Les nouveaux créanciers privés des pays en développement

Conférence internationale des Nations unies à Bonn, en Allemagne ©Wolfgang Rattay/Reuters

Depuis plus d’un demi-siècle, les institutions financières occidentales que sont le FMI et la Banque mondiale jouent un rôle déterminant dans le financement des pays en développement. L’hostilité grandissante envers ces institutions et les réformes structurelles qu’elles obligent ont, peu à peu, permis à d’autres États et organisations de s’imposer. En particulier, après des années de très forte croissance, la Chine est devenue un créancier de taille dans de nombreuses régions, notamment en Afrique. Son ralentissement économique et démographique vient toutefois refroidir ses grandes ambitions. Désormais, forts du pouvoir qu’ils ont acquis par des soutiens publics toujours plus importants, les créanciers privés occupent un poids grandissant dans le financement des pays en développement. Le signe d’un basculement ?

Une crise de la dette est proche. Les effets de la crise sanitaire, de l’inflation, de la hausse des taux d’intérêten Occident et de la hausse globale du dollar ne cessent de fragiliser des pays déjà en proie à des difficultés de toute sorte. Sur les trois dernières années, 18 défauts de paiement ont été enregistrés dans dix pays en développement, soit plus qu’au cours des deux dernières décennies. Les plus à risque restent ceux à faible revenu, dont les emprunts sont pour près d’un tiers émis à taux variable. Environ 60% de ces pays sont considérés comme surendettés ou en phase de le devenir. Ainsi, selon l’ONU, 3,3 milliards de personnes souffrent du fait que leurs gouvernements sont contraints de privilégier le paiement des intérêts de la dette sur des investissements essentiels. Et en 2024, le coût global du service de la dette devrait augmenter de plus de 10% pour les pays en développement, et de 40% pour les pays plus pauvres. Face à cette situation aux conséquences économiques, politiques et sociales parfois désastreuses, les réformes en cours de l’architecture financière internationale n’apportent aucune réponse. 

Les institutions occidentales contraintes de se réinventer ?

Les programmes du FMI et de la Banque mondiale imposés depuis quatre décennies en vertu du Consensus de Washington connaissent un rejet grandissant. L’été dernier, le président Tunisien Kais Saied avait notamment refusé un prêt du FMI de 1.9 milliard. Dans un monde de surcroît fragmenté, les institutions financières occidentales sont contraintes de se réinventer.

Le 9 octobre dernier s’ouvraient ainsi, pour la première fois en Afrique depuis 50 ans, les réunions annuelles du FMI et de la Banque mondiale à Marrakech. Au programme : réforme des institutions de Bretton Woods et financement climatique. L’objectif : teinter les nouveaux prêts d’un vert clair qui laisseraient presque croire à des dons. Depuis plusieurs années déjà, le FMI propose des prêts à des taux proches de zéro et à échéance 20 ans avec pour objectif de « financer l’action climatique » dans les pays les plus pauvres. Alors que la contribution de ces derniers dans les émissions de carbone mondiale est quasi nulle, et que les pays du Nord n’ont pas tenu, selon les échéances décidées, leur engagement de financer à hauteur de 100 milliards de dollars annuels les plus pauvres dans leur politique climatique…

Les États-Unis peuvent appliquer un droit de veto systématique aux décisions importantes qui nécessitent, toutes, 85% des votes à minima. 

Parallèlement, ces réunions ont soulevé la question fondamentale de la gouvernance de ces institutions – largement dirigées par les pays occidentaux et pourtant créées pour stabiliser le système financier international au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Aucun changement véritable n’a été négocié puisque les pays émergents (où figurent les BRICS) conservent une place très minoritaire et non influente tandis que l’Afrique subsaharienne n’a obtenu qu’un troisième siège, peu significatif, au Conseil d’administration du FMI.

