Cinquante ans après le 11 septembre chilien, l’héritage d’Allende et du coup d’État

Au Chili, les commémorations du coup d’État du 11 septembre 1973 ont un goût amer. Un demi-siècle après cette matinée qui a plongé le pays dans une longue dictature néolibérale, une crise est en cours. Le président à la tête du pays, Gabriel Boric, prétend s’inscrire dans les pas de Salvador Allende, assassiné il y a cinquante ans. Pourtant, son action s’inscrit par bien des manières aux antipodes de l’ancien leader socialiste. Ayant renoncé à une confrontation avec les élites chiliennes, Boric s’aligne parfois sur elles – notamment sur les questions de politique étrangère. Dans un Chili plus fracturé que jamais, où les plaies mémorielles du coup d’État demeurent brûlantes, la rupture avec le système économique hérité de la dictature reste à entreprendre.

Le 11 septembre 1973, un coup d’État militaire renverse le gouvernement de l’Unité populaire. Salvador Allende, premier président socialiste du Chili, est assassiné. Son mandat (novembre 1970 – septembre 1973) fut l’occasion d’une expérience révolutionnaire unique.

11 septembre 1973 : le putsch qui achève l’expérience révolutionnaire

Dès son élection, il est soumis aux manœuvres de déstabilisation des secteurs élitaires du Chili, appuyés par les États-Unis. L’asphyxie de l’économie est organisée dans le secteur minier et routier, téléguidée par la CIA, tandis qu’une propagande médiatique joue sur l’anticommunisme ambiant pour fragiliser le gouvernement. Plusieurs groupes d’extrême-droite organisent des attentats terroristes pour détériorer les infrastructures ou s’en prendre à des représentants de l’Unité populaire – le chef de l’État-major chilien René Schneider est notamment assassiné. Pour le remplacer, sont nommés à ce poste Carlos Prats González, puis un certain Augusto Pinochet…

Poignées de portes du sculpteur Ricardo Mesa représentant la force du monde ouvrier, réalisées pour l’édifice de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement à Santiago de Chile en 1972 © Jim Delémont pour LVSL, décembre 2021.

Alors que la menace d’une sédition militaire se confirme, Allende et ses ministres refusent jusqu’au bout d’armer leurs partisans. C’est finalement le matin du 11 septembre 1973 que l’expérience chilienne prend fin. Un assaut organisé par le général Augusto Pinochet sur le palais présidentiel de la Moneda renverse le gouvernement et coûte la vie à Salvador Allende – après une ultime élocution destinée à rester dans les mémoires.

Les espoirs d’une transition démocratique en-dehors du cadre défini par le régime s’évanouissent. C’est à l’initiative de Pinochet qu’un référendum est organisé portant sur la prolongation de sa fonction à la tête du pays.

La dictature qui s’instaure règne par les méthodes les plus sanglantes. Plus de 45.000 personnes sont détenues dans les semaines suivant le putsch, tandis que 200.000 fuient le Chili entre 1973 et 1988. L’intention des putschistes soutenus par Washington se précise : établir un projet contre-révolutionnaire de long terme et éradiquer toute forme d’opposition.

« Le corps au service du capital » : collage dans les rues de Valparaíso par le collectif Pesímo servicio. © Jim Delémont pour LVSL, janvier 2022.

Institutionnaliser le néolibéralisme, au-delà de la dictature

La dictature transforme le Chili en laboratoire des politiques néolibérales. La « thérapie de choc » appliquée par Pinochet sur les conseils d’une myriade d’économistes américains – dont Milton Friedman – bouleverse les structures socio-économiques du Chili.

Les organisations de la classe ouvrière chilienne sont méthodiquement démembrées, de façon à briser leur pouvoir d’action sur les modes de production. Les implications économiques de cette transition libérale sont éloquentes : alors que 25 % de la population chilienne vivait sous le seuil de pauvreté en 1970, ce chiffre grimpe à 45 % en 19911.

Le régime tient par la répression, mais aussi par une propagande de masse via la télévision – qui se généralise jusque dans les foyers chiliens les plus éloignés des préoccupations politiques. En 1980, l’instauration de la nouvelle Constitution rédigée par Jaime Guzmán parachève d’imposer la logique néolibérale dans le cœur du pays.

L’extrême difficulté à organiser des mobilisations sociales a pour effet de renforcer le rôle des partis politiques, autorisés ou non, notamment à gauche et dans l’opposition. Après les échecs consécutifs des tentatives de faire vaciller le pouvoir, les espoirs de voir une transition démocratique en-dehors du cadre défini par le régime s’évanouissent. C’est à l’initiative de Pinochet qu’un référendum est organisé portant sur la prolongation de sa fonction à la tête du pays. La victoire du « non » laisse place à une transition démocratique négociée entre la dictature et les partis politiques, qui pérennisent les institutions du système.

Les promesses de la transition démocratique sont rapidement déçues. Si l’obstacle de la répression militaire n’est plus, la transition a intégré les mécanismes qui maintiennent l’État captif des intérêts financiers. Au sortir de la dictature, le système chilien porte donc ainsi déjà en lui les ingrédients de la crise politique qu’il traverse aujourd’hui.

« Chili, entreprise familiale », collage dans les rues de Valparaíso par le collectif Pesímo servicio © Jim Delémont pour LVSL, janvier 2022.

Commémorations officielles et lectures réactionnaires du coup d’État

L’organisation des commémorations des cinquante ans du coup d’État en ce 11 septembre 2023 a fait l’objet d’un intense débat – signe qu’il s’agit plus d’une plaie béante que d’une cicatrice. Outre les 40.000 victimes de torture, la dictature a laissé derrière elle plus de 2.300 morts et l’ombre de 1.102 personnes toujours portées disparues à ce jour2.

Pour autant, il n’y a pas de consensus sur la lecture du coup d’État. Si la dictature est condamnée – parfois timidement – par la droite, cette réprobation est systématiquement associée à un discours qui pointe la responsabilité le gouvernement de Salvador Allende. Celui-ci aurait semé un chaos dont le putsch était une issue logique. Cette stratégie discursive est amplement répandue dans tout un pan du personnel politique, et largement admise dans les médias de masse.

Cinquante ans plus tard, victimes et tortionnaires devraient donc partager un récit commun. Cette absence de consensus mémoriel rend possible la réhabilitation de la dictature par l’extrême-droite, qui s’affirme volontiers « pinochetiste ».

La présidence Boric permet bien l’émergence d’un discours officiel qui reconnaît la responsabilité de l’État chilien dans les crimes commis durant une décennie et demi. L’exécutif a mis en place un programme baptisé « cinquante ans du coup d’État : la démocratie, c’est la mémoire et le futur ». Cette série d’événements a débuté par la présentation du Plan national de recherche, de vérité et de justice qui ambitionne d’éclaircir les circonstances d’assassinat ou de disparition des opposants politiques.

« Groupement des familles d’exécutés politiques ». Manifestation à Valparaíso. © Jim Delémont pour LVSL, mai 2018.

Pour autant, en mettant sur le même plan « la mémoire et le futur », Boric ambitionne d’initier un apaisement et vise l’écriture d’un récit que beaucoup à gauche jugent consensuel quant au bilan de la dictature. Une volonté difficilement tenable alors qu’une multitude de mémoires dissonantes fractionnent le pays… C’est ce qu’a souligné la Declaración del 11, une initiative de l’exécutif qui a invité toutes les forces politiques a signer le 11 septembre une déclaration transpartisane en quatre points pour la défense de la démocratie.

Les partis de droite ont réagi en annonçant signer leur propre déclaration, parvenant ainsi a isoler une fois de plus le gouvernement tout en maintenant intactes les fractures historiques. En dernière instance, Gabriel Boric aura malgré tout remporté son pari, l’ensemble des anciens présidents ayant confirmé leur présence à l’événement.

