Lula face à l’agro-business : un difficile exercice d’équilibriste

Lula en campagne. © Mídia NINJA

Au Brésil, le président Lula a fait un pari risqué : considérer qu’offrir des concessions aux puissantes élites de l’agro-industrie est un mal nécessaire pour faire avancer son projet de redistribution des richesses. Ce sont pourtant ces mêmes élites qui sont susceptibles d’enrayer le programme du président brésilien.

En septembre 2023, le Brésil, plus grand exportateur mondial de produits agricoles, a annoncé avoir réalisé la récolte de céréales la plus importante de son histoire. Selon la direction du bureau des statistiques agricoles du gouvernement, les agriculteurs auraient engrangé la quantité impressionnante de 322 millions de tonnes de maïs, de soja et de blé, soit 50,1 millions de plus que l’année précédente. Le tentaculaire secteur de l’agro-industrie brésilien n’aura jamais été aussi productif que pendant la première année du retour à la présidence de Luiz Inácio Lula da Silva.

Mais ces moissons record n’ont pas rendu le secteur agro-industriel plus favorable à Lula ou à son Parti des travailleurs (PT, centre-gauche). De fait, l’agro-industrie demeure fermement opposée au programme environnemental et social de Lula, qu’il s’agisse de la préservation de l’Amazonie ou de la redistribution des terres, très inégalement réparties. Face à un Congrès dominé par les partis de droite résolument alliés à l’agro-industrie, Lula est confronté au défi majeur d’apaiser les gros agriculteurs tout en poursuivant des objectifs sociaux plus larges, dont dépend son programme de redistribution.

La Bancada Ruralista

Le Brésil est l’une des nations les plus inégalitaires du monde et le secteur de l’agriculture en est la preuve vivante. Quelques 3 % de la population brésilienne détiennent à eux seuls les deux tiers des terres arables, tandis que les 50 % des plus petites fermes n’occupent qu’à peine 2 % du territoire. Alors que les géants de l’alimentaire et de l’énergie comme Cargill et Raízen bénéficient de récoltes record, la moitié des Brésiliens ruraux sont pauvres. Environ 4,8 millions de familles rurales ne possèdent quant à elles aucune terre. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que l’agro-industrie demeure résolument conservatrice et s’oppose aux réformes, aussi modérées soient-elles, de ses pratiques professionnelles et environnementales.

L’agro-industrie a connu son âge doré sous la présidence de Jair Bolsonaro. Lorsque l’extrême-droite a évincé le Parti des travailleurs, en 2016, le Congrès dominé par le secteur a octroyé d’importantes subventions, a déterminé sans intermédiaires la politique agricole (alors que le Brésil est un pays fédéral, ndlr) et a violemment réprimé toutes les demandes de réformes. Avec le retour du PT aux manettes en 2022, Lula a donc hérité d’un État où les agrocapitalistes sont plus puissants que jamais.

La Bancada Ruralista, le « groupe parlementaire rural », rassemble 374 des 594 députés et sénateurs du Congrès et s’oppose avec fermeté à Lula.

Ce pouvoir est toujours en place à l’heure actuelle. Alors que Lula est de nouveau président, le lobby de l’agro-industrie domine toujours le Congrès. La Bancada Ruralista, le « groupe parlementaire rural », rassemble le nombre époustouflant de 374 des 594 députés et sénateurs du Congrès et s’oppose avec fermeté à Lula. Cet important front de l’agro-industrie n’aspire qu’à réinstaurer un gouvernement de droite prêt à imposer ses politiques de prédilection, mises en évidence par André Singer dans la New Left Review : « plus d’armes, moins de taxes sur l’agro-industrie et un démantèlement continu des droits des travailleurs, de la protection de l’environnement et de la démarcation des territoires autochtones. »

L’agriculture est l’un des clivages majeurs de la présidence de Lula. À sa droite se trouve le puissant front agro-industriel, déterminé à s’opposer à toute protection du droit du travail ou de l’environnement qui serait susceptible d’entraver son bon ordre de marche. À la gauche de Lula, les mouvements sociaux comme le Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra (MST, ou Mouvement des travailleurs ruraux sans terre) entendent eux mettre la pression sur le gouvernement afin d’engager un bras de fer avec les propriétaires terriens et d’imposer enfin une réforme agraire. En équilibre précaire entre les deux, Lula a adroitement tenté de ménager l’un et l’autre camp.

Les deux camps sont indispensables à l’approche socioéconomique de Lula : l’agro-industrie constitue un pilier incontournable de l’économie brésilienne, tandis que le MST est le plus important mouvement social d’Amérique latine et un allié de longue date du PT. Le gouvernement de Lula n’a répondu pleinement aux attentes ni des propriétaires, ni des sans-terre, tout en octroyant aux uns et aux autres des concessions suffisantes pour qu’ils ne rompent pas complètement avec le PT. Ce difficile équilibre des forces a embourbé la lutte tripartite entre le gouvernement, l’agro-industrie et les travailleurs ruraux dans une ornière où nul ne trouve satisfaction.

Quand Lula cajole l’agro-industrie

Dès son lancement de campagne en 2022, Lula a reconnu qu’il était important d’apaiser les peurs de l’agro-industrie face à la perspective d’un gouvernement de gauche. Le futur président a rassuré le secteur en affirmant qu’il ne traiterait jamais les enjeux agricoles « dans une perspective idéologique ».

Une fois arrivé au pouvoir, Lula a effectué des nominations politiques en tenant compte de l’agro-industrie, choisissant un vice-président, Geraldo Alckmin, étroitement lié au secteur. Le ministère de l’Agriculture a été attribué au magnat du soja Carlos Fávaro, dans la longue tradition d’intégrer des personnalités issues de cette industrie à la tête de la politique agricole. Lula a aussi pris son temps pour remplacer les bureaucrates nommés par Bolsonaro à l’INCRA, l’agence étatique pour la réforme agraire, suscitant le mécontentement du MST quelques mois à peine après son investiture.

