Les ambitions expansionnistes d’Erdogan – Entretien avec Jean Marcou

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Le Président turc, Recep Tayyip Erdogan. @ TheKremlin

Depuis quelques mois déjà, Idlib est devenu l’épicentre du conflit syrien. Le 5 mars, Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan ont conclu un accord de cessez-le-feu, devant mettre aux interminables affrontements dans la province. Si le dirigeant turc a mobilisé une bonne partie de ses forces en Syrie, et s’affirme à présent en Libye, la Russie de Vladimir Poutine mais aussi certaines monarchie du Golfe semblent voir ce va t-en guerre turc d’un mauvais oeil. Pour décrypter cet expansionnisme, nous avons interrogé Jean Marcou, titulaire de la Chaire Méditerranée-Moyen-Orient de Sciences Po Grenoble. Retranscription par Dany Meyniel, entrevue par Clément Plaisant.


LVSL – En fin d’année dernière, le 9 octobre, la Turquie a lancé une opération « Source de Paix » qui visait à affaiblir le PYD (Parti d’union démocratique) dans le nord de la Syrie. Quelques mois après, elle est toujours engagée de façon importante, notamment à Idlib. La Turquie peut encore espérer quelque chose en Syrie ?

Jean Marcou  L’intervention du 9 octobre suivait les mêmes objectifs que les deux autres interventions militaires, à savoir celle d’Afrin en 2018 et celle de Jarablous sur la rive occidentale de l’Euphrate. L’objectif de toutes ces interventions, mais aussi de cette entrée militaire de la Turquie dans le conflit syrien, était pour l’essentiel d’empêcher la montée en puissance des Kurdes syriens, ainsi que la constitution d’une zone autonome kurde syrienne sur la majeure partie de la frontière entre la Turquie et la Syrie.

Un problème demeure au passage sur ces zones : ce sont des territoires syriens tenus par l’armée turque. Si Ankara s’y est installée, a souvent investi ou rétabli des services, y compris avec l’ambition d’accueillir des réfugiés qui avaient été accueillis en Turquie, ces territoires devront, dans le contexte d’un règlement définitif du conflit, être rendus au gouvernement qui dirigera la Syrie. Un tel gouvernement aura, au passage, toutes les chances d’être baasiste, le régime de Damas ayant reconquis une bonne partie de son territoire.

Le grand dossier reste toutefois Idlib. De fait, ce cas est un peu différent. Les forces turques ne sont pas des forces d’intervention – comme c’était le cas précédemment – mais d’interposition, qui ont été établies ici au terme de l’accord de Sotchi en septembre 2018, lequel visait justement à stabiliser les dernières zones de conflit qui existaient en Syrie. À l’heure actuelle, la situation a évolué parce que le régime syrien maîtrise une grande partie de ses territoires et souhaite investir cette zone avec le soutien de ses alliés russes et iraniens. Or, dans cette zone, il y a près de quatre millions de réfugiés qui ont fui les zones reconquises par le régime. Le problème pour la Turquie est que si Idlib devait être reconquis par les forces syriennes – les Russes poussent dans ce sens -, c’est une nouvelle crise humanitaire qui pourrait concerner plusieurs centaines de milliers voire plusieurs millions de personnes. Cette crise humanitaire est donc problématique, au-delà des questions matériels posés pour le régime de Recep Tayyip Erdogan. Les enjeux liés aux réfugiés sont cruciaux, lesquels ont fait perdre énormément de voix à l’AKP. Pour Recep Tayyip Erdogan, il n’est pas question de supporter une nouvelle crise migratoire à Idlib qui risquerait d’entamer son crédit au niveau national. 

Cette situation difficile dans laquelle se trouve actuellement la Turquie à Idlib reflète le bilan du processus d’Astana. Avec le lancement de ce processus, la Turquie a négocié avec des acteurs qui soutenaient le camp opposé – à savoir la Russie et la Syrie – parce qu’elle était en désaccord avec ses alliés sur le soutien aux kurdes. Si ce même processus lui a permis de contenir la poussée kurde en Syrie, il n’est pas certain que le bilan final de celui-ci soit aussi favorable à la Turquie aujourd’hui. Derrière le processus d’Astana, il y a aujourd’hui d’une certaine manière la victoire du régime syrien et de ses alliés russes et iraniens. Cet échec risque remettre en cause les positions de la Turquie en Syrie de même que les accords qui ont été passés notamment dans la zone d’Idlib. 

