Les « partis populistes » existent-ils ?

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Jean-Luc Mélenchon en meeting à Toulouse, le 16 avril 2017. © MathieuMD

Peu de qualificatifs politiques sont aujourd’hui d’usage aussi courant et pourtant aussi clivants que celui de populiste. Ce terme est communément employé pour désigner les partis contestataires européens, non seulement dans le champ médiatique mais également dans divers travaux scientifiques. Pourtant, peut-on réellement parler de « partis populistes » ?


Dans les travaux scientifiques, l’usage du terme « populiste » vise à classifier l’offre partisane contemporaine contestant le bipartisme jusqu’alors dominant[1]. Le populisme est interprété par des politiques, des chercheurs ou des éditorialistes de premier plan comme une menace latente, renvoyant à une acceptation formelle des principes démocratiques pour mieux les subvertir – c’est à dire un style politique, symptôme d’une « maladie sénile » des démocraties. Ce style se fonderait sur l’émotion, jouant sur l’irrationalité des citoyens pour diviser artificiellement et cyniquement la société à son avantage, ce qui conduirait en retour à une simplification caricaturale du débat public.

Cette grande peur des démocrates est en réalité antérieure aux débats contemporains sur l’acceptation du populisme. Le juriste et politiste allemand Otto Kirchheimer développe dès 1966 la notion de « catch-all party », ou parti attrape-tout, qui dépasserait ainsi les intérêts particuliers des groupes sociaux. On retrouve dans ses œuvres une anxiété quant au délitement supposé des systèmes démocratiques occidentaux, délitement marqué par la disparition des oppositions constructives réduisant la politique à une simple gestion de l’appareil étatique. L’émergence du parti attrape-tout en serait un symptôme : celui-ci tenterait de construire une majorité électorale hétérogène en agrégeant les demandes de vastes parties du corps électoral.

« La compétition électorale pousse tout parti souhaitant remporter un scrutin majoritaire à élargir sa base électorale en s’appuyant sur des thèmes et des clivages mobilisateurs, donc transversaux. »

Ces réflexions nous renvoient au débat entourant la notion de populisme et doivent nous pousser à questionner l’utilité analytique de catégories trop englobantes. Puisque le modèle du parti attrape-tout devient assez large pour recouvrir la plupart des partis contemporains, malgré leurs différences idéologiques, organisationnelles ou sociologiques, est-il encore utile de recourir à cette catégorie ? Dans le champ partisan français, quel candidat à l’élection présidentielle de 2017 ne s’est pas présenté comme « antisystème » ? La compétition électorale pousse tout parti souhaitant remporter un scrutin majoritaire à élargir sa base électorale en s’appuyant sur des thèmes et des clivages mobilisateurs, donc transversaux. Cette cynique rationalité, qui avait hier constitué un plafond de verre indépassable pour des forces se revendiquant d’une population ou d’une classe sociale particulière, semble aujourd’hui admise par les partis émergents.

Étiqueter pour disqualifier la contestation

L’étiquette de populiste constitue pourtant toujours une accusation, un anathème disqualifiant, rejetant hors du champ de la représentation légitime des outsiders menaçants. Ces derniers semblent avoir pour seul point commun de contester l’hégémonie du personnel politique installé (l’establishment) ainsi que la tendance au bipartisme jusqu’ici dominante dans nombre de pays sud-européens. La délégitimation d’un personnel politique incapable de répondre aux aspirations montantes de différents secteurs de la société dans ces pays a effectivement ouvert une fenêtre d’opportunité pour divers outsiders. Ceux-ci disposent au départ de ressources extrêmement limitées, les poussant à privilégier la forme d’un mouvement en vue des échéances électorales stratégiques. Ces structures couplent une relative flexibilité organisationnelle à une importante concentration du pouvoir. La vie interne est alors marquée par la démocratie de l’action : l’autonomie maximale est privilégiée à chaque échelon, la direction comme la base entretenant un rapport vertical réduisant les lenteurs d’appareil et la formation de baronnies locales – mais limitant également drastiquement les leviers de contrôle des dirigeants par les adhérents. L’existence d’une personnalité charismatique incarnant le projet politique est due à la forte personnalisation des démocraties représentatives (poussée à son paroxysme dans le cas français), tout en renforçant en retour ce phénomène.

Si de tels acteurs politiques sont susceptibles d’être individuellement qualifiés par leurs adversaires de populistes, qu’ils se défendent de cette étiquette ou la revendiquent, la question de l’existence de partis populistes issus de la gauche radicale européenne reste posée. Questionner la valeur scientifique de cette catégorie partisane implique un bref retour aux origines sémantiques du populisme, tant ce terme a pu recouvrir des réalités diverses.

Métamorphoses historiques du populisme

Le terme français de populisme apparaît pour la première fois en 1912 dans La Russie moderne de Grégoire Alexinsky pour traduire l’idéologie des narodniki russes. Hormis les phénomènes plus anciens tels que le boulangisme du XIXème siècle, l’exemple le plus connu d’un populisme dans l’histoire française contemporaine reste sans doute le poujadisme, représentant l’archétype d’un populisme marqué à droite. Ce mouvement apparu en 1953 et disparu avec la quatrième République mobilise autour de la question fiscale petits commerçants, agriculteurs et artisans, en ciblant principalement les grandes entreprises et l’interventionnisme étatique : les « gros », les « profiteurs » et le « système ».

Les définitions du terme au cours du siècle suivant sont innombrables. Si l’on s’en réfère à l’ouvrage Twenty-First Century Populism de Daniele Albertazzi et Duncan McDonnell, il s’agirait d’une idéologie opposant « un peuple vertueux et homogène à un ensemble d’élites et autres groupes d’intérêts particuliers de la société, accusé de priver (ou tenter de priver) le peuple souverain de ses droits, de ses biens, de son identité, et de sa liberté d’expression »[2].

« Peu de politiciens s’identifient comme populistes. Ceux qui le font commencent généralement par redéfinir le terme d’une manière plus proche de l’usage populaire de démocratie que de populisme. »

Cette définition est intéressante à deux égards. Son caractère large met en lumière le flou sémantique entourant le terme, généralement employé de manière péjorative pour désigner un style politique sapant les principes démocratiques, voire les rejetant. D’autre part, cette définition fait référence à la notion de souveraineté – et plus largement à une opposition structurante entre un peuple souverain et des élites illégitimes, ou bien entre la démocratie et le populisme, l’interprétation du phénomène dépendant de la position des acteurs. Les affects touchant à ce débat sémantique doivent donc être neutralisés autant que possible pour pouvoir évaluer ce phénomène.

Le terme de populisme, tout comme ses traductions en anglais, italien ou espagnol, constitue dans son usage dominant une catégorie dépréciative regroupant divers mouvements et partis tentant de remettre en cause les rapports de force existants au sein d’un champ partisan, en appelant pour cela à la légitimité populaire. Nous retrouvons bien sûr cette dimension péjorative dans le terme démagogue, dont populiste est souvent le synonyme malheureux. Il s’agit pour des acteurs occupant le centre du champ politique (en termes de légitimité) de délégitimer leurs adversaires en leur accolant l’épithète de populistes. Comme le rappelle Cas Mudde, « il n’y a virtuellement aucun politicien qui n’ait été qualifié de populiste à un moment ou à un autre. […] Peu de politiciens s’identifient comme populistes. Ceux qui le font commencent généralement par redéfinir le terme d’une manière plus proche de l’usage populaire de démocratie que de populisme. »

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Populisme et démagogie sont souvent employés comme synonymes. © Johnhain

Nous appellerons donc ici populistes des acteurs construisant une stratégie d’accession au pouvoir en mobilisant le peuple – peuple construit comme sujet politique, opposé à une partie minoritaire de la population occupant une position dominante illégitime. Il s’agit donc d’opérer une distinction entre le « nous » et le « eux » en articulant divers clivages sociaux. Cette stratégie est interprétée par divers leaders charismatiques pouvant appeler à la mobilisation des électeurs pour régénérer la politique. Le populisme peut donc être conçu comme une stratégie ou, a minima, un style, une dynamique politique prenant corps durant une séquence particulière appelée moment populiste.

