La stratégie de Sanders face aux premières reculades de Biden

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Radicaux dans ses propositions, Bernie Sanders l’est moins dans sa stratégie. Refusant d’attaquer Joe Biden depuis la victoire de ce dernier aux primaires démocrates, il tente à présent d’influer sur l’orientation de la nouvelle administration, truffée de lobbyistes et de promoteurs d’une économie de marché dérégulée. Sa stratégie se révèle-t-elle payante pour autant ? Si plusieurs mesures, essentiellement symboliques, ont été prises par Joe Biden, elles sont loin d’avoir entamé le consensus néolibéral – dont le nouveau président fut jusqu’à présent un promoteur aux États-Unis. Tandis que d’aucuns louent Joe Biden pour avoir mis fin à l’orientation climatosceptique du gouvernement précédent, d’autres font observer qu’il fait déjà marche arrière sur plusieurs promesses phares de sa campagne – plan de relance ou augmentation du salaire minimum, entre autres.

Pour une analyse de la composition du gouvernement Biden-Harris, lire sur LVSL l’article de Politicoboy : « Administration Biden, le retour du consensus néolibéral ».

Avril 2020, Bernie Sanders jette l’éponge à la primaire démocrate après avoir perdu le Super Tuesday face à un Joe Biden fragile mais dopé par la machine du parti. La situation sanitaire s’aggrave aux États-Unis, le sénateur du Vermont en prend très vite la mesure et ne souhaite pas mettre en danger ses militants lors de rassemblements ou de séances de porte à porte alors que le combat est déjà perdu. Très vite, il décide d’apporter son soutien à son ancien rival, qu’il qualifie « d’homme honnête » pour combattre « le président le plus dangereux de l’histoire ». En 2016, Bernie Sanders avait fait campagne jusqu’à la dernière primaire qui se déroulait à Washington D.C. La déception dans les rangs de la gauche américaine est palpable. Joe Biden semble n’avoir pour principaux arguments que le fait de ne pas être Donald Trump et celui d’avoir été le vice-président de Barack Obama. Absolument rien de la candidature du démocrate, hormis l’opposition au président Trump, ne peut entraîner l’adhésion des militants les plus politisés.

Bernie Sanders, bien conscient du danger d’une démobilisation de son électorat en novembre, prend les choses en main et négocie avec lui la mise en place d’une équipe mêlant progressistes et centristes afin de co-construire le programme du candidat démocrate. Jusque-là très critique de la passivité du candidat de l’establishment, Alexandria Ocasio-Cortez est invitée à y participer. Ce travail d’équipe est une réussite tant d’un point de vue stratégique que programmatique. Il en découle un ensemble de propositions plus ambitieuses, en particulier sur la thématique de l’environnement avec un plan pour le climat et la transition énergétique évalué à 2 000 milliards de dollars ou encore le travail avec la promesse d’une hausse du salaire horaire minimum à 15 dollars pour tous les Américains et d’un congé payé de 12 semaines en cas de naissance ou de maladie. Ce travail commun crée une dynamique nouvelle et un début d’unité autour de Joe Biden dans le camp démocrate. Il y a fort à parier que sans l’intervention de Bernie Sanders, rien n’aurait été fait pour retravailler les propositions de celui qui devrait faire face à la machine de guerre Trump quelques mois plus tard. En optant pour la collaboration, le sénateur du Vermont se protège de toute critique de l’establishment. Recycle-t-il pour autant une partie de son programme ?

L’entrisme : une stratégie nécessaire pour la gauche américaine ?

Cet entrisme, mené par la principale figure de la gauche américaine, est nécessaire dans un système politique favorisant le bipartisme. Faire cavalier seul revient à perdre automatiquement l’élection présidentielle ainsi que les élections pour le Congrès. C’est aussi faire perdre le Parti démocrate et risquer de voir une vague conservatrice déferler sur Washington. Ce constat est partagé par des organisations politiques de gauche telles que les Democratic Socialist of America (DSA) dont est issue Ocasio-Cortez. À défaut de pouvoir être une réelle force politique indépendante, la gauche tente d’influer l’orientation politique du Parti démocrate. Le passage par ce dernier pour mettre en œuvre une politique de gauche sociale présente au moins deux avantages : un poids réel dans la vie politique américaine et une véritable force de frappe pour les élections, du point de vue de la communication et de la mobilisation.

Si l’entrisme n’a pas toujours été une réussite au cours de l’histoire politique de la gauche, il semble que cette stratégie ait porté ses fruits ces dernières années aux États-Unis. La percée de Bernie Sanders en 2016 pourrait être considérée comme l’élément fondateur du renouveau de la gauche américaine. Indépendant au Sénat mais affilié au Parti démocrate à la primaire de 2016, il réussit l’exploit de challenger Hillary Clinton grâce à une large mobilisation de terrain et des levées de fonds gigantesques, composées uniquement de petits dons de particuliers. Cette percée a permis de donner une large visibilité aux idées du sénateur du Vermont, telles que la hausse du salaire horaire minimum fédéral à 15 dollars ou le programme d’assurance santé public Medicare For All.

La victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle, quelques mois plus tard, a mis en lumière la nécessité pour le Parti démocrate de revoir en profondeur sa copie et a validé les alertes successives émises par Bernie Sanders sur l’orientation néolibérale des politiques proposées par l’establishment. Voyant que la défaite face au milliardaire n’était pas suffisante pour provoquer des changements de logiciel, il a participé, avec des organisations militantes de terrain comme le Sunrise Movement, à la mise en place de contre-candidatures aux primaires démocrates post-élection de mi-mandat pour le Congrès. C’est ainsi qu’Alexandria Ocasio-Cortez, Ayanna Pressley ou encore Rashida Tlaib ont créé la surprise lors des midterms de 2018 en sortant victorieuses face aux candidatures centristes du parti. Particulièrement douées pour l’utilisation des réseaux sociaux, elles ont contribué à la diffusion d’idées progressistes dans l’électorat démocrate, notamment chez les plus jeunes militants, et ainsi bousculé les ténors du Parti démocrate au Congrès.

Une entrée en matière essentiellement cosmétique de Joe Biden

La victoire de Joe Biden à l’élection présidentielle, le maintien de la Chambre des représentants et la reprise du Sénat étaient nécessaires pour assurer les coudées franches aux démocrates. Le 3 novembre, les deux premières conditions sont remplies et les élections sénatoriales de Géorgie, remportées à la surprise générale par le Parti démocrate, lui offrent une position, idéale dans les faits, de contrôle du pouvoir exécutif et législatif.

