« L’alliance avec le M5S a fourni une caution contestataire à la Lega » – Entretien avec Pierre Martin

Le Premier Ministre italien Guiseppe Conte et son ex-Ministre de l’Intérieur Matteo Salvini. © robertsharp via Flickr, Presidenza del Consiglio dei Ministri & U.S. Army photo by Elizabeth Fraser / Arlington National Cemetery via Wikimedia Commons.

La démission surprise de Luigi Di Maio de la direction du Mouvement 5 Etoiles a de nouveau démontré l’imprévisibilité du jeu politique italien. La probable victoire de la Lega aux élections d’Emilie-Romagne ce week-end devrait en effet affaiblir la surprenante alliance entre le M5S et le Partito Democratico, qui avait permis d’éviter des élections nationales suite au départ de Salvini à la fin de l’été 2019. Si Salvini est le favori des sondages, Matteo Renzi demeure toujours en embuscade, tandis que les néo-fascistes “frères d’Italie” (Fratelli d’Italia) progressent dans les intentions de vote. Pour décrypter le jeu politique transalpin, nous avons interrogé le politologue Pierre Martin, ingénieur de recherche au CNRS, enseignant à l’IEP de Grenoble et spécialiste de l’étude des élections. Retranscription par Dany Meyniel, interview par William Bouchardon.


LVSL – La coalition qui a émergée en Italie après les élections de mars 2018 a surpris tout le monde. Pourquoi le mouvement 5 étoiles a-t-il formé un gouvernement avec la Lega ?

Pierre Martin – Deux choix ont été déterminants dans cette affaire : celui du M5S de gouverner et celui de la Ligue de rejoindre ce gouvernement. Au départ, le Mouvement 5 Étoiles est un mouvement protestataire, centré sur le social, la réforme politique, la démocratisation, la lutte contre la corruption et les enjeux environnementaux. Or, on constatait déjà dans la campagne de 2018 du M5S un changement de ton par rapport à la campagne précédente, beaucoup plus contestataire, menée par Beppe Grillo. Le choix de leaders comme Luigi Di Maio et d’un discours qui insistait sur la volonté d’être une composante importante du gouvernement, notamment à travers une critique beaucoup moins forte de l’Union européenne, le traduit. Pour les électeurs du M5S, dont beaucoup sont des personnes en situation sociale difficile et en particulier dans le Sud de l’Italie, il était nécessaire d’obtenir du concret, donc il faut gouverner, et le M5S s’est donc modéré. Mais dans le même temps, ce programme social et environnemental est en opposition par rapport aux politiques néolibérales menées par le Parti Démocrate et la droite dirigée par Berlusconi et promues par l’Union européenne. On mesure donc la difficulté du M5S à pouvoir gouverner pour répondre aux attentes de ses électeurs alors que l’essentiel des forces politiques qui avaient gouverné précédemment étaient des adversaires, dont le M5S avait dénoncé les politiques et le degré considérable de corruption. Voilà donc une première explication.

« Si le M5S n’avait pas pu former un gouvernement, il y aurait eu un gouvernement technocratique qui aurait mené une politique néolibérale dure. C’était le scénario prévu par les élites politiques italiennes, qui était sur le point d’avoir lieu s’il n’y avait pas eu l’accord surprise entre le M5S et la Ligue. »

Cette volonté de résultats pour ses électeurs, nous l’avons vu à travers la loi sur le revenu de dignité [fixé à 780€/mois/personne, soit moins que le seuil de pauvreté, et avec quasi-obligation d’accepter le premier emploi venu, ndlr], une des priorités de Luigi Di Maio, la volonté de revenir sur la réforme des retraites et sur le Job Act de Renzi, etc. De toute façon, quand vous avez obtenu plus de 30% des suffrages, vous ne pouvez pas vous dérober. Qu’aurait-on dit ? Si le M5S n’avait pas pu former un gouvernement, il y aurait eu un gouvernement technocratique qui aurait mené une politique néolibérale dure. En fait, c’était le scénario prévu par les élites politiques italiennes, qui était sur le point d’avoir lieu s’il n’y avait pas eu l’accord surprise entre le M5S et la Ligue. Or, pour le M5S, une force opposée aux politiques économiques néolibérales et que je qualifierai de force de gauche contestataire, seule la droite radicale peut fournir l’allié nécessaire à la formation d’un gouvernement dans une situation de ce genre. Cette situation n’est pas sans précédent : en 2015, en Grèce, Syriza n’a pu former un gouvernement qu’en s’alliant avec une force de droite radicale, les Grecs Indépendants. Ce chemin-là est symétrique parce que la droite classique néolibérale et le centre-gauche refusent de soutenir des politiques en contradiction avec l’Union européenne et les politiques économiques qu’ils ont menées.

La deuxième question est donc : pourquoi la Ligue a-t-elle accepté ce gouvernement sous l’égide de Giuseppe Conte, qui est très proche du M5S ? D’abord, les sondages permettaient d’avoir une idée assez précise du fait probable qu’il n’y aurait pas de majorité claire, et Salvini a sans doute eu des contacts avec le M5S, ce qui est normal en campagne électorale. L’alliance de droite, entre la Ligue, Fratelli d’Italia (FdI) et Forza Italia, n’a en effet pas eu de majorité. Par contre l’événement à droite en 2018, c’est que, pour la première fois, la Ligue arrive devant Berlusconi et cette première percée a donné une responsabilité à Matteo Salvini. Il ne faut toutefois pas oublier qu’il y a d’abord eu une tentative exploratoire de la part du bloc de droite, qui avait fait 37% au total et a le plus de députés, de gouverner avec un allié qui serait minoritaire dans le gouvernement, soit le M5S, soit le Parti Démocrate. Chacun des deux a dit non. Le Président de la Chambre (un M5S) a alors été chargé de tester l’hypothèse d’un gouvernement avec le Parti Démocrate. Sans surprise, celui-ci a dit non, et le Président Sergio Mattarella a alors envisagé l’option du gouvernement technique, l’option favorite de la plupart des principales élites italiennes, afin de continuer la politique précédente. Or, ni le M5S, ni Matteo Salvini n’avaient intérêt à cette solution.

En passant devant Berlusconi, Matteo Salvini a compris que la lutte contre l’immigration était un thème populaire et a voulu être en position de l’incarner pleinement. Au vu de la politique déjà très restrictive sur l’immigration du précédent gouvernement du Parti Démocrate, il est probable que ce gouvernement technique aurait mené une politique encore plus dure sur l’immigration afin de prendre à Salvini une bonne part de son électorat. Evidemment, ce gouvernement ne pouvait avoir comme cible électorale les électeurs anti-austérité du M5S, donc il n’avait pas le choix. Je pense que c’est cela qui a motivé le choix de Matteo Salvini d’aller avec le M5S, en passant un accord minimum sur les politiques économiques en échange d’une politique restrictive en matière d’immigration qu’il incarnerait en tant que Ministre de l’Intérieur.

« Après 2008, une partie des élites économiques italiennes a rompu avec le néolibéralisme habituel, notamment au niveau du libre-échange tel que défendu par l’Union européenne, en estimant que cet aspect-là n’était pas dans leur intérêt. »

C’était possible parce qu’il y avait un point de convergence économique entre la Ligue et le M5S : après 2008, une partie des élites économiques italiennes a rompu avec le néolibéralisme habituel, notamment au niveau du libre-échange tel que défendu par l’Union européenne, en estimant que cet aspect-là n’était pas dans leur intérêt. S’est donc constituée une fraction qu’on pourrait appeler “néolibérale nationaliste” dans certains milieux économiques, qui a influé sur le programme économique de la Ligue. Le point commun de la Ligue et du M5S, l’hostilité aux politiques économiques de l’UE  et une volonté de relance justement de l’économie s’est bien vu dans le premier gouvernement Conte. Cette relance s’est faite à la fois par une baisse d’impôts qui favorise les électeurs de la Ligue, qui n’a certes pas obtenu autant que ce qu’elle voulait, et par une relance de la consommation via la fin de l’austérité en faveur des milieux les plus populaires, ce que voulait le M5S. Tout cela nécessitait l’affrontement avec l’Union européenne sur le premier budget, il ne faut pas l’oublier. Et l’UE a été obligée de transiger…

