Íñigo Errejón : « On gagne lorsque l’on cesse d’être le candidat de la gauche pour devenir celui de la dignité et de la souveraineté nationale »

Íñigo Errejón à l’université d’été de LVSL © Ulysse Guttmann-Faure (2018)

Un an s’est écoulé depuis notre premier grand entretien avec Íñigo Errejón. En France comme en Espagne, le paysage politique a profondément évolué. La question catalane, l’émergence de Ciudadanos, les grandes manifestations féministes et la destitution de Mariano Rajoy au profit de Pedro Sánchez laissent entrevoir une société qui reste en ébullition. Dans les coulisses de notre Université d’été, nous avons saisi l’occasion de dresser le bilan de ce nouveau panorama et de l’actualité de l’hypothèse populiste. Autre question de fond, les mouvements qui s’étaient approprié la rhétorique d’opposition entre le peuple et l’oligarchie en s’éloignant de la gauche semblent progressivement revenir à une identité de gauche. Quel sera le destin de ces forces ? Entretien.

LVSL – La relation entre Podemos et le PSOE semble s’être apaisée. Le moment destituant au cours duquel vous fustigiez le « PPSOE » et opposiez la caste au peuple semble derrière vous, comme si le populisme de Podemos avait été mis de côté. Diriez-vous que le moment populiste s’arrête lorsque l’on entre dans l’arène institutionnelle ? Peut-on tenir un discours populiste depuis les institutions ?

Íñigo Errejón – Nous avons assez peu réfléchi à la manière dont le populisme entre en relation avec les divers régimes politiques suivant qu’ils sont présidentiels, présidentialistes ou parlementaires. Le populisme est une hypothèse politique qui entre plus facilement en rapport avec les régimes présidentialistes, du fait, premièrement, de l’existence d’un leader pour lequel on vote directement, qui jouit d’une relation directe avec le peuple, et qui finit donc par être plus important que les médiations des partis. Mais aussi parce qu’en dernière instance, on n’est jamais obligé de choisir un allié. Lorsqu’on se présente à la présidentielle, on le fait toujours en y allant seul contre tous les autres. Les alliances se décident après, au moment des législatives. Mais lorsqu’on décide qui sera président, moment de politisation le plus élevé s’il en est, on est seul contre tous.

En ce qui nous concerne, nous sommes dans un régime parlementaire, qui dès le début nous a obligés à choisir des alliés avec qui nous pourrions développer nos projets et faire passer des lois. Sauf qu’au Parlement, il n’y a pas de haut et de bas, il n’y a qu’une droite et une gauche. C’est une rhétorique beaucoup plus adaptée à l’ordre institutionnel et bien plus modérée que la rhétorique haut-bas, ou que la rhétorique peuple-oligarchie. C’était pourtant celle qui régissait le quotidien de nos décisions politiques au sein des institutions. Il en va de même avec la façon dont on est disposés au Congrès. Celle-ci habitue les gens à nous voir assis à côté des députés du PSOE. Vous avez le PSOE ici, Ciudadanos là, et le PP à l’extrémité. Cette géographie visuelle et symbolique a familiarisé les Espagnols avec l’idée que nous n’étions plus des outsiders qui investissaient les institutions pour défendre le bien-être collectif, promouvoir la volonté générale et réaliser les désirs du peuple ; mais au contraire à l’idée que nous étions un acteur politique supplémentaire, qui allait devoir développer des relations avec d’autres forces, et choisir des partenaires pour porter des projets de lois. Si nous avions agi de façon négative, en disant, nous ne voterons avec personne, ils sont tous pareils, qu’ils s’en aillent… je pense que cela nous aurait coûté très cher.

“Une certaine dynamique plus institutionnelle que populaire s’est restaurée dans le pays”

Cette mécanique s’est enclenchée dès la première décision, lorsqu’il a fallu décider si Rajoy continuerait à gouverner ou non, et si nous allions conclure un accord avec le PSOE ou non. Cela vous oblige à établir – si vous me permettez l’expression – des degrés pour définir les « ennemis du peuple ». Car ce sont tous des ennemis du pays réel et des gens, mais certains le sont plus que d’autres. Sans quoi, s’ils étaient tous équivalents, s’ils étaient tous des ennemis des gens ordinaires, pourquoi bloquer Rajoy et soutenir la candidature de Sánchez ? Cela constitue une limite de l’hypothèse populiste. Si cela s’était passé dans un moment d’effervescence sociale, de grandes mobilisations, de grands débats politiques et de profonde délégitimation des institutions, nous aurions pu imaginer un autre scénario. Mais comme cela ne s’est pas passé ainsi, nous sommes entrés dans la logique parlementaire et dans la guerre de position au sein de l’État, ce qui implique de décider qui est l’ennemi principal et qui sont les partenaires potentiels. Cela veut dire que depuis ce moment-là, et particulièrement depuis l’investiture de Sánchez, un certain ordonnancement du champ politique autour de l’axe droite-gauche a été restauré. Ainsi, et pour parler comme Ernesto Laclau, une certaine dynamique plus institutionnelle que populaire a été restaurée dans le pays.

De facto, dès 2015, nous gouvernions dans des grandes villes grâce à l’appui du PSOE. Et il ne s’agit pas seulement d’un soutien ponctuel le jour où ils ont dû nous accorder leurs suffrages. C’est un soutien pour tout : pour approuver les budgets, mener des projets, élaborer un plan d’urbanisme, etc. Cela fait qu’aux yeux des Espagnols, le PSOE et Podemos s’affrontent, mais peuvent arriver à des accords, ce qui veut dire qu’ils ne sont pas si éloignés. Cela vaut également pour le PP et Ciudadanos. Pour cette raison, un système à deux axes s’est établi : un axe gauche/droite d’une part et un axe nouveau/ancien de l’autre. Le problème étant que l’axe gauche/droite commence à être prééminent et qu’il y a deux formations nouvelles et deux formations anciennes de chaque côté de l’axe.

LVSL : Vous avez plaidé à plusieurs reprises pour l’instauration d’une « compétition vertueuse » avec le PSOE. Quels rapports entretenez-vous aujourd’hui avec le parti de Pedro Sánchez ?

Íñigo Errejón – Le PSOE est la clef de voûte du système politique espagnol. Parce que le parti socialiste a été à la fois le parti des pires désillusions pour les classes subalternes en Espagne, et le parti des plus importantes conquêtes de droits pour ces mêmes classes subalternes dans le cadre de la démocratie espagnole. Le parti a cette double identité. A gauche, on a l’habitude d’insister sur les désillusions, mais pour beaucoup de gens le PSOE demeure le parti des pensions [NDLR, l’expression désigne les pensions de retraite, mais plus généralement les prestations versées par la sécurité sociale pour veuvage, incapacité, ou orphelinage], de la santé, de l’enseignement public et de la modernité. Cette situation conduit aussi au fait qu’en Espagne, une grande partie des régressions néolibérales les plus dures ont été réalisées par le PSOE. Seul le PSOE détient la légitimité pour intégrer les couches populaires, y compris les plus politisées, à l’ordre institutionnel : pour adhérer à l’OTAN, pour mener à bien la désindustrialisation, pour déréguler le marché du travail et encourager le développement des entreprises d’intérimaires, etc. Le PSOE est le parti de l’intégration des classes subalternes à l’ordre et au régime de 1978, avec ce que cela a de bon et de mauvais, avec ce que cela produit de citoyenneté, mais également de subordination. Les couches populaires ont donc été intégrées, mais de façon subordonnée.

Cela étant dit, quels rapports doit-on entretenir avec le PSOE ? La réponse est conditionnée par le fait que dans tous les endroits où nous gouvernons, nous le faisons grâce au PSOE. Et dans tous les endroits où il gouverne, sauf en Andalousie, il le fait grâce à Podemos. Il y a là une contradiction : nous sommes les plus féroces concurrents du PSOE lors des élections, mais le jour d’après nous devons former une alliance, et là où nous ne le faisons pas, nous nous retrouvons dans l’opposition. La situation est donc complexe. Le gouvernement actuel de Pedro Sánchez élargit l’espace progressiste. Il élargit la possibilité de former des coalitions progressistes qui promeuvent la redistribution des richesses sur une grande partie du territoire national. Et en même temps, il a une autre volonté : il veut évidemment nous engloutir et nous embrasser suffisamment fort pour nous affaiblir. Nous devons donc manœuvrer finement.

Il y a deux dangers dans la relation avec le PSOE. Il y a d’abord celui de rester à sa gauche comme un nain gauchiste fâché qui vocifère « Ah ! Mais vous êtes des traîtres parce qu’en 1991 vous avez fait ça… et puis parce que vous n’allez pas faire ça… » au moment où la grande majorité du peuple espagnol est optimiste et perçoit le gouvernement de façon positive. On peut donc finir comme le parti communiste qui est éternellement fâché avec le PSOE et qui le sermonne, ou alors comme un petit assistant dont l’unique intérêt est de fournir des voix pendant que le PSOE gouverne sans nous. Il faut éviter ces deux écueils.

Quelle voie faut-il emprunter ? J’ai parlé de compétition vertueuse, je m’explique : « Voilà, nous allons tous les deux continuer à nous battre dans les articles de presse, dans les urnes, dans les campagnes électorales, sur les plateaux de télévision, et c’est tant mieux. Nous devons expliquer aux gens que nous allons essayer d’arriver à une compétition gagnant-gagnant, en mettant en place une enchère pour voir qui représente le mieux les espoirs de l’Espagne d’équilibrer la balance sociale, de redistribuer les richesses et de moderniser les institutions. Dans cette compétition que nous établissons, toi, Parti Socialiste et moi, Podemos, nous allons élever le niveau général des attentes de la société espagnole. »

Quand j’ai écrit autour de l’idée de compétition vertueuse, je pensais à la relation entre Ciudadanos et le PP. Ciudadanos et le PP se tapent beaucoup dessus devant les caméras, et après ils font des accords et votent toujours ensemble. Et ils ont inauguré – enfin plus maintenant puisqu’ils ont perdu le pouvoir – un fonctionnement politique en Espagne dans lequel le processus d’enchère entre les deux partis de droite ne nuisait pas à la droite, mais au contraire la faisait grandir, et avait pour conséquence que le débat politique était dominé par la droite. Désormais, nous aussi nous avons des conditions propices pour établir quelque chose de semblable. Les conditions existent pour que le gouvernement dise : « votons ensemble, avançons ensemble sur des mesures, et affrontons-nous après pour voir qui les impulse ». Je pense que cela nous place dans une position compliquée, mais si nous savons bien nous y prendre, cela peut nous permettre de nous transformer en force de gouvernement plus rapidement. Il s’agit de soutenir et d’accompagner le Parti Socialiste, tout en lui imposant un horizon. Le but n’est pas pour nous de discuter sur comment nous souhaitons nous entendre avec le PSOE, mais d’avoir la force intellectuelle, morale et esthétique d’imposer des objectifs au Parti Socialiste, qui au début paraîtront fous, mais qu’il leur faudra bien se résoudre à accepter parce que nous les aurons mis à la mode, parce qu’ils seront devenus populaires chez les jeunes qui les soutiennent, dans leurs familles, parce qu’au fond nous aurons gagné la bataille intellectuelle.

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Pedro Sánchez est secrétaire général du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et Président du gouvernement depuis le 2 juin 2018 ©Emiliano García-Page Sánchez

Nous avons obtenu que le PSOE vote contre le TTIP et le CETA au Congrès, ce qui est une victoire importante ; qu’il commence à reconnaître que l’Espagne est un pays plurinational, une patrie dans laquelle cohabitent différentes nations ; que certains membres du PSOE se mettent à dire qu’en Espagne le problème du maintien de l’État-Providence n’est pas lié aux dépenses, mais aux recettes, et qu’on ne le résoudra qu’en faisant en sorte que les plus riches paient les impôts qu’ils doivent à la collectivité ; mais nous avons aussi réussi à ce que dans certains cercles proches du PSOE, on discute du revenu de base. Je n’ai pas pour objectif politique de provoquer des changements à l’intérieur du PSOE. Il s’agit plutôt de dessiner un horizon vers lequel il sera obligé de se diriger. Il nous faut développer une capacité narrative qui nous permette de dire, à chaque fois qu’une avancée se produit, que nous obtenons une conquête : « ça s’est produit, et nous pouvons faire plus, ça s’est produit parce que nous étions là et que nous avons soutenu ce changement, mais nous voulons plus ! » Il faut que chaque avancée, au lieu de désactiver les revendications, les multiplie : « Regardez comment ça s’est passé. Ils disaient que c’était impossible d’augmenter les pensions en Espagne, mais nous l’avons obtenu. Voyez comme c’était un mensonge, il y a de l’argent en fait et c’est possible. C’est précisément parce que nous avons réussi que nous en voulons plus ! ». L’objectif est d’être une force qui regarde au-delà, qui pose des objectifs plus loin en permanence, sans cacher le fait que nous voulons participer aux gouvernements et être à l’initiative. Pour cela, il sera décisif qu’en mai 2019 des coalitions progressistes s’emparent de plusieurs gouvernements locaux et autonomiques [NDLR, l’équivalent des régions en France, avec des compétences plus importantes], et que nous soyons en tête.

LVSL – À propos de cette force hégémonique que vous mentionnez quand vous affirmez que le PSOE est obligé de changer de position, il semble que Podemos a aujourd’hui perdu le contrôle de l’agenda politique en Espagne, que votre parti est à la traîne tandis que le PSOE imprime le tempo. Pensez-vous que Podemos a fait une erreur en 2015 en refusant de s’abstenir pour laisser Ciudadanos et le PSOE former un gouvernement, ce qui aurait permis d’écarter Rajoy du pouvoir plus tôt ? Car c’est cette fois-ci Pedro Sánchez et non Podemos qui a pris l’initiative de la motion de censure qui a expulsé Mariano Rajoy du gouvernement.

Íñigo Errejón – Tout d’abord, la motion de censure a été portée par la somme des partis que nous proposions. Elle ne s’est pas réalisée avec Ciudadanos, mais avec les nationalistes basques et catalans. On nous a dit qu’il était impossible de parvenir à un accord avec eux, et pourtant cela s’est fait. Ça n’a pas fait exploser l’Espagne. Au contraire, elle s’est débarrassée de Rajoy et du parti de la corruption. Le PSOE a tardé à s’y risquer, mais finalement il a fait la démonstration que ce que nous avions proposé était possible.

Cependant, nous nous sommes rendus compte de tout le temps que nous avions offert à Rajoy et à la droite espagnole, puisque, dès lors qu’elle a perdu le gouvernement, elle s’est retrouvée dans une situation interne difficile. Nous avons aussi vu à quel point un gouvernement, même s’il est minoritaire, reste un gouvernement : il nomme des gens à des milliers de postes, prend des milliers de décisions et dicte l’agenda politique du pays. Ce simple fait n’aurait pas changé si Sánchez avait été Président du gouvernement en 2016. Il aurait également exercé le pouvoir, et il nous faut reconnaître qu’en politique, l’endroit depuis lequel on parle est très important. On a beau dire la même chose que le gouvernement, ce que le gouvernement dit depuis le Palais de la Moncloa a bien plus d’autorité et pèse plus sur l’agenda politique.

Le changement de gouvernement est une bonne nouvelle pour l’Espagne, et cela nous ouvre des perspectives, mais comporte également d’immenses risques. Celui qui exerce le pouvoir dispose de ressources, d’espaces et d’un prestige qui permettent de repérer et d’attirer des milliers d’experts, d’intellectuels, d’assistants, et de gens proches de nous qui peuvent désormais être tentés de collaborer avec un gouvernement timidement réformiste, mais qui peut finalement changer les choses.

“Nous ne pouvons pas continuer à être la force politique de la catastrophe et du “tout s’effondre”, parce que l’effondrement n’a pas lieu.”

Nous avons perdu une partie de l’initiative ? Je pense que cela est dû à deux choses. D’une part, Podemos doit analyser la temporalité économique et institutionnelle dans laquelle nous évoluons. Aujourd’hui en Espagne, nous n’évoluons pas dans un contexte économique d’effondrement et de crise absolue. Nous vivons dans un pays qui se remet timidement de la crise, miné par de nombreuses inégalités, avec une base économique très faible et beaucoup d’injustices accumulées dans le passé, mais qui est de plus en plus optimiste sur son avenir. C’est une donnée politique. Les terrasses des bars en Espagne sont de nouveau remplies le soir, les gens recommencent à passer l’été sur la côte, la consommation reprend. Les choses s’améliorent-elles pour autant ? Non ! Les salaires et les contrats de travail sont calamiteux. Les coupes budgétaires dans l’éducation et la santé sont toujours extrêmement sévères. Les pensions ne sont pas suffisantes. Il reste impossible de quitter le domicile familial et de s’émanciper quand on est jeune parce que les loyers sont très élevés. Tout cela perdure. Pour autant, l’Espagne aborde son futur économique avec bien plus d’optimisme. Podemos doit intégrer cela : nous ne pouvons pas continuer à être la force politique de la catastrophe et du « tout s’effondre », parce que l’effondrement n’a pas lieu. De la même façon, il faut abandonner cette idée selon laquelle une force politique comme la nôtre n’arrive au pouvoir que si le pays est plongé dans une crise terrible. Nous n’en avons ni le besoin ni l’envie. Parce que si le pays était effectivement plongé dans une crise terrible, il nous faudrait assumer de prendre les rênes de ce pays défait, mais ce n’est pas le cas aujourd’hui.

D’autre part, il faut s’adapter au moment institutionnel, qui privilégie davantage la capacité à articuler les différences que la capacité à polariser. Podemos doit s’adapter à ce moment dans lequel la logique institutionnelle prime. Une force qui a l’ambition de bâtir une nouvelle hégémonie doit savoir lire dans chaque moment laquelle des deux logiques prime. Et je crois qu’en Espagne c’est actuellement la logique institutionnelle et l’optimisme dans le futur économique et social qui priment. S’adapter à ce moment va être l’épreuve du feu pour déterminer si Podemos est le parti de la crise ou celui qui est capable de construire un nouvel ordre. Nous devons choisir entre rester seulement le parti des moments désespérés, ou être aussi capables d’admettre que les choses s’améliorent : «le pire est passé parce que le peuple espagnol a fait des sacrifices extrêmement durs. Il faut maintenant s’atteler à faire des transformations plus grandes encore pour que cela ne se reproduise pas, pour rétablir les droits d’avant-crise, et pour en obtenir de nouveaux ». C’est une de nos tâches principales ; l’autre, c’est d’être capables d’imposer le tempo à ceux qui sont au pouvoir, ce qui est également très compliqué. À mon sens, le plus grand outil dont nous disposons est le pouvoir territorial. L’Espagne est un pays très décentralisé, dans lequel le gros des compétences n’appartient pas à l’État national, mais aux villes, aux mairies et aux communautés autonomes. Cela veut dire que même avec un pouvoir national aux mains de Pedro Sánchez, il est possible de tracer une voie intéressante si l’on construit des gouvernements plus ambitieux, plus courageux et plus transformateurs aux niveaux régional et municipal. Il faut donc sortir des élections de l’an prochain avec une géographie du pouvoir qui nous permette d’avoir une relation au sein du bloc progressiste qui soit clairement d’égal à égal.

LVSL – Concernant l’axe gauche-droite. On observe chez les forces qui se sont un temps revendiquées du populisme progressiste un retour à l’utilisation de la mythologie et des symboles de la gauche. Pensez-vous que nous vivons un moment de transition entre ces deux logiques, et que l’axe gauche-droite finira par disparaître, ou bien que le populisme de gauche puisse être considéré comme une sorte de synthèse durable comme le défend par exemple Chantal Mouffe ?

Íñigo Errejón – Non, je ne le crois pas. Il y a ici une distinction fondamentale, et nous avons un travail théorique majeur à faire. Certains compagnons de route ont perçu le populisme comme un simple emballage marketing et médiatique pour les communistes dans la période post-moderne. Ils se sont dit : « comme nous vivons un moment singulier, dans lequel tout est désordonné, il nous faut jouer de ce lexique populiste, même si en réalité nous sommes communistes. Il suffit d’utiliser d’autres mots. » Mais quand les périodes électorales se sont achevées, quand les possibilités de victoire se sont éloignées et que le temps des doutes et des incertitudes est venu, qu’ont-ils fait ? Ils sont retournés vers des identités qui rassurent, celles dans lesquelles ils ont grandi, à gauche.

“Nous voulons construire un peuple, y compris avec des gens qui peuvent aujourd’hui encore s’identifier à la droite. Nous n’avons aucun intérêt à construire la gauche. La gauche était une métaphore pour ceux d’en-bas.”

Nous devons donc lutter pour promouvoir une façon de penser, une culture, une esthétique nationale-populaire, qui ne soit pas une illusion d’optique de la gauche, qui ne soit pas un outil de marketing pour les périodes électorales, mais qui soit au contraire une manière différente de voir la politique. Elle reposerait sur le fait que l’opposition fondamentale, la plus radicale, n’est plus l’axe gauche-droite, mais celui qui oppose démocratie et oligarchie. Nous voulons construire un peuple, y compris avec des gens qui peuvent aujourd’hui encore s’identifier à la droite. Nous n’avons aucun intérêt à construire la gauche. La gauche était une métaphore pour ceux d’en-bas. Là où cette métaphore continue à être utile, qu’on l’utilise, je trouve cela très bien. Mais là où elle ne sert plus, abandonnons-la, car il n’y a aucun intérêt à être attachés à une métaphore. Nous n’avons jamais voulu être la partie gauche du peuple.

Íñigo Errejón lors de son intervention à l’Université d’été de LVSL : la conquête du pouvoir d’Etat. Crédits : Ulysse Guttmann-Faure

Nous voulons construire une volonté populaire qui dise : pour vivre mieux, nous devons mettre en place un système économique qui soit écologiquement durable, socialement juste, égalitaire dans les relations de genre, qui permette à tous de vivre sans la peur du lendemain, d’être libres et d’évoluer dans des conditions de relative égalité des chances, de la meilleure façon possible. Voilà ce que nous voulons faire.

Nos compagnons de la gauche nous répondent : « mais ce sont des idées de gauche ! » Appelez-les comme vous voulez. C’est une idée de gauche dans cette partie du monde. La moitié de la planète n’utilise pas ces termes. Ils ne sont pas utilisés dans la plupart des pays d’Amérique latine, ni dans la plupart des pays asiatiques, et n’ont pas été utilisés durant une grande partie de l’histoire des luttes pour l’émancipation et la libération des femmes et des hommes. L’historique des luttes pour construire une société de personnes libres et égales est beaucoup plus riche, bien antérieur et beaucoup plus divers que tout ce qui renvoie à l’étiquette de la « gauche ». Encore une fois, là où cette étiquette aide à mobiliser, qu’on s’en serve. Mais là où elle n’aide pas, il est préférable de ne pas s’en servir. Je n’y suis nullement attaché.

“Le retour à la gauche sera toujours souhaité au sein des partis, mais il nous éloigne des gens du dehors.”

Que se passe-t-il actuellement ? De nombreux camarades ont compris qu’il était possible de faire des concessions à un discours national-populaire dans un contexte d’élections, lorsqu’existe la possibilité de gagner. Quand ces perspectives s’éloignent, ils retournent vers ce qu’on pourrait qualifier de refuge chaleureux, confortable, qui est rassurant sur le plan moral, mais qui ne vaut rien. Les forces progressistes qui ont réussi à construire des majorités pour gagner des élections et transformer leur pays l’ont fait au nom de la nation tout entière, pas de la gauche. Il y a beaucoup de personnes en Espagne qui continuent à avoir peur du fait que leur grand-père ou leur grand-mère tombe malade, et que leurs aïeux n’aient pas de place dans une maison de retraite. Ou qui ont peur qu’ils aient à être opérés, car ils ne savent pas si la liste d’attente pour l’hôpital public va être d’un mois ou de cinq. Et il y a évidemment des personnes à qui on propose un travail de 15 heures pour 600€, pour servir des bières à des Allemands sur la côte, et à qui on dit que s’ils n’acceptent pas, il y a 25 personnes qui attendent derrière.