Dans ces deux institutions, les droits de vote de chaque pays dépendent de leur quote-part (contribution au capital des institutions) calculée, de manière arbitraire, selon leur poids économique et géopolitique dans le monde. Les États-Unis détiennent 17,4% des votes, la Chine 6,4% (alors que son économie représente 20% du PIB mondial environ) et l’Allemagne 5,6%… Ce qui permet à l’Occident de réunir aisément une majorité, et aux États-Unis d’appliquer un droit de veto systématique aux décisions importantes qui nécessitent, toutes, 85% des votes à minima. 

Enfin et surtout, l’objectif affiché de ces réunions fut de modifier la politique de financement de ces institutions pour accorder davantage d’emprunts. Comme les pays membres fournissent la majeure partie des financements selon leur quote-part dans chaque institution, une proposition visant à augmenter de 50% les quotas distribués a été validée. Néanmoins, alors que les conditions d’emprunts se resserrent dans les pays avancés (qui distribuent une part significative des prêts) face à des niveaux d’endettement publics historiquement élevés et des finances publiques dégradées, le volume de leurs financements risque de diminuer. Dans la continuité des années passées, cette situation devrait théoriquement bénéficier à la Chine dont le statut de créancier n’a cessé de prendre de l’importance. Mais le gouvernement de Xi Jinping est confronté à des difficultés majeures.

La Chine, puissant créancier en panne

Depuis plus d’une décennie, la Chine se concentre particulièrement sur son développement extérieur (au détriment de sa population). Pour ce faire, elle recycle l’épargne qu’elle a accumulée pendant ses années de forte croissance pour prêter à ceux qui ont des besoins de financement. À travers une politique singulière où les emprunts ne sont assortis d’aucunes conditionnalités, elle se démarque des institutions financières occidentales. Les méthodes de remboursement sont en théorie plus souples car la dette du débiteur est souvent rééchelonnée si celui-ci est proche du défaut de paiement (au même titre, finalement, que le Club de Paris à la fin du 20ème siècle) et des prêts de sauvetage sont instaurés si la situation financière du pays se détériore (à des taux avoisinants toutefois 5%, soit deux fois plus élevés que ceux pratiqués par le FMI notamment).

L’empire du milieu a notamment prêté en Asie centrale et en Afrique, où les ressources naturelles abondent, afin de renforcer les liens économiques utiles pour son développement technologique et militaire. Elle peut notamment compter sur ses banques étatiques (la Banque de développement et la Banque d’export-import) qui ont réalisé près de 70% des prêts chinois à destination des économies émergentes et en développement sur les vingt dernières années, mais aussi sur ses banques nationales. La majorité de ces prêts (80% environ) sont, toutefois, dirigés vers les pays émergents afin de protéger son secteur bancaire d’éventuels défauts de paiement. De plus, la Chine échange massivement avec ces pays jusqu’à devenir le principal partenaire commercial du continent africain depuis 2009, mais aussi de pays d’Amérique latine (Argentine, Brésil, Chili, Pérou), et de nombreux autres.

Une ère s’achève cependant. Avec un modèle économique à bout de souffle , son statut de créancier se retrouve affaibli. Elle prête nettement moins qu’auparavant. En Afrique par exemple, les prêts chinois ont atteint seulement 1 milliard de dollars en 2022, soit leur plus bas niveau depuis 2004. Elle s’est par ailleurs retrouvée contrainte de déroger à ses pratiques habituelles en acceptant de rejoindre, entres autres, l’initiative occidentale DSSI créée par le G20 et visant à suspendre de manière ciblée les paiements des intérêts de la dette chez certains pays. Globalement, cette situation pénalise davantage les pays débiteurs que la Chine, dont la baisse des prêts à travers le monde n’est que le reflet d’une économie en déclin. En revanche, elle a longtemps profité aux créanciers privés.