Estallido, Constituante, Boric : un espoir mais…

Depuis 2019, le Chili est plongé dans une certaine incertitude politique. Après l’annonce de l’augmentation du prix du ticket de métro – une étincelle sur un brasier social qui couvait de longue date – une incroyable mobilisation sociale a lieu. Cet estallido social rebat les cartes : le Président d’alors, le néolibéral Sebastian Piñera, doit concéder le lancement d’une réforme de la Constitution à travers une assemblée constituante puis l’organisation d’un référendum. En 2021, l’arrivée au pouvoir de Gabriel Boric en 2021, élu notamment grâce au rejet de son adversaire José Antonio Kast, un nostalgique de la dictature. Ces deux événements semblent alors tourner enfin la page de l’ère Pinochet. Du moins en apparence.

Alors que le retour à la démocratie avait été marqué par le bipartisme entre les forces de la concertación/ Nueva Mayoria (Parti Socialiste, Parti pour la démocratie PPD, Parti radical, Parti Démocrate-Chrétien) et celle de la droite traditionnelle, la mobilisation a changé la donne et permis à une nouvelle génération, principalement issue des luttes étudiantes des années 2010, de conquérir l’appareil d’État. Gabriel Boric en est le produit. Depuis plus d’un an, cette nouvelle génération est confrontée à la réalité du pouvoir, avec la promesse difficile « d’en finir avec le néolibéralisme là où il est né », d’après les mots de Boric.

Depuis un an, c’est surtout le ralentissement de la dynamique qui a porté Boric au pouvoir et ses multiples échecs qui sont notables. Après une première lourde défaite au référendum de 2022 pour faire approuver une nouvelle constitution (64 % pour le « non »), proposée par une majorité plutôt située à gauche, plurielle et alternative, une nouvelle Assemblée constituante a été élue et celle-ci est dominée aux deux tiers par une majorité de droite et d’extrême-droite.

Avec un agenda législatif modéré et une ligne totalement à contre-courant sur les questions internationales avec ses partenaires latino-américains, Gabriel Boric cherche à éviter la confrontation.

Pire encore, le Parti républicain de José Antonio Kast, situé à l’extrême-droite de l’échiquier politique, s’est placé premier à ces élections constituantes et représente près de la moitié de cette nouvelle assemblée. Voilà ainsi plusieurs mois que la droite et surtout l’extrême-droite, héritières du « pinochetisme », sont dans une dynamique électorale qui semble définitivement refermer la parenthèse de rupture initiée avec l’estallido social. La droite et l’extrême-droite, dans un contexte de vote obligatoire, obtiennent en cumulé un score inégalé de l’histoire politique du Chili avec plus de 5 millions de voix, laissant perplexe quant à l’avenir politique du pays.

Gabriel Boric présente le Plan national de recherche, de vérité et de justice le 30 août 2023 à Santiago.

Éviter la confrontation avec les élites

Ce contexte interroge la stratégie adoptée par le gouvernement et sa coalition politique, Apruebo Dignidad2. Depuis l’annonce de son dispositif gouvernemental, Gabriel Boric a assumé une ligne politique modérée, espérant s’épargner une confrontation directe avec les élites chiliennes. Cette ligne s’observe dans la composition de l’appareil gouvernemental, un agenda législatif très modéré – malgré une situation sociale incandescente – et une ligne totalement à contre-courant sur les questions internationales avec ses partenaires latino-américains. Boric s’oppose en particulier au positionnement non-aligné du président Lula sur le conflit ukrainien et à sa volonté d’inclure le Venezuela comme un allié politique dans l’intégration régionale.

La première démonstration de cette orientation politique s’est observée dans la formation de son gouvernement où des personnalités de l’ex-concertación ont été intégrées. Il faut rappeler que les forces d’Apruebo Dignidad elles-mêmes ne détiennent pas la majorité à l’Assemblée nationale chilienne : avec seulement 37 députés, les forces de Boric sont loin du seuil des 78 permettant d’obtenir une majorité absolue. Raison pour laquelle le gouvernement de Boric regroupe une large coalition, allant des forces de l’ex-concertacion au Parti communiste chilien, permettant d’afficher un bloc de 66 députés devant manœuvrer pour obtenir une majorité sur les différents débats législatifs.

Avec ce bloc très élargi et fragile, la présidence de Boric a été marquée par de nombreux compromis pour la composition des différents gouvernements, avant et après les échecs électoraux. D’un gouvernement déjà modéré avec une forte représentation de l’ex-concertación, les cinglantes défaites électorales ont conduit Boric dans des remaniements qui ont toujours plus réduit le poids de sa propre camp. De plus, malgré la formation de cette large coalition gouvernementale, les oppositions et polémiques entre les forces plus modérées de l’ex-concertación, et, au delà, contre celles du Président Boric sont autant d’éléments qui ont démontré la fragilité de l’actuelle majorité gouvernementale.

Le référendum sur la proposition de Constitution de 2022 en est une illustration. Si, officiellement, la majorité gouvernementale partait unie à ce scrutin pour porter la voix de l’Apruebo, des figures de l’ex-concertación se sont prononcé en sa défaveur. Ainsi, on retrouve l’ancien président de la démocratie-chrétienne Eduardo Frei, qui a appelé au rechazo (rejet), l’ancien président Ricardo Lagos qui n’a pas donné de consignes, et l’ancienne présidente socialiste Michelle Bachelet, pourtant soutien du gouvernement, qui a appelé à un apruebo (approbation) assez timide les jours précédent le scrutin. Dans le même temps, de nombreuses figures importantes de la démocrate-chrétienne ont appelé à voter rechazo, témoignant les divisions au sein du parti malgré une décision nationale des instances pour l’apruebo.

Aux nouvelles élections constituantes de mai dernier, des forces de l’ex-concertación, avec le Parti pour la démocratie, le Parti radical et la démocratie-chrétienne, ont présenté leur propre liste en-dehors de la majorité gouvernementale pour obtenir 9 % des voix, tandis que la liste de la majorité gouvernementale a obtenu 28,5 % des voix, soit 7 points derrière la liste d’extrême-droite…

Malgré un double jeu évident, aussi bien sur les scrutins électoraux que dans l’action gouvernementale et législative, Boric a confirmé depuis un an sa tendance à se rapprocher de l’ex-concertación et des forces modérées afin de maintenir une forme de consensus au prix d’un isolement toujours plus important de sa famille politique. Après la défaite au référendum sur la constituante de 2022, Izkia Siches, ancienne directrice de campagne de Gabriel Boric, est remplacée au ministère de l’intérieur lors du premier remaniement.

L’option de la « conciliation » avec l’opposition et les élites économiques semble déboucher sur une impasse.

Celle-ci avait durement été critiquée par la droite et l’extrême-droite notamment sur sa gestion du conflit avec les indigènes Mapuche au sud du pays, les questions migratoires et la montée de l’insécurité dans le pays. Marcela Rios, membre du parti de Boric, a dû démissionner sous pressions de la droite et de l’extrême-droite, après des prises de position de la Ministre et de Boric en faveur de la libération de prisonniers politiques de l’estallido social et de l’ex-guérilla du front patriotique Manuel Rodriguez. Après un bras de fer engagé par des magistrats de la Cours Suprême et la menace de destitution de la Ministre par des parlementaire, celle-ci a été contraint de démissionner en janvier 2023.

Autre figure encore plus importante, Giorgio Jackson, numéro 2 du Frente Amplio et figure historique des luttes étudiantes de 2011 menée avec l’actuel Président, a démissionné de son poste au Ministère du développement social après avoir été déjà écarté du poste très stratégique de Ministre-secrétaire de la Présidence. Cette ultime démission a eu lieu le 11 août dernier après des accusations diverses de corruption lorsqu’il était en poste au sein du ministère du développement social. L’extrême-droite, relayée dans la presse, a fait pression sur le ministre pour obtenir sa destitution, qui s’est finalement soldé par la démission de celui-ci. La démission de Jackson, comme les défaites successives du gouvernement aux deux derniers scrutins sur les processus constitutionnels, témoigne aussi du rôle fondamental des médias dans la diabolisation de Boric et finalement l’opposition à toutes alternatives au Chili.