Présentées comme progressistes voire révolutionnaires par la presse, les mesures prises par Joe Biden depuis son investiture dans le domaine socio-économique n’érodent en réalité aucunement le statu quo néolibéral.

Si elle est fragile, tant les majorités au Congrès sont faibles, elle permet tout de même d’envisager des avancées politiques lors des deux premières années de la présidence Biden. Joe Biden a-t-il mesuré l’importance d’un changement de cap radical en cette période de crise sanitaire, économique et démocratique ? Peu de temps avant d’entrer à la Maison-Blanche il met sur la table la proposition d’un grand plan de relance de 1 900 milliards de dollars comprenant un soutien financier, suivant le principe de la monnaie hélicoptère, de 1 400 dollars pour chaque Américain gagnant moins de 75 000 dollars par an. Joe Biden va même jusqu’à déclarer qu’au vu des circonstances, il n’est plus nécessaire de regarder les déficits et l’endettement. Cette prise de position est immédiatement soutenue par Bernie Sanders.

Dès son investiture, il présente une série de mesures exécutives afin d’agir au plus vite et ne pas reproduire l’attentisme de Barack Obama, douze ans plus tôt. Après deux jours et demi de mandat, vingt-neuf décrets sont signés de la main du nouveau président. Quel bilan peut-on en tirer ?

Sur le plan symbolique et sociétal, la rupture avec l’orientation climatosceptique du gouvernement de Donald Trump est nette. Retour des États-Unis dans l’accord de Paris sur le climat, dans l’Organisation mondiale de la santé (OMS), fin du muslim ban ou encore renouvellement du soutien au programme d’immigration DACA : plusieurs promesses clefs de sa campagne ont rapidement été mises en place.

Qu’en est-il du domaine socio-économique ? Plan de relance, hausse des salaires horaires à 15 dollars de l’heure, aide alimentaire pour les familles dont les enfants ne vont plus à la cantine, moratoire sur les expulsions de logement et le paiement des prêts fédéraux étudiants jusqu’en septembre… en apparence, le tournant est également significatif. De nouvelles règles éthiques pour les membres du gouvernement sont par ailleurs établies, comme l’interdiction d’exercer une profession de lobbyiste pendant deux ans suivant un départ de l’administration. Enfin, autre mesure notable, Joe Biden réactive le Defense Production Act, permettant ainsi de réquisitionner des entreprises du secteur industriel pour faire face aux besoins d’équipements sanitaires. Cette liste non exhaustive met en lumière la nécessité pour Joe Biden d’écouter sa base. Bernie Sanders s’en félicite : « Nous allons pousser le président aussi loin que possible, mais étant donné qu’il est en fonction depuis moins d’une semaine, je pense qu’il est sur un bon départ ».

Si les violons sont officiellement accordés entre le président et le leader de l’aile progressiste, une analyse attentive de ces mesures socio-économiques les font cependant apparaître comme des coups de communication aux effets peu contraignants, visant avant tout à marquer la rupture avec Donald Trump. Plus important encore : Joe Biden joue l’ambiguïté sur plusieurs de ses promesses les plus importantes en la matière.

L’éternel persistance du statu quo ?

Malgré les récentes mains tendues de Joe Biden envers son aile gauche, Bernie Sanders reste sceptique : « Je vais être très clair : si nous n’améliorons pas significativement la vie du peuple américain cette année, les Démocrates seront anéantis lors des élections de mi-mandat de 2022 ». Le sénateur américain a de quoi être inquiet. En effet, l’équipe gouvernementale de Joe Biden est composée majoritairement d’hommes politiques proches de l’establishment et jusque-là peu enclins à réformer le pays par le biais de mesures sociales et économiques ambitieuses. On peut ici s’interroger sur l’impact réel des mesures éthiques prises par cette même administration Biden pour lutter contre la collusion entre lobbyistes et décideurs politiques.

L’opposition des Républicains au Congrès pourrait être féroce et compliquer grandement la tâche du président…qui a déclaré à plusieurs reprises être en quête d’un consensus bipartisan. Un air de déjà-vu : peu après son élection, Barack Obama avait refusé d’attaquer de front le Parti républicain sur les enjeux sociaux-économiques, et revu à la baisse les mesures les plus ambitieuses de son programme. De quoi accréditer l’analyse selon laquelle un même consensus néolibéral règne en maître au sein des deux partis ?

La plupart des mesures présentées comme progressistes prises par Joe Biden, apparaissent en réalité déjà comme des subterfuges. La proposition d’un chèque de 1 400 dollars aux citoyens modestes constitue une marche arrière par rapport à la promesse de 2 000 dollars, affichée pendant la campagne. La frange la plus libérale du Parti démocrate pousse également en faveur d’un abaissement du seuil d’éligibilité à 50.000 dollars par an pour bénéficier de cette mesure – ce qui restreindrait le nombre d’Américains bénéficiant de cette mesure par rapport à la présidence Trump.

L’application de la promesse de Joe Biden visant à relever à 15 dollars de l’heure le salaire minimum apparaît tout autant sujette à caution. Si tant est que cette mesure soit approuvée par le Congrès, son application sera étalée dans le temps jusqu’en 2025, sans garantie qu’elle arrive à son terme. Joe Biden lui-même s’est déclaré sceptique quant à la possibilité de l’adoption d’une telle mesure en temps de coronavirus.

Les mesures prises sur les dettes étudiantes et les expulsions de logements ont également de quoi laisser sceptique. Alors que la dette étudiante avoisine les 1,5 trillions de dollars et provoque l’inquiétude des analystes financiers les plus orthodoxes du fait de la bulle qu’elle constitue, Joe Biden se contente de répondre par de quelques mesures palliatives. Il prévoit d’étendre le moratoire sur le paiement des dettes étudiantes édicté par le précédent gouvernement et d’assurer le paiement d’un certain nombre – limité – de créances par le gouvernement fédéral. Quand aux mesures sur les expulsions locatives, Joe Biden se contente d’étendre celles prises par l’administration antérieure.

Il faudrait également mentionner, entre autres sujets qui provoquent l’ire des militants les plus radicaux, les signaux faibles du soutien de Joe Biden à un plan d’assurance maladie bien plus libéral que celui promis lors de la campagne – qui mettrait de côté l’option publique au profit du secteur assurantiel privé.

