoint « sans étiquette ». Il avait en effet rendu public en 2017 son soutien à Emmanuel Macron. Entre retour à la maison pour certains et élargissement vers la droite pour la municipalité actuelle, les rapports de force en présence témoignent d’un socle idéologique très restreint et d’une porosité des idées entre beaucoup de candidats.

Quid de la bataille des idées ?

En effet, les quelques prises de position de la part des candidats avoués ou non ont toutes trait à des thématiques restreintes : la sécurité, la propreté, les voitures. En se positionnant de la sorte, les candidats qui ont un accès privilégié aux médias peuvent déterminer l’agenda politique.

Aussi, Gaspard Gantzer s’est prononcé à plusieurs reprises en faveur de la création d’une police municipale (et ce dès la fin de l’année 2018). Le 28 janvier 2019, il publiait une tribune libre dans l’Opinion avec Benjamin Djiane, vice-président de Parisiennes, Parisiens et maire adjoint du IIIème arrondissement. Intitulée Police municipale : Anne Hidalgo découvre l’insécurité à Paris, cette tribune dénonçait la « tactique électorale » de la maire actuelle qui a proposé fin janvier la mise en place d’une police municipale. Ils lui reprochent en effet d’avoir attendu la fin de son mandat, bien qu’élue à Paris depuis « 18 ans et maire depuis 5 ans ».

À cela, ils opposent la création d’une police municipale armée : « nous avons donc besoin d’une police armée, présente dans tous les quartiers où l’insécurité tient lieu de norme, où la drogue s’échange comme des petits pains, où les femmes sont harcelées, présente dans les transports, dans les rues, partout ». En 2018, la droite parisienne portait notamment l’organisation d’un référendum concernant la création d’une police municipale armée, l’armement afin qu’elle ne devienne pas une cible.

Aussi, les seuls sujets de fond qui émergent ont trait à un corpus extrêmement restreint. Outre les questions de personnes, difficile de savoir ce qui distingue sur le fond Benjamin Griveaux de Mounir Mahdjoubi ou encore de Gaspard Gantzer.

Concernant la gauche, beaucoup d’interrogations demeurent : que feront les membres du Parti communiste ou encore de Génération.s ? Actuellement membres de la majorité municipale, aucune figure n’émerge réellement. Pour Europe Écologie les Verts, Julien Bayou a lancé un « tandem » en février 2019 avec l’adjointe en charge de l’économie sociale et solidaire Antoinette Guhl.

Si les tribunes fleurissent de part et d’autre, ce sont les mêmes éléments de langage et thèmes qui reviennent souvent : « en finir avec une conception monarchique », le Grand Paris, l’écologie, la piétonisation, la gratuité des transports. Cette harmonisation des thématiques témoigne de l’ascendant des personnes sur les idées.

Si les candidats et prétendants prennent position sur les mêmes sujets, c’est en fait qu’ils se répondent les uns aux autres, se talonnent avec à chaque fois des différences qui tiennent davantage d’une touche de couleur sur un tableau impressionniste que de réelles divergences idéologiques. Il n’y a pas, à l’heure actuelle, contrairement à ce que la surexposition de certains candidats pourrait laisser entendre et espérer, de projet d’envergure et d’ensemble pour Paris, pas de programme si ce n’est des déclarations d’intention et des coups de communication.

Quand l’enjeu majeur n’est dès lors plus de proposer, de transformer la vie mais de donner à voir.

Là résident et se dessinent deux problèmes essentiels : d’une part, la relative homogénéité des candidats empêche de penser certaines problématiques, d’autre part, la politique confine à la communication. En effet, en traçant un axe qui irait de Génération.s à La République En Marche (et qui se positionne de manière plus ou moins vive contre Anne Hidalgo), on a là des forces politiques qui se veulent « progressistes et humanistes » et plus largement une macronisation de l’échiquier politique parisien.

La communication au détriment du politique

Toutes ces forces incarnent en effet une gradation plus ou moins libérale d’un même spectre politique. Dès lors, comment réussir à pleinement se distinguer si ce n’est par de la communication ? Dans la capitale, la communication politique prend tout son sens : les apéritifs et temps de rencontre avec les Parisiennes et Parisiens s’avèrent particulièrement instagrammables, l’actualité locale pouvant bénéficier d’une attention nationale (en témoigne la couverture dont bénéficient Gaspard Gantzer ou Anne Hidalgo)… Quand l’enjeu majeur n’est dès lors plus de proposer, de transformer la vie mais de donner à voir.