Enfin, il faut souligner le rôle fondamental que jouent les médias dominants dans l’accroissement des tensions entre l’opposition et le gouvernement, visant à conduire celui-ci à une modération croissante. Surmédiatisation des questions d’insécurité et d’immigration, traitement médiatique à sens unique des révoltes indigènes dans le sud et nombreuses fake news relayées sur le projet de constitution de 2022 : sur de nombreux sujets, les médias de masse s’alignent sur l’oligarchie chilienne.

En 1987, Pinochet éloigne le Parlement de la capitale en faisant construire le Congreso à Valparaíso. © Jim Delémont pour LVSL, juillet 2019.

Les leçons de la « conciliation »

Ainsi, l’option de la « conciliation » avec l’opposition et les élites économiques semble déboucher sur une impasse. Pire encore : elle conduit au renforcement du bloc conservateur, qui apparaît désormais comme la seule alternative crédible aux yeux des forces centristes et modérées. Les difficultés auxquelles sont confrontées Boric sont les mêmes que celles de Salvador Allende : obstruction des médias, de l’opposition au parlement, des grandes puissances économiques. Leurs façons d’y répondre diffèrent en revanche radicalement.

Cette première année d’expérience de Boric constitue une leçon quant à l’inéluctabilité d’une confrontation avec les élites économiques dans la perspective d’un agenda de transformation. Elle remet en question la perspective des alliances opportunistes avec des forces plus modérées, dont le revirement se fait sentir au premier souffle. Dans un contexte où de nombreuses forces de gauche latino-américaines, mais aussi européennes, adoptent un recentrage politique, les leçons du Chili – que l’on parle du 11 septembre 1973 ou de l’année 2023 – possèdent une actualité brûlante.

Notes :

1 P. Guillaudat et P. Mouterde, Les mouvements sociaux au Chili, 1973-1993. Paris, L’Harmattan, 1995, 304 p.

2 Coalition du Frente Amplio, regroupement de plusieurs partis politiques, et du Parti Communiste Chilien.

« Que Salvador Allende démissionne ou se suicide » : retour sur le 11 septembre 1973

Chili 11 septembre 1973 -- Le Vent Se Lève
© Éd. Joseph Édouard pour LVSL

Mort d’une utopie ? Destruction de l’une des « plus anciennes démocraties » d’Amérique latine ? Victoire des secteurs oligarchiques et de l’impérialisme ? Éclatement des contradictions de la révolution incarnée par le président Allende, à la fois socialiste, démocratique et constitutionnelle ? Le 11 septembre 1973 est tout cela à la fois. Pour les Chiliens, il marque le reflux d’un processus continu de conquêtes sociales – et l’entrée forcée dans l’ère d’un libéralisme de type nouveau. Ce jour marque le commencement d’une série de crimes de masse perpétrés par la junte militaire du général Pinochet. Pour les cinquante ans de cette date, Le Vent Se Lève publie une série d’articles dédiés à l’analyse des « mille jours » de la coalition socialiste de Salvador Allende et au coup d’État qui y a mis fin. Ici, Franck Gaudichaud retrace ses premières heures de manière chirurgicale. Professeur d’Université en histoire et études des Amériques latines à l’Université Toulouse Jean Jaurès, il est l’auteur d’une série d’articles et d’ouvrages sur le Chili, dont Chili, 1970-1973 – Mille jours qui ébranlèrent le monde (Presses universitaires de Rennes, 2017 – les lignes qui suivent en sont issues) et plus récemment Découvrir la révolution chilienne (1970-1973) (éditions sociales, 2023).

« Si les mille jours de l’Unité populaire avaient été vertigineux, le temps a souffert une énorme accélération le 11 septembre. Ce fut un jour de définitions. Ce qui était en jeu n’était pas seulement la politique, le changement, le socialisme, ce qui était désormais au centre de tout était la vie, sans abstractions, la vie au sens propre1. » Début septembre, le mouvement fasciste Patrie et liberté n’hésite plus à distribuer des tracts, qui laissent deux « alternatives » à Allende : la démission immédiate ou le suicide…

Affiche de propagande de Patrie et liberté invitant Allende à la « démission » ou au « suicide ». Archives BDIC – Paris – Dossier Chili – F° A 126/16 – 1973.

Chacun sait que l’affrontement est proche, que c’est une question d’heures ou, tout au plus, de quelques jours. Comme en témoigne Rigoberto Quezada, la question de l’armement revient continuellement au sein des bases ouvrières : « Le coup d’État était annoncé dans les journaux, la radio et même par le président du Sénat, E. Frei (père). On parlait beaucoup de la révolution espagnole, où les ouvriers ont pris d’assaut les régiments et se sont armés2. » Le golpe est sur toutes les lèvres, dans tous les esprits.

Les dernières heures de Salvador Allende

Allende en a parfaitement conscience. Il joue son dernier atout, bien tardif d’ailleurs : l’appel au plébiscite populaire, en vue d’un changement constitutionnel et, avec comme espérance, la stabilisation du gouvernement jusqu’aux élections présidentielles de 1976. Selon toute vraisemblance, si le coup d’État intervient précisément le 11 septembre, c’est que le président de la République a pour projet d’annoncer le référendum le soir même, à la radio, comme il l’a personnellement précisé au général Pinochet. Ce dernier n’en demandait pas tant pour se décider à agir au plus vite3.

Pour Gabriel Garcia Márquez, la mort d’Allende est une parabole qui résume les contradictions de la voie chilienne : celle d’un militant socialiste défendant, mitraillette à la main, une révolution qu’il voulait pacifique.

Nous ne nous attarderons pas ici sur le détail des opérations militaires, qui vont de l’intervention de la marine dans le port de Valparaíso, tôt le matin du 11 septembre, jusqu’aux déplacements de troupes dans la capitale. Il s’agit d’une guerre éclair de quelques jours, une guerre interne dotée de puissants soutiens externes (la CIA) et menée en vue du pouvoir total. Elle comprend l’utilisation d’avions de chasse et de tanks et pousse au suicide le président Allende, vers 14 heures, dans le palais présidentiel de la Moneda4.

Refusant l’ultimatum des officiers, Allende décide de résister quelques heures, sans vouloir quitter le palais Présidentiel comme lui demande l’appareil militaire du Parti socialiste (PS). Rejoint par quelques proches et des membres du GAP, le « camarade-président » a eu le temps d’y prononcer son dernier discours (connu comme « Le discours des grandes avenues »), qui est aussi un testament politique laissé aux futures générations.

Comme l’a par la suite expliqué l’écrivain Gabriel Garcia Márquez, la mort d’Allende dans la Moneda en flamme est une parabole qui résume les contradictions de la voie chilienne : celle d’un militant socialiste, défendant une mitraillette à la main, une révolution qu’il voulait pacifique et une Constitution créée par l’oligarchie chilienne au début du siècle5. Cette mort est aussi celle d’un homme politique et d’un militant intègre, fidèle jusqu’au bout à ses principes et à ses engagements.

Résistance ouvrière atone face aux militaires ?

Jusqu’au 11 septembre, 8 heures du matin, le président de la République a eu confiance dans la loyauté du général Pinochet et espère, d’une minute à l’autre, son intervention en défense du gouvernement6. C’est pourtant ce dernier qui prend la tête de la rébellion. Les soldats, carabiniers ou sous-officiers qui refusent ce qu’ils considèrent comme une trahison, sont immédiatement passés par les armes.

La stratégie militaire déclenchée dans la capitale suit un plan simple, mais efficace : une incursion directe à la Moneda, afin de détruire (symboliquement et physiquement) le pouvoir central et, de là, se diriger vers la périphérie, avec pour priorité le contrôle des Cordons industriels (CI)7. [NDLR : les « Cordons industriels » sont des organismes de démocratie ouvrière, d’inspiration socialiste, destinées à faire le lien entre les diverses sections syndicales ou les différents secteurs industriels du pays]

Dans ses mémoires, le général Pinochet dit son étonnement face à la faible résistance rencontrée au sein des CI : « Nous avons effectué un dur labeur de nettoyage. Dans ces derniers moments, nous n’avons pas dû affronter les réactions prévues, de la part des Cordons industriels8. » Tout de suite après le coup d’État, de nombreuses rumeurs ont circulé de par le monde, annonçant une opposition massive des ouvriers chiliens au coup d’État. Aujourd’hui, on connaît plus précisément l’ampleur de cette réaction populaire. En fait, le principal foyer d’opposition s’est déroulé dans la zone sud de Santiago.