Le poids grandissant des créanciers privés

La financiarisation économique des pays avancés a incontestablement déplacé le pouvoir du public au privé, d’autant plus à mesure que les programmes de soutien des pouvoirs publics (en particulier des banques centrales) envers les acteurs financiers se sont multipliés. La garantie de sauvetage que ces derniers ont obtenu, quoi qu’il en coûte, leur permet par ailleurs de prêter dans des conditions parfois risquées mais particulièrement rémunératrices. Contrairement aux États, les taux qu’ils proposent sont généralement deux fois plus élevés et les conditions de remboursement plus agressives. Ces acteurs sont aussi épargnés des initiatives publiques visant à annuler, suspendre ou restructurer des dettes, conduisant parfois à des subventions publiques indirectes lorsque l’allègement de la dette permis par un État se fait au profit des acteurs privés. 

Ces dernières années, le rôle des créanciers privés dans le financement des pays en développement s’est intensifié. En particulier, celui des acteurs du shadow banking (hedge fund, capital investissement…), des banques de détail et d’investissement, ainsi que des gérants de matières premières (l’entreprise Glencore, par exemple, détient 20% de la dette du Tchad). Selon les chiffres de l’Institut de la finance internationale, les financements privés représentent désormais 27 % de la dette publique des pays pauvres, contre seulement 11 % en 2011. En Afrique, ils détiennent plus de 30% de la dette extérieure du continent. Et dans certains pays à revenu intermédiaire comme le Ghana et la Côte d’Ivoire, ce taux atteint près de 60%. 

Les risques, nombreux, conduisent à des besoins de financement de plus en plus élevés. La diminution des recettes budgétaires et d’exportation, la hausse des taux d’intérêt, les variations de taux de change, les fuites de capitaux, la pénurie de devises, et enfin et surtout le ralentissement de la croissance sont tant de défis qui accentuent la dette des pays en développement. S’ajoutent, pour nombre d’entre eux, des problèmes de pauvreté ou d’extrême pauvreté, une situation politique parfois compliquée, et un système social en difficulté. Bien que les contraintes budgétaires des pays avancés peuvent freiner leur capacité à prêter, les créanciers privés restent, eux aussi, vigilants. La crainte de ne pas être remboursé et de recevoir un soutien plus faible des États pourraient les désinciter à prêter. La hausse des taux d’intérêts a aussi fortement ralenti les arbitrages (et par extension les financements) visant à emprunter à taux bas dans des pays avancés pour bénéficier de meilleurs rendements dans des pays en développement. En 2022 par exemple, les nouveaux prêts accordés par les créanciers privés aux pays en développement ont chuté de 23%, soit leur plus bas niveau depuis dix ans. En parallèle, ils ont reçu 185 milliards de dollars de plus en remboursement de capital que ce qu’ils ont prêté aux pays en développement. La Banque mondiale et les créanciers multilatéraux ont dû, de fait, intervenir.

Ainsi se pose la question du manque de financement et de la soutenabilité de la dette dans les pays en développement. Les annulations de dettes doivent se multiplier, pour donner des marges de manœuvre à des pays qui en ont cruellement besoin, et ne pas leur faire payer des risques dont ils ne sont pas responsables. L’architecture financière internationale doit ensuite être repensée, à travers la création de nouvelles institutions financières reflétant les réalités du monde actuel. Un monde multipolaire où nombre des pays émergents n’ont plus d’émergents que le nom tant ils sont devenus des puissances à part entière. C’est la condition sine qua non pour non seulement apporter des équilibres aux enjeux actuels, mais aussi préserver les démocraties très fragiles.

Article originellement publié sur OR.FR et réédité sur Le Vent Se Lève.


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Six mois après les annonces d’annulation de la dette des pays du Sud : où en est-on ?

