Cry Macho, ou le naufrage du « Ken Loach américain »

Clint Eastwood, Potsdamer Platz, Berlin © Siebbi

Clint Eastwood, 91 ans cette année, se met in extremis à flairer l’air du temps – ou, pour être plus précis, à flairer la dimension (discursivement) progressiste de l’air du temps. Après avoir été confiné de nombreux mois, enfin Cry Macho sort en salles.

On y retrouve bien entendu le réalisateur au casting de son propre film (pour la première fois depuis The Mule, 2018), mais aussi le cow-boy remisé depuis Unforgiven (1995), dans un western contemporain qui, il est vrai, apparaît cette fois quelque peu déplacé, voire dégradé, au plan de la géographie, de l’histoire, de la sociologie. Le périple du nonagénaire se fait principalement en voiture et ne conduit plus à l’Eldorado, mais au Mexique. Il s’agit aussi d’un périple subi : parce qu’il ne peut subvenir seul à ses besoins, Mike Milo (Eastwood), gloire déchue du rodéo entretenu par un ancien patron, est contraint par ce dernier de se rendre à Mexico pour y récupérer son jeune fils Rafo (Eduardo Minett), censément maltraité par une mère alcoolique.

Entre un aller et un (début de) retour, le film s’emploiera à lever les masques du mensonge familial, renversera méthodiquement les rôles et les responsabilités entre homme et femmes, Américains et Mexicains, jeunes et vieux – autant de thématiques actuelles qui ne rendent ici, hélas, que l’effet d’un cahier des charges désossé, pour un film toujours prévisible et jamais sincèrement touchant. On évitera le plaisir perfide de lister les incohérences de l’histoire, les arcs narratifs bâclés ou interrompus, les bonnes idées scénaristiques galvaudées en cours de route, les scènes frisant le ridicule ou la caricature – soit trop invraisemblables, soit mal dialoguées. Et c’est Easwood, peut-être, qui est la première victime de son propre film. À le voir ainsi se traîner d’une scène à l’autre de cet Arlequin cinématographique tout rapiécé, à force de déverser une mièvrerie de bon ton sur toute la Création (bêtes, femmes, Mexicains confondus), mais sans jamais convaincre d’un sentiment vrai à l’égard d’aucun. « Être macho, ça sert à rien », lance-t-il ainsi vers la fin du film, comme pour expliciter in extremis la morale d’un métrage qui n’est déjà tout entier qu’une lourde explicitation. Il arrve d’ailleurs que l’ange fasse la bête, puisque ces « amis » Mexicains, sous couvert de fraternité, redeviennent la poignée de clichés popularisés par les épisodes de Speedy Gonzales : le gosse des rues, la matrone accueillante, la farouche amazone brune, des bandits partout…

Quelques figures intéressantes viennent néanmoins suggérer ce que le film aurait pu être, si seulement il avait bénéficié de davantage d’intelligence et d’inspiration. On peut penser au coq de combat qui accompagne les deux héros : cette belle idée thématique et narrative, mieux filmée, mieux utilisée, moins invisibilisé par des intrigues parasites, aurait pu incarner comme fil rouge cette virilité chétive dont le film veut faire la démonstration. On s’en prendrait à rêver à un nouveau Uccellacci e uccellini (1966), le chef-d’œuvre de Pasolini, où deux marginaux d’âges opposés déambulaient déjà en compagnie d’un volatile humanisé. On peut penser, aussi, au jeu économique et grognon d’Eastwood, qui pourra furtivement faire mouche auprès des plus bienveillants ; même si, là encore, au chapitre de la furtivité, le rôle de cow-boy de macadam atteint peut-être la limite de ce que peut camper un nonagénaire, encore si crédible pourtant dans The Mule – où un scénario sensible et solide se prêtait à l’âge du protagoniste.