Tous ces gens, c’est notre peuple, et nous voulons améliorer leur quotidien, pour qu’ils n’aient plus à vivre ce genre de situations. Je ne sais évidemment pas si ces gens sont de gauche ou non. Je n’en ai rien à faire d’ailleurs, cela ne m’intéresse pas. Je veux construire, ou plutôt reconstruire le peuple espagnol, affirmer sa souveraineté et le doter d’institutions et de lois qui lui permettent de vivre le plus heureux possible. Nous devons travailler à former les mots, l’esthétique, les publications et les liens internationaux qui seraient ceux d’une « Internationale nationale-populaire et démocratique. »

De nombreux compagnons de gauche seront des compagnons de route, mais nous ne pouvons pas nous permettre de tomber à nouveau dans nos erreurs passées. Car le retour à la gauche sera toujours souhaité au sein des partis, mais il nous éloigne des gens du dehors. Il est facile de gagner un congrès, un débat interne, et de susciter de la sympathie en faisant référence à ce qui fait partie de notre éducation sentimentale. Mais on oublie que cette éducation sentimentale nous éloigne souvent du peuple et des gens ordinaires. Elle nous fait parler avec des mots, des termes et des références qui nous éloignent du pays réel, qui est celui que l’on veut représenter. En ce sens, ils nous enferment toujours plus dans nos carcans idéologiques hermétiques.

“Le candidat qui l’emporte est celui qui est capable d’hégémoniser la nation, et non d’hégémoniser la gauche.”

Toutes les transformations se font au contraire lorsque ces carcans idéologiques et électoraux se décomposent et volent en éclats. Je me souviens, juste avant que Tsipras gagne les premières élections générales en Grèce, d’une vidéo d’une dame qui avait appelé une émission de télévision. Tsipras était l’invité et ils recevaient ensuite des appels du public. Le présentateur l’interroge : « Allez-vous voter pour Syriza ? » Et elle répond : « Oui, mais je ne suis pas de gauche. J’ai toujours voté pour Nouvelle Démocratie (la droite) mais j’aime la Grèce et je veux le meilleur pour mon pays. Je pense qu’il est grand temps qu’advienne un gouvernement qui ne vole pas et qui fasse respecter la Grèce en Europe ». Quel que soit le bilan que l’on dresse de l’action du gouvernement grec, c’est ce ressort qui a permis à Tsipras de l’emporter. On gagne lorsque l’on cesse d’être le candidat de la gauche pour devenir le candidat de la dignité et de la souveraineté nationale. C’est le cas pour beaucoup d’autres leaders, comme Néstor Kirchner par exemple, qui s’est présenté comme le candidat d’une Argentine digne. Le candidat qui l’emporte est celui qui est capable d’hégémoniser la nation, et non d’hégémoniser la gauche. Quant à nous, nous devons en construire une conception irrévocablement égalitaire, antiraciste, féministe et écologiste. Nous voulons hégémoniser la nation pour la représenter dans son entièreté. Nous ne voulons pas représenter la gauche.

Qu’il y ait des gens qui souhaitent continuer à se définir de gauche ne me pose pas de problème, même si ce n’est pas mon cas. Mais ne commettons pas l’erreur de revenir en arrière et de faire du populisme une simple ressource discursive dans les moments de crise. Nous voulons fonder des partis de masse, des forces politiques, sociales et culturelles qui se donnent pour objectif de faire des laissés pour compte de nos pays le cœur de la nation. Je les qualifierais de forces patriotiques, même si je suis conscient que cette expression est très contestée car les fascistes aussi se disent patriotes.

Mais malgré tout, j’ai peut-être davantage la volonté de leur disputer ce terme plutôt que de m’accrocher à « la gauche ». Je veux leur dire : « nous sommes plus patriotes que vous ». Ceux qui, en France, discriminent les Français selon l’origine de leurs noms de famille, croyez-vous qu’ils représentent la patrie ? Un type qui discrimine les Espagnols en fonction de la langue qu’ils parlent et qui ose s’appeler patriote ? C’est une honte ! Un type qui s’érige avec toute la fermeté du monde contre les immigrés mais qui se comporte comme un toutou lorsqu’il voit Angela Merkel, c’est cela être patriote ? Et celui qui vend la moitié des logements d’Espagne à des fonds vautours nord-américains en même temps qu’il insulte les Catalans ?

Défendre la patrie, ce n’est pas attaquer les Catalans. C’est protéger les droits des Espagnols. Il est plus intéressant de disputer cette idée de « forces patriotiques démocratiques » plutôt que d’en revenir à la gauche. Mais je crois que cette tentation du retour à la gauche est forte, et ce n’est pas un hasard si elle intervient aujourd’hui. Elle intervient quand nous n’avons pas gagné. Car il est rassurant de retourner aux codes habituels, de reparler de classe ouvrière, de renouer avec le passé… Ce sont comme des placebos. Dans un contexte de fragmentation, d’incertitude, nous ne savons pas dans quel sens vont se recomposer les forces politiques ni si nous pourrons concevoir un futur différent du despotisme des privilégiés. Et puisque nous sommes face à l’inconnu, certains se contentent de faire comme si les certitudes du XXe siècle nous aidaient. Cela les aidera seulement à mieux dormir, à être plus à l’aise, mais en aucun cas à gagner. Pour cette raison, il est important que nous n’en revenions pas à la gauche.

LVSL – L’Espagne a vécu ces derniers mois une vague spectaculaire de mobilisations féministes, depuis la grève massive des femmes espagnoles le 8 mars (ou 8-M) jusqu’aux protestations faisant suite au verdict du procès de La Manada. A ces mobilisations de la société civile s’ajoute la réappropriation des thématiques féministes par des partis jusqu’ici assez hermétiques à la question, comme Ciudadanos et même le Parti Populaire réputé très conservateur. Ce phénomène peut être interprété positivement dans le sens où le féminisme acquiert un caractère hégémonique, mais il n’est pas sans poser de nombreuses questions. Quelles sont les différences entre le féminisme de Podemos et celui de Ciudadanos, et comment le féminisme devient-il progressivement un terrain de lutte sur le plan politique ?

Íñigo Errejón – Je dirais que le mouvement féministe est le seul mouvement social en Espagne, non pas le plus grand, mais bien le seul et l’unique. Il ne se limite pas à un ensemble de protestations ni à une somme de manifestations, il constitue véritablement un mouvement social autonome ayant la capacité de faire entrer certains sujets dans l’agenda politique national et d’obliger le reste des forces sociales, politiques et médiatiques à discuter dans ses propres termes. C’est clairement le meilleur exemple d’une force hégémonique qui a littéralement transformé la scène politique en Espagne. Elle l’a transformée grâce à son caractère transversal que personne ne possède. C’est-à-dire que le féminisme a réussi à entraîner, entre autres, des femmes journalistes, ou des présentatrices télé, qui ne se seraient jamais impliquées, ou du moins que l’on n’avait pas vu s’impliquer jusque-là dans d’autres revendications, et qui malgré tout ont fini par s’impliquer dans la mobilisation et la grève du 8 mars (8-M). Leur profil est celui de femmes qui n’avaient jamais participé à une grève avant ça. Cela a obligé toutes les forces politiques à se repositionner. En à peine quelques jours, le féminisme est passé d’une préoccupation minoritaire à une condition minimale pour participer à la compétition politique en Espagne. Aujourd’hui, il est très difficile pour un parti de concurrencer les autres sans faire de concessions, y compris lorsqu’elles sont purement rhétoriques, au féminisme. C’est même impossible.

“Le féminisme en Espagne ne se limite pas à une somme de manifestations, il constitue un mouvement social autonome capable d’imposer certains sujets dans l’agenda politique national (…) C’est le meilleur exemple d’une force hégémonique qui a littéralement transformé la scène politique en Espagne.”

Ciudadanos, au moment de la grève du 8-M, a commencé par dire, deux jours auparavant, qu’il ne la soutiendrait pas car c’était une grève anticapitaliste. Il est clair qu’ils ne souhaitaient pas placer la frontière de telle sorte qu’il s’agisse d’être pour ou contre le féminisme, mais pour ou contre l’anticapitalisme, là où ils pensaient que le sens commun espagnol leur était le plus favorable. Ils ont commencé par dire ça le 6 mars et, cependant, le 8, ils ont été obligés de porter le ruban violet. Le Partido Popular a vécu quelque chose de similaire. Néanmoins, comme ils sont actuellement en période de primaires, le candidat qui a pour l’instant des chances de gagner met l’accent sur un discours de droite plus dur selon lequel le féminisme est une autre forme de collectivisme et qu’en tant que libéraux et conservateurs ils doivent le combattre, mais c’est parce qu’ils sont en pleines primaires [NDLR, Pablo Casado, dont Iñigo Errejón parle, a depuis gagné ces primaires]. Quand ils devront s’adresser aux électeurs et non aux militants, ils recommenceront à faire des concessions au féminisme. Aujourd’hui, tout le monde doit le faire. Selon moi, le défi du féminisme c’est de marcher, comme le disait Lénine, un pas devant les masses, mais un seul. Si le féminisme ne bouge pas, toute l’Espagne sera féministe, mais le féminisme ne changera pas la société. Si le féminisme va trop loin, il se détachera d’un état de l’opinion qui actuellement lui est amplement favorable. Il faut que le mouvement féministe fixe progressivement des buts et des objectifs qui lui permettent d’étendre son soutien dans la population espagnole afin d’obtenir plus de droits.

Le scandale du viol de La Manada et du traitement judiciaire et politique des violeurs (l’un d’eux va être réintégré dans l’armée et tous ont été relâchés après avoir passé relativement peu de temps en prison), alors qu’on a toujours des prisonniers politiques en Catalogne qui, pour avoir organisé un référendum, sont en prison depuis aussi longtemps voire davantage que les violeurs, a provoqué une vague de stupéfaction et de colère qui a de nouveau mobilisé la société espagnole. D’après moi, le plus intéressant dans le féminisme est qu’il ne constitue pas seulement un mouvement de demandes particulières, pour obtenir trois ou quatre politiques publiques, mais qu’il pose un regard sur tous les aspects de la vie sociale, politique, institutionnelle et économique en Espagne : les écarts salariaux, les relations entre les genres, le fait de s’occuper des enfants lorsqu’ils naissent, la représentation dans les espaces médiatiques et politiques, etc. Ce n’est pas qu’une revendication faite au système politique, c’est plutôt une espèce de projet général pour le transformer, en tenant compte du fait que nous ne serons une démocratie de qualité que si nous sommes une démocratie dans laquelle 50% de la population jouissent des mêmes droits que les autres 50%.

Cela a placé tous les partis politiques dans des positions difficiles. Moi, je ne dirais pas que Ciudadanos est un parti féministe. Ciudadanos est un parti qui s’est fait l’écho d’un mensonge qui circule en Espagne à propos des fausses dénonciations pour violences machistes. En réalité, il s’agit de 0,1% des dénonciations. Mais on voit naître toute une réaction machiste qui essaie de nous convaincre qu’une bonne partie des dénonciations pour maltraitance sont fausses. Le parti s’est fait l’écho de cela. Il n’a pas été en faveur des dernières modifications législatives contre la violence machiste… Ciudadanos n’est pas un parti féministe, pas plus que le Partido Popular, mais ce qui se passe c’est qu’ils ne peuvent pas le dire, donc ils vont se laisser entraîner. Pour faire court, vient d’abord le mouvement qui fixe des objectifs pour la société, qui les convertit en des objectifs bons pour tout le monde, et ensuite arrivent les partis conservateurs qui avancent comme si on les traînait à la remorque. Mais si le mouvement cessait d’avancer, ils s’arrêteraient tout net. Il faut que le mouvement continue de marquer le cap et de gagner des droits, et qu’eux continuent d’être remorqués par le mouvement féministe.

Vue aérienne de la manifestation du 8 mars à Barcelone. Credits : Bertran

LVSL – Quels sont les caractéristiques de cette vague féministe en Espagne ? En France, nous avons un mouvement féministe moins puissant au sein de la société. Nous voudrions savoir si cela a aussi à voir avec la culture espagnole.

Íñigo Errejón – Je ne sais pas, car moi aussi j’ai été surpris. Pendant le 15-M [NDLR, le mouvement des places], en 2011, je me souviens que des filles avaient suspendu une pancarte à l’un des échafaudages de la Puerta del Sol, qui disait « la révolution sera féministe ou ne sera pas ». Peu de temps après, un homme qui manifestait aussi sur la place est monté décrocher la pancarte. Son geste a été accueilli par des applaudissements sur la place. Parce qu’à ce moment-là, où le niveau de conscience politique était beaucoup plus faible, l’idée qu’il ne s’agissait pas d’une histoire de machisme ou de féminisme était bien plus répandue. C’était un état d’esprit partagé par l’immense majorité de la population. Je veux dire par là qu’au moment du 15-M en 2011, le féminisme n’était en aucun cas un phénomène hégémonique et transversal, pas même chez ceux qui manifestaient sur les places. Et 7 ans plus tard, c’est le seul mouvement qui a une puissance intergénérationnelle en Espagne. Dans les manifestations féministes on trouve aujourd’hui la génération de ma mère, qui a été l’une des premières à se battre pour le féminisme et contre la dictature franquiste, mais on voit aussi des collégiennes de 14 ans. C’est le seul mouvement à Madrid où l’on voit ça, et c’est le seul où les cortèges politiques sont peu importants. Le gros des cortèges est composé de filles qui viennent manifester avec leurs amies de l’école, qui ne vont peut-être pas à d’autres manifestations, mais qui vont bien à celles-là.

“Le féminisme est le seul mouvement qui a une puissance intergénérationnelle en Espagne. Dans les manifestations, on trouve la génération de ma mère, qui a été l’une des premières à se battre pour le féminisme et contre la dictature franquiste, mais on voit aussi des collégiennes de 14 ans.”

Je ne saurais pas vraiment dire d’où cela vient. Je crois que beaucoup de gens ont fait un travail souterrain pendant des années : dans les secteurs de la musique, de la culture, dans les organisations et les collectifs des mouvements sociaux, etc. Certains d’entre nous ne voyaient pas ce travail, ou alors on le voyait sans réaliser l’ampleur qu’il était en train de prendre. Cela a progressivement produit par le bas une espèce de sororité, de sentiment de fraternité entre les femmes, grâce auquel il y a une génération de très jeunes filles qui s’engage et milite uniquement pour la cause féministe. Par exemple, il y a pas mal de groupes de rap féminins en Espagne, dont tout le contenu de politisation est le féminisme. Après, à travers le féminisme, elles rejoignent d’autres sujets : l’antifascisme, l’anticapitalisme, etc. Mais elles commencent, et se définissent d’abord comme des collectifs de rap féministes. Ou encore dans un des derniers show télévisés, qui s’appelle Opération Triomphe, où les participants sont regroupés dans une maison pour chanter, on a vu tout à coup une des filles gagner en popularité. C’est celle qui avait dit ouvertement « écoute, moi je suis féministe » et son copain, qu’elle avait rencontré là-bas, avait dit « oui, moi aussi je suis féministe, du moins j’essaie de l’être en tant qu’homme, car j’ai beaucoup de choses à corriger ». Le féminisme est entré dans des espaces où aucune autre lutte politique ne peut entrer : dans les médias, dans la musique, au dernier gala des Prix Goya (le gala national du cinéma en Espagne), etc.

Il est entré dans des lieux où personne d’autre ne peut entrer, avec une faculté de pénétration et de transversalité dont je ne connais pas l’origine, mais dont je sais en revanche comment elle s’est démultipliée. Et elle s’est démultipliée en pénétrant dans des secteurs qui ont une grande influence sociale et culturelle : le cinéma, la musique, ou encore avec cette fille de télé-réalité qui était populaire à ce moment-là. Ces secteurs de la société ont mis le sujet à la mode. Après, ils n’auraient jamais réussi s’il n’y avait pas eu antérieurement tout le travail effectué par le mouvement féministe qui milite avec une surprenante capacité d’autonomie. Quoi qu’il se passe dans l’agenda politique, chaque année le 8 mars, on assiste à des mobilisations et des initiatives qui ont leur propre programme, et je suppose que dans ces processus sociaux on ne sait jamais vraiment ce qui va provoquer l’explosion. Mais cela se répète, année après année, et soudain, boum, il se produit un mouvement exponentiel dont il est difficile d’identifier la cause, mais qui est clairement la chose la plus salutaire qui soit arrivée à l’Espagne ces dernières années.

LVSL : Depuis la crise catalane, Ciudadanos semble gagner de plus en plus de terrain, à mesure que le Parti Populaire s’effondre suite à la destitution de Rajoy et aux affaires de corruption. Diriez-vous que Podemos a sous-estimé Ciudadanos ? Albert Rivera en Espagne, Emmanuel Macron en France : pensez-vous que le camp néolibéral a trouvé la parade pour neutraliser les forces populistes ?

Íñigo Errejón – Pour revenir sur les transformations des droites espagnoles, il faut avoir en tête qu’au moment où Ciudadanos émerge sur la scène politique espagnole, le parti existait déjà en Catalogne. De fait, Ciudadanos est né en Catalogne sous la forme d’une force opposée au catalanisme et à l’immersion linguistique [NDLR : politique consistant à faire de la langue catalane la langue véhiculaire dans les écoles de Catalogne]. En Catalogne, le catalanisme recueille le soutien de 70% de la population, et des forces politiques très différentes parviennent à s’entendre en son sein. Ciudadanos naît en opposition à ce consensus, comme une force bâtie autour de l’unionisme espagnol en Catalogne.

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Alberto Rivera, président du parti de centre-droit Ciudadanos ©Carlos Delgado

A la suite de la crise politique et de l’irruption de Podemos, Ciudadanos a commencé à franchir le pas et à se donner une envergure nationale. Ils ont bénéficié d’un traitement de faveur de la part des médias, et certainement de financements provenant d’une partie de l’establishment qui a accueilli leur ascension à bras ouverts, puisqu’ils incarnaient la solution populiste au populisme, ou le remède populiste-antipopuliste en quelque sorte.

Ciudadanos est parvenu à mobiliser une rhétorique du renouveau politique, de la régénération, de la modernité par opposition aux vieux partis, dans le but de sauver l’ordre oligarchique par le biais de nouvelles têtes et figures politiques, mais sans s’attaquer au cœur du pouvoir. Ils ont repris notre critique du bipartisme, du système électoral, de la corruption, ils se sont réappropriés tous ces éléments tout en prenant soin d’épargner le système économique. En d’autres termes, ils adoptent notre critique du système politique mais laissent intactes les élites économiques.

Quand Ciudadanos a émergé, on a eu des débats particulièrement intenses à l’intérieur de Podemos. C’était d’ailleurs très certainement la première fois que l’on voyait se dessiner clairement deux visions au sein de Podemos, à propos de la manière d’interpréter l’ascension de Ciudadanos : l’une d’orientation plutôt nationale-populaire, l’autre plus marquée par la gauche traditionnelle. Les camarades davantage situés dans les fractions plus traditionnelles de la gauche estimaient que l’apparition de Ciudadanos signifiait la fin de l’opposition entre le vieux et le neuf. D’après eux, il fallait donc abandonner ce créneau afin de bien se différencier de Ciudadanos, en l’assimilant au Parti Populaire notamment. Ils tenaient pour achevée la phase qui nous avait permis d’avancer en nous présentant comme une force nouvelle, et il était temps à leurs yeux d’en revenir à une confrontation en termes de classes. En affirmant par exemple que Ciudadanos était le parti des « bourges », des privilégiés, de ceux qui veulent paraître modernes mais qui vivent très bien, en revenant à des discours plus plébéiens et moins centrés sur le thème de la régénération.

“Ciudadanos est parvenu à mobiliser une rhétorique du renouveau politique, de la régénération, de la modernité par opposition aux vieux partis, dans le but de sauver l’ordre oligarchique par le biais de nouvelles têtes et figures politiques, mais sans s’attaquer au cœur du pouvoir (…) Ils adoptent notre critique du système politique mais laissent intactes les élites économiques.”

D’autres, parmi lesquels je me situe, disaient autre chose : le fait que Ciudadanos s’affirme en nous imitant, en se plaçant dans le sillage de notre discours, le fait qu’il y ait visiblement de la place pour nos ascensions respectives, indique que le « régénérationnisme » (un discours en faveur de la rénovation politique et institutionnelle, l’idée que les vieux politiciens doivent s’en aller, l’imposition de nouvelles pratiques politiques, etc.) dispose d’un large espace et constitue un champ de bataille que nous aurions tort de déserter. Bien au contraire, il faut le disputer à Ciudadanos et conserver nos signes distinctifs tel que nous l’avions fait jusqu’ici.

Toujours est-il que certains de nos porte-paroles ont mis l’accent sur l’idée que Ciudadanos était le parti des « bourges » et des privilégiés, et ont décidé de concentrer leurs attaques sur eux. Pour notre part, nous insistions sur la nécessité de continuer à investir le terrain qui nous est commun, afin de gagner l’hégémonie en tant que force de régénération, y compris auprès de citoyens peu idéologisés. Vous n’êtes pas obligés de me croire, mais Ciudadanos contestait à Podemos – et c’est encore en partie le cas aujourd’hui – une fraction cruciale de l’électorat : un vote moderne, universitaire, urbain, en faveur de la régénération, qui réclame le changement mais souhaite également conserver une partie des institutions. En d’autres termes, la fraction de notre électorat la plus transversale. Je me rappellerai toujours d’un soir où nous sortions d’un dîner au restaurant avec Pablo Iglesias, lorsque deux personnes nous ont arrêtés dans la rue pour nous dire : « je vous aime beaucoup, j’envisageais de voter pour vous, mais finalement j’ai voté pour Ciudadanos parce que je tiens un restaurant ». C’est l’idée suivante : « bon, je suis un petit propriétaire, j’aime beaucoup ce que vous dites, vos idées de régénération, mais vous me faites un peu peur ».

Quand nous avons hégémonisé le terme de changement en 2015, Ciudadanos y a ajouté un adjectif : le « changement raisonnable ». Ils disaient en somme : « nous voulons tous le changement, mais les populistes vont vous conduire au même sort que la Grèce ou le Venezuela – ils le disaient systématiquement – tandis que nous, nous sommes le changement, mais raisonnable, sensé ». Face à ce discours, certains souhaitaient accentuer la confrontation avec Ciudadanos, tandis que d’autres, moi inclus, considérions qu’il ne fallait pas se laisser dépouiller de l’idée de changement sans adjectif, notamment auprès de ceux qui en Espagne craignent davantage ce changement.

“Ciudadanos est un parti qui tente d’importer les réalités du monde du travail et du monde de l’entreprise dans le monde politique. Chacun doit devenir l’entrepreneur de soi-même, prendre des risques, passer des accords avec tous les acteurs, se montrer dynamique. C’est une force anthropologiquement libérale.”

Ciudadanos a finalement réalisé un score bien inférieur à celui que prédisaient les enquêtes, mais leur résultat était loin d’être négligeable. Je crois qu’ils auraient dû se limiter à 10-12%, lors des élections de décembre 2015, mais ils sont parvenus à engranger des forces suite à la formation du gouvernement, pour deux raisons. D’une part, ils se sont montrés capables d’arriver à des accords avec le Parti Socialiste comme avec le Parti Populaire. Pour notre base et pour moi-même, cette attitude est suspecte. Pour une partie de la population espagnole, dans un moment de blocage institutionnel, Ciudadanos apparaît comme une force flexible et digne de confiance, capable de trouver des accords avec tout le monde, en appliquant une forme de sens commun entrepreneurial : « Bon, la politique c’est comme les affaires, je passe des accords avec un tel, puis avec un tel, c’est la vie après tout ». Ciudadanos est un parti qui tente d’importer les réalités du monde du travail et du monde de l’entreprise dans le monde politique. Chacun doit devenir l’entrepreneur de soi-même, prendre des risques, passer des accords avec tous les acteurs, se montrer dynamique. C’est une force anthropologiquement libérale.

Toutefois, c’est autour du référendum du 1er octobre 2017 en Catalogne qu’advient le véritable essor de Ciudadanos. Quand surviennent la répression de la consultation, les opérations judiciaires, les arrestations des leaders d’associations indépendantistes et de politiques catalans, et que prennent forme dans le même temps des mobilisations massives pour le droit de décider et pour la souveraineté de la Catalogne, il devient plus qu’évident qu’il existe un fossé entre ce qui est considéré comme légitime en Catalogne, et ce qui est considéré comme légitime en Espagne.