De plus, Matteo Salvini a su, avec beaucoup de brio je dois dire, incarner la politique anti-immigration en tant que Ministre de l’Intérieur. La presse libérale et de gauche italienne mais aussi étrangère, l’a beaucoup aidé dans ce sens puisqu’elle en a fait l’emblème du « méchant ». Or, en Italie comme ailleurs, beaucoup d’électeurs rejettent les médias et leurs discours que l’on peut qualifier de bien-pensants, et soutiennent une restriction de l’immigration. Cet effet médiatique a été magnifique pour la Ligue, qui a très vite eu une énorme progression dans les sondages, pour arriver à plus de 30% en seulement deux, trois mois. Les élections européennes n’ont fait qu’enregistrer un phénomène prévu depuis plusieurs mois. Plus intéressant, cette dynamique a démarré avant même que le gouvernement ne soit définitivement fixé, mais dès l’officialisation d’une discussion entre la Ligue et le M5S. L’alliance avec le M5S a donc fourni une caution contestataire à la Ligue, ce qui en dit long sur le rejet des électeurs italiens des élites en place. Tout cela a été très positif pour Matteo Salvini, mais ce choix était aussi très risqué, car il mettait gravement en danger l’alliance électorale de droite. Comme la stratégie gouvernementale de la Ligue était dénoncée à la fois par Berlusconi et par les Fratelli en raison de la position minoritaire de la Lega vis-à-vis du M5S, il y avait un risque de pertes électorales sur les questions économiques. Or, c’est l’inverse qui s’est produit, en particulier concernant Forza Italia, ce qui montre une nouvelle fois à quel point les politiques néolibérales classiques et les élites qui les incarnent étaient rejetées en Italie. Cette double image contestataire de Matteo Salvini, à la fois contre les élites européennes au sujet de l’immigration mais aussi au fait d’être allié avec le M5S, répondait à la demande des électeurs. Il ne faut pas oublier que ce gouvernement populiste avec le M5S a été soutenu par une majorité jusqu’au bout.

LVSL – Pourquoi Matteo Salvini a-t-il rompu la coalition à la fin de l’été ? Et pourquoi n’y a-t-il pas eu de nouvelles élections ?

P.M. – Parce qu’il avait obtenu une situation dominante exceptionnelle pour la Ligue. Or, la Lega, ce n’est pas « le perdreau de l’année » : elle existe comme formation importante depuis 1990 et comme formation de gouvernement, avec des hauts et des bas électoraux, depuis 1994, elle a participé à de nombreux gouvernements, a beaucoup d’élus, dirige des régions… Donc la Ligue est une force très implantée, capable de concrétiser un potentiel électoral. Pendant le gouvernement M5S-Lega, la dynamique sondagière de Salvini, vérifiée dans des élections locales, lui a permis d’attirer beaucoup d’élus locaux de droite. A mon avis, si Matteo Salvini a rompu avec le M5S, c’est qu’il s’est dit que la situation ne pouvait que se dégrader pour lui. Il espérait obtenir des élections, qu’il avait toutes les chances de gagner avec l’alliance électorale de droite traditionnelle et avec un système électoral qui n’aurait pas changé, et c’est précisément pour ça qu’il fallait rompre avant la réforme institutionnelle prévue pour le mois de septembre 2019. Cette réforme, qui comprend la réduction du nombre de parlementaires, est très populaire, donc il fallait rompre avant et trouver un prétexte pour ne pas paraître s’y opposer…

D’autre part, du fait de la position minoritaire de la Ligue dans la coalition et dans les deux chambres, Matteo Salvini savait qu’il ne pouvait pas obtenir les baisses d’impôts que voulaient ses électeurs. Il était en effet hors de question pour le M5S d’avoir un budget trop en déséquilibre, qui aurait débouché sur l’augmentation de la TVA, où le M5S aurait eu le soutien de la population contre la Ligue. Si la Lega était restée au gouvernement, elle aurait dû affronter le M5S au moment du budget et d’autre part et se heurter à ses dirigeants des régions du Nord, qui aussi réclamaient des baisses d’impôts et une diminution des transferts du Nord vers le Sud. La popularité de Salvini aurait donc décru. Avec le prétexte du désaccord sur le Lyon-Turin, sur lequel le M5S s’oppose à toutes les autres forces politiques, Matteo Salvini a pu se séparer des 5 Étoiles, même s’il était déjà en campagne, parcourait les plages, etc. depuis des mois.

Par ailleurs, Salvini était persuadé qu’il allait y avoir des élections parce que c’était la position du Parti Démocrate. Or, la surprise pour Matteo Salvini, et pour la majorité des observateurs, a été que le Parti Démocrate change son fusil d’épaule et s’oppose finalement aux élections. Le rôle de Matteo Renzi est ici fondamental: c’est ce dernier qui avait la direction du Parti Démocrate jusqu’aux élections en mars 2018, fonction qu’il a cédé au Président de la région Latium, Nicola Zingaretti, qui a gagné les primaires internes du parti. Or, Matteo Renzi et ses partisans sont majoritaires au sein du Parti Démocrate dans les deux groupes à la Chambre. Pourquoi ? Parce que c’est la direction du Parti qui fait les listes pour les élections ! Donc au moment de la rupture de Matteo Salvini du gouvernement, les renzistes au sein du Parti Démocrate savent que, s’il y a des élections, ils seraient éliminés ou très fortement diminués. Ils n’avaient donc aucun intérêt à ces élections, d’autant plus que Matteo Renzi et bon nombre de ses partisans avaient compris qu’ils n’avaient aucune chance de reconquérir le Parti Démocrate et avaient donc comme objectif de former un autre parti, hypothèse déjà envisagée publiquement et testée par les instituts de sondage italiens avant les élections européennes. La scission opérée par Matteo Renzi n’était donc nullement une surprise mais pour qu’elle soit possible, il fallait évidemment qu’il n’y ait pas d’élections. Faute de quoi les renzistes n’auraient pas eu le temps de bâtir leur parti et auraient été éliminés des listes démocrates, ce qui aurait réduit leur poids parlementaire. 

« Pour le Parti Démocrate qui se présente en permanence comme le rempart anti-Salvini, après avoir fait de l’anti-berlusconisme pendant des années, comment peut-on soutenir des élections que Salvini a toutes les chances de gagner ? »

Matteo Renzi, dans la grande intelligence politique qu’on lui connaît, a donc coincé Nicola Zingaretti en seulement quelques jours après la crise provoquée par Salvini. D’une part, il semble que Romano Prodi a menacé Nicola Zingaretti en lui téléphonant avant un vote décisif au Sénat en lui laissant entendre que si le Parti Démocrate votait avec la Ligue pour des élections, Prodi le dénoncerait publiquement. D’autre part, Matteo Renzi, un peu plus tard, a publiquement déclaré qu’il était impossible de se présenter aux électeurs comme le rempart contre Matteo Salvini si on avait voté avec ce dernier pour qu’il y ait des élections. Il mettait le doigt sur la contradiction forte de la direction du Parti Démocrate : pour un parti qui se présente en permanence comme le rempart anti-Salvini, après avoir fait de l’anti-berlusconisme pendant des années, comment peut-on soutenir des élections que Salvini a toutes les chances de gagner ?

D’autant plus que Giuseppe Conte, lui, ne s’est pas incliné et a décidé de se battre devant le Parlement pour rester Premier Ministre, ce qui a mis la Ligue et une partie des démocrates au pied du mur. Les démocrates n’ont pas eu d’autre choix que d’accepter un gouvernement dirigé par Conte et dominé par le M5S. Une fois la réforme constitutionnelle du vote enclenchée, il ne peut plus y avoir d’élections avant un certain temps puisque précisément ça nécessite une modification de la loi électorale… Je vous passe les détails techniques mais entre les délais de vote de la nouvelle loi électorale, d’autre part les délais de la possibilité d’organisation d’un référendum pour ceux qui sont contre, il me semble impossible qu’il y ait des élections avant mars-avril. Cela laisse tout le temps à Renzi de former son nouveau parti. Il l’a fait tout de suite, en disant que ce nouveau parti n’était pas contre le gouvernement, tout ne s’y engageant pas afin de garder ses distances. Enfin, en empêchant les élections, Renzi permet aussi à des parlementaires berlusconistes de réfléchir, son but étant de les détacher de Forza Italia et de les attirer vers son nouveau parti. Quant à la loi électorale, il est probable que la réduction du nombre de parlementaires poussera à une plus forte proportionnelle, qui serait un élément défavorable à la tentative centriste de Matteo Renzi, qui a donc besoin de nouvelles troupes.

