Espagne : pourquoi Sumar reste dans l’ombre de Pedro Sánchez

Yolanda Díaz, vice-Première ministre d’Espagne et leader de Sumar. © AntonMST29

Récemment victime d’attaques judiciaires téléguidées par la droite, le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez a répliqué avec vigueur, ce qui lui a donné une poussée dans les sondages. Face aux bonnes performances du PSOE, ses alliés de gauche réunis au sein de la coalition Sumar, semblent de plus en plus éclipsés et divisés. [1]

Fin avril, l’Espagne a été stupéfaite de voir le Premier ministre Pedro Sánchez se retirer temporairement de la vie publique, se murant dans un silence officiel de cinq jours alors qu’il réfléchissait à une éventuelle démission. Après la publication d’une lettre ouverte émouvante dans laquelle il avouait ses doutes quant à savoir si cela valait la peine de continuer, les Espagnols se sont demandé si le leader de centre-gauche avait atteint un point de rupture. Cette décision spectaculaire de Pedro Sánchez a été prise alors qu’un tribunal de Madrid a ouvert une enquête criminelle manifestement infondée sur son épouse, Begoña Gómez, accusée de se livrer à du trafic d’influence.

Ces spéculations ont finalement pris fin lorsque Sánchez a annoncé qu’il resterait en poste. La confiance du Premier ministre espagnol dans son avenir politique – et le fait qu’il ait même laissé entendre qu’il pourrait se présenter aux prochaines élections générales – font toutefois entrevoir qu’un calcul politique a motivé son geste. Après des mois passés sur la défensive, Sánchez cherchait à reprendre l’initiative politique à la droite espagnole en donnant le coup d’envoi d’un débat national sur la « régénération de la démocratie ».

Après des mois passés sur la défensive, Sánchez cherchait à reprendre l’initiative politique à la droite espagnole en donnant le coup d’envoi d’un débat national sur la « régénération de la démocratie ».

Une fois de plus, il s’est présenté comme le champion progressiste de la gauche luttant contre les forces réactionnaires des médias et du système judiciaire. En Europe, peu d’autres hommes politiques de centre-gauche sont capables de jouer cette carte de la gauche populiste, même de manière opportuniste. Visiblement, cette réplique a fonctionné : un sondage conduit juste après les annonces de Sánchez indiquait une progression de 6 % pour le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), démontrant ainsi sa capacité à séduire les électeurs situés à la gauche de son parti. Un résultat confirmé dans les urnes le 12 mai avec la victoire du parti lors des élections régionales en Catalogne, devant le bloc indépendantiste.

Cependant, le succès de la manœuvre de Sánchez a également entraîné la mise à l’écart de son partenaire de coalition, l’alliance de gauche Sumar. En effet, la présentation de son nouveau comité exécutif a été éclipsée par les mobilisations progressistes en faveur de Sánchez. À bien des égards, cette situation témoigne du caractère éprouvant des six premiers mois de Sumar au sein du deuxième gouvernement de coalition de Sánchez, au cours desquels l’organisation a peiné à suivre le rythme du chef de file du PSOE. Une série de résultats électoraux régionaux désastreux et un factionnalisme handicapant ont en effet suscité de vives inquiétudes quant à la viabilité future du projet et à la capacité de la vice-première ministre Yolanda Díaz à mettre en place une structure durable.

Division et mise à l’écart

Le pacte électoral mené par Díaz en juillet dernier a réuni vingt formations issues de la gauche espagnole atomisée. L’accord de dernière minute avant un scrutin éclair a été marqué par un face-à-face tendu avec Podemos, qui a dominé la gauche radicale dans le pays dans les années 2010. Durant sa campagne, dirigée par la charismatique Yolanda Díaz, Sumar a réussi à préserver les forces de gauche après des années de baisse dans les sondages et de factionnalisme préjudiciable. Avec 12,3 % des voix et 31 sièges, Sumar a presque égalé le résultat obtenu par Unidas Podemos lors de la précédente élection générale en 2019. Mieux, elle a doublé le nombre de voix pour la gauche par rapport aux élections locales organisées seulement deux mois plus tôt.