Dans ses mémoires, le général Pinochet dit son étonnement face à la faible résistance rencontrée au sein des cordons industriels.

Elle est le fait de militants de gauche aguerris, membres des appareils militaires du PS et du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR, Movimiento de izquierda revolucionaria), qui se sont déplacés au sein des Cordons [NDLR : le MIR, d’obédience marxiste-léniniste, est l’élément le plus radical de la coalition dirigée par Salvador Allende]. Ceci souvent, avec l’appui actif de salariés prêts à se battre. Une fois le coup démarré, l’appareil militaire du PS (avec à sa tête Arnoldo Camú) réussit à regrouper et armer une centaine d’hommes, tandis que se réunit dans l’usine FESA du CI Cerrillos, la commission politique de ce parti.

Les instructions sont d’initier un plan de défense du gouvernement, qui consisterait à libérer une zone de la ville où puissent se coordonner des actions en collaboration avec les ouvriers des CI San Joaquín, Santa Rosa y Vicuña Mackenna. Le point de ralliement fixé est l’entreprise Indumet (CI Santa Rosa), où se retrouvent des responsables de l’ensemble de l’UP, auxquels se joignent environ 200 ouvriers combatifs. À 11 heures du matin, les dirigeants nationaux de chaque organisation évaluent leur capacité politico-militaire immédiate9.

Comme le rapporte P. Quiroga, témoin de cette réunion, la précarité de la préparation saute aux yeux des militants. La proposition du PS (prendre d’assaut une unité militaire pour avancer sur la Moneda) est rejetée par le Parti communiste (PC), qui préfère attendre la réaction tant espérée des forces armées (pour finalement passer à la clandestinité). Quant à M. Enríquez – d’accord pour intervenir -, il annonce que la force centrale du MIR nécessite encore plusieurs heures, pour pouvoir être opérationnelle… Selon Guillermo Rodríguez, le MIR a mis en veille son appareil politico-militaire (et donc enterré les armes) depuis le 6 septembre, persuadé que le gouvernement est sur la voie de nouvelles conciliations avec la droite10.

Finalement, en l’absence d’une aide venue des soldats de gauche et d’une planification politico-militaire sur le long terme, le « pouvoir populaire » est incapable d’organiser une résistance armée au coup d’État [NDLR : le « pouvoir populaire » désigne les formes d’organisation para-étatiques, souvent ouvrières, destinées à concrétiser le socialisme par des actions complémentaires à celles de l’État – ou, pour les plus radicaux, à le remplacer]. Comme le dit aujourd’hui Guillermo Rodríguez, qui a tenu avec d’autres de ses camarades à combattre malgré tout, « je crois qu’à ce moment-là, nous nous sommes battus pour l’histoire, afin de laisser un petit drapeau qui dirait “nous avons tout de même fait une tentative, alors que dans d’autres endroits, rien n’a été fait11” ».

La répression et le début du terrorisme d’État

La violence d’État envahit alors le pays et elle vise en priorité les militants de gauche et les dirigeants du mouvement social, dont tous ceux qui se sont lancés dans l’aventure du « pouvoir populaire ». Dans les témoignages, la dimension traumatique de ces heures de violence intense est partout présente. C’est le début de la « période noire » pour les militants, qui connaîtront la détention, la torture, la mort de proches, l’exil ou la vie en clandestinité pendant des années, etc.

En même temps que la dictature impose sa chape de plomb à l’ensemble de la société, les habitants des poblaciones, les ouvriers des Cordons, les partisans de gauche connaissent la signification concrète de ce que peut représenter la terreur d’État12. Un exemple pris parmi d’autres, est celui de Carlos Mújica. Salarié de l’usine métallurgique Alusa, militant MAPU et délégué du cordon Vicuña Mackenna, il tient à témoigner :

« Le jour du coup d’État il y avait des morts dans la rue, ils les apportaient même d’autres endroits et ils les jetaient ici. […] Et on ne pouvait rien faire ! Je crois que le plus dur fut à cette époque, l’année 73 – 74. Par la suite, en 1975, les services secrets viennent me chercher à Alusa. Ils me détiennent et m’emmènent à la fameuse Villa Grimaldi : là, ils passaient les gens à la parilla, c’est-à-dire sur un sommier en fer où ils appliquaient le courant électrique sur les jambes… Ils savaient que j’étais délégué du secteur…13 »

Déploiement militaire dans les quartiers périphériques de Santiago (11 septembre 1973). Reproduit dans La Huella, Santiago, n° 12, septembre 2002.

Ils sont des centaines de milliers à passer dans les mains des services secrets de la junte et à être torturés. Plusieurs milliers d’entre eux sont, aujourd’hui encore, des « détenus disparus ».

Il s’agit d’une victoire stratégique de l’impérialisme qui permet non seulement de revenir sur les avancées sociales conquises durant ces mille jours, mais aussi de transformer le Chili en un véritable laboratoire : celui d’un capitalisme néolibéral encore inconnu sous d’autres latitudes.

L’une des premières mesures de la junte est d’écraser le mouvement syndical et d’interdire la CUT. La défaite du mouvement révolutionnaire signifie de véritables purges politiques dans les entreprises, qui – pour les plus importantes – passent sous la coupe des militaires : il y aura plus de 270 détenus à Madeco, 500 personnes immédiatement licenciées à Sumar ou encore une répression plus ciblée, comme à Yarur ou Cristalerias de Chile14. De nombreux patrons participent pleinement au système de délation et arrestation des militants mis en place par la junte. C’est précisément ce qui se passe à l’usine Elecmetal, rendue à ses propriétaires le 17 septembre 197315.

Cette répression s’accompagne du licenciement de 100 000 salariés, inscrits sur les « listes noires » de la junte (afin qu’ils ne puissent pas être réemployés). En même temps, la dictature impose la loi martiale, ferme le Congrès, suspend la Constitution et bannit du pays l’activité des partis politiques, y compris de ceux qui ont appuyé le coup d’État. Peu à peu, Pinochet et ses acolytes donnent à la répression une dimension transnationale, en coordination avec les autres régimes militaires de la région et avec le soutien du gouvernement des États-Unis, formant ce qui est désormais connu comme « l’Opération Condor »16. Et c’est bien dans le cadre des rapports de forces politiques mondiaux que s’inscrit cette fin tragique de l’UP.

Il s’agit d’une victoire stratégique de l’impérialisme qui permet, non seulement de revenir sur les nombreuses avancées sociales conquises durant ces mille jours, mais aussi de transformer le Chili en un véritable laboratoire : celui d’un capitalisme néolibéral encore inconnu sous d’autres latitudes et dont ce petit pays du Sud expérimente, le premier, les recettes, sous la coupe des Chicago Boys. Les 17 années de dictature postérieures au 11 septembre 1973, sont celles de ce que Tomás Moulian ou Manuel Gárate nomment « révolution capitaliste », tant la société va être remodelée par la junte17.

Il s’agit, en fait, d’une contre-révolution, dans le sens le plus strict du terme. Et l’ampleur de la violence d’État, complètement disproportionnée en regard de la résistance qui lui est opposée, ne s’explique que parce qu’il s’agit, non seulement de tuer les individus les plus actifs dans le processus de l’UP, mais aussi d’arracher les traces, au plus profond de leur enracinement social, des expériences autogestionnaires qui s’étaient multipliées. Maurice Najman, qui est allé sur place observer l’UP, affirme en octobre 1973 : « En définitive les militaires sont intervenus au moment où le développement du « pouvoir populaire » posait, et même commençait à résoudre, la question de la formation d’une direction politique alternative à l’Unité populaire18. »

Face au coup d’État, il croit pouvoir pronostiquer une prompte résistance armée. Ce pronostic, erroné, est le fruit d’une vision surdimensionnée de la force du « pouvoir populaire ». En fait, l’opposition massive à la dictature ne renaît que bien plus tard, au début des années 1980, à l’occasion des grandes protestas. Entre-temps, l’ensemble des tentatives de « pouvoir populaire » ont complètement disparu sous le talon de fer du régime militaire. Cependant il est un trait du « pouvoir populaire » que la dictature n’a pu effacer complètement : sa mémoire, ou plutôt ses mémoires.