LVSL – Jusqu’en 2018, les 5 Etoiles étaient porteurs de beaucoup d’espoirs chez les Italiens en déclassement ou menacés de l’être. Comment le M5S a-t-il évolué depuis qu’il dirige le gouvernement ?

P.M. – En fait, pour une force contestataire, on a systématiquement observé que la première expérience du pouvoir est toujours dramatique. Daniel-Louis Seiler, dans son ouvrage « Les Partis Politiques » paru en 2000, explique que, dans ce cas, deux phénomènes sont à l’oeuvre : d’une part un très fort espoir de la part des électeurs pour ce parti et de l’autre une situation difficile qui permet l’arrivée au pouvoir d’un nouveau parti contestataire. Le M5S est dans cette situation et, mis à part les municipalités de Rome et de Turin, il n’a aucune expérience de gouvernement local, aucune majorité dans aucune région… Bien sûr, il a des élus dans les régions mais ne dirige, ni ne participe à aucun gouvernement régional. Donc il y a un fossé pour ce nouveau parti entre l’ampleur des résultats électoraux, 32% des voix, auprès d’un électorat très récent qui n’a pas d’habitude de vote et ne correspond pas à des implantations locales fortes, excepté Rome et Turin, et les espoirs suscités. Tous ces éléments permettaient de prévoir des difficultés électorales et la déception qui ont eu lieu.

Le politologue Pierre Martin dans son bureau.

Par ailleurs, il faut rester prudent sur ce qui pourrait se passer lors de prochaines élections. Bien sûr, beaucoup de choses dépendront de la volonté du Parti Démocrate et de sa direction de rester dans l’alliance jusqu’à la fin du mandat de la Chambre ou de la rompre avant. Mais on ne peut pas simplement projeter le faible niveau des 5 Étoiles dans les sondages et aux élections européennes du M5S pour de futurs scrutins. La figure de Giuseppe Conte comme rempart contre Matteo Salvini peut jouer, même si on ne sait pas quel sera le lien entre ce dernier et le M5S. L’avenir du M5S se jouera aussi dans le renouvellement du personnel politique via ses règles et décisions de non-professionnalisation des élus. Il est normal qu’il y ait eu une forte déception des électeurs du M5S, mais il peut y avoir une remontée. Tout dépendra de la teneur des débats politiques.

« Pour l’instant, aucune force n’est capable de se substituer au M5S quant à la mobilisation sur l’hostilité aux politiques d’austérité. »

Les électeurs de M5S qui sont attirés dans les sondages par Matteo Salvini le sont plus par rapport à l’immigration, mais ils peuvent être remobilisés si le M5S a un bilan suffisant au point de vue économique et social via un discours du type « l’alliance de droite est une menace pour nos réformes sociales ». Jusque-là, les résultats du M5S étaient liés à la mobilisation contestataire. Beppe Grillo incarnait cela en 2013 sans être lui-même candidat. Or, même si certains électeurs ont été déçus par ces résultats qu’ils perçoivent insuffisants, il y a quand même une inflexion économique significative sur les retraites et un certain nombre de choses ont été faites comme le revenu minimum, par exemple.

Pour l’instant, aucune force n’est capable de se substituer au M5S quant à la mobilisation sur l’hostilité aux politiques d’austérité. Aucune force de gauche contestataire n’est capable de rivaliser avec le M5S et n’a profité des espoirs déçus. Le M5S est toujours perçu comme la force qui est la plus proche des préoccupations sociales. Par contre, ce n’est pas obligatoirement une bonne image dans le Nord de l’Italie où beaucoup d’électeurs sont défavorables à des transferts financiers en faveur du Sud. L’électorat du PD est un bloc très proche de celui de Macron en France, quant à la Lega, il suffit de se souvenir de son histoire…

LVSL – En face, l’alliance électorale des droites va-t-elle pouvoir se maintenir ?

P.M. – S’il y avait eu des élections précipitées, Silvio Berlusconi était prisonnier de cette alliance. Dans le système électoral actuel au scrutin uninominal, Forza Italia aurait été marginalisée, dans le Nord de l’Italie voire dans tout le pays, par la dynamique Salvini, donc il ne pouvait pas rompre. Aujourd’hui, la donne est très différente avec la très vraisemblable modification du mode de scrutin par la réforme institutionnelle. Cela dépendra aussi de la capacité qu’aura Matteo Renzi à réussir un rapprochement avec des élus de Forza Italia. Il y a aussi des dynamiques européennes, puisque Renzi joue sur le fait d’avoir voté avec Forza Italia (et le M5S) pour l’investiture de la nouvelle présidente de la Commission Européenne et parle d’une « majorité européenne ». 

Avec le discours de plus en plus hostile à l’Union européenne de Matteo Salvini alors que Forza Italia demeure le représentant du PPE (dans la majorité au Parlement Européen) en Italie, une rupture peut advenir. Si la dimension majoritaire du mode de scrutin est supprimée, les élus de Forza Italia savent qu’ils risquent d’avoir leur portion congrue s’ils restent alliés à Matteo Salvini. Ils peuvent donc être incités à tenter une autre aventure, celle que leur propose Matteo Renzi en formant un parti distinct du PD, un peu comme Emmanuel Macron. Si la proportionnelle domine le nouveau mode de scrutin, l’alliance des droites est en danger.

LVSL – Et en ce qui concerne Fratelli d’Italia, quelle est la nature de ce parti et pourquoi constate-t-il une certaine dynamique ? En quoi se différencie-t-il de la Lega de Salvini ?

P.M. – L’origine de Fratelli d’Italia renvoie à la première crise politique italienne majeure, autour de 1993-1994 avec l’effondrement de la démocratie chrétienne et des socialistes (après celui des communistes un peu plus tôt). Cela avait été l’occasion pour les néo-fascistes du MSI, jusque là confinés dans l’opposition, de participer à des majorités gouvernementales, en se transformant en Alliance Nationale (Alleanza Nazionale), en renonçant à une bonne part de leur programme économique étatiste. En gros, ils se sont convertis au libéralisme et se sont ensuite directement avec Silvio Berlusconi, alliance dont la dynamique électorale leur a profité. Après la fusion de l’Alliance nationale et de Forza Italia au sein du Popolo Della Liberta, toujours dominé par Berlusconi, une minorité d’anciens de l’Alliance nationale a estimé qu’il fallait recréer un parti alors que le berlusconisme entrait en déclin. Cela a donné les Fratelli d’Italia, qui restaient dans une alliance avec Silvio Berlusconi et qui conservaient le nationalisme, d’ailleurs quand on regarde le nom, “Frères d’Italie”, c’est explicite !

« D’une certaine manière, le fait que Matteo Salvini ait rompu avec le M5S a donné raison aux Fratelli qui soutenaient sa politique migratoire mais dénonçaient son alliance avec le M5S. »

Ce parti est resté en dehors du gouvernement et a critiqué l’alliance Matteo Salvini avec le M5S, mais pas sa position hostile à l’immigration, qu’il partage. Il y a donc deux forces de droite radicale, la Ligue et les Fratelli. D’abord, la Ligue a eu une dynamique électorale spectaculaire, mais maintenant on a le sentiment que la Ligue piétine et ce sont les Fratelli qui en profitent. Ils sont aujourd’hui devant Forza Italia dans les sondages. D’une certaine manière, le fait que Matteo Salvini ait rompu avec le M5S a donné raison aux Fratelli qui soutenaient sa politique migratoire mais dénonçaient son alliance avec le M5S. Si Giorgia Meloni est moins connue que Matteo Salvini, elle commence à l’être, et son parti incarne le nationalisme depuis déjà un certain nombre d’années et auprès d’une part importante des électeurs. Malgré toutes les tentatives de Matteo Salvini, la Ligue reste très fortement marquée par ses origines autonomistes du Nord et l’héritage néo-fasciste italien a toujours été différent. Il s’agit d’accepter le jeu démocratique, tout en restant un parti très centraliste, qui défend l’unité italienne comme le faisait Mussolini. C’est d’ailleurs pour ça d’ailleurs que l’Alliance nationale était très hostile à la Ligue au début des années 1990 : Quand Silvio Berlusconi avait négocié en 1994 son alliance avec la Lega et Alleanza Nazionale, il a été obligé de faire deux alliances séparées, une dans le Nord de l’Italie avec la Ligue et sans les néofascistes de l’Alliance nationale et une dans le Sud et le centre de l’Italie avec l’Alliance nationale où la Ligue n’existait pas… Puisque la Lega reste marquée par les intérêts économiques et spécifiques qu’elle défend du Nord de l’Italie, il y aura toujours un espace politique pour les Fratelli.