L’euphorie a cependant été de courte durée. Le 23 mars, alors que Sumar organisait son congrès fondateur – afin de transformer cette coalition électorale en véritable parti – l’enthousiasme s’était déjà largement dissipé. L’unité de la gauche n’aura duré que jusqu’en décembre, lorsque Podemos a choisi de rompre avec Sumar après avoir été exclu des cinq postes ministériels obtenus par Díaz dans le gouvernement de coalition dirigé par le PSOE de Sánchez. Aucune des deux parties n’a fait preuve de volonté politique pour parvenir à un accord sur la nomination de Podemos, Díaz étant déterminé à imposer une élimination de la vieille garde du fondateur du parti, Pablo Iglesias, des premiers rangs de la gauche.

La scission a laissé Sumar avec seulement vingt-sept députés, compliquant davantage la majorité parlementaire déjà fragile du gouvernement et affaiblissant la main de Díaz à la table des négociations avec le PSOE. En outre, les résultats humiliants des élections régionales en Galice en février, où Sumar a obtenu moins de 2 % des voix, ont de nouveau confirmé non seulement la faiblesse électorale de la gauche au-delà des grandes zones urbaines d’Espagne, mais aussi les limites d’une énième stratégie de rassemblement autour d’une ligne politique fixée par un leader tout puissant. Le 21 avril, les élections régionales basques ont été marquées par de lourdes pertes, Sumar et Podemos ayant présenté des candidats concurrents qui ont divisé le vote de gauche de manière relativement égale. Résultat : un seul siège pour la gauche – obtenu par Sumar, contre six il y a quatre ans.

Les résultats humiliants des élections régionales en Galice ont confirmé la faiblesse électorale de la gauche au-delà des zones urbaines d’Espagne et les limites d’une énième stratégie de rassemblement autour d’une ligne politique fixée par un leader tout puissant.

À travers ses textes fondateurs, organisationnels et idéologiques, adoptés lors du congrès, Sumar cherche à jeter les bases d’une architecture politique plus durable pour la gauche espagnole. Pourtant, le factionnalisme interne s’est au contraire intensifié dans les semaines qui ont suivi, confirmant que ses problèmes vont bien au-delà de sa relation avec Podemos. L’alliance est en effet confrontée à des défis stratégiques et tactiques considérables si elle souhaite rester un projet politique viable dans les années à venir. 

L’obstacle le plus immédiat est l’impasse parlementaire actuelle. Les six premiers mois du nouveau mandat de la coalition ont été consacrés à la négociation d’une loi d’amnistie mettant fin aux accusations criminelles pesant sur les dirigeants indépendantistes catalans. « Pour l’instant, l’agenda du gouvernement est gelé – aucune législation majeure ou nouvelle mesure sociale n’est attendue avant juillet », a déclaré un conseiller de Sumar. « Et même après cela, ce ne sera pas facile car nous aurons besoin du soutien du parti nationaliste catalan [de centre-droit] pour obtenir une majorité parlementaire et faire passer quoi que ce soit. »

En particulier, l’annonce par Sánchez qu’il renonçait à faire adopter un budget gouvernemental cette année – son exécutif conservant à la place les plans fiscaux de l’année dernière – a laissé les quatre ministres Sumar nouvellement nommés sans ressources affectées à leurs priorités politiques dans les mois à venir. À l’origine, la plateforme Sumar a été lancée en s’appuyant sur le bilan de ses dirigeants, et en particulier sur celui de Yolanda Díaz en tant que ministre du travail. Pourtant, depuis les élections de juillet dernier, l’impasse législative a laissé peu de chances à Sumar de peser sur l’agenda politique.