Le « retournement du stigmate » : quand la gauche radicale se réapproprie le populisme

Si l’on pense aux partis de gauche radicale contemporains et situés en Europe, il est frappant de constater que la plupart, sinon tous, ont pu être qualifiés de partis populistes. Cette catégorie, originellement employée pour désigner des forces situées à la droite radicale ou à l’extrême droite de l’échiquier, voit aujourd’hui son usage être étendu à des partis bien différents. La rhétorique consistant à amalgamer les positions extérieures au consensus dominant et remettant en cause la tendance au bipartisme – la fameuse théorie du « fer à cheval » – est bien connue. Il est alors utile de s’intéresser à l’émergence de forces partisanes adoptant une stratégie populiste tout en étant situées à gauche, et de questionner en retour la validité d’un tel modèle globalisant, celui du « parti populiste ».

“L’adoption d’éléments issus des penseurs du « populisme de gauche » a conduit en retour à un vif rejet de ces forces par les acteurs traditionnels de la gauche socialiste ou marxiste, considérant le populisme comme chauvin et interclassiste.”

La majorité des travaux scientifiques récents traitant de ces partis évite d’en proposer une typologie comme de les ranger dans l’une des nombreuses catégories partisanes préexistantes. Il est vrai que la nouveauté de tels « objets politiques non identifiés » et leur rapide évolution rend l’évaluation de leurs caractéristiques difficile. Nombre d’auteurs s’y intéressant admettent qu’ils relèvent idéologiquement de la gauche radicale, mais ils sont surtout décrits comme des « partis populistes ». La radicalité de gauche associée au spectre du populisme constitue un sujet récurrent dans le champ médiatique européen. Sans que les analyses et comparaisons proposées ne soient solidement étayées, ce discours finit par imposer l’usage de ces catégories qui deviennent autant de termes de référence cadrant le débat autour des alternatives politiques émergentes.

Cependant, si la gauche radicale peut constituer un repère pour situer ces partis dans le champ des idées politiques, ce critère est insuffisant pour prétendre les classer et donc les comprendre. En effet, leur fondation récente, leurs transformations ainsi que l’existence de courants concurrents s’exprimant en leur sein invitent à rejeter toute prétention à l’homogénéité.

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Chantal Mouffe, théoricienne du populisme de gauche. © Columbia GSAPP

S’agit-il pour autant de « partis populistes » ? On sait que les droites européennes entretiennent un rapport complexe au populisme ; à gauche, la revendication de ce terme constitue cependant une innovation historique. Le terme de rupture serait plus exact tant l’adoption d’éléments issus des penseurs du « populisme de gauche » a conduit en retour à un vif rejet de ces forces par les acteurs traditionnels de la gauche socialiste ou marxiste, considérant le populisme comme chauvin et interclassiste.

Ces réticences ont cependant été dépassées en raison de la nécessaire recherche d’appuis internationaux susceptibles de rompre l’isolement menaçant les partis émergents contestant les politiques d’austérité européennes. Cette nécessité contribue à une rapide transnationalisation des théories, des méthodes et des modes d’organisation, comme en témoigne l’histoire récente de Syriza – parti représentant le « navire amiral » de la gauche radicale européenne à partir du début des années 2010.

Syriza : de l’opposition radicale à l’exercice du pouvoir

À l’origine, Syriza est une coalition électorale d’organisations de gauche et d’extrême gauche aux origines diverses : eurocommunisme, trotskisme, mouvements citoyens… Lancée en 2004 avec des résultats inégaux, Syriza se transforme en parti à part entière en 2012, un an après le grand mouvement d’occupation des places grecques traduisant la profonde colère de la population durement touchée par la crise économique. Ce mouvement inspiré de l’exemple espagnol du 15-M pousse la gauche radicale grecque à se repenser. Le fait qu’elle parvienne à structurer des forces hétérogènes, alors qu’en France le Front de Gauche ne parvient pas à dépasser l’addition de forces partisanes aux stratégies divergentes, témoigne de la prise en compte des enjeux du moment.

Cependant, le rapide développement électoral de Syriza entraîne, à partir de 2012, une évolution structurelle majeure. La politologue Lamprini Rori l’analyse en ces termes : « Parti à vocation majoritaire depuis juin 2012, Syriza a été incontestablement le grand bénéficiaire de la crise financière. […]. La marche de Syriza vers le pouvoir a été ponctuée de mutations organisationnelles conformes aux exigences institutionnelles : lors du congrès de juillet 2013, Syriza devint un parti unifié avec Alexis Tsipras comme président. »

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Alexis Tsipras. ©www.kremlin.ru

La conquête puis l’exercice du pouvoir à partir de 2015 a pour conséquence de transformer l’équilibre des forces internes au parti. D’une coalition de forces disparates, Syriza se transforme en parti fortement centralisé, regroupé autour de l’équipe dirigeante. Celle-ci est constituée des membres du gouvernement et des députés et est dirigée par Alexis Tsipras, figure charismatique du parti. Le départ de nombreux cadres suite au référendum de 2015 couplé à la professionnalisation de l’activité des membres permanents, tournée vers l’action parlementaire, participent de cette dynamique réduisant l’appareil du parti et concentrant le pouvoir.

Syriza n’est donc jamais devenu un grand parti de masse. Les conséquences de l’installation au gouvernement et des choix opérés alors le placent sur une trajectoire imprévue. Ces phénomènes sont attentivement étudiés par les partenaires européens de la gauche grecque et en premier lieu par Podemos, parti connaissant alors une rapide progression dans les urnes, ce qui ne l’empêche toutefois pas de reproduire certains travers du parti grec. La politologue Héloïse Nez souligne ainsi : « L’ambiguïté d’un mouvement politique qui s’inscrit dans la lignée d’un mouvement social prétendant mettre la politique à la portée de tous les citoyens, mais qui tend à reproduire, dans son organisation interne comme dans certains de ses discours (surtout à l’échelle nationale), le schéma traditionnel selon lequel la politique serait avant tout une affaire d’experts ».

La France Insoumise quant à elle s’inscrit dans l’héritage de Podemos, tentant d’importer de ce côté des Pyrénées certaines de ses recettes gagnantes. Elle ambitionne de devenir une machine de guerre électorale rompant avec les impasses des gauches françaises, tirant les leçons tant de l’échec du Front de gauche que des succès des nouvelles forces contestataires européennes. Celles-ci poussent les insoumis à structurer leur projet autour d’une direction charismatique rassemblée derrière Jean-Luc Mélenchon et s’appuyant sur un grand nombre d’adhérents pouvant inscrire leur militantisme dans divers groupes d’appui locaux[3].

Quelles leçons pour les nouveaux partis contestataires ?

Le modèle choisi est marqué par de fortes ambiguïtés. L’horizontalité et la démocratie directe sont promues, mais la bonne marche de la structure partisane se fonde sur une démocratie de l’action laissant de facto une grande liberté à la direction. À Podemos, une série de dispositifs innovants agissent comme autant de « concessions procédurales » et permettent de compenser la dépossession ressentie par les militants[4]. Malgré tout, l’important turn-over de la base confirme la difficulté qu’ont ces forces à fidéliser tant la clientèle électorale que la base active, c’est-à-dire les personnes cherchant à s’engager dans le mouvement. Ainsi, si Podemos revendique 433 132 membres inscrits après trois années d’existence, seule une infime minorité milite activement : un cadre barcelonais les estime à 30 000 à la fin de l’année 2016.

“Les ressources disponibles étant très réduites, les outsiders souhaitant participer activement au jeu électoral doivent activer leurs réseaux et innover sur le plan de la communication pour faire émerger puis populariser une alternative politique.”