Des concessions encore plus importantes ont été effectuées par le truchement d’énormes subventions étatiques. En juin 2023 a été lancé le plus vaste plan de financement du secteur agricole de toute l’histoire du Brésil. Avec un montant massif de 364 millions de reals (soit environ 60 millions d’euros, ndlr), ce plan excède de près d’un tiers les budgets bolsonaristes. En plus des financements octroyés, les agriculteurs se sont vus proposer des taux d’intérêt et des incitations financières extrêmement favorables pour déployer des méthodes de travail respectueuses de l’environnement. Pour l’agro-industrie, peu importent les différences idéologiques si le résultat final est là. « Ils savent que d’un point de vue économique, ils n’ont rien à craindre de notre part », a affirmé Lula à la presse.

Sans faire fondamentalement évoluer les structures de possession des terres et de la production en monoculture, le PT envisage de réformer les pratiques les plus régressives du secteur en matière écologique et sociale, afin de faire du Brésil une superpuissance agricole recommandable.

Ces politiques gravitent autour de la vision d’une « agriculture moderne » envisagée par le PT, c’est-à-dire une version plus convenable du système agricole industriel tourné vers les exportations qui domine le Brésil rural depuis des décennies. Sans faire fondamentalement évoluer les structures de possession des terres et de la production en monoculture, le PT envisage de réformer les pratiques les plus régressives du secteur en matière écologique et sociale, afin de faire du Brésil une superpuissance agricole recommandable. Les pratiques récemment tolérées par le gouvernement Bolsonaro, qu’il s’agisse du travail forcé, de la déforestation ou de l’accaparement des terres, constituent à présent des risques pour la stabilité du secteur agricole.

Le meilleur exemple de « l’agriculture moderne » prônée par Lula est son ambition de faire du Brésil un exportateur majeur de biocarburants. Le gouvernement a pour objectif de doubler sa production d’énergie « verte », en tablant en particulier sur l’éthanol produit à partir de canne à sucre, afin d’emprunter 10 milliards de dollars en obligations vertes à Wall Street. Cette nouvelle importance accordée à l’agriculture durable s’inscrit dans la droite lignée des principes classiques du lulisme : courir après une croissance sans limites dans laquelle tout le monde aurait à gagner et réformer à tout crin pour ne pas courir le risque de voir le Brésil perdre son attractivité pour les capitaux étrangers. « Les agros savent que si ce programme n’est pas mis en place, ils perdront le marché international », a ainsi conclu le ministre des Finances Fernando Haddad.

En poussant à l’introduction de protections environnementales et sociales comme la condition sine qua non d’une croissance continue et de la poursuite des échanges commerciaux, le gouvernement de Lula tente de jouer les anges gardiens de la nature vis-à-vis du secteur agricole. De fait, l’agro-industrie brésilienne n’est pas monolithique. Le PT, prend ainsi acte d’un écart croissant entre les agriculteurs bolsonaristes traditionalistes qui possèdent les terres agricoles du centre du Brésil et les partisans d’une « agriculture consciente » plus enclins à la réforme, Lula tentant de s’attirer les faveurs de ces derniers. Reste à savoir si cette introduction d’une prime à la durabilité qui émerge au niveau mondial suffira à convaincre les partisans de l’agro-industrie.

Les efforts déployés par Lula pour restaurer les protections écologiques et favorables aux autochtones dans l’Amazonie post-bolsonariste mettent en lumière combien il sera difficile de remporter des victoires majeures contre l’agro-industrie. Celle-ci, en particulier le secteur de l’élevage, contribue en effet largement à la déforestation du bassin amazonien, et la Bancada Ruralista a soutenu des lois autorisant l’élevage en ranch, l’extraction minière et l’accaparement des terres dans cette région. Même les victoires du programme environnemental de Lula mettent en évidence la difficulté à faire plier le lobby agricole. Ainsi, bien que les lois dites de « marco temporal », visant à limiter les droits des autochtones sur leurs terres, aient finalement été rejetées par la Cour suprême, Lula n’a pas pu empêcher leur approbation en amont par les deux chambres du Congrès.

Tant que les cours mondiaux des produits agricoles continuent de grimper, Lula a encore une chance de mener une réforme graduelle des pratiques les plus destructrices de l’agro-industrie sans se mettre l’ensemble du secteur à dos.

L’agro-industrie n’est cependant pas prête à courir le risque de déclencher un conflit ouvert avec le gouvernement. Elle a cruellement besoin de l’État, de ses subventions, de ses réductions d’impôts, de ses infrastructures et de sa diplomatie commerciale pour fonctionner correctement. Les profits sont là, et l’agro-industrie n’a aucun mal à fermer les yeux sur les différences idéologiques lorsqu’il s’agit de pragmatisme politique.

Pour les agriculteurs les plus résolument conservateurs, l’impression dominante est, au mieux, celui d’une limitation des dégâts. Tant que les cours mondiaux des produits agricoles continuent de grimper, Lula a encore une chance de mener une réforme graduelle des pratiques les plus destructrices de l’agro-industrie sans se mettre l’ensemble du secteur à dos. De telles réglementations pourraient ne jamais remporter les faveurs de la classe politique tout en étant tolérées par les élites agricoles au nom de l’amélioration économique globale. Mais la trêve agricole de Lula n’est pas uniquement menacée par les bénéficiaires des tendances agricoles existantes ; elle l’est aussi par celles et ceux qu’elles ont dépossédés.

Le MST et Lula : des relations compliquées

Lula est souvent représenté comme tiraillé entre la gestion d’un gouvernement progressiste et la menace constituent les intérêts des élites établies, qu’il s’agisse des banques ou des entreprises agricoles. Il a néanmoins prouvé son inclination pour l’élaboration d’un projet politique visant à améliorer les conditions de vie des travailleurs sans mettre en péril les instances du capital. Parce qu’il encourage la croissance et oppose peu de contraintes à l’accumulation du capital, le lulisme favorise des secteurs clés comme l’agro-industrie, ce qui laisse une place politique au déploiement de mesures de construction de logements sociaux et de transferts d’argent qui bénéficient à des millions de Brésiliens.