Même sur la question de Gaza, Díaz – la dirigeante politique la plus haut placée en Europe à avoir qualifié le massacre de génocide – a été éclipsée par Sánchez. Le premier ministre a notamment lancé une initiative diplomatique visant à amener un petit groupe de nations européennes à reconnaître un État palestinien, qui vient d’aboutir. Sánchez parie qu’une telle démarche ralliera les électeurs à son PSOE dans les urnes.

Sumar, un parti populiste vert ?

Cette progression du PSOE au détriment de ses partenaires de gauche met en évidence le principal défi auquel Sumar est confronté : comment parvenir à rester au gouvernement en tant que partenaire minoritaire tout en évitant d’être marginalisé et sa subordonné au PSOE ? Sánchez est sans doute celui qui a le plus bénéficié de la présence de la gauche au gouvernement depuis 2020 : il s’est approprié certaines parties de son discours et de son programme tout en étant capable de négocier continuellement un équilibre entre la gauche et l’aile droite de son propre parti.

Comment parvenir à rester au gouvernement en tant que partenaire minoritaire tout en évitant d’être marginalisé et sa subordonné au PSOE ?

Même lorsque Díaz et ses collègues de gauche de l’ancienne alliance Unidas Podemos ont poussé la coalition à aller plus loin en matière de droits des travailleurs ou de lutte contre la crise du coût de la vie au cours du premier mandat de la coalition, Sánchez était en réalité le mieux placé pour tirer parti de ces avancées sur le plan électoral. De fait, lors des élections générales de juillet dernier, le PSOE a renforcé sa domination sur les catégories d’électeurs à faible revenu et au niveau d’éducation peu élevé.

Si Sánchez exerce un leadership quasi incontesté sur le bloc progressiste espagnol, Sumar a adopté son propre « texte fondateur politico-idéologique » lors de la congrès de mars. Le parti s’est proclamé « mouvement pour la démocratie, les droits de l’homme et les réformes radicales, c’est-à-dire pour la liberté ». Ce texte intellectuellement brillant, écrit en grande partie par Íñigo Errejón, combine une analyse historique de quatre-vingts ans de la gauche espagnole avec un plaidoyer pour son réarmement idéologique contemporain inspiré par Ernesto Laclau. Principal architecte du populisme de gauche de Podemos à ses débuts, Errejón est devenu, au cours de la campagne des élections générales de l’année dernière, le porte-parole médiatique le plus en vue de Díaz.

Au fond, ce document peut être lu comme un pari sur le modèle des stratégies « transversales » à connotation écologique qui ont permis de maintenir une large base électorale pour les principales forces régionales intégrées à Sumar, telles que Más Madrid, le Compromís (région de Valencia) et Catalunya en Comú. Il cherche à consolider et à développer la coalition trans-classe existante de la gauche, fortement axée sur les jeunes professionnels urbains, grâce à des messages plus doux, une esthétique pop et un programme « travailliste vert » qui cherche à construire un profil distinct de celui de Sánchez qui prône la stabilité sociale-démocrate.

En tant que ministre du travail, Yolanda Díaz s’en est d’abord tenue à un modèle travailliste classique. Elle fait ainsi régulièrement référence au gouvernement britannique de Clement Attlee (1945-51) – notamment connu pour avoir créé la Sécurité sociale britannique et mené de nombreuses nationalisations – comme modèle. Elle peut également mettre à son crédit une protection réussie des travailleurs lors de la pandémie et une réforme historique du droit du travail espagnol en 2022, qui a fait fortement régresser le nombre de contrats précaires. Mais au cours de la campagne électorale de 2023, l’accent mis sur le travail et la protection sociale a été dilué – voire effacé – au profit de formulations telles que le « droit à un projet de vie » (c’est-à-dire aux conditions nécessaires pour avoir de bonnes perspectives de vie et de carrière), avec l’accent mis sur le temps libre, l’égalité des chances et la santé mentale.