Présentées comme progressistes voire révolutionnaires par la presse, les mesures prises par Joe Biden depuis son investiture dans le domaine socio-économique n’érodent donc aucunement le statu quo néolibéral. Relevant souvent du symbole, se contentant parfois de prolonger les directives de l’administration antérieure, elles s’apparentent à des mesures conjoncturelles prises en temps de crise et visant à sauver un système économique sans en questionner les fondements.

Bernie Sanders devra donc continuer à faire le pont entre les deux franges démocrates. La tâche s’annonce compliquée pour lui avec d’un côté la pression à exercer sur l’establishment et de l’autre, la modération à imposer aux élus les plus radicaux. Une chose est sûre, plus que jamais, Bernie Sanders est devenu un rouage essentiel du Parti démocrate. La question de savoir si cette stratégie finira par accoucher de quelques résultats reste ouverte.

Le Green New Deal de Bernie Sanders pourrait-il entraîner une révolution verte mondiale ?

En lice pour l’investiture démocrate pour les prochaines présidentielles américaines, le candidat Bernie Sanders s’illustre par sa proposition de Green New Deal : un grand plan de relance centré sur l’équité et la justice climatique. À l’heure où l’enjeu écologique est au cœur des préoccupations mondiales, un programme aussi ambitieux – que nous analysons succinctement – peut permettre de faire pencher la balance envers le sénateur du Vermont, mais aussi d’imaginer un tournant global pour l’ensemble de l’humanité en cas de victoire contre Donald Trump. 


Le feu en Australie, la neige au Texas, la fonte des glaces au Groenland… Ces dernières semaines ont été marquées par des événements climatiques extraordinaires à travers le globe, désormais toujours plus fréquents. Conscients de cette réalité, les candidats à la primaire démocrate, qui désignera le futur opposant démocrate à Donald Trump pour les élections présidentielles de septembre prochain, se sont saisis de cette problématique. Alors que s’ouvriront bientôt les premiers caucus, l’enjeu écologique semble bien parti pour occuper une place de choix dans les critères des électeurs. À plus long terme, la centralité de la thématique peut être un atout majeur face au président sortant, faible sur la question climatique, et, pourquoi pas, la force propulsive d’une prise de conscience globale de l’humanité. Pour l’instant, c’est le candidat « démocrate-socialiste » Bernie Sanders qui s’illustre particulièrement dans le domaine, avec un plan politique ambitieux, le désormais fameux « Green New Deal ». Quels en sont les tenants et les aboutissants ?

Le Green New Deal 2.0

L’idée du Green New Deal part d’un constat : le changement climatique met en péril l’espèce humaine et sa capacité à vivre dans de bonnes conditions sur la planète. La réponse doit donc nécessairement être la mise en place d’une vaste politique, de manière à combattre le changement climatique et rendre la société plus soutenable. Si Bernie Sanders faisait déjà figure de pionnier dans sa volonté d’instaurer une véritable politique écologique lors des dernières primaires démocrates de 2015, perdues face à Hillary Clinton, il a désormais affiné sa pensée. À partir du modèle du New Deal, un vaste plan d’investissement lancé par Franklin Roosevelt en 1933 contre la Grande Dépression, il développe, aux côtés d’une nouvelle génération de démocrates-socialistes, à l’image d’Alexandria Ocasio-Cortez, un vaste programme qui comporte plusieurs volets. En tout, c’est 16 400 milliards qui seront consacrés au Green New Deal, un budget bien supérieur à ceux de ses opposants à l’investiture. Comme le précise Pavlina Tcherneva, conseillère économique de Bernie Sanders, dans l’entretien que nous avons réalisé, ce projet comprend à la fois des politiques industrielles, de transition vers des énergies renouvelables, des politiques sociales, avec notamment la mise en place d’une couverture universelle, que des politiques de logement, véritable problématique aux Etats-Unis. L’idée est ici de sortir complètement du modèle actuel, qui est à la fois climaticide, mais aussi injuste et inégalitaire, pour se diriger vers une société socialement, écologiquement et économiquement viable.

Le programme de Bernie Sanders repose sur une doctrine que l’on pourrait considérer comme éco-socialiste [1]. Il a articulé son Green New Deal [2] autour de plusieurs grands axes :

  • Transition vers 100% d’énergies renouvelables d’ici 2030 : une sortie totale des énergies fossiles dans les domaines de l’électricité et des transports. 526 millions de dollars seront consacrés à la recherche et au développement d’un réseau les plus respectueux de l’environnement possible, avec comme objectif de combler 100% des besoins énergétiques de la nation.
  • Création de 20 millions d’emplois nécessaires dans le domaine de la transition écologique afin de réduire le chômage de masse, et inclure toutes les populations dans cette transformation. Des créations d’emplois sont prévues dans des domaines aussi larges que l’agriculture, la fabrication de voiture électriques, la rénovation et la construction de logements et autres infrastructures.
  • Garantir une reconversion professionnelle pour les travailleurs des industries fossiles en investissant 1,3 milliards de dollars dans la formation, des pensions égales aux salaires perçues précédemment, une protection sociale et médicale afin de limiter les coûts d’un tel changement. 
  • Développement d’une justice autour des questions climatiques pour protéger les personnes les plus vulnérables aux impacts climatiques, reconstruire des infrastructures, ou encore construire des logements pour garantir un logement décent, et plus respectueux de l’environnement, à toute la population.
  • Se placer en position de leader de la transition écologique au niveau mondial en rejoignant les accords de Paris, créer et investir 200 milliards de dollars dans le Green Climate Found, et négocier la baisse des émissions avec les pays les plus industrialisés.

Des adversaires moins ambitieux, mais également très présents sur le dossier écologique

Du côté de ses adversaires, la volonté d’une transition verte de cette ampleur reste plutôt timide. Le centriste Joe Biden, principal opposant à l’investiture du sénateur socialiste, appelle à une Clean Energy Revolution and Environmental Justice. Ce plan prévoit la réduction des émissions de gaz à effet de serre, pour atteindre l’objectif des 0%, mais aussi 100% d’énergies renouvelables d’ici 2050. En parallèle, des fonds devraient être débloqués en faveur de la construction d’infrastructures plus propres, mais aussi la rénovation d’immeubles et résidences fortement énergivore. Sur le plan international, à l’instar de Bernie Sanders, Biden souhaite mettre les États-Unis au centre de la bataille contre le changement climatique, notamment en intégrant à nouveau les Accords de Paris, mais également en mettant en place des traités internationaux en faveur de la protection de l’environnement.