Dans ce contexte, Ciudadanos a cherché à bouleverser le panorama politique catalan, pour en retirer avec succès les bénéfices sur la scène politique espagnole. Le Parti Populaire au gouvernement a appliqué des mesures répressives, mais étant donné qu’il gouvernait, il devait adopter une attitude un minimum responsable. Alors que Ciudadanos, qui ne gouvernait pas, pouvait en demander cinq fois plus ! C’est la raison pour laquelle de novembre à février, Ciudadanos a tiré profit de l’anticatalanisme, en se présentant comme la force politique la plus intransigeante et la plus dure face aux événements en Catalogne, celle qui ne pactiserait avec personne.

Je crois pour ma part que les dirigeants de Ciudadanos savaient que leur position ne résoudrait rien à la situation, mais ils avaient bon espoir que la Catalogne soit leur balle de match pour arriver à La Moncloa [NDLR, le siège du gouvernement espagnol], et jusqu’ici ils ne s’en sortaient pas si mal. Mais il y a eu le changement de gouvernement. Depuis, on ne sait plus très bien à quoi sert Ciudadanos, puisque c’est le PSOE qui gouverne, un PSOE qui dépend de nous, leur principal partenaire au Parlement, et qui a pour principal opposant le Parti Populaire. Ciudadanos est complètement désorienté.

“La base sociale sur laquelle s’appuie la droite catholique traditionnelle espagnole est particulièrement importante, et le PP lui-même est un parti très puissant qui dispose d’une section dans chaque village, et peut compter sur des conseillers municipaux dans les 8 000 municipalités d’Espagne. Ce n’est pas le cas de Ciudadanos.”

Les termes de votre question étaient donc justes il y a encore un mois, mais ils ne le sont plus aujourd’hui. Le changement de gouvernement et l’arrivée de Pedro Sánchez à La Moncloa ont déstabilisé Ciudadanos plus que n’importe quelle autre force politique. Par ailleurs, le gouvernement de Sánchez travaille – à notre avis de façon insuffisante – à apaiser le conflit en Catalogne. Les opportunités électorales de Ciudadanos sont directement proportionnelles au degré de conflictualité en Catalogne : si la conflictualité sociale et politique en Catalogne diminue, Ciudadanos s’affaisse. Je crois pour cette raison qu’il est probable que le Parti Populaire se recompose. Il est bien évidemment ankylosé par de graves problèmes de corruption et désormais engagé dans une querelle de leadership [NDLR, pour rappel c’est Pablo Casado, adepte d’un virage à droite, qui a remporté les primaires du PP le 21 juillet, une semaine après la réalisation de l’entretien], mais le PP dans les heures les plus difficiles de son histoire n’est jamais descendu en-dessous des 27-28%. Y compris dans les moments où les journaux télévisés faisaient état de scandales ahurissants et racontaient qu’ils avaient dérobé des millions et des millions d’euros. La base sociale sur laquelle s’appuie la droite catholique traditionnelle espagnole est particulièrement importante, et le PP lui-même est un parti très puissant qui dispose d’une section dans chaque village, et peut compter sur des conseillers municipaux dans les 8 000 municipalités d’Espagne. Ce n’est pas le cas de Ciudadanos. Le PP est un parti plus capillaire que son concurrent de centre-droit, il irrigue davantage le territoire. C’est pourquoi je pense – même si la réalité démentira peut-être ce diagnostic – qu’il est plus envisageable aujourd’hui de voir la droite se recomposer autour du PP.

LVSL : On disait la même chose d’Emmanuel Macron en France, qui partait de rien…

Íñigo Errejón – Oui, mais il est arrivé au pouvoir ! Et maintenant qu’il tient le gouvernement, il peut se construire un parti. Albert Rivera, quant à lui, a perdu son pari. Ce n’est pas une mince différence, Macron est un entrepreneur politique, mais un entrepreneur politique qui est arrivé au pouvoir et qui peut désormais mettre sur pied tout un appareil politique. Par ailleurs, en Espagne, une partie de l’establishment avait clairement opté pour Rivera plutôt que pour Rajoy, car ils considéraient que l’immobilisme de Rajoy, qui ne faisait littéralement rien, pouvait affaiblir le système institutionnel.

Emmanuel Macron, le 11 décembre 2014. ©Le Web

Mais maintenant que Rajoy est parti, et que le Parti Populaire s’apprête à renouveler ses visages – bien que les candidats en lice soient tous issus de l’appareil – il est possible que cet establishment qui faisait confiance à Rivera revienne désormais vers le PP. Et ce d’autant plus que les prochaines élections en Espagne sont les élections municipales, ce qui favorise davantage le PP. Ciudadanos avait un meilleur leader au niveau national, mais personne ne connait le candidat de Ciudadanos dans son village, tandis que tout le monde connaît celui du PP, parce qu’il a déjà gouverné. On peut donc s’attendre à un vote dual de l’électeur de droite : « Albert Rivera aux élections générales ; le Parti Populaire dans mon village. » Mais ce sont bien les élections municipales qui arrivent en premier lieu. Je pense donc que le PP peut encore tenir. On a une droite conservatrice traditionnelle très solide, et Ciudadanos patine sur certaines thématiques. Le gouvernement de Sánchez a mis à l’agenda certains sujets qui tiraillent Ciudadanos, car s’ils sont très à l’aise avec le clivage territorial, avec l’idée d’un entrepreneuriat libéral, ils ont en revanche plus de difficultés sur des thèmes comme le féminisme ou la mémoire historique. Il s’agit de sujets qui les obligent à choisir entre deux options : contenter l’électeur social-libéral, progressiste sur les questions de société mais de droite en matière de politique économique, ou satisfaire l’électeur conservateur issu du PP. Ces thématiques font beaucoup de mal à Ciudadanos, qui aspire à remporter les voix du social-libéralisme provenant du PSOE et celles du conservatisme issu du PP. Je crois qu’ils sont bien embarrassés aujourd’hui.

LVSL – Le débat autour de la définition de ces nouvelles forces néolibérales qui rejettent elles aussi le clivage gauche/droite est toujours ouvert. Dans une lecture orthodoxe de Laclau, qui définit le populisme comme une opération discursive créant une frontière explicite entre le peuple et le pouvoir, ne semble-t-il pas difficile de qualifier ces mouvements de « populistes » ? Comment qualifieriez-vous ces nouvelles forces néolibérales ? Des auteurs comme Eve Chiapello et Luc Boltanski ont bien mis en évidence la capacité du capitalisme à incorporer la critique, et notamment la critique dite « artiste ». Sommes-nous dans cette phase d’incorporation du populisme ? Pour certaines théories plus hétérodoxes du populisme, le cadre théorique posé par Laclau atteint sa limite lorsqu’il s’agit d’appréhender ces nouvelles forces politiques.

Íñigo Errejón – Nos sociétés vivent des moments populistes, caractérisés par la prolifération de revendications ou de demandes insatisfaites qui ne trouvent pas de canaux de représentation parmi les partis, les syndicats ou les identités traditionnels. On assiste à une situation de divorce entre le pays réel d’une part, celui des gens et des citoyens ordinaires, et le pays officiel d’autre part, celui des élites, des politiciens et de l’establishment. Cette configuration traverse toutes les forces politiques, y compris les plus conservatrices. Je me souviens qu’en réaction à l’émergence de Podemos, le Parti Populaire disait de nous que nous ne connaissions pas l’Espagne réelle car nous n’avions jamais travaillé dans le privé et que nous étions cloîtrés dans nos laboratoires universitaires.

“Nos sociétés vivent des moments populistes, caractérisés par la prolifération de revendications ou de demandes insatisfaites qui ne trouvent pas de canaux de représentation parmi les partis, les syndicats ou les identités traditionnels.”

En réalité, ils essayaient eux aussi de mettre en place un discours à même de construire une opposition fondamentale entre les experts et les élites d’un côté, et les gens de l’autre. Il s’agissait dès lors de déterminer qui serait le plus en mesure de donner un contenu à cette opposition, de définir qui sont les gens et qui sont ceux d’en haut. C’est un des enjeux de la lutte politique. Ciudadanos a repris une bonne partie des éléments autour desquels se livre cette lutte. Qui a déterminé ces éléments ? Le mouvement des Indignés, puis Podemos par la suite. Les Indignés ont jeté les bases d’un nouveau terrain sur lequel Ciudadanos aussi a dû apprendre à jouer, à partir duquel ils ont élaboré une réponse sous la forme d’une rénovation néolibérale : rénover le système politique, tout en laissant intacts les privilèges de l’oligarchie. L’approche en termes d’hégémonie – qui considère la politique comme une lutte pour l’hégémonie – nous permet de constater que dans le succès de l’adversaire réside toujours une forme de récupération et de réalisation de nos propres idées. Je ne crois pas que ce soit une faille dans le modèle théorique de Laclau, c’est plutôt le contraire.

LVSL – Vous évoquez ici le Laclau des débuts, mais pour celui de 2005 et de La Raison populiste, la politique renvoie davantage au populisme qu’à l’hégémonie.

Íñigo Errejón – Je crois que pour le Laclau de La Raison populiste, il y a une sorte d’isomorphisme entre politique, hégémonie et populisme. Il n’est pas certain qu’il puisse exister des formes politiques non populistes dans ce Laclau de La Raison populiste. Mais il utilisait aussi l’approche de l’hégémonie, qui me semble être plus utile. Je crois que toute politique contient un moment populiste, une certaine dose de tension populiste, même si ce n’est pas forcément cette dose qui domine. Aujourd’hui, en Espagne, je ne pense pas que nous soyons dans un moment dominé par la dynamique populiste. Je crois que la dynamique institutionnelle a plus de poids et que dans le contexte actuel, apparaître comme une force capable d’arriver à des accords avec d’autres forces est plus utile que d’apparaître comme une force qui polarise la société. En ce sens, je pense que l’état de la scène politique espagnole a changé, et qu’il changera bien sûr à nouveau.

Dans cet ouvrage, on a aussi un Laclau très jacobin, qui écrit en pensant à une conjoncture particulière qui est celle des gouvernements nationaux-populaires d’Amérique latine. Je crois qu’il reste très utile, mais qu’il faut l’adapter, le traduire dans le contexte des sociétés comme les nôtres, qui ont une densité institutionnelle beaucoup plus importante. Comme elles ont une diversité institutionnelle beaucoup plus développée, la logique de la différence prime toujours, ou presque toujours, sur la logique de l’équivalence [NDLR, logique de l’équivalence et logique de la différence sont deux concepts de la théorie de Laclau]. Parfois, la logique de l’équivalence s’impose temporairement, mais les mécanismes, les dispositifs par lesquels l’ordre recueille, réordonne, stimule ou donne partiellement satisfaction aux demandes qui émanent de la société, sont beaucoup plus sophistiqués que dans des États moins développés, comme en Amérique latine. Entendons-nous bien : je ne dis pas que ce que l’on peut lire dans La Raison populiste n’a pas de sens, mais simplement qu’il faut le lire en l’adaptant au prisme des sociétés avec des États plus développés.

Partant de ce constat, Ciudadanos – je prends l’exemple de Ciudadanos, mais je parlerai par la suite d’un cas plus général – représente à la fois la menace de la récupération de nos revendications par l’ordre établi, et la preuve que les deux choses fonctionnent. D’une certaine façon, quand certaines mesures que nous proposons ou que nous défendons cessent d’être des propositions de Podemos, et que d’autres partis commencent à les porter, cela signifie qu’elles gagnent du terrain dans la société espagnole. Cependant, elles gagnent du terrain d’un côté et on te bloque le passage de l’autre. La logique est la suivante : « Je reconnais ta proposition de réforme de la loi électorale, pour qu’il y ait en Espagne un système électoral plus juste, mais en évacuant dans ta proposition la dimension qui remet en cause le système économique pour construire une économie plus forte, plus développée et plus prospère. »

Quelle est, selon moi, la clé pour savoir si le pôle qui domine est l’incorporation et la récupération de la critique, ou si c’est celui qui ouvre la voie vers une nouvelle hégémonie qui prime ? Le critère discriminant est de savoir si les demandes incorporées sont celles qui ciblent le cœur du pouvoir du régime dominant ou non. Est-ce que ce cœur du pouvoir est le système électoral ? Non. Il est très important, mais ce n’est pas le plus important. Est-ce possible, aujourd’hui, d’aspirer à une transformation démocratique en Espagne sans remettre en cause les relations entre les entreprises du secteur de l’énergie, le pouvoir financier et les entreprises du bâtiment ? C’est impossible, et c’est justement ce que Ciudadanos passe sous silence. Peut-on imaginer une révolution démocratique en Espagne, une transformation démocratique sans un programme systématique pour en finir avec les coupes budgétaires, protéger les services publics, élever le pouvoir d’achat des ménages, les salaires et les conventions collectives ? Non, c’est impossible. Je dirais donc que c’est un programme politique qui repose davantage sur beaucoup de récupération et d’incorporation partielle de la critique que sur l’expression d’une nouvelle hégémonie. Mais il est certain qu’il y a des champs dans lesquels Ciudadanos s’est investi, en surfant sur une vague que nous avions impulsée et générée initialement. Cela a permis d’étendre cette vague, ce qui est en fin de compte une bonne nouvelle.

Comment qualifier ces phénomènes en Europe ? Pour moi, ce sont des mouvements qui prennent en charge la dynamique populiste. Ils surfent sur cette dynamique en ayant pour but de sauver les oligarchies du pouvoir destituant de ce moment populiste. Ils redirigent toute cette colère, toute cette volonté de transformation, pour qu’elle se concentre uniquement contre le système des partis. C’est une des différences les plus importantes entre une partie des populismes réactionnaires et les forces populistes progressistes et démocratiques comme la nôtre. Trump n’était pas une parodie. Il a cependant décidé de diriger toute cette colère, tout le ressentiment des perdants de la crise contre Washington, contre Berkeley et contre New York, mais pas contre Amazon ou Google.

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©Gage Skidmore

Il s’agit d’une manœuvre dont le but est de mettre toute la pression sur le système des partis, et d’épargner les élites économiques qui ne se présentent pas aux élections. En ce sens, on peut clairement parler d’un néolibéralisme encore plus sauvage, car il frappe les médiations politiques, sans s’en prendre au cœur du pouvoir, qu’il cherche au contraire à sauver. Il s’en prend aux médiations politiques en postulant toujours un ennemi, ce qui lui donne un caractère populiste. Le peuple américain, par Trump et par ce qu’il incarne, est une communauté soudée. Il obtient sa cohésion contre ce qui lui est extérieur et étranger. Rivera a fait un discours très important en Espagne, il y a peu, quand il avait encore un poids politique important. Ce qu’il a dit est très intéressant : « Je veux marcher dans une Espagne au sein de laquelle on ne voit pas de rouges ou de bleus, au sein de laquelle on ne voit pas des entrepreneurs ou des travailleurs, des riches ou des pauvres, mais au sein de laquelle on ne voit que des Espagnols. »

C’est un discours qui ne postule aucune frontière, qui réconcilie les Espagnols au-delà de leurs différences. Mais dans ce discours, la cohérence, la cohésion de l’Espagne qu’il veut dessiner, de l’identité de « nous » autres Espagnols, s’oppose à un « eux » qu’il ne nomme pas, à savoir la Catalogne. La dimension populiste de Rivera place la frontière sur la question de la Catalogne, mais il ne le dit pas. De ce fait, on pourrait se dire : « Ah, bien, si tu dilues la frontière de classe, celle des partis pour lesquels tu votes, tu es un parti qui casse les frontières, tu ne peux pas être un parti populiste. » Mais c’est une erreur. C’est simplement que le « eux » qu’il constitue face au « nous » peuple espagnol homogène et sans différences, est la Catalogne, ou en tout cas la majorité qui veut un référendum en Catalogne, qui est une majorité souverainiste en Catalogne. C’est pour cela que ces partis présentent selon moi des caractéristiques populistes.

LVSL – Pourtant, le populisme repose sur l’explicitation de la frontière politique…

Íñigo Errejón – Clairement, mais il y a une chose qui renvoie ici au constitutionalisme. Voici ce qu’ils disent : « Je peux nouer des accords avec tout le monde, mais eux sont hors-la-loi, il n’en est pas question. » C’est une sorte de populisme qui malgré tout explicite une frontière. En Espagne, l’idée que nous devons tous être unis face au coup d’État des indépendantistes catalans est très présente. Elle sert à construire la communauté espagnole par opposition à ce que Rivera appelle les « putschistes » catalans. Je dirais donc qu’il a souvent explicité cette frontière. En tout cas, pendant le conflit en Catalogne, il l’a fait de façon très limpide.

Le critère de l’explicitation de la frontière me semble être un bon critère. Là où on l’explicite, là où postule qu’il existe un peuple délaissé et qu’il y a des ennemis irréductibles, visibles, et politiques, on assiste bien à un type de formation populiste. Lorsque ce n’est pas le cas, je parlerais plutôt d’une espèce de sens électoral, de compréhension des conditions pour pouvoir lutter dans la bataille en plein moment populiste. Celui-ci passe nécessairement par une opération de traduction du ressenti populaire car les gens perçoivent que les institutions ne les servent pas, qu’elles ne travaillent pas pour eux. Mais cette formation offre dès lors une solution semblable à celle du Guépard [NDLR, « Tout changer pour que rien en change »], tout rénover afin d’épargner les pouvoirs établis.

Entretien réalisé par Laura Chazel et Lenny Benbara.

Un grand merci pour la retranscription à Guillaume Etchenique et Leo Rosell.

Traduction effectuée par Vincent Dain, Sarah Mallah, Leo Rosell, Guillaume Etchenique et Lenny Benbara.

Le clivage gauche-droite est-il dépassé ?

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De gauche à droite Manuel Bompard, Chantal Mouffe et Lenny Benbara.

Vous avez manqué notre Université d’été ? Retrouvez notre débat sur l’actualité du clivage gauche-droite avec Chantal Mouffe et Manuel Bompard (LFI).

 

 

Crédits photo : ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Quelle place pour le peuple dans un projet émancipateur ?

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De gauche à droite Thômas Branthôme, Charlotte Girard, Vincent Ortiz et Guillaume Roubaud Quashie.

Vous avez manqué notre Université d’été ? Retrouvez ici notre débat sur la place du peuple dans un projet émancipateur. Nous recevions Thomas Branthôme, Charlotte Girard (France insoumise), et Guillaume Roubaud Quashie (PCF).

Crédits photos : ©Ulysse Guttmann-Faure

Quand Gérald Andrieu part à la rencontre du “Peuple de la frontière”

Capture d’écran youtube : https://www.youtube.com/watch?v=GJsjc-ZlvKk

A propos de Gérald Andrieu, Le peuple de la frontière, Ed. du Cerf, 2017. Cet ouvrage retrace le périple d’un journaliste le long de la frontière française pendant la campagne présidentielle.

La campagne présidentielle que Gérald Andrieu a vécue aurait pu faire l’objet d’un épisode de Voyage en terre inconnue. L’ancien rédacteur en chef de Marianne a en effet choisi de s’éloigner des mondanités parisiennes, des plateaux de télévision et des meetings, pour aller à la rencontre de ce peuple de la frontière, de « donner la parole à ces gens à qui les responsables politiques reprochent d’avoir peur alors que dans le même temps ils font si peu pour les protéger et les rassurer. » Une peur que le changement ne soit plus un progrès, mais un délitement continu de leurs conditions de vie. Pour autant, cette frontière longue de 2200 km, qu’il a arpentée de Calais à Menton, ne se résume pas qu’à un « grand Lexomil-istan peuplé de déprimés. »

Comme l’auteur le rappelle, il n’est pas le premier à adopter cette démarche à rebours du journalisme politique traditionnel. Jack London était allé à la rencontre du « peuple de l’abîme » de l’est londonien en 1902. George Orwell, quant à lui, rapporta le Quai de Wigan de son expérience auprès des mineurs du nord de l’Angleterre, dans les années 1930. Gérald Andrieu rentrera de ce périple avec de nombreuses histoires tantôt alarmantes sur l’état du pays, tantôt touchantes, mais toujours symptomatiques de ces Français qui n’attendaient pas et n’attendaient rien d’Emmanuel Macron. Rien d’étonnant, puisqu’ils font sûrement partie de « ceux qui ne sont rien » …

À la recherche d’une frontière introuvable

Sécurité, immigration, mondialisation, désindustrialisation, chômage, Europe, protectionnisme, souveraineté ou encore transition énergétique sont autant de sujets qui, comme Gérald Andrieu le remarque, « passent » par la frontière. Et comme pour justifier cette expédition, il ajoute que c’est en arpentant cette frontière « que l’on dressera le diagnostic le plus juste de l’état de la France », avant d’évoquer la thèse de la France périphérique du géographe Christophe Guilluy.

Mais au-delà du fond, la frontière offre un autre avantage de poids à ce journaliste politique : « être, par essence, à l’endroit le plus éloigné de Paris, le plus distant des candidats et des médias. », dixit celui qui avait couvert pour Marianne, en 2012, la campagne de François Hollande, de Jean-Luc Mélenchon et d’Eva Joly. Un exercice auquel il refuse désormais de se prêter, critiquant le journalisme politique, dans un formidable passage d’autocritique : « ce métier a cela de formidable : il se pratique de façon totalement hémiplégique. Il s’agit en effet de côtoyer au plus près les prétendants au trône sans jamais discuter avec ceux qui décident s’ils le méritent. » Sans parler du mépris de « cette race des “seigneurs des rédacs“ » pour le « populo », le Français moyen …

Et pourtant, un « vestige du temps d’avant Schengen », un « objet vintage ». Voilà ce qu’est devenue cette frontière, condamnée physiquement à une trace d’un passé révolu. Un constat amer, alors que l’invisibilisation de la frontière physique va de pair avec le réemploi des anciens postes frontières : un magasin de chocolats Leonidas, un musée à la gloire du film de Dany Boon Rien à déclarer, entre autres. L’auteur se plaît aussi à railler les visiteurs du musée européen de Schengen, avec leurs perches à selfie : « Ils aimeraient trouver un fond sur lequel poser. Mais sans succès. Comment photographier ce que l’on ne voit pas, ce qui – du moins physiquement – n’existe pas ? », avant de renchérir : « Après tout, qui aurait envie de se faire photographier devant le traité de Lisbonne sinon des masochistes ? »

Pour réhabiliter la frontière, qui protège les « humbles », l’auteur n’hésite pas à s’appuyer sur les thèses de Régis Debray, selon lequel la frontière a une fonction ambivalente, car si elle dissocie, elle réunit également, créant des interactions dynamiques. Elle filtre et régule, de telle sorte que selon lui, la définir comme une passoire, « c’est lui rendre son dû. »

 

Immigration et identité : entre inquiétudes et solidarité

L’immigration et les questions d’identité tiennent bien sûr une place importante dans l’ouvrage. Le récit s’ouvre à Calais, sur des dizaines de silhouettes clandestines, éclairées par les gyrophares des fourgons de CRS, et se termine dans la vallée de la Roya, où l’auteur rencontre Cédric Herrou, militant emblématique de l’accueil des migrants. À Steenvoorde, Damien et Anne-Marie Defrance gèrent l’association Terre d’errance, qui leur vient également en aide. « Mami » – puisque c’est le surnom que lui ont donné des migrants érythréens -, lit avec émotion un SMS que l’un d’entre eux lui a envoyé : « Le soleil brille le jour, la lune brille la nuit, toi tu brilles toujours dans mon cœur ».

Malheureusement, tous les habitants rencontrés par Gérald Andrieu n’entretiennent pas de telles relations avec ces migrants, jugés par certains indésirables. « Ils sont chez eux », se plaint un commerçant, craignant pour son chiffre d’affaire. Depuis, il n’a apris qu’une phrase en anglais : « Not for you here ! ». S’il pointe du doigt le rôle de la France dans la chute de Kadhafi, et les déstabilisations qu’elle a entraînées, sa préférence pour 2017 semble aller à la candidate du Front national. « On le sait tous deux », ponctue laconiquement l’auteur.