L’hostilité publique entre Lula et l’agro-industrie dissimule néanmoins des affinités plus profondes. Lula n’a jamais été véritablement opposé aux hiérarchies profondes qui sous-tendent le secteur agricole brésilien. Il a plutôt fait la promotion du paradigme entrepreneurial existant, tout en cherchant à utiliser ses profits pour améliorer graduellement la vie des classes laborieuses. Les propriétaires terriens n’ont eu de cesse de bénéficier de l’approche gagnant-gagnant de Lula. Le PIB agricole a bondi de 75 % lors du premier mandat du président (de 2003 à 2007, ndlr), et des concessions récentes ont mis en évidence son soutien sans faille à la croissance du secteur.

Lula a géré avec brio un secteur agricole résolument ancré à droite. Celui qui menace de jouer les trouble-fête, cependant, n’est pas le gouvernement ou la Bancada Ruralista, mais une toute autre force. L’activité du Mouvement des sans-terre (MST) ces derniers mois suggère que toute « solution » à la dissension entre Lula et l’agro-industrie qui laisserait de côté les travailleurs sans terre risquerait de s’effondrer comme un château de cartes. Si Lula doit nécessairement apaiser le puissant bloc agricole pour se maintenir au pouvoir, la protection du statu quo comporte aussi des risques.

Les longues relations entre le PT et le Mouvement des sans-terre constituent le seul levier dont dispose ce dernier. Le MST n’est en effet pas en mesure d’entamer une confrontation ouverte avec l’agro-industrie. Néanmoins, il est capable de mettre à mal la stabilité rurale qui demeure la plus importante source de légitimité de Lula aux yeux des agro-industriels. Lula se trouve donc en porte-à-faux. Affronter l’agro-industrie équivaut à un suicide politique et toute négligence du MST est susceptible d’entraîner des occupations de terre, des blocages et une réaction populaire hostile dont le gouvernement pourrait difficilement se remettre.

Affronter l’agro-industrie équivaut à un suicide politique et toute négligence du MST est susceptible d’entraîner des occupations de terre, des blocages et une réaction populaire hostile dont le gouvernement pourrait difficilement se remettre.

Pour le MST, l’élection de Lula a suscité des attentes que l’administration est bien en peine de satisfaire. Quatre mois après l’investiture, les mouvements pour la réforme agraire déploraient encore « l’absence de priorité accordée à la question agraire ». En mars 2023, le gouvernement n’avait remplacé qu’un nombre restreint de bureaucrates de l’administration bolsonariste et les nominations aux postes clés, comme à l’INCRA, étaient empêtrées dans des négociations sans fin. Avec presque les deux tiers des postes de l’INCRA détenus par des partisans de Bolsonaro, près d’un millier de familles sans-terre végétaient dans des campements de fortune des mois après l’accession de Lula à la présidence, sans véritable perspective d’installation.

Mécontent de la lenteur de la redistribution des terres, le MST a lancé en avril 2023 une campagne nationale de manifestations, de blocages routiers et d’occupations destinée à mettre la pression sur le gouvernement. Si les occupations ont concerné des propriétaires terriens dans tout le Brésil, c’est la décision du MST d’occuper les terrains de l’Embrapa, un institut de recherche étatique, qui a précipité la crise de l’administration Lula. La Bancada Ruralista en a profité pour affirmer que l’agro-industrie n’octroyait aucun crédit à un gouvernement incapable d’empêcher l’invasion de ses propres terres.

Déterminé à restaurer la crédibilité de son administration, Lula a réprimé l’occupation en refusant de négocier jusqu’au retrait du MST de la propriété de l’Embrapa. Après une série de réunions ministérielles d’urgence et de négociations tendues, le MST a mis un terme à son action après seulement quelques jours, désireux de ne pas abîmer davantage ses relations avec son plus proche allié politique.

S’ils ont été déstabilisants pour les deux camps, les événements d’avril 2023 n’ont donné d’avantage clair ni aux uns ni aux autres. Le MST n’a pas fait le moindre pas en direction d’une réforme agraire fondamentale ; en revanche il a forcé Lula à s’intéresser davantage à l’installation des familles sans-terre et au soutien financier des campements existants. Lula a lancé une offensive pour charmer l’agro-industrie, mais même les subventions stratosphériques accordées aux agriculteurs n’ont pas réussi à rassurer le secteur.

De son côté, la Bancada Ruralista a profité de la débâcle de l’affaire Embrapa pour lancer une commission d’enquête parlementaire visant à criminaliser le MST et, par contrecoup, à ternir l’image de Lula. Cette commission largement partisane (seuls quatre de ses vingt-sept membres n’appartiennent pas au lobby de l’agro-industrie) a fourni aux médias anti-Lula de quoi tirer à boulets rouges sur le président. Cependant, le processus s’est essoufflé à partir d’octobre 2023, sans apporter d’effets véritablement tangibles. Lula s’est allié aux partis centristes pour étouffer l’enquête et les dirigeants du MST ont salué la publicité qu’elle a donnée à l’affaire au niveau national. « Dans cette histoire, la perdante est bien l’agro-industrie », a admis le rapporteur principal de la commission.

Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Piera Simon-Chaix


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Aux Pays-Bas, la population en colère contre l’écologie punitive et technocratique

La coalition libérale qui gouverne les Pays-Bas fait face à la progression fulgurante du parti « Agriculteurs-citoyens » (BBB), d’obédience populiste de droite. À l’origine : une tentative gouvernementale de réduire le cheptel hollandais, qui a mené à une révolte d’agriculteurs. Celle-ci a constitué l’étincelle d’un vaste mouvement de protestation, hétéroclite et dominé par des secteurs populaires et périphériques, qui prend pour cible la coalition dirigée par Mark Rutte. En filigrane, c’est le refus d’une écologie des classes supérieures qui se dessine. Les couches populaires hollandaises, victimes d’une décennie de néolibéralisme à marche forcée, délaissées au profit des métropoles globalisées, ont cristallisé leur colère autour des dernières mesures écologistes (pourtant timides) du gouvernement. Par Ewald Engelen, originellement publié sur la NLR, traduit par Alexandra Knez pour LVSL.