C’est sans doute le candidat de Parisiennes, Parisiens qui a le mieux compris cela. Il enchaîne les apéritifs et soirées dans des appartements, organisées par des soutiens locaux dans la tradition de la socialisation politique de la droite du XVIème arrondissement : aux grands meetings, on préfère le cadre intimiste et restreint d’un appartement quitte à aller à trois apéritifs en une soirée.

Les personnes qui reçoivent font voir et publicisent sur leurs propres réseaux sociaux et l’association reprend cela après. Si l’alpha et l’oméga de la vie politique ne se résument pas aux réseaux sociaux, ceux-ci s’avèrent néanmoins utiles pour attirer l’attention et construire des rapports de force. Personne ne sait si le programme de Gaspard Gantzer sera meilleur que celui de Benjamin Griveaux ou Anne Hidalgo. En tout cas, le premier semble « plus humain », « plus vrai » que les autres, quitte à ne pas proposer de programme.

Cependant, contrairement à ce que le niveau du débat politique parisien pourrait le laisser penser, vivre à Paris ce n’est pas vivre dans un film de Woody Allen. Selon l’Observatoire des Inégalités, le taux de pauvreté à Paris s’élève à 16,1%, soit 340 397 personnes. Dans le XVIIIème arrondissement, ce taux de pauvreté était de 23,3% en 2015. Dans une interview donnée au journal Le Monde le 29 janvier 2019, les Pinçon-Charlot rappelaient qu’ « on constate une montée des professions intermédiaires et supérieures, de 34,5 % de la population en 1954 à 71,4 % en 2010, tandis que le pourcentage des employés et des ouvriers de la population active habitant Paris a chuté de 65,5 % à 28,6 %”. À cela s’ajoute la baisse des emplois industriels dans la capitale : on est tombés à 134 000 en 1989, puis à 80 283 en 2009, selon les estimations de l’Insee [Institut national de la statistique et des études économiques]. Et il est évident que cela baisse encore », expliquait le couple de sociologues dans le même entretien.

Le projet du Grand Paris pose des problématiques sociales immenses mais aucun projet alternatif ne voit le jour. Quand Gaspard Gantzer veut être « le candidat des classes moyennes et de toutes les familles parisiennes », il occulte donc près d’un cinquième de la population de la capitale.

Lorsqu’il s’agit de piétonniser des quartiers, cela est fait sans questionner les problématiques que cela pose. S’il faut réduire la place de la voiture, il faut également permettre aux gens de se déplacer aisément dans les transports en commun et surtout de permettre aux personnes qui vivent hors de Paris (qui peuvent être contraintes à cela du fait de la faiblesse de leurs revenus et du prix exorbitant des loyers) d’accéder à Paris sans pour autant subir de double-peine.

Cela implique par exemple de penser une densification des transports hors de Paris et des parkings. Le caractère inséparable, dynamique, de certaines propositions qui en impliquent d’autres est souvent absent du discours politique. Ainsi, les candidats peinent à conjuguer et à articuler l’écologie et le social pour, au contraire, faire de Paris un vase clos qui exclue toujours davantage.

À l’heure où la gentrification progresse et relègue des populations, à l’heure où s’épanouit l’ubérisation de l’économie, à l’heure où certains quartiers voient des difficultés s’articuler, la drogue et la précarité en premier lieu, Paris mérite mieux que des batailles de personnes dont on ne sait ce qu’elles proposent et ce qui les distinguent. L’urgence est de politiser le débat, de proposer des solutions à des maux. C’est à cela et non à des déclarations d’amour à une capitale espérée, fantasmée qu’il faut songer.

Plusieurs dynamiques sont à l’oeuvre depuis plusieurs années. En excluant les populations les plus fragiles économiquement, Paris se fixe. La population assiste en effet à une muséification de la ville dans laquelle de plus en plus de personnes n’ont pas leur place faute de pouvoir assumer des loyers trop importants ou d’accéder à des surfaces assez grandes lorsqu’elles fondent une famille.

En témoigne de manière particulièrement violente la baisse du pourcentage d’ouvriers qui vit à Paris. Face à ce mouvement, une autre dynamique se dessine : les grandes fortunes financent et acquièrent du patrimoine pour des sommes exorbitantes, et rendent de ce fait une partie du parc immobilier inaccessible à une partie de la population qui vit et travaille dans la capitale.

Ce sont ainsi les usagers qui se voient privés de l’usage de la capitale. Dans Le droit à la ville, Henri Lefebvre voyait dans l’espace urbain la « projection des rapports sociaux ». Dans cet ouvrage, l’auteur définit la ville comme un bien commun accessible à tous. L’espace conçu qu’il qualifie comme « celui des savants » devient l’apanage des entrepreneurs du privé pour ce qui est de la capitale.