À Wissembourg, le malaise est palpable. Cette ville, dont était originaire l’un des assaillants du Bataclan, est hantée par l’incompréhension de cet acte : « Pourquoi ici ? » Cette interrogation sans réponse dévoile chez les habitants de cette commune un sentiment proche de la culpabilité. Pour Denis Theilmann, président du club de football de la ville, dans lequel Foued Mohamed-Aggad a joué étant jeune, « il y a un problème d’identification à la France », chez cette génération des 20-25 ans. « Le plus incroyable, c’est qu’à force de se considérer comme mis à l’écart, ils finissent par se mettre eux-mêmes à l’écart. » Une phrase qui fait écho à la situation d’Hicham, qui ne s’est jamais senti aussi français que depuis qu’il travaille en Suisse.

Pour autant, Gérald Andrieu refuse la vision d’une « France du repli sur soi » : et pour cause, sur plus de 2 000 kilomètres, aucune porte ne lui a été fermée, exception faite d’élus locaux embarrassés. « La générosité est présente. » Il peut sembler étonnant de devoir le rappeler, mais « on nous a tant répété que cette France pensait mal … » De plus, il salue le courage de certains de ces habitants.

« Ils n’ont pas tous abandonné, les Français. Ils se battent. Plus solidaires qu’on ne le dit. Avec plus de dignité, souvent, que certains de leurs représentants. Avec, aussi, un humour et une poésie du quotidien touchants et attachants. »

 

Désindustrialisation et déclassement, principaux terreaux du FN ?

L’enclavement de ces villes, dont certaines sont « en lambeaux », peut sembler paradoxal pour un territoire frontalier. Pourtant, il se conjugue à une misère palpable : « on ne devine pas seulement des fins de mois difficiles, mais des milieux et des débuts aussi. » Samantha, qui gère un magasin de rachat d’or à Fourmies, relève avec humour : « On est dans le 5-9. Comme on dit : le 5 on touche les allocs. Le 9, il n’y a plus rien ! »

Face à Monique, ancienne salariée de l’entreprise de production de soie Cellatex, Gérald Andrieu tente de se rassurer : « Il y a de la fierté derrière ces larmes dissimulées, de cette fierté ouvrière que je suis venu chercher avec ce voyage pour faire mentir ceux qui nous expliquent parfois que le peuple ne saurait être animé de si nobles sentiments. » En effet, elle a fait partie des « 153 de Givet » qui sont allés, pour maintenir leur usine, jusqu’à séquestrer les représentants des autorités, déverser de l’acide dans la Meuse, et menacer de tout faire sauter.

Maurad, le leader CGT de l’époque, se prononce quant à lui pour « la réinstauration des barrières douanières aux frontières de l’Europe », tout en dénonçant, lucide, « le dumping social à l’intérieur même de la zone euro. » Il prône alors une « harmonisation sociale et fiscale de l’Europe. » Seul moyen, semble-t-il, de protéger notre économie. À Givet, c’est Jean-Luc Mélenchon qui est arrivé en tête du premier tour, avec 29,62%, devant Marine Le Pen avec 24,23%, et Emmanuel Macron, avec 17,94%. Il est pourtant rare, dans cette France-là, que la leader du Front national n’arrive pas en tête du premier tour.

À Fesches-le-Châtel, la fermeture prochaine du bureau de poste entraîne une réflexion sur la lente disparition des services publics. Et de surcroit, celle de la poste, qui tient un rôle symbolique sur le territoire national, puisqu’elle « vous relie au monde », qu’elle incarne partout la présence de l’État et que, pour toutes ces raisons, elle est « ancrée dans la mémoire collective des Français. » L’auteur – une fois n’est pas coutume – reprend une note de l’Ifop de 2016, portant sur les européennes de 2014, selon laquelle le vote FN est favorisé par l’absence d’une poste. Elle révèle jusqu’à 3,4 points de différence entre une commune possédant un bureau de poste et une qui n’en dispose pas.

Extrait de la note de l’Ifop, sur le vote FN aux européennes de 2014, en fonction de la présence de services.

Faisant écho aux thèses de Christophe Guilluy sur la France périphérique, abandonnée par les pouvoirs publics, cette fermeture signe dans leur esprit « le déclassement de leur commune. Et le leur, par ricochet. » Et comme pour donner raison à cette analyse, les résultats électoraux, rapportés laconiquement, tombent tel un couperet : au premier tour, Marine Le Pen arrive très largement en tête, avec plus de 41% des voix, suivie de Jean-Luc Mélenchon et de François Fillon, obtenant respectivement tenant 16,8 et 14,6%. Au second tour, elle y recueille même 57,56% des voix.

 

 

La faute à l’UE ?

Frontière oblige, l’Union européenne – et à travers elle notamment les accords de Schengen – est un sujet central de cet ouvrage, tel un spectre qui hante chaque page. Et lorsque l’on en parle, c’est rarement en bien, dans « cette France qui a du mal à voir les bienfaits de l’UE et d’une économie débridée, cette France du « non » au référendum de 2005, assommée et bâillonnée trois ans plus tard par le traité de Lisbonne. »

À Hussigny-Godbrange, à la frontière avec le Luxembourg, « tout l’emploi – et la vie qui va avec – s’est fait la malle à une poignée de kilomètres de là, au Luxembourg ». Chaque jour, 15 à 20 emplois y sont créés. C’est même le premier employeur de Nancy ! Ici, à Hussigny, 80% des actifs y travaillent. Ces frontaliers, qui font la navette tous les jours, sont plus de 360 000 en France. Ce qui constitue un véritable problème pour les recettes des communes, reléguées au rang de « tristes communes-dortoirs », avec des besoins de services publics pourtant non-négligeables.

C’est l’occasion pour l’auteur d’évoquer le monde liquéfié décrit par Zygmunt Bauman, société sans plus aucun repère fixe, menée par les valeurs de mouvement et de flexibilité, « débarrassée de ce qui pourrait constituer un obstacle au commerce et au bonheur, comme les États-nations. » Un poil dystopique, et qui n’est pas pour rassurer cette France en mal de repères.

De même, à Modane, ce sont plus de 1 500 emplois qui ont été détruits, directement ou indirectement à cause de Schengen, provoquant chez de nombreux habitants, comme Claudine, « un regret non pas de la frontière, mais de l’économie de la frontière. »

Mais sur l’Union européenne, ce sont encore les agriculteurs qui semblent les plus véhéments. César, éleveur de vaches, est « pour l’Europe, pour l’harmonisation, mais si l’Europe, c’est ça, ça ne [lui] pose pas de problèmes de la quitter. » Même son de cloche chez Eric, encarté à la Confédération paysanne, qui accuse : « Cette UE, elle nous a flingués […] L’Europe nous a donné une monnaie unique avec une inflation considérable, mais aussi des normes draconiennes. » Une équation devenue insupportable pour ces petits agriculteurs.

 

Un divorce définitif avec la gauche ?

Cette situation illustre également le divorce entre la gauche et les classes populaires. Une mutation des forces de gauche qui permettrait d’expliquer en partie la fuite d’anciens électeurs de gauche vers le FN ? Peut-être, en partie du moins. La ville de Fourmies est elle aussi marquée par un vote FN élevé, et ce, malgré un paradoxe apparent : « Le FN n’a pas d’assise locale. Aucun Fourmisien ne se revendique militant frontiste », selon Jean-Yves Thiébaut, secrétaire de la cellule locale du PCF.

Nostalgique de la campagne du « Non » de gauche en 2005, il regrette le fait que vis-à-vis de ces Français, « la gauche n’est plus audible. […] Il faudrait par exemple éclaircir notre position sur l’Union européenne. Ce n’est pas de cette Europe que nous voulons. Mais la changer de l’intérieur, on l’a vu, c’est impossible… » Au premier tour, Marine Le Pen y arrive en tête avec 37,28%, suivie par Jean-Luc Mélenchon avec 20,49%, et Emmanuel Macron, avec seulement 16,82%. Au second tour, elle obtient 55,72%.

Gérald Andrieu se trouve à Saint-Laurent-en-Grandvaux lors des primaires citoyennes de la gauche – qui n’ont attiré qu’une petite centaine de votants sur 4500 inscrits. Une retraité de l’éducation nationale lui avoue : « Je n’ai pas choisi Hamon en pensant qu’il pourrait remporter la présidentielle. J’ai voté pour lui pour l’avenir du PS. Enfin, si le PS a un avenir … » Au fond, elle aussi est réticente au revenu universel. Et selon l’auteur, il en va de même pour le reste de cette France périphérique, qui « attend d’un dirigeant politique non pas qu’il prophétise et accepte une future disparition du travail, qu’il renonce en définitive, mais qu’il propose au contraire des pistes pour lutter contre son absence bien réelle aujourd’hui, le temps partiel subi, la mobilité imposée, etc. Et surtout que ce travail permette de vivre dignement, ici et maintenant. »

Comment mieux illustrer la déconnexion entre la gauche sauce Terra Nova qui a acté la fin du travail et de la classe ouvrière, et cette valorisation du travail dans les classes populaires ? S’en suit une analyse de la chute du PS, qui accuse notamment le tournant de 1983 à partir duquel la gauche cesse de défendre les classes populaires, et concentre son discours sur la défense des minorités, entraînant une promotion du « chacun » plutôt que du « commun ».

Jean-Marie, élu communiste d’Hussigny, voit dans le vote FN une réponse désespérée à la déstructuration du cadre de vie, et à l’aspect factice du clivage gauche/droite. « Beaucoup d’ouvriers votent maintenant FN. Au début, j’avais du mal à croire que d’anciens électeurs de gauche soient passés au Front national. Mais ils nous le disent : “Aux élections locales, pas de problèmes, on vote pour vous. Mais pour le reste … » Leur argumentaire est simple : « On a essayé la gauche. On a essayé la droite. Pourquoi pas eux ?“ » Lui va voter Mélenchon, même si les querelles entre le leader de la France insoumise et ceux du PCF l’agacent. Dans la commune limitrophe du Luxembourg, son candidat est tout de même arrivé assez largement en tête, avec 34,83% des voix, devant Le Pen et Macron, respectivement à 22,17% et 21,31%.

 

Une frontière invisible mais hermétique : la Macronie

Finalement, Gérald Andrieu a bel et bien rencontré une frontière : à son retour à Paris, il a eu « l’impression d’en franchir une et de pénétrer dans un autre pays qui n’existait pas à peine cinq mois auparavant : la Macronie. » Une frontière dont les gardes n’étaient autres que ses confrères, qui lui demandaient ce que les habitants de la France périphérique pensaient de Macron. « Ils auraient aimé que les Français l’adorent ou qu’ils le détestent. Mais ils ne comprenaient pas ce désintérêt. »

A priori, l’une des causes de ce rejet vient du fait que ces Français « n’attendent pas que leur pays se change en une start-up nation avec à sa tête un supermanager dopé à la pensée positive. »

« Macron en appelle à l’optimisme ? Une bonne part des Français rencontrés ont beau regarder autour d’eux, ils voient toujours aussi peu de raisons d’espérer, et ne comptent pas se convertir à la méthode Coué […] Macron est un européiste convaincu ? Il lui reste à être convaincant car ils ont souvent le sentiment d’être réduits au rang de chair à canon d’une guerre industrielle, commerciale et financière dont l’Europe actuelle ne les préserve pas ou, pire encore, qu’elle encourage. »

Face au projet du candidat d’En Marche !, ils semblent aspirer à davantage de « protection et de pérennité. Que l’on mette enfin des freins à ce monde engagé dans ce qu’ils considèrent être une “marche forcée“ ou une “marche folle“. »

Les Français que Gérald Andrieu a rencontrés sont toutefois lucides sur ce qui mine la situation économique et sociale en France et dans le monde. Ils pointent du doigt « la recherche du profit et l’obsession du court-termisme qui détruisent tout, les valeurs et les repères d’hier qu’ils regrettent de voir peu à peu abandonnés. », mais aussi la tendance des hommes politiques à préférer leurs intérêts personnels à l’intérêt général, en pleine affaire Fillon.

Et avec le faible engouement de ces Français pour le candidat élu le 7 mai dernier, avec une si faible base sociale, « on a atteint le stade ultime de la politique hors-sol. »

Crédits :

Capture d’écran youtube : https://www.youtube.com/watch?v=GJsjc-ZlvKk

Couverture du Peuple de la frontière, Ed. du Cerf, https://www.editionsducerf.fr/librairie/livre/18188/le-peuple-de-la-frontiere

Vidéo de l’INA sur les Cellatex, http://www.ina.fr/video/CAB00038108

“Le populisme fleurit là où on masque la lutte des classes” – Entretien avec Guillaume Roubaud-Quashie

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Guillaume Roubaud Quashie, directeur de la revue Cause Commune

Directeur de la revue Cause Commune, Guillaume Roubaud-Quashie est membre de la direction du PCF. A ce titre, il a dirigé l’organisation de la dernière université d’été du parti, lors de laquelle le populisme est entré au coeur des débats.

Vous êtes directeur de la revue Cause Commune, éditée par le PCF et auparavant intitulée La Revue du projet. Pourquoi ce changement de nom ? S’agit-il, aussi, d’un changement de projet ?

Plus que d’un changement de nom, il s’agit d’un changement de perspective. La Revue du Projet, comme son nom l’indique, portait essentiellement sur la question du projet du Parti communiste. Mais ce dont le Parti communiste a besoin va au-delà : c’est de faire davantage parti, c’est-à-dire, de mettre davantage en coordination les différentes forces, les différences expériences pratiques, théoriques et politiques. Et pour mettre en coordination ce qui reste sans doute la première force militante du pays, cela demande un peu d’organisation. De ce point de vue, la revue a un objectif de convergence. Pourquoi une revue pour le Parti communiste ? Pour offrir aux communistes la possibilité de savoir ce qui se fait, ce qui se travaille, ce qui se cherche. Pour permettre aux communistes de participer mieux et davantage. C’est pourquoi nous considérons que Cause Commune est une revue d’action politique. Nous traitons aussi des problématiques plus immédiates. Par exemple, dans notre premier numéro, nous nous sommes intéressés à la façon de constituer un collectif de défense de La Poste.

Il y a donc un changement de perspective important. Il s’agit plus d’une nouvelle revue que d’une simple version 2.0 de la précédente. Nous abordons les questions d’organisation, les questions électorales et la vie politique en général. On y ajoute donc une dimension plus concrète. Vous savez, le Parti communiste produit beaucoup de choses – et c’est une de ses forces –, mais le niveau de lecture peut parfois être faible. La raison en est que les communistes, confrontés à un temps limité et à une pléiade de possibilités de lectures, finissent parfois par faire le choix de l’abstention. L’idée, ici, est de leur dire qu’en dehors de l’Humanité qui a une autre fonction et une autre périodicité, Cause Commune entend traiter le large spectre des sujets communistes. À cela, s’ajoute un objectif de mise en mouvement et de formation des militants, tout en conservant à la revue un caractère très ouvert.

Le nom, Cause commune, vient du fait que nous affirmons qu’il faut plus de parti et non moins de parti, qu’il faut plus de mise en commun. Notre rôle est d’être un des acteurs de cette mise en commun. C’est une perspective qui est, en un sens, opposée à celles qui prennent acte de la vie en lignes parallèles des luttes émancipatrices voire la théorisent. Nous croyons qu’il faut au contraire faire cause commune.

Votre revue a pour but explicite de s’adresser aux adhérents du PCF et d’animer la vie démocratique et intellectuelle du parti. Comment expliquez-vous ce choix spécifiquement interne ? N’avez-vous pas peur de négliger l’extérieur et que cela implique un cloisonnement intellectuel ? On reproche souvent aux partis d’être repliés sur eux-mêmes…

Le Parti communiste est évidemment celui qui est le plus accusé d’être une espèce de secte absolument repliée sur elle-même. C’est une légende bien connue. Il suffit pourtant de lire l’Humanité, « le journal de Jean Jaurès », qui n’est pas l’organe du Parti communiste, même s’il y a des liens et des proximités. S’il y a un journal qui est largement ouvert au-delà des communistes, c’est bien celui-ci. Donc il n’y avait pas de raison de fond de faire une espèce de version mensuelle de l’Humanité. Il faut soutenir et développer ce journal et, en même temps, ce qui manquait, c’était justement cet outil qui permet d’utiliser la richesse de ce parti. C’est là la mission propre de Cause commune, sans esprit de secte : la revue reste pleinement ouverte à tous les lecteurs !

Vous avez organisé l’Université d’été du PCF dont nous avons rendu compte dans nos colonnes. Parmi les thèmes qui ont suscité le débat, il y a eu la question du populisme, à laquelle nous ne sommes pas insensibles à LVSL comme l’illustre notre dossier sur les gauches espagnoles. Le populisme, comme méthode politique, est largement critiqué au PCF. Pouvez-vous revenir sur ces critiques et leurs fondements ?

Le débat est en cours au PCF et je ne veux pas fermer des portes à l’heure où notre congrès entend les ouvrir en grand, donnant pleinement la parole et la main aux dizaines de milliers d’adhérents communistes. Je n’exprime donc ici qu’un point de vue personnel, tel qu’il est pour l’instant stabilisé avant le large débat collectif qui s’annonce. Je sais les réflexions plurielles et mon camarade Alain Hayot qui a beaucoup écrit sur le sujet, a sans doute un autre regard, par exemple. Pour moi, il y a deux questions. Le populisme est présenté comme la grande forme de proposition alternative importante. Et il ne faut pas prendre ça de haut puisque la force qui présente cette option politique comme une alternative – la France insoumise – est la principale force progressiste du moment.

La première question, c’est celle du populisme tout court. C’est un mot très employé et dont le contenu n’est pas toujours très clairement défini. En réalité, ce mot a une étrange histoire qui renvoie à des moments très différents. Le premier moment lexical du populisme renvoie au socialisme agraire russe, les Narodniki, qui n’a rien à voir du tout avec ce qu’on appelle « populisme » aujourd’hui : c’est eux qui ont introduit les textes de Marx en Russie ; c’est avec eux que Lénine polémique… Le second moment renvoie à une expression progressiste plus vague : le populiste est celui qui est favorable au peuple. Après tout, c’est ce que dit le mot, étymologiquement parlant, et tout le monde est à même de l’entendre ainsi sans être un éminent latiniste. C’est pourquoi il y avait le prix populiste, ce prix littéraire qui était remis à des auteurs progressistes qui parlaient du peuple et pas uniquement de héros de la bourgeoisie.

Et puis, il y a le moment qui commence dans les dernières décennies du XXe siècle. C’est le moment Pierre-André Taguieff qui vient relancer cette espèce de conception du populisme qui consiste à dire qu’il n’y a plus de lecture gauche-droite, mais une lecture de type cercle de la raison, au centre (libéraux de gauche, libéraux de droite, etc.), versus les fous à lier, de part et d’autre de cet axe central. Il s’agit, en quelque sorte, du décalque, en politique, de la lecture sociale insiders versus outsiders. Ce dernier modèle sociologique dont l’essor est d’ailleurs contemporain de celui du « populisme » façon Taguieff prétend ainsi qu’il n’y a plus de classes car la société a été confrontée à une gigantesque « moyennisation » ; ne reste plus que les insiders (ouvriers, cadres, patrons…) d’une part et les outsiders, vrais miséreux qui, seuls, ont droit à quelque (maigre…) charitable intervention. Je ne développe pas, mais la simultanéité n’est jamais fortuite aimait à rappeler le grand historien Ernest Labrousse… Bref, avec le populisme de Taguieff, c’est-à-dire le populisme, tel qu’il est repris par la grande masse des journalistes et des hommes politiques : soit vous êtes au milieu, entre personnes raisonnables qui acceptent l’économie de marché, soit vous êtes dans la catégorie des déments indifférenciés, celle des populistes.

 

“Vous dénoncez les exilés fiscaux ? Populiste ! Vous attaquez les grands média ? Populiste ! Vous notez les proximités entre le monde de la finance et celui des dirigeants politiques des grandes formations ? Populiste ! Accepter la notion, c’est accepter de voir invalidé tout discours de classe.”

 

Pour ma part, je trouve cette conception dangereuse et inopérante. D’un simple point de vue descriptif, mettre Marine Le Pen et Hugo Chavez dans la même catégorie politique, ce n’est pas un progrès de la pensée politique.. Il s’agit de pensées profondément différentes, donc forger un mot qui explique qu’il s’agit de la même chose, c’est une régression au plan intellectuel. Cela ne permet pas de mieux nommer et comprendre les choses ; au contraire, cela crée de la confusion. Plus profondément, cette dernière est dangereuse puisque cela consiste à dire que tout ce qui est une alternative à la situation actuelle, tout ce qui conteste le dogme libéral relève de ce terme qu’est le populisme. Pire, si le populisme est cette catégorie infâmante désignée à caractériser ceux qui opposent « le peuple » aux « élites » alors qu’il n’y aurait, bien sûr, que des individus dans la grande compétition libre, comment ne pas voir combien cette notion forgée par des libéraux invalide immédiatement toute option de lutte des classes ? Comment penser que ce n’est pas aussi un des objectifs de cette théorisation ? Vous dénoncez les exilés fiscaux ? Populiste ! Vous attaquez les grands média ? Populiste ! Vous notez les proximités entre le monde de la finance et celui des dirigeants politiques des grandes formations ? Populiste ! Accepter la notion, c’est accepter de voir invalidé tout discours de classe.

Gérard Mauger a raison selon moi quand il dit dans son intervention, que le populisme, c’est une forme d’« insulte polie », une façon de discréditer. Par ailleurs, lisez Taguieff, pour lui, le populisme, c’est d’abord un « style ». Personnellement, je ne classe pas les forces politiques en fonction de leur style, mais en fonction des objectifs qu’ils nourrissent. Le style est secondaire. J’ajoute que c’est faire un beau cadeau à la droite et à son extrême. Puisque l’extrême droite, en n’étant pas qualifiée comme telle, devenant « populisme », n’est plus le prolongement de la droite, c’est mettre des digues absolues entre Eric Ciotti et Marine Le Pen ; le premier étant censé appartenir au monde raisonnable central et la seconde relever de la catégorie distincte et sans rapport du « populisme ». Beau cadeau de respectabilité à la droite au moment même où elle court après son extrême… Ensuite, renoncer à qualifier l’extrême droite en usant du mot de droite et du mot d’extrême pour lui privilégier la notion de « populisme », c’est lui retirer deux fardeaux (personne n’est « extrême » ; le discrédit de la droite parmi les couches populaires reste large) et lui offrir le peuple (tout le monde entend bien « peuple » dans « populisme », sans agrégation de lettres classiques !). Bref, je sais que ce point de vue n’est pas celui de tous mais, à mes yeux, cette notion est une régression et un danger. Le débat se poursuivra car il n’est pas question de le trancher ici !

La seconde question renvoie évidemment aux conceptions de Chantal Mouffe autour du « populisme de gauche ». Au départ, Mélenchon expliquait aux journalistes qui lui collaient cette étiquette populiste : si le populisme, c’est dénoncer les collusions, etc., etc., alors qu’on me taxe de populiste. Néanmoins, il le faisait sur le mode de la récusation et de la provocation. Aujourd’hui, sa position a changé puisqu’il assume cette stratégie « populiste de gauche » théorisée au départ par la philosophe belge. La tâche se complique ainsi et il faut faire la différence entre le populisme taguieffien des journalistes quand ils parlent de Marine Le Pen (… et de Mélenchon) et le populisme de Mouffe. Pour ce qui est de Chantal Mouffe, il s’agit d’un projet théorique qui est plus solide que ce que fait Taguieff. Annie Collovald refuse d’ailleurs de parler de concept pour le populisme de Taguieff, et considère que c’est à peine une notion qui frise l’inconsistance. C’est ce qu’elle explique dans un ouvrage qui selon moi reste fondamental, Le populisme du FN, un dangereux contresens [2004].

 

“Le populisme nait donc d’une recherche de renouveau de la pensée social-démocrate, quand d’autres vont inventer, avec Giddens et Blair, la « troisième voie ».”

 

Chez Mouffe, et en réalité chez Laclau, on est face à une réponse, dans le domaine de la social-démocratie, élaborée dans la panade des années 1980. Période au cours de laquelle toutes les grandes conceptions social-démocrates traditionnelles sont mises en difficulté, sans parler bien évidemment de la situation des socialismes réels qui étaient par ailleurs combattus par la social-démocratie. Les amis de Mouffe et de Laclau, depuis longtemps en opposition aux communistes, ne vont bien sûr pas se rapprocher des communistes soviétiques dans les années 1980, au moment même où triomphe la grasse gérontocratie brejnévienne et post-brejnévienne où le système soviétique montre toutes ses limites et son inefficience. Le populisme nait donc d’une recherche de renouveau de la pensée social-démocrate, quand d’autres vont inventer, avec Giddens et Blair, la « troisième voie ».