LVSL – En définitive, la Turquie serait « le grand perdant » du processus d’Astana ?

J.M Il est trop tôt pour le dire. Ankara en a retiré certains avantages, même si le processus d’Astana lui sera sans doute beaucoup moins bénéfique que ce qu’elle avait pensé. Elle a mangé le pain blanc de celui-ci et maintenant elle risque de devoir en subir les mauvais aspects.

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Hassan Rohani, Président de la République islamique d’Iran avec Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine le 16 septembre 2019. @ TheKremlin

LVSL – Cet expansionnisme ne se réduit pas au seul théâtre syrien. Ankara est ainsi présent, depuis peu, en Libye. Il y a eu début janvier, un vote des députés qui autorise l’envoi des troupes pour soutenir les forces du gouvernement d’entente nationale libyenne de Monsieur Fayez el-Sarraj situé à Tripoli. Peu avant déjà, un autre accord de prospection a été signé et octroie désormais à Ankara une vaste zone économique exclusive. Que veut la Turquie en Libye ? 

J.M C’est un double accord – passé le 27 novembre 2019 – qui a déclenché cette dimension libyenne de la politique régionale turque. Le premier est un accord de délimitation des zones exclusives, de délimitation maritime entre la Turquie et la Libye. Le second est essentiellement militaire, puisqu’il prévoit l’envoi de troupes pour soutenir le gouvernement de Fayez el-Sarraj à Tripoli. 

Deux éléments permettent de comprendre de telles dispositions. Premièrement, le positionnement de la Turquie en Méditerranée orientale mais aussi dans cette partie orientale de l’Afrique. Deuxièmement, enfin, la situation de la guerre civile syrienne. 

L’accord maritime reste indiscutablement lié à des développements auxquels nous avons assisté depuis plusieurs mois, voire plusieurs années. Ce sont à la fois les problèmes maritimes de la Turquie et de la Grèce en mer Égée, mais aussi la question des ressources gazières principalement à Chypre, puis en Méditerranée orientale.

La Turquie est le pays qui a la plus longue façade maritime sur la Méditerranée. Ankara semble néanmoins se retrouver enclavé, du fait des iles grecques, tout comme de cette affaire de Chypre et des ressources gazières au large de ce même pays. L’application du droit de la mer, la délimitation des zones exclusives en Méditerranée orientale, ne jouent par ailleurs guère en sa faveur. Les événements qui se sont précipités ces derniers mois – les prospections gazières au large de Chypre, l’exploitation par Israël du gisement Leviathan, les possibilités par l’Égypte d’exploiter ce gisement énorme Zohr qui est le plus gros de la zone – ont accéléré ce sentiment. La Turquie est déjà enclavée par les îles grecques en Méditerranée, qui s’étendent jusqu’aux îles du Dodécanèse en mer Égée, c’est-à-dire pratiquement jusqu’au golfe d’Antalya.

Cet accord de zone exclusive avec le gouvernement libyen – qui est le gouvernement de Tripoli, théoriquement le gouvernement reconnu par l’ONU – apparaît comme un moyen pour la Turquie de se désenclaver et de créer une sorte de couloir entre la mer Égée d’un côté et de l’autre côté, les délimitations de zones exclusives liées au gaz au large de Chypre, du Liban, de l’Égypte et d’Israël. 

L’objectif de désenclavement apparait comme sous-jacent de la stratégie turque, malgré l’existence de débats sur la légalité de cette délimitation comme d’ailleurs sur les autres partages qui ont eu lieu. 

LVSL – Qu’en est-il de l’accord militaire ? 

J.M – Ce deuxième accord vise à soutenir le gouvernement de Tripoli. Il donne la possibilité au pouvoir turc d’envoyer des troupes. Il existe pourtant une différence assez notable entre la possibilité d’envoyer des troupes et le faire. Pour l’instant, la marge n’a pas encore été franchie même si la Turquie a envoyé des supplétifs syriens qu’elle avait utilisés lors de ses interventions en Libye.