LVSL – Et en ce qui concerne le positionnement des forces politiques italiennes sur l’Union européenne ? 

P.M. – Au niveau des rapports avec l’Union européenne, l’abandon du discours anti-européen du M5S pendant la campagne électorale de 2018 a été confirmé. Mais entre la crise grecque, le Brexit et les difficultés allemandes, l’UE n’est plus en situation d’avoir un affrontement avec un gouvernement italien qui ne veut pas mener une politique austéritaire trop forte. Elle a elle-même été obligée d’évoluer. C’est ce contexte qui a permis la transaction entre l’UE et le premier gouvernement Conte sur le budget et qui facilite aussi la situation actuelle. De fait, les élites européennes n’ont pas intérêt à provoquer un conflit avec l’Italie, c’est la différence avec la Grèce. Le M5S n’a pas été obligé de « manger son chapeau » contrairement à ce qui s’était passé pour Syriza. Au fond, le M5S soutient désormais la Commission européenne et les politiques européennes rapprochent les composantes du gouvernement. Cela s’est concrétisé par la nomination du commissaire Paolo Gentiloni, qui a été une concession du M5S au PD, mais permet aussi à l’Italie d’avoir un poids dans la Commission européenne. Il n’y a pas du tout eu de conflit entre le gouvernement italien et la Commission européenne comme il y en a un entre le gouvernement français et le Parlement européen et cela renforce le gouvernement actuel. 

« Les forces de droite radicale s’opposent entre elles : les conservateurs en Pologne et en Hongrie ne veulent pas entendre parler de répartition de migrants alors que l’Italie, qui est en première ligne, a besoin de cette solidarité. »

C’est aussi un élément qu’il faudra prendre en compte aux prochaines élections : la droite dominée par Matteo Salvini est en conflit avec les élites européennes, ce qui n’est pas obligatoirement une position de force pour lui parce que cela peut inquiéter les électeurs.  De ce point de vue, il n’y a plus que les forces radicales de droite, la Ligue et les Fratelli, qui tiennent un discours d’hostilité qui peut les mettre en difficulté dans la mesure où une partie des élites italiennes hésitera. Ces rapports tendus à l’UE peuvent pousser la composante Forza Italia à rompre avec ses alliés de droite. On voit bien le calcul de Renzi, dont il est trop tôt pour évaluer les résultats. Mais tout cela dépendra aussi des évolutions au niveau européen, la rapport de Salvini à l’UE est aussi lié au fait qu’elle ne soit pas capable d’imposer une solidarité sur les migrants vis à vis de l’Italie. C’est paradoxal, mais les forces de droite radicale s’opposent entre elles : les conservateurs et la majorité des électeurs en Pologne et en Hongrie ne veulent pas entendre parler de répartition de migrants alors que l’Italie, qui est un des pays en première ligne, a besoin de cette solidarité. D’un autre côté, ça facilite par contre l’écho au niveau national l’écho des discours anti-UE des droites radicales.

Ne perdons pas non plus de vue également que l’attitude du M5S est mouvante :  s’il y avait une nouvelle crise économique et financière, les rapports peuvent se durcir considérablement et cela dépendra des capacités de réaction de l’Union européenne. N’oublions pas que ce sont avec les politiques économiques austéritaires imposées par l’Union européenne, en particulier au moment du gouvernement de Mario Monti, que se situe l’origine de l’hostilité du M5S à l’UE. C’est à ce moment que le M5S a surgi comme force politique majeure. Son discours anti-européen était bien lié à une réalité d’une pression très forte de l’UE, d’Angela Merkel et de Nicolas Sarkozy qui ont obligé Silvio Berlusconi à démissionner. Aujourd’hui, nous ne sommes pas dans une telle situation et le M5S n’a pas pas d’opposition de caractère idéologico-nationaliste ou identitaire vis-à-vis de l’UE. Mais en cas de nouvelle crispation, tout cela peut ressurgir très rapidement.

L’étau se resserre pour le centre-gauche italien après la scission de Renzi

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En quelques semaines seulement, Matteo Renzi, roi déchu de la précédente législature, est parvenu à enrayer l’ascension irrésistible de Matteo Salvini, leader de la Ligue, et à revenir à la tête d’un nouveau parti moulé autour de sa personne, tout en affaiblissant durablement son ancienne formation politique. Les implications d’une telle manœuvre politicienne sont plurielles, et risquent de réduire la capacité d’action du centre-gauche au sein de la nouvelle coalition gouvernementale.


La scission renzienne

Dans un entretien donné au quotidien La Repubblica, Matteo Renzi s’est épanché sur les raisons qui ont conduit à sa décision de scinder le Parti démocrate (PD) ainsi que sur les contours de sa nouvelle création politique. Il évoque la fragmentation du parti ainsi que les critiques constantes envers sa personne qui émanent, selon ses termes euphémiques, d’un « certain courant culturel au sein de la gauche italienne » comme raisons majeures de son départ. Tel un pompier pyromane, il déplore les divisions internes du PD alors qu’il n’a eu cesse de les alimenter sous son règne. De même, il fustige l’hostilité de l’aile gauche du parti à son égard en oubliant le dénigrement constant dont il a fait preuve envers celle-ci lorsqu’il était au pouvoir. Quant à son nouveau parti, Italia Viva, le ton, ou plutôt l’absence de ton, est donné. Dans un optimisme désincarné, le florentin compte faire campagne sur l’anti-salvinisme et le besoin de penser l’avenir. La grammaire du vide est en place, il ne reste plus qu’à marcher. L’Italie, pourtant présentée comme le laboratoire politique de l’Europe, s’inscrit dans le rejet grandissant, déjà matérialisé dans plusieurs pays européens, de la troisième voie au sein des gauches occidentales.

La scission de Matteo Renzi, qui emporte avec lui 25 députés et 15 sénateurs, affaibli de facto les courants libéraux au sein du PD. Le processus de recentrement autour de la social-démocratie au sein du parti, déjà amorcé avec l’élection de Nicola Zingaretti comme secrétaire général, devrait donc s’intensifier. Les mesures défendues par le nouveau secrétaire, articulées autour du travail, de l’écologie et de l’éducation, s’inscrivent véritablement dans le rôle que doit tenir le PD en Italie s’il veut défaire le salvinisme et cristalliser l’électorat de gauche autour de son projet. Malheureusement, le virage à gauche du Parti démocrate semble déjà fortement circonscrit avant même de pouvoir commencer à gouverner. Les contraintes sont plurielles et interviennent à plusieurs niveaux.

Vers un PD à prédominance social-démocrate ?

Premièrement, au sein même du parti, il n’est pas encore certain que la frange libérale soit définitivement évacuée. Le départ précipité de Matteo Renzi ne permet pas de dire que celui-ci ne jouira plus d’aucune influence dans les coulisses de son ancien parti. Ce qui est logique sachant qu’il a eu le dernier mot sur les listes électorales ayant porté à la législature actuelle. À l’intérieur de PD, l’ancien maire de Florence peut encore compter sur l’influent clan des toscans, composé par Luca Lotti, Antonello Giacomelli, Dario Parrini et surtout le chef de groupe du PD au sénat, Andrea Marcucci. Le ministre de la Défense du nouveau gouvernement, Lorenzo Guerini, est aussi considéré comme un des fervents soutiens de Matteo Renzi. Ces derniers commandent un courant plus large, nommé Base Riformista, qui compte de nombreux élus PD et qui ont voté contre Nicola Zingaretti pour la présidence du parti. Cette frange libérale, bien que fragilisée depuis le départ de Matteo Renzi, pourrait agir comme un cheval de Troie au profit de ce dernier. Le spectre renzien n’est donc pas prêt de s’évanouir dans l’antre du Nazareno.