Les grands projets d’urbanisme, s’ils sont soutenus par la municipalité et nombre d’acteurs politiques sont avant tout ceux des grands investisseurs et des grandes familles, en témoigne le projet de réaménagement de la Gare du Nord qui verra le jour à l’horizon 2024 : « l’issue de cette négociation exclusive, attendue avant la fin de l’année 2018, sera la constitution d’une société commune détenue à 34% SNCF Gares & Connexions et à 66% par CEETRUS pour porter le projet d’agrandissement de la première gare d’Europe et son exploitation commerciale sur une durée de 35 à 46 ans » peut-on lire sur le site de la SNCF.

Le président de CEETRUS, la structure qui détiendra les deux tiers du projet n’est autre que Vinney Mulliez qui a présidé le groupe Auchan pendant 11 ans. L’idée est de faire « naître un nouveau quartier ». Ce sont donc des acteurs privés qui vont donner les lignes directrices à ce projet et dessiner l’espace conçu. Chez Lefebvre, l’espace conçu est également celui qui préfigure les représentations dominantes de cet espace au sein de la population.

C’est alors l’espace vécu qui fait prendre corps aux conflits, incarnant ce décalage entre l’espace conçu et l’espace perçu.

L’espace perçu est quant à lui celui qui regroupe « les formes de la pratique sociale qui englobe production et reproduction, lieux spécifiés et ensembles spatiaux propres à chaque formation sociale qui assure la continuité dans une relative cohésion ». Dans la capitale, il n’y a pas d’homogénéité dans la perception de l’espace et ses pratiques. Des catégories au capital économique radicalement opposé se partagent un même espace et en ont des pratiques différentes. Aussi, le mobilier urbain « anti-SDF » qui relègue et marginalise encore plus les populations sans domicile les évacue d’un espace certes inégalitairement, mais néanmoins partagé. C’est alors l’espace vécu qui fait prendre corps aux conflits, incarnant ce décalage entre l’espace conçu et l’espace perçu.

Cependant, à cette lecture traditionnelle s’ajoute la place croissante dans la ville des fortunes étrangères et l’attention accrue portée aux touristes. Cela induit une airbnbisation de la ville de même qu’un accaparement des surfaces. Aussi, les usagers qui disposent encore des capitaux pour vivre à Paris se retrouvent en concurrence pour l’espace avec des grandes fortunes face auxquelles ils ne peuvent rivaliser.

Aux guerres de personnes qui incarnent toutes une nuance de macronisme différente, il est essentiel de politiser la question des élections municipales à Paris. Cela pour deux raisons : pour stopper la marginalisation et le rejet des catégories les plus fragiles économiquement, permettre que l’usage de Paris ne soit pas l’apanage de quelques uns et pour que la ville ne devienne pas un musée, qu’elle ne soit pas figée dans son fonctionnement et dans ses développements par des grandes fortunes et des acteurs privés.

Pour compléter :

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot : “A Paris, les inégalités s’aggravent de manière abyssale” https://www.lemonde.fr/smart-cities/article/2019/01/29/michel-pincon-et-monique-pincon-charlot-a-paris-les-inegalites-s-aggravent-de-maniere-abyssale_5416039_4811534.html

Acte IX : le grand débat national n’apaise ni la colère ni la répression policière

En colère, toujours mobilisés et déterminés, 8000 gilets jaunes ont marché dans Paris samedi 12 janvier à l’occasion de l’acte IX, témoignant de la force inépuisable du mouvement. Alors que va s’ouvrir cette semaine le grand débat national voulu par Emmanuel Macron, de nombreux manifestants ne souhaitent maintenant plus qu’une chose, la démission du président et la dissolution de l’Assemblée nationale. Calme, festive, la manifestation n’a donné lieu à aucun incident majeur, ni pillage, ni policier battu. Du côté des manifestants en revanche, plusieurs blessés ont été signalés, la plupart touchés par des tirs de flashballs, dont un au visage. Récit de l’acte IX, de la Bastille à l’Arc de Triomphe.


Midi, la Place de la Bastille est jaune de monde. Florence, conditionneuse dans une usine de parfums exulte. « C’est la première fois que je vois ça, autant de monde qui se réunit pour les mêmes causes », lance-t-elle à propos du mouvement. Déléguée syndicale, Florence est une habituée des mobilisations. Mais cette fois, sans leader, sans ligne politique ni parti, un mouvement comme celui-ci se distingue profondément, se dont elle se réjouit.