Elisabeth Warren, pour sa part, soutient également un Green New Deal, pour lequel elle a milité aux côtés d’Ocasio-Cortez, quand il a été présenté devant le Sénat. Celui-ci reste néanmoins beaucoup moins abouti que celui de son concurrent démocrate-socialiste. Il est ainsi présenté comme un plan d’investissement en faveur de la transition énergétique, avec objectif de se tourner vers des énergies renouvelables à 100% d’ici les années 2030, et la baisse drastique des émissions de CO2. Néanmoins, si elle parle effectivement de la création de 10 millions de green jobs, aucun détail n’est donné sur les domaines impactés, mais également sur la potentielle volonté, d’entamer une politique de reconversion des ouvriers des industries polluantes par exemple. Pas un mot non plus sur d’éventuels investissements en matière sociale pour garantir une certaine justice climatique.

Seulement, face à la menace que représente candidat socialiste, une figure assez inattendue a fait une percé dans le caucus de l’Iowa. Crédité de 15,4% [3] à la veille du vote, le “Macron américain”, a finalement devancé Bernie Sanders, s’imposant 26,2% contre 26,1% [4]. Mais, à l’instar de son adversaire Michael Bloomberg, le candidat centriste propose un plan écologique qui reste très peu ambitieux, dont les conséquences désastreuses. Ils se contentent ainsi d’objectifs de baisse d’émission et de transition vers des énergies vertes d’ici 2050, d’investissements dans la recherche et l’innovation et de ratification des accords de Paris. Néanmoins, contrairement aux autres, est leur volonté partagée de créer une assurance pour les victimes d’événements liés aux changements climatiques, comme l’ouragan Katrina, qui, en plus de faire de nombreuses victimes, avaient créé d’énormes dégâts matériels.

La contre-attaque de l’establishment 

Il faut dire que ces deux derniers candidats, et plus particulièrement Pete Buttiegeg depuis sa récente percée, représentent peut-être le dernier barrage pour empêcher Bernie Sanders d’obtenir l’investiture. Avec un programme fortement ancré à gauche, qu’il décrit lui même comme “socialiste” dans un pays qui a longtemps considéré ce terme comme un anathème, le sénateur du Vermont menace toute la stabilité politique d’un pays, et met en péril le développement de certains secteurs économiques clés, dont les énergies fossiles, génératrice de quantité suffisante pour garantir une indépendance énergétique. Ses promesses de transition vers une énergie renouvelable à hauteur de 100% dès 2030, taxer les industries fossiles à hauteur de leur pollution, et ou encore couper toutes les subventions dans ce domaine, risquent de compromettre les bénéfices de ces secteurs. Du côté de la finance, la peur est de mise avec celui qui pourrait devenir leur “pire cauchemar”, puisque plusieurs annonces, dont la création de l’assurance maladie pour tous, Medicare for All, ou encore la généralisation d’un service minimum autour de 15 dollars de l’heure, pourraient créer une certaine instabilité sur les marchés. Il faut s’attendre, si les bons résultats de Sanders se confirment aux primaires démocrates, à une contre-attaque violente de l’establishement, et notamment des grandes firmes transnationales, principales responsables de la crise écologique, qui, sous de grands discours greenwashés, accueillent avec méfiance la construction d’un front écologiste, qui implique nécessairement une forme de décroissance. 

Néanmoins, les candidats ne peuvent faire l’impasse sur la question écologique, qui n’a jamais été aussi importante pour l’opinion publique. Ainsi, d’après des sondages réalisés en 2019, 51% de la population étatsunienne se dit inquiète pour le changement climatique, un chiffre qui atteint 77% chez les votants démocrates. Un chiffre important dans la population jeune, de 18 à 29 ans, qui se sent concernée à hauteur de 67%. Avoir un programme écologique radical, comme le propose le sénateur, permettrait ainsi, d’une part de répondre aux inquiétudes de la population, mais aussi, de faire revenir aux urnes ces populations souvent éloignées de la politique, d’autant plus dans le système bi-partisan étasunien, que sont les jeunes et les abstentionnistes.

Ce que la victoire de Bernie Sanders pourrait changer

De fait, nul politicien ne peut ignorer l’ampleur de la catastrophe. Selon le GIEC [5], il faut considérablement changer ses manières de produire d’ici 2030, au risque de voir des conséquences irréversibles sur l’environnement. Dans cette course contre la montre, les États-Unis peuvent jouer un grand rôle, car ils stagnent à la deuxième place des plus gros pollueurs du monde, derrière la Chine [6]. L’investiture du premier sénateur socialiste représente un réel espoir, d’autant plus que selon les sondages [7], il est le candidat démocrate le plus susceptible de battre Donald Trump, ouvertement climatosceptique, dont la politique a déjà eu des conséquences sur l’environnement [8]. Depuis son arrivée à la tête du pays en 2017, le président américain a levé, par exemple, toutes les restrictions concernant l’exploitation du gaz de schiste et du pétrole, ce qui a certes fait exploser leurs productions, mais surtout causé des dégâts considérables sur l’environnement. L’élection de Bernie Sanders, avec un programme à contre-pied de l’actuel président, pourrait marquer un tournant radical dans les politiques mondiales, autant en matière économique, sociale, que climatique.

En se plaçant à la tête d’une grande révolution verte, Sanders prendrait la tête en matière de politique environnementale, et pourrait ainsi pousser d’autres grandes puissances occidentales à lui emboîter le pas. C’est d’ores et déjà le cas dans plusieurs pays européens, où l’idée d’un Green New Deal For Europe fait son chemin, visant à obliger la Banque Centrale Européenne à débloquer des fonds pour investir dans des infrastructures plus respectueuses de l’environnement – un programme qui pourrait poser la question de la compatibilité entre un agenda écologiste et les institutions européennes actuelles. Dans le même temps, le chef de l’opposition britannique, Jeremy Corbyn, milite en faveur d’une Green industrial Revolution [9], un plan d’investissement de transition écologique et social, inspiré par celui de son allié américain.

À l’aube d’une recomposition totale de l’ordre économique, dans laquelle la Chine convoite la place de première puissance mondiale occupée par les États-Unis, le changement de paradigme idéologique en faveur de la lutte contre le changement climatique poussera cette dernière à se placer en tant que pionnière dans ce domaine. Ainsi, ils pourraient mettre en place toutes sortes d’outils contraignants, à l’instar de sanctions financières, ou d’interdictions d’importations lors de non-respect de normes environnementales.