Le casus belli de la révolte des agriculteurs est un arrêt rendu en 2019 par la Cour suprême des Pays-Bas, selon lequel le gouvernement avait manqué à ses obligations européennes de protéger 163 zones naturelles contre les émissions provenant d’activités agricoles voisines. Cette décision a incité le gouvernement de coalition de centre-droit, dirigé par Mark Rutte, à imposer une limite de vitesse de 100 km/h sur autoroutes à l’échelle nationale et à annuler un large éventail de projets de construction destinés à atténuer la pénurie d’offre sur le marché néerlandais de l’immobilier.

Cependant, il est rapidement apparu que ces mesures étaient insuffisantes, car les transports et la construction ne représentent qu’une infime partie des émissions nationales d’azote. L’agriculture, en revanche, compte pour 46 % de ces flux. Une solution à ce problème ne pouvait faire l’économie d’une remise en cause du modèle agricole dominant. Tout à coup, la suggestion avancée depuis longtemps par le « Parti pour les animaux » – un mouvement marginal qui propose de réduire de moitié le cheptel néerlandais en expropriant 500 à 600 grands émetteurs – prenait une dimension nouvelle.

Au cours du siècle dernier, le nombre de travailleurs néerlandais employés dans des activités agricoles a diminué de façon spectaculaire, passant d’environ 40 % pendant la Grande Guerre à seulement 2 % aujourd’hui. Pourtant, au cours de la même période, les Pays-Bas sont devenus le deuxième exportateur mondial de denrées alimentaires après les États-Unis. Son industrie de la viande et des produits laitiers joue un rôle central dans les chaînes d’approvisionnement mondiales, ce qui rend son empreinte écologique insoutenable.

D’où la prise de conscience progressive de la classe politique néerlandaise – accélérée par l’arrêt de la Cour suprême – que la réalisation des objectifs climatiques impliquait une réorientation de l’économie nationale. Le niveau d’enthousiasme pour ce projet varie entre les différents partis au pouvoir. Pour les démocrates-chrétiens ruraux, la pilule est dure à avaler ; en revanche, pour les sociaux-libéraux et le parti écologiste, il s’agit d’une occasion en or pour un changement majeur ; tandis que pour le Parti populaire pour la liberté et la démocratie (VVD) dirigé par le Premier ministre Mark Rutte, c’est tout simplement la solution la plus pragmatique. Comme l’a fait remarquer un député, « les Pays-Bas ne peuvent pas être le pays qui nourrit le monde tout en se faisant dessus ».

Derrière les agriculteurs, la colère populaire

Ces propositions ont déclenché une vague inattendue de protestations paysannes ; les agriculteurs se sont mis à bloquer les routes avec leurs tracteurs, occuper les places, pénétrer dans les lieux de pouvoir et attendre les élus devant leur domicile. Elles ont accouché du mouvement BBB. Après une brève accalmie pendant le confinement, il a connu une progression fulgurante. Depuis le printemps 2022, le long des routes et des autoroutes menant aux régions oubliées des Pays-Bas, les agriculteurs ont accroché des milliers de drapeaux nationaux à l’envers, symbole de leur mécontentement.

Près d’un cinquième de l’électorat, soit environ 1,4 million de personnes, s’est rendu aux urnes ce mois-ci pour voter en faveur du BBB – un chiffre nettement plus élevé que les 180 000 agriculteurs qui constituent son noyau dur ! Ainsi, l’enjeu dépasse très largement ce corps de métier. Parmi les sympathisants du parti, retraités, précaires et travailleurs ou étudiants en formation professionnelle sont surreprésentés ; BBB a réalisé ses plus grandes avancées électorales dans les zones périphériques, non urbaines, qui ont été durement touchées par la baisse de l’investissement public.

Ces groupes sociaux se sont ralliés à une classe paysanne qui se présente comme la perdante du système actuel, mais qui est en réalité l’une des plus privilégiées du pays ; il suffit pour s’en convaincre de garder à l’esprit qu’un agriculteur sur cinq est millionnaire… Ce bloc hétérogène n’a pu être constitué qu’à la suite d’un profond désenchantement à l’égard de la politique néerlandaise traditionnelle, entachée par le caractère élitaire – un rien arrogant – de sa classe dirigeante.

D’importants écarts en matière d’espérance de vie se sont creusés entre les régions, ainsi qu’une disparité majeure en termes de confiance des citoyens envers les hommes politiques.

De nombreuses circonstances ont historiquement contribué à donner de l’importance aux mouvements dirigés par les agriculteurs. Les Pays-Bas ont connu une transformation néolibérale fulgurante depuis le début des années 1980, avec les résultats que l’on sait : braderie des services publics, marchandisation des infrastructures sanitaires et de l’enseignement supérieur, pénurie de logements sociaux, montée en puissance des banques et des fonds de pension – ainsi que l’apparition d’un des marchés du travail les plus flexibles de l’Union européenne, dans lequel un tiers des salariés est précaire. La crise financière de 2008 a abouti à l’un des sauvetages bancaires les plus coûteux par habitant, suivi de six années d’austérité qui ont conduit à une redistribution ascendante des richesses. Les quatre confinements imposés entre 2020 et 2022 ont eu le même effet : de nombreux travailleurs ont perdu leur emploi et vu leurs revenus diminuer.

La hausse des prix à la consommation, aggravée par le conflit ukrainien, a ensuite plongé de nombreux ménages néerlandais dans la précarité énergétique. Les défaillances administratives se multipliaient dans une série de services publics : garde d’enfants, enseignement primaire, logement, services fiscaux, transports et extraction de gaz… Dans le même temps, d’importantes subventions étaient accordées aux classes moyennes pour rembourser leur achat de pompes à chaleur, de panneaux solaires ou de voitures électriques. Si l’on ajoute à cela le flot d’insultes déversé par les éditorialistes à l’encontre des membres des classes populaires qui ne leur emboîtaient pas le pas, on comprend la rancœur qui commençait à habiter les futurs électeurs de BBB.

Écueils d’une écologie de classes moyennes

La situation s’est enflammée en 2019 à suite à la décision du tribunal ; les fractures étaient prêtes à devenir clivages politiques : urbains contre ruraux, élite contre peuple, végans contre mangeurs de viande… S’appuyant sur une stratégie de communication bien rodée, ce message résonnait bien au-delà des terres agricoles.