Pour Fayez el-Sarraj, la situation apparait extrêmement difficile. Il est sous la pression des troupes du général Khalifa Haftar qui sont aux portes de Tripoli. Si le gouvernement de Fayez el-Sarraj tombe, l’accord maritime sera de facto rendu caduc. Il existe donc cette volonté, chez les Turcs, de soutenir le gouvernement de Fayez el-Sarraj afin de garantir cet accord maritime et les positions de la Turquie dans la région. 

Par ailleurs, les adversaires de Fayez el-Sarraj, c’est-à-dire les Émirats, l’Égypte, voire des pays européens comme la France, sont aussi les adversaires de la Turquie. Une rivalité très forte s’est installée en Libye, entre la France et la Turquie. Le souvenir de l’intervention franco-britannique en 2011, qu’elle avait très mal acceptée, est particulièrement âpre. Or la Turquie avait des positions économiques très fortes en Libye avant les printemps arabes, qu’elle espère reconquérir après la fin de la guerre civile en négociant avec Fayez el-Sarraj. 

La Turquie a aussi cherché à exporter le processus d’Astana en Libye, c’est-à-dire en passant un accord avec la Russie ou tout au moins en négociant avec Moscou, bien que celle-ci d’ailleurs soutienne le général Haftar. Pour l’instant, la Turquie se retrouve dans une position presque similaire que ce soit en Syrie ou en Libye, ce qui illustre les limites de cette manœuvre. Néanmoins, Recep Tayyip Erdogan a annoncé il y a peu, la tenue d’un sommet le 5 mars, entre la Russie, la Turquie, l’Allemagne et France. C’est un schéma qui avait déjà été proposé par la Turquie il y a un ou deux ans et qu’elle ressort à cette occasion. 

À l’heure actuelle, la situation est donc délicate puisque la Turquie est dans une relation de plus en plus tendue avec la Russie. De plus, les Européens sont intéressés tant par le dossier libyen que par le dossier syrien, pour des raisons principalement stratégiques et migratoires. Toutefois, il n’est pas sûr qu’ils s’engagent dans ce processus, avec autant de vigueur que ne le souhaiterait la Turquie. 

En même temps, la relation turco-américaine et plus précisément la relation entre Donald Trump et Recep Tayyip Erdogan n’est pas rompue. En Syrie et en Libye, il existe un rapprochement des points de vue parce que les Américains ont soutenu la Turquie sur Idlib et qu’à l’heure actuelle, ils discutent avec le gouvernement de Tripoli. Les Américains, quoi qu’il en soit, ont des positions très complexes sur les deux dossiers, même s’ils ne sont pas complètement hors du jeu. 

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L’ancien Secrétaire à la Défense, Jim Mattis, avec Fayez al Sarraj. @ Brigitte N. Brantley

 

LVSL – Les ambitions de la Turquie vont au-delà de la Méditerranée, plus précisément au Soudan ou en Somalie. Que cela vous inspire t-il ?

J.M La Turquie s’est beaucoup investie en Somalie et au Soudan. Au Soudan, elle a été très proche de l’ancien gouvernement, c’est-à-dire du président soudanais, Omar el-Béchir, qui a été renversé l’année dernière par l’armée. Depuis ce coup d’État, elle a perdu des positions. Par ailleurs l’Égypte, les Émirats, l’Arabie Saoudite ont vu d’un mauvais œil cette forte présence turque. On constate ainsi qu’il y a une contre-offensive justement de ces trois acteurs, parce que le renversement de l’ancien président soudanais a permis de casser cette logique de coopération turco-soudanaise. 

Les difficultés du gouvernement Fayez el-Sarraj mettent les positions turques dans cette zone de l’Afrique à rude épreuve. C’est pourquoi, plus généralement, en Libye et au Soudan, la Turquie joue une partie notable de son influence dans la zone. 

LVSL – Membre de l’OTAN, la Turquie multiplie les palinodies à l’égard de la Russie. Est-ce que les intérêts économiques et géopolitiques de la Turquie vont la pousser à se rapprocher progressivement de la Russie ? 