Si Cry Macho déçoit à pleurer, c’est bien parce qu’il s’emploie de façon artificielle à satisfaire à un programme qui, même quand son cinéma s’est voulu « social », a toujours été étranger à l’art de son réalisateur. Premier film « politiquement correct » d’Eastwood ? Agiter pareille polémique a sans doute peu d’intérêt ; reste que le résultat est triste, forcément triste. On pourra en tout cas reprocher à l’auteur d’avoir abandonné ce que beaucoup de spectateurs peinent toujours à admettre dans son cinéma, mais qui, depuis vingt ans, avait fait la valeur de films comme Million Dollar Baby, Gran Torino, The Mule ou Richard Jewell. Eastwood brillait d’intelligence et de sensibilité en tant que cinéaste de la common decency américaine, c’est-à-dire comme réalisateur de films dédiés à la working class à la fois contradictoires et problématiques – comme peuvent l’être les existences des « vrais » gens ordinaires, et comme ne le sont jamais, à l’inverse, les automates d’un scénario constructiviste mal ficelé. On a tout à fait le droit, surtout en Europe, ne pas aimer Eastwood, ne pas adhérer à ce cinéma. Mais pour le goûter, il semble bien nécessaire d’admettre – au moins le temps d’un film – qu’il aura été le Ken Loach américain, c’est-à-dire un Ken Loach qui, parce qu’il est américain, considère le port d’armes comme un acquis social parmi les autres. L’ayant lui-même oublié au crépuscule de sa carrière, Eastwood nous condamne, pour qui le souhaite, à revoir ses anciens films, ou alors ceux, « interculturellement » plus confortables, du vrai Ken Loach.

Antonio Gramsci et Pier Paolo Pasolini : compagnons de route

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Pasolini se recueillant sur la tombe de Gramsci © Paola Severi Michelangeli

L’un philosophe et théoricien, l’autre poète, écrivain et cinéaste, tous deux journalistes, tous deux marxistes et tous deux Italiens proches d’une certaine idée du peuple : Antonio Gramsci et Pier Paolo Pasolini sont deux incontournables noms de l’histoire du XXe siècle italien et ne manquent guère de noircir de nombreuses pages d’études. Ne se rencontrant jamais, les deux hommes ont pourtant deux destinées étroitement liées, tant par le cachot que par les procès, et, au fond, se rejoignant dans leur conception commune d’un homme, d’un intellectuel prêt à porter la voix d’un peuple étouffé par les crises de son temps.


Antonio Gramsci naît le 22 janvier 1891 à Ales en Sardaigne et n’en finit pas d’alimenter les théories politiques actuelles : populisme, socialisme, néo-marxisme… L’enfant de Sardaigne fascine par son parcours et sa pensée singulière au sein du marxisme du début du siècle, en mettant en avant la lutte idéologique et culturelle. Pier Paolo Pasolini est né cinq ans avant l’emprisonnement à vie de Gramsci, à Bologne, d’une famille plus aisée. Son œuvre n’en finit pas de chanter le peuple italien, dans sa beauté la plus saisissante, comme dans sa cruauté et sa dureté. C’est dans les années 1950 que l’enfant de Bologne vient se recueillir sur la tombe d’Antonio Gramsci et lui livre un poème à l’arrière-goût âpre : Les Cendres de Gramsci. Ce poème dresse le constat de l’Italie post-fasciste, en ruines, livrée à la résignation, à la pauvreté extrême, privant le peuple de tout destin révolutionnaire. Pasolini s’adresse à Gramsci comme à un ami intime, un frère, un compagnon de route et évoque son amertume, son dégoût du monde moderne, et son amour profond pour le peuple, la révolte et la nature.

Si les deux hommes sont intimement liés, c’est d’une part par la politique. Certes, Pier Paolo Pasolini est loin de se prétendre philosophe ou théoricien. Pour comprendre ce positionnement, il est nécessaire d’opérer un retour à Gramsci. Au cœur du message des Cahiers de prison, rédigés de 1929 à 1935 à l’ombre des barreaux de la prison sicilienne sur l’île d’Ustica, se trouve l’idée que l’organisation de la culture est organiquement liée au pouvoir dominant et au rôle de l’intellectuel dans la société. Cette fonction s’avère être celle de direction technique et politique exercée par un groupe, qui est soit un groupe dominant soit un groupe qui tend vers une position dominante. 