L’adoption d’une forme « mouvementiste » constitue effectivement un trait distinctif des nouvelles formations politiques, bien qu’il doive être relativisé. Il s’agit toujours de partis au sens wébérien, centrés sur la conquête électorale du pouvoir. Leur structure comme leur représentation se calquent sur celles des mouvements sociaux, dans la continuité desquels ils se placent. L’adhésion n’implique plus la socialisation politique. Adhérer à Podemos ou à La France insoumise constitue un acte aussi peu engageant que la signature d’une pétition humanitaire. Il s’agit alors d’un geste de soutien témoignant d’une adhésion « post-it », pour reprendre les termes du sociologue Jacques Ion. Cette structuration dans laquelle une petite équipe dirigeante réunie autour d’une figure charismatique concentre les attributions et entretient un lien direct avec une masse d’adhérents peu structurés et faiblement idéologisés ne se résume pas à la gauche radicale, tant elle peut s’appliquer au Mouvement 5 étoiles italien (M5S) ou à La République en marche.

S’agit-il cependant d’un choix conscient ou d’une nécessité, dictée par les ressources disponibles ? Ces dernières sont effectivement très réduites : les outsiders souhaitant participer activement au jeu électoral doivent activer leurs réseaux et innover sur le plan de la communication pour faire émerger puis populariser une alternative politique[5]. Leurs moyens financiers et humains limités (faute notamment de représentation électorale préalable – les élus participant largement au financement des formations politiques) ne leur permettent pas de déployer un appareil national de permanents et de cadres locaux. De plus, même après plusieurs années d’existence, leur stabilité financière n’est pas facilement assurée. Alors que les dons et cotisations constituent des apports minoritaires, les ressources liées aux postes d’élus sont importantes mais extrêmement fluctuantes, sensibles aux reculs dans les urnes.

Occuper le centre, s’inscrire dans un moment favorable

Participer aux élections ne constitue donc pas une simple « tactique tribunitienne » contestataire. Il s’agit d’une nécessité vitale inscrite au cœur de la stratégie de ces partis, orientée vers la conquête rapide du pouvoir institutionnel permettant l’acquisition de ressources et leur concentration autour de l’activité parlementaire. Notons que les différents modes de scrutin en vigueur semblent peu déterminants dans la structuration de ces partis. Bien que les coalitions de gouvernement se construisent différemment selon la part de représentation proportionnelle existante, le mode de scrutin semble avoir plus d’impact sur les tactiques électorales à court terme que sur la stratégie de long cours. Podemos est ainsi plus proche de la France insoumise, se développant dans un pays où l’élection reine procède d’un scrutin majoritaire à deux tours, que de Syriza, quand bien même la Grèce et l’Espagne partagent un mode de scrutin proportionnel laissant plus d’espace aux acteurs électoraux minoritaires[6].

La stratégie réunissant ces partis est bien celle du « populisme de gauche » visant à construire et représenter le peuple (et non une communauté ou une classe sociale) en tant que sujet politique. Contre l’hégémonie des dominants, ces partis proposent la construction d’une contre-hégémonie en structurant le débat public autour de nouveaux clivages, le principal opposant le haut et le bas de la société[7]. Pour réellement devenir opérante, cette stratégie doit cependant s’inscrire dans un moment populiste, c’est-à-dire une fenêtre d’opportunité favorable, une séquence politique durant laquelle le gouvernement est fragilisé et les représentants du pouvoir institutionnel particulièrement délégitimés.

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Manifestation des Gilets jaunes à Lyon. © ev.

L’exemple le plus frappant et le plus récent d’un tel moment en France est la crise des Gilets jaunes qui a débuté en novembre 2018. Elle apparaît comme une conséquence de la désaffection populaire vis-à-vis des corps intermédiaires ainsi que de la recomposition du champ partisan français amorcée lors de l’élection présidentielle de 2017 et balayant le bipartisme traditionnel. Dans le cas espagnol, le mouvement du 15-M, massivement soutenu par l’opinion publique, a eu un rôle similaire – malgré des caractéristiques très différentes tant en termes de répertoire d’action mobilisé que de composition sociale. Dans les deux cas, comme dans le mouvement des places grecques, les médias, partis et syndicats traditionnels sont rejetés et les demandes s’articulent autour des notions transversales de démocratie, de justice sociale, de renouvellement du personnel politique et de souveraineté.

L’efficience d’une telle stratégie populiste dépend donc largement de la capacité des acteurs l’incarnant à comprendre l’évolution de la situation politique et à s’insérer dans ce moment populiste favorable au passage d’une contestation de rue à une dynamique électorale contestataire. Une grande flexibilité tactique est requise pour maximiser les gains électoraux futurs[8]. Cette nécessité favorise en retour le choix d’une organisation rationalisée, verticale et centralisée.

Quelle organisation pour quelle stratégie ?

Ainsi, la stratégie populiste de gauche propose une rupture nette avec les expériences passées, tant de la gauche libérale que de l’extrême gauche marginale. Sur le plan symbolique, cette rupture se traduit par l’emploi de signifiants flottants – des symboles non-idéologisés en dispute, tels que le drapeau national, le cercle de Podemos, la lettre grecque phi des insoumis ou encore des couleurs neutres – pouvant être investis d’un sens politique par le parti et articulés par le leader charismatique.

“Les force partisanes émergentes décident au contraire de développer un cadre de pensée et de mobilisation plus transversal, visant à agglomérer les demandes frustrées des exclus au sens large pour régénérer la démocratie.”

Les principaux penseurs du « populisme de gauche », Ernesto Laclau et surtout Chantal Mouffe, considèrent que la lutte des classes ne constitue plus, à elle seule, un paradigme permettant de transformer la société. L’époque serait celle de la multiplicité des luttes (sociales, environnementales, féministes, antiracistes, etc.) et leur stratégie consiste à les articuler autour d’un projet d’approfondissement de la démocratie – sa radicalisation – marquée par le pluralisme agonistique : c’est-à-dire l’opposition constructive entre deux adversaires politiques opposés acceptant un cadre institutionnel commun[9]. Selon Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, « toute politique démocratique radicale doit éviter les deux extrêmes que sont le mythe totalitaire de la cité idéale, et le pragmatisme positiviste des réformistes sans projet ». Relevons l’ironie d’une telle valorisation du conflit et de la mise en avant de l’opposition constructive de vues divergentes, autrement dit de l’agonisme permettant « d’approfondir la démocratie », à rebours des accusations formulées à partir des travaux d’Otto Kirchheimer et s’inquiétant de la disparition des clivages en politique.

La conquête du pouvoir s’opère par les urnes, en investissant le cadre institutionnel existant par la formation d’une majorité sociale capable de porter un projet de transformation au pouvoir. Cette définition implique d’abandonner la rigidité idéologique des partis issus du mouvement ouvrier. Celle-ci postulait que le parti assumait d’être minoritaire sur le temps long, comme le PCF français et d’autres partis dits antisystèmes remplissant théoriquement la fonction tribunitienne de représentation d’un secteur spécifique de la population. Les force partisanes émergentes décident au contraire de développer un cadre de pensée et de mobilisation plus transversal, visant à agglomérer les demandes frustrées des exclus au sens large pour régénérer la démocratie.

Déployer une telle stratégie implique un certain nombre de prérequis organisationnels. Si le modèle du « parti de masse », au sens où l’entend le juriste et politologue Maurice Duverger, apparaît aujourd’hui dépassé, les forces partisanes émergentes doivent pourtant trouver un équilibre entre la mobilisation massive des adhérents et l’efficacité électorale maximale. À ce titre, Syriza (à partir de 2012) puis, par la suite, Podemos et La France insoumise, se caractérisent par une direction charismatique et technique s’appuyant sur un paradigme divergeant de la lutte des classes pour rassembler le socle électoral susceptible de les porter au pouvoir. Comme dans le cas exemplaire du M5S italien, la construction de ces partis est bien sûr déterminée par de fortes contraintes initiales, en particulier par la faiblesse des ressources disponibles mentionnée précédemment. Celles à disposition – réseaux antérieurs, compétences techniques de l’équipe dirigeante, capital symbolique propre au leader et à certaines figures publiques de second plan – sont donc rationalisées et concentrées dans les mains de la direction. Celle-ci est également dépositaire de la « marque » du parti, donnant son aval aux groupes locaux comme aux candidats souhaitant employer son nom et son logo. La construction de la structure est quant à elle marquée par une dynamique verticale, top down, s’éloignant du discours mouvementiste prônant une construction « par le bas » et un mode de fonctionnement horizontal.