J.M – La situation apparait actuellement tendue avec la Russie. Un rapprochement a été effectué pour expulser les occidentaux du débat syrien et des questions régionales (avec le processus d’Astana). Le paradoxe pourtant est qu’aujourd’hui, la Turquie sollicite les États-Unis sur Idlib, voire sur la Libye. 

Ces relations ne sont pas rompues parce qu’il ne faut pas l’oublier que cette relation est construite désormais sur un ensemble de liens qui n’ont eu de cesse de se développer au cours des dernières années. Ce sont des liens d’abord économiques, plus précisément énergétiques, avec l’alimentation de la Turquie en gaz russe. L’accord créant le gazodoc Turkish Stream est à ce titre important puisqu’il évacue le gaz russe vers l’Europe par le Sud passant par la Turquie, et qui donc permet d’éviter l’Ukraine. Ce type d’accord, conclu sur plusieurs dizaines d’années, est un engagement à long terme, très stratégique pour la Turquie mais aussi pour la Russie. La Turquie, quoi qu’il en soit, est un client important en termes de gaz. Pour preuve, en 2015, lorsque Ankara a battu un avion russe, jamais Moscou n’a menacé la Turquie de lui couper le gaz. Il existe dès lors une coopération inter-dépendante en matière énergétique sur le plan du gaz et de l’énergie nucléaire parce que la Russie construit la première centrale nucléaire turque. 

Il faut ajouter, ces derniers mois, l’acquisition par la Turquie de missiles russes S400, des missiles de défense aérienne. En définitive, on remarque un certain nombre de dossiers sensibles où Russes et Turcs sont liés, ce qui probablement explique que cela soutienne des relations politiques qui peuvent parfois être tendues.

LVSL – Le président turc est confronté à des difficultés économiques mais aussi électorales. Par cet expansionnisme à tout va, ce va t-en guerre, Erdogan ne cherche-t-il pas à reconquérir l’opinion publique et notamment les ultra-nationalistes du MHP (Parti d’action nationaliste) ?

J.M – En partie, oui. Pour se maintenir au pouvoir, élargir sa base électorale ou en tout cas la sécuriser, R. Tayyip Erdogan avait deux options : soit de s’allier avec les kurdes du HDP (Parti démocratique des peuples) soit de s’allier avec les nationalistes. Depuis 2015, il a fait le choix de s’allier avec les nationalistes et les ultra-nationalistes. Il est donc normal qu’il mène des politiques, sur ce plan-là et sur le plan international, qui satisfont les nationalistes. Maintenant, ces raisons domestiques jouent un rôle mais n’expliquent pas tout. 

LVSL – Vous évoquez dans un article de la revue « Moyen-Orient » cette tendance du pouvoir à restructurer un héritage ébranlé par de multiples phénomènes. Erdogan par exemple exalte un passé qui est mythifié par les Turcs devant redevenir, selon vos termes, fiers de leurs ancêtres ottomans. Il célèbre en autres aussi depuis 2015 l’anniversaire de la prise de Constantinople dans le quartier de Yenikapi. Récemment, l’historien ottomaniste Olivier Bouquet, dans une tribune au Monde, évoque la justification par Erdogan au nom du passé de l’intervention turque en Libye. Que dire de cette utilisation de l’Histoire, selon vous, par le pouvoir turc ? 

J.M – Il est aisé de retrouver dans la pratique du pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, ce souvenir de la puissance du passé. Rappelez-vous que lorsque la Turquie est intervenue en Libye, certains ont pu affirmer “mais que fait-elle là-bas ?” Il ne faut pas oublier pourtant que la Turquie a été pendant plusieurs centaines d’années sur ses terres en Libye et qu’elle en a été expulsée que par la guerre tripolitaine en 1911. Il existe, dans la politique étrangère du président turc, cette idée qu’il a exprimé d’ailleurs en Méditerranée orientale qui est peu ou proue la suivante : nous sommes une puissance régionale et on ne peut pas nous ignorer. Cette idée précise, que, en Syrie, en Libye ou en Méditerranée orientale, les Turcs ont leur mot à dire sur tous ces dossiers. Dans le contexte actuel, on peut mobiliser l’Histoire. Erdogan sait très bien le faire : il le fait pour légitimer cette présence turque notamment sur tous ces terrains d’actions. 