« Tout groupe social, qui naît sur le terrain originaire d’une fonction essentielle dans le monde de la production économique, se crée, en même temps, de façon organique, une ou plusieurs couches d’intellectuels qui lui apportent homogénéité et conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais également dans le domaine social et politique. »

L’intérêt de l’intellectuel chez Gramsci est qu’il prend part à la dynamique de l’histoire par son engagement au sein de la société et son inscription organique dans un groupe social, en cultivant la lutte que mènent des groupes dominants dans un but de conquête idéologique et d’hégémonie. C’est l’objet même de la bataille des idées développée dans les Cahiers de prison qui doit, selon lui, soustraire le peuple à l’idéologie dominante qui l’annihile. Découvrant le marxisme par les Carnets de prison de Gramsci, Pier Paolo Pasolini se construit parallèlement en tant qu’intellectuel proche du peuple, prêt à prendre la parole pour lui et mettant l’art à son service.

Pasolini, entre intellectuel organique et poète-civique

Pasolini bénéficie d’une image d’artiste sulfureux, polémiste volontiers provocateur, mais surtout d’une image d’un artiste engagé et proche du peuple italien. Adhérant au Parti communiste italien en 1947, il devient le secrétaire de la section de San Giovanni[2]. Les désaccords avec le PCI ne tardent pas et c’est finalement sur la question de l’autonomie du Frioul[3], région chère aux yeux de Pasolini, puisqu’il s’agit de la région d’origine de sa mère, que Pasolini s’éloigne du PCI. Le parti défend une logique unitariste, qui déplaît à Pasolini, celui-ci considérant le Frioul comme sauvé de la modernité et de l’industrialisation que l’unitarisme mettrait à mal. C’est durant le début des années 1940 qu’il écrit ses premiers poèmes en langue frioulane s’opposant ainsi à une unification par la langue de l’Italie, voulant défendre ainsi les spécificités régionales. Pasolini se concentre alors sur l’exaltation de paysages bucoliques mais surtout sur la contemplation de la vie paysanne, dont la simplicité émerveille l’enfant de Bologne. D’ores et déjà, Pasolini clame son amour pour le petit peuple. Mais son séjour dans le Frioul s’achève en 1949 par le scandale qui bouscule la région suite à un coup monté par des notables réactionnaires, qui lui vaut une accusation pour détournement de mineurs et d’homosexualité, deux procès et l’exclusion définitive du Parti communiste. Pasolini se voit forcé de quitter le Frioul et fuit ainsi vers la capitale, laissant derrière lui les paysages sauvages de la région. Mais cette fuite s’avère démiurgique dans la construction du poète engagé qu’il deviendra ; Pasolini s’expatrie à Rome, et cette décennie romaine modifie profondément son art. À l’univers populaire frioulan, fortement dominé par la composante paysanne, succède la plèbe romaine, à laquelle s’associe une langue qui s’avère aussi riche que le frioulan : le patois, argot des masses populaires, que Pasolini parviendra à dompter dans ses romans, ses films et sa poésie.

C’est à ce moment-là qu’il fait la découverte de Gramsci, dont l’œuvre se diffuse de plus en plus en Italie. Pasolini comprend alors sa position de bourgeois, appelé par une inclination mécanique vers le peuple. Il comprend que la misère de ce peuple n’est pas une fatalité mais le résultat d’un long processus historique et que cet état de fait n’a rien d’inaliénable. Se construit alors une œuvre dans le sillon de Gramsci, entre pessimisme de l’intelligence et optimisme de la volonté. Pasolini n’a jamais lu Marx. Sa découverte du marxisme se fait uniquement par les écrits de Gramsci. Dans son ouvrage, La langue vulgaire, il déclare en outre être « […] marxiste au sens le plus parfait du terme quand j’hurle, je m’indigne contre la destruction des cultures singulières, parce que je voudrais que les cultures singulières soient un apport, un enrichissement et entrent en rapport dialectique avec la culture dominante […] Gramsci les défendait, il défendait cette culture, il aurait voulu que survivent ces cultures […] il était totalement contre leur génocide. » Rome s’avère être une ville où Pasolini peut saisir les moindres mouvements d’un peuple urbain, d’un corps social rendu plus sensible par la proximité des centres de décisions gouvernementales. Il se lance ainsi dans la poésie populaire, avec son anthologie, Canzoniere italiano en 1955, qui met en exergue ses positions au sujet des rapports qu’entretient le peuple avec l’Histoire. Parallèlement à son activité de poète, Pasolini, polymorphe, s’essaie au journalisme, notamment avec la fondation de la revue Officina.