De plus, même parmi les soutiens importants de Zingaretti, le basculement vers la gauche ne va pas de soi. En effet, le président de la région du Latium compte sur le soutien de deux barons démocrates qui n’appartiennent pas à la mouvance social-démocrate dont celui-ci est issu. Il s’agit du ministre de la Culture dans le nouveau gouvernement, Dario Franceschini, ainsi que de l’ancien premier ministre et nouveau commissaire européen aux affaires économiques, Paolo Gentiloni. Le premier est réputé pour faire et défaire des majorités au sein du parti et ne suivre que la logique de la victoire tandis que le deuxième appartient à la frange libérale modérée du parti, représentée par le courant RiforDem. Compte tenu de cet équilibre précaire, le nouveau secrétaire général ne pourra imposer ses thèmes au parti que s’il réussit à engranger des victoires rapidement. À cet égard, les élections régionales, qui vont se tenir dans les prochains mois en Ombrie, en Émilie-Romagne et en Calabre vont être décisives.

Le piège de l’endiguement

La cohabitation entre le Mouvement cinq étoiles (M5S) et le PD s’annonçait déjà compliquée avant même la scission de Matteo Renzi. Désormais, l’horizon de la nouvelle coalition PD-M5S, soutenue par Italia Viva, parait encore plus mince. Malgré le besoin de politiques socio-économiques ambitieuses, la coalition gouvernementale menée par le premier ministre ressuscité, Giuseppe Conte, semble destinée à poursuivre un agenda prudent, pour les prochains mois en tout cas.

La volte-face de Renzi accentue le caractère contenu du gouvernement Conte II de plusieurs manières. En effet, celui-ci s’est arrangé au préalable pour placer des fidèles aux postes clés de l’exécutif avant de rompre avec le PD. Il s’agit du ministre de la Défense, Lorenzo Guerini, déjà mentionné un peu plus haut, de la ministre de l’Agriculture, Teresa Bellanova, de la ministre pour l’Égalité des chances et de la Famille, Elena Bonetti, de la vice-ministre de l’Éducation, Anna Ascani, et du sous-secrétaire aux affaires étrangères, Ivan Scalfarotto. Assurée par une présence parlementaire substantielle, potentiellement grandissante si d’autres députés du PD ou du parti de droite Forza Italia rejoignent les rangs du nouveau parti Italia Viva, et par une présence significative au sein de l’exécutif, la pieuvre toscane possède assez de ramifications pour influencer l’agenda du gouvernement.

L’intérêt renzien consiste à maintenir la coalition, le temps que le nouveau parti puisse s’affermir et préparer sa campagne, tout en limitant la marge de manœuvre de celle-ci afin qu’elle ne puisse engranger des succès trop conséquents. La prise d’otage et la division paraissent être deux tactiques plausibles pour réussir à endiguer l’agenda de l’exécutif. Dès que celui-ci tenterait de s’éloigner de l’intérêt renzien, par exemple en prônant des politiques socialement ambitieuses et permettant à la coalition giallorossa de gagner en popularité, Matteo Renzi pourrait alors créer l’instabilité en menaçant de retirer son soutien. L’autre manière de contenir l’agenda serait d’empêcher une entente trop profonde entre le PD et le M5S, car cela pourrait mener à l’émergence de politiques de fond, seul moyen de s’assurer un véritable soutien auprès de la population. Si l’intérêt renzien venait à prévaloir, conservant ainsi la nouvelle coalition dans une superficialité politique, le PD ainsi que le M5S risqueraient de ne jamais s’en remettre.

La scission renzienne comporte une autre conséquence néfaste pour les ambitions affichées par la nouvelle direction du PD. Le soutien officiel de Matteo Renzi à la nouvelle coalition, en tant qu’acteur distinct du PD, est le symbole ultime de la mutation du M5S, de parti du vaffa, équivalent terminologique du dégagisme en France, en parti du pouvoir. Avant la scission, le mouvement pentastellaire, malgré la contradiction essentielle que représente une coalition avec le PD, pouvait toujours tenter de sauver les derniers lambeaux de son image de parti dégagiste en évoquant un PD renouvelé et affranchi du renzisme, tout en espérant que la postérité effacerait le rôle fondamental joué par l’ancien premier ministre dans la formation de celle-ci. Malheureusement pour les grillini, avec sa scission, Matteo Renzi vient de sceller cette trappe rhétorique. Davantage dans ses contradictions, le M5S, dans un esprit de survie, semble parti pour prioriser à tout prix la séduction d’un électorat vacillant, ce qui risque d’affecter négativement la qualité de la nouvelle coalition gouvernementale et par conséquent la possibilité du PD de concrétiser son agenda politique.

Manœuvre du budget et zone euro

Le dernier niveau de contrainte s’opère au niveau budgétaire. À l’instar de Sisyphe, le gouvernement italien est condamné à pousser éternellement son fardeau, faire de la politique sans budget. En effet, l’ère du gouvernement Conte II commence par une manœuvre budgétaire délicate, qui devra être présentée à la Commission le 15 octobre et 5 jours plus tard au parlement italien. Le principal objectif consiste à combler un déficit de 23 milliards d’euros et ainsi permettre de boucler la loi de budget 2020. Dans le cas contraire, la TVA, à compter du premier janvier, augmenterait automatiquement et pénaliserait lourdement les foyers italiens. Cette règle, visant à satisfaire les engagements européens en matières budgétaires, place d’emblée le nouveau gouvernement dans une situation d’urgence. Selon les dernières informations, le gouvernement entend bien neutraliser l’augmentation automatique de la TVA, et même mener une politique expansive.

Avec une croissance estimée à 0,1% cette année, estimation considérée optimiste, et une dette de plus de 132% du PIB, il reste très peu d’oxygène au nouvel exécutif pour respirer fiscalement. Celui-ci compte activement lutter contre l’évasion fiscale et revoir le régime des déductions fiscales. Ce dernier point est inquiétant. L’Italie est caractérisée par un régime de déductions fiscales exhaustif qui concerne divers groupes de la société, souvent les moins bien lotis et qui comporte des mesures très appréciées par la population. S’il s’avance sur ce terrain, le nouvel exécutif devra faire preuve d’une grande habileté car il s’agit d’un véritable champ de mines politique.

Enfin, si le PD et le M5S veulent survivre et tirer profit de cette coalition, ils devront éviter l’inertie gouvernementale et travailler activement à la concrétisation des promesses qui fondent cette coalition : baisse de la pression fiscale pour les franges les plus précaires, relance des investissements publics et élaboration d’un plan de lutte contre la pauvreté. Cependant, compte tenu de la situation budgétaire italienne, le seul espoir réside à Bruxelles et à Francfort. Autant dire que cet espoir est très mince. Le soi-disant changement de ton de la Commission vanté par Ursula von der Leyen quant à la rigueur budgétaire, largement relayé dans les médias, est le suivant : encourager la flexibilité dans les limites du pacte de stabilité budgétaire. Malgré le besoin plus en plus pressant d’une importante opération chirurgicale, l’Europe n’offrira que de la morphine à un État en pleine hémorragie.

Le combat se situera donc autour de la dose de morphine, c’est-à-dire au niveau de la latitude budgétaire. Pour ce faire, le PD compte sur deux hommes, Paolo Gentiloni et Roberto Gualtieri. Le premier, en sa qualité d’ancien chef d’État et de nouveau commissaire européen aux Affaires économiques, et le deuxième, en sa qualité d’ancien président de la commission des finances au Parlement européen et de nouveau ministre de l’Économie au sein du gouvernement italien, useront de leurs connaissances des arcanes du pouvoir européen pour obtenir des concessions budgétaires. Dans cet environnement contraint, l’axe Gentiloni-Gualtieri est l’un des seuls moyens d’action en la possession du PD à l’heure actuelle.

La fin de l’infaillibilité de Salvini et la nouvelle donne politique italienne

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Alors que tout semblait conduire à un retour aux urnes en Italie et à une prise du pouvoir imminente de Matteo Salvini, le psychodrame du mois d’août a terminé en revers cinglant pour celui qui l’a déclenché en provoquant la chute du gouvernement. Cette crise de ferragosto, la fête du 15 août, a réordonné le champ politique italien et chamboulé les rapports de force. Récit.


Pour comprendre les raisons de la crise italienne, il faut revenir sur le contexte issu des élections de 2018. Depuis celles-ci, on assiste à un renforcement de Matteo Salvini et de la Ligue malgré la victoire du Mouvement 5 étoiles. Avant même la formation de la coalition Lega-M5S qui a eu lieu à la fin du mois de mai 2018, Salvini s’est imposé comme une figure montante. Son arrivée au poste de ministre de l’Intérieur a ensuite décuplé ses marges de manœuvre pour mener des coups de communication sur l’immigration et sur la confrontation avec les élites italiennes et européennes. Ce discours a été très efficace et a été construit à partir d’un axe narratif central : le fait d’être un homme qui ne se rend pasio non mollo.