LVSL – L’armée turque reste largement ébranlée par le dernier coup d’État. L’AKP aime par exemple, dans ses meetings électoraux, mettre en valeur par des clips, la modernisation de son armée. Qu’en est-il vraiment ? La Turquie a-t-elle les moyens de ses ambitions ?

J.M – La Turquie est une économie émergente. Il est vrai que les résultats économiques des dernières années ont été plus difficiles, plus poussifs mais elle reste dans les vingt grandes économies mondiales. 

L’armée turque est une armée puissante même si elle a été entamée techniquement par le coup d’État. Cependant, il ne faut pas oublier qu’une des forces de l’armée turque reste sa production d’armements nationaux – qui ne la met pas complètement à l’abri des embargos toutefois. Elle utilise ainsi très largement des armements qui sont les siens, ce qui la rend de plus en plus autonome.

Il peut y avoir des ambitions qui vont au-delà des capacités de la Turquie en particulier sur cette affaire libyenne. Si l’intervention turque en Syrie a été relativement simple à faire sur le plan opérationnel, du fait du caractère transfrontalier de l’opération, une intervention en Libye serait plus compliqué, eu égard aux moyens logistiques à déployer. L’épisode d’Idlib illustre cette idée que la Turquie est une puissance dans la région, mais dont les moyens peuvent s’avérer limités à la fois matériellement mais aussi stratégiquement. En Syrie, l’intention ultime de la Turquie n’est pas d’affronter la puissance russe. Si sa position économique actuelle et les moyens militaires dont elle dispose lui permettent de peser plus sur la scène internationale qu’auparavant, elle est confrontée à certaines limites.

Bahreïn, le royaume en situation de dépendance face à l’Arabie Saoudite

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Manama, capitale de Bahreïn, en décembre 2014. © image libre de droits

Alors que l’Arabie Saoudite a lancé une guerre du prix de l’or noir dimanche 8 mars, affolant les marchés financiers mondiaux, les pétromonarchies du Golfe pourraient bien prochainement être confrontées au retour de flamme de cette ambitieuse stratégie. L’accroissement de la production pétrolière de l’Arabie Saoudite à 12,3 millions de barils par jour risque de bouleverser les équilibres économiques de la région. Le discret royaume sunnite du Bahreïn n’est pas en reste face aux événements. Cette crainte cache une autre réalité : l’inféodation de Bahreïn à l’Arabie Saoudite. 


« Politiquement, le Bahreïn apparaît comme le poisson pilote de l’Arabie » analyse Claire Beaugrand, chercheuse au centre d’études du Golfe de l’université d’Exeter. Le royaume de Bahreïn est dépendant économiquement de celle-ci, et ce lien complexe mène aujourd’hui le pays dans une impasse.

Une économie indexée sur la puissance saoudienne

Petit royaume de 760 kilomètres au cœur de la région du Golfe, stratégiquement situé entre l’Arabie Saoudite et le Qatar, l’histoire de Bahreïn est profondément liée à la donne énergétique régionale. Le secteur pétrolier est entièrement détenu par l’État à Bahreïn. L’augmentation rapide de la dette publique, qui représentait 93% du PIB en 2018, met en évidence la fragilité de l’économie du pays. L’Arabie Saoudite s’impose comme le garant de sa stabilité. Ainsi, en octobre 2018, l’Arabie Saoudite débloque une aide conjointe avec les Émirats et le Koweït à hauteur de 10 milliards de dollars à destination de Bahreïn et sous réserve de réformes structurelles qui l’engage jusqu’en 2022. Bahreïn dispose paradoxalement de peu de réserves pétrolières, et s’est même retrouvé contraint de céder pour exploitation à l’Arabie Saoudite un champ pétrolier du royaume : le champ Abu Saafa. Plus de la moitié des revenus pétroliers du royaume proviennent pourtant de ce champ, ce qui souligne la relation de dépendance au royaume saoudien. Le royaume de Bahreïn, comme l’ensemble des pétromonarchies du Golfe, est aujourd’hui confronté à un tournant majeur du fait de l’épuisement du modèle de la rente pétrolière. Le pays se trouve face à la nécessité de diversifier structurellement son économie au plus vite afin de stabiliser celle-ci.