Le romancier Michel Houellebecq écrivait sur le ton de la boutade que les Pays-Bas n’étaient pas un pays, mais une société à responsabilité limitée. Cette formule synthétise parfaitement l’essence du VVD, le parti dirigé par Mark Rutte, au pouvoir depuis 2010. Depuis lors, il n’a pas peu fait pour mener une véritable opération de charme à l’égard des investisseurs étrangers. Le régime de sécurité sociale du pays a été remanié pour servir les expatriés surdiplômés – transformant Amsterdam en un avant-poste de l’anglophonie -, tandis que l’investissement public s’est principalement concentré sur les zones métropolitaines de l’Ouest. Cette dynamique de développement inégal a été légitimée par un discours visant à vanter les vertus de la ville et de sa « classe créative ».

Des géographes, de Richard Florida à Edward Glazer, ont cherché à diffuser l’idée selon laquelle le discours et la pratique politique devaient moins se focaliser sur les perdants de la mondialisation, pour mieux miser sur les centres urbains, lesquels détiendraient la clé de la réussite nationale. C’est ainsi qu’hôpitaux, écoles, casernes de pompiers et lignes de bus ont lentement disparu de la périphérie, tandis que les centres-villes se sont vus dotés de nouvelles lignes de métro étincelantes… D’importants écarts en matière d’espérance de vie se sont creusés entre les régions, ainsi qu’une disparité majeure en termes de confiance des citoyens envers les hommes politiques.

Mark Rutte s’apprête à devenir le chef d’État dont le mandat aura duré le plus longtemps depuis la création du Royaume des Pays-Bas, en 1815. Habile au jeu parlementaire, il lui manque une vision idéologique qui lui permettrait de surmonter les périodes de crise (il a lui-même déclaré que les électeurs qui souhaitaient une « vision » devraient plutôt s’adresser à un opticien…). La manière dont la question des émissions d’azote a été traitée s’inscrit dans cette démarche gestionnaire et post-idéologique. Le plan visant à réduire de moitié le nombre de têtes de bétail n’a pas été élaboré à l’issue d’un quelconque processus de débat démocratique : s’appuyant sur une décision juridique, les dirigeants néerlandais l’ont appliquée en un temps record. Mais cette fois, le gouvernement a été pris au dépourvu.

« En Hollande, tout survient avec cinquante ans de retard » : ici, il semble que le proverbe du poète Heine soit malvenu. La situation hollandaise préfigure sans doute le sort d’autres pays du Nord de l’Europe, où les gouvernements centristes au discours superficiellement écologiste multiplient les réformes aux implications redistributives ascendantes.

Ce que le géographe Andréas Malm nomme le « régime énergétique » du capitalisme a jusqu’à présent accaparé l’essentiel de l’attention politique ; mais à mesure que les retombées environnementales de son « régime calorique » deviennent impossibles à ignorer, l’élevage va se retrouver dans la ligne de mire des gouvernements et des défenseurs du climat…

Des données récentes d’Eurostat établissent que la densité de bétail est particulièrement élevée au Danemark, en Flandre, au Piémont, en Galice, en Bretagne, en Irlande du Sud et en Catalogne. Bientôt, ces régions devront introduire des mesures similaires à celles qui sont actuellement en discussion aux Pays-Bas. Et l’exemple néerlandais tend à établir le caractère explosif d’une gestion technocratique du problème. Un État qui a imposé à ses citoyens la privatisation, la flexibilisation, l’austérité, le désinvestissement et des subventions environnementales ciblant les classes moyennes peut-il réellement s’attendre à ce qu’on lui fasse confiance en matière de politique climatique ?


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Inde : des réformes agraires entraînent la plus grande grève du monde

Manifestation de paysans indiens le 11 décembre 2020. © Randeep Maddoke

Fin janvier, les autorités indiennes ont coupé l’électricité et l’eau à un camp de protestataires, afin de mettre un terme à un mois de sit-in des agriculteurs manifestant contre les nouvelles réformes agricoles. Malgré ces coupures et une répression policière de plus en plus violente, les agriculteurs continuent leur lutte, des milliers d’autres arrivant en tracteurs au campement en signe de solidarité. Simran Jeet Singh, universitaire indien membre de plusieurs thinks-tanks et historien de l’Asie du Sud revient sur l’origine et l’évolution de ce mouvement social hors-normes encore peu abordé en Europe. Article traduit et édité par William Bouchardon.

Depuis la semaine dernière, la répression du mouvement paysan en Inde a redoublé d’ampleur. À New Delhi, la police a tiré des gaz lacrymogènes et des manifestants ont été attaqués à coups de matraque. Selon le gouvernement indien, la violence a commencé lorsqu’un groupe de manifestants s’est écarté de l’itinéraire prévu et a franchi les barricades du Fort Rouge, symbole de l’indépendance de l’Inde, où le Président donne son allocution annuelle pour la fête nationale. Mais les vidéos prises sur le terrain montrent de multiples cas où des policiers attaquent des manifestants sans avoir été provoqués. Au moins un manifestant est mort lorsque son tracteur s’est renversé alors que la police tirait des gaz lacrymogènes, tandis que des centaines de policiers ont été blessés. Si la plupart des manifestants sont toujours déterminés à poursuivre la lutte, deux syndicats d’agriculteurs ont annoncé qu’ils se retiraient des manifestations en raison des violences.

L’escalade de fin janvier s’inscrit dans un face-à-face de plus de deux mois entre les agriculteurs et le gouvernement indien qui ressemble pour l’instant à une impasse. Les manifestants remettent en cause de nouvelles lois promulguées en septembre visant à déréglementer le secteur agricole. Pour le premier ministre Narendra Modi, ces réformes constituent un « tournant décisif » pour l’économie indienne. Les opposants des réformes les qualifient, eux, de « condamnation à mort » des travailleurs agricoles.