Le flou volontaire entourant les attributions des responsables durant la phase de structuration du parti ou les limites des dispositifs de démocratie directe mis en place ne doivent pas pousser à minorer l’importance et la complexité de la structuration interne. Ces partis ont pour ambition d’incarner un modèle exemplaire, marqué par l’horizontalité et la transparence. Cela constitue une caractéristique saillante poussant à multiplier les mécanismes de votation et les espaces de discussion, dans une recherche continuelle d’exemplarité et d’innovation.

De la contestation artisanale à la politique professionnelle

La professionnalisation croissante de la direction lui permet de centraliser la quasi-totalité des compétences liées à la mise en place de la ligne politique et légitime ces attributions. Cette équipe est également en charge, au jour le jour, de la conception et de l’interprétation d’un ensemble de symboles et de concepts politiques. Les évolutions de la situation politique nécessitent des ajustements permanents effectués par des techniciens-conseillers œuvrant en coulisse pour préparer le terrain aux figures médiatiquement exposées. Ainsi, la construction du discours de ces partis, de même que ses inflexions stratégiques dans le cadre de la course au pouvoir, résultent du travail collectif de l’équipe dirigeante et non du génie d’un leader prométhéen, pas plus que d’une élaboration collective par les adhérents anonymes participant aux votations. De tels partis se différencient alors du « parti attrape-tout » d’Otto Kirchheimer, concept qui s’appliquerait plus justement au M5S italien[10].

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Alexis Tsipras en compagnie de Katja Kipping, co-présidente du parti allemand de gauche radicale Die Linke. ©Martin Heinlein

Une double dynamique anime donc ces nouveaux venus. D’une part, les frontières du militantisme se trouvent atténuées pour valoriser la fluidité et la spontanéité de l’engagement, répondant ainsi à une demande croissante d’horizontalité. D’autre part, l’efficacité électorale de l’entreprise partisane est maximisée grâce à la verticalité de la structure qui permet de centraliser la prise de décision.

Les difficultés rencontrées par Syriza dès lors qu’il accède au pouvoir illustrent la fragilité inhérente à un tel modèle partisan. À la suite du référendum grec du 5 juillet 2015, la négociation (qui fut un échec) sur les mesures d’austérité imposées par la Troïka affaiblit fortement le prestige personnel d’Alexis Tsipras. En allant contre les croyances et les normes portées jusqu’ici par le parti, la dimension charismatique du leadership est affectée, entraînant un contrecoup difficile à surmonter – puisqu’il semble compliqué de remplacer Alexis Tsipras. Les dissensions au sein de la direction de Podemos, culminant avec le départ d’Iñigo Errejon en janvier 2019, ou encore les tensions qui ont pu apparaître au sein de La France Insoumise, constituent un autre exemple des fragilités associées à la personnalisation du projet politique. La sauvegarde de l’authenticité du leader et l’organisation éventuelle de sa succession restent donc des défis importants.

Des objets politiques non-identifiés ?

Au regard de leurs caractéristiques communes, l’émergence de tels partis questionne les catégories partisanes existantes jusqu’alors. Ni authentiques mouvements, ni partis de masse achevés, ni réellement partis « attrape-tout », ces promoteurs d’un renouveau de la politique contestataire témoignent de la vitalité des aspirations au changement de cap en Europe. Leur simple existence s’inscrit dans un cadre temporel bien spécifique et pousse leurs concurrents à réévaluer leur propre rapport au politique.

Nous avons choisi de restreindre ce panorama aux acteurs rattachés à la gauche radicale, rompant avec les références traditionnelles de la gauche socialiste ou communiste au profit d’une stratégie dite populiste de gauche. Pourtant, cette stratégie contre-hégémonique d’outsiders n’est pas propre à un courant politique particulier. Si le concept de parti populiste est aussi utilisé pour désigner des partis tels que le Rassemblement national (dont le dirigeant historique, Jean-Marie Le Pen, provient du poujadisme), il faut alors questionner sa scientificité, c’est-à-dire se demander s’il s’agit d’une réalité objective et non seulement d’une étiquette revendiquée. Le qualificatif de populiste semble opérant lorsqu’il est directement revendiqué par les acteurs, désignant alors la stratégie accompagnant un projet contre-hégémonique, et non lorsqu’il est utilisé comme catégorie analytique permettant de nommer ces nouvelles formes partisanes.

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Pablo Iglesias, secrétaire général de Podemos. © Ahora Madrid, Felix Moreno Palomero

Partant de là, l’étiquette de « parti populiste » ne peut être une catégorie analytique susceptible de décrire un phénomène contemporain. Le parti populiste reste un concept creux, d’usage politique ou médiatique courant mais sans valeur explicative probante pour décrire l’offre politique contemporaine. Ernesto Laclau, Chantal Mouffe et les personnes adhérant à leurs conceptions défendent la nécessité d’une stratégie populiste tenant compte du contexte socio-économique, de la démonétisation des étiquettes et symboles des gauches européennes traditionnelles, conduisant ces dernières dans une impasse, comme des succès des gauches latino-américaines au XXème et XXIeme siècle. Leur populisme est une stratégie visant à « construire le peuple », soit une majorité sociale et électorale, autour de thématiques transversales et d’attributs positifs constituant cette identité populaire : l’honnêteté, la modestie, le goût du travail, le courage etc.

Ainsi, l’étiquette de populiste devient pour Sandra Laugier et Albert Ogien « une qualification qui appartient exclusivement à la langue des professionnels de la politique […]. Elle y remplit très généralement une fonction d’accusation, de disqualification ou d’insulte permettant de stigmatiser une manière inacceptable de pratiquer l’activité politique. […] Bien sûr, rien d’interdit à celui qui est affublé de l’étiquette de « populiste » de retourner le stigmate à son avantage, en revendiquant fièrement le qualificatif dont les accusateurs pensent qu’il discrédite celui qui en est frappé ». Cet usage d’un mot si communément employé comme anathème permet d’inverser l’accusation pour neutraliser les critiques et de rendre positif la référence au peuple, impliquant une rupture nette avec une vision dominante et technocratique de la politique : « Vous nous accusez d’être populistes, nous sommes effectivement avec le peuple ».

Dans cette perspective, tenter de distinguer artificiellement un populisme de gauche « inclusif » d’un populisme de droite « exclusif » semble peu pertinent : il n’est pas question d’une objectivation savante des idées politiques, mais de stratégies discursives cherchant à délégitimer un adversaire en le reléguant hors du champ légitime, ou bien à occuper un espace politique en se présentant comme le représentant des préoccupations populaires, opposé à l’establishment, aux élites.

“L’usage du terme en dit peu sur la réalité d’une menace latente mais beaucoup sur les préconceptions de ceux qui l’emploient comme un anathème quant aux formes légitimes de la politique dans les démocraties parlementaires représentatives.”

Aujourd’hui, ces stratégies deviennent elles-mêmes transversales. Des acteurs politiques installés, des insiders, s’en saisissent progressivement pour renforcer leur propre position tout en neutralisant leurs adversaires. L’étude de La République en marche révèle d’importantes et surprenantes similarités structurelles avec les partis contestataires émergents. Comme le note Rémi Lefebvre, « [La République en marche et la France insoumise] cherchent à concilier horizontalité participative et efficacité décisionnelle loin des formes traditionnelles de la démocratie partisane ». Emmanuel Macron, pourfendeur du populisme durant la campagne présidentielle, n’a-t-il pas affirmé lui-même devant un parterre de maires : « nous sommes de vrais populistes, nous sommes avec le peuple, tous les jours » ?

Les emplois concurrents du terme de populiste révèlent ainsi un ensemble de luttes au sein du champ politique. Le populisme ne peut nullement être résumé à un type de parti, pas plus qu’à une position idéologique. Il s’agit aujourd’hui d’une stratégie employée par un nombre croissant d’acteurs politiques et non pas d’une catégorie partisane. L’usage du terme en dit peu sur la réalité d’une menace latente mais beaucoup sur les préconceptions de ceux qui l’emploient comme un anathème quant aux formes légitimes de la politique dans les démocraties parlementaires représentatives.