La politique de diversification nécessite une aide financière, voir un appui politique de l’Arabie Saoudite. Si les deux pays ont le qualificatif de « pétromonarchie » (monarchie dont les ressources financières proviennent de l’exportation de pétrole), les marges manœuvres entre les deux États sont clairement différenciées. Les revenus du pétrole représentaient 18,5 % du PIB du Bahreïn en 2018 d’après les chiffres du FMI (il produit environ 8 millions de tonnes de pétrole par an), alors que ceux-ci sont de 44% en Arabie Saoudite. Il apparaît d’un côté plus facile pour le Bahreïn, puisqu’étant moins dépendant des hydrocarbures, de réduire ses subventions publiques dans ce secteur. Mais les investissements considérables que nécessitent cette profonde restructuration sont permis en grande partie par le soutien financier de l’Arabie Saoudite.

Le royaume de Bahreïn mise sur divers secteurs de diversification. L’industrie de l’aluminium est ainsi devenue un secteur fort du Bahreïn grâce à d’investissements précoces de l’Arabie Saoudite, qui a notamment permis l’émergence de l’entreprise Alba, détenue à 20% par l’Arabie Saoudite. 15% de sa production d’aluminium est aujourd’hui exportée vers le royaume saoudien. Le secteur du tourisme est également un nouveau secteur clef, en plein essor avec plus de 11 millions de visiteurs en 2017. Une politique de grands travaux via des projets immobiliers et culturels a été amorcée, visant à conférer un rayonnement à l’international à Bahreïn. Le royaume saoudien a été à l’initiative en 1986 d’un pont de 25 km entre les deux pays, la chaussée du roi Fadh et 80% des touristes à Bahreïn sont des saoudiens. Pour cause : plus libéral que ses voisins du Golfe, le pays attire du tourisme régional venant profiter des loisirs, mais aussi d’activités illicites comme la consommation d’alcool, ou la prostitution.

La finance “islamique” est un autre axe de diversification de Bahreïn, où le secteur financier 16,5% de l’économie. Le royaume devient la première place financière dès 1975, ce qui lui permet d’accueillir un important afflux de pétrodollars. La finance islamique consiste en « l’absence d’intérêts, le fait que les profits et pertes doivent être partagés entre créanciers et débiteurs, et que les transactions financières doivent être adossées à des biens tangibles et identifiables » d’après la définition qu’en donne la chercheuse Lila Guermas-Sayegh. En cela, elle partage des caractéristiques communes avec la finance éthique. Jouer la carte de la finance islamique permet dès lors au Bahreïn d’investir un secteur stratégique qui ne nécessite pas l’appui de l’Arabie Saoudite. Cela permet au royaume d’attirer des investissements privés, même si la part de ceux-ci dans l’économie bahreïni reste aujourd’hui modeste. S’inspirant des politiques saoudiennes, c’est donc sur le secteur privé qu’essaie de miser le Bahreïn en faisant ce celui-ci un véritable moteur de croissance via de massifs investissements.

Jeux de pouvoir entre familles royales

Arrivé à la tête du Bahreïn en 1999, Hamad bin Isa Al Khalifa entame d’importantes réformes économiques dans le sens de la libéralisation du pays. Pour ce faire, il va chercher un équilibre entre ces politiques de libéralisation qui comprennent intrinsèquement l’ouverture du pays, tout en maintenant verrouillé le pouvoir politique. La libéralisation économique se doit d’être accompagnée d’une progressive ouverture politique, dont la marge doit rester strictement contrôlée par la famille régnante. À Bahreïn, la famille royale est particulièrement proche des grandes familles sunnites du Golfe. Si la famille Al Khalifa contrôle le pays depuis 1783, le pouvoir clanique n’est pas sans dissensions et conflits d’intérêts. Le pouvoir clanique est divisé entre le Roi, le prince héritier et le Premier ministre.