Matteo Salvini est issu d’une formation anciennement sécessionniste, la Ligue du Nord, aujourd’hui renommée Ligue en raison de son ambition nationale. Ce parti dispose de baronnies solides dans les régions septentrionales du pays et d’une culture institutionnelle qui remonte aux passages dans les différents gouvernements de coalition dirigés par Silvio Berlusconi. De ce point de vue, Salvini représente une excroissance du projet initial de la Ligue du Nord, fait d’autonomie politique et fiscale et de rejet du Mezzogiorno, le Sud du pays. Sa figure a été propulsée pour permettre à la Ligue de nationaliser son message et d’asseoir ses revendications d’autonomie au niveau national. D’un autre côté, Salvini est mû avant tout par ses ambitions personnelles qu’il essaie de faire aboutir tout en faisant des compromis avec les barons du Nord qui le soutiennent.

De son côté, le M5S est une formation lancée dans les années 2000 autour de Beppe Grillo et de Roberto Casaleggio à partir d’un site Internet et d’une plateforme de mobilisations anti-corruption et anti-élites. Cette expérience est devenue un parti qui glane les suffrages depuis 2009. Avec son arrivée aux affaires, le M5S s’est affaibli sur deux fronts. D’une part, Salvini a vampirisé l’électorat de centre-droit que le mouvement avait su capter dans son flou anti-élites. D’autre part, l’incapacité des cinquestelle à mettre en œuvre leurs promesses autant qu’ils l’auraient voulu a démobilisé une partie de leur électorat très volatile. La composition de l’électorat du M5S est d’ailleurs particulièrement hétéroclite : 50% vient de la gauche, 20% de la droite, et les 30% restants sont issus du réservoir des abstentionnistes qui ne se sentent pas représentés par les autres formations. Il faut ajouter aux deux problèmes précédents les défaillances de la figure de Luigi di Maio qui est beaucoup moins charismatique que Salvini.

Enfin, le Parti Démocrate est sorti de son état de mort-vivant à la suite de l’élection de Nicola Zingaretti, ex-gouverneur de la région du Lazio, à la tête du parti sur une ligne assez modérée, mais en partie similaire à celle de Pedro Sanchez. Pour autant, ce nouveau secrétaire n’a pas complètement la main sur le parti, puisque les parlementaires sont majoritairement restés fidèles à Matteo Renzi, le représentant de l’aile centriste du parti largement conspué par la population.

Le moment clé des élections européennes

Les élections européennes sont venues stabiliser de nouveaux rapports de force et confirmer le poids de la Ligue qui a obtenu 34%, la chute du M5S tombé à 17%, et le regain modéré du Parti Démocrate à 22,7%. Depuis ces élections, les barons de Lombardie et de Vénétie veulent rompre avec le M5S qui fait barrage au projet d’autonomie différenciée.

Qu’est-ce que l’autonomie différenciée ? C’est un projet de casse de l’unité juridique et politique du pays. L’idée est de distribuer les compétences à géométrie variable (au-delà des régions sous statut d’autonomie comme le Val d’Aoste ou le Trentin), notamment en matière fiscale. L’objectif, pour les barons du Nord, est de casser les transferts budgétaires vers le Sud perçu comme « corrompu » et « fainéant ». En réalité, la Ligue n’a jamais abandonné son projet sécessionniste, elle l’a juste reformulé à l’intérieur du champ national par une stratégie de subversion des institutions existantes. Au lieu d’un projet d’indépendance coûteux politiquement, la sécession interne suffit.

Évidemment, le M5S, qui dispose de solides bastions au Sud, ne peut pas permettre la destruction des transferts budgétaires qui sont existentiels pour la population défavorisée des régions méridionales.

Comment Salvini s’est tiré une balle dans le pied en faisant tomber le gouvernement

Salvini a rompu au moment de son point culminant dans les sondages début août où il tutoyait les 39% dans les intentions de vote. Cette popularité lui laissait entrevoir une solide majorité dans les deux chambres en cas de retour aux urnes et de formation d’une alliance avec le parti néofasciste Fratelli d’Italia, dirigé par Giorgia Meloni qui a réalisé 6% aux élections européennes. À elles deux, ces deux forces auraient largement obtenu les 40% nécessaires pour emporter une majorité à la Chambre des députés et au Sénat.

Cette décision prend ses racines dans les rapports internes à la Ligue. De la sorte, Salvini alignait ses ambitions autoritaires personnelles et le projet d’autonomie différenciée des barons du Nord. Ce pari risqué reposait sur l’hypothèse selon laquelle le M5S ne serait pas en mesure de s’allier au Parti Démocrate pour empêcher un retour aux urnes. Malgré l’incertitude, dans le pire des cas, Salvini pensait pouvoir renouer avec le M5S et faire céder celui-ci sur trois points sur lesquels la Ligue était opposée à son partenaire : l’instauration d’un salaire minimum revendiquée par le M5S, le revenu de citoyenneté et la dizaine de milliards d’euros annuels qu’il représente et enfin le projet de ligne LGV Lyon-Turin, auquel le M5S est un opposant historique.

Par ailleurs, en cas de rabibochage, Salvini pensait pouvoir obtenir la tête de trois ministres : le ministre des Transports (M5S), la ministre de la Défense (M5S) et le ministre des finances Giovanni Tria dont le rôle est de rassurer les marchés. Dans les deux cas, remaniement ou retour aux urnes, le leader leghiste se pensait gagnant sur toute la ligne.

Cependant, plutôt que de subir une humiliation supplémentaire, le M5S a refusé de plier. Comment Salvini a pu faire cette erreur ? Son pari reposait sur la nature de la personnalité de Di Maio, qui semblait prêt à céder et qui a régulièrement reculé devant la Ligue. Sauf que cette fois, les ténors du M5S se sont mobilisés et ont fait le choix d’une ligne dure contre leur ex-partenaire de coalition : Beppe Grillo, Roberto Fico (président de la chambre, représentant de l’aile gauche compatible avec le PD), Alessandro Di Battista (tribun, aile anti-establishment) et Davide Casaleggio (propriétaire de la plateforme du mouvement).

Deux tendances coexistent néanmoins au sein de ces ténors. D’un côté Beppe Grillo, Roberto Fico et Davide Casaleggio sont contre un retour aux urnes de peur de perdre de nombreux députés et de provoquer un turn over chez les élus du mouvement car il y a une limite de deux mandats pour ces derniers. De l’autre côté, Di Battista, qui n’est pas député, et qui a encore une carte à jouer puisqu’il n’a réalisé qu’un seul mandat, était favorable à un retour aux urnes.

Le système politique italien fait barrage à Salvini

Pour mieux comprendre l’enchaînement de la crise, il faut prendre en compte la particularité du modèle institutionnel italien. L’Italie est une République parlementaire qui rend très difficile la prise de pouvoir par une seule force politique. Son système est fondé sur le bicamérisme parfait : c’est-à-dire qu’il faut obtenir la confiance à la fois dans la Chambre des députés et au Sénat, ce qui implique de réunir une majorité dans ces deux assemblées. Par ailleurs, l’élection des sénateurs et des députés a lieu au même moment : il n’y a que de légères différences de scrutin et de nombre de parlementaires. Ces différences peuvent cependant modifier les équilibres entre les deux chambres.

Dans les situations de crise, le président de la République dispose d’un rôle non-négligeable. Ce dernier est élu au suffrage universel indirect, par le Parlement et pour une durée de sept ans. Le président actuel, Sergio Mattarella, termine son mandat en 2022, date de la prochaine élection présidentielle.

À ce bicamérisme, il faut ajouter un mode de scrutin électoral particulièrement complexe. Les chambres sont élues selon une loi électorale qui combine deux systèmes. En premier lieu, un système uninominal à un tour par circonscription, qui favorise les coalitions entre les partis et qui distribue 50% des sièges. Ensuite, un scrutin proportionnel par circonscription, qui bénéficie aux forces comme le M5S qui partent seules aux élections.

Le résultat de ce système est que trois majorités sont possibles dans la configuration actuelle : M5S-PD, Lega-M5S, PD-Lega-FI-FdI (alliance générale anti-M5S). Le dernier scénario étant inenvisageable, la seule alternative était donc la formation d’un gouvernement entre les cinquestelle et le centre-gauche.