Les troubles ont commencé fin novembre lorsque plus de 250 millions de personnes ont participé à une grève générale en réaction aux nouvelles lois, conduisant de nombreux observateurs à qualifier le mouvement de « plus grande manifestation de l’histoire de l’humanité ». Des centaines de milliers d’agriculteurs indiens ont alors installé des camps sur différents sites à la périphérie de la capitale. Les manifestants ont dû endurer un hiver rigoureux qui a coûté la vie à 150 d’entre eux, tandis que 18 autres se sont suicidés. Malgré ces décès et les rudes conditions de vie dans les camps, les manifestants, issus d’horizons très divers, transcendant les clivages religieux, de caste et de classe sociale, et promettent de rester jusqu’à ce que soient abrogées les nouvelles lois.

https://twitter.com/SikhProf/status/1354027935997562880?s=20

Le 12 janvier, face à une pression croissante et à l’échec de onze cycles de négociations, la Cour suprême de l’Inde a suspendu les nouvelles lois et convoqué un comité pour examiner les préoccupations des agriculteurs. Les chefs de file de la protestation ont toutefois estimé que cette suspension n’était pas sincère. Pour Balbir Singh Rajewal, un des leaders du mouvement, « les membres du comité nommés par la Cour suprême ne sont pas fiables car ils ont écrit que ces lois agricoles sont favorables aux agriculteur. Nous allons continuer notre campagne ».

« Nous sommes prêts à affronter les balles, mais nous ne mettrons pas fin à nos protestations ».

Depuis le début, les syndicats d’agriculteurs appellent à un retrait complet et absolu de la législation et considèrent les propositions d’amendement insuffisantes. « Nous avons rejeté à l’unanimité la proposition du gouvernement », déclarait ainsi Jagmohan Singh, secrétaire général de l’Union Bharatiya Kisan (Union des agriculteurs indiens). « C’est une insulte à notre égard… Nous ne voulons pas d’amendements ». Alors qu’aucun des deux camps ne veut céder et que la tension monte entre manifestants et autorités, les agriculteurs sont déterminés à poursuivre la lutte, même face à la violence. « Nous sommes prêts à affronter les balles, mais nous ne mettrons pas fin à nos protestations ».

Des lois écrites pour l’agro-industrie

A l’origine du conflit, on trouve trois projets de loi : la loi sur le commerce des produits agricoles, la loi sur l’accord de garantie des prix et des services agricoles, et la loi sur les produits essentiels. Ensemble, ces lois prévoient la suppression des protections gouvernementales en place depuis des décennies à l’endroit des agriculteurs, notamment celles qui garantissent des prix minimums pour les récoltes. Si les agriculteurs protestent contre ces trois projets à la fois, ils sont particulièrement préoccupés par le Farmers’ Produce and Commerce Bill, qui habilite les entreprises à négocier l’achat des récoltes directement avec les petits agriculteurs.

Pour ces derniers, ce serait une catastrophe, la plupart d’entre eux n’ayant ni les compétences ni les ressources nécessaires pour faire face aux multinationales. Les paysans de tout le pays craignent donc que leurs moyens de subsistance ne soient décimés et qu’ils s’endettent encore plus.

Balbir Singh Rajewal, syndicaliste paysan en lutte contre les nouvelles lois agricoles. © Harvinder Chandigarh

Etant donné le poids considérable du secteur agricole dans l’économie indienne, les conséquences de ces lois s’annoncent énormes. Les petits agriculteurs et leurs familles représentent près de la moitié des 1,35 milliard d’habitants de l’Inde : selon le recensement national de 2011, près de 60 % de la population active indienne, soit environ 263 millions de personnes, dépendent de l’agriculture comme principale source de revenus. Pour beaucoup d’entre eux, ces nouvelles lois viennent confirmer ce qu’ils craignaient le plus : que les petites exploitations agricoles ne soient plus un moyen de subsistance rentable ou durable en Inde. Au cours des dernières décennies, les paysans ont vu leurs marges bénéficiaires se réduire et leurs dettes augmenter. Une récente étude de l’économiste Sukhpal Singh, de l’université agricole du Pendjab, montre ainsi que les ouvriers agricoles du Pendjab sont endettés à hauteur de quatre fois leur revenu annuel.

Épidémie de suicides chez les paysans indiens

Plusieurs études ont en effet démontré que le cycle implacable de l’endettement est le principal facteur de l’épidémie de suicides de paysans que connait le pays. En trois ans, de 2015 à 2018, plus de 12.000 agriculteurs ont mis fin à leur jour dans l’État du Maharashtra. Et cette tragédie ne se limite pas à un seul État : en 2019, plus de 10.000 fermiers indiens se sont suicidés, selon les données du Bureau national indien des archives criminelles.

Or, ces statistiques alarmantes ont été enregistrées avant l’introduction des nouvelles lois ! On comprend mieux pourquoi certains qualifient ces dernières « d’arrêt de mort »… En effet, de nombreux experts craignent que la nouvelle législation ne serve qu’à endetter davantage les agriculteurs, exacerbant ainsi la crise économique et l’épidémie de suicides qui en découle.

Kaushik Basu, ancien économiste en chef de la Banque mondiale, résume la situation en un tweet : « Je viens d’étudier les nouvelles lois agricoles de l’Inde. Je me rends compte qu’elles sont biaisées et qu’elles seront préjudiciables aux agriculteurs. Notre réglementation agricole doit changer, mais les nouvelles lois serviront davantage les intérêts des entreprises que ceux des agriculteurs. Chapeau à la sensibilité et à la force morale des agriculteurs indiens ».

Endettement et crise écologique : les legs de la « Révolution verte »

Le mouvement de protestation actuel s’inscrit dans une lutte beaucoup plus longue des agriculteurs indiens, inextricablement liée à la mise en œuvre du programme de la « révolution verte » à la fin des années 1960. Soutenue par les États-Unis, cette initiative déployée dans tous les pays du Sud a conduit à des pressions du gouvernement indien sur les agriculteurs du Penjab pour qu’ils abandonnent leurs méthodes agricoles traditionnelles au profit d’un système industriel américanisé. Si les rendement des cultures se sont considérablement améliorés, ces « progrès » rapides ont toutefois eu des conséquences profondément néfastes.