Notes :

1 Patricio Quiroga, « Compañeros, El GAP, la escolta de Allende », El Centro, 2002,

2 Témoignage de Rigoberto Quezada, recueilli par Miguel Silva, Los cordones industriales y el socialismo desde abajo, auto-édition, 1900.

3 Pour une description des derniers jours d’Allende : Joan Garcès, Allende y la experiencia chilena, Las armas de la política, Santiago, Siglo XXI, 2013.

4 Patricia Verdugo., Interferencia Secreta. 11 de septiembre de 1973, Editorial Sudamericana, 1988

5 Gabriel García Márquez, « La verdadera muerte de un presidente », 1974

6 Voir les remarques à ce sujet de Luís Vega, alors conseiller du ministère de l’Intérieur, à Valparaíso (Anatomía de un golpe de Estado. La Caída de Allende, Jerusalén, La semana publicaciones, 1983).

7 Vicente Martínez., « La estrategia militar en Santiago », La Tercera, 2003

8 Augusto Pinochet., El día decisivo, Santiago, Andrés Bello, 1979

9 Se trouvent sur place Víctor Díaz et José Oyarce du PC, Miguel Enríquez et Pascal Allende du MIR, Arnoldo Camú, Exequiel Ponce et Rolando Calderón pour le PS.

10 Entretien réalisé à Santiago, 6 août 2003.

11 Entretien réalisé à Santiago, 6 août 2003

12 Stohl M. et López G., The state as terrorist, Wesport, Greennewood Press, 1984

13 Entretien réalisé à Santiago, le 14 mai 2002

14 Peter Winn, Weavers of Revolution: The Yarur Workers and Chile’s Road to Socialism, Oxford University Press, 1989.

15 La situation d’Elecmetal est plus connue car on a pu, plusieurs années plus tard, retrouver par hasard les corps des victimes et les autopsier (« La complicidad de Elecmetal y Ricardo Claro », El Siglo, Santiago, 20 octobre 2000.

16 Franck Gaudichaud. Operación Cóndor. Notas sobre el terrorismo de Estado en el Cono sur, Madrid, Sepha, 2005.

17 Thomas Mouliant, Chile actual, anatomía de un mito, Santiago, ARCIS-LOM, col. « Sin Norte », 1997

18 Le Monde Diplomatique, Paris, octobre 1973.

Une Constitution pour en finir avec l’héritage de Pinochet : le Chili divisé

Au Chili, élites traditionnelles, médias et pouvoirs économiques se sont ligués contre le projet de nouvelle Constitution, visant à mettre un terme à l’architecture institutionnelle héritée de Pinochet. Le référendum en cours marque la conclusion d’un cycle débuté en octobre 2019 avec un soulèvement populaire massif contre le gouvernement néolibéral de Sebastian Piñera, suivi de la mise en place d’une Convention constituante puis de l’élection du Président Gabriel Boric. Alors que les différentes échéances électorales ont été marquées par un rapport de force à la faveur des organisations de gauche, ce sont les secteurs conservateurs qui ont imposé leurs thématiques durant la campagne autour du référendum. Cet essoufflement de la dynamique qui a porté Gabriel Boric au pouvoir sonne comme un avertissement pour les mouvements de gauche tentés, en Amérique latine, de refuser la confrontation avec les élites traditionnelles.

La proposition d’une nouvelle Constitution

La Constitution actuellement en vigueur au Chili sacralise des droits d’inspiration néolibérale ; l’actuelle convention constituante porte des principes qui se veulent à l’opposé de celle-ci. Elle a accouché d’un texte comprenant 388 articles sur 178 pages- ce qui en fait l’un des documents constitutionnels les plus longs du monde.

Les principes et droits fondamentaux exprimée par la Constitution figurent dans les 150 premiers articles qui comprennent les chapitres sur les droits fondamentaux et les questions liées à l’environnement – manifestation d’un effort conséquent de la Convention visant à refonder la nation chilienne sur de nouvelles bases.

Dès l’article 1, le caractère social, démocratique, multiculturel et régional de l’État chilien est affirmé. Cet article confirme la volonté souvent exprimée de construire un État qui reconnaisse les peuples originaires et qui travaille à davantage de décentralisation. Un accent particulier a été placé sur les questions d’égalité de genre, en affirmant non seulement cette valeur comme un principe mais une obligation légale. Celle-ci se matérialise notamment via une parité de genre qui s’applique à tous les organes collégiaux de l’État comprenant aussi bien les institutions, l’administration publique que les sociétés d’État.

La Constitution s’inscrit dans une optique résolument progressiste, en rupture avec le statu quo en place depuis la fin de la junte d’Augusto Pinochet – que ce soit sur la question de la mémoire de la dictature, le droit à la non-discrimination et son effectivité, l’éducation sexuelle intégrale, le droit de mourir dans la dignité, la liberté d’association, le droit à la lecture et au sport, etc. De même, sur les droits sociaux, cette nouvelle Constitution s’inscrit dans une perspective de rupture avec la précédente Le projet porté par la Constituante pose en effet les droits à l’éducation, à la santé au travail ou à l’assurance sociale comme des obligations étatiques. Afin de garantir l’effectivité de ces droits, la proposition de Constitution crée une nouvelle instance de « défense du peuple » (defensoria del pueblo), dotée d’une personnalité juridique et avec ses propres moyens d’action.

Sur les questions écologiques, un chapitre entier est dédié à la « justice environnementale » et mentionne la question de la responsabilité des institutions vis-à-vis du réchauffement climatique. Ainsi, la Constitution pose des principes pouvant être invoqués afin d’entamer une action en justice face à des personnes physiques ou morales pour des dommages à l’environnement – une nouveauté importante au Chili. La Constitution consacre les biens communs naturels sur lesquels l’État est chargé d’une responsabilité accentuée de préservation. C’est le cas des fonds marins, des eaux territoriales, des eaux, glaciers, des forêts…tout en laissant la charge à la loi d’étendre cette liste. S’agissant du statut de l’eau, objet de luttes importantes au Chili, la nouvelle constitution institue un droit à l’eau pour tous. En plus de consacrer la question de sa préservation et de sa distribution pour tous, la nouvelle Constitution crée une agence nationale de l’eau, organe autonome chargé d’exécuter ces missions en garantissant une forme participative en son sein. L’eau n’est plus vue comme un bien appropriable ou pouvant être un objet commercial mais comme un bien commun sur lequel l’Agence nationale de l’eau qui fournit des autorisations d’exploitation y compris au secteur productif.

S’agissant des mines, cœur de l’activité économique chilienne, la nouvelle Constitution est dans la continuité de l’ancienne, permettant ainsi de maintenir des politiques extractivistes par des concessions à des entreprises étrangères. Enfin, pour garantir l’application des normes environnementale, cette Constitution crée un organe intitulé « défense de la nature » (defensoria de la naturaleza).

La Constitution de 1980, issue de la dictature du général Pinochet, est demeurée célèbre pour avoir été une des premières d’inspiration néolibérale qui sacralise des droits économiques individuels et institutionnalise l’indépendance de la Banque centrale chilienne. La proposition de nouvelle Constitution vient encadrer plus profondément la liberté d’entreprendre ou le droit de propriété, tout en reconnaissant ces droits fondamentaux en la matière, mais d’une moindre portée. L’autonomie de la Banque centrale chilienne est toujours consacrée, mais assortie d’un corpus d’obligations adossée à cette banque promet d’encadrer plus profondément son autonomie.

S’agissant des institutions, le projet de nouvelle Constitution ouvre la voie à une décentralisation marquée. Différentes collectivités territoriales chiliennes (régions, provinces et communes) sont affirmées et voient leurs prérogatives renforcées.