Enfin, le Green New Deal pourrait surtout pousser à un changement radical vers la sortie du paradigme libéral. Plus le temps avance, plus les liens entre la crise écologique et la crise économique semblent évidents. L’élection de Sanders pourrait faire apparaître au grand jour les liens entre le néolibéralisme et la crise écologique, les intérêts du système oligarchique actuel et la passivité des gouvernements face à la destruction de la planète. . Les inégalités économiques engendrent le plus souvent une exposition encore plus grande aux problèmes des changements climatiques, mais rendent également impossible toute volonté d’amélioration des comportements. De ce fait, il est important de juxtaposer des politiques de transition écologiques, et le retour à un État social fort, permettant à chacun de prendre sa place dans ce mécanisme [10].

Contre toute attente, la révolution verte pourrait venir d’un des pays maître en matière de pollution, et pourrait rabattre toutes les logiques économiques, et sociales mises en place. Et tout cet espoir repose entre les mains d’une personne, Bernie Sanders. Tout l’enjeu pour la suite reste de savoir la réponse à la percée du candidat socialiste et la réaction de l’establishment démocrate, de la finance ainsi que des lobbies en cas de victoire du sénateur du Vermont. Une question qui se posera finalement à l’échelle mondiale, si tant est que la brèche s’ouvre outre Atlantique. 

 

 

[1] Pierre-Louis Poyau, L’écosocialisme : qu’est-ce donc ? https://www.revue-ballast.fr/lecosocialisme/

[2] Bernie Sanders, The Green New Deal https://berniesanders.com/issues/green-new-deal/

[3] Louis Tanka, Sanders, Biden, Warren, Buttigieg: qui domine les sondages chez les démocrates? 

[4] https://www.nytimes.com/interactive/2020/02/04/us/elections/results-iowa-caucus.html

[5] Rapport spécial du GIEC sur le réchauffement planétaire de 1,5 °C https://public.wmo.int/fr/ressources/bulletin/rapport-sp%C3%A9cial-du-giec-sur-le-r%C3%A9chauffement-plan%C3%A9taire-de-15-%C2%B0c

[6] https://fr.statista.com/statistiques/732709/emissions-dioxyde-de-carbone-etats-unis/

[7]https://www.realclearpolitics.com/epolls/2020/president/us/general_election_trump_vs_sanders-6250.html

[8] Yona Helaoua, L’exploitation du gaz de schiste dévaste les États-Unis https://reporterre.net/L-exploitation-du-gaz-de-schiste-devaste-les-Etats-Unis

[9] https://labour.org.uk/manifesto/a-green-industrial-revolution/

[10] Pierre Gilbert, Le paradoxe australien : enfer climatique et dirigeants climatosceptiques. https://lvsl.fr/paradoxe-australien-enfer-climatique-et-dirigeants-climatosceptiques/

 

Le Parti démocrate, tiraillé entre la « révolution » Sanders et le retour à l’ordre néolibéral

Bernie Sanders concédant à contrecœur son soutien à Hillary Clinton

Alors que Donald Trump est de plus en plus incontesté dans le Parti républicain, l’avenir du Parti démocrate semble des plus incertains. Il est aujourd’hui déchiré entre les deux tendances qui s’étaient affrontées lors de la primaire de 2016. L’une, incarnée par Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez, prône une politique de redistribution sociale et la mise en place d’un New deal vert. L’autre, que l’on appellera ici l’establishment démocrate, souhaite maintenir le statu-quo et maintenir le Parti démocrate dans le camp néo-libéral. Les idées incarnées par Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez jouissent d’une grande popularité au sein de la jeune génération américaine, mais l’establishment démocrate veille.


Bernie Sanders a été largement battu en 2016 par Hillary Clinton (23 États contre 34 pour l’ex-secrétaire d’État), aussi largement d’ailleurs que Clinton elle-même face à Barack Obama en 2008 (23 contre 33). Mais la défaite de la première femme candidate à une présidentielle face à Donald J. Trump a permis aux démocrates-socialistes [ndlr : l’appellation des partisans de Bernie Sanders] de propager dans l’opinion l’idée qu’un autre résultat, qui aurait fait de Sanders le candidat démocrate, aurait permis de défaire Trump. Cette explication se tient : si Clinton l’avait emporté dans le Michigan, le Wisconsin, et la Pennsylvanie, trois États traditionnellement démocrates, elle aurait gagné l’élection générale. Ces victoires de Trump dans ces États de la  Rust Belt, la ceinture de rouille, l’ancien cœur industriel du pays, auraient selon eux pu être évitées avec Sanders comme candidat (celui-ci avait gagné la primaire dans deux de ces États).

« Si Clinton l’avait emporté dans le Michigan, le Wisconsin, et la Pennsylvanie, trois États traditionnellement démocrates, elle aurait gagné l’élection générale. »

La popularité de cette lecture de l’élection chez les électeurs démocrates, ajoutée à des allégations de fraude dans certains États pendant la primaire, est inquiétante pour l’establishment démocrate, la direction du parti et les élites démocrates. L’incertitude demeure sur la prochaine primaire qui doit mettre le Parti démocrate en ordre de bataille pour reprendre la Maison Blanche à Donald Trump.

La singulière Elizabeth Warren : une candidature longtemps attendue

C’est dans ce contexte que la sénatrice Elizabeth Warren est devenue la première candidate d’importance à se déclarer le 1er janvier 2019. La lancée d’une campagne aussi tôt, plus d’un an et demi avant l’élection présidentielle de novembre 2020, n’est pas une anomalie dans la politique américaine : la primaire de 2008 a débuté dès novembre 2006 soit avec deux mois d’avance supplémentaire. Ce n’est donc pas le timing qui interroge mais le sens à donner à cette candidature.

Elizabeth Warren en 2010. © Consumer Financial Protection Bureau / CCL

Elizabeth Warren est une figure de premier plan de la gauche du Parti démocrate depuis sa nomination au panel de contrôle du Congrès en 2008 pour y apporter son expertise en matière financière. Warren était en effet professeur de droit à Harvard, spécialisée dans les questions financières et de droit commercial. Républicaine, elle passe dès 1996 au Parti démocrate. Le Parti républicain lui paraît avoir alors définitivement tourné le dos au réalisme économique pour être devenu le lobby des baisses d’impôts et de la dérégulation financière. Warren se met ensuite à travailler sur le thème de la banqueroute et son encadrement par la loi, ce qui en fit la conseillère idéale pour le tout-juste président Barack Obama, chargé de gérer les suites de la crise financière de 2008. Elle est vite devenue une figure montante et en 2010 son nom est évoqué pour l’accès à la Cour suprême.