Quels problèmes cela pose pour nous ? D’abord, la question de classe est complètement explosée. Dans la pensée de Chantal Mouffe, c’est clair, net, et précis : il n’y a pas de classe en soi, mais des discours des acteurs. Il s’agit d’un postmodernisme caractéristique de la pensée des années 1980, pensée d’ailleurs très datée : il n’y a pas de réalité mais d’indépassables discours. Il n’y a pas d’intérêt objectif de classe ; d’où l’importance accordée au mot plus vague de « peuple ». Est-ce un progrès ou une régression ? Nous considérons que la question de classe est une question centrale ; elle l’est même nettement plus aujourd’hui qu’hier. Il suffit d’ouvrir les yeux sur les évolutions du capitalisme contemporain. On est ramenés aux socialismes utopiques que Karl Marx combattait. C’est amusant de voir aujourd’hui le beau film de Raoul Peck, Le Jeune Karl Marx, qui évoque ces débats avec tous ces socialistes rêvant en dehors du monde de classe…

Deuxièmement, l’horizon des communistes reste un horizon universaliste qui pose le communisme comme objectif. Cet horizon est complètement absent chez Mouffe pour qui il faut trouver une manière de gérer les dérives du capitalisme et les antagonismes dans ce qu’elle appelle un cadre « agonistique » (un cadre de combats, de tensions, de conflits – agôn, en grec). Puisque pour elle, les conflits sont inépuisables et penser les abolir serait contraire à l’anthropologie profonde, selon sa lecture de la « nature humaine » qui se revendique de Freud. Tout cela me semble poser plus de problèmes que cela n’en résout… Dire qu’on renonce à l’objectif de dépassement des conflits de classe, au moment où le capitalisme est de plus en plus inefficient et criminel, me paraît être inopérant et négatif. Donc même si la proposition de théorique de Mouffe est intéressante – au sein de la social-démocratie, elle refuse la capitulation pure et simple façon Blair et Schröder et permet ainsi que se mènent bien des combats communs –, elle débouche sur un horizon limité. Il s’agirait de renoncer au communisme au moment même où le capitalisme ne parvient clairement plus à répondre aux possibilités de développement de l’humanité. L’humanité a les ressources et les savoirs pour répondre aux grands défis (faim, santé, logement, culture, développement durable…) mais le capitalisme, parce qu’il vise le profit étroit et maximal de quelques-uns, tourne le dos à ces perspectives et approche le monde de l’abîme.

Pourtant, lorsque Pierre Laurent écrit un ouvrage intitulé 99%, il oppose un « eux » et un « nous », qui va plus loin que la simple classe traditionnellement révolutionnaire aux yeux des marxistes – le prolétariat. Bref, il fait lui aussi du populisme, non ?

Absolument pas, ici, on est dans la logique qui est celle de l’alliance de classe, qui est une logique que le PCF a souvent adoptée. Thorez faisait déjà cela dans les années 1930 ; ce n’est pas du populisme. D’ailleurs, une des lectures bien connues des communistes de ces années là est Ce que sont les amis du peuple de Lénine dans lequel il détruit les populistes russes. Donc non, ce n’est pas du populisme, c’est l’idée, déjà développée par Lénine, selon laquelle il est possible de faire des alliances avec d’autres classes, loin du « solo funèbre » de la classe ouvrière.

Pierre Laurent part d’une analyse du capitalisme contemporain qui ne profite plus qu’à une toute petite minorité. Il ne profite même pas aux petits entrepreneurs. Donc certes, il y a les salariés tout court, qui représentent une très large majorité des travailleurs, mais il y a aussi les petits patrons, qui sont insérés dans des chaînes de donneurs d’ordre qui font d’eux des quasi-salariés, puisqu’ils sont dominés par de grandes entreprises. Ils pâtissent donc aussi du système capitaliste. Ajoutons l’ubérisation et sa masse d’auto-entrepreneurs et on comprend pourquoi Pierre Laurent a raison d’élargir l’horizon au-delà de la seule classe définie par la place dans les rapports de production.

Mais en termes de méthode il y a une convergence, sur l’idée d’opposer le « eux » de la petite minorité et le « nous » du reste de la population…

Sur le « eux » et le « nous », entendonsnous bien. C’est une expression largement utilisée avant Mouffe, par exemple chez le chercheur britannique Richard Hoggart dans La Culture du pauvre. Pierre Bourdieu diffuse cet essai qui popularise cette dichotomie entre un « eux » et un « nous » dans les sciences sociales. Hoggart ne se définissait pas pour autant comme populiste, donc cette idée du « eux » et du « nous » n’est pas une marque déposée du populisme.

Un des éléments qui a cristallisé les oppositions est l’utilisation du terme « gauche ». Il est évident qu’analytiquement, la gauche existe. Mais est-il nécessaire, après le quinquennat de François Hollande, et le discrédit qui porte sur cette étiquette, d’utiliser le terme « gauche » ? Ainsi que le dit Iñigo Errejon dans LVSL, la bataille politique ne devient-elle pas, dès lors, une bataille pour l’étiquette ?

C’est une question très importante et l’entretien d’I. Errejon est très intéressant. Dans les forces de gauche, beaucoup raisonnent « toutes choses égales par ailleurs » (ce qui était, est et sera, etc.). Or, il est certain, et ça tout le monde le sait, que le positionnement de la population par rapport à l’étiquette « gauche » s’est largement détérioré, même si beaucoup d’acteurs politiques se sont aveuglés là-dessus. Ces derniers sont restés attachés à ce signifiant (le mot « gauche »), alors qu’il avait un signifié (le contenu, le sens) de moins en moins clair dans le pays. D’ailleurs, « l’existence analytique » de la gauche dont vous parlez mériterait peut-être d’être interrogée. C’est un peu une manie de métaphysicien que de rattacher des contenus définitifs à ce mot « gauche » alors que ce terme recouvre des contenus très variables. Il est vrai que lorsque le PCF est la principale force de gauche, celui-ci opère une redéfinition du mot « gauche », le dotant d’un solide et indubitable contenu de classe. François Mitterrand, verbalement, laisse faire un certain temps et l’opération lexicale des communistes connait un certain succès, bien au-delà de ses rangs. Ces combats d’hier ont toujours une efficace aujourd’hui : voyez combien il a été difficile pour François Hollande d’être considéré comme « de gauche » au vu de la politique qu’il menait. Ça lui a coûté très cher.

 

“Je crois donc qu’il faut avoir un point de vue dialectique sur le sujet. Il faut toujours se référer à la gauche, puisque cela veut encore dire quelque chose de fort pour beaucoup de gens, mais il faut éviter d’utiliser ce terme seul et sans contenu explicite puisqu’il est aujourd’hui associé négativement à des expériences libérales comme celle de François Hollande.”

 

Après le LEM, j’ai proposé des éléments d’analyse de cette difficile question dans feu La Revue du projet (dossier « Quatre essais sur la gauche », La Revue du projet, n°50, octobre 2015). Sauf qu’en même temps, ce qui a moins été vu, c’est que le PCF a moins de pouvoir de définition qu’avant sur le contenu du mot « gauche », et donc que la force subversive de cette étiquette s’est érodée. Les expériences sociallibérales ont petit à petit vidé de son sens ce terme pour une partie notable de la population, sans faire disparaître son contenu passé pour une autre.

Je crois donc qu’il faut avoir un point de vue dialectique sur le sujet. Il faut toujours se référer à la gauche, puisque cela veut encore dire quelque chose de fort pour beaucoup de gens, mais il faut éviter d’utiliser ce terme seul et sans contenu explicite puisqu’il est aujourd’hui associé négativement à des expériences libérales comme celle de François Hollande. La proposition de la France insoumise, de LREM voire du FN de ne pas se situer clairement par rapport à ce terme consistait à essayer d’aller récupérer ces gens pour qui le mot gauche est un mot perdu, associé à des expériences négatives et à des conceptions politiciennes de la politique. Il s’agissait aussi de composer avec le rejet du clivage gauche-droite, qui est devenu un repoussoir pour beaucoup de monde.

Continuer à utiliser le terme « gauche » comme si de rien n’était impliquerait alors de s’adresser uniquement à ceux à qui le mot parle, mais s’aliéner le reste de ceux pour qui il ne veut plus rien dire. Je crois donc que la solution consiste à utiliser cette notion avec modération, mais surtout, insister sur les contenus. Plutôt que de dire seulement « nous sommes pour une politique de gauche », qui est un discours abstrait et qui n’est pas compris par tous, il est sans doute préférable d’expliquer que « nous sommes pour l’augmentation des salaires, les droits des salariés, les services publics, etc. » voire « Nous sommes pour une politique de gauche, c’est-à-dire pour l’augmentation des salaires… ».

L’un des reproches régulièrement adressés au populisme repose sur la place des affects en politique. Ceux qui se revendiquent du populisme affirment qu’il est nécessaire de prendre en compte les affects et l’esthétique lorsque l’on construit un discours et un programme, et de ne pas s’appuyer uniquement sur la raison, c’est-à-dire sur la véridicité des idées et des discours. Est-ce pour vous de la démagogie ? Doit-on refuser les affects en politique ?

Non, bien évidemment que non. Avec la politique, il y a forcément des dimensions affectives et esthétiques qu’il faut prendre en compte. Et il faut reconnaître, de ce point de vue, que la France insoumise a réfléchi à ces questions et a fait des choses intelligentes et plutôt fortes. Quel est le point de désaccord ? Revenons à Mouffe. Elle est dans une relation postmoderne dans lequel l’horizon rationnel se dissout. Le problème, ce n’est pas juste d’intégrer la dimension affective, c’est de renoncer à la dimension rationnelle. Personnellement, je veux bien qu’on utilise toutes les armes de communication à notre disposition, mais toujours avec une finalité rationnelle et avec un primat rationnel. Ce n’est pas le cas chez Mouffe, chez qui les discours flottent sans lien avec le réel.

 

“L’affect est une contrainte nécessaire, et non un objectif en soi, si l’on veut que le peuple soit acteur, et qu’on ne se limite pas à vouloir emporter les foules grâce à un leader charismatique…”

 

Portrait de Lénine ©Wikimédia commons

Utiliser les affects n’est donc pas problématique en soi ; tout le monde utilise les affects. Là où les choses deviennent plus dangereuses, c’est lorsqu’on considère qu’on doit patauger dans ces affects et s’y soumettre. Il faut au contraire avoir en permanence l’objectif de les dépasser très vite. Il est primordial d’amener au maximum vers une large réflexion rationnelle. L’affect est une contrainte nécessaire, et non un objectif en soi, si l’on veut que le peuple soit acteur, et qu’on ne se limite pas à vouloir emporter les foules grâce à un leader charismatique… qui est par ailleurs mortel. L’horizon du communisme ne consiste pas à être guidé par des bergers éloquents, mais à avoir un peuple acteur et conscient. Et puisque nous sommes en plein centenaire, faut-il rappeler la perspective de Lénine ? “C’est à l’action révolutionnaire consciente que les bolchéviks appellent le prolétariat.”

Précisément, sur cette figure du leader charismatique, on peut avoir le sentiment que le PCF est un peu traumatisé par son passé stalinien et la façon dont des figures ont pu faire l’objet d’un culte. À tel point que le parti semble être dans le refus de cette fonction tribunicienne. Faut-il s’en tenir au « ni dieu, ni César, ni tribun » de l’Internationale ou faut-il être capable de penser la nécessité des médiations et la façon dont un individu est capable d’incarner quelque chose à un moment donné, et d’exercer une fonction de traduction des demandes politiques dans le champ politique ?

Le mouvement ouvrier a toujours eu des figures de proue, bien avant Staline. Il y avait des bustes de Jaurès dès son vivant. L’idée que Staline a inventé le culte de la personnalité, que celui-ci relève de la pure importation est complètement absurde et ne résiste pas à l’analyse. La figure tribunicienne est pour nous une limite, parce qu’on quitte le domaine rationnel pour renforcer le domaine affectif. Quand ce n’est plus un objectif politique qu’on soutient mais une personnalité, quand le peuple troque son esprit critique contre l’adoration d’une figure humaine (et donc faillible…), il y a toujours danger. Cette limite a bien évidemment une force puisqu’elle permet aussi d’entrainer les individus vers un but commun. Gramsci disait “Il est inévitable que la révolution, pour les grandes masses, se synthétise dans quelques noms qui semblent exprimer toutes les aspirations et le sentiment douloureux des masses opprimées […]. Pour la plus grande partie des masses […], ces noms deviennent presque un mythe religieux. Il y a là une force qu’il ne faut pas détruire.” Encore une fois, il s’agit d’une contrainte, et non d’un objectif. Reste que, la présence d’un tribun peut aider, et il n’y a pas besoin de remonter si loin que ça. Une figure comme Georges Marchais – mon ami Gérard Streiff y revient un peu dans sa belle petite biographie – a bien sûr pu, un temps, incarner et rendre visible l’option communiste.

 

“Pourquoi est-ce que Georges Marchais, aussi, avait cette puissance d’évocation et d’entrainement ? Parce qu’il s’agissait d’un ouvrier d’une famille populaire.”

Crédits Photo
Antonio Gramsci, intellectuel communiste et fondateur du PCI.

 

Aujourd’hui, les responsables communistes sont confrontés à cette question de l’incarnation. Et Pierre Laurent, de ce point de vue, a eu raison de signaler qu’il est important de poser la question sociale et ce à quoi renvoie l’incarnation. Pourquoi est-ce que Georges Marchais, aussi, avait cette puissance d’évocation et d’entrainement ? Parce qu’il s’agissait d’un ouvrier d’une famille populaire. Cela joue beaucoup, même si ce n’est pas tout. Même chose pour Maurice Thorez, qui était au départ mineur, et qui était capable d’argumenter et de vaincre des technocrates de la bourgeoisie. C’est important, parce que cela opère en creux la démonstration que les travailleurs, si profondément méprisés, sont capables, en travaillant, d’avoir les ressources pour diriger le pays. Cela envoie un signal important, puisque l’objectif des communistes est bien de faire parvenir cette large classe laborieuse au pouvoir, ce qui implique qu’elle sente bien qu’elle en est capable et que le mépris que la bourgeoisie lui voue est infondé. C’est un objectif essentiel lorsqu’on voit à quel point les incapables qui gèrent ce monde sont en train de l’envoyer dans le mur.

Pierre Laurent a donc expliqué qu’il nous fallait davantage cet objectif jusque dans la direction du Parti, en donnant une forte place aux diverses facettes du large spectre du salariat. Je suis parfaitement d’accord avec lui : je crois que nous avons à travailler vite et fort sur cet enjeu. Aucun des autres grands partis ou « mouvements » ne semble s’en préoccuper lorsqu’on observe que leurs dirigeants sont presque tous issus de CSP+. Le problème dans le pays est qu’il y a des millions d’ouvriers et d’employés, et qu’ils sont très peu représentés en politique aux échelons de direction. C’est une situation qui nous préoccupe, nous, et qui ne peut pas durer.

Parmi la bataille de tranchée intellectuelle que se livrent marxistes orthodoxes et populistes post-marxistes, Gramsci fait figure de point nodal. Les intellectuels populistes s’appuient largement sur le concept de sens commun développé par Gramsci et sur l’idée qu’il est nécessaire de construire une hégémonie nationale-populaire. Mais les marxistes reprochent à ceux-ci de vider la pensée de Gramsci de son contenu de classe. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Gramsci a écrit beaucoup, mais assez peu en réalité, et sur de nombreux sujets. Ses réceptions sont très nombreuses, très variées et très contradictoires. Parmi les usages fréquents de Gramsci, et qui vont contre ses textes, il y a l’idée qu’il serait un marxiste… antimarxiste ! C’est-à-dire, un marxiste qui relègue les questions économiques au second plan. Ce n’est pas du tout ce que dit Gramsci, mais c’est l’usage de masse. C’est la camelote soi-disant gramscienne qu’on nous refile souvent.

Selon celle-ci, Gramsci aurait compris l’importance des questions culturelles alors que les marxistes ne les prenaient pas en compte. Ça, c’est le « gramscisme pour les nuls ». Donc effectivement, les « populistes », Alain de Benoist et d’autres, piochent dans Gramsci ce qui leur permet de se dire qu’on peut s’occuper d’autres questions que les questions de classe. C’est un usage alibi de Gramsci.

C’est une erreur profonde, puisque Gramsci réfléchit dans un cadre marxiste et qu’il prend en compte les questions économiques qui restent déterminantes en dernière instance. L’usage qui est fait de Gramsci par les populistes est donc un usage assez banal qui s’arrête à la crème du capuccino pour bazarder le café, comme le font tous les libéraux.

Par ailleurs, il est reproché à des intellectuels comme Chantal Mouffe ou Iñigo Errejon leur excès de constructivisme et la dimension postmoderne de leur analyse lorsqu’ils parlent de construire un peuple. Il s’agit pour eux de dire qu’il n’y a pas de pour soi déjà là – ni d’en soi, du moins pour Chantal Mouffe –, que c’est aux acteurs politiques, par leurs pratiques discursives, d’élaborer ce sujet politique pour soi. Marx ne faisait-il pas déjà la même analyse lorsqu’il distinguait le prolétariat en soi et le prolétariat pour soi ?

Mais justement non, parce que ce n’est pas seulement dans la « pratique discursive » que l’on construit les sujets politiques, mais par la lutte, et cela n’existe guère dans le référentiel populiste qui met en avant les discours. Comment est-ce que les gens se mettent en mouvement ? Bien sûr, les discours ont leur importance, mais cela n’est pas l’essentiel…

Mais précisément, le terme de pratique discursive ne renvoie pas uniquement aux discours, mais à toutes les actions qui ont un effet symbolique…

Historiquement, on a fait une distinction entre ce qui relève du discours et de la parole, et à l’inverse, des choses concrètes. Cette distinction est utile et pertinente, notamment en matière politique. Pourquoi ? Parce que la politique, lorsqu’elle se met en place, est d’abord une affaire de discours. Par là même, cela met à distance les couches populaires dont le métier et la formation ne tournent pas de manière centrale autour de l’usage des mots, des bons mots, des belles formules… D’où, à l’inverse, la présence de nombreux avocats en politique La grande majorité du peuple n’a évidemment pas appris la rhétorique, ce qui la place d’emblée dans une situation d’infériorité et de délégation visàvis de ceux qui « parlent bien ».

Chantal Mouffe en conférence ©Columbia GSAPP

Donc, lorsque l’on s’intéresse au salariat, il est très important de distinguer ce qui relève du discursif et ce qui relève de l’expérience concrète. Les personnes et les consciences ne se mettent pas en mouvement par une simple démonstration, comme dans les rêveries du socialisme utopique et le gauchisme où l’on vient avec son petit plan rationnel qu’il suffit d’exposer et le socialisme se fait comme deux et deux font quatre. Une des grandes leçons de Marx en la matière remet à sa place la force du verbe. En effet, c’est à travers les luttes, et notamment les luttes victorieuses, que l’on met en mouvement le grand nombre.

 

“Lisez donc les discours de Maurice Thorez ou de Jacques Duclos, ce n’est ni Sarkozy ni O’Petit ! Néanmoins, plus que le verbe, c’est l’action qui est la plus déterminante. Il faut faire la démonstration que l’action collective marche.”

 

Revenons à Cause Commune. Pourquoi fait-on un dossier sur la façon dont on peut sauver le bureau de poste proche de chez soi ? Parce que le fond du problème, et de ce qu’a été le déclin du PCF (années 1980-1990-début des années 2000), c’est lorsque vous avez une démonstration concrète de l’impuissance et de l’inutilité de l’action collective. Le déclin du PCF n’a pas eu lieu de la façon dont certains fabienologues [les spécialistes de la place du Colonel Fabien, là où siège le PCF, ndlr] le disent. Pour eux, il provient de décisions du comité central (« Le 4 avril 1983… », « le 3 avril 1987 », « le 1er août 1978, lorsque Georges rentre de la chasse… »). Ces explications sont superficielles et ne vont pas au cœur du problème. Je vais vous donner un exemple. À la fin des années 1970, il y a une grande marche des sidérurgistes, qui sont beaucoup mieux organisés que le reste du salariat. La masse des gens est moins organisée et observe l’action des sidérurgistes, très impliqués et qui bénéficient d’un fort soutien syndical et politique. Or cette action échoue malgré leur lutte acharnée. Cela entraine des conséquences immédiates, incomparables à la force des discours et des résolutions de Georges, Charles ou que sais-je. Les gens se disent « si on lutte, on perd, donc autant que je me débrouille tout seul » et « c’est inutile de monter un syndicat dans ma petite entreprise où il n’y en a pas, puisque même les sidérurgistes, si organisés, se font laminer ». Cela révèle toute la puissance de l’expérience. La vérité du déclin du PCF est celle-là : l’expérience concrète de l’inefficacité de l’action collective qui conduit au repli des individus sur leur sort personnel.

Certes, le verbe est important, et il est aussi apprécié par les couches populaires qui apprécient le bon mot et la belle phrase. D’ailleurs, c’est l’honneur du Parti communiste de n’avoir jamais été démagogue et de n’avoir jamais « parlé mal » pour « faire peuple ». Au contraire, nous avons toujours eu à cœur de nous exprimer de la façon la plus belle et la plus noble possible. Lisez donc les discours de Maurice Thorez ou de Jacques Duclos, ce n’est ni Sarkozy ni O’Petit ! Néanmoins, plus que le verbe, c’est l’action qui est la plus déterminante. Il faut faire la démonstration que l’action collective marche. Plus encore, il faut faire faire aux gens l’expérience que l’action collective est efficace. Parce que cela réamorce des pompes essentielles pour l’emporter politiquement. Je me réjouis des 19,5% obtenus par Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle, mais ils ne suffisent pas, on n’ira pas au bout simplement avec ça et la puissance du verbe.

Par ailleurs, chez Marx, ce n’est pas le verbe qui permet de passer d’un prolétariat en soi à un prolétariat pour soi. C’est justement par les luttes et les relations dialectiques que le prolétariat entretient avec les autres classes qu’il prend conscience de lui-même. Aujourd’hui, on a un problème de conscience de classe, et il est de taille. Celle-ci a reculé très fortement au profit d’autres grilles « eux/nous » comme les délirantes mais ascendantes grilles raciales. Cependant, plutôt que d’être dans la nostalgie du « c’était mieux avant », il faut se poser fermement la question de savoir comment il est possible de reconstruire une conscience de classe. Nous devons amplifier ce travail mais vous pouvez compter sur les communistes pour le mener.

 

Entretien réalisé par Lenny Benbara pour LVSL

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Roger Gauvrit

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« Podemos ne voulait pas réinventer la gauche mais reconstruire un espace d’émancipation » – Entretien avec Juan Carlos Monedero

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À travers cet entretien, Juan Carlos Monedero, co-fondateur de Podemos et professeur de science politique à l’Université Complutense de Madrid, revient sur les faiblesses de la logique populiste défendue par Íñigo Errejón. Nous donnions le mois dernier la parole à Jorge Lago, membre du Conseil citoyen de Podemos, pour qui la logique populiste et la transversalité sont indispensables pour construire de nouvelles identités politiques. Juan Carlos Monedero considère, au contraire, que ces logiques annihilent les « véritables possibilités de changement » en voulant « séduire » à tout prix. Il revient également, au cours de cet entretien, sur l’avenir de Podemos et son rapport au PSOE, l’homologue espagnol du PS, et sur la dispute de l’espace politique de la gauche en Espagne. L’analyse comparative avec la France et l’Italie qui est livrée à la fin de cet entretien ouvre de nombreuses pistes pour comprendre quelle stratégie la gauche française devrait aujourd’hui adopter et donne à réfléchir sur l’importance du renouvellement des leaders politiques.

On entend souvent dire que Podemos est né en s’appuyant sur une « hypothèse populiste » construite à partir des travaux du théoricien argentin Ernesto Laclau et des expériences latino-américaines. Vous avez été l’un des premiers fondateurs du parti à vous opposer à cette hypothèse que vous considérez comme une « tactique » plutôt qu’une « stratégie ». Vous présentiez notamment ses « faiblesses » dans un article paru en juin 2015. Pouvez-vous revenir sur ces différentes critiques que vous formulez à l’égard de la logique populiste ?