Comme le note le journaliste Antonio Maestre, cette démarche s’est également accompagnée d’une tentative de cultiver une « image plus glamour [de Yolanda Díaz] basée sur une attitude souriante et amicale » et d’un refus de perpétuellement s’engager dans des polémiques politiques, comme l’avaient fait les ministres de Podemos. Dans une campagne énergique, Sumar a mélangé des annonces politiques innovantes conçues pour plaire à sa base, telles que la proposition d’un système d’héritage universel, avec des memes Barbie et une démolition impitoyable de l’antiféminisme de Vox durant un débat télévisé.

Ce tournant a été accentué par le document de congrès d’Errejón qui a rapproché la stratégie rhétorique de Sumar de celle du Podemos de la première heure – avec un programme articulé autour de la promesse d’une démocratisation de la société, de l’économie et de l’État. Infusé par la lecture originale que fait Errejón du populisme laclauien, le texte affirme que « la bataille pour la liberté est le grand combat idéologique de notre temps », Sumar devant passer à l’offensive pour contester l’appropriation de cette notion par la droite. Le « droit à un projet de vie » ne peut être lié « au fait d’être né dans la bonne famille », affirme-t-il par exemple dans une récente interview. « Le projet de nos adversaires est celui de la liberté pour quelques-uns et de l’arbitraire et de la peur pour une majorité. . . . Sumar se veut un mouvement pour la démocratie et pour une démocratisation de la liberté ».

Dispersion façon puzzle

Derrière cette façade sympathique, les discordes sont pourtant nombreuses. Le désaccord le plus vif concerne la relation exacte entre Sumar et les forces régionales clés qui y sont intégrées. Un débat qui a fini par faire oublier toute discussion sérieuse sur les orientations idéologiques et stratégiques de la plateforme. Organisation souple et centralisée conçue pour affronter la campagne des élections générales de 2023 (un modèle comparable à celui de la France insoumise, ndlr), Sumar peine depuis à assurer une cohérence organisationnelle entre les différentes forces qui s’y rallient, et ce même après que Podemos s’en soit détaché.

Initialement, l’objectif de Sumar était de dépasser la seule alliance électorale et parlementaire en créant un « front large » combinant des structures collectives bien identifiées et un activisme partagé entre les différents partis membres autour de campagnes communes.

Cherchant à développer des procédures internes et à se mettre d’accord sur la répartition des nominations institutionnelles, Díaz et son équipe principale se sont retrouvées piégées dans des négociations de plus en plus conflictuelles avec les autres parties impliquées dans Sumar. Parallèlement, il leur faut organiser des campagnes électorales régionales et européennes difficiles, avec peu de structuration sur le terrain.

Après l’échec électoral en Galice, territoire d’origine de Díaz, il est apparu clairement que la vice-Première ministre n’avait pas l’autorité nécessaire pour transformer son organisation. Initialement, l’objectif de Sumar était de dépasser la seule alliance électorale et parlementaire en créant un « front large » combinant des structures collectives bien identifiées et un activisme partagé entre les différents partis membres autour de campagnes communes. De nombreuses questions organisationnelles fondamentales ont tout simplement été reportées au congrès de mars, car les formations régionales se sont opposées à tout empiétement de Sumar sur leurs territoires. Parallèlement, les plans de Sumar pour construire ses propres structures extraparlementaires, aussi minimes soient-elles, restent vagues.

De fait, au cours de la semaine précédant le congrès de Sumar, le parti Más Madrid (dirigé par Íñigo Errejón, ndlr) a menacé de boycotter l’événement s’il n’obtenait pas une autonomie politique totale, notamment sur le programme de la gauche pour la région madrilène. Díaz a finalement concédé un accord de dernière minute pour garantir tant bien que mal un semblant d’unité. Celui-ci présente Más Madrid comme le « point d’ancrage collectif » d’une gauche divisée dans la capitale espagnole. Quant à Izquierda Unida, la formation qui regroupe les communistes et s’est opposée à Más Madrid lors des élections locales et régionales, elle a dénoncé l’accord comme « inadmissible », les laissant « à l’écart » du projet Sumar à Madrid. 