Mais elle se fit réellement connaître du grand public avec sa campagne de 2012, à l’accent radical. Lors de celle-ci, elle mit en cause les « PDG, destructeurs de l’économie » et, dans un discours à l’époque encore inhabituel, rappela que : « Personne dans ce pays n’est devenu riche seul. Personne. Vous avez fondé votre entreprise ici ? Félicitations. […] Gardez-en le plus gros morceau. Mais une partie du contrat social sous-jacent est qu’en prenant votre part du gâteau, vous en donniez aussi pour le prochain gamin qui arrive. »

Pour autant son profil n’est pas toujours irréprochable aux yeux de la gauche américaine. Warren s’est illustrée en 2016 lors de la dernière primaire démocrate, après avoir longtemps caressée l’idée de se présenter elle-même, par son soutien à Hillary Clinton, alors que beaucoup attendaient qu’elle soutienne son adversaire.

« Warren s’est illustrée en 2016 par son soutien à Hillary Clinton, alors que beaucoup attendaient qu’elle soutienne son adversaire. »

Pour mieux situer Elisabeth Warren, c’est à ce dernier qu’il faut comparer ses idées car il s’agira de son principal challenger à la gauche du parti. Comme le souligne Meagan Day qui écrit pour le magazine Jacobin, référence de la gauche radicale américaine, Warren n’est pas anti-capitaliste mais favorable à un capitalisme « plus aimable et plus doux ». Là où Sanders propose de casser les trusts, Warren veut les mettre au service de la collectivité. Là où Sanders veut retirer les assurances santé du secteur privé, Warren veut rétablir l’Obamacare, une forme de partenariat public-privé. Cette différence d’ambition est rendue explicite par la loi qu’elle a proposé il y a peu : l’acte pour un capitalisme responsable. Warren est une progressiste au sens américain (sur de nombreuses questions de société cruciales) mais elle est avant tout une sociale-libérale : pour elle le rôle du gouvernement est de réguler les excès du marché et de rendre le marché plus équitable pour qu’il fonctionne mieux. Il n’est pas de chercher à abolir la compétition, mais de la fluidifier en évitant les monopoles. Cela explique son soutien aux écoles privées avant que l’état catastrophique du système public d’éducation américain ne lui fasse réaliser son erreur.

LES DÉMOCRATES POUR LA COUVERTURE SANTÉ POUR TOUS: La sénatrice Elizabeth Warren s’exprime en 2017 au sujet d’une assurance santé publique tandis que le sénateur Bernie Sanders écoute à l’arrière plan. © Senate Democrats

Au vu de ces différences, la candidature de Warren peut cependant se comprendre comme une alternative plus modérée à Sanders. On peut se demander comment la gauche du Parti démocrate, défaite en 2016, peut aujourd’hui se permettre d’avoir deux candidats ? C’est que le paysage politique américain s’est scindé et radicalisé ces dernières années dans des proportions inattendues. Non seulement à droite avec la montée du Tea Party puis l’arrivée de Trump sur le devant de la scène, mais aussi et de manière plus inattendue, à gauche.

La montée des sociaux-démocrates

Contrairement à une croyance largement ancrée dans la gauche française, il y a bien eu une gauche puissante et vivace aux États-Unis. Mais du fait de sa situation au sein même du Léviathan capitaliste (une expression des Black Panthers), elle a toujours dû faire face à une opposition extrêmement brutale d’où la quasi disparition d’une gauche, au sens français du terme, pendant deux décennies.

C’est donc avec surprise que la gauche française et européenne a observé l’épopée de Bernie Sanders. Présenté comme un candidat mineur lors du dépôt de sa candidature, celui-ci a réellement mis en difficulté Hillary Clinton, la contraignant à radicaliser son programme et à dépenser beaucoup plus d’argent et de temps dans les primaires qu’elle ne l’avait prévu.

Si la candidature de Sanders a bénéficié d’une organisation novatrice et efficace, elle ne sortait pas de nulle part. Le sénateur originaire de Brooklyn a largement surfé sur le mouvement Occupy Wall Street né en 2011 qui a contribué à remettre la question sociale au centre du débat politique américain. Elle doit se comprendre aussi dans un contexte de retour aux idées de justice sociale de la jeunesse américaine. Séisme au pays de l’oncle Sam : une majorité de jeunes américains (18-29 ans) disent aujourd’hui préférer le socialisme au capitalisme. Ils sont 61 % chez les jeunes démocrates. Les références fréquentes de Sanders à la sociale-démocratie ont donné un coup de pouce au parti des Socialistes démocratiques Américains (DSA) passé en deux ans de 5 000 à 50 000 adhérents.

« Une majorité de jeunes américains disent aujourd’hui préférer le socialisme au capitalisme. »

En dehors du champ partisan les idées de Sanders remportent également des victoires. Si l’année a commencé avec l’affaire Janus v. AFSCME où la Cour suprême a établi une nouvelle jurisprudence qui affaiblit la capacité des syndicats à représenter les salariés du secteur public, ceux-ci ne se sont pas laissés démonter. En Virginie-Occidentale, en Oklahoma, en Arizona, dans le Kentucky, en Caroline du Nord, en Géorgie et au Colorado des milliers d’enseignants se sont mis en grève pour protester contre l’état lamentable de leurs écoles et des salaires indignes. Un mouvement social inédit, tandis que depuis 2016 les travailleurs de la restauration rapide arrachent des hausses du salaire minimum État par État. Un sondage Gallup confirme qu’en 2018, 62% des Américains soutiennent les syndicats. Ce taux n’était que de 56% en 2016 et de 48% en 2009. En 2018, et pour la première fois depuis 50 ans, le nombre d’adhérents et de militants syndicaux a augmenté.

Face à une Hillary Clinton qui voulait marcher dans les pas d’Obama et déployer le storytelling d’une Amérique des gagnants en marche vers une réconciliation sociale et raciale, Sanders a voulu parler de l’Amérique qui souffre et de la croissance des inégalités socio-économiques. La victoire de Donald Trump a contraint le Parti démocrate à abandonner le rêve d’un pays qui leur serait désormais acquis parce que de plus en plus divers. Le score décevant de Clinton a montré que les électeurs démocrates, qu’ils soient blancs, noirs, ou latinos, resteraient chez-eux en masse si le projet de société qui leur était présenté n’était pas suffisamment ambitieux.