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Le président de la République française, Emmanuel Macron © Rémi Jouan, Wikimedia Commons

Face aux demandes d’annulation de dette en provenance d’une série de chefs d’État de pays du Sud et de mouvements sociaux [1], institutions financières internationales et autres groupes de créanciers mettaient sur la table fin mars/début avril différentes initiatives [2] pour libérer des ressources financières indispensables en temps de crise sanitaire et économique. Six mois après leur lancement, où en sont ces mesures ? Répondent-elles à l’urgence de la situation et aux besoins des populations ?


Rappel des faits

Février 2020, l’épidémie de Covid-19 jusque-là circonscrite à quelques pays se transforme officiellement en pandémie mondiale. Les valeurs des marchés financiers et boursiers, déjà en grande difficulté depuis l’automne 2019, s’effondrent dans la foulée. La crise sanitaire se double d’une crise économique et financière à l’ampleur inédite. Impactant de tous bords les pays du Sud, institutions financières internationales et autres grands créanciers bilatéraux se réunissent pour élaborer divers plans visant à éviter des défauts de paiement en série à l’encontre de leurs intérêts.

Fin mars 2020, Banque mondiale et FMI communiquent la mise en place de mesures de financement d’urgence à destination des pays en développement. Dans la foulée, ils appellent les pays du G20 à se réunir et se coordonner pour mettre en place des initiatives d’allègement des dettes bilatérales. D’annulation à proprement dit, il n’y aura donc pas.

Après s’être rassemblés, les pays du G20 ont invité les 22 créanciers bilatéraux réunis au sein du Club de Paris à l’instauration d’une Initiative de suspension du service de la dette, dite ISSD, pour les 73 pays IDA [3] – c’est-à-dire les pays les plus pauvres pouvant obtenir des financements de l’Association internationale de développement (AID – IDA en anglais), une des cinq filiales du groupe Banque mondiale – qui en feront la demande. Les volontaires retenus par le Club de Paris verront alors, sous couvert de respect de plusieurs conditionnalités, le remboursement de leur dette extérieure bilatérale (capital et intérêts compris) courant de mai à décembre 2020 à être différé et s’ajouter aux remboursements dus entre 2022 et 2024.

Les mesures des institutions de Bretton Woods (IBW)

L’invitation lancée par le FMI et la Banque mondiale aux créanciers bilatéraux ne manquait pas d’ironie. De fait, aucune de ces deux institutions n’a ou ne va pas procéder à des annulations de dette multilatérale (les dettes publiques dues aux institutions multilatérales, comme les IBW et autres banques de développement). Au contraire, les mesures énoncées ci-dessous s’appliquent uniquement aux pays en développement n’ayant pas d’arriérés de paiement à leur égard.

Avançant l’argument de sa solvabilité et d’une potentielle dégradation des notes des dettes souveraines des pays concernés, la Banque mondiale s’est au contraire rangée du côté des marchés financiers et des créanciers, acteurs qui par ailleurs la finance via ses émissions d’obligation. Plutôt qu’une annulation, la Banque mondiale renforcera son emprise « jusqu’à 160 milliards d’engagements au cours des 15 prochains mois (à compter d’avril 2020), afin d’aider les pays à protéger les populations pauvres et vulnérables, soutenir les entreprises et favoriser le redressement de l’économie » [4], le tout sous forme de dons (un peu) et de prêts (surtout). En réalité, depuis le début de la crise les pays les plus pauvres ont davantage remboursé la Banque mondiale qu’ils n’ont reçu d’aide de sa part [5].