Ernesto Laclau n’a eu aucune influence dans la création de Podemos. Ce fut une intellectualisation a posteriori. Nous savions ce que nous avions à faire, non pas parce qu’un cadre théorique nous l’avait dicté, mais avant tout grâce à nos expériences en Espagne et en Amérique latine : nous savions qu’il ne fallait plus parler de la droite et de la gauche, nous savions que l’émotion manquait dans la vie politique. Nous le savions, non pas parce que nous avions lu Spinoza, mais parce que nous pouvions le sentir grâce à nos propres expériences. Dans mon cas, j’avais par exemple parcouru l’Espagne pendant trois ans avec le Frente Cívico, un mouvement social créé en 2012 par Julio Anguita [Ndlr: secrétaire général du PCE entre 1988 et 1998]. J’avais, à cette occasion, pu me rendre compte que nos propositions et les alternatives que nous avancions, avec l’idée de former un bloc civil, un contre-pouvoir, avaient une très bonne audience. Il nous fallait récupérer cette audience face à la froideur traditionnelle de la pensée moderne de la gauche. Autrement dit, il fallait injecter un peu de post-modernité dans la gauche. Nous avions également compris, grâce à l’expérience latino-américaine, qu’il nous manquait un ennemi, que la désignation de cet ennemi était primordiale. Nous savions également qu’en Espagne nous avions un problème supplémentaire parce que nous n’avions pas de patrie alors que tous les processus latino-américains s’étaient reconstruits sur la base de la réinvention de la patrie. Mais toutes ces choses dont nous nous rendions compte n’étaient alors pas conceptualisées dans un cadre théorique fermé.

Dans sa thèse de doctorat, soutenue en 2012, deux ans avant la naissance de Podemos, Íñigo Errejón s’appuie déjà largement sur les travaux d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe. Pablo Iglesias a, par exemple, également fait référence de nombreuses fois à ces deux auteurs dans le programme de télévision Fort Apache dans lequel Chantal Mouffe fut d’ailleurs invitée à plusieurs reprises. Bien que cette influence soit peut-être exagérée par les médias qui présentent Laclau et Mouffe comme les « inspirateurs » de Podemos, il me semble néanmoins que leurs travaux sur le populisme ont eu une influence importante sur la stratégie politique de votre parti ?

Nous sommes des professeurs de science politique ce qui signifie que tout ce que nous pensons, tout ce que nous disons et tout ce que nous faisons sont liés. Qu’est-ce qui alimente quoi ? Lorsque je lis quelque chose, ça me paraît intéressant parce que ça fait à écho à des situations auxquelles j’ai été confronté. C’est donc vrai que lorsque nous avons analysé la situation en Espagne, Laclau nous a paru intéressant parce qu’aucun d’entre nous n’était issu du marxisme classique. Les approches post-marxistes nous séduisaient. Je pense que « l’hypothèse populiste » s’est formulée clairement pour la première fois à Podemos lors des élections andalouses de mars 2015. Le document alors présenté devait initialement être signé par tous les fondateurs de Podemos. À ce moment-là, je décide de ne pas le signer car je suis en désaccord avec son contenu et les discussions autour de cette question apparaissent. Finalement, seuls Pablo Iglesias et Íñigo Errejón le signent, ils sont donc les deux seuls fondateurs à défendre cette hypothèse à ce moment-là.

Qu’est-ce qui vous dérangeait dans ce document ?

Premièrement, je pense que « l’hypothèse populiste », qui fonctionnait bien dans un contexte latino-américain, n’était applicable ni en Espagne, ni en Europe. L’Espagne, même au plus fort de la crise, n’a jamais été détruite comme l’a été l’Amérique latine après la phase néo-libérale. Ici, au pire moment, 65% des chômeurs continuaient à recevoir une aide. La structure sociale en Amérique latine était telle que le peuple était entièrement dissous et qu’il pouvait donc être réinventé.

Deuxièmement, je considère que « l’hypothèse populiste » n’est qu’un moment, c’est-à-dire que le populisme est un moment utile dans la phase destituante : au moment où tu te confrontes aux élites responsables du divorce entre la tradition libérale et la tradition démocratique propres à l’Occident. Chaque crise – en 1929, en 1973 ou en 2008 – est caractérisée par les tensions qui naissent entre ces deux traditions qui fondent nos États démocratiques, nos États de droit. En période de crise, des tensions apparaissent car les forces du statu quo essayent de laisser de côté la dimension démocratique, celle des droits sociaux, de la participation, de la grève. Ces tensions génèrent toujours une colère populaire qui engendre elle-même une désaffection envers ceux qui commandent, c’est-à-dire, dans le contexte de nos démocraties représentatives, ceux qui occupent le parlement et le gouvernement – voire, s’il y a une bonne lecture de la situation, envers les médias et les grandes entreprises. Il y a toujours une désaffection à l’égard du monde politique et c’est ce qu’il s’est passé en 2008.

En quoi le populisme est utile dans ce que vous désignez comme la phase destituante ?

Le populisme est une phase destituante qui nous a permis, en Espagne, de construire un « nous » et un « eux » à partir de deux signifiants vides : la caste et le peuple. Cette construction était articulée grâce à un leader. Mais il y avait un problème dans cette hypothèse qui m’avait toujours préoccupé : la construction de la chaîne d’équivalence implique que toutes les luttes doivent perdre en intensité et en force, être moins exigeantes avec elles-mêmes. Je pense que le signifiant vide qui illustre le mieux mon propos est le péronisme. Le péronisme s’est transformé en un rien, c’est-à-dire que n’importe qui pouvait finalement s’en revendiquer : un écologiste, une personne qui lutte pour le droit à l’avortement, une personne d’extrême-gauche mais aussi une personne d’extrême-droite. Le péronisme pouvait tout contenir parce qu’il était vide. En Espagne, avec la création de Podemos nous devions faire face à des défis compliqués : nous n’existions pas et nous devions d’un coup exister, nous étions en train de jouer avec les outils du système pour pouvoir le déborder en utilisant ses espaces, comme la télévision, et en nous constituant comme un parti politique. Nous devions devenir l’un d’eux pour pouvoir lutter contre eux. Il était alors primordial de rester très rigoureux pour ne pas nous transformer en l’un d’eux. Il y a une phrase que j’aime répéter pour expliquer mon propos: « Il faut hurler avec les loups pour qu’ils ne te dévorent pas ».

Pourquoi, selon vous, « l’hypothèse populiste » n’est valide que dans cette première phase ?

De cette phase destituante peuvent naître des populismes de gauche mais aussi de droite. Le système va chercher un populisme de droite pour répondre à la crise comme ce fut le cas en 1929 ou en 1973. En Espagne, si nous n’avions pas marqué notre différence, si nous n’avions pas profité de ce que le 15-M [Ndlr : le mouvement des Indignés de 2011] avait fait de plus important, construire un nouveau récit, un populisme de droite aurait pu le faire. Trump, Le Pen, Grillo, Corbyn, Sanders, Mélenchon, Podemos, nous narrons tous les douleurs du modèle néo-libéral en pointant du doigt les mêmes problèmes: le chômage, la précarité, les explusions de logement, la mondialisation néo-libérale.

Où se trouve donc la différence entre Le Pen, Grillo et Podemos ?

Il y en a deux. La première se situe dans la désignation des responsables de la situation : nous, nous accusons les banquiers, les capitalistes financiers, les élites politiques, alors que les populismes de droite désignent les syndicats ou les immigrés. Il est vrai qu’il est plus facile de rejeter la faute sur l’immigré, une personne que tu peux voir tous les jours, plutôt que sur un banquier qui réside en Suisse. La seconde différence, qui est primordiale, réside dans la construction, c’est-à-dire non pas dans la phase destituante mais dans la phase constituante. « L’hypothèse populiste » se réfère à une tactique et non pas à une stratégie de long-terme. Nous avions besoin de formuler clairement ce que nous allions proposer comme alternative.

Quelle stratégie fallait-il donc adopter dans cette phase constituante ? Selon vous, pourquoi était-il alors important de se détacher de la logique populiste ?

Les défenseurs de « l’hypothèse populiste », et avant tout Íñigo Errejón, pensaient qu’il fallait seulement mobiliser des éléments qui pouvaient nous faire gagner et que nous ne devions pas parler de thèmes qui pouvaient nous faire perdre des voix, c’est-à-dire qu’il fallait uniquement parler de choses abstraites pour avoir l’appui le plus large possible : la patrie, la caste, la corruption. Mon approche était différente, je considérais que cette hypothèse était viable en Amérique latine mais pas en Espagne. En continuant à insister sur la phase destituante, en évitant de formuler clairement notre alternative, nous allions laisser le champ libre aux populismes de droite. Selon moi, construire un programme était primordial car il s’agissait de commencer à parler de certains sujets et thèmes que nous devions aborder rapidement car sinon, une fois au gouvernement, nous n’aurions pas pu appliquer nos politiques. Le peuple nous aurait demandé « pourquoi mettez-vous en place ces politiques alors que vous n’en avez jamais parlé avant ? » et la droite et les élites nous auraient attaqués sans que personne ne puisse nous défendre si nous n’avions pas formulé les choses clairement a priori en les mettant à l’agenda. Pour toutes ces raisons, lorsque « l’hypothèse populiste » préconise de vider les signifiants, elle finit par vider les véritables possibilités de changement.

Lorsque vous dites que la logique populiste empêche finalement de mettre en place de véritables changements, à quoi pensez-vous concrètement ?

Aux luttes sociales, aux luttes professionnelles ou à la structure du travail. Il y a un exemple concret que nous avions décidé de ne pas mettre de côté tout en sachant que ce n’était pas un cadre gagnant mais plutôt un cadre perdant : celui de la plurinationalité.

La plurinationalité est également défendue par Íñigo Errejón, l’un des principaux défenseurs de « l’hypothèse populiste » au sein de Podemos.

Nous avons eu d’importants débats à propos de cette question. J’ai des différences de fond avec Íñigo Errejón et Pablo Iglesias là-dessus. Je pensais qu’il était important de parler de l’Espagne car nous sommes un parti espagnol. Tu peux te présenter comme un parti catalan si tu te présentes en Catalogne. Dans notre cas, nous sommes un parti espagnol et nous ne pouvons donc pas être en faveur de l’indépendance. L’indépendance de la Catalogne est fondamentale dans la biographie d’Errejón, il a donc insisté pour que nous défendions la plurinationalité. En revanche, il a également insisté pour que nous ne parlions pas de politiques de classes. « L’hypothèse populiste » s’est ainsi transformée en une « politique des classes moyennes ». Cette hypothèse se trompe dans sa lecture de Gramsci. Gramsci différencie l’hégémonie organique, qui se construit sur des contradictions réelles, de l’hégémonie arbitraire. Chez Laclau, tout est discours, jusqu’à l’économie : l’économie aussi est un discours.

Oui mais chez Laclau, le discours n’est pas seulement compris comme un synonyme de « langage », le terme inclut, par exemple, également les pratiques sociales.

Quand Laclau dit que la politique et l’économie sont la même chose, il met de côté les conditions matérielles de la lutte des classes. Je pense que c’est une erreur. Que se passe-t-il à partir de ce postulat ? Dans « l’hypothèse populiste » d’Íñigo Errejón, pas celle de Pablo Iglesias, il y a, de fait, une sensibilité plus accrue aux revendications post-modernes, une tendance à mettre de côté le reste. Il y a une chose importante à étudier : quelle est la position de chacun des fondateurs de Podemos par rapport aux catégories sociales les plus touchées par la crise ? Cette question permet de faire apparaître tous les éléments centraux qui ont structuré nos discussions sur le 15-M. Entre Íñigo Errejón et moi, il y a une différence depuis le départ. Íñigo Errejón pensait qu’il fallait représenter le 15-M. Moi, non. Je pensais qu’il fallait reconduire le 15-M. Le 15-M était composé de secteurs populaires mais également des classes moyennes touchées par la crise qui voulaient simplement retourner à leur situation antérieure. L’intérêt de ces classes moyennes était donc de résoudre la crise, non pas parce qu’elles étaient contre le système mais parce qu’elles étaient contre les excès du système. Moi, je ne voulais pas représenter des bourgeois qui voulaient simplement pouvoir partir trois fois en vacances par an ou aller boire des coups dans des bars mais qui n’avaient jamais été préoccupés par les 10 millions de pauvres qu’il y avait en Espagne au moment de la crise. Ces personnes sont représentées par Albert Rivera [Ndlr: président du parti politique Ciudadanos]. Je ne veux pas les représenter. Je voulais que les gens en colère puissent avoir une analyse et une position plus émancipatrices.

Pour être en mesure de gagner des élections, ne faut-il pas également réussir à s’adresser à ces classes moyennes que vous décrivez ? N’est-il pas important de réussir à élargir son électorat ?

Oui mais ça revient à ce que je disais tout à l’heure. Si un bourgeois vote pour moi parce que je l’ai trompé, quand je mettrai en place mes politiques, ce bourgeois sera contre moi, il ne me soutiendra pas. Dans mon opinion c’est donc mentir, tendre des pièges. Je ne veux pas qu’ils votent pour moi. Je ne veux pas séduire. Séduire, c’est tromper. Je veux que les gens aient leurs propres réflexions et qu’ils votent pour une formation politique pour son discours émancipateur, pas pour un discours qui va seulement appeler à sauver des classes moyennes appauvries par la crise.

Pedro Sánchez, qui est présenté comme l’aile gauche du PSOE, vient d’être réélu à la tête de son parti. Pouvez-vous revenir sur les rapports qu’entretient Podemos avec le PSOE ? Il y a-t-il une dispute pour l’espace politique de la gauche entre ces deux partis ?

Je viens de publier un article, « Que diable vas-tu faire Sánchez ? », dans lequel j’explique que nous sommes trois partis à disputer l’espace destituant : Ciudadanos, Podemos et le PSOE de Pedro Sánchez. Pedro Sánchez se retrouve face à des contradictions qui sont impossibles à résoudre. Il doit d’abord tranquiliser l’appareil de son parti sans pouvoir se confronter directement à cet appareil. Eduardo Madina et José Carlos Díez, qui sont deux personnes importantes au sein du PSOE, ont par exemple refusé de faire partie de l’exécutif du parti suite à son élection. Eduardo Madina a même déclaré que Pedro Sánchez allait mener le parti à sa perte. L’appareil partisan te dévore. Pedro Sánchez doit construire des majorités tout en se confrontant à Podemos. Le PSOE l’avait déclaré lui-même : le Parti populaire est son adversaire, Podemos est son ennemi. Pourtant, les bases militantes souhaitent que le PSOE se rapproche de Podemos mais c’est impossible puisque le parti nous considère comme son ennemi. C’est une contradiction très importante. De plus, il doit, dans le même temps, se rapprocher de Ciudadanos. Enfin, il doit satisfaire la base du parti qui a voté pour lui pour mettre en place des politiques de gauche. Tout cela me paraît incompatible.

Face à tant de contradictions, vous misez donc sur le fait que Podemos réussira à récupérer les électeurs du PSOE ? Est-ce l’objectif pour les élections générales de 2020 ?

J’en suis certain. C’était d’ailleurs mon hypothèse il y a trois ans : lorsque Podemos est né, en janvier 2014, 7 à 8 millions d’Espagnols ne se reconnaissaient alors dans aucun parti et allaient voter pour nous. J’avais une lecture différente de celle de Pablo Iglesias et d’Íñigo Errejón car je n’ai jamais pensé que nous allions réussir à avoir une majorité absolue au parlement dès les premières élections générales de décembre 2015. Dans ma lecture de la situation, une fois que nous aurions réussi à devenir une force politique importante en Espagne, le PP et le PSOE allaient se regrouper dans une sorte de grande coalition. Ce qui allait signifier qu’une partie importante du PSOE allait finalement abandonner le parti. Ce qui finira par arriver. Le PSOE va se déchirer : soit vers la droite, soit vers la gauche, mais, dans tous les cas, il finira par rompre. Par exemple, on peut aujourd’hui voir que Pedro Sánchez s’est déjà subordonné à Mariano Rajoy sur les questions de la motion de censure et du référendum en Catalogne. Ses contradictions sont trop fortes pour que le parti tienne.

Comment analysez-vous la situation politique dans le reste de l’Europe ? Constatez-vous un épuisement général de la social-démocratie ?

En France et en Italie nous pouvons faire le même constat sur l’épuisement du vieux monde. Le problème, dans ces deux pays, réside dans le fait que le neuf, la nouveauté, suivent des cours différents parce qu’il n’y a pas eu de 15-M. En France, Nuit Debout était une imitation du 15-M. J’avais la sensation qu’ils regardaient trop vers l’Espagne en essayant d’imiter le mouvement que nous avions connu. Il y avait un autre problème. En Espagne, avec le 15-M, nous pouvions voir que le vieux monde, dans son ensemble, mourrait. Podemos existe grâce au 15-M qui a construit un récit qui rejetait la faute sur les banquiers. Ici, les gens ne pouvaient pas se tourner vers le PP, le PSOE ou IU. C’était impossible, ils étaient trop vieux. En revanche, en France, sur certains aspects le vieux monde continue à revendiquer son espace. C’est spectaculaire qu’un banquier comme Emmanuel Macron représente plus la nouveauté que Jean-Luc Mélenchon. Je pense que Jean-Luc Mélenchon n’a pas été assez « généreux » : il aurait dû laisser la possibilité à d’autres leaders d’émerger. En Italie, la même gauche, toujours par manque de « générosité », et par son émiettement, n’a pas non plus laissé émerger de nouveaux leaders, ce qui a permis la naissance du mouvement de Beppe Grillo. Pourtant, quelqu’un d’alternatif, venant de la gauche, aurait pu émerger en Italie.

À chaque moment de crise, en 1929, en 1973, ou aujourd’hui, on observe exactement le même phénomène. Il y a toujours quatre réponses du pouvoir : 1) dire qu’il n’y a pas d’alternative ; 2) former une grande coalition, ce qui revient également à dire qu’aucune alternative n’existe ; 3) l’émergence ou la montée d’un populisme de doite, que ce soit Dollfuss, Hitler, Rivera ou Trump ; 4) une solution autoritaire. Ces populismes de droite font partie du système. Trump est le système, c’est un millionnaire, il ne fera jamais rien contre le système, de la même manière que Marine Le Pen fait, elle aussi, partie intégrante du système, bien qu’elle prétende le contraire. À Podemos, nous ne sommes pas contre les excès du système, nous somme contre le système car nous pensons que les situations de crise sont entièrement dues au système en lui-même.

Quelle stratégie la gauche doit donc aujourd’hui adopter en Europe ?

Trois axes sont importants pour comprendre ce que nous devons faire aujourd’hui : 1) droite/gauche, un axe qui continue à exister mais qui est affaibli ; 2) vieux/neuf ; 3)  opposé aux forces traditionnelles/aux côtés des forces traditionnelles. Nous devons donc nous opposer tout en représentant le neuf et la nouveauté: il est possible de le faire depuis la gauche ou depuis la droite. Si tu le fais depuis la droite, tu mens, car tu ne représenteras jamais un renouveau ou une réelle opposition. Il faut donc le faire depuis la gauche. C’est un point clé. Quand Podemos est né, nous ne voulions pas réinventer la gauche, ou donner un nouveau souffle à la vieille gauche, nous voulions reconstruire un espace d’émancipation.

Propos recueillis par Laura Chazel pour LVSL, Madrid, 30 mai 2017. Traduit de l’espagnol avec l’aide de Vincent Dain.

Crédits photos : ©CLACSO TV (youtube)Licence : Creative Commons Attribution 3.0 Unported license.

Orwell et la Common decency : des récupérations parfois douteuses

Depuis quelques années, la notion de common decency, proposée par l’écrivain britannique et socialiste George Orwell, connaît une étonnante postérité. Postulant une décence ordinaire, un sens inné de l’entraide et de l’éthique propre aux classes populaires, la notion est aujourd’hui reprise et abusivement exploitée par toute sorte d’intellectuels plus ou moins réactionnaires. La common decency est une notion qui s’avère pourtant pour le moins problématique et contestable. 

Fait amusant, les ventes du célèbre 1984 de George Orwell ont connu une augmentation exponentielle à la suite de l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis. En effet, c’est surtout pour son grand roman d’anticipation ainsi que pour La ferme des animaux, satire au vitriol de la bureaucratie stalinienne, que l’écrivain britannique est connu aujourd’hui.

Un autre aspect du personnage, pourtant essentiel, est toutefois bien souvent passé sous silence. On sait moins qu’Orwell fut, tout au long de sa vie, un infatigable militant socialiste. Jeune journaliste, il consacre en 1937 un reportage à la classe ouvrière du nord de l’Angleterre dont il tire un ouvrage majeur, Le quai de Wigan. Cette rencontre avec le prolétariat anglais consacre sa conversion au socialisme. Antifasciste convaincu, il part combattre les troupes franquistes en Espagne, au sein des brigades internationales. Faisant preuve d’une admirable lucidité quant à la vraie nature de l’URSS, il ne renonce jamais pour autant à son engagement socialiste.

De toutes les réflexions qu’Orwell a consacrées à la question sociale, la notion de common decency a connu la plus grande postérité. Ayant longtemps vécu auprès des classes populaires d’Angleterre du Nord, Orwell pense avoir constaté l’existence d’une common decency propre aux ouvriers. Ces derniers, de par leur condition, seraient plus enclins que les autres à une forme de « décence ordinaire », à l’entraide, à la fraternité, à un comportement « moral ».

Cette notion est aujourd’hui récupérée par nombre d’intellectuels, parfois bien réactionnaires, qui se posent en défenseurs de la « morale populaire » contre la corruption des élites. C’est le cas de certains membres du Comité Orwell, créé en 2015, rassemblement hétéroclite de journalistes au profil parfois très droitier. Le comité pourfend ainsi un « monde uniforme et post-national » et dénonce « le petit homme déraciné » qui serait né de la mondialisation, tout en se revendiquant de la pensée de l’écrivain britannique. On trouve, au sein de ce Comité Orwell, des individus tel qu’Alexandre Devecchio, responsable du très droitier Figaro Vox.

Michel Onfray, qui poursuit tranquillement son étonnante transition de l’anarchisme libertaire à un discours décliniste et parfois confus, s’est également emparé du concept orwéllien. Dans Polonium, l’émission de Natacha Polony, il pourfend ainsi les élites parisiennes et fait l’éloge d’un peuple qui, par essence, saurait mieux faire.

Enfin, le principal et plus sérieux promoteur de la common decency orwéllienne demeure le philosophe Jean-Claude Michéa, qui définit cette dernière comme « cette pratique traditionnelle de l’entraide et du «coup de main» entre parents, voisins, amis ou collègues. »

« Raisonner en termes de décence ordinaire revient à défendre une conception morale de la politique que l’on ne saurait que récuser. »

Ce n’est pas ici le lieu pour se livrer à une critique en règle des thèses de Michéa et de ses disciples, cette dernière ayant par ailleurs été faite, brillamment et en longueur, par Frédéric Lordon. Il faut toutefois mettre en lumière les deux problèmes majeurs de la notion de common decency.

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Massacre des Italiens à Aigues-Mortes, en 1893

Anti-historique, elle manque cruellement de rigueur scientifique. Sur quoi se fondent ses promoteurs pour affirmer une telle thèse ? À cette question des journalistes de Libération, Jean-Claude Michéa répond que, habitant dans une zone rurale de la « diagonale du vide », il « pense avoir une connaissance des conditions de vie réelles des milieux populaires ». C’est, on en conviendra, un peu court. En réalité, postuler une décence ordinaire propre aux milieux populaires relève d’une vision paternaliste et fantasmée d’un peuple qui, de fait, n’a jamais existé tel que dans leur imagination. Quitte à offenser les promoteurs de la notion, le racisme, pour ne prendre que cet exemple, existe bel et bien au sein de couches populaires, et on se demande bien par quelle sorte de décence ordinaire étaient inspirés les villageois français qui, en 1893 à Aigues-Mortes, lynchèrent dix-sept ouvriers italiens parce qu’ils étaient… Italiens.