Cependant, au fur et à mesure de sa lecture de Gramsci, Pasolini n’hésite pas à le remettre en cause et exprime son besoin d’idéologie qui n’en est néanmoins pas exempt de passion, contrairement à ce qu’il comprend de son aîné. L’importance du Moi apparaît donc au travers de sa poésie et Les cendres de Gramsci mettent en évidence ce paradigme dans l’expérimentation poétique. Composé entre 1951 et 1956, à une période où sa foi communiste s’effondrait, il s’adresse à son aîné, déplorant ses contradictions entre sa conscience de faire partie de l’histoire et son besoin viscéral d’exalter une forme de poésie plus intimiste. Le poète se plaît, dans ce long poème, à exalter les contrastes et les oppositions qui mettent en évidence la situation délicate dans laquelle il se trouve, notamment en utilisant habilement un style ciselé de figures d’opposition (oxymores, distiques et rythme binaire du poème). La poète évoque son parcours atypique, qui se pose en contradiction avec ses origines familiales (son père est un ancien militaire), lui si proche du peuple.

« Scandale de me contredire, d’être / avec toi, contre toi; avec toi dans mon coeur,/ au grand jour, contre toi dans la nuit des viscères;/ reniant la condition de mon père / – en pensée, avec un semblant d’action -/ je sais bien que j’y suis lié par la chaleur[4] »

À cette occasion, Pasolini s’affirme également comme individu à part entière, et même poète à part entière, capable d’exalter un art individuel et pas seulement mettre son oeuvre au service de la bataille culturelle. Loin d’attaquer la figure illustre d’Antonio Gramsci, le poète semble se confesser à lui, ne niant jamais son aîné, ne le réfutant pas mais évoquant son besoin viscéral de revenir à une forme de poésie plus personnelle. Envisager ce dédoublement comme une rupture avec Antonio Gramsci, et le recueil comme une lettre d’adieu au père spirituel, serait erroné, même si à sa publication les communistes s’insurgent contre le recueil. Celui-ci revêt davantage la forme d’une autocritique, envisageant les conséquences directes exercées sur l’identité sociale et la configuration du monde auquel l’individu va se trouver confronté, en restant proche de Gramsci, sans tenir de propos péremptoires sur sa pensée.

« La vie est un bruissement, et ces gens qui / s’y perdent, la perdent sans nul regret, / puisqu’elle emplit leur cœur : on les voit qui / jouissent, en leur misère, du soir : et, puissant, / chez ces faibles, pour eux, le mythe / se recrée… Mais moi, avec le cœur conscient / de celui qui ne peut vivre que dans l’histoire, / pourrai-je désormais œuvrer de passion pure, / puisque je sais que notre histoire est finie ? [5] »

Pasolini remet en question la question de l’intellectuel organique et de son rôle dans la société, sans réfuter la thèse gramscienne. Il introduit sa personnalité d’artiste dans le même champ, en mettant en lumière la contradiction qui lui fait emprunter une voie différente de celle de Gramsci. La relation entre Pasolini et Gramsci n’est donc ni homogène, ni faite de ruptures. La pensée de Gramsci a servi de colonne vertébrale à l’œuvre de Pasolini, de manière plus ou moins intense. La figure de Pasolini n’est pas figée, et une lecture synchronique cherchant infatigablement à trouver l’essence gramscienne chez l’enfant de Bologne tendrait naturellement à voir Gramsci à travers chaque passage de l’œuvre de Pasolini.

Un idéal d’art populaire

Le poète et scénariste réalise néanmoins une œuvre pouvant être caractérisée de populaire, notamment au travers de ses films et de ses romans. À titre d’exemple, Les Ragazzi, paru en 1955, évoque l’histoire d’une jeunesse du sous-prolétariat urbain de Rome, durant l’après-guerre alors que la misère est plus présente que jamais. Ce roman n’a pas véritablement d’intrigue, il s’agit du récit de l’errance somnambulique d’une jeunesse désœuvrée en proie aux doutes et soumise au destin qui incombe au sous-prolétariat.