L’élément décisif : Matteo Renzi

Le point aveugle de Salvini a été de sous-estimer l’ex président du Conseil italien. Pour rappel, Matteo Renzi est celui qui avait tué les discussions entre le M5S et le PD en 2018 pour former une coalition. C’est ce torpillage en règle qui a conduit à l’alliance M5S-Lega comme seule majorité possible.

Cependant, les choses ont changé depuis. Renzi a certes perdu le secrétariat du parti, mais il prépare une nouvelle option électorale comparable à En Marche, qui n’est pas encore prête à être mise sur orbite. Par conséquent, il ne voulait surtout pas d’un retour aux urnes à court terme. De plus, Zingaretti détient le contrôle des investitures : en cas d’élection il aurait pris la main sur les groupes à la Chambre et au Sénat actuellement contrôlés par Renzi. C’est une des raisons de fond pour laquelle Renzi a réalisé un coup de poker en ouvrant la porte au M5S afin de former un nouveau gouvernement.

Le désarroi de Salvini et la chute du gouvernement

Le leader de la Ligue ne s’attendait pas à ce retournement de situation : il pensait qu’une majorité entre PD et M5S serait impossible. C’est pourquoi, dans la semaine du 12 au 19 août, il a réalisé une série d’erreurs qui lui ont coûté cher par la suite.

Il a d’abord appelé à censurer le gouvernement de Giuseppe Conte afin de le faire tomber et de provoquer un retour aux urnes. De ce fait, il a pris le risque de se mettre l’opinion à dos et d’endosser la responsabilité de la chute de la coalition alors que celle-ci restait populaire dans le pays. Ensuite, devant l’avancée des discussions M5S-PD, il a fait un pas en arrière et a proposé à Di Maio de recoller les morceaux alors qu’il venait de déclencher un psychodrame politique au cœur de l’été. Par la suite, il a remartelé et exigé de nouveau un retour aux urnes, avant d’appeler une nouvelle fois son ex-allié à se remettre autour de la table pour reformer le gouvernement qu’il venait de torpiller. Ces tergiversations ont donné une image d’irresponsabilité et d’inconséquence de la part de celui qui dominait la situation jusqu’ici. Salvini a donc perdu une partie de son aura et le mythe de son infaillibilité a été brisé. Il le paie clairement dans les sondages où l’on observe un recul important de la Ligue (-6 points) et une remontée du M5S et du PD.

Sondage qui teste les différents leaders politiques après la crise gouvernementale.

Quel avenir pour le nouveau gouvernement ?

Le nouveau gouvernement qui vient d’être formé est clairement défensif : il ne s’est donné que des objectifs limités. En premier lieu, les nouveaux alliés cherchent à empêcher le projet autoritaire de Salvini et à gagner du temps. En effet, le coup raté de ce dernier et son expulsion du ministère de l’Intérieur vont diminuer sa capacité à construire l’agenda politique et rendre ses relations avec les barons de la Ligue plus difficiles. Ceux-ci comptaient sur lui pour leur obtenir rapidement l’autonomie différenciée. Le fait de voir ajourné le projet a provoqué de nombreuses tensions. Deuxièmement, tenir éventuellement jusqu’en 2022 pour sécuriser la prochaine élection du président de la République. Ensuite, empêcher l’augmentation automatique de la TVA (de 22 à 25%) qui risquerait de coûter 23 milliards aux ménages Italiens et de provoquer une crise de la consommation. La Loi de finances est en effet votée en octobre. Un retour aux urnes rapide aurait empêché de bloquer cette augmentation automatique de la TVA liées aux clauses de sauvegarde qui s’activent en cas de dérapage budgétaire. Enfin, préparer un retour aux urnes ultérieur pour Matteo Renzi une fois que son projet sera prêt, et faire durer plus longtemps la législature pour les parlementaires M5S qui en sont à leur second mandat.

Le choix de Giuseppe Conte pour présider ce nouveau gouvernement est en définitive assez logique. Sa figure a depuis le début été construite comme étant au-dessus des partis et relativement neutre. Il apparaît aux yeux de nombreux citoyens comme étant quelqu’un de modéré et respectueux des institutions. Comme l’illustre le graphique supra, il est beaucoup plus populaire que Di Maio qui est l’autre perdant de la séquence. Quant au fond de l’accord de gouvernement, il s’agit à l’évidence d’un programme minimal qui reprend en bonne partie les revendications du M5S tout en les modérant. La proposition de salaire minimum devrait par exemple être mise en place.

Une des conséquences négatives de cette crise est que le gouvernement va vraisemblablement en rabattre sur ses revendications budgétaires et reprendre une politique un peu plus compatible avec les règles européennes. Néanmoins, le M5S et le PD vont aussi jouer la carte de la menace d’un retour de Salvini si l’Italie n’obtient pas des marges budgétaires pour répondre à la crise sociale.

De fait, on assiste probablement au moment d’institutionnalisation du M5S. Ce processus est incarné par la primauté accordée à la figure de Giuseppe Conte : une partie du pouvoir s’est déplacée vers les groupes parlementaires. Le M5S a récemment revendiqué un attachement fort aux institutions, ce qui n’était pas le cœur de son discours jusqu’ici. Il s’agit peut-être d’un moment de bifurcation et d’absorption par les institutions. Par ailleurs, la dimension antioligarchique semble plus cosmétique qu’auparavant dans le discours du mouvement : ses ténors se concentrent sur la réduction du nombre de parlementaires et sur la critique de la corruption.

Mais ce processus n’est pas inéluctable. Le M5S est très plastique et s’adapte au moment politique. Ainsi, la carte Di Battista pourrait être sortie si le moment s’y prête. Reste que le mouvement a pris la place qu’occupait auparavant la démocratie chrétienne dans le système politique italien de la première République. Il est devenu une force pivot capable de s’allier avec les différents acteurs du système politique italien pour construire des majorités parlementaires. Aucune hypothèse n’est donc à écarter pour la suite.

Si la menace d’une prise de pouvoir par Matteo Salvini a été évitée à court terme, son statut de seul opposant le pose de fait comme une alternative qui finira par prendre le pouvoir. Ce scénario risquerait d’engager l’Italie dans une voie violemment néolibérale et réactionnaire comme l’atteste le projet d’autonomie différenciée, en plus de faire muter ses institutions dans un sens illibéral. La balle est désormais dans le camp européen, car sans aide importante à l’Italie, une prochaine crise politique sera inéluctable au regard des faibles marges de manœuvre budgétaires du gouvernement.

“La gauche italienne a rompu avec les classes populaires” – Entretien avec Doriano Cirri

Doriano Cirri est maire depuis 10 ans de Carmignano, une ville au cœur de la Toscane, région historiquement marquée à gauche. Il est affilié au Parti Démocrate. Dans cet entretien en forme de témoignage, il revient sur les raisons de la défaite du Parti Démocrate ainsi que sur la désaffiliation de la jeunesse italienne, laissée sans perspectives par le chômage de masse. Il s’exprime sur les raisons du succès du Mouvement 5 étoiles et en appelle à un travail de réflexion pour arrimer les secteurs populaires à la gauche italienne.


LVSL – À l’occasion des élections législatives, les résultats ont-il été sensiblement différents dans votre commune par rapport au niveau national ?

Nous avons eu sensiblement les mêmes résultats qu’au niveau national avec la défaite du Parti Démocrate et de la gauche en général. Sur la commune de Carmignane, le PD était jadis le premier parti. La coalition de droite, menée par la Lega de Matteo Salvini et le parti Forza Italia de Silvio Berlusconi, est désormais passée en tête. Pour l’expliquer simplement, Berlusconi est un homme de droite modérée et la Ligue se définit comme une droite souverainiste et anti-européenne. C’est un parti qui entretient de très bonnes relations avec le FN en France.

LVSL – Comment a évolué le vote en faveur du Parti Démocrate à l’occasion de ces élections ?

La Toscane a toujours été une région rouge. Historiquement, elle connaît un fort ancrage à gauche. C’est une région où le Parti Communiste Italien a toujours été fort, de même que l’aile gauche du Parti Démocrate pour lequel les électeurs votaient par tradition. Ce vote de tradition n’existe plus, en particulier chez les jeunes. Beaucoup de jeunes qui votaient traditionnellement à gauche ont voté pour le Mouvement 5 étoiles ou ne se sont pas déplacés. Néanmoins, il faut signaler que le taux de participation en Toscane est à peu près de 70%, ce qui est équivalent à ce qui s’est passé au niveau national. La mobilisation a été forte.