Il est désormais clair pour Izquierda Unida qu’elle est marginalisée dans le processus de construction de Sumar, tout particulièrement depuis que la sortie de Podemos a modifié l’équilibre des forces au sein de l’alliance. Pourtant, Izquierda Unida a joué un rôle déterminant dans la mise en œuvre initiale du projet et Yolanda Díaz est elle-même issue de ses rangs. Les partis plus écologistes Catalunya en Comú, Más Madrid et Compromís sont désormais deux fois plus nombreux que Izquierda Unida au sein du groupe parlementaire Sumar. Comme le précise un membre de la direction nationale d’Izquierda Unida avant le congrès, « Notre poids au sein de Sumar a été affaibli depuis la scission avec Podemos ».

Les négociations désastreuses autour de la composition de la liste commune pour les élections européennes de juin ont à nouveau confirmé la profonde division de Sumar. La tâche impossible de Mme Díaz consistait à satisfaire les ambitions de chacun des partis d’obtenir une représentation au Parlement européen, mais un consensus s’est vite dégagé au sein de toutes ces formations quant à l’inadéquation du candidat qu’elle avait choisi pour diriger la liste. Que ce soit pour le candidat de la plateforme en Galice ou pour ses principales recrues sur la liste de Sumar pour les élections générales de l’année dernière, Díaz a choisi à plusieurs reprises des personnalités indépendantes et moins politiques, projetant l’image technocratique d’un parti de gouvernement. Cependant, ces personnalités n’ont eu que peu d’impact dans le paysage médiatique actuel, fortement polarisé.

Sumar, comme Podemos, se révèle incapable de surmonter un modèle d’organisation mal définie reposant sur le charisme numérique d’un leader et sur un groupe de militants avec lesquels il établit une relation définie davantage par le marketing que par une structure organique.

Au grand dam de tous, Díaz a répliqué cette tactique pour les élections européennes, en choisissant la discrète directrice du conseil espagnol pour les réfugiés comme candidate au lieu d’Irene Montero de Podemos, l’ancienne ministre de l’Égalité et l’une des personnalités politiques les plus connues d’Espagne. Elle a également approfondi son désaccord avec Izquierda Unida qu’elle a placé en quatrième position sur la liste, derrière Catalunya en Comú et Compromís, alors qu’il s’agit de la seule force de la plateforme disposant d’une structure à l’échelle nationale. En réponse, Izquierda Unida s’est retirée de toute participation au sein du nouvel exécutif de Sumar, son porte-parole déclarant notamment que la plateforme « se révèle inefficace en tant qu’espace d’unification de la gauche ». Le parti va maintenant revoir sa relation avec Sumar après les élections de juin, mais a néanmoins souligné qu’il ne contribuerait pas à « une plus grande atomisation » en présentant une liste séparée.

De nombreux écueils à surmonter

L’écrivain Daniel Bernabé déplore que Sumar, comme Podemos avant lui, se révèle incapable de surmonter un modèle d’« organisation mal définie reposant sur le charisme numérique d’un leader et sur un groupe de militants avec lesquels il établit une relation définie davantage par le marketing que par une structure organique ». En Espagne, au cours de la dernière décennie, une série de projets de gauche, diversifiés sur le plan interne aux niveaux local, régional et national, ont connu un premier essor électoral. Pourtant, opérant dans un vide organisationnel, nombre d’entre eux se sont rapidement effondrés sous l’effet des pressions externes et des tensions internes. La trajectoire de Sumar au cours de sa première année d’existence suggère qu’elle est elle aussi tombée dans une impasse organisationnelle, confrontée aux contradictions croissantes liées à la construction d’une nouvelle plateforme politique depuis les hauteurs du pouvoir.