Surtout, et il s’agit du deuxième point, raisonner en termes de décence ordinaire revient à défendre une conception morale de la politique que l’on ne saurait que récuser. Une politique de progrès social doit se faire au nom du principe d’égalité. Et de lutter contre toutes les formes de domination et d’exploitation exercées par le néolibéralisme contemporain. Et sûrement pas au nom d’une morale supérieure dont seraient intrinsèquement dotées les classes populaires. Inversement, il ne s’agit pas non plus de « moraliser le capitalisme », comme on l’entend parfois, ni de faire confiance à l’éthique personnelle des membres du patronat pour ne plus, par exemple, pratiquer de licenciements boursiers. La politique n’est pas affaire de morale individuelle mais de structures : c’est en changeant en profondeur les règles du système économique contemporain qu’on fera advenir l’émancipation sociale. Et non en faisant de la morale, ou en misant sur la décence ordinaire.

Quant à Orwell, il est toujours périlleux de faire parler les morts et de préjuger de leurs réactions aux évènements du temps présent. Il est toutefois permis, à celui qui voudrait tenter l’expérience, d’imaginer ce que cet ardent militant de l’émancipation sociale pourrait penser de la mauvaise fortune faite par certains à ses écrits.


Pour aller plus loin :

MICHEA Jean-Claude, Orwell éducateur, Climats, 2003 ; La Gauche et le Peuple : lettres croisées, Flammarion, 2014, 320 p.

LORDON Frédéric, “Impasse Michéa”, Revue des Livres, juillet 2013.

Le destin de l’UE est-il celui de la Yougoslavie ? – Entretien avec Olivier Delorme

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Historien et auteur de La Grèce et les Balkans

Olivier Delorme est historien et auteur d’une trilogie intitulée La Grèce et les Balkans, du Ve siècle à nos jours. Il intervient régulièrement sur la Grèce, qui a focalisé l’attention ces dernières années, mais nous allons aborder cette fois l’ex-Yougoslavie.


LVSL – Pouvez-vous revenir sur les causes et les événements qui ont conduit à la fragmentation de la Yougoslavie de Tito ?

Olivier Delorme – Il y a des causes conjoncturelles : le passage à l’économie de marché qui aiguise la concurrence et exaspère, dans les régions les plus riches, le sentiment de payer pour les plus pauvres ; la volonté de l’Allemagne et de l’Autriche d’intégrer à leur orbite économique une Slovénie et une Croatie autrefois parties de l’Empire austro-hongrois, aux dépens d’un État yougoslave perçu comme une conséquence de la défaite de 1918 ; l’incapacité de la France, du Royaume-Uni et de la Russie à faire prévaloir leur vision géopolitique sur celle de l’Allemagne… Enfin, ce qui conduit à la guerre, c’est la transformation (entérinée par la Communauté européenne) de frontières intérieures à la fédération, sans réalité politique ni économique, en frontières internationales. Notamment parce que d’importantes minorités serbes, auxquelles est dénié le droit à l’autodétermination (reconnu aux Slovènes, aux Croates, aux Bosno-musulmans, aux Bosno-croates, puis aux Kosovars albanophones), se retrouvent dans des États auxquels elles refusent d’être intégrées, en partie en raison du génocide dont elles ont été victimes, entre 1941 et 1944, dans l’État oustachi sous protection germano-italienne.

Mais je voudrais plutôt revenir ici sur des causes plus anciennes, car si la trilogie dont vous parlez commence au Ve siècle de notre ère, c’est qu’on ne peut comprendre la région sans prendre en compte la longue durée. Le nord et le sud de l’ex-Yougoslavie ont des histoires différentes depuis le partage de l’Empire romain en 395, entre un Empire romain d’Occident qui disparaît en 476, et un Empire romain d’Orient qui se prolonge par un millénaire d’Empire byzantin (trou noir pour une Europe occidentale hémiplégique qui ignore et/ou méprise son Orient), puis quatre cents ans d’Empire ottoman.

Dans l’orbite carolingienne, catholique, le nord va appartenir à l’Empire habsbourgeois jusqu’en 1918. Dans l’orbite byzantine, orthodoxe, la Serbie connaît un éveil national précoce, tandis que le Monténégro, à la culture très proche, a victorieusement résisté à la conquête turque – l’une et l’autre entretiennent des liens étroits avec Moscou qui, après la chute de Constantinople, se revendique comme la troisième Rome, dépositaire de l’héritage byzantin.

Aux confins de ces deux mondes, se situent la Bosnie et l’Herzégovine où se côtoient trois minorités. La croate est la moins nombreuse, mais elle est majoritaire en Herzégovine. La serbe fut longtemps la plus importante et la plus également répartie sur le territoire. Elle a pour ancêtre une paysannerie maintenue dans un état proche du servage, demeurée orthodoxe après la conquête turque, et exploitée par une aristocratie serbe convertie à l’Islam afin de maintenir son statut de domination économique, plus précocement urbanisée, d’où est issue la minorité musulmane, aujourd’hui première en nombre.

Révoltés contre l’Empire ottoman en 1804, les Serbes obtiennent leur autonomie en 1826 puis leur indépendance en 1878. Au terme d’une histoire intérieure agitée, ils se dotent en 1903 d’une monarchie parlementaire dont la vie politique est dominée par un parti radical qui, venu de l’extrême gauche, met en œuvre un programme inspiré du radicalisme français en même temps qu’une politique étrangère pro-russe et pro-française. En revanche, dans le nord, l’incapacité des Habsbourg à transformer, après la mutation de l’Empire en double monarchie (1867), le système de domination des Autrichiens et des Hongrois sur les autres nationalités conduit à l’émergence à la fois d’un nationalisme croate qui affirme une supériorité raciale sur les Serbes, et d’un courant (plus fort) yougoslaviste qui privilégie ce qui rapproche les Slaves du Sud, pour finir par prôner une union autour de la Serbie – sur le modèle de ce qu’ont été le Piémont ou la Prusse pour les unifications italienne et allemande.

À l’issue de la première guerre mondiale, qui trouve son origine dans la volonté de l’Empire austro-hongrois de rayer de la carte ou de vassaliser une Serbie qui fait obstacle à son expansion vers le sud, le mouvement yougoslaviste aboutit, dans le contexte d’implosion de cet empire, à la création, autour de la monarchie serbe, d’un « Royaume des Serbes, Croates et Slovènes ». Mais cet État ne parvient pas à trouver un équilibre institutionnel entre les partisans d’une grande Serbie, ceux qui souhaitent forger – sur le modèle jacobin – un État unitaire yougoslave, ceux qui réclament une fédération à la suisse et les nationalistes croates qui revendiquent leur État. Ces tensions aboutissent au coup d’État royal de 1929, qui établit un gouvernement centralisateur et autoritaire, lequel découpe le territoire selon des circonscriptions ignorant les entités préexistantes et rebaptise l’État « Royaume de Yougoslavie ». Tandis que les nationalistes croates (oustachis) passent au terrorisme (assassinat du roi Alexandre Ier à Marseille en 1934).

À l’exact inverse de ce mouvement centripète, l’invasion de la Yougoslavie par l’Axe au printemps 1941 débouche sur sa désintégration. Dans l’Ordre Nouveau européen, le pays est fractionné entre une Serbie croupion occupée par l’Allemagne, des régions annexées par le Reich, la Hongrie, la Bulgarie, ainsi que par l’Italie qui constitue en outre une grande Albanie sous son protectorat et tente de ressusciter un royaume fantoche au Monténégro. Enfin, l’État oustachi (et clérical) croate pratique, avec la participation d’une partie des musulmans de Bosnie, un génocide des Serbes et des Juifs dont la brutalité effraye jusqu’aux nazis.

LVSL – Si je comprends bien, tout le monde a pris sa part du gâteau, et c’est là qu’intervient la Résistance ?

O.D. – Oui, face à cette situation se développent deux Résistances. L’une est monarchiste et nationaliste serbe (tchetniks) ; elle vise un rétablissement du statu quo ante. Une partie de cette mouvance dérivera, par anticommunisme, vers une passivité vis-à-vis des occupants dans l’attente d’une intervention britannique (le roi et son gouvernement sont à Londres), voire pour certains groupes vers la collaboration. L’autre est organisée autour du Parti communiste yougoslave (KPJ), important dès l’entre-deux-guerres, qui est contraint à la clandestinité en 1924, et dont Josip Broz, dit Tito, de père croate et de mère slovène, s’est emparé de la direction en 1936 après avoir été permanent d’un Komintern dont l’objectif était la formation d’une fédération balkanique. Préparée dès l’invasion du pays au printemps 1941, l’insurrection que déclenche le KPJ le 12 juillet fait expressément référence aux « peuples de Yougoslavie, Serbes, Croates, Slovènes, Monténégrins, Macédoniens et autres ». Puis Tito se heurte à ses camarades du PC bulgare qui, au nom de l’unité de la Macédoine, entendent remettre en cause le partage de cette province issu des guerres balkaniques de 1912-1913 et exercer la tutelle sur la Résistance en Macédoine yougoslave d’avant-guerre, annexée par le régime pro-nazi de Sofia. Avant que Tito n’élimine à son tour les partisans d’une affiliation à la Résistance albanaise d’Enver Hoxha dans un Kosovo à majorité albanophone mais attribué à la Serbie en 1912-1913.

Appuyée sur une armée de partisans unique en Europe occupée (elle comptera jusqu’à 300 000 combattantes et combattants), qui recrute dans toutes les nationalités mais dont la composante serbo-monténégrine est dominante, l’action de Tito vise l’établissement d’une deuxième Yougoslavie dont l’épopée des partisans sera l’un des ciments symboliques – tandis que la Résistance tchetnik sera globalement criminalisée.

Cette deuxième Yougoslavie s’élabore dès 1942, dans un Conseil antifasciste pour la libération de la Yougoslavie (AVNOJ) dont les membres, désignés lors d’élections clandestines, affirment la rupture avec l’État unitaire d’avant-guerre. Ils posent comme principe la garantie des droits et libertés de tous les peuples de Yougoslavie ainsi que des minorités ethniques. Puis le 2e AVNOJ (novembre 1943) proclame « le droit des peuples de Yougoslavie dans leur ensemble, et de chacun des peuples yougoslaves à part, à l’autodétermination ».

Au terme d’une libération réalisée pour l’essentiel par les partisans (l’Armée Rouge ne demeure pas sur le territoire yougoslave), la deuxième Yougoslavie s’organisera donc sous la forme d’une République populaire fédérative. Sa Constitution est calquée sur la Constitution soviétique de 1936 (Conseil fédéral et Conseil des nationalités). Elle comprend six républiques (Bosnie-Herzégovine, Croatie, Macédoine, Monténégro, Serbie et Slovénie) et cinq peuples constitutifs (Croates, Macédoniens, Monténégrins, Serbes, Slovènes), elle reconnaît trois langues officielles (macédonien, serbo-croate, slovène).

Dans les années qui suivent, par son soutien aux communistes grecs durant la guerre civile, ses pressions sur Hoxha et ses négociations avec le Bulgare Dimitrov, Tito défend un projet de fédération balkanique dans laquelle les républiques yougoslaves auraient six voix, la Bulgarie et l’Albanie une chacune. Tandis que la rupture avec Staline, en 1948, qui installe la Yougoslavie dans une situation d’intermédiaire entre Est et Ouest, puis en fait un des leaders des Non-Alignés, contribue à créer un « patriotisme yougoslave » fondé en partie sur la fierté d’être citoyen d’un pays dont la voix et le leader comptent dans le monde.

Mais la deuxième Yougoslavie sera aussi l’État socialiste le plus instable institutionnellement. La Constitution est profondément amendée en 1953 avec pour buts affichés : l’autogestion, la démocratisation, la décentralisation et le dépérissement de l’État. Ceci alors que le KPJ est devenu l’année précédente une Ligue des communistes de Yougoslavie (SKJ) fédéralisée en six ligues nationales. Puis une nouvelle Constitution, en 1963, transfère nombre de pouvoirs aux différentes républiques ainsi qu’aux deux provinces autonomes de la République serbe – la Voïvodine, où les Serbes sont majoritaires à côté de minorités dont la plus importante est hungarophone, et le Kosmet (Kosovo-Métochie), jusque-là région à statut particulier, où les albanophones sont globalement majoritaires mais où les Serbes le sont localement. Puis la Constitution est révisée en 1967, 1968 et 1971.

Enfin, une dernière Constitution est adoptée en 1974, suivie en 1976 par une loi sur le travail – véritable « Constitution économique et sociale ». Le fédéralisme est encore accentué : républiques et provinces autonomes se voient reconnaître un large droit de veto sur les décisions de l’État fédéral au sommet duquel se trouve une présidence collégiale (le secrétaire général de la SKJ et un membre désigné, tous les cinq ans, par chacune des huit assemblées républicaines et provinciales). « En raison de son rôle historique », Tito est le président à vie de cette instance de neuf membres qui, après sa mort en 1980, élira en son sein, pour un an, ses successeurs.

LVSL – Mais pourquoi y-a-t-il eu autant de réformes constitutionnelles. Tito était-il obligé de lâcher du lest et de transférer du pouvoir aux États fédérés ?

O.D. – En réalité, la Constitution de 1974 tente de répondre à la crise qu’a connue la Yougoslavie en 1968 : agitation étudiante, grèves ouvrières, critique par des intellectuels, qui disposent d’une relative liberté d’expression, d’une autogestion organisée d’en haut et des privilèges de la nomenklatura… Au Kosmet, la contestation coagule en revendication du statut de république pour la province et de peuple constitutif pour les albanophones – elle se heurte à un double refus. En Croatie, elle converge avec la volonté des nationalistes (soutenus par l’Église catholique) de faire reconnaître une langue croate distincte du serbo-croate. Fils d’un responsable du principal parti croate de la première Yougoslavie, ancien partisan, général puis professeur à l’université de Zagreb, futur président de la Croatie indépendante, Franjo Tuđman sera l’une des figures de ce mouvement – condamné à deux ans de prison lorsque Tito décide de reprendre en main la Ligue des communistes croates (environ cinquante mille exclusions et deux mille condamnations à des peines de prison en 1972-1973).

En Serbie, où les frontières internes sont perçues comme la conséquence d’une volonté du Croate Tito d’affaiblir le poids de la République serbe dans la fédération, s’affirme à l’intérieur de la Ligue des communistes une critique « libérale » en faveur d’une évolution vers l’économie de marché, de la levée des obstacles aux relations avec l’extérieur, de la libéralisation de la vie intellectuelle, de l’enseignement, des médias – voire de la séparation de l’État et du parti. Là aussi Tito procède à une « normalisation » en 1972 dont l’un des gagnants, Ivan Stambolić, protégera l’ascension dans l’appareil du jeune Slobodan Milošević. Par ailleurs, l’accroissement de l’autonomie de la Voïvodine et du Kosmet qui disposent, à partir de 1974, de quasiment toutes les prérogatives des républiques sans en avoir le nom, donne à beaucoup de Serbes l’impression de « perdre sur deux tableaux ». Car si ces provinces autonomes de la République de Serbie disposent d’un droit de veto sur les décisions de celle-ci, ladite république ne peut s’opposer aux décisions des provinces : c’est la volonté de Milošević de mettre un terme à cet état de fait qui fondera sa fortune politique.

Enfin, la Constitution de 1974 accorde le statut de sixième peuple constitutif aux musulmans de Bosnie qui deviennent alors des Musulmans avec une majuscule, dénomination ambiguë pour ces slavophones, dont la plupart se déclarent athées ou n’ont plus de pratique religieuse. Cette « nationalité » est en effet justifiée par une spécificité culturelle, alors que les membres des minorités albanaise, turque, monténégrine, macédonienne ou rom de confession musulmane n’appartiennent pas à ce peuple des Musulmans. Dans le même temps s’amorce une réislamisation (écoles coraniques, retour du voile…) tolérée par le pouvoir (figure des Non-Alignés, Tito cultive ses rapports avec le Proche-Orient arabe dont il attend des investissements), jusqu’à ce qu’il s’inquiète de ses conséquences. L’avocat Alija Izetbegović, anticommuniste, militant d’une organisation proche des Frères musulmans et du régime oustachi durant le conflit mondial, emprisonné en 1946 puis en 1951, l’est de nouveau en 1972, deux ans après sa Déclaration islamique dans laquelle il affirme qu’il faut « islamiser tous les Musulmans » qui doivent « créer un milieu, une communauté, un ordre (…), transformer le monde », faute de quoi c’est le monde qui les transformera. C’est de cette idéologie que naîtra la revendication d’indépendance bosniaque, puis la guerre civile. Une guerre dans le déclenchement de laquelle la Communauté européenne joue un rôle déterminant puisque, dans une république où les décisions devaient se prendre par consensus entre les trois minorités, elle prescrit le référendum (tenu en 1992) au terme duquel la minorité la plus importante, musulmane, et la moins nombreuse, croate et catholique, tentent d’imposer leur volonté à la minorité serbe et orthodoxe qui la refuse.

En somme, ce qui conduit la deuxième Yougoslavie à l’explosion, c’est que, pas plus que la première, elle n’a réussi à trouver de solution pérenne à la question nationale. La Yougoslavie monarchique de l’entre-deux-guerres avait évolué vers un centralisme de plus en plus autoritaire qui tendait à effacer les différences nationales. La Yougoslavie titiste n’a cessé de pousser plus loin la fédéralisation à travers un tâtonnement institutionnel quasi permanent, au risque de fragiliser une unité toujours précaire : de 1961 à 1981, la proportion de citoyens qui se déclarent yougoslaves plutôt que membres d’une nationalité ou minorité particulière passe de 1,7 % à 5,44 %, et celle des mariages mixtes par rapport au nombre total des mariages de 8,6 % en 1950 à 13 % en 1981.

De sorte que, une fois Tito mort en 1980, les ciments symboliques de la deuxième Yougoslavie qu’étaient le culte de la personnalité, le récit de l’épopée des partisans et la fierté d’appartenir à un pays qui comptait sur la scène internationale, s’effritent assez rapidement. Que reste-t-il dès lors comme liant à la fédération ? Le parti unique lui-même fédéralisé et travaillé de l’intérieur par des ambitions qui voient dans la dissolution yougoslave une opportunité de s’imposer ? Un appareil policier et militaire que les Slovènes et les Croates accusent d’être dominé par les Serbes ? Une machine institutionnelle complexe – trop ? – qui se grippe sitôt que le consensus sur le maintien de la fédération s’estompe ? Les forces de rappel sont trop faibles pour contrecarrer des forces centrifuges soutenues par l’Allemagne et l’Autriche dont les monnaies circulent largement en Slovénie et en Croatie, où s’agréger au pôle germanique, et renouer ainsi avec le temps long, apparaît plus désirable que de maintenir une Yougoslavie de soixante ans.

LVSL – Il est de bon ton de comparer l’Union Européenne à l’URSS brejnévienne – et sa doctrine de la souveraineté limitée – dont la dynamique interne a conduit à l’éclatement du mastodonte en divers États-nations. On compare plus rarement l’Union européenne à la fédération yougoslave. Pensez-vous que l’ex-Yougoslavie, qui était une fédération bien plus aboutie que ne l’est aujourd’hui l’Union européenne, qui disposait en outre d’une union de transfert, offre un point de comparaison intéressant avec la situation actuelle de l’Union européenne ?

O.D. – Dans le cas de la fédération yougoslave, la réduction des écarts de développement a fait l’objet d’une politique très volontariste. Le Fonds général d’investissement des premières années a été transformé et constitutionnalisé en 1963 sous le nom de Fonds fédéral pour le financement du développement accéléré des républiques insuffisamment développées et de la région du Kosmet. Et les réalisations sont incontestables en matière d’aménagement hydroélectrique et d’électrification, de réseaux routier et ferroviaire, d’infrastructures sanitaires, d’alphabétisation (au Kosmet, elle passe de 45,2 % à 68,5 % entre 1953 et 1971). Mais l’économie du sud n’en est pas moins restée essentiellement fondée sur la production de matières premières agricoles et minières transformées et valorisées par des industries principalement implantées dans le nord. Avec moins de 10 % de la population de la fédération, la Slovénie réalisait le quart de ses exportations qui, de même que l’activité touristique principalement localisée en Croatie, rapportaient à la fédération l’essentiel de ses devises fortes. De sorte que, le nord ayant une croissance économique plus forte tandis que la démographie du sud restait bien plus dynamique, la politique de transferts n’est jamais parvenue ne serait-ce qu’à réduire les écarts de niveau de vie : en 1987, un Slovène était en moyenne sept fois plus riche qu’un Kosovar, trois fois plus qu’un Macédonien ou un Bosniaque, deux fois et demie plus qu’un Monténégrin, deux fois plus qu’un Serbe.

Par ailleurs, dans le mouvement de contestation qui s’est développé en Croatie au début des années 1970, une des revendications avancées, y compris au sein de la Ligue des communistes, était la diminution de la contribution au budget fédéral au motif que la Croatie contribuait plus qu’il ne lui était restitué – version yougoslave du futur « I want my money back » thatchérien. Et ceci alors même que les infrastructures hôtelières – une des sources de la relative prospérité croate – avaient été financées par le budget fédéral.

Avec le temps, Slovènes et Croates, qui préfèrent se voir en cousins des Germains plutôt qu’en Balkaniques, critiqueront de manière de plus en plus acerbe ces transferts accusés de les priver des fruits de leur travail au profit de Monténégrins, de Kosovars, de Bosniaques ou de Macédoniens volontiers taxés d’être des fainéants, des corrompus, des profiteurs dilapidant les richesses d’un nord industrieux et vertueux. Ce qui peut, cette fois, rappeler les récriminations de la Ligue du Nord en Italie, ou les justifications essentialisantes du traitement infligé par l’UE aux populations de son sud depuis 2010. En tout cas, cet égoïsme économique, le refus des populations les plus favorisées de continuer à financer des transferts qualifiés d’injustes, indus et improductifs, ont bien constitué une motivation majeure (largement occultée dans les années 1990) des sécessions slovène et croate… et des guerres que celles-ci ont générées.

LVSL – Le cas de la Yougoslavie et de sa fragmentation conduit à s’interroger sur ce qu’est un peuple et sur ce qui permet une association de peuples. Malgré l’éclatement, la nostalgie du régime titiste et des embryons de coopération existent toujours dans les Balkans. Pensez-vous que les pays slaves du sud pourront de nouveau converger ? Qu’est-ce qui, maintenant que la paix est revenue, empêche les peuples des Balkans de s’associer ?

O.D. – La Yougoslavie (mais aussi la Tchécoslovaquie) pose en effet la question de ce qui permet ou non de se sentir membre d’une communauté nationale. Force est de constater que, malgré des langues très proches, ni la première ni la deuxième Yougoslavie n’ont réussi à faire prévaloir ce qui unit sur ce qui sépare, la construction yougoslave finissant par éclater en sept États.

Que la « yougostalgie » ou la « titostalgie » existent aujourd’hui n’est pas contestable. Elles sont d’autant plus fortes chez ceux des citoyens d’une Yougoslavie respectée sur la scène internationale, avec un niveau de vie modeste mais honorable, qui sont devenus citoyens d’États précaires, à l’indépendance relative et aux passeports suscitant la méfiance, où le creusement des inégalités et la disparition des services publics ont rendu la vie plus âpre aux plus faibles. Le Monténégro ou l’Ancienne République Yougoslave de Macédoine (ARYM) sont des États largement mafieux et autoritaires, où les écarts de fortune se sont creusés de manière abyssale. L’ARYM est elle-même menacée d’explosion entre sa majorité slave et une minorité albanophone travaillée par un intégrisme musulman, étranger à l’Islam local, mais encouragé par les capitaux et les prédicateurs saoudiens, qataris et turcs. Le Kosovo, dont l’indépendance non reconnue internationalement a été imposée, illégalement, par les États-Unis, avec le soutien actif de l’Allemagne, est lui totalement mafieux – on y a pratiqué, sous l’égide de l’UÇK (Armée de libération du Kosovo) à laquelle les Occidentaux ont remis cet État fantoche, jusqu’au trafic d’organes d’êtres humains. La Bosnie vit depuis plus de vingt ans sous protectorat américano-européen, et sous l’administration d’une invraisemblable usine à gaz institutionnelle (quatorze gouvernements : le fédéral, ceux des entités fédérées, République serbe et Fédération croato-musulmane, ceux des dix cantons de cette dernière et celui du district de Brčko, soit plus de cent cinquante ministres pour moins de quatre millions d’habitants…), avec une corruption endémique qui capte entre le cinquième et le quart de l’aide internationale – et là, comme en ARYM ou au Kosovo, un islamisme dont une partie dérive vers le djihadisme.