Déterminée, Florence n’attend plus qu’une chose : la démission d’Emmanuel Macron. « C’est nous qui décidons, c’est nous qui devrions gérer la France, pas Macron », assène-t-elle. Elle évoque un ras-le-bol général ressenti par les Français : « trop de taxes, trop d’impôts. Il en faut, des impôts, rectifie Florence, c’est ça qui nous apporte le social, mais en même temps t’en a plein au-dessus de nous qui en profitent trop, on devient des esclaves, c’est plus possible ». La dernière sortie d’Emmanuel Macron, sur « le sens de l’effort des Français », elle ne l’a pas digérée, comme énormément de gilets jaunes. « Il a encore dit un mot de travers, il se rend pas compte de comment le peuple se démène pour finir ses fins de mois et ça, c’est plus possible ».

Rejoints par l’imposant cortège parti de Bercy, 8000 gilets jaunes débutent la marche, en direction de la place de l’Étoile. Sur le chemin, les slogans fusent en direction d’Emmanuel Macron et de Christophe Castaner. Le slogan Macron démission sera répété en boucle toute la journée.

À Paris, l’acte IX a rassemblé bien plus de monde que l’acte XVIII du samedi précédent, où 3500 personnes avaient manifesté. © Simon Mauvieux

La dernière sortie d’Emmanuel Macron, sur « le sens de l’effort des Français », elle ne l’a pas digérée, comme énormément de gilets jaunes. « Il a encore dit un mot de travers, il se rend pas compte de comment le peuple se démène pour finir ses fins de mois et ça, c’est plus possible ».

Dans la foule, un slogan écrit sur un gilet jaune détonne. « Écologie oui, vivre aussi ! », peut-on lire sur le dos d’une manifestante. Cette infirmière de Corbeil-Essonnes, la trentaine, revendique fièrement son engagement écologiste. Dans un mouvement accusé un temps d’être insensible à l’environnement à cause de son mécontentement face à la hausse des prix de l’essence, cette plaidoirie est significative.

« Ça fait partie des revendications générales, un mode de vie qui respecte le monde dans sa globalité. Si on veut arrêter d’appartenir à ce système hyper capitaliste, il faut changer notre système de consommation et l’écologie va dans ce sens », explique-t-elle. « Beaucoup de gens sont pour l’écologie, ils seraient ravis de changer de voiture et d’avoir accès aux transports en commun. Mais quand on est smicard ou qu’on ne gagne qu’un peu plus que le SMIC, on ne peut pas avoir de véhicule propre. On habite à la campagne parce qu’on ne peut pas se payer un logement en ville. C’est un déclencheur, mais ça fait longtemps que ceux qui travaillent en ont marre de plus pouvoir payer leurs courses à la fin du mois ».

Nicolas, enseignant à Paris, nous livre son analyse des gilets jaunes : « C’est un mouvement très déterminé, mais quand on regarde la télé, on met en avant les violences pendant les manifs, elles existent oui, mais c’est une réponse à la violence institutionnelle. Il y a des centaines de blessés, des milliers d’arrestations et de gardes à vue, la répression est très violente. L’appel de Luc Ferry au meurtre cette semaine, les gens sont énervés », s’indigne-t-il. « Les gens qui sont là, c’est des gens ordinaires, ce ne se sont pas des gens qui veulent tout casser », poursuit Nicolas.

Cette infirmière de Corbeil-Essonnes pointe du doigt le manque de moyen de nombreux français à qui on demande de réduire leur empreinte écologique. © Simon Mauvieux.

Un peu plus loin, Béatrice, assistante maternelle à Montreuil, abonde. « J’aimerais bien que ce soit calme, que plus de gens puissent manifester. C’est difficile pour les familles de venir, je connais plein de gens qui n’osent pas venir parce qu’ils ont peur. À force de montrer des images de poubelles qui brûlent, ça fait peur aux gens », détaille-t-elle.

8000 gilets jaunes nassés place de l’Étoile

Quelques heures après le début de la marche, le cortège arrive place de l’Étoile. Il est 14 heures quand les premières grenades lacrymogènes sont tirées, alors que la police tente de couper la manifestation en deux, sans grand succès. Les lignes de CRS finissent par reculer pour laisser entrer tout le monde sur le gigantesque rond-point qui encercle l’Arc de Triomphe. Au centre, le monument est protégé par des barrières, une ligne de CRS et quelques blindés de la police. La place se remplit et l’ambiance est festive pendant près d’une demi-heure. La tension finit par monter sans que personne ne sache qui a lancé la première pierre ou la première grenade lacrymogène.