Après une campagne européenne houleuse, la gauche espagnole devra remettre les pendules à l’heure et revenir à la promesse initiale de Sumar, à savoir « s’unir » ou « s’additionner ». Si le bilan de Díaz en tant que ministre est assez inégalé au sein de la gauche européenne, elle n’a pas encore réussi à convaincre en tant que leader politique. Même en tenant compte du factionnalisme agressif de Podemos et des tentatives de saper son autorité, ce fut une erreur majeure de ne pas offrir publiquement à sa dirigeante Ione Belarra l’opportunité de rester ministre des Affaires sociales – une décision qui aurait pu préserver le statut rassembleur de Sumar.

Toutefois, il est également clair que Sumar doit sortir de son carcan de respectabilité, la sobriété de ses communications ne faisant que renforcer la marginalité de la plateforme sur la scène nationale. Certes, on peut comprendre que Díaz n’ait pas souhaité reproduire le type de controverses hautement conflictuelles dans lesquelles Podemos s’était précédemment engagé, notamment au sujet de l’application de la loi et de la partialité des médias. Celles-ci semblaient éloignées des préoccupations quotidiennes de la plupart des électeurs pendant la pandémie – et n’ont pas été en mesure de susciter l’engagement du public, contrairement à la récente manœuvre opportuniste de Pedro Sánchez.

Cependant, l’aversion plus générale de Sumar à s’engager dans des controverses, ainsi que son désir de maintenir son image en tant que force de gouvernement, sapent maintenant aussi la capacité de Díaz et de ses ministres à gagner du terrain sur des questions importantes ou à passer à l’offensive. Comme le note Maestre, « Díaz et Sumar doivent être capables de se différencier du PSOE de manière radicale … sinon ils n’auront plus d’avenir politique ». Avec Sánchez qui revendique le leadership de la gauche, Sumar doit se démarquer par sa différence.

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.


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Yolanda Diaz face aux obstacles

Yolanda Diaz, crédits : La Moncloa

Le 2 avril, Yolanda Díaz, vice-première ministre espagnole et ministre du Travail, a confirmé sa décision de se présenter comme candidate à la présidence lors des élections générales qui doivent être convoquées pour novembre 2023. La candidate a annoncé sa volonté lors d’un rassemblement bondé à Madrid, où sa nouvelle plateforme Sumar (« Additionner ») a rassemblé deux fois plus de personnes qu’il n’y avait de places dans le stade. La décision de Díaz a été chaleureusement accueillie avec le soutien du Parti communiste d’Espagne (PCE), de la gauche verte (Equo, Alliance verte). La plupart des partis régionalistes de gauche du pays étaient également présents, des membres de Cataluña en Comùn dirigés par la maire de Barcelone, Ada Colau, à la force dominante de la gauche alternative valencienne, Compromís. Cependant, l’événement a été marqué par l’absence notable de Podemos, dont la position dominante ne semble plus être tenue pour acquise au sein de la gauche alternative espagnole.

« Les femmes n’appartiennent à personne. Et moi, en tant que femme, je n’appartiens à personne non plus », a affirmé Yolanda Diaz à une foule ravie. « Nous en avons assez d’être sous tutelle, d’être ignorées. Nous sommes très fatiguées. Et nous continuerons à le dire : nous n’appartenons qu’à nous-mêmes. (…) Je veux être la première femme Premier ministre d’Espagne et, si vous le souhaitez, nous le rendrons possible ensemble ».

Le message à Pablo Iglesias et à Podemos était clair : la gauche espagnole ne se voit plus comme une constellation de satellites gravitant autour du parti violet. Un nouveau leadership, dirigé par Yolanda Diaz, soutenu par un front de syndicats, d’acteurs sociaux et de partis politiques, aspire à devenir son nouveau centre de gravité. À l’approche de nouvelles élections générales, l’Espagne est confrontée à la menace de la montée au pouvoir d’une coalition de droite intégrant l’extrême droite post-franquiste du parti Vox. Dans ce contexte, l’avenir du projet de Diaz et l’issue de ses négociations délicates avec les acolytes d’Iglesias deviennent cruciaux pour l’avenir de la gauche européenne.