Dans mon récent essai 30 bonnes raisons pour sortir de l’Europe (H&O, 2016), j’indique ainsi que plusieurs vidéos diffusées localement appellent « les musulmans des Balkans à la guerre sainte. L’une d’elles, qui promet des jours terribles aux mécréants de la région, a été tournée dans un camp en Bosnie – pourtant sous tutelle américano-européenne ! Et en janvier 2016, Europol confirmait l’existence de camps dans les Balkans – au moins cinq au Kosovo –, où Daesh teste et entraîne ses recrues. Au total, ce serait autour d’un millier de musulmans de la région (soit un pour huit à neuf mille) qui auraient fait le « voyage de Syrie. »

La criminalisation de l’économie interdit en réalité toute convergence. Pourquoi des pouvoirs largement mafieux, qui bénéficient de la complicité de l’Union européenne et de l’OTAN, accepteraient-ils de mettre un terme à une situation qui leur permet de régner sans partage ? Quant aux peuples, ils sont renvoyés – dans des sociétés où le chômage touche 40 % ou plus de la population active – à la nécessité de survivre, le clientélisme constituant un puissant moyen de maintien du statu quo. Comme l’écrit la politiste américaine Judith Chubb à propos de l’Italie du Sud, le clientélisme n’est pas un mode de distribution de l’abondance mais de manipulation de la précarité. Or, les politiques de « rigueur » imposées par l’UE à ces États évanescents, au nom de la convergence destinée à préparer leur intégration, empêchent toute apparition d’un marché intérieur, tout développement économique, et contribuent donc (en plus des subsides largement détournés) au maintien des pouvoirs en place.

Il faudrait de puissants mouvements populaires pour ébranler ce statu quo : si le Monténégro et l’ARYM notamment en ont vu s’ébaucher, ils ont été jusqu’ici promptement étouffés. De surcroît, l’unité de l’ARYM reste fort précaire – tellement que le président républicain du sous-comité des affaires européennes de la Chambre des représentants des États-Unis vient de déclarer (7 février 2017) qu’elle ne formait pas un véritable pays, et d’envisager des discussions sur sa partition entre une partie orientale vouée au rattachement à la Bulgarie – vieille revendication bulgare –, et une partie occidentale à majorité albanophone qui irait au Kosovo – ce que l’UÇK tenta, naguère, d’obtenir par la force… avant de reconstituer la grande Albanie de 1941-1944 ?

À cela, il faut encore ajouter la politique néo-ottomane de la Turquie, initiée par Turgut Özal (Premier ministre puis président de 1983-1993), reprise et amplifiée par Recep Tayyip Erdogan, qui a récemment évoqué les « frontières du cœur » et la caducité du traté de Sèvres de 1923. Elle consiste à instrumentaliser les populations musulmanes de la région (en Bosnie, Albanie, Kosovo, ARYM, Bulgarie, Grèce), voire à conclure des alliances militaires (la Grèce craint aujourd’hui le déploiement d’une partie de la flotte turque dans les ports… albanais), tout en exploitant l’incroyable cécité géostratégique de l’Union européenne – notamment lors du chantage aux migrants dont l’afflux, manipulé par le pouvoir turc, a fragilisé et fragilise encore les États de la région.

Enfin, lorsque tout commandait, historiquement et politiquement, de mener au même rythme les processus d’adhésion à l’UE de la Croatie et de la Serbie, l’Allemagne a exercé d’intenses pressions afin d’accélérer l’entrée (effective en 2013) d’une Croatie déjà pleinement intégrée à son « espace vital » économique, tout en accumulant objections et obstacles à celle de la Serbie, où les plaies de la guerre illégale de 1999 menée par l’OTAN avec la participation de nombreux pays européens sont loin d’être refermées. De sorte que, las d’attendre à la porte de l’UE, les Serbes se tournent aujourd’hui de plus en plus vers une Russie qui, dans le temps long, est l’allié traditionnel, alors que la Serbie occupe une position géopolitique essentielle dans les projets russes de gazoduc contournant l’Ukraine.

Bref, le temps des divergences me paraît loin d’être clos…

Crédit photo : Stéphane Régnier

Le complotisme : symptôme de la rupture entre le peuple et les élites

Bruno Di Mascio est diplômé de Sciences Po Paris et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales où il a travaillé sur le complotisme. Il est l’auteur de Les Souterrains de la Démocratie. Soral, les complotistes et nous (éd. Temps Présent), 2016.

L’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis est venue apporter un nouvel indice d’une rupture idéologique, symbolique et cognitive du peuple américain vis-à-vis de ses élites. Les électeurs de Trump vivent, à bien des égards, « dans un autre monde » que celui de l’establishment américain. Au sens géographique d’abord, puisque les zones rurales et désindustrialisées ont massivement voté pour Trump là où les grandes villes côtières soutenaient Clinton ; au sens idéologique ensuite (rejet du libre-échange et de l’immigration), et au sens cognitif enfin, l’imaginaire politique commun étant rejeté au profit d’une rhétorique volontiers complotiste. C’est sans doute cette rupture cognitive qui est la plus inquiétante : le complotisme témoigne de difficultés grandissantes à « faire société », c’est-à-dire à faire en sorte que tous les citoyens parlent le même langage symbolique et articulent des représentations politiques communes.

Les débats médiatiques et politiques qui ont suivi l’élection de Trump en donnent une illustration saisissante : là où les éditocrates se sont lamentés de la victoire de la « post-vérité » (quand ils n’accusaient tout simplement pas la Russie d’avoir truqué l’élection), Trump a répondu en accusant CNN de répandre des fausses informations, des « fake news », à son propos. L’Amérique semble coupée en deux, incapable de définir un véritable espace public commun, condition pourtant nécessaire à l’exercice de la démocratie.

Les souterrains de la démocratie : Soral, les complotistes, et nous. Paru en 2016 aux éditions Temps Présent.
Les souterrains de la démocratie : Soral, les complotistes, et nous. Paru en 2016 aux éditions Temps Présent.

A bien y regarder, la problématique est exactement la même de ce côté-ci de l’Atlantique. La perspective de l’arrivée au pouvoir de Marine Le Pen n’a plus rien d’improbable à l’heure où les logiques identitaires (nationalistes mais aussi islamistes) s’affirment de plus en plus dans le débat public. Sur les réseaux sociaux, ce sont les discours complotistes d’un Alain Soral qui séduisent et structurent l’imaginaire d’un nombre de plus en plus important de nos concitoyens, au détriment de l’imaginaire républicain. Loin d’être un phénomène passager, l’extrémisme politique représente au contraire une tendance lourde des sociétés occidentales. Car c’est à partir des principes démocratiques qu’il faut comprendre ce phénomène, et non pas en opposition à eux.

En effet, à l’origine du complotisme et de l’extrémisme politique, il y a une ambition éminemment démocratique : celle d’améliorer la transparence, de se réapproprier son destin politique, ou encore de revendiquer la liberté d’expression contre la « pensée unique ». Comment expliquer que ces vertus démocratiques se retournent aujourd’hui contre la démocratie ? C’est que l’existence d’un espace public commun dans lequel s’exerce la démocratie est aujourd’hui menacée par deux phénomènes distincts mais convergents : la mondialisation sans limites d’une part, l’émergence des réseaux sociaux comme vecteur d’information et de communication politique d’autre part.

L’autonomie politique promise par la Modernité démocratique est devenue une illusion sous les coups de butoir de la mondialisation. En ouvrant les frontières sans limites, elle a permis l’explosion des conflits identitaires : c’est ainsi que l’antiracisme est passé d’une lutte pour la dignité humaine en une arme identitaire mobilisée aussi bien par les islamistes (contre « l’islamophobie ») que par les nationalistes (contre le « racisme anti-blanc »). En outre, en faisant du marché son principe directeur, la mondialisation a affaibli l’Etat, qui devait être l’instrument de l’autonomie : n’ayant plus guère d’impact sur le réel, les raisons de l’impuissance politique sont alors recherchées dans l’imaginaire du complot et de l’unité fantasmée du peuple contre les élites.

Notre espace public commun, dans un cadre national, est donc miné par la mondialisation. Il est également menacé par les évolutions du marché de l’information : les réseaux sociaux ont désormais une influence massive sur la communication politique. Or, la « twitterrisation de l’information » contribue fortement à niveler le discours politique vers le bas et à le pousser aux extrêmes.

Bruno Di Mascio
Bruno Di Mascio

Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à voir l’efficacité de la communication politique de Trump sur Twitter : Trump, qui souhaite continuer à utiliser son compte Twitter pendant son mandat, a parfaitement compris qu’en combinant provocation, agressivité et sens de la formule, il assurait le buzz de son discours politique, dont la principale qualité réside sans sa capacité à se synthétiser en 140 caractères. Ainsi, la « twitterrisation de l’information » favorise les discours les plus réducteurs, simplistes et controversés, susceptibles d’attirer une attention médiatique friande de « petites phrases » au détriment de démonstrations complexes.

Mais le rejet d’un imaginaire politique collectif n’est pas propre aux sympathisants des mouvements anti-élites de part et d’autre de l’Atlantique. La volonté de « faire sécession » avec le reste de la société se retrouve au moins aussi bien au sein des élites elles-mêmes : au-delà de leurs codes sociaux et culturels, c’est leur idéologie qui constitue désormais un facteur de distinction, au sens bourdieusien du terme. Acceptation d’une immigration massive sans condition d’intégration, libre-échangisme et mépris de l’Etat-Nation sont devenus autant de marqueurs de classe, d’idées qu’il faut soutenir entre gens de bonne compagnie pour se démarquer des « beaufs » français ou des « rednecks » américains.

Trump l’a parfaitement compris en se faisant le portevoix de ces perdants de la mondialisation que l’ « establishment » méprise. Et là où une partie des classes populaires et moyennes déclassées s’isole dans le mythe du complot des élites, ces dernières évoluent dans le monde pas moins imaginaire de la mondialisation heureuse et de l’identité cosmopolite. Un monde dans lequel Trump, pas plus que Marine Le Pen, n’avait bien sûr aucune chance d’être élu… Les fantasmes des élites nourrissent alors les mythes complotistes des autres et réciproquement. Les idées se polarisent et se réduisent à des postures qui n’élèvent guère le niveau du débat démocratique.

Rupture cognitive par le bas, rupture symbolique par le haut : il n’est pas certain que nos sociétés démocratiques constituent encore un corps politique, ou, pour le dire autrement, qu’elles soient capables de secréter un imaginaire commun, avec les mêmes références culturelles et politiques. C’est cette incertitude que reflète la tentation complotiste et ses traductions électorales avec une tension spectaculaire, qui n’est peut-être que le prémisse d’un éclatement politique plus grand encore.

Bruno Di Mascio

“Les ouvriers sont les grands oubliés du gauchisme culturel qui domine l’univers médiatique” – Entretien avec Jack Dion

Jack Dion, directeur-adjoint de Marianne

Jack Dion est directeur adjoint de l’hebdomadaire Marianne et l’auteur de l’essai, Le mépris du peuple : Comment l’oligarchie a pris la société en otage, paru en 2015 aux éditions Les Liens qui Libèrent. Dans cet ouvrage, il pointait la manière dont les catégories populaires ont été rendues invisibles et suspectes par une caste qui dispose de tous les leviers de pouvoir.


LVSL – Est-on revenu à l’image très XIXème siècle des « classes dangereuses » ?

Jack Dion – Il y a un peu de ça, mais le contexte est très différent. Marx disait : un spectre hante l’Europe, le communisme. Aujourd’hui, on pourrait dire : un spectre hante le monde, le populisme.  On emploie ce mot valise pour tout et n’importe quoi. On l’évoque aussi  bien pour le Brexit que pour la victoire de Donald Trump aux Etats-Unis, pour la défaite de Renzi en Italie que pour la percée de Poutine sur la scène internationale. En France, on l’utilise pour jeter dans le même sac d’opprobre ceux qui se trompent de colère en votant FN et ceux qui sont sensibles à la musique alternative d’un Jean-Luc Mélenchon, par exemple. Ce concept fourre tout est devenu le mot favori de ceux qui ne comprennent pas les dérèglements politiques contemporains. On le retrouve sous toutes les plumes, on l’entend dans toutes les bouches.

Le populisme est ainsi devenu l’idée référence, le mantra agité en permanence. Il est asséné comme une formule magique qui revient à dire que le peuple fait sécession – sans que l’on sache pourquoi – ou qu’il ne comprend rien à rien, ou qu’écouter ses doléances est un crime contre la pensée correcte.

De fait, les ouvriers, les employés et les techniciens (pour dire vite), qui représentent encore une part substantielle de la population active sont marginalisés. On a l’impression qu’ils n’existent pas ou qu’ils forment une espèce en voie de disparition.

Certains vont même jusqu’à théoriser qu’il n’est nul besoin de s’intéresser aux couches populaires puisqu’elles fournissent les bataillons des abstentionnistes aux élections. A quoi bon écouter des gens qui sont en dehors du système validé par les élites, que ces dernières soient de droite dure ou de gauche molle ?

La mise en rencart des couches populaires est ainsi devenue la donnée politique dominante de la société française. Tout le monde (ou presque) semble s’en accommoder, soit en considérant que c’est inévitable, soit en spéculant sur d’hypothétiques jours meilleurs pour en sortir. C’est sur cette réalité que le FN fait sa pelote politique, utilisant ainsi les douleurs et les frustrations pour avancer ses thèses.

De fait, les ouvriers, les employés et les techniciens (pour dire vite), qui représentent encore une part substantielle de la population active sont marginalisés. On a l’impression qu’ils n’existent pas ou qu’ils forment une espèce en voie de disparition. Ils sont absents de l’Assemblée nationale et du Sénat. Ils sont inexistants aux postes de direction des partis politiques. Ils sont caricaturés par les principaux médias, souvent présentés comme des beaufs racistes sensibles au discours xénophobe. Leur parole n’est jamais prise en compte alors qu’ils sont les premières victimes des politiques néolibérales menées ces trente dernières années, soit par la gauche soit par la droite. Ils sont les grands oubliés du gauchisme culturel qui domine l’univers médiatique.  D’où un décrochage durable qui fait du peuple le trou noir de la scène publique.

L’UNION EUROPÉENNE, TELLE QU’ELLE FONCTIONNE, EST UNE MACHINE À CRÉER DES EUROPHOBES À LA PELLE

LVSL – Qu’avez-vous pensé du traitement médiatique du Brexit et de la façon dont son résultat a été contesté ?

J.D. – Il a été aussi caricatural que l’est toute analyse incapable de comprendre la réalité complexe en raison d’une grille de lecture préétablie dont il est impossible de sortir. Les élites avaient décidé que l’hypothèse du Brexit était une abomination, une perversion intellectuelle, quasiment un blasphème, et qu’il fallait donc diaboliser quiconque évoquait la possibilité d’une telle perspective. Elles se sont donc trompées, avant, pendant et après le choix souverain du peuple britannique. Avant, en ne voyant pas que l’Union Européenne, telle qu’elle fonctionne, est une machine à créer des europhobes à la pelle, pour de bonnes et parfois pour de mauvaises raisons. Pendant, en croyant les sondages qui assuraient que les défenseurs du Brexit étaient isolés. Après en n’imaginant même pas qu’il puisse y avoir une vie possible pour la Grande-Bretagne en dehors de l’Europe, alors même que ce pays a parfaitement survécu à son maintien en dehors de la zone euro, profitant de la marge de manœuvre que lui confère l’existence d’une monnaie nationale.

La France a connu un phénomène similaire en 2005 à l’occasion du référendum sur le Traité Constitutionnel Européen (TCE). A l’époque, déjà, quiconque osait contester la logique du TCE était traité de populiste, ou de national-populiste (version plus sophistiquée), voire de fasciste en herbe. Quand Manuel Valls, qui avait d’abord pris partie pour le Non se rallia au Oui, il le fit en expliquant, dans une tribune publiée par Le Monde, que l’Europe était menacée par une vague de « populisme » (déjà). Serge July, alors directeur de Libération, restera comme l’auteur d’un éditorial destiné à figurer dans les annales de l’analyse politique en voyant dans le résultat du référendum « un désastre général et une épidémie de populisme qui emportent tout sur leur passage, la construction européenne, l’élargissement, les élites, la régulation du libéralisme, le réformisme, l’internationalisme, même la générosité ». En somme, les Français n’avaient pas voté en connaissance de cause, mais par peur, par réflexe animal.

Le débat européen était déjà ramené à un clivage entre les gens de biens, membres d’une avant-garde éclairée, et les gens de peu, ignorants. C’est ce qui s’est passé pour le Brexit. Certes, une partie de l’élite britannique a appelé à voter contre l’Europe pour des raisons xénophobes, mais ce n’est pas une raison pour faire de tous ceux qui ont voté en faveur du Brexit des racistes avérés refermés sur eux-mêmes et décidés à bouffer de l’étranger à la place du porridge.

LVSL – Des partis, des hommes et des femmes politiques cherchent à incarner une forme d’insurrection populaire. Parfois sous un verni de droite avec Donald Trump et l’AfD en Allemagne, parfois sous un verni plus progressiste avec Podemos et Jean-Luc Mélenchon, enfin sous des traits assez flous, avec le Movimento Cinque Stelle en Italie. Est-ce que l’on vit actuellement un « moment populiste » ?

J.D. – Je suis assez réservé sur l’usage de cette formule pour des raisons développées précédemment, et tenant au fait que le terme de « populiste » est très insultant vis-à-vis des milieux populaires. De plus, la formule peut aboutir à mettre dans le même sac des réactions et des comportements politiques qui sont antinomiques. Il est clair que l’on ne peut comparer les différentes formes d’insurrection populaire que vous avez évoquées. Entre Trump et Podemos ou entre L’AfD et Mélenchon, c’est le jour et la nuit, ou l’eau et le feu. Reste un point commun qui est le rejet des politiques austéritaires menées au fil des ans par des partis politiques qui suscitent un véritable phénomène de rejet, et des élites qui en sont devenues les symboles en chair et en os, comme l’a été Hillary Clinton aux Etats-Unis.  Cette dernière a quand même réussi à se faire battre par un représentant de Wall Street mieux à même de faire entendre un discours en prise sur les angoisses de la classe ouvrière américaine, aussi surprenant que cela puisse paraître. Au lieu de se demander si la main de Moscou est derrière la victoire de Trump, ce qui est du plus grand ridicule, mieux vaudrait tirer les leçons de la débâcle de Hillary Clinton et de Barack Obama réunis, ces deux chouchous des bobos de San Francisco et de Brooklyn. Toute la question est de savoir si l’insurrection civique qui couve débouchera sur une voie sans issue, telle la victoire de Trump aux Etats-Unis ou un éventuel renforcement du FN en France, ou si ce sont des forces et des courants porteurs d’une vision émancipatrice qui l’emporteront. Bien malin qui pourrait le dire.

LVSL – Certaines choses semblent avoir changé depuis la parution de votre ouvrage. Les candidats du « système » se revendiquent ouvertement du peuple et partent à l’assaut des médias. On pense ici à certaines déclarations de Manuel Valls, à la posture d’Emmanuel Macron qui critique le « vieux système », ou encore à François Fillon, qui avait ouvertement taclé Pujadas au cours d’un des débats de la primaire de la droite. Que pensez-vous de ce renversement ?

J.D. – Ce renversement illustre le phénomène qui est au cœur de mon livre, à savoir la coupure, la fracture même, entre le peuple et les élites, phénomène qui dépasse de loin le clivage traditionnel droite/gauche puisqu’une partie de la gauche a sombré corps et biens dans la gestion pépère du capitalisme financier. Du coup, certains sont obligés de prendre en compte cette réalité, ne serait-ce que pour ne pas se couper d’une partie majoritaire de l’électorat sans laquelle il est illusoire de prétendre être élu. Mais ils le font avec des stratégies différentes. Manuel Valls ne veut pas porter le poids du bilan de François Hollande, qui risque de le plomber en raison de son parcours de Premier ministre d’un Président ultra minoritaire dans l’opinion. Emmanuel Macron perçoit certains des blocages institutionnels mais vise un rassemblement « ni gauche ni droite » sur la base d’un néolibéralisme intégral. Quant à François Fillon, s’il a été plébiscité lors de la primaire par la crème d’un électorat de droite CSP+, il a un programme d’inspiration thatchérienne qui peut le handicaper dans la dernière ligne droite. Cela dit, il faut reconnaître que sur certains points, comme le rapport à la Russie ou la condamnation de l’islamisme, il a un discours qui rompt avec le droit-de-l’hommisme en vigueur dans les médias et dans la gauche bourgeoise. D’où une impression de parler vrai et une hauteur de vue qui ont tranché lors des débats de la primaire, y compris lors des échanges avec des journalistes en tous points conformes à leur propre caricature.

LVSL – On pointe régulièrement le fait que le FN s’implante de plus en plus chez les ouvriers, les employés précarisés et les inactifs. Le « peuple » est-il passé à l’extrême-droite ? Quel rôle va-t-il jouer pendant l’élection présidentielle de 2017 ?

J.D. – Non, le peuple n’est pas passé à l’extrême-droite, mais il faut se demander pourquoi il est sensible à sa petite musique. Plusieurs causes sont à prendre en considération. La première est que le FN apparaît comme le seul parti non concerné par le rejet des équipes ayant exercé le pouvoir ces dernières années.  C’est un fait objectif qui permet au FN de se présenter comme un parti ayant les mains propres, ce qui est un comble quand on connaît son histoire, ses liens douteux et les gamelles que traînent certains de ses représentants. Mais l’alternance de pacotille qui a permis aux partis dits de gouvernement, de droite comme de gauche, de se relayer aux affaires pour mener une politique similaire (au détail près) a ouvert un boulevard à l’extrême-droite. Le second élément à prendre en considération, plus structurel, est l’échec historique du communisme tel qu’il a existé du temps de l’URSS. La conséquence en a été l’effondrement du PCF qui a longtemps été le porte voix des exclus, et qui a été en partie remplacé dans ce rôle par le FN. Ce disant, je ne mets pas le PCF et le FN sur le même plan. Loin de moi cette idée saugrenue qui traîne parfois de ci de là, et qui est passablement injurieuse pour les communistes, quoi que l’on pense de leurs errements passés et de leurs choix d’aujourd’hui. Mais force est de constater que le vote contestataire a été récupéré en partie par le FN. Dans les quartiers populaires, le rôle social, culturel et politique naguère assuré par les communistes l’est par d’autres, qui n’ont pas le même attachement (c’est un euphémisme) aux valeurs républicaines, à commencer par la laïcité et l’émancipation féminine. Enfin, le dernier élément à prendre en compte est l’abandon par les forces se réclamant de la gauche, de bien des terrains de combat, permettant ainsi au FN d’apporter des réponses au mieux illusoires au pire dangereuses.

Ainsi, a-t-on oublié le rôle de la nation, les vertus de la laïcité, la nécessaire régulation de l’immigration pour ne pas nourrir la guerre des pauvres contre les pauvres, la lutte contre toutes les formes d’insécurité (sociale, civile culturelle), ou la question européenne, jugée intouchable par les Eurobéats de tous poils.  Résultat : sur tous ces sujets comme sur d’autres, on a laissé le FN avancer ses pions, aussi critiquables soient-ils. Pourtant, il n’y a aucune fatalité à ce qu’il en soit ainsi. Contrairement à ce qu’on lit dans la Pravda des bobos, titre que se disputent Le Monde et Libération, les Français ne sont pas des racistes invétérés, insensibles aux autres. On n’en est pas revenu aux « heures les plus sombres de notre histoire », comme disent ces esprits qui se croient encore à l’époque des Républicains espagnols en lutte contre le fascisme. Simplement, à oublier de regarder la réalité telle qu’elle est, à remplacer la politique par la morale permanente, on se coupe de ceux qui ont les deux pieds dans la glaise de la vraie vie, et qui attendent des réponses à leurs questions, non des sermons culpabilisants. D’une certaine manière, tout l’enjeu de la prochaine présidentielle est là.