Des dizaines de grenades lacrymogènes ont été lâchées sur la Place de l’Étoile. © Simon Mauvieux

Il est 15 heures place de l’Étoile et l’air est irrespirable. Pendant que des manifestants affrontent la police d’un côté de la place, de l’autre, certains s’occupent. Un petit groupe chante en chœur le Chant des partisans, un autre a créé un semblant de piste de danse, aidé par une énorme sono qui crache de la techno. Ces scènes de liesse sont régulièrement ponctuées par des explosions ou des nuages de gaz. Les chanteurs reculent, et reprennent en chœur.

Pascal, chômeur depuis peu, observe l’agitation de la place avec un ami. Sa mobilisation a commencé sur un rond point, à Chartres, avant de venir tous les samedis à Paris. Et il reviendra. Comme tout le monde ici, Pascal est déterminé. « Au point où on en est, dit-il, il faut une dissolution de l’Assemblée Nationale et du gouvernement, à moins que notre cher président ne voie la lumière en se levant un matin et qu’il change sa politique de A à Z, avec plus de distribution des richesses, mais je n’y crois pas du tout », concède-t-il.

« Il y a de tout dans le mouvement, c’est représentatif de la population française », lance l’homme qui l’accompagne. Militaire, « le devoir de réserve » l’empêche de s’exprimer. Les militaires, lâche-t-il, sont nombreux parmi les gilets jaunes. « On a de la chance d’être du bon côté de la barrière », ironise l’homme, en pointant les CRS qui gardent l’Arc de Triomphe derrière des barrières en métal.

Le bruit des tirs de lanceurs de balles de défense se fait soudainement entendre, sonnant comme une bouteille qu’on débouche. Un homme tombe, laissant sur le trottoir une flaque de sang. Un autre est touché à la jambe.

Un manifestant a été blessé à la tête par un tir de flashball, laissant sur le pavé une flaque de sang. © Simon Mauvieux

« Médics ! » crient des manifestants avant qu’une équipe de médecins n’arrive pour prendre en charge le blessé. La tension retombe, le temps que le blessé soit évacué, puis les manifestants, excédés par l’usage des LBD, se rapprochent des CRS pour les insulter. Un petit groupe s’assoit devant eux, les mains sur la tête, criant aux policiers de baisser leurs armes. De marbre, deux CRS, à quelques mètres d’eux, LBD en joug, ne bronchent pas, et continuent de les viser.

Les gaz lacrymogènes continueront de brûler les yeux et les poumons des gilets jaunes jusqu’à la tombée de la nuit.

Excédés par l’usage des LBD, de nombreux gilets jaunes exhortent les CRS à baisser leurs armes, sans succès. © Simon Mauvieux

Chaque manifestant touché par des flashballs, chaque blessé, chaque coup de matraque participe à faire monter la tension parmi les gilets jaunes. « Ils font exprès de nous gazer », laisse tomber un manifestant qui s’interroge sur l’usage excessif des gaz lacrymogènes.

La banalité de la répression

Un camion à eau s’avance avenue de Wagram. Il est là pour repousser ceux qui tentent de s’approcher du cordon de CRS. Un homme se fait asperger et tombe violemment à terre. Le canon s’arrête. Un groupe de gilets jaunes lui vient en aide pour le faire sortir de là. Ils l’attrapent et sont immédiatement pris pour cible, puis aspergés à leur tour. Les gilets jaunes qui observent la scène réagissent, insultent la police, les traitent de lâches.

À plusieurs reprises, les CRS et la BAC ont chargé sur les manifestants Place de l’Étoile, frappant et arrêtant des manifestants. © Simon Mauvieux

Sarah, assise contre un muret, fume une cigarette, à l‘abri des lacrymogènes et des canons à eau. « On est habitués à la violence, ce n’est pas la première fois. On a l’impression qu’on est vraiment prisonniers en plein air ici, analyse-t-elle. On ne peut pas sortir, on ne peut rien faire ». Animatrice à la ville de Paris, cette libanaise d’origine touche 900 euros par mois. Elle manifeste pour plus d’égalité entre les salaires et pour une baisse des taxes. De là où elle est assise, elle assiste, presque blasée, aux ballets incessants des CRS et des manifestants, qui avancent, reçoivent des gaz, reculent, puis reviennent. « Les gaz, la violence, ça ne me décourage pas, au contraire, ça me donne encore plus envie de revenir manifester », assure-t-elle.

« On est habitués à la violence, ce n’est pas la première fois. On a l’impression qu’on est vraiment prisonniers en plein air ici, analyse-t-elle. On ne peut pas sortir, on ne peut rien faire ».

Un petit groupe de CRS accompagné de policiers en civil, matraque et, LBD à la main, s’avance sur la place, sans que personne ne comprenne le but de la manœuvre. Ils chargent en hurlant et en frappant sur leur bouclier, puis reculent, et finissent par se réfugier avec les policiers restés sous l’Arc de Triomphe.