[1] Dans les cas français, espagnol et grec, les partis socialistes tendent à se repositionner à gauche une fois revenus dans l’opposition. Les reculs électoraux majeurs du Pasok jusqu’en 2015 puis du PS en 2017 pourraient cependant leur porter un coup fatal hypothéquant leur capacité à gouverner seuls. Quant au PSOE, son ancrage militant dans des régions telles que l’Andalousie constitue une force lui permettant de résister aux périodes de reflux en se réorientant sur des enjeux locaux.

[2] Cas Mudde considère que le populisme est une thin ideology (idéologie mince) se résumant à une opposition sociale manichéenne entre une élite corrompue et un peuple pur et faisant appel à la « volonté générale » du second contre la première. Les formes contemporaines de populisme évoquées ici amènent plutôt à parler d’une stratégie désidéologisée.

[3] Contrairement aux partis de masse traditionnels, la formation de nouvelles élites à partir des masses populaires n’est pas systématisée dans les nouvelles structures : la formation des cadres, typique des premiers, est remplacée par la cooptation d’un personnel politique déjà professionnalisé, doté d’une expertise sectorielle ou d’une expérience militante antérieure et pouvant être réinvestie.

[4] Le rapport de légitimation et de contrôle entre la base et la direction passe par une série de dispositifs, certains novateurs comme les mécanismes numériques de participation et de vote, d’autres plus classiques – tels des primaires semi-ouvertes et des rencontres plénières sur le modèle des congrès de parti. Ces derniers peuvent être complétés par divers outils plus expérimentaux renforçant le rôle clé de la direction, comme le tirage au sort des adhérents assistant aux conventions de La France insoumise.

[5] En termes bourdieusiens, le capital social (réseaux d’interconnaissances dans le champ politique comme médiatique) et symbolique (en l’occurence, charisme personnel) sont les ressources les plus importantes à disposition.

[6] Podemos et Syriza envisagent différemment la question des alliances nécessaires à la constitution d’un gouvernement, faute de majorité absolue. Syriza réalise une coalition anti-mémorandum avec la droite souverainiste de l’ANEL dès le 25 janvier 2015. Podemos hésite entre rallier le PSOE et obtenir des ministères régaliens ou renforcer ses liens avec la Gauche unie (c’est cette seconde option qui est d’abord privilégiée dans le cadre de la coalition Unidos Podemos à partir de mai 2016, sans succès, avant la composition d’un gouvernement Podemos-PSOE à la suite des élections anticipées de novembre 2019).

[7] Les thématiques mobilisées sont cependant transversales sans être nécessairement consensuelles. Pensons à la réhabilitation de figures républicaines dans les discours de Podemos, à la revendication d’une sixième République par La France insoumise ou à la défense du mariage pour personnes du même sexe par Syriza dans une Grèce encore marquée par les valeurs orthodoxes traditionnelles. De tels marqueurs renforcent d’ailleurs le positionnement de ces partis dans le champ de la gauche radicale.

[8] À ce titre, il apparaît que La France insoumise a été la grande perdante du mouvement des Gilets jaunes : apparaissant comme un parti parmi les autres et recentrant son discours sur la gauche urbaine lors des élections européennes, elle n’est pas parvenue à incarner les aspirations d’un mouvement pourtant en phase avec ses principales lignes programmatiques. Pire, les scrutins suivants confirment la débâcle électorale des insoumis.

[9] L’agonisme diffère de l’antagonisme qui correspond à l’affrontement de deux ennemis, dont l’objectif est de détruire l’autre.

[10] Quoique faisant l’objet de vives critiques, le M5S italien de l’ex-humoriste Beppe Grillo constitue une figure quasiment idéale-typique du renouveau partisan à l’œuvre en Europe. Sa structure minimale et personnifiée à l’extrême, l’adoubement de ses représentants, ses outils de démocratie numérique, son système d’adhésion et de participation comme sa flexibilité tactique en font un précurseur sur bien des plans. Cependant, les grands axes de son contenu programmatique, de même que sa composition sociologique le distinguent nettement des autres partis évoqués dans cet article.

N’enterrons pas le populisme de gauche

Pablo Iglesias à Madrid en 2015. © Ahora Madrid

Les revers essuyés par les partis de gauche à travers l’Europe ont conduit nombre de commentateurs à déclarer que le « moment populiste de gauche » ouvert par la crise financière de 2008 était terminé. Mais un rebond est possible et les stratégies populistes restent un outil essentiel pour mobiliser les masses. Article originel de Giorgos Venizelos et Yannis Stavrakakis pour Jacobin, traduit et édité par Mathieu Taybi et William Bouchardon.


Après la capitulation de Syriza en Grèce, les compromis de Podemos en Espagne et la défaite du Labour de Jeremy Corbyn en décembre 2019, le scepticisme semble être de mise dans les cercles de gauche quant à la viabilité du populisme comme stratégie politique. Des débats qui rappellent ceux à propos de l’Amérique latine il y a quelques années, à mesure que des administrations de droite remplaçaient les gouvernements populistes de gauche de la « vague rose » des années 2000. 

Souvent, ce scepticisme mène à l’affirmation que le moment populiste est désormais terminé pour la gauche. Nombreux sont d’ailleurs ceux qui, naguère favorables à la stratégie populiste, doutent de son efficacité, allant parfois jusqu’à préconiser un retour à la pureté des stratégies de lutte des classes. Dans un récent numéro consacré au populisme de gauche, Jacobin évoquait la « fugace et cruelle expérience du populisme de gauche, qui est maintenant au point mort » en Europe. La version italienne de ce numéro titrait même « Où est passé le populisme ? ». 

Bien que conscients des limites du populisme, nous devons examiner de plus près cette affirmation d’échec. Les déclarations de ce genre trahissent souvent une logique linéaire et déterministe, qui semble ignorer la fluidité de la sphère politique et la réactivation régulière de cycles d’antagonisme politique. Pensons par exemple à l’Argentine, où la gauche populiste est revenue au pouvoir en 2019 après quatre ans d’absence. Ou plus largement à l’Amérique latine, un continent qui semble vivre un autre « moment populiste ». Nous estimons que ces cycles de déclin et de réactivation sont inscrits dans la lutte politique elle-même, ce qui implique de ne pas tirer de conclusions hâtives.

Le populisme condamné au déclin ?

Le lien entre la gauche et le populisme n’a rien de neuf. Mais le populisme de gauche a resurgi après la crise financière de 2008, à la faveur d’un exaspération sociale et du mécontentement et de la désillusion vis-à-vis de la politique. A ce titre, les mouvements d’occupation de places publiques en Espagne ou en Grèce et le mouvement Occupy Wall Street aux États-Unis ont marqué un tournant politique dans la dernière décennie. Alors que les éditorialistes européens associent couramment le populisme à une politique réactionnaire, au nationalisme et à la démagogie, ces mouvements mettaient en avant des demandes de démocratie, d’égalité, de dignité et de justice économique. Autant d’éléments à contre-courant des valeurs dominantes, auxquels les experts ont réagi avec perplexité. En traduisant d’une certaine façon l’héritage du mouvement altermondialiste dans l’arène électorale, ces mouvements ont ouvert des discussions sur la réorganisation et la réorientation de la stratégie de gauche. Au fond, ils ont remis au cœur du débat la question du parti et de la façon de gouverner.

Ces expériences populistes avaient recours à une nouvelle grammaire politique, dont la logique d’articulation et la symbolique se centraient sur « le peuple » et étaient marquées par un profond anti-élitisme, tandis que les références aux classes sociales, typiques de la gauche traditionnelle, étaient reléguées au second plan.