Pour le FMI, la stratégie déployée est sensiblement similaire [6]. Il a mis à disposition 100 milliards de $US de financements d’urgence sous forme de prêts à taux concessionnels ou non-concessionnels. 80 pays y avaient souscrit au 15 septembre 2020 pour un montant décaissé de 87,9 milliards de $US [7]. En parallèle, il a proposé pour 28 pays une « fausse » annulation du service de la dette dû au FMI entre le 13 avril et le 13 octobre 2020. L’opération consiste à la création d’un « fonds fiduciaire d’assistance et de riposte aux catastrophes », alimenté par des pays membres du FMI [8], montants reversés à ces 28 pays sous formes de dons, puis directement redirigé au remboursement du service de la dette dû au FMI. Le serpent se mord la queue. Cette aide artificielle, 251 millions de dollars [9], correspond à moins de 1 % du total des paiements de la dette extérieure des pays à faible revenu en 2020… Pour ces deux mesures, le FMI a précisé qu’il n’était pas nécessaire « d’adopter un programme à part entière ». Plus loin dans le texte, il appelle néanmoins les gouvernements à « appliquer des mesures appropriées pour faire face à la crise » [10]. Autrement dit, un ajustement structurel soufflé par le FMI à l’oreille des gouvernements. Le FMI n’a également pas manqué d’afficher son absence de neutralité politique, en refusant un prêt de 5 milliards au gouvernement vénézuélien en conflit ouvert avec les États-Unis, tout en accordant quelques semaines plus tard 24 milliards au Chili, actuellement présidé par Sebastian Piñera et ex de la Banque mondiale, pays traversé par des mobilisations massives contre l’austérité et la précarité depuis octobre 2019. Dans le même temps, une quinzaine de pays ont vu les financements du FMI, comportant des mesures d’ajustement, être prolongés [11].

Comme l’avait indiqué le directeur général de la Banque mondiale David Malpass fin mars, il s’agit de « rassurer les marchés », de leur « envoyer un signal fort », en conditionnant les interventions à l’approfondissement de politiques ultra libérales pour « les pays pour lesquels les réglementations excessives, les subventions, les régimes de délivrance de permis, la protection du commerce ou la judiciarisation constituent des obstacles, nous travaillerons avec eux pour stimuler les marchés, favoriser de meilleurs choix et promouvoir des perspectives d’une croissance plus rapide pendant la période de redressement » [12], le tout en plein scandale du rapport Doing Business de l’institution [13].

Les pays du Sud désavouent le Club de Paris

Du côté des créanciers bilatéraux, le Club de Paris a lancé l’ISSD. Destiné à 73 pays, seuls 42 ont vu leur service de la dette bilatérale à l’égard des membres du Club être reporté entre 2022 et 2024 [14].

Le peu de souscription à l’ISSD symbolise le désaveu complet des pays du Sud à l’encontre du Club et de « solutions » toujours plus obsolètes. Malgré le caractère exceptionnel de la situation, l’ISSD reste bien inférieure à la déjà insuffisante initiative PPTE lancée en 1996. En contrepartie d’un report du paiement de leur service de la dette due au Club de Paris entre avril et décembre 2020, soit un maximum de 0,4 % de la dette extérieure publique des pays dit en développement, les pays doivent compléter une lettre de demande d’ISSD adressée au duo Club de Paris/IBW, dans laquelle ils s’engagent à ne pas avoir d’arriérés envers les IBW tout en prolongeant ou en souscrivant à un programme d’ajustement auprès du FMI [15].

Les menaces appliquées par les agences de notations et des créanciers privés, visant respectivement à dégrader leurs notes souveraines et à limiter les investissements futurs, peuvent certes expliquer en partie cette faible souscription. En partie seulement, car avoir la possibilité que le Club de Paris, créancier pratiquement toujours minoritaire pour ces pays, reporte 8 mois de remboursement en contrepartie d’une surveillance rapprochée du FMI n’est guère attrayant. La France, qui tente de redonner au Club de Paris son influence d’antan [16], l’a d’ailleurs bien compris en invitant les pays du G20 à prolonger l’ISSD en 2021. La Chine, souvent principale créancière de ces mêmes pays, soit directement soit via ses satellites privés, continue quant à elle de faire cavalier seul, sans pour autant se montrer plus généreuse en matière d’annulation [17].

Mais où sont les créanciers privés ?