5000 membres des forces de l’ordre ont été déployés à Paris pour l’acte 9. Des blindés et des camions à eau étaient aussi présents dans la capitale. © Simon Mauvieux

Médias témoins, « médias complices »

« La couverture médiatique, reprend Sarah, ça dépend quelle chaîne, mais en général bof bof. Ils ne disent pas toujours la vérité, ils ne filment pas toujours la réalité. Là, ce qu’il se passe, on se fait gazer par la police, on n’est pas armés, on est peut-être agité, mais on n’est pas dangereux, on ne mérite pas ça et ils ne filment pas ça », lance-t-elle. Au même moment pourtant, de nombreux photographes et vidéastes se font gazer avec les manifestants.

La nuit tombe, une poubelle commence à brûler. Immédiatement, plusieurs journalistes, caméra sur l’épaule, s’approchent et capturent l’image, l’Arc de Triomphe en arrière-plan. Plusieurs gilets jaunes observent la scène, certains insultent les journalistes, d’autres viennent carrément se placer entre les caméras et le feu. À elles seules, ces images illustrent le fossé qui sépare les médias des gilets jaunes, les premiers accusés par les seconds de n’être là que pour montrer la violence. À Rouen, une équipe de LCI a été agressée par plusieurs gilets jaunes, les images ont fait le tour des journaux le lendemain.

« on se fait gazer par la police, on n’est pas armés, on est peut-être agité, mais on n’est pas dangereux, on ne mérite pas ça et ils ne filment pas ça »

Devant l’Arc de Triomphe, des gilets jaunes tentent de fraterniser avec les CRS, barricadés derrière des barrières en métal. L’un d’entre eux essaye d’engager la discussion, un autre prend un selfie. « Toi je t’aime bien », lance un manifestant à un CRS, réussissant à lui décrocher un sourire. «  Tu vois, c’est ça que la presse devrait montrer », lâche un gilet jaune témoin de la scène.

La place se vide petit à petit, ponctuée par quelques tirs de flashballs et plusieurs grenades lacrymogènes. Les gilets jaunes s’en vont en traversant un couloir de CRS. En passant, manifestants et policiers s’observent, se jaugent, presque tentés de se dire « à la semaine prochaine ». L’acte X est déjà dans tous les esprits.

À la nuit tombée, les quelques gilets jaunes restants ont tourné autour de l’Arc de Triomphe, avant de quitter la place. © Simon Mauvieux

Le « grand débat national », une porte de sortie ?

Deux jours après l’Acte IX, le président a joué ses cartes en dévoilant sa Lettre aux Français afin d’amorcer le grand débat national, vu par l’Élysée comme une sortie de crise. Les modalités d’organisation et de participation du débat restent floues. « Ni élection, ni référendum », comme l’a écrit Emmanuel Macron, ni cahier de doléance non plus, personne ne connait la forme qu’il prendra.

Samedi pourtant, une chose était claire, rien ne fera retomber la colère des manifestants, si ce n’est un changement drastique de politique, en faveur des plus pauvres, une baisse des taxes et l’abrogation des privilèges, pour les élus et les grandes entreprises notamment. Ce sont bien les questions d’impôts et d’inégalités qui mobilisent les gilets jaunes.

Emmanuel Macron l’a annoncé d’emblée, l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) ne sera pas discuté. Pourtant pierre angulaire de la colère des gilets jaunes, la suppression de cet impôt a été perçu comme un signe d’acharnement contre les classes populaires, comme le signe du deux poids deux mesures, le symbole des privilèges accordés aux riches. Débattre, proposer des idées, les gilets jaunes le font dans la rue depuis près de deux mois. Et dans la rue, Emmanuel Macron n’est plus écouté, il a perdu tout son crédit. Difficile dans ce contexte d’imaginer que ce grand débat national pourrait faire consensus et devenir une plateforme pour les revendications des gilets jaunes.