Depuis l’arrivée au pouvoir du roi Hamad bin Isa Al Khalifa et la mise en place de son projet de réformes économiques libérales, la famille royale Al Khalifa a été profondément divisée selon deux courants : réformiste et conservateur. Le roi a cherché à légitimer son pouvoir personnel en répondant à la crise sociale en axant ses réformes sur l’augmentation du niveau de vie de la population. Ces améliorations économiques, pilotées par son fils, permettent au roi d’asseoir son autorité politique. À contre-courant, le premier ministre, le cheikh Khalifa s’inscrit dans le courant conservateur. Réformer économiquement Bahreïn et libéraliser quelque peu sa politique apparaît pour cette frange comme une mise en danger des intérêts et relations clientélistes que cette vieille garde entretient étroitement avec les réseaux de pouvoir saoudien. Les réformes économiques s’inscrivent dans une perspective de réduction de la dépendance de l’économie de l’hydrocarbure vis-à-vis de l’Arabie saoudite et de rationalisation de la dépense publique qui mettent en péril les schémas et circuits de corruption et d’intérêts entre ces pays. La structure du clivage de la dépendance vis-à-vis de l’Arabie Saoudite est corrélée à des dynamiques de pouvoir politique et d’intérêts antagonistes qui traverse le pouvoir bahreïni. Ces antagonismes bloquent toute effectivité des réformes, qui restent pour la plupart des effets d’annonce ou des processus inachevés.

Bâillonner l’opposition politique pour préserver les intérêts

Le royaume de Bahreïn a été le seul pays du Golfe touché par la vague des printemps arabes de 2011. Les bahreïnis revendiquaient notamment l’établissement d’un régime démocratique. Cette revendication phare était accentuée par le fait que le lancement de la mobilisation coïncidait avec l’anniversaire de la Charte d’action nationale de 2001, qui entérine le processus de libéralisation politique du royaume. Il était essentiel pour le pouvoir royal que la crise politique n’affecte le secteur énergétique, sans quoi la crise aurait touché l’ensemble de la région du Golfe, menaçant alors la stabilité des relations d’interdépendances de ces pétromonarchies.

L’instrumentalisation du clivage entre sunnites et chiites a ainsi été activée et réactivée stratégiquement par le pouvoir politique. Traditionnellement, le royaume a toujours bâillonné l’opposition chiite. Le chef de l’opposition chiite Cheick Salmane a ainsi été condamné à la prison à vie début 2019. Les chiites sont totalement neutralisés politiquement par une ingénierie politique huilée. À titre d’exemple, l’octroi de la nationalité à des sunnites étrangers dans le but de leur donner un plus gros poids politique. L’activation du clivage confessionnel permet de polariser les tensions politiques en dehors de la lutte clanique qui divise profondément le pouvoir bahreïni et porte le risque d’un éclatement de la dynastie. Encore une fois, l’alliance avec l’Arabie Saoudite s’avère incontournable puisque c’est l’intervention des troupes saoudiennes qui permet de réprimer violemment le mouvement, en envoyant en mars 2014 plus d’un millier de soldats, pendant que dans le même temps l’état d’urgence est déclaré.

Aujourd’hui, l’Arabie Saoudite et le Bahreïn sont confrontés au même défi : faire face au fait que les États-Unis sont devenus le plus grand producteur d’hydrocarbures grâce à l’extraction de gaz et de pétrole de schiste. Ils font également face à une consommation excessive d’énergie à cause des subventions qui engendrent un prix faible de celle-ci. Pour ce faire, le Bahreïn vise 5% d’électricité renouvelable d’ici 2020 et les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ont développé parallèlement un plan de réforme du secteur électrique. Réduire la production et diversifier l’économie comporte un risque pour les revenus et l’équilibre de ces pays. Les pays du CCG sont très dépendants des fluctuations des prix du pétrole, en termes économique mais aussi en termes de société (puisque l’équilibre de la société repose sur une politique de prix énergétiques bradés).

Le royaume bahreïni demeure lié aux orientations politico-économiques de l’Arabie Saoudite, notamment en ce qui concerne l’investissement. Les intérêts clientélistes et rentiers d’une certaine élite bahreïnis nuancent l’idée d’une dépendance passive à l’Arabie Saoudite. L’effondrement des prix du pétrole risque cependant de mettre à mal la « vision 2030 » de l’Arabie Saoudite, au risque de creuser son déficit budgétaire. La guerre des prix du pétrole qui se joue actuellement intronise une nouvelle phase test décisive pour le futur des pétromonarchies du Golfe, en particulier celles comme Bahreïn qui sont liés aux orientations stratégiques du puissant royaume.