Pou augmenter les rendements, les nouvelles semences ont eu besoin de beaucoup plus d’eau que n’en fournissaient les précipitations naturelles. Les agriculteurs ont donc dû creuser des puits et irriguer leurs champs avec l’eau des nappes phréatiques. Ils ont également dû recourir à des pesticides et à des engrais nocifs pour favoriser la croissance « miraculeuse » des semences modifiées. Autant de pratiques qui se poursuivent encore aujourd’hui. Cependant, comme les prix des semences et des pesticides ont augmenté et que les prix minimums de vente des récoltes approuvés par le gouvernement sont restés bas, les agriculteurs ont été obligés de se tourner vers les banques et les prêteurs privés pour obtenir des prêts afin de maintenir leur entreprise à flot. C’est ainsi qu’a débuté la crise écologique, sanitaire et économique qui frappe désormais les agriculteurs indiens.

L’usage de pesticides toxiques durant des décennies a ravagé les sols du pays. En parallèle, les études du gouvernement montrent que les agriculteurs ont pompé tellement d’eau souterraine pour irriguer leurs cultures que le niveau de la nappe phréatique baisse de près d’un mètre par an. Le Penjab, l’un des plus gros consommateurs de pesticides par hectare du pays, connait également l’un des pires taux de cancer en Inde, ce qui lui vaut le titre de « ceinture du cancer »… Une étude de 2017 a relevé d’importantes traces d’uranium et d’autres éléments toxiques lourds dans des échantillons d’eau potable, tandis que de nombreuses autres études font un lien entre la forte augmentation des cas de cancer au Penjab et l’utilisation massive de pesticides dans la région.

Même si les agriculteurs indiens obtiennent l’abrogation de la législation, ils seront contraints de retourner travailler dans les mêmes conditions intenables, qui conduisent un paysan au suicide toutes les 30 minutes.

Les mauvaises récoltes dues à la dégradation des sols et l’incapacité à rembourser les intérêts des prêts ou à obtenir des prix compétitifs pour leurs produits forment un cercle vicieux pour nombre de paysans indiens. D’où l’épidémie de suicide que la nouvelle législation ne fera qu’aggraver.

Un moment décisif

La situation des agriculteurs indiens était déjà sombre avant même l’introduction de la nouvelle législation. Loin d’être une aberration, ces manifestations sont en fait la conclusion logique de décennies d’exploitation et de négligence de la part du gouvernement. Même si les agriculteurs indiens obtiennent l’abrogation de la législation, ils seront contraints de retourner travailler dans les mêmes conditions intenables, qui conduisent un paysan au suicide toutes les 30 minutes.

Si le gouvernement reste passif et ne s’attaque pas aux causes profondes de cette crise, les protestations de ce type deviendront de plus en plus fréquentes à mesure qu’augmenteront les taux de cancer, la pauvreté et l’épidémie de suicides. Alors que la tension s’aggrave chaque jour, il est clair que le gouvernement indien se trouve à la croisée des chemins. Continuera-t-il à ignorer et à négliger des millions de personnes les plus vulnérables ou cherchera-t-il enfin à résoudre les problèmes de longue date qui sont au cœur de cette lutte ? La réaction du gouvernement à ces manifestations de masse déterminera si l’Inde reste prisonnière d’un passé d’exploitation ou si elle s’engage résolument dans la voie d’un avenir plus juste et plus écologique.


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Décès de Xavier Beulin : l’agro-business perd l’un de ses plus fidèles alliés

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©Vimeo

«  Xavier Beulin a donné au syndicalisme et aux filières agricoles des lettres de noblesse et un élan incomparable. » [Communiqué FNSEA, 19 février 2017.] Xavier Beulin, dirigeant de la FNSEA (syndicat agricole majoritaire) et du groupe Avril est décédé. La classe politique française du PCF à Fillon en passant par Macron et Hamon lui rendent hommage. Qui était vraiment Xavier Beulin ?  On vous explique son bilan.

 

Conflits d’intérêts et réseaux d’influence

Qui est vraiment Xavier Beulin ? C’est une enquête de Reporterre qui démêle la position centrale de celui-ci dans les réseaux du monde agricole. Homme d’affaires, syndicaliste, représentant de collectivités publiques… Xavier Beulin était multi-casquettes ! Ainsi, Président du premier syndicat agricole français (la FNSEA), il était aussi vice-président du syndicat agricole majoritaire à l’Union Européenne (Copa-Cogeca). Egalement président de l’EOA (Alliance Européenne des oléo-protéagineux). Mais aussi vice-président du CETIOM (institut de recherche spécialisé dans les filières oléagineuses).. Et, par le passé, président de l’Association Française des oléagineux et protéagineux (jusqu’en 2011) et président du Haut-Conseil à la coopération agricole et du conseil d’administration de FranceAgriMer, établissement national des produits de l’agriculture et de la mer. Rien que ça ! Mais ses responsabilités ne s’arrêtaient pas là. Il présidait aussi l’IPEMED (institut de coopération avec les pays méditerranéens) et le CESER (Conseil Economique Social et Environnemental Régional) du Centre. Ainsi que le conseil de surveillance du Port Autonome de La Rochelle, deuxième exportateur français de céréales. Ainsi, vous mesurez l’ampleur des conflits d’intérêts que portait Xavier Beulin. Juge et partie de tous les sujets liés de près ou de loin à l’agro-industrie française et européenne.

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Le réseau de Xavier Beulin, par l’Association nationale des producteurs de lait, 2012.

 

Qui tient la FNSEA, contrôle l’Agriculture 

Xavier Beulin était surtout connu pour son statut de président de la FNSEA à partir de 2010. La FNSEA, créé en 1946, à toujours participé à la gestion de l’agriculture et des emplois agricoles avec les gouvernements successifs. Sa puissance repose sur son contrôle historique des chambres d’agriculture, et surtout leurs budgets. Diriger la FNSEA permet donc d’orienter le budget des chambres d’agricultures et notamment l’accès aux aides publiques. En d’autres termes : c’est avoir la tirelire de 700 millions d’euros (2014) et distribuer l’argent tel des bons points. D’après Reporterre, être adhérent à la FNSEA devient presque un passage obligé pour les agriculteurs qui souhaiteraient voir leurs requêtes aboutir (prêts, conseils juridiques, etc.) Car la FNSEA est omnipotente ! Membre des conseils de délibération sur l’achat des terres agricoles, des conseils des banques de prêts, de l’assurance Groupama, de la sécurité sociale des agriculteurs (MSA), dans l’enseignement… Jusque dans les milieux politiques à toutes les échelles, des mairies rurales à la Commission Européenne.