Dans son roman Une vie violente, publié en 1961, Pasolini va plus loin, non seulement en décrivant l’état misérable de cette jeunesse après la guerre, dans les bas-fonds de l’Urbs, gangrénée par la pauvreté mais aussi l’envie d’ascension sociale. Tommasino, le personnage principal, n’a rien d’un héros : jeune romain, il grandit dans les bidonvilles et vole, escroque, intimide pour survivre. Pasolini nous traîne froidement dans les rues crasses de Rome, où s’entassent mendiants, prostituées, drogués et seules les descriptions du ciel permettent au lecteur de s’échapper. À cette crasse s’opposent également les âmes de ses personnages : la détresse de Tommasino, l’émouvante solidarité des classes populaires, l’amour juste. Tommasino vit également une contradiction déchirante, entre son appartenance à la classe sous-prolétarienne et son envie d’ascension dans la société. Une vie violente est l’occasion pour Pasolini de clamer son amour pour cette deuxième Italie, bien loin des idéaux et de la beauté de l’Antiquité et de la Renaissance, l’Italie populaire et pourtant si authentique.

Ce cadre du milieu urbain miséreux de la périphérie romaine est repris dans son œuvre Mamma Roma, qui prend la suite de son tout premier film Accatone. Dans Mamma Roma, une jeune prostituée d’une quarantaine d’années, jouée par la bouleversante Anna Magnani, tente de refaire sa vie aux côtés de son fils Ettore, qui ignore le passé de sa mère. Figure sacrificielle, la mère d’Ettore va tout mettre en œuvre afin d’offrir à son fils un avenir loin des bidonvilles de la banlieue de Rome. Tout comme dans Une vie violente, Mamma Roma dresse l’ambiguïté d’une vie sous-prolétaire avec une structure petite-bourgeoise. Les sous-prolétaires des borgate romaines constituent véritablement la matière de ses films ainsi que de ses romans.

À partir de 1973 et jusqu’à sa mort, qui survint en 1975, Pasolini se tourna vers le journalisme, notamment avec ses écrits corsaires publiés dans le journal Corriere della Sera. L’essence des écrits corsaires se trouve dans la critique du néocapitalisme d’État et du consumérisme, qui détruisent le monde et le peuple. Il dénonce le développement dénué de progrès qui, sous couvert d’améliorer les conditions de vie, transforme les peuples, les réduisant à une classe moyenne, indifférenciée, docile, qui s’appuie sur un sous-prolétariat miséreux. Il évoque la crise culturelle qui sévit en Italie à partir des années 1960, entre l’industrialisation, les objectifs des appareils économiques, politiques, idéologiques et culturels, la disparition des différences linguistiques etc. Il évoque ainsi dans Salo, sorti en 1975, cette jeunesse massacrée par ce monde.  

Pasolini, Gramsci : le populisme du savoir

Pasolini représente-t-il l’idéal de l’intellectuel chez Gramsci ? Pour Jean-Marc Piotte, dans son ouvrage La Pensée politique de Antonio Gramsci, paru en 1970, ainsi que pour Frédéric Bon et Michel-Antoine Burnier dans Les Nouveaux intellectuels, paru en 1966, on peut voir chez Gramsci la construction d’une pensée des intellectuels, entre élément effectif de la civilisation et œuvre d’art, sans toutefois définir un véritable modèle. La découverte de Gramsci pour le jeune Pasolini constitue une avancée dans son art, sans pour autant devenir une tension idéologique dans son œuvre. Le gramscisme chez Pasolini s’apparente ainsi à la prise de conscience de l’importance de l’Histoire dans la société et ses conséquences sur le peuple. Les cendres de Gramsci témoignent de la réticence de Pasolini à s’ancrer dans la pensée de Gramsci. Le drame décrit dans le poème est autant historique que personnel.