A ce pied de nez des pays pauvres envers le Club de Paris, s’ajoute celui des créanciers privés. Malgré les liens privilégiés entre ces deux catégories d’acteur, officiellement ou dans les coulisses du pouvoir et des jeux d’intérêts, le Club de Paris a fait chou blanc. Ni les appels du pied des IBW, ni les réunions entre le Club et les représentants de l’International institute of finance (IIF) n’ont réussi à convaincre les créanciers privés de concéder quelconque annulation.

Il est vrai qu’habituellement, pour ne pas dire toujours, Club de Paris et IBW ont coutume de les rembourser préalablement à toute opération de restructuration de la dette. Avec les politiques de planche à billet et autres plans de relances libéraux appliqués par les grandes banques centrales occidentales depuis le début de la crise, couplés à leur position de créancier majoritaire, on comprend rapidement le peu d’intérêt qu’ils auraient à faire preuve d’humanité et complaisance. A moins de les y contraindre …

Vers une union des pays du Sud ?

Hausse sensible de la dette extérieure publique, service de la dette à des niveaux jamais atteints depuis 2004, une vingtaine de pays en défaut de paiement, hausse des taux d’intérêts, échéances de remboursement de la dette obligataire considérables, fin du super cycle des matières premières, dépréciation des devises nationales face au dollar étasunien, ralentissement sévère de la croissance, replis des investissements et fuite des capitaux, baisse des revenus, diminution des réserves de change, avenir incertain, le tout dans un contexte de crise sanitaire, économique, écologique voire alimentaire nécessitant d’augmenter les dépenses.

En dépit de la conjoncture, les États du Sud n’ont obtenu aucune aide significative des créanciers et des groupes informels d’influence (G7, G20).

En l’absence de mesures d’annulation, il est nécessaire de déplacer le débat sur les règlements de dettes souveraines aujourd’hui rendu inaccessible et inaudible tant il se focalise sur des questions technico-techniques. La dette est avant tout politique. Les États du Sud disposent d’arguments solides pour procéder à des suspensions de paiement et à des répudiations. Force majeure, état de nécessité ou encore changement fondamental de circonstances : ces trois éléments sont invocables en droit international. Les positions moralistes, illustrées notamment par l’économiste sénégalais Felwine Sarr [18], ne sont d’aucune aide en la matière.

En replaçant la dette dans la sphère publique, et donc politique, les États du Sud disposeraient d’une légitimité considérable pour constituer un front uni contre le paiement de la dette et forcer les créanciers à s’asseoir autour d’une table de négociation. Si l’UE et les États-Unis ont su débloquer 2 500 milliards de $US pour soutenir leurs économies depuis le début de la crise, effacer la dette de 3 000 milliards de $US des 135 pays du Sud, soit 83 % de la population mondiale, ne semble pas être un obstacle insurmontable.

Première parution de l’article auprès du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes : https://www.cadtm.org/6-mois-apres-les-annonces-officielles-d-annulation-de-la-dette-des-pays-du-Sud


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La mort aux temps du corona

Le coronavirus a posé le pied sur la terre de la plupart des pays d’Afrique, d’Amérique latine et d’une partie de l’Asie. Dès lors, les cris d’alarme se multiplient dans les médias : « Si le virus n’est pas vaincu dans les pays du Sud, il reviendra hanter les populations du Nord. » Régulièrement, on peut trouver pour accompagner cette admonition un sous-titre avertissant que “si ce n’est pas par compassion, c’est au nom de “leur intérêt propre” que les pays riches doivent porter secours aux nations du Sud ». Ne prenant pas la peine d’envisager qu’une réponse qui ne soit guidée par l’intérêt national puisse être même imaginée, les éditos de tous bords nous épargnent l’espoir qu’un semblant de compassion puisse habiter les économies dites « avancées ».