Le référendum d’initiative citoyenne (RIC) est l’une des principales revendications des gilets jaunes. © Simon Mauvieux

Nicolas, enseignant et gilet jaune, croisé samedi place de la Bastille, résumait en ces mots l’état d’esprit des manifestants : « Il y a plein de gens qui pensent que la société ne peut plus continuer comme avant, qu’on a besoin de changement. Si ce mouvement a cette force aujourd’hui, cette détermination, c’est parce que les gens ne vont pas se satisfaire de quelques revendications. Il y a le pouvoir d’achat, le SMIC, l’évasion fiscale, reprendre l’argent donné au travers du CICE, de l’ISF aux plus riches et rétablir l’argent pour les services publics. Ces revendications sont fortes et vont très loin et tout le monde comprend que dans le système politique actuel, ce n’est plus possible. C’est pour ça qu’il y a les revendications sur le RIC et d’autres revendications sur l’organisation démocratique à la base de la société. »

Les institutions et la démocratie sont largement critiquées dans les manifestations. Or en sortant de son chapeau ce grand débat, sorte de consultation à l’échelle de la France, Emmanuel Macron ne vient pas répondre à l’aspiration citoyenne des gilets jaunes. Mesure d’exception, ce débat n’apportera pas ce changement profond exigé par la rue depuis le 17 novembre.

Sur France Inter lundi matin, le ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer y est allé de sa petite phrase provocatrice. « Aujourd’hui, a-t-il dit, on n’a plus besoin de ces manifestants, mais de débattre de manière démocratique et républicaine ». Le ton est donné, et annonce d’ores et déjà que le grand débat national ne fera que creuser les antagonismes sociaux réveillés par ces mois de mobilisation intense.

Crédits photo : ©Simon Mauvieux

100 milliards d’euros : ce que coûte chaque année la pollution à la France

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Tandis que les pics de pollution atmosphériques sont désormais récurrents dans de nombreuses villes françaises, les autorités, qui en connaissent le coût démesuré pour la santé publique et l’environnement, sont réticentes à mettre en place des mesures décisives pour les combattre.

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Les ours blancs débarquent à l’enseigne 

Un peu moins d’un an après le triomphe symbolique de nos gouvernants à la COP21, le spectre du changement climatique se fait plus menaçant que jamais. Pendant tout le mois de décembre, une horde d’ours polaires avaient quitté (ou fui?) leur banquise pour venir folâtrer dans les rayons du magasin de luxe parisien l’Enseigne. Très jolie à voir, la présentation commençait par un globe terrestre dont la banquise couvrait une très grande partie du pôle nord. Ironie ? Car derrière ce conte pour enfants se cache la réalité : 2016 pulvérise les records de fonte de la banquise, avec des anomalies de température montant jusqu’à 18°C aux pôles le 22 décembre.

Pics de pollution dans toutes les grandes villes françaises

Sans parler des conséquences catastrophiques sur la libération de méthane avec le dégel annoncé du permafrost, remontons à la cause majeure de ce grignotage : les émissions de gaz à effet de serre. Le mérite des pics de pollution, si l’on peut dire, est de nous rappeler que notre modèle énergétique fondé-sur-le-nucléaire-qui-n’émet-pas-de-gaz-à-effets-de-serre est un modèle très carboné.

Pic de pollution le 7 décembre (franceinter.fr)
Pic de pollution le 7 décembre

Culotté, le sorcier Sarkozy pour rejetait la faute sur la charbonnière Merkel : “Quand je vois que les allemands viennent de rouvrir toutes leurs centrales à charbon qui envoient leurs particules jusqu’à Paris qui nous inondent…” avait-il osé déclarer. Certes, le charbon fournit 40 % de l’électricité allemande, contre un tiers pour l’ensemble des sources renouvelables. Mais le lien de cause à effet avec la pollution aux particules fines est plus que douteux. En effet, l’un des principaux émetteurs de ces particules, c’est le moteur à diesel. Or, la France est championne du diesel en Europe : l’INSEE a d’ailleurs relevé une augmentation récente de la part des véhicules diesel dans le parc automobile français (de 59,2 % à 62,4 % entre 2012 et 2015). De toute façon, même un collégien peu dégourdi serait capable en regardant une carte comme celle-ci (situation au 7 décembre) d’en tirer un constat simple : les poches de particules fines ont une tendance assez nette à se concentrer sur les grandes agglomérations.

L’effet boule de neige

Une pincée de campagne, une pincée de ville, résultat explosif (asso.airparif.fr)
Une pincée de campagne, une pincée de ville, résultat explosif 

Parmi les grands méchants pollueurs, on ne présente plus le méthane, issu de la digestion des bovins notamment. : son effet de serre est 23 fois plus puissant que celui du CO2. Le dioxyde d’azote est lui impliqué dans de nombreux scandales industriels (dernier en date chez le constructeur automobile Fiat Chrysler). Mais saviez-vous que l’ammoniac, qu’on trouve dans les nettoyants industriels à l’odeur insupportable, est lui aussi un polluant atmosphérique de premier ordre ? Ce composé, qui permet aux végétaux d’incorporer l’azote contenu dans l’atmosphère, est essentiellement émis par les engrais industriels, et le stockage du lisier, émis lui-même par l’élevage (surtout l’élevage intensif, avec les problèmes d’algues vertes qu’on lui connaît). Comme quoi, Angela n’est pas la source de tous nos maux, même si l’Europe se passerait bien volontiers de l’industrie charbonnière allemande.