« Nous appelons poète civil, en Italie, un poète qui s’engage dans un contexte, disons-le ainsi, historique, politique et social. […] La grande originalité de Pasolini a été de faire une poésie civile de gauche, excluant l’humanisme et se rapprochant des Décadents européens [7]»

Quelle est la véritable fonction du poète civil ? C’est le poète qui se substitue aux paysans pour parler dans leur propre langue. Les premiers vers de Pasolini, lors de sa période frioulane, étaient dans le dialecte de cette région et le bouleversement dû à la découverte des borgate de Rome donnera lieu à une écriture plus proche du peuple de la capitale, plus sombre aussi, bien loin de l’exaltation des paysages de la côte adriatique. Le poète civil donne ainsi sa voix au peuple, aux plus faibles, en chantant non seulement ses vertus mais bien plus la réalité, l’âpreté et la dureté de leur existence.

Pour Pasolini, le peuple, sujet évident qui se définit par son opposition aux élites, se pose face à la classe dominante, dans une lutte pour le pouvoir, mais également une lutte pour vivre, contre l’industrialisation et la mort des petites cultures. Son œuvre tente de capter l’âme du peuple, rendu souverain à la fin d’un XXe siècle qui le voit dépérir, et ainsi « mendier un peu de lumière pour ce monde ressuscité par un obscur matin[7]».

[1] GRAMSCI A., Cahiers de prison, n°6 à 9, Gallimard, Paris, 1983, p. 770.

[2] San Giovanni Rotondo est une ville de la province de Foggia dans la région des Pouilles.

[3] Région historico-géographique se trouvant dans l’actuelle Vénétie.

[4] PASOLINI P. P., Les Cendres de Gramsci, Gallimard, Paris, 1980, p. 29.

[5] PASOLINI P. P., Les Cendres de Gramsci, Gallimard, Paris, 1980, p. 43.

[6] MORAVIA A., « Pasolini poète civil », dans L’inédit de New York, Arléa, Paris, 2008, p. 10-11.

[7] PASOLINI P. P., « Comice », Les Cendres de Gramsci, Gallimard, Paris, 1980, p. 49.

Pasolini, un remède à l’assèchement politique de notre temps

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Pasolini et Fellini. Auteur inconnu. Pas de crédits.

Pier Paolo Pasolini était un écrivain, poète, cinéaste et peintre italien né en 1922 à Bologne et mort assassiné en 1975 près de Rome. Il est connu et reconnu par la force et l’originalité de son œuvre. A la fois marxiste, antifasciste et penseur majeur du fait culturel, il a incarné intellectuellement dans l’Italie moderne une vision singulière et complexe du communisme. Sa poésie a largement dépassé les frontières italiennes, et des films comme Le Décaméron et Salo ou les 120 journées de Sodome ont marqué les esprits et le cinéma. Avec Fellini, Scola et Bertolucci, il fait partie des grands noms du cinéma transalpin.

Comprendre Pasolini, étudier son œuvre et son paradigme, est une tâche d’une complexité folle. D’abord parce que Pasolini a décliné son art et sa soif d’exprimer sa compréhension du monde par de multiples outils et pratiques. Il expliquera d’ailleurs, avant de se raviser, que son passage de la littérature au cinéma était pour lui avant tout une révolution technique, une nouvelle technique littéraire à explorer. Finalement, il y verra un autre langage.

Pasolini est donc un poète, un dramaturge, un cinéaste et un peintre. S’il n’avait pas du subir le traumatisme de l’exil, quitter ses terres natales frioulanes pour gagner la capitale à la fin des années 1940, après avoir été exclu du parti communiste et de l’école où il enseignait suite à des accusations d’actes impurs (il était homosexuel) par l’Église – alors très puissante en Italie -, sans doute serait-il devenu un peintre internationalement reconnu. La composition picturale a toujours été une obsession pour lui. Cela sera d’ailleurs particulièrement vrai dans son cinéma et dans la composition de ses plans. Une certaine religion des choses, c’est-à-dire le fait de trouver une forme de sacré dans un paysage, un sourire ou dans les ruines des civilisations anciennes comme celles de Ravenne, marque son œuvre.