Alors que le drame humain est engagé dans les pays en développement dont les systèmes de santés sont, pour la plupart, d’une fragilité qui n’a égal que leur inégalité d’accès, le New York Times explique dans un article, qu’alors « que les États-Unis et les pays de l’Union européenne se font concurrence pour acquérir les rares équipements médicaux nécessaires à la lutte contre le coronavirus », les pays les plus pauvres « sortent perdants face aux plus riches dans la mêlée mondiale pour les masques et le matériel de dépistage ». Est-ce vraiment surprenant ? Au jeu du marché, les derniers ne seront jamais les premiers. 

En France, la globalisation néolibérale, processus d’expansion infinie de la sphère marchande à l’ensemble des peuples et à l’ensemble des biens, est mise en accusation. Que ce soit pour dénoncer la saignée de l’État social, ou s’alarmer de l’incapacité de notre appareil productif à répondre à l’urgence, les voix se lèvent. S’il est indispensable de faire le procès de la néolibéralisation de notre nation, il n’est pas moins nécessaire, par souci de cohérence et de pertinence, d’étendre la critique jusqu’à sa strate supérieure : l’inégalité dans l’échange international.

En effet, gardons-nous bien de se complaire dans une critique myope qui laisserait penser que l’injustice du capitalisme financiarisé s’arrêterait à nos frontières. Car, si en France la violence tient au fait, comme l’a démontré John Kenneth Galbraith pour les États-Unis, qu’une partie de la classe dirigeante impose une subjectivité de pays pauvre à un pays objectivement riche, l’écrasante majorité des nations ne peut même pas s’offrir le luxe de cette incohérence.

La France dans l’économie-monde

Il s’agit alors de reconnaître la France pour ce qu’elle est : un centre, pour reprendre une typologie braudélienne, dans l’économie-monde contemporaine. Le centre, nous dit Braudel, est le lieu où « la splendeur, la richesse, le bonheur de vivre, se rassemblent […]. C’est là que le soleil de l’histoire fait briller les plus vives couleurs ». Ce centre, c’est le cœur du capitalisme. Or, pour Immanuel Wallerstein, le capitalisme est « une création de l’inégalité du monde » auquel il faut « pour se développer, les connivences de l’économie internationale ». Aux inégalités intra-étatiques donc, leurs équivalents inter-étatiques.

Les décolonisations ont laissé derrière elles un legs économique douloureux. Des économies peu diversifiées, tournées vers l’exportation de biens répondant avant tout aux besoins et intérêts des anciens colonisateurs. Ainsi, selon Braudel « si le centre dépend des approvisionnements de la périphérie, celle-ci dépend des besoins du centre qui lui dicte sa loi ». N’ayant pour seul rôle dans la globalisation que celui d’exportateurs de biens à faible valeur ajoutée – comprenons souvent, de biens à la valeur sous-évaluée – les nations du Sud bénéficient du titre illustrement sombre de fournisseur et garant officiel de la reproduction du mode de vie hors-sol des économies « avancées ». Cette configuration ne permet pas de rattrapage véritable et garantit au contraire la perpétuation de l’illusion. Galbraith résume ainsi : « La tendance du pays riche est à l’augmentation des revenus et la tendance du pays pauvre est à l’équilibre de la pauvreté ».

Or, dans les économies du Sud, c’est de la capacité à exporter ces biens à faible valeur ajoutée que dépend la capacité à importer les biens intermédiaires et de capitaux nécessaires au développement – et dont le matériel médical et sanitaire fait évidemment partie. Alors, quand la maladie frappe, c’est l’étendue de la vulnérabilité de ces économies qui se donne à voir.

Le visage de la pauvreté

Une vulnérabilité sanitaire d’abord. Rappelons que, dans le monde, 785 millions de personnes – 1 habitant sur 9 – n’ont pas accès à l’eau potable à domicile. Autant dire que la question du lavage de mains, avec du savon, toutes les heures, en devient presque cynique. Il faut ajouter à cela une infrastructure hospitalière et médicale précaire. The Economist nous explique par exemple que l’Ouganda possède plus de membres dans son gouvernement que de lits en soins intensifs, ou que le Pakistan, doit compter avec le deux-centième du budget santé des États-Unis.