 

 

Une facture très salée : des dizaines de milliards d’euros qui partent… en fumée

Pour essayer d’éclaircir le préjudice sanitaire et donc économique de la saturation de l’air en saloperies diverses et variées, une commission d’enquête sénatoriale a rendu public un rapport intitulé “Pollution de l’air : le coût de l’inaction” (juillet 2015). Spoil alert : les conclusions sont accablantes.

Il s’agissait, selon Mme Leïla Aïchi, sénatrice de Paris, de prendre en compte non seulement les répercussions des épisodes spectaculaires de pollution, mais aussi et surtout la pollution dite “de fond” : celle que les professionnels de santé rattachent à diverses maladies respiratoires (bronchopneumopathie obstructive, cancers du poumon….), cardiaques (infarctus, entre autres ), mais aussi, par un effet de prévalence, à la maladie d’Alzheimer et à l’obésité. La même qui endommage la biodiversité, défigure les bâtiments et contamine l’eau.

Première conclusion : la “faiblesse de la mobilisation de l’Etat face à un enjeu qui est durablement inscrit au premier rang des préoccupations de nos concitoyens“. Ensuite : le résultat de l’ “effet cocktail” des différents polluants, peut être évalué, en ajoutant les coûts non sanitaires (baisse des rendements agricoles, dégradation des bâtiments, etc.) aux coûts sanitaires, à hauteur de 68 à 97 milliards d’euros. Pas dans le monde, pas en Europe, en France. Et le bénéfice net de la lutte contre la pollution de l’air tourne quant à lui autour de 11 milliards d’euros par an, ce qui est tout aussi astronomique.

Mode d’emploi pour le grand nettoyage

Bien sûr, il nous faut des fables d’ours polaires facétieux pour ne pas sombrer dans le défaitisme face au réchauffement du climat, à l’acidification des océans, à l’effondrement de la biodiversité, à la chute de la fertilité des sols… et au cynisme des grandes entreprises. Mais il faut transformer l’essai esthétique en pratiques responsables.

En jetant un œil aux recommandations du rapport, les amateurs de mesures concrètes et vraiment ambitieuses resteront sur leur faim. Mise en place d’une fiscalité écologique sans risquer le “fiasco” de l’écotaxe, mieux coordonner les plans nationaux, les schémas régionaux et les plans de protection de l’atmosphère, favoriser l’innovation, accompagner les acteurs (TPE, PME) dans leur transition vers des activités non polluantes grâce à BPI France, ou encore promouvoir le coworking et le télé-travail : c’est jouer petit bras, dans la mesure où il s’agit pour l’essentiel de revendications qui ne seront pas entendues par le pouvoir en place, ou qui seront traduites qu’en termes de “recommandations” sans réel pouvoir de contrainte, morale et juridique.

La responsabilité du diesel n’est plus à démontrer : dès maintenant, il faut contraindre les industriels automobiles à organiser très rapidement l’après-diesel. Par exemple en sanctionnant très sévèrement les tricheurs (ex. Vökswagengate), en durcissant le système bonus-malus tout en organisant la possibilité, afin de ne pas créer davantage d’injustices sociales, pour les propriétaires de véhicules diesel de pouvoir se tourner à peu de frais vers des véhicules hybrides ou électriques, en sautant la case essence, et donc en boostant l’actuelle prime à la conversion. En matière de pollution de l’air intérieur, il faut tout simplement bannir les solvants et métaux lourds soupçonnés de nuire, surtout en synergie, à la santé.

De même, la nécessité d’une transition du modèle agricole productiviste actuel vers un modèle écologique (agroécologie, permaculture, fermes polyvalentes), soulevée timidement par le rapport, passe nécessairement par l’arrêt des subventions massives accordées aux méga-exploitations et leur affectation à la création de dizaines de milliers d’exploitations intensives en main d’oeuvre, afin de les réorienter vers une agriculture socialement responsable L’accompagnement pédagogique des citoyens doit lui aussi être ambitieux, à l’école, dans les médias ou sur le lieu de travail, à propos de la nécessité de réduire la part des protéines carnées dans notre alimentation, et en matière d’éco-responsabilité en général.

Histoire, au moins, de pouvoir regarder les vrais ours polaires sans frémir de honte.

Crédits photos :

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  • franceinter.fr
  • asso.airparif.fr
  • Patrick Kovarik-AFP (bfmtv.com)