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Forte de 300 000 adhérents, la FNSEA a par ailleurs déclaré la guerre aux autres syndicats minoritaires tels que la Confédération Paysanne. En instrumentalisant des manifestations musclées craintes des gouvernements, facile de s’ériger en unique représentant du monde agricole et en interlocuteur officiel privilégié. Et ça fonctionne ! Création du Ministère de l’Agriculture et de l’agroalimentaire, rejet de l’écotaxe, agrandissement des élevages, assouplissement de la directive Nitrates, aide à l’irrigation agricole… Longue est la liste des renoncements et des connivences du Parti Socialiste avec monsieur Beulin. Qui tient la FNSEA, contrôle l’agriculture en France.

 

Xavier Beulin le businessman

Certains s’étonneront de voir Benoît Hamon pleurer la disparition de Xavier BeulinMais rien de plus logique quand on sait qu’en décembre 2013 déjà, François Hollande se déplaçait pour les 30 ans d’ Avril (ex-Sofiproteol).  Et faisait un discours élogieux pour ce géant céréalier de l’agro-industrie française pesant plus de 7 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Et c’est le même François Hollande qui parle aujourd’hui d’ « une perte majeure pour la France »  au sujet de son décès. L’histoire d’amour entre le gouvernement socialiste et les affaires de monsieur Beulin ne sont plus un secret pour personne. Ainsi, pendant que la justice rejetait la suspension du projet de ferme-usine des Milles Vaches (12 mars 2014), les membres du gouvernement Hollande, notamment M. Le Foll, ministre de l’agriculture et M. Martin, alors ministre de l’Ecologie, paradaient aux Etats-Généraux de l’Agriculture, organisés par la FNSEA. Inutile de préciser que le gouvernement Hollande avait choisi son camp. Et que dire du conseil d’administration de la multinationale Avril ? Anne Lauvergeon, ancienne dirigeante d’Areva, Pierre Pringuet (président de l’Association Française des Entreprises Privées), et autres collègues ou ex-collègues de Xavier Beulin dans d’autres conseils d’administration de banques, coopératives, etc. Le monde est petit !

 

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Capture d’écran

L’oligarchie productiviste et libérale en action

Xavier Beulin était tout puissant. Comme le souligne Reporterre : “quand cette puissance se cumule avec celle d’un grand groupe agro-industriel, comme Avril, on est, simplement, dans une logique oligarchique, où public et privé se combinent à l’avantage des intérêts privés”. Pour Xavier Beulin, il n’y a d’autre choix possible que celui de l’industrialisation de l’agriculture ! Ainsi, les activités d’ Avril visent à assurer un maximum de débouchés à la filière des huiles et protéines végétales. Et Avril est partout : dans les huiles Lesieur et Puget, dans les œufs Mâtines, dans le marché de l’alimentation animale. Mais aussi dans le biodiesel, les cosmétiques et les matelas en mousse puisque la branche Avril est le leader européen de l’oléochimie. Et même dans les OGM avec Biogemma ! C’est un homme aux dents longues et aux bras extensibles qui sait se faire entendre. Il ira jusqu’à qualifier les opposants au barrage de Sivens de djihadistes verts.  C’est le patron de la FNSEA qui parle, le ministre de l’ombre de l’agriculture moderne. Alors les propos sont fondés. Aucun tollé dans la presse. Seuls les écologistes s’insurgeront.

 

Le productivisme, fossoyeur de l’ agriculture paysanne

Mais comment prétendre défendre les intérêts paysans quand l’ activité de Xavier Beulin vise à faire grandir les exploitations pour produire et vendre toujours plus de Colza ? Plus les exploitations sont grandes plus les agriculteurs ont recours aux céréales et aux farines végétales payantes. L’herbe grasse et gratuite n’est pas rentable pour le système agroindustriel pour lequel s’est battu Xavier Beulin. Ainsi, il n’est rien d’autre qu’un des bourreaux de la paysannerie française. En 20 ans, le nombre d’exploitations agricoles a baissé de moitié (24% pour les moyennes et grandes exploitations, 36% pour les petites). La taille moyenne des exploitations est en augmentation et les revenus en baisse de 18,6% rien qu’entre 2012 et 2013 ! Les charges des exploitations (semences, engrais, pesticides, carburant) représentent 40% des dépenses en 2013 contre 36% en 2010. Et les suicides d’agriculteurs n’en finissent pas. La machine libérale est à l’œuvre. Les agriculteurs français sont tenaillés entre une politique agricole commune qui encourage la surproduction et une pression de la grande distribution pour une baisse des prix qui étrangle les petits producteurs. Ironiquement, Xavier Beulin lui-même a reconnu la catastrophe dans son livre “Notre agriculture est en danger”. Le rendement moyen de la production de blé est passé de 15 quintaux à l’hectare à 65 en 40 ans. Pourtant 20 000 fermes sont menacées de disparition. 40% des poulets et une tomate sur trois sont importés de l’Union Européenne. Que dire par ailleurs des scandales de maltraitance animale dans les abattoirs ? De la recrudescence de l’usage des pesticides et du gâchis général de l’eau pour des productions démesurées ? Sivens en était l’exemple parfait. L’agriculture française reste championne d’Europe sur le papier. Mais dans les faits elle souffre.

Xavier Beulin et ceux qui le pleurent aujourd’hui sont les bras armés de cette oligarchie capitaliste tentaculaire. Oligarchie qui détruit des écosystèmes et des hommes par le biais d’une agriculture productiviste. Nous avons aujourd’hui le choix. Persister dans une agro-industrie mortifère composée d’exploitations de plus en plus grandes et détenues par des capitaux financiers.  Ou bien engager une transition agroécologique qui mettra en valeur les exploitations familiales, les circuits-courts, le juste prix et une alimentation raisonnée et de qualité. Les signaux positifs sont là : on observe une hausse de 16% des surfaces en bio en 2016.  La disparition de l’homme d’affaires ouvrira, peut-être, une opportunité pour les militants d’un autre monde.


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Crédit photo : ©Vimeo


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