Alors qu’il se promenait sur un petit chemin de pierres totalement désert, il expliqua qu’il faut défendre cette sinueuse voie vicinale au même titre que les plus grandes œuvres, qu’il s’agisse de celles de Pétrarque ou de Dante. Cela implique de défendre le patrimoine de la poésie populaire anonyme comme les plus grandes œuvres artistiques italiennes. Auparavant, il peignait des tabernacles qui représentaient des signes vivants de l’apparition du sacré dans le quotidien comme l’expliquait un de ses amis, le peintre Giuseppe Zigaina. C’est ainsi qu’une larme coulant sur la joue de la vierge Marie dans son Évangile selon Saint Matthieu arrive à incarner la miraculeuse conception car sur le plan suivant apparaît le ventre rond de Marie.

La complexité de Pasolini s’explique donc par la multiplicité et l’originalité de son œuvre mais aussi par ses propres évolutions au fil du temps. Il y a plusieurs Pasolini en réalité. Pour lui, La vieillesse est heureuse, car elle est synonyme « de moins de futur et donc de moins d’espoir ». Cela en fait une source de grand soulagement, comme il l’expliquera. Cette conception a une grande influence sur son œuvre qui évolue avec le temps, qui se fait plus provocatrice et plus ancrée dans l’opposition à la modernité au cours des dernières années. L’émergence progressive du principe de mort fait de même grandement évoluer son œuvre. Cela se traduit par l’idée que la mort ne consiste pas à ne plus pouvoir communiquer, mais à ne plus être compris. On ressent alors la recherche de l’éternel chez Pasolini.

L’esprit de contradiction qui règne dans son œuvre, notamment à travers l’idée d’altérité, est proprement fascinant. « Le poète est, selon Pasolini, précisément celui qui sait se faire l’interprète de cette altérité, celui qui est dans l’histoire pour témoigner d’une vérité poétique qui se tient en dehors de l’histoire – du cours de l’histoire linéaire et progressive que suit la civilisation occidentale – et qui s’oppose à elle » (1). C’est là sans conteste le moteur de sa pensée et de son travail. C’est aussi ce qui le poussera, au soir de sa vie, à voir dans la société de consommation une dynamique d’uniformisation culturelle et esthétique, jusqu’à l’accomplissement d’un certain fascisme. Pour notre poète, la société de consommation et le néocapitalisme « détruisent les différentes réalités individuelles, les différentes façons d’être homme ». La modernité conduit à l’érection d’une prison mentale, métaphysique et artistique où « les dieux s’effritent et de vieux problèmes comme la lutte des classes se dissolvent ».

Ainsi, toute sa vie durant, il cultivera ce goût de la différence et de la singularité, dès l’écriture de ses premiers poèmes et la défense de la culture frioulane. Cela ne l’a pas empêché d’être dans la recherche de l’universel. C’est pourquoi il a cherché à rendre sa parole accessible à tous, y compris et surtout à la classe ouvrière. Cette recherche atteint son point culminant chez le Pasolini cinéaste, le cinéma étant à ses yeux un langage universel, compris par tous, mimesis immédiate de la réalité.

Depuis sa disparition tragique en 1975 sur la plage d’Ostie, près de Rome, dans des conditions encore aujourd’hui mystérieuses, nombreux sont ceux qui ont voulu étouffer son héritage. Certains ont cherché à salir sa mémoire, à ne le présenter que comme un anti-moderniste excentrique. Un regain d’intérêt renaît pourtant pour sa parole et son œuvre, qui puisent leurs racines chez Antonio Gramsci. Il n’y a là aucun hasard. Un monde s’écroule avec violence et nous sommes, jeunes générations, sans boussole, dévorés par l’horrible dilemme entre le renoncement tragique et le rêve d’une nouvelle civilisation qui reste à édifier. Tant que nous serons empêtrés dans ce dilemme, alors Pasolini restera pour un moment encore bien vivant.

Guillaume SAYON

(1) Manuele Gragnolati, Christoph F.E. Holzhey, Davide Luglio, Revue des études italiennes, colloque Pier Paolo Pasolini entre régression et échec, Université Paris-Sorbonne, 9-10 maggio 2014