La mise en application de cette Constitution, si elle est approuvée, aura lieu complètement à partir du 11 mars 2026, avec l’application entre-temps d’un régime de dispositions transitoires avec l’inclusion au fur et à mesure des différentes normes au sein des administrations.

Une distribution du projet de nouvelle Constitution Source : Réseaux sociaux de la campagne « Aprueba x Chile »

Un référendum doublé d’une évaluation des premiers mois du Président Boric

Si le référendum du 4 septembre porte sur le nouveau texte constitutionnel, il est tributaire d’enjeux plus larges, notamment à l’élection du nouveau président Gabriel Borii. Sa victoire en décembre 2021 est une traduction du soulèvement populaire qui a secoué le Chili en octobre 2019. Neuf mois plus tard, le calendrier fait du référendum un vote d’approbation ou de sanction de ce commencement de mandat. Gabriel Boric est donc la figure sur laquelle la campagne s’est articulée, bien que plusieurs voix se soient élevées au sein de différentes organisations sociales pour dénoncer un interventionnisme trop prononcé de la part du Président

Dès les premières semaines du mandat de Boric, la droite et l’appareil médiatique n’ont eu de cesse de tenter d’affaiblir la légitimité du gouvernement, en s’attaquant une à une à ses principales figures – le Secrétaire général de la présidence, Giorgio Jackson et, surtout, Izkia Siches. L’ancienne Présidente du Collège des Médecins du Chili a joué un rôle clef dans la campagne du second tour et la victoire de Boric. Propulsée première femme Ministre de l’Intérieur, elle a dû prendre en main le sujet brûlant du conflit entre forces de police et communautés mapuches, dans le sud du Chili. Entre cafouillages et suites d’excuses, c’est la perte d’une personnalité avec un fort ancrage populaire pour Boric. Seule Camila Vallejo, figure communiste nommée Secrétaire générale du gouvernement, tient tête et à surnage en défendant âprement la Nouvelle Constitution sur tous les terrains.

Camila Vallejo, Secrétaire générale du gouvernement, lors d’une distribution du projet de nouveau texte constitutionnel. Source : Réseaux sociaux de Camila Vallejo

Depuis un mois, le gouvernement met à l’agenda une série de mesures clefs de son programme et multiplie les rencontres dans plus d’une vingtaine de villes pour les présenter : santé, transport et réduction de temps de travail avec la semaine de 40h. Néanmoins, le Président Boric et ses équipes restent fragilisées après un début de mandat où fausses notes et hésitations se sont succédées. Les changements attendus tardent à arriver et, pour beaucoup, observer le gouvernement effectuer ses palinodies instille le doute quant à l’opportunité de donner un blanc-seing à Gabriel Boric.

Les co-présidents de la Convention constituante remettent le projet de nouvelle Constitution à Gabriel Boric le 5 juillet 2022 Source : Réseaux Sociaux de la Convention constituante

Une campagne pour l’apruebo (approbation) constamment mise au défi

Lors de sa parution, les copies de la nouvelle Constitution se sont écoulées par milliers au détour des ventes à la criée, preuve du véritable intérêt suscité par la Convention constituante dans la société chilienne. Un contexte d’ébullition politique a priori favorable à la mise en place d’une campagne forte et efficace. Pourtant, pour les organisations sociales et politiques partie prenante de l’apruebo, les obstacles et les défis se sont multipliés.

Outre le caractère difficilement audible de la campagne gouvernementale, la mise en place de celle-ci a été lente et difficile. Certes, un large éventail d’organisation sociales, politiques, associatives et syndicales se sont pourtant retrouvées au sein d’Apruebo x Chile (j’approuve pour le Chili). Néanmoins, la coordination s’est difficilement instaurée pour unifier l’action militante sur l’ensemble du pays. Si une multitude d’initiatives locales se sont organisées, elles ne sont pas parvenues à s’exprimer sur une même tonalité. Associée à un départ tardif et peu de moyens, l’implication sociale et populaire n’a pas véritablement eu lieu comme espéré. Dans le dernier mois de campagne seulement les rassemblements ont peu à peu monté en puissance alors que les sondages donnaient l’apruebo et le rechazo (rejet) au coude-à-coude, mais toujours avec une légère avance pour ce dernier. Si la campagne de l’apruebo s’est attachée à ré-activer le souvenir du soulèvement populaire et à convoquer l’imaginaire de l’unité du peuple chilien, la stratégie ne semble plus avoir fait recette depuis que la gauche est entrée au palais présidentiel de la Moneda. La campagne s’est ainsi retrouvée une fois de plus dans l’impasse et renvoyée à un facteur qui la dépasse : l’action du gouvernement.

Sur sa gauche, Gabriel Boric doit également faire face à une opposition qui tente de se constituer autour de figures locales, tels que d’anciens députés constituants ou le Maire de Valparaíso, Jorge Sharp. Ce dernier, qui a claqué la porte du Frente amplio, la coalition à la gauche du Parti socialiste chilien, en novembre 2019, ne cache pas ses dissensions avec le nouveau Président. Il a cependant signé, avec 150 personnalités politiques, une lettre ouverte appelant à voter apruebo sans condition. Le collectif, nommé apruebo transformar, dénonce les errances du gouvernement qui, selon eux, affaiblit le processus constituant en tenant le peuple à l’écart et en ouvrant la porte à des tractations entre partis. Cette campagne supplémentaire, toujours en parallèle des autres initiatives, est écartelée entre les villes d’où proviennent les signataires. Elle parvient néanmoins à enclencher des dynamiques dans les quartiers de Valparaíso en s’appuyant notamment les assemblées de voisins et collectifs d’habitants.

Les secteurs les plus éloignés des zones urbaines sont cependant également ceux qui restent le plus rétifs aux changements proposés. Ceux, également, où la droite et ses spots publicitaires séduisent le plus. Pourtant, ce sont ces électeurs qui, au 1er tour de l’élection présidentielle s’étaient tournés vers un candidat se réclamant anti-système, sont en position de faire basculer l’issue du scrutin pour l’une ou l’autre des deux options…

Face à l’ampleur des enjeux, un sursaut de mobilisation semble avoir parcouru le Chili dans la dernière semaine de campagne, notamment dans les aires urbaines. Plus de 500.000 personnes ont ainsi convergé devant la scène de l’événement national de fin de campagne de l’apruebo à Santiago, le vendredi 2 septembre. Une participation massive qui a fait la une tant elle a surpris par son ampleur, alors que moins de 1000 personnes se sont rassemblées à l’événement de clôture du rechazo, quelques rues plus loin.

Plus de 500 000 personnes rassemblées à l’événement de fin de campagne de l’apruebo à Santiago de Chili, vendredi 2 septembre 2021 Source : Réseaux sociaux de la campagne « Aprueba x Chile »

La recomposition du bloc conservateur, véritable obstacle

Alors qu’elle détenait l’ensemble des pouvoirs, la droite traditionnelle est sortie défaite des trois élections successives, gardant uniquement sa mainmise sur le Sénat. Ces derniers mois ont été marqués par un tournant stratégique tant dans son discours que son organisation. Rassemblées derrière le rechazo, les forces conservatrice agitent le drapeau de « l’amour du Chili » contre la nouvelle Constitution ; ses campagnes médiatiques sont efficacement coordonnés et ses figures médiatiques identifiées. Les vidéos de la campagne audiovisuelle du rechazo donnent un aperçu de l’importance des budgets alloués et de l’axe stratégie mis en avant : rechazar para reformar (« rejeter pour réformer »).

L’ensemble des anciens Présidents chiliens, à l’exception de la socialiste Michelle Bachelet qui a été la dernière carte maîtresse de l’apruebo, se sont prononcés en faveur du rechazo. Tous, sauf le dernier Président de droite, Sébastian Piñera, qui n’est apparu publiquement sous aucun prétexte. C’est là la véritable leçon tirée par la droite qui, consciente de cristalliser sur elle le rejet du système, a entrepris d’avancer masquée. Cet espace politique a donc été investi par des figures de l’ex-« Concertation », l’alliance sociale-démocrate, comme Ximena Rincón. Une aubaine pour les conservateurs qui leur ont offert une audience médiatique décuplée, voyant là l’opportunité de donner davantage de transversalité au rechazo.