Lent déclin de Podemos ?

Podemos, né du tumulte politique provoqué par le mouvement des Indignés et capitalisant sur un ressentiment généralisé contre l’austérité et la corruption, semblait conserver le leadership incontesté de la gauche alternative espagnole pendant près d’une décennie. Après son émergence explosive lors des élections européennes de 2014, le parti est devenu hégémonique au sein de la gauche radicale lors des élections générales de 2015 après avoir menacé de « détruire » le front électoral historique du parti communiste, Izquierda Unida (IU). À l’époque, les 69 sièges remportés par la « coalition confédérée » dirigée par Podemos prévalaient largement sur les résultats de Izquierda Unida, qui n’obtenait que deux sièges. Depuis lors, bien que les « rouges » et les « violets » aient réussi à résoudre leurs différences fondamentales pour forger une coalition stable, « Unidas Podemos », le leadership de cette dernière est resté pratiquement incontesté.

« Qu’est-ce qui a changé ? », demanderont beaucoup. En fin de compte, Podemos a été le principal architecte du gouvernement de coalition formé par Pedro Sanchez et Pablo Iglesias juste avant la pandémie. Sous la direction de Podemos, la gauche alternative a réussi à rompre avec son isolement persistant du pouvoir depuis la Seconde République espagnole (1931-1939). Ses ministres ont réussi à augmenter le salaire minimum malgré les réticences du PSOE et ont fait avancer des changements législatifs importants contre les violences de genre. La dernière réforme du travail en Espagne a rompu avec une logique historique de démantèlement des droits des travailleurs. De plus, le pays a fait un grand bond en matière de mémoire historique. Comme le politologue Sebastian Faber l’a expliqué, la nouvelle loi mémorielle espagnole reconnaît enfin les victimes de Franco et les atrocités commises par sa dictature.

Cependant, le bilan réel est plus mesuré. Au cours des cinq dernières années, les résultats électoraux de Podemos ont chuté à chaque élection. Au milieu de luttes internes sanglantes, de purges bruyamment médiatisées et d’une persécution judiciaire brutale de ses leaders, le parti s’est recroquevillé dans une posture de citadelle assiégée. Au fil des années, de nombreux fondateurs du parti ont quitté l’organisation allant jusqu’à la qualifier de « broyeuse de viande ». De plus, à la suite de désaccords récurrents avec le Parti communiste et la plupart des forces régionalistes, les liens du parti avec ses alliés sont fortement fragilisés. La majorité des prétendues « Villes du changement » (les mairies des grandes villes que la gauche alternative a gouvernées en 2015) sont désormais dirigées par le PP et le PSOE. Dans des nations historiques comme la Galice, le parti est passé de la direction de l’opposition à un statut extraparlementaire en moins de cinq ans.

Le bilan électoral de Podemos fait davantage figure de lent déclin que de conquête d’une hégémonie de long terme.

D’une certaine manière, Podemos n’était pas absent au meeting au cours duquel Diaz a été adoubée comme candidate. Certains membres dissidents du « Comité citoyen » du parti, tels que les secrétaires de l’Industrie et des Droits de l’homme, ont rompu avec la discipline de l’organisation pour assister à l’événement. Il faut également rappeler qu’un quart des partis accompagnant la vice-première ministre sont nés de la fragmentation de Podemos en une myriade de scissions. Par exemple, des partis tels que Más Madrid – qui surpasse actuellement Podemos dans tous les sondages pour les élections de la capitale -, et dirigés par Iñigo Errejon, soutiennent Sumar. De même, un autre parti récemment fondé dans l’archipel des Canaries et dirigé par Alberto Rodriguez, qui occupait le poste de secrétaire à l’organisation de Pablo Iglesias jusqu’en juin 2022, victime d’une décision judiciaire qui l’a révoqué son siège au Congrès des députés, soutient Yolanda Diaz. Enfin, et surtout, d’anciens cadres de Podemos ont joué des rôles cruciaux dans les cercles intérieurs de Sumar. Au sens propre, les mains qui écrivent les discours de Diaz ont composé les partitions de la mélodie de Podemos. En ce sens, leur ton accusateur envers Sumar est quelque peu paradoxal.