LVSL – Comment analysez-vous ce basculement alors que le Parti Démocrate était encore triomphant lors des dernières élections européennes ?

La défaite du PD peut être expliquée par un déplacement au centre de la ligne politique du PD. Ce déplacement des politiques vers la droite existe depuis plus de quinze ans. La partie la plus pauvre de la population ne se sent donc plus représentée par le Parti Démocrate.

Le deuxième motif de cette défaite réside dans l’importante immigration africaine en Italie. Elle arrive à Lampedusa et les flux migratoires cheminent alors à travers l’Italie. L’État italien a fixé aux préfectures des quotas pour accueillir les réfugiés politiques. Sur la ville de Carmignano qui compte 15 000 habitants, 30 personnes doivent être accueillies et hébergées. L’État italien subventionne à hauteur de 30 euros par jour ceux qui accueillent les immigrés. Par exemple, si c’est une association qui les accueille, elle reçoit des fonds pour subvenir aux besoins des réfugiés.

Une des raisons qui a déclenché la défaite du PD, c’est que les classes populaires, de la même manière qu’en France, ont vu des concurrents dans les immigrés, que ce soit des Chinois ou des réfugiés syriens. Ces catégories populaires ont alors l’analyse suivante : l’État donne de l’argent tandis que les immigrés prennent les travaux les plus bassement qualifiés et font concurrence aux travailleurs les plus précaires.

Depuis la crise économique et financière de 2008, l’Italie a connu une diminution de son PIB. La partie la plus pauvre de la population italienne est devenue encore plus pauvre. Un autre problème qui s’est mêlé à ça est l’inconsistance de la politique européenne. Les Italiens se sont sentis opprimés par l’Europe. Elle a été vécue comme une augmentation de la bureaucratie et des contraintes. C’est le ressenti des électeurs italiens.

LVSL – Une des spécificités de la Toscane réside dans les maisons du peuple. Comment fonctionnent ces structures ?

Il n’y en a que dans les régions rouges : la Toscane, l’Ombrie et l’Émilie-Romagne. Elles fonctionnent avec un président et un conseil d’administration. Les gens qui les fréquentent doivent être inscrits auprès de la maison du peuple. Initialement, elles concentraient les activités culturelles.

Elles fonctionnent de façon pyramidale avec trois échelons : l’échelon provincial, l’échelon régional et l’échelon national. Ces maisons sont actuellement en crise. Elles ont du mal à tenir leurs objectifs et se trouvent dans le rouge financièrement. L’équilibre financier est dur à trouver même si la majorité des activités reposent sur du bénévolat.

Ce sont essentiellement des gens de gauche qui s’investissent dans ces maisons même si d’autres associations catholiques existent et fonctionnent d’une façon similaire. Le bénévolat y occupe une place très importante.

LVSL – Comment interprétez-vous les percées du Mouvement 5 étoiles et de la Ligue ?

Le vote pour la Ligue provient de l’Italie du Nord, une zone plus industrielle et plus riche. Elle a fait une campagne très lourde contre l’immigration, les marginaux et les Tsiganes. Leur campagne était fondée là-dessus. Ils se sont par ailleurs fortement opposés à l’Union européenne.

Le Mouvement 5 étoiles est un mouvement qui n’a jamais été au pouvoir. Ils ont fait campagne sur une opposition plus générale. Ils ont insisté sur l’idée d’un revenu de citoyenneté, ce qui leur a permis de rencontrer un grand succès. Leur implantation est générale, mais se concentre plutôt dans le Sud de l’Italie qui connaît un taux de chômage énorme. Dans le Sud, 50% des jeunes sont sans travail. En proposant ce revenu de citoyenneté, ils ont eu un énorme succès.

La Ligue est en mesure de gouverner parce qu’ils ont déjà été au gouvernement. Ils dirigent des régions comme la Vénétie ou la Lombardie. La capacité du Mouvement 5 étoiles à gouverner est une inconnue complète. C’est un parti né il y a peu de temps.

LVSL – Quel rapport les Italiens entretiennent-ils avec l’Union européenne ?

Les Italiens n’ont pas confiance en l’Europe car le déficit public est important. Le déficit public de cette année est en-dessous des 3% mais nous avons un stock de dette accumulé. Toutes les dettes accumulées sont impressionnantes. Chaque citoyen italien a 30 000 euros de dette y compris les nouveaux-nés. Cela se traduit par un euroscepticisme important.

Quand nous étions maîtres de notre monnaie, nous pouvions dévaluer. Maintenant, c’est l’Europe qui décide de la valeur de l’euro. De plus, le prix des produits italiens est élevé. Résultat : la compétitivité italienne est en berne. Les partis de gauche n’ont pas su répondre au mal-être des populations envers l’Europe. On a un peu le même phénomène que pour le PS.

LVSL – A votre avis, comment faut-il repenser la question européenne ?

Après une telle défaite, c’est difficile de répondre à votre question. Toujours est-il qu’il faut réfléchir pour trouver une façon de répondre aux problèmes des populations les plus défavorisées. La gauche doit à nouveau porter les problèmes de ces classes qui ne se retrouvent plus actuellement au sein du PD. Ceux qui s’y retrouvent actuellement sont des personnes qui ne viennent pas des classes les moins favorisées : l’électorat du PD est constitué de retraités qui ont les moyens de vivre. Il faudrait réfléchir pour savoir comment porter les problèmes des groupes les moins favorisés, afin qu’ils se sentent soutenus par la gauche. Il faut de nouvelles réponses et pas uniquement reprendre les vieilles réponses du siècle dernier.

LVSL – On observe une vague d’extrême-droite puissante, notamment à l’Est de l’Europe. Pensez-vous que nous sommes à l’aube d’un nouveau risque fasciste en Italie ?

Plutôt qu’un regain du fascisme, on sent remonter le besoin d’un parti fort, d’un homme autoritaire qui décide et que les autres n’auraient plus qu’à suivre. C’est une caractéristique italienne que de faire confiance à un homme fort. Les personnes d’un certain âge et dotées d’un certain capital culturel sont plus proches du PD, mais les personnes plus démunies sont plus attachées à cette figure de l’homme fort.

C’est pour cela que l’on reparle de Mussolini. La démocratie c’est difficile, l’homme fort c’est plus rassurant, plus sécurisant. Au regard du contexte économique, les couches populaires ont besoin d’être rassurées car elles ne voient pas d’avenir à l’horizon. L’ascenseur social ne fonctionne plus et les jeunes n’ont que très peu de perspectives. Notre génération savait qu’à partir de la soixantaine, on aurait une retraite. Eux ont beaucoup de contrats à durée déterminée. C’est plus difficile de se construire un avenir dans ces conditions.

LVSL – Le contexte français est marqué par un regain d’intérêt pour Gramsci. Perçoit-on quelque chose de la même nature en Italie ?

Gramsci a été oublié depuis 20 ans. Il était très connu durant la période faste de la gauche italienne. Or, ces dernières années, les intellectuels de gauche n’ont pas su construire une globalisation alternative à celle du marché. D’après moi, le problème fondamental, c’est la mondialisation. Elle se traduit par l’évasion fiscale, la finance incontrôlée, l’économie de marché contrôlée par une minorité et les déplacements de populations des pays les plus pauvres vers les pays les plus riches.

Il y a un déplacement des populations qui ont été oppressées par la colonisation que cela soit en Afrique ou en Asie. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les nations avaient des pouvoirs mais après, la Russie, les États-Unis, la Chine ont pris le pouvoir tandis que le pouvoir européen a diminué. En Asie, on dit que l’Europe est un appendice de l’Amérique.

LVSL – Y’a-t-il selon vous des intellectuels qui commencent à faire ce travail à gauche ?

Depuis les dernières défaites, on a le début d’un processus de réflexion. En Toscane en tout cas, le processus est en marche y compris chez les citoyens de gauche. Le problème est surtout celui du Sud de l’Italie. Ce mouvement de renouveau peut partir du centre ou du Nord, car le Nord de l’Italie a une forte capacité commerciale et industrielle. Elle se situe au niveau des pays européens les plus riches comme l’Allemagne, ou encore de la Catalogne.