Fort de cette douloureuse victoire a posteriori de leur analyse, les démocrates-socialistes étaient en position idéale pour conquérir le parti qui s’était refusé à eux en 2016. Pour eux et leurs alliés progressistes, les élections de mi-mandat de 2018 ont cependant été un succès mitigé. Alexandra Ocasio Cortez, membre du DSA, qui l’a emporté face au candidat de l’establishment démocrate lors de la primaire du Queen et du Bronx, incarne la nouvelle génération d’élus progressiste au Congrès. Mais beaucoup d’élections prometteuses ont néanmoins été perdues comme la course pour le siège de gouverneur de Floride qui a échappé au progressiste Andrew Gillum d’une poignée de voix.

Ils ont cependant réussi à profiter des quelques sièges gagnés à la Chambre des représentants pour dominer le débat depuis novembre et imposer leurs thèmes pour la primaire à venir. Ces thèmes sont les mêmes que ceux de la campagne de Sanders : l’assurance maladie universelle publique, la lutte contre les trusts, la lutte contre Citizen United  – un arrêt de la Cour suprême qui empêche tout plafonnement du financement des campagnes électorales et transforme la présidentielle en show télévisé – et un Green New deal, une relance de l’économie par la transition écologique.

Si Sanders a été déterminant dans ce combat pour occuper l’espace, notamment en réussissant à imposer à Amazon une hausse des salaires pour tous ses salariés à l’échelle du pays, c’est la jeune Alexandria Ocasio Cortez qui a le plus réussi à faire parler d’elle. La jeune élue a su avancer ses idées en jouant habilement des réseaux sociaux et de la sympathie qu’elle inspire à gauche tout comme de l’hostilité des Républicains à son égard.

LA JEUNE REPRÉSENTANTE ALEXANDRIA OCASIO CORTEZ (A GAUCHE). © Corey Torpie

Les démocrates-socialistes ont aussi réussi à manœuvrer avec brio entre l’élection et leur entrée en fonction. Ainsi, ils ne se sont pas opposés à ce que Nancy Pelosi, à la tête du groupe démocrate à la Chambre des représentants depuis 2007, redevienne présidente de la Chambre. Conscients que la représentante californienne avait toutes les chances de l’emporter, avec ou sans eux, les socialistes démocrates n’ont pas faits de son retrait une priorité, malgré les appels au renouvellement (Pelosi avait déjà occupé cette position entre 2007 et 2011) et sa proximité avec l’establishment du parti. Rappelant ses positions progressistes sur de nombreux sujets, de la couverture santé aux droits des LGBTQ, Ocasio Cortez a même fini par lui accorder son soutien. La jeune représentante a en effet préféré s’assurer que Pelosi défende ses idées, notamment en effectuant un sit-in dans ses bureaux pour réclamer un Green New deal, plutôt que de s’opposer à une victoire déjà annoncée. Les démocrates qui souhaitaient son départ, démocrates-socialistes mais aussi les jeunes représentants qui en avaient faits une promesse de campagne, ont arraché en plus de l’appui de Pelosi sur certaines mesures (notamment la défense de l’accès aux votes des communautés marginalisées) la promesse que ce mandat serait son dernier ou son avant-dernier, repoussant au plus tard son départ à 2022. Dans ce contexte la candidature de Warren semblerait presque timide et anachronique.

Warren, Sanders et les (probables) candidats de l’establishment…

Warren peut avoir lancé sa candidature avec pour objectif de réunir les démocrates autour d’un projet qui puisse satisfaire aussi bien l’aile modérée du parti que l’aile plus radicale proche du DSA. Mais rassembler paraît compliqué dans un contexte de tension extrême entre ces deux composantes.

C’est que l’establishment du Parti démocrate semble désespérément chercher un adversaire capable de défaire Sanders, pas de rassembler le parti. Ce fut d’abord Michelle Obama qui fut sollicitée, une candidature dont rêvent de nombreux démocrates depuis le deuxième mandat d’Obama. Si l’ex-première dame s’est souvent positionnée à la gauche de son époux, en particulier sur la question noire, elle reste suffisamment centriste au goût de l’establishment. Par ailleurs, elle confortait la préférence de ce dernier pour l’entre-soi et les dynasties politiques. Des Kennedy aux Clinton, le Parti démocrate a en effet en son sein plus de dynasties politiques que le Parti républicain. Mais Michelle Obama a clairement affirmé qu’elle ne souhaitait pas être candidate et ne pensait pas devoir être présidente.

Ensuite on a eu droit à la presque candidature d’Oprah Winfrey, vibrante présentatrice de talk show, et soutien de la première heure de Barack Obama. Un discours puissant sur le mouvement #metoo et les obstacles à franchir dans le show business en tant que femme noire, délivré lors des Golden Globe Awards, a suffi à convaincre de nombreux dirigeants démocrates qu’une candidature Winfrey 2020 pouvait être une bonne idée. Où étaient passées les exigences de qualification et d’expérience qui paraissaient indispensables pour promouvoir Hillary Clinton ? L’éventualité d’une candidature progressiste consensuelle qui ne remettrait pas en cause le statu quo semblaient les avoir balayées. Soudainement, opposer une milliardaire connue du grand public par un show télévisé à sa gloire au président milliardaire connu du grand public par un show télévisé à sa gloire ne semblait pas être une absurdité pour le Parti démocrate. Très vite, cependant, des oppositions se sont manifestées et l’hypothèse a fait long feu faute de déclarations dans le sens d’une candidature de la part de Winfrey. Cependant, l’hypothèse en dit long sur la fébrilité de l’establishment du parti. Les espoirs soulevés par cette option ont néanmoins souligné l’absence de consensus et un désir de retrouver un leadership au sein de l’électorat.

MICHELLE OBAMA, OPRAH WINFREY ET BARACK OBAMA LORS DE LA CAMPAGNE PRESIDENTIELLE DE 2008. © Varga 2040

Faute de mieux c’est Obama lui-même qui a assumé ce rôle en prévision des élections de mi-mandat : l’ex-président est encore immensément populaire au sein de la famille démocrate et auprès d’une grande partie des électeurs américains. Mais il n’est pas possible à un président de faire plus de deux mandats depuis Franklin Delano Roosevelt et ses douze années de présidence. Les midterms ont cependant fait émerger plusieurs autres options pour l’establishment démocrate.