Yolanda Diaz et son « pari arithmétique » : un espoir de renouveau pour la gauche ?

Si les défis auxquels la gauche espagnole est confrontée sont si importants, qu’est-ce qui, dans Sumar, peut faire une réelle différence ? Avant tout, le projet de Diaz aspire à surmonter les limites du leadership de Podemos de trois manières. Premièrement, alors que les successeurs d’Iglesias ont enraciné leur organisation à Madrid, Diaz, elle-même originaire d’une région périphérique, la Galice, cherche à construire une coalition « plurinationale » de forces représentant la diversité des sentiments nationaux et régionaux de l’Espagne.

Deuxièmement, la posture de citadelle assiégée de Podemos, qui dénonce les opérations judiciaires et journalistiques menées contre ses dirigeants par « l’État profond » et « l’oligopole médiatique » semble peu payante en termes électoraux ; à l’inverse, Sumar mise sur d’un discours qui se veut « optimiste ». Pour reprendre les mots du politologue Daniel Guisado, cet imaginaire politique de « l’espoir » se focalise sur « l’adresse aux personnes à représenter » plutôt que sur « l’ennemi à combattre ». Sans nier la nécessité d’une confrontation agonistique avec les élites, Sumar renonce à en faire un élément aussi structurant que Podemos – accusé de tenir un discours aux relents anxiogènes et conspirationnistes. Enfin, Sumar, qui qualifie sa plateforme de « mouvement citoyen », prétend en revenir aux fondamentaux du parti violet, là où Podemos se recroquevillerait dans un « chauvinisme de parti ».

Dans une certaine mesure, le caractère éclatant et festif de la candidature de Diaz visait à représenter ce changement. Sur scène, Diaz était accompagnée d’un aréopage éclectique d’intervenants : une gameuse féministe et streameuse Twitch, une commerçante, la première députée transgenre de l’histoire de l’Espagne, un syndicaliste, la poétesse nicaraguayenne et ancienne combattante guérillera Gioconda Belli, une influenceuse TikTok de vingt ans, etc. En tant que base de soutien mis en avant par la vice-ministre, ils visaient à refléter les multiples visages de la gauche alternative espagnole. En parcourant le stade, on pouvait tomber sur des intellectuels marxistes à l’ancienne discutant avec des microcélébrités d’internet ; des membres âgés de la résistance anti-franquiste clandestine assis avec de jeunes militants pour la justice climatique ; ou des livreurs syndiqués fatigués des plateformes debout à côté d’activistes numériques techno-enthousiastes. L’événement était loin de ressembler à un rassemblement de campagne.

Diaz fait face à une bataille difficile. Le spectre d’une coalition entre le Parti populaire conservateur et l’extrême-droite de Vox devient de plus en plus tangible. L’expérience de la déclaration d’indépendance de la Catalogne en 2017, le ressentiment généralisé contre les transformations culturelles menées par la gauche, et les quatre années de consolidation institutionnelle d’un gouvernement de coalition qu’ils considèrent comme un « régime socialo-communiste » ont fortement mobilisé la droite politique. La tâche qui incombe à Diaz est ardue : elle doit unir la gauche sans laisser Podemos de côté et consolider son leadership émergent. D’un autre côté, on ignore dans quelle mesure Podemos serait prêt à accepter cette transition vers une gauche qu’il ne dirigerait plus.


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