Dans les années qui suivirent, on vit de nombreuses tentatives visant à sortir la gauche de son impasse chronique (amplement illustrée par les événements de 1989 et de 1968). Certains soulevèrent la question de la participation et travaillèrent sur les formes digitales d’organisation, de communication et de démocratie. Si bon nombre défendaient des structures prenant la forme d’un mouvement, d’autres préféraient une organisation hiérarchique ou une forme hybride. Certains poussaient à un discours plus radical, d’autres à une rhétorique plus modérée. Au fond cette collection d’expériences politiques s’avère protéiforme tant les organisations internes ont souvent peu en commun, et cette diversité est d’autant plus forte si on y inclut l’Amérique latine. Mais de façon générale, ces expériences populistes avaient recours à une nouvelle grammaire politique, dont la logique d’articulation et la symbolique se centraient sur « le peuple » et étaient marquées par un profond anti-élitisme, tandis que les références aux classes sociales, typiques de la gauche traditionnelle, étaient reléguées au second plan.

Mais tout ne s’est pas passé comme prévu. En Espagne, Podemos nous offre un exemple-type d’un populisme de gauche qui cherchait à « restaurer la souveraineté populaire » en prenant le « contrôle de l’État ». Après d’âpres conflits au sein de sa direction et de multiples tentatives de former des coalitions avec des forces précédemment considérées comme faisant partie de l’establishment – et alors que des adversaires populistes de droite gagnaient en puissance – Podemos a perdu la plupart de sa crédibilité. Son engagement institutionnel a été accompagné de revers cinglants, et sa dynamique électorale s’est brisée – même si Podemos a réussi à conclure un accord avec les sociaux-démocrates du PSOE pour former un gouvernement autour d’un agenda de réformes sociales.

De même, en France, la popularité de Jean-Luc Mélenchon s’est estompée. Alors que la France Insoumise avait amassé un fort soutien populaire, ce qui en avait fait la première force de la gauche française, ses messages contradictoires, ses positions ambiguës (par exemple, sur l’Europe) et la personnalité souvent erratique de son leader ont rendu son positionnement politique illisible. Autant d’éléments qui ont cassé la dynamique électorale de la France Insoumise depuis son apogée à l’élection présidentielle de 2017.

L’exemple le plus prometteur du populisme de gauche radicale était Syriza en Grèce, dont l’histoire est bien connue. Syriza émerge à la suite d’un nouveau cycle de mobilisations populaires après 2008 qui exigeaient l’annulation des politiques néolibérales et voulaient disposer du pouvoir de l’Etat. Les enjeux étaient considérables, tout comme les promesses faites par Alexis Tsipras et les espoirs que les gens plaçaient en lui. Mais quelques mois seulement après sa prise de fonction, sans levier d’action dans les négociations avec les créanciers internationaux, Syriza dut signer un sévère plan d’austérité. Bientôt, l’histoire de Syriza fut décrite en de tout autres termes, évocateurs du goût amer laissé aux Grecs et à la gauche internationale : « capitulation », « échec » et même « trahison ».

Aux élections de juillet 2019, la droite grecque a repris le pouvoir. Nous voilà ainsi confrontés au retour de l’establishment. Cependant, il faut noter que le score obtenu par Syriza n’est pas très loin de celui qui lui fit accéder au pouvoir.

Certes, Syriza a tenté, à travers quelques politiques publiques, de sauvegarder ou d’étendre légèrement les derniers bastions de droits sociaux des plus marginalisés, mais le parti a clairement échoué à tenir ses promesses. Après tout, il s’était construit en promettant de restaurer les conditions de vie d’avant-crise des classes populaires et, surtout, autour de l’annulation de la dette grecque et des mesures d’austérité. C’est sur ce point que se centrent les critiques de Syriza, et par extension de la stratégie populiste de gauche. Pour autant, la vraie question est de savoir si c’est au populisme de Syriza qu’il faut imputer les raisons de son échec. Il en est de même concernant Podemos et Corbyn. Cette assertion semble fondée sur l’hypothèse selon laquelle « la bonne recette pour la gauche, c’est plus de stratégie de lutte des classes et moins de populisme ». Bien sûr, on ne peut nier que le dernier cycle de populisme de gauche (dans les urnes) n’a pas produit les résultats escomptés. Mais est-ce que l’échec de Syriza peut résumer l’échec des stratégies populistes en général ? Selon nous, il faut avant tout distinguer, au moins dans l’analyse, stratégie populiste et contenu idéologique.

Clarifications sur le populisme de gauche

Evidemment, une telle analyse se heurte aux définitions conflictuelles du populisme. Mais ne nous laissons pas embourber dans ces débats académiques souvent réducteurs. Ce que nous voulons souligner, c’est la dimension stratégique du populisme. La stratégie populiste construit performativement un puissant sujet collectif populaire : une majorité démocratique construite à travers l’action politique, et non préexistante. Ce processus inclut diverses luttes et demandes, au nom d’un « peuple » qu’il s’agit de construire et non au nom d’un « peuple » déjà existant. Bien sûr, une telle stratégie n’offre en soit aucune garantie de succès, et d’autres facteurs ont leur importance pour déterminer ce qu’il en adviendra, surtout après l’entrée au gouvernement. 

Dans des sociétés marquées par de multiples divisions, inégalités et polarisations, le populisme consiste donc en une pratique discursive qui vise à créer des liens entre les exclus et les dominés, afin qu’ils retrouvent du pouvoir dans leurs luttes contre ces exclusions. Ces discours sont articulés autour du « peuple » comme sujet politique central demandant son intégration dans la communauté politique, afin de restaurer la dignité et l’égalité, ainsi que d’honorer la promesse d’une « souveraineté populaire ». 

La stratégie populiste construit performativement un puissant sujet collectif populaire : une majorité démocratique construite à travers l’action politique, et non préexistante.

Ainsi, la centralité du « peuple » est le premier critère permettant d’identifier un discours populiste. Par ailleurs, le populisme a recours, pour créer un peuple au pouvoir politique fort à partir de mouvements et d’activités très hétérogènes, à une représentation dichotomique et antagoniste du champ sociopolitique. Celui-ci est divisé entre « Nous » et « Eux », « le peuple » et « la classe politique », les « 99 % » contre les « 1 % ». En cela, le refus de l’élitisme constitue le second critère d’une identification rigoureuse du populisme. 

Et c’est tout. Pas plus, pas moins. 

Une telle stratégie peut s’avérer efficace, et de nombreux exemples historiques le prouvent. Mais elle ne fournit ni garantie de succès de mise en place d’une politique publique, ni renversement éternel de l’équilibre des antagonismes politiques. 

En effet, il faut nous détourner de tout présupposé essentialiste sur le populisme, et plutôt se concentrer sur ses opérations stratégiques. Si l’on déconstruit la critique de gauche du populisme (fondée sur les rapports entre classes), deux courants se distinguent. Premièrement, pour certains, le populisme échouerait car il serait intrinsèquement réformiste, son refus de rentrer en conflit ouvert avec le capitalisme finissant tôt ou tard par montrer ses limites. Pour certains, c’est ainsi que l’on pourrait résumer la récente expérience du populisme de gauche en Europe. On peut cependant se demander à quelle autre option, supposément victorieuse, cette stratégie est comparée.

Deuxièmement, la critique de gauche du populisme suggère que le moment populiste pour la gauche est définitivement dépassé. Une affirmation problématique car elle se fonde sur une essence téléologique du populisme et de l’histoire en général. Mais il est important de se concentrer sur les dynamiques performatives du populisme, présentes dans sa fonction mobilisatrice, plutôt que dans une essence programmatique idéalisée. Abordons ces problèmes un par un. 

Il est vrai que les populistes de gauche européens n’ont pas réussi à tenir la plupart de leurs promesses anti-néolibérales. Il est également vrai qu’ils ont subi de profondes transformations suite à leur institutionnalisation. Mais nous considérons que ce résultat n’est pas dû au populisme, mais bien aux éléments « de gauche » des expériences récentes.

Le populisme de gauche n’entraîne pas nécessairement le réformisme. Il s’agit plutôt d’une des façons dont un programme de gauche, quel que soit son degré de radicalité, peut former des coalitions, articuler des demandes et mobiliser des soutiens, afin de construire une identité collective prenant une forme capable d’ébranler le statu quo au sein des systèmes représentatifs. En ce sens, tout projet communiste, socialiste, social-démocrate ou d’extrême-gauche peut être populiste. Par exemple, un programme de gauche autour de la redistribution des richesses, de la gratuité de la santé gratuite et de l’éducation peut formuler ces demandes d’une manière populiste, c’est-à-dire en mettant en avant la souveraineté populaire (et non la souveraineté d’une classe sociale ou de la nation toute entière).