S’il reste dans l’ombre, Sebastian Piñera est pourtant l’un des véritables visages du rechazo, qu’il finance massivement avec l’aide de ses proches fortunés. Ainsi, le campagne contre la nouvelle Constitution bénéficiait fin août d’une confortable assise de 1 500 millions de pesos chilien, soit 1,7 million d’euros, contre 372 millions de pesos, soit 415.000 euros, pour l’apruebo. L’écart est tout aussi saisissant pour ce qui est des dons anonymes : 900% de plus pour le rechazo ! Parmi les généreux donateurs qui ont laissé leur identité, on retrouve d’anciens ministres des gouvernements de droite, patrons de grandes entreprises chiliennes, actionnaires ou grandes fortunes nationales… Finalement, il s’agit bel et bien du rassemblement des forces politiques qui ont gouverné le Chili ces trente dernières années depuis la fin de la dictature et qui se satisfont du statu quo hérité de Pinochet.

Cette séquence révèle également le rôle majeur joué par les médias de masses, aux mains de l’élite économique et politique, qui ont procédé à une méthodique entreprise de distorsion de la réalité, transformant le Chili en véritable laboratoire à fake news. Il s’agit de la stricte réplication du modus operandi numérique mis en place par l’entourage de Donald Trump aux États-Unis en 2016 et en 2021. L’agenda médiatique se concentre alors sur des sujets qui, bien qu’en-dehors de toute réalité, s’imposent au centre du débat : l’abolition de la propriété privé et de la liberté d’enseignement qui serait promue par la nouvelle Constitution, ou encore l’autorisation de l’avortement jusqu’à neuf mois.

Ainsi, la campagne de l’apruebo, longtemps articulée autour du thème des nouveaux droits que promettait la nouvelle Constitution, est longtemps restée inaudible tant ses défenseurs étaient acculés à devoir défaire ces contre-vérités.

Si la droite compte sur une démobilisation de l’électorat de gauche, rien n’est pourtant joué puisque pour la première fin fois depuis l’abrogation du vote obligatoire en 2012, le référendum constitutionnel sera obligatoire, sous peine d’une amende pouvant atteindre 180€. Un élément clef dans un pays où l’abstention électorale est systémique. Du côté de l’apruebo, le dernier mot d’ordre est clair : aux jeunes de convaincre leurs proches et leur entourage, notamment parents et grands-parents, de leur faire confiance en votant avec espoir sans céder aux sirènes de la peur.

Quel que soit le résultat du référendum, la faible efficacité de la campagne de l’apruebo constitue une véritable alerte tant pour le Président Boric que pour les organisations politiques sur leur capacité à mobiliser et à faire coïncider processus institutionnel et mobilisation populaire. Elle constitue un avertissement pour les forces de gauche estimant qu’elles peuvent faire l’économie d’une confrontation avec les élites traditionnelles. Au-delà du clivage politique traditionnel gauche / droite, le référendum se compose également d’un clivage générationnel qui oppose les tenants du système établi hérité de la dictature, et la nouvelle génération politique qui a émergé depuis les mobilisations lycéennes étudiantes de 2010. Dimanche soir, c’est une nouvelle séquence politique qui débutera pour le Chili.

Raúl Zurita : l’ecrivain chilien du coeur, de l’espoir et de la mémoire

© Marielisa Vargas

L’une des voix poétiques latino-américaines les plus en vue de la région et qui s’exporte dans le monde entier, le Chilien Raúl Zurita, nous dévoile sa vision de la littérature, de l’art et la politique. Lauréat du Prix national de littérature et du Prix ibéro-américain Pablo Neruda, il est à l’origine d’une oeuvre foisonnante. Le 11 septembre 1973, qui a vu le général Augusto Pinochet prendre le pouvoir au Chili, marque l’avant et l’après dans la vie de l’auteur de Purgatorio, Anteparaíso, ou de La vida nueva. Entretien réalisé par Pierre Lebret, traduit par Lauréna Thévenet, Maxime Penazzo, Marine Lion et N. D.


LVSL – Dans vos recueils de poèmes, la ville est souvent mise en relation avec la dictature et les lieux de la répression, en donnant en plus une place centrale à la mémoire. La poésie est-elle pour vous la clef pour permettre à une société de demeurer consciente d’elle-même ?

Raúl Zurita – La poésie est comme l’espoir de ce qui n’en a pas, une possibilité pour ce qui n’en a aucune. Lorsqu’on s’intéresse au fait poétique, on s’intéresse à quelque chose de mystérieux ; je ne sais pas bien ce que c’est, mais j’ai la sensation que si cela se terminait, si tous les poètes du monde cessaient d’être, le monde disparaîtrait en cinq minutes. Il y a quelque chose que soutient la poésie, quelque chose de mystérieux, et si on le supprime tout s’effondrerait. Les poètes n’ont aucun pouvoir pour changer une dictature, ils n’ont aucun pouvoir pour éviter les violations des droits de l’homme en Méditerranée, pleine de morts. Mais sans la poésie, aucun changement n’est possible.

LVSL – L’écrivaine Toni Morrison définissait l’exercice de l’écriture comme un acte politique. Qu’est-ce qu’elle représente pour vous ?

RZ – Un acte de résistance. Un acte de résistance qui est probablement en train d’arriver à sa fin. Car l’écriture n’est pas le seul moyen que les peuples ont utilisé pour communiquer. Mais la poésie vient avant l’écriture, elle viendra après et lui survivra. C’est comme être dans le monde, en train de penser et de danser.

LVSL – Depuis la publication de Purgatorio (Purgatoire) en 1979 et jusqu’à La vida Nueva, versión final (La nouvelle vie, version finale) en 2018, nous observons l’histoire et le compromis d’un homme avec les droits de l’homme, mais également avec les origines et les voix ancestrales. En 1990, croyiez-vous en une destinée différente pour le Chili ?

RZ – Le monde n’est en rien ce que je croyais qu’il deviendrait, le Chili n’est en rien ce que je croyais qu’il deviendrait. C’est une douleur sans remède. La dictature de Pinochet n’a permis qu’une seuls chose ; ce fut une dictature féroce qui a fait disparaître des gens et en a tué tant d’autres, mais elle a éveillé parmi ceux qui s’y opposaient, des sentiments d’amour et de solidarité entre eux, entre nous, des sentiments si forts. Car on n’avait alors rien de plus qu’autrui, rien de plus que l’amitié d’autrui, rien de plus que l’amour d’autrui.

« Si l’art disparaît, la seule possibilité de changement disparaît, la seule possibilité de rêver disparaît, et ce serait la défaite ultime et totale. »

La seule chose qui nous soutenait dans cette nuit noire était autrui. À la fin de la dictature, cette solidarité, cette humanité c’est ce que l’on oublie en premier ; cela a été d’une grande tristesse. Et c’est une conséquence du néolibéralisme.

LVSL – Est-ce que cette rupture a influencé la création ?

RZ – Oui, elle a influencé l’espoir, la joie, et je pense que cela a aussi influencé sa déception. Le slogan de la campagne contre Pinochet était « la joie arrive ». Elle n’est pas venue et on en est là.

LVSL – Il y a des années, vous avez opposé le langage de la poésie à celui du commerce. Que peuvent faire la poésie et la littérature ? Que peut faire l’art face à la brutalité en période de crises multiples ?

RZ – Nous devons prêter attention à la langue. Que peut faire la langue ? Je suis toujours étonné par ce monde généré par le langage capitaliste, qui est le langage de la publicité, qui couvre absolument tout. Je reprends un slogan typique, celui d’une compagnie de gaz au Chili, Metrogaz : « Chaleur humaine, chaleur naturelle ». Metrogaz n’est ni une chaleur humaine ni une chaleur naturelle. C’est une sorte de langage qui fait que chaque mot ne dit pas ce qu’il dit, chaque phrase ne nomme pas ce qu’elle nomme et ne montre pas ce qu’elle montre.