Cette candidature est peut-être déjà trouvée alors que se multiplient les signes selon lesquels Beto O’Rourke pourrait se présenter, candidat malheureux au Sénat américain lors des dernières midterms. Le jeune parlementaire dégageait en effet Ted Cruz du Sénat à 200 000 voix près dans le très conservateur Texas. Celui-ci a déjà reçu le soutien de l’un des principaux Super Pac** démocrates et vient de se lancer dans un road-trip « à la rencontre des Américains ». O’Rourke semblait pourtant proche de Sanders pour certains électeurs : favorable à la légalisation du cannabis, virulent contre Trump et son mur, populaire auprès des jeunes et surtout financé par de petites donations comme le sénateur du Vermont. Bien qu’il ne s’en soit jamais réclamé, le candidat a été rapidement classé comme membre de l’aile progressiste du parti (y compris dans nos colonnes). Mais sur les questions socio-économiques, d’écologie, ou de contrôle des armes, Betto O’Rourke s’est plusieurs fois retrouvé à la droite du parti et a d’ores et déjà des liens avec l’establishment, des Kennedy à Obama, auquel il est parfois comparé.

« Beto O’Rourke est Obama mais blanc, Kamala Harris est Obama mais en femme : on perçoit le manque de figures auxquelles se raccrocher dans l’establishmenT, en dehors de l’ancien président. »

Si jamais O’Rourke venait à être un mauvais cheval, le parti ne manque pas de candidats potentiels. Kamala Harris est une autre politique qui a émergé, elle, dès 2016, et réussi à se faire élire représentante en Californie. Elle a annoncé sa candidature le 21 janvier 2019. Si Beto O’Rourke est « Obama mais blanc » d’après un collecteur de fonds démocrates, Kamala Harris est « Obama mais en femme ». On perçoit ici le manque de figures auxquelles se raccrocher dans l’establishment en dehors de l’ancien président. Tout jeune charismatique est vu comme un Obama en puissance : O’Rourke a 43 ans et si Harris en a déjà 58 c’est une nouvelle venue dans le jeu politique national. C’est ne pas voir qu’Obama réussissait à incarner, par son histoire, par son style et par sa couleur, un espoir déconnecté de tout programme politique, alors qu’il a dirigé au centre. Un exploit difficile à renouveler maintenant que le rêve qu’Obama avait voulu incarner est devenu le cauchemar Trump.

Or, Harris se situe dans une sorte de juste-milieu à géométrie variable. Légèrement plus à gauche qu’Obama, si l’on s’en tient à son bilan comme procureur du district de San Francisco – poste qu’elle a occupée de 2004 à 2010 – puis de Californie de 2010 à 2016. Harris s’est d’abord fait connaître comme une opposante au Parti démocrate sur la question de la peine de mort en refusant de prononcer une seule sentence en ce sens au cours de ses mandats et en favorisant également la réinsertion plutôt que l’incarcération. Elle a par ailleurs lutté contre les pratiques déviantes de l’industrie pharmaceutique, la prédation immobilière, et plusieurs compagnies pétrolières. Mais elle a aussi tenu des positions conservatrices sur les mêmes sujets. Elle s’est opposée à l’abolition d’une loi californienne qui condamne automatiquement les multi-récidivistes à perpétuité, même pour des délits mineurs ; a soutenu l’incarcération des parents d’élèves absentéistes ; s’est opposée à la légalisation ou même à la dépénalisation du cannabis ; et surtout a refusé de poursuivre la banque One West Best accusée d’avoir saisi les biens de certains débiteurs de manière frauduleuse… après que One West Best soit devenu un des principaux donateurs pour sa campagne pour le siège de procureur de l’État.

KAMALA HARRIS A UN RASSEMBLEMENT EN FAVEUR D’UNE REFORME DU SYSTÈME DE SANTÉ EN 2017. © Office of Senator Kamala Harris

Aujourd’hui, les alternatives ne semblent pas forcément suffisantes pour faire barrage à une nouvelle candidature de Sanders, qui reste l’homme politique le plus populaire du pays. L’aile la plus droitière du parti commence de nouveau à paniquer. La candidature de Warren ne leur doit rien mais elle peut leur offrir un répit et donner l’occasion de diviser la gauche des démocrates, ce qui permettrait aux modérés de s’unir autour d’une candidature plus consensuelle et d’isoler Sanders.

Cela annonce une primaire difficile pour les démocrates-socialistes américains malgré la progression de leurs idées dans l’opinion et au sein de l’électorat démocrate et indépendant. Les appels à une candidature raisonnable et rassembleuse – donc centriste – vont se multiplier. Il est probable que de nombreux Américains, désespérés de devoir subir un second mandat de Trump, soient influencé par cet argument. Malgré l’échec de cette stratégie lors de la dernière présidentielle, il ne manquera pas d’être répété par les principaux médias et faiseurs d’opinions démocrates.

Sanders a eu la chance de concourir face à une Hillary Clinton seule, car la candidate avait pris soin de faire le vide autour d’elle, en s’assurant notamment de la non-candidature du très populaire Joe Biden. Cette fois-ci, le candidat social-démocrate, qu’il soit Sanders ou non, ne pourra pas compter sur un espace aussi dégagé ni sur la seule hostilité à l’égard de sa rivale, hostilité de longue date qui avait aidé à rendre un Sanders assez rugueux sympathique aux yeux de la jeunesse de gauche. La multiplication des annonces de candidatures depuis début janvier risque de rendre les choses beaucoup plus confuses pour les électeurs.

La tâche est donc ardue pour les démocrates-socialistes américains. Ils ne remporteront la victoire qu’à condition de défendre clairement les idées progressistes que soutiennent une partie grandissante des Américains.


* Si le terme de democrat-socialist qu’emploie Sanders pourrait être traduit par socialiste démocratique, le sénateur du Vermont se réfère surtout à la social-démocratie scandinave. Cependant, son discours est beaucoup plus critique que peuvent l’être aujourd’hui les sociaux-démocrates européens, d’où l’usage du néologisme démocrate-socialiste qui renvoie en fait à ce que sont les sociaux-démocrates américains : des socialistes au sein du Parti démocrate.

** Ces Political action commitee sont des organisations chargées de réunir des fonds pour soutenir une campagne politique, jugées indispensables. Ces dernières années, Sanders, mais aussi O’Rourke, ont démontré qu’un soutien populaire et une campagne de financement participatif auprès des citoyens lambda pouvait donner de meilleurs résultats que les levées de fonds.