Ainsi, la déception des espoirs incarnés par Syriza n’a rien à voir avec le fait que ce parti utilisait une stratégie populiste, mais plutôt avec l’abandon progressif par ce parti de sa promesse de rupture nette avec le néolibéralisme. En fait, sans une stratégie de mobilisation populiste, Syriza et Podemos n’auraient même pas été en position d’honorer ou de trahir leurs engagements électoraux, tout comme Bernie Sanders n’aurait pas réussi à populariser son programme social-démocrate aux États-Unis. Nous n’aurions tout simplement pas entendu parler d’eux.

Les critiques du populisme émanant des puristes de gauche se trompent sur un autre point : elles considèrent que le moment populiste est terminé. Certes, la situation de 2020 diffère grandement du cycle de protestation proto-populiste de 2010-2012 (c’est-à-dire les mouvements du 15M, d’Occupy Wall Street et de la place Syntagma, ndlr) et de la phase de poussée électorale de partis populistes les années suivantes. Au vu de leurs performances électorales, ces derniers semblent désormais être sur la défensive, tandis que le populiste réactionnaire de la droite se porte bien. On pourrait donc considérer que la fenêtre d’opportunité populiste s’est refermée. Mais ce serait oublier que cette vague populiste n’est pas sortie de nulle part, comme un cheveu sur la soupe. Cette capacité à canaliser les frustrations et à offrir un espoir à des millions de personnes peut tout à fait resurgir. C’est précisément ce qu’il s’est passé en Argentine. Mais tout cela ne doit rien au hasard.

Anti-populisme et élitisme

On oppose souvent le populisme à une pratique de la politique fondée sur le conflit de classes, qui serait nécessairement anti-populiste. L’anti-populisme est devenu manifeste après 2008, à travers la dénonciation des mouvements des places demandant la « souveraineté populaire » et la « vraie démocratie » et a atteint son paroxysme avec le référendum du Brexit et l’élection de Donald Trump. Durant cette période, tout ce qui n’était pas apprécié en politique était taxé de populiste.

Si l’anti-populisme émane couramment d’une perspective libérale ou d’extrême-centre, des courants de gauche emploient le même régime discursif (par exemple certains communistes orthodoxes, pour qui « le peuple » n’est pas une notion suffisamment conscientisée historiquement pour mener une lutte politique, et les progressistes cosmopolites des métropoles qui n’apprécient pas cette référence au « peuple »). Bien qu’il existe des différences idéologiques fondamentales entre libéraux et militants de gauche, ces deux groupes partagent un rejet du populisme aux logiques très similaires. 

Pour les libéraux, le marché, les institutions ou les technocrates sauront toujours faire mieux que le « peuple ». Pour les anti-populistes de gauche, c’est la classe sociale et son avant-garde qui jouent ce rôle.

Ces deux formes d’anti-populisme partagent de manière inhérente un certain élitisme, fondé sur la supériorité supposée de leurs méthodes d’action politique. Pour les libéraux, le marché, les institutions ou les technocrates sauront toujours faire mieux que le « peuple ». Pour les anti-populistes de gauche, c’est la classe sociale et son avant-garde qui jouent ce rôle. Dans ces deux cas cependant, le « peuple » ou la « plèbe » est vu comme une masse amorphe dont le règne est illégitime, que ce soit pour cause d’incapacité technique ou de sous-développement de sa conscience politique. Cette hiérarchie est le cœur de l’élitisme inhérent à toutes les formes d’anti-populisme. Dans le premier cas, il est fondé sur le niveau d’éducation et d’expérience d’une aristocratie jugée “supérieure” au peuple ; dans le second, c’est le matérialisme historique qui est considéré comme supérieur, tant épistémologiquement que politiquement.

Les limites du populisme au gouvernement

Évidemment le populisme n’est pas la panacée. On peut relever un certain nombre de limites rencontrées par les projets politiques fondés sur le populisme. Tout d’abord, une stratégie populiste ne peut garantir l’hégémonie continue de l’agent politique qui y a recours, même en cas de victoire électorale. Une hégémonie profonde et durable – mais bien sûr pas éternelle – demande des outils et des ressources supplémentaires, par exemple, une certaine expertise technique et une certaine créativité vis-à-vis des structures institutionnelles, à combiner avec un ethos fermement démocratique. 

D’autre part, le danger le plus direct pour toute force populiste est celui de la cooptation de son radicalisme démocratique. Cela survient si le projet populiste succombe à des valeurs élitistes et aux institutions post-démocratiques qui lui préexistent. Ou, pour le dire autrement, s’il accepte le business as usual. En dépit de leur rhétorique radicale, les projets populistes sont en effet souvent largement façonnés par ces éléments et se révèlent incapables de pousser à un réel renouveau démocratique, en particulier lorsqu’ils rencontrent une forte opposition des institutions nationales et internationales. Ils sont alors progressivement absorbés par un élitisme démocratique et, piégés par les tensions de la politique représentative, leurs actions se réduisent à des mesures cosmétiques ou secondaires. En gros, ils échouent à amener plus de démocratie et à donner plus de pouvoir au peuple (comme en Grèce par exemple).

Dans des conditions plus favorables, un gouvernement populiste peut, comme en Argentine ou au Venezuela, réussir à accomplir la plupart de ses objectifs de base et être réélu régulièrement. Il peut ainsi impulser des changements assez considérables, qui améliorent la situation socio-économique des franges populaires et leur intégration dans la sphère politique, renversent le phénomène de déclassement des classes moyennes paupérisées, et améliorent les conditions de vie des travailleurs. Cependant, tout cela peut s’avérer insuffisant pour changer profondément les modes de production et les comportements de consommation (déterminés tant par la psychologie que par les structures sociales), qui conditionnent la majorité des identités sociales. Au Venezuela, par exemple, le changement social a reposé sur les revenus tirés des hauts prix du pétrole, mais quand ces derniers ont baissé, le mouvement chaviste n’a pas su proposer de réelle alternative. 

Et pourtant, le Venezuela fait partie des quelques pays latino-américains dans lesquels le populisme signifiait surtout l’intégration dans la vie institutionnelle des masses exclues, parfois pour la première fois. Cette seule perspective d’intégration des précaires jusqu’ici exclus a suffi à engendrer une polarisation très nocive, jusqu’à de quasi-guerres civiles. Ces phénomènes ont toutefois peu à voir avec la situation dans les « démocraties établies » d’Europe. Tournons plutôt notre attention vers l’Argentine, qui se situe bien plus près du paradigme européen. 

En Argentine, de nombreuses années d’exercice du pouvoir par des populistes hétérodoxes (à la fois nationaliste et populaire, redistributeur et anticommuniste, le péronisme est un phénomène politique unique, ndlr) ont permis de restaurer la situation d’avant-crise de la classe moyenne déchue et d’améliorer celles des couches sociales les plus précaires. Mais quand ces classes ont de nouveau ressenti un peu de stabilité et de sécurité, elles sont retournées aux vieilles habitudes consuméristes (en valorisant excessivement la libre circulation des capitaux internationaux, et en se ruant sur les biens importés après une période de privation, etc.). En conséquence, la fragile économie argentine a de nouveau été livrée aux forces de la mondialisation néolibérale, ce qui a conduit, une fois de plus, à une très profonde crise et à une autre intervention du FMI. 

L’ancien président uruguayen Pepe Mujica résume ainsi l’action des gouvernements de gauche latino-américains : bien qu’il aient plus ou moins réussi à s’occuper du problème de la pauvreté, ils l’ont fait en transformant les pauvres en consommateurs et non en citoyens.