Une vulnérabilité économique ensuite. Avec des niveaux d’emploi informel qui avoisinent les 90% dans les pays à faible revenu et frôlent les 70% dans les pays à revenu moyen, ainsi qu’un État social inexistant, certains en viennent à imaginer que ce virus puisse les affamer avant de les rendre malades. Ces économies ne possèdent pas par ailleurs l’espace budgétaire, ni la marge de manœuvre monétaire pour engager des plans de soutien économique d’ampleur. Pour le prouver, les capitaux, voyant la crise s’installer, ont décidé de prendre leur envol, dans un volume déjà quatre fois supérieur à celui de la précédente crise. Ils viennent ainsi rappeler que, contrairement à la comptine néolibérale, la vulnérabilité, ce n’est pas la solidité.

Pour clore ce thrène, mentionnons les travaux des chercheurs de l’Institut mondial de recherche sur l’économie du développement de l’Université des Nations Unies, qui ont récemment estimé que jusqu’à un demi-milliard de personnes pourraient tomber dans la pauvreté.

Les trois issues

Dans le court terme de la crise, il faut accepter que rien ne changera. Toutefois, selon la CNUCED, au moins trois possibilités s’offrent à nos pays pour réduire l’intensité du choc chez nos voisins du Sud :

1. Offrir un allègement et un aménagement de dette d’au moins 1 000 milliards de dollars pour permettre aux économies fragiles et endettées de dégager les ressources financières indispensables à la lutte contre le virus. Sur ce point, la décision des membres du G20 de suspendre les paiements des dettes qui leur sont dues par les pays les plus pauvres du globe pour l’année 2020 – mais qui reprendront évidemment en 2021 – doit être appréciée à sa juste valeur, comme un non-événement.  

2. Soutenir l’émission par le FMI de droits de tirage spéciaux (DTS), une forme de « monnaie mondiale » dont Joseph Stiglitz rappelait dans un article pour Project Syndicate qu’elle avait été pensée par John Maynard Keynes qui anticipait que, lors de crises, les pays donneraient priorité à la protection de leurs économies et avait donc recommandé en conséquences que « la communauté internationale devrait disposer d’un outil pour aider les pays les plus démunis sans que les budgets nationaux en pâtissent ».

3. Engager un « Plan Marshall pour le rétablissement sanitaire » qui mobiliserait les quelques 2 000 milliards de dollars qui auraient dû être versés aux pays en développement si l’objectif de 0,7 % (du revenu national mondial) alloué à l’aide au développement avait été atteint.

Enfin, en considération de la guerre pour les biens médicaux et sanitaires qui s’est engagée, il semble indispensable de mettre en place un stock de matériel médical, administré par l’OMS, qui garantirait l’approvisionnement des pays les plus vulnérables.

Pour l’après, si, comme le veut la période, l’heure est à la préparation de la lutte pour un avenir plus juste, raisonné et respectueux des hommes comme de leur milieu naturel, tâchons de reconnaître l’injustice par-delà la nation.

Deux sentiers semblent s’ouvrir pour demain. Le premier, auquel on peut prédire un destin bref, est celui du cynisme et de la guerre, celui qui laissera derrière lui les peuples les plus fragiles et offrira aux puissances mondiales la perspective d’un affrontement fratricide pour des ressources rares. Le second, option de la raison, mène à la reconnaissance d’un horizon commun, et donc pour les citoyens des pays dits « développés » la promotion, comme l’évoque Alain Supiot, d’une substitution de la mondialisation – synonyme de reconnaissance de « l’interdépendance des nations », ainsi que de « leur souveraineté et de leur diversité » – à la globalisation. À suivre.


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