C’est à ce langage que le langage de l’art résiste. Le langage de l’art résiste dans le sens où il fait appel à des significations, aux significations réelles qui ont été construites petit à petit, à ces significations douloureuses qu’un grand nombre d’artistes, de poètes, de chanteurs, de conteurs ont construites, qui vont à l’encontre du langage du capital, qui est le langage du néant, du mensonge radical. Donc, je pense que l’art lui-même est impuissant, il est impuissant face à la pandémie, il ne peut la résoudre. Mais si l’art disparaît, la seule possibilité de changement disparaît, la seule possibilité de rêver disparaît, et ce serait la défaite ultime et absolue.

LVSL – Compte tenu de ce que vous avez vécu pendant la dictature, en tant qu’être humain et en tant qu’écrivain, qu’avez-vous ressenti le 18 octobre 2019, lorsque la révolte sociale a commencé au Chili ?

[Pour une mise en contexte de la révolte sociale d’octobre 2019, lire sur LVSL : « Vers l’effondrement du système hérité de Pinochet ? »]

RZ – D’une part, une joie immense, parce que nous avons réalisé qu’il y avait un peuple vivant, un peuple qui était vivant, un peuple qui se rendait compte de quelque chose d’évident qui devait arriver, du fait des inégalités abyssales. Les politiques de droite ont créé tant d’injustices, d’échecs et d’inégalités, qu’elles ont démontré que tout ce qui s’implantait était un mensonge immense en termes de commerce, de profit, de plus-value capitaliste. Ce fut donc une grande joie et en même temps, comme cela a été vécu pendant la pandémie, une douleur énorme à digérer : tous les gens contre lesquels cette manifestation a été levée, tout ce monde atroce qui a été construit.

On nous a dit que le Chili était un pays de classe moyenne, mais un pays de classe moyenne qu’il suffisait de secouer pour qu’il retourne dans son état de pauvreté. Et voyez comment ils sont endettés : encore une fois, la logique exclusive du capital aveugle tout le reste.

LVSL – Écrire un poème sur une feuille ou dans le ciel vise le même objectif, celui de s’exprimer, et, comme vous le faites remarquer à une autre occasion, c’est aussi une façon de ne pas s’écrouler. Vous qui avez été le poète qui a écrit ses vers sur le ciel de New-York, ou sur les falaises face à la mer, qu’écririez-vous aujourd’hui sur le ciel de Santiago et comment réagissez-vous face à ce qui se publie sur la façade de la Tour Telefónica qui se trouve sur la Place de la dignité [la place sur laquelle les manifestants chiliens ont convergé en octobre 2019 ndlr] ?

RZ – Les Delights Labs sont un groupe d’artistes impressionnant, qui font de l’art lumineux ; ils le font dans la contingence, ils déploient le mot faim au moment où la faim des secteurs populaires les plus pauvres se fait entendre. Ils vous disent – le pouvoir en place – : « Ici, on est sous quarantaine, personne ne peut sortir », on leur répond : « Mais comment ne pas sortir, comment allez-vous nous interner si nous sommes en train de mourir de faim ? » Et vient la censure, qui met sous le feu des projecteurs le mot faim pour l’effacer. Ils ont décidé d’effacer le mot faim et de le censurer. C’est ridicule ! La faim est un fait réel.

« Un peuple qui a pu choisir Salvador Allende me touche, et un peuple qui a soutenu la dictature, du moins à ses débuts, me terrorise. »

Par rapport à cette question, beaucoup de ce que je fais est partie intégrante d’une résistance personnelle, d’une résistance intime, même soudainement c’était pour ne pas me résigner, pour ne pas me casser, pour ne pas me briser. C’était ma façon de résister, ma façon de renaître de mes propres cendres.

Une phrase dans le ciel m’a fasciné, cette phrase In plan sight, qui sont les phrases de quatre-vingts artistes nord-américains qui ont écrit dans le ciel sur les lieux de détention ; c’est un projet merveilleux qu’ils ont mené le 4 juillet pour protester contre la criminalisation des immigrés, avec des avions qui écrivaient sur tous les lieux de confinement, de détention : « plus de cages » etc. Cela m’a ému et m’a ravi, si ces phrases que j’ai écrites sur New-York en 1982 ont servi pour quelque chose comme ça, ma vie en tant qu’être humain et en tant qu’artiste serait accomplie.

Moi sur ces tours, je recommencerais à tout écrire, tous mes rêves, tout ce qui m’arrive, y compris l’expression la plus intime jusqu’à ce qu’elle ait la plus forte connotation sociale. Mais je pourrais écrire sur cette tour « Mon cœur est vide » par exemple, puis « Que meure la dictature ! », « Mort à la dictature de l’argent ! ». C’est se projeter, c’est comme si le monde extérieur faisait partie de ton monde intérieur, et que ton monde intérieur était absolument lié au monde extérieur.

LVSL – Qu’est-ce qui caractérise le peuple chilien et qu’est-ce que vous aimez de lui ?

RZ – Le peuple chilien est un peuple patient. Mais n’essayez pas de l’arrêter, ne vous fiez pas à cette patience. Comme nous a enseigné l’histoire, il résiste – il accepte, accepte, accepte, mais il arrive un moment où il n’accepte plus. Quand il n’accepte plus, il y a deux millions de personnes dans la rue, et éclate le coup d’État.

Toutes les injustices qui se ressemblent me touchent à cet égard, la dignité des êtres les plus pauvres me touche, la dignité dans ses manquements infinis, un peuple qui a pu choisir Salvador Allende me touche, et un peuple qui a soutenu la dictature, du moins à ses débuts, me terrorise. Le peuple chilien est une voix parmi les autres voix, c’est un territoire parmi les autres territoires, qui a ses particularités bien entendu, qui a ses régionalismes, ses endroits. Mais cette caractéristique du peuple selon laquelle tu peux, tu peux, tu peux, jusqu’au moment où il dit « arrête ! » , ça ne peut pas continuer, parce qu’il y a deux millions de personnes dans la rue. C’est peut-être pour cela que la dictature au Chili a été si vite instaurée.

LVSL – Qui est Raúl Zurita pour Raúl Zurita ?

RZ – Il existe une formule du poète russe Maïakosvky : « Je suis un nuage en pantalon ». Qui est Raúl Zurita ? Raúl Zurita est un type qui essaye de faire ce qu’il peut, qui tente de maintenir un minimum de dignité dans un monde indigne, qui a faim de justice et faim d’amour. Comme tous les êtres humains, un de plus parmi tous.

LVSL – Face à la crise que nous traversons aujourd’hui, nous voyons une jeunesse créative, tant dans l’art, la politique que dans la mobilisation sociale. Quelle influence recevez-vous de la jeunesse ? Comment vous positionnez-vous face à elle ?

RZ – La jeunesse est à la fois merveilleuse et quelque peu terrifiante, peut-être qu’elle est terrifiante parce qu’on a cessé de l’être depuis quelques années. La jeunesse possède ce côté spontané et à la fois extrêmement égoïste et narcissique. Je crois qu’il n’existe pas plus égoïste et narcissique qu’un jeune, c’est sa manière de s’ouvrir au monde, il ne conçoit pas la mort, la mort est quelque chose de propre aux anciens. Ils m’impressionnent, m’émerveillent, me surprennent mais ils peuvent aussi m’effrayer. Je suis agréablement surpris par les mouvements sociaux initiés par la jeunesse, lorsqu’ils se battent pour le droit à l’éducation, pour les droits universitaires, je trouve cela merveilleux, seuls les jeunes en sont capables. Ils peuvent avoir cette force, cette continuité historique, la jeunesse est un état permanent que nous traversons tous en tant qu’être humain. Et en même temps, je suis fasciné et un peu effrayé par leur manière de conquérir ce que Rimbaud appelait « les cités splendides ».

Ils sont condamnés à conquérir la cité splendide. Mais qu’en est-il de nous ? Cette génération qui a finalement échoué, qui n’a pas pu construire le socialisme, qui n’a pas défendu avec assez de force Allende ? Peut-être qu’ils en ont le droit, mais c’est à eux de conquérir les cités splendides qui nous attendent, c’est à leur tour.