En d’autres termes, même si de nombreuses avancées ne sont pas à négliger, la gauche péroniste contemporaine en Argentine s’est trouvée piégée dans une nostalgie et une imitation psychosociale du passé. Ce faisant, elle a reproduit les identités préexistantes tournées vers le capitalisme mondialisé, et, à long terme, cela a bénéficié aux forces politiques qui représentaient un retour à la normalité néolibérale (avec l’élection du président Mauricio Macri en 2015). L’ancien président uruguayen Pepe Mujica résume ainsi l’action des gouvernements de gauche latino-américains : bien qu’il aient plus ou moins réussi à s’occuper du problème de la pauvreté, ils l’ont fait en transformant les pauvres en consommateurs et non en citoyens.

Faut-il renouer avec le populisme ?

Sans doute avons-nous beaucoup misé sur le populisme. Mais avons-nous perdu à cause de ce pari ? La plupart des limites que nous avons évoquées ci-dessus à propos de la mise en place d’un supposé programme populiste semblent venir des difficultés qui émergent une fois au gouvernement. Evidemment, il n’est pas facile de combiner les priorités populistes avec la raison d’État. Certains populistes sont confrontés à leur incapacité de s’extraire d’une culture politique préexistante ou d’un cadre socio-économique, ou bien de gérer les menaces anti-populistes en protégeant ou en étendant la souveraineté populaire. 

Toutefois, ces problèmes ne semblent pas inhérents à la stratégie populiste en elle-même. De telles surdéterminations et cooptations par des forces extérieures peuvent affecter plus ou moins tout mouvement politique (même basé sur une classe sociale bien spécifique) lorsqu’il se retrouve confronté à des défis similaires dans des contextes historiques particuliers. En fait, on pourrait y voir les limites de tout projet de gauche au XXIe siècle visant à construire toutes sortes d’alternatives post-capitalistes.

Dans son introduction du dossier de Jacobin sur le populisme, Bhaskar Sunkara estimait que le populisme n’est pas ce que redoute le plus la classe dirigeante : « le populisme est le mot à la mode, mais ne vous trompez pas sur les raisons de la classe dirigeante pour redouter Jeremy Corbyn et Bernie Sanders. Ils ont peur de l’érosion de leurs biens mal acquis et de leurs privilèges. En d’autres termes, ils ont peur du socialisme, et non du populisme. » C’est le cas ! Mais il faut compléter cette analyse : ce qui effraie la classe dirigeante, c’est tout aussi bien la cause de certaines mobilisations (que l’on peut désigner sous l’étendard du socialisme) que la possibilité stratégique de mobilisation autour de ces causes (le populisme). 

En tout cas, il faut rappeler que sans la stratégie populiste, les idées socialistes et progressistes n’auraient jamais acquis une importance telle et un soutien aussi large. Sans une telle stratégie, les idées de Sanders n’auraient pas infusé dans une grande partie de la société américaine et appartiendraient toujours aux marges de la politique étasunienne. Cette stratégie n’est pas un phénomène récent inventé par les défenseurs du populisme de gauche, qui se contentent de la décrire et de définir ses contours. Historiquement, l’ethos populiste s’est manifesté dans les « fronts populaires » et d’autres stratégies, ainsi que dans les pratiques quotidiennes des partis de gauche, bien avant la conjoncture actuelle. 

Certains marxistes orthodoxes devraient peut-être s’intéresser un peu plus au questionnement de Marx lui-même à propos des alliances de classes et du rôle d’une représentation politique dichotomique. Voici comment il décrivait le processus instituant un sujet collectif comme acteur révolutionnaire :

“Aucune classe de la société ne peut jouer ce rôle [révolutionnaire] sans provoquer un moment d’enthousiasme pour elle-même et dans les masses, un moment dans lequel elle fraternise et se fond avec la société en général… Pour qu’un bien soit reconnu comme propriété de la société toute entière, tous les défauts de la société doivent parallèlement être attribués à une autre classe.”

Dans les dernières années de sa vie en particulier, Marx semblait en effet parfaitement conscient du besoin de s’adresser « au peuple », comme entité plus large que le seul prolétariat identifiable dans tout contexte socio-économique. En témoignent le grand nombre de travaux de recherche, depuis quelques décennies, sur l’intérêt de Marx pour le populisme russe et ses échanges épistolaires avec Vera Zasulich (écrivaine et activiste révolutionnaire menchevique, ndlr).

Si elle ignore l’intérêt de la stratégie populiste, la gauche risque de s’auto-isoler et de devenir insignifiante. Au lieu de nier les forces du populisme, nous devrions plutôt discuter des conditions historiques qui le favorisent, et ce qu’il permet à la gauche d’accomplir lorsqu’elle accède au pouvoir.

Le pari manqué de Más País

Íñigo Errejón pendant le meeting de Más País à Valence. ©Bruno Thevenin

Dans un contexte de tension maximale sur la question catalane, les élections espagnoles du 10 novembre sont venues confirmer la fragmentation du champ politique en Espagne. Avec 52 sièges dont 28 de plus gagnés à ces élections, l’extrême droite fait une nouvelle percée et est désormais la troisième force du Congrès. Parmi les acteurs perdants, Ciudadanos, l’équivalent de la République en Marche, a subi un revers cinglant et perd 47 députés. Mais il y a aussi Más País et Íñigo Errejón, qui rate sa tentative de recomposition politique et de perturbation du scénario initial de ces élections en obtenant seulement 3 députés. Ce revers est amplifié par la formation probable d’un gouvernement de coalition entre le PSOE et Podemos. Analyse.


À la fin du mois d’août et au début du mois de septembre, le contexte politique était porteur pour Más País et Íñigo Errejón. Après les élections du mois d’avril, le PSOE et Podemos s’étaient avérés incapables de trouver un accord pour former un gouvernement. Pedro Sanchez était alors persuadé qu’en cas de nouvelles élections le PSOE sortirait renforcé, et qu’il fallait donc mener les discussions avec Pablo Iglesias d’une main de fer. De son côté, le leader de Podemos a cherché à pousser son avantage au seul moment où un accord était à portée de main, soit au mois de juillet, et a donc tout fait capoter. L’incapacité des deux dirigeants à offrir un gouvernement aux Espagnols après trois élections en quatre ans pavait la voie pour qu’un outsider émerge à gauche et vienne bousculer le panorama politique en renouant avec la transversalité. De fait, lorsqu’Íñigo Errejón se lance fin septembre, sa candidature rencontre un écho important et bénéficie d’intentions de vote qui frôlent les 8% bien qu’il ne se présente que dans un tiers des circonscriptions, ce qui présageait un très bon score dans celles-ci. Plusieurs éléments conjoncturels sont venus refermer la fenêtre d’opportunité pour l’ex-stratège de Podemos, auxquelles se sont ajoutées des difficultés organisationnelles et budgétaires. Le bon départ de la campagne a notamment été arrêté net par la défection de la médiatique numéro 2 d’Errejón, Clara Serra, opposée au fait de présenter des listes en Catalogne.

Les circonscriptions dans lesquelles Más País s’est présenté.

L’impréparation de Más País, sa faiblesse organisationnelle et son impasse stratégique

Je peux d’autant mieux revenir en détail sur cette impréparation que je l’ai vécue de l’intérieur lors des trois semaines que j’ai passé en Espagne pour les élections. La campagne de Más País a été réalisée avec des moyens dérisoires. Tout d’abord, son budget était très faible, de l’ordre de 300 000 euros, alors que les formations nationales dépensent en moyenne 5 millions d’euros dans ce type de campagne. Pour donner un ordre de grandeur, Podemos a dépensé 1,2 millions d’euros en publicité sur Facebook, soit quatre fois le budget global de la campagne de Más País. Ensuite, le dispositif était complètement sous-dimensionné : l’organisation ne disposait que d’une trentaine de cadres auxquels s’ajoutait un ancrage militant particulièrement faible et désorganisé. Enfin, la stratégie préparée n’était pas assez étoffée et n’aura pas résisté à la saturation du débat politique par le conflit catalan. En effet, deux lignes discursives dominaient la rhétorique de Más País. En premier lieu et en majeur, le discours du déblocage politique alors que les partis ont été incapables de se mettre d’accord pour former un gouvernement et conduisent donc le pays à une quatrième élection en quatre ans. En deuxième lieu et en mineur, le « pacte vert » pour faire entrer l’Espagne dans une transition écologique à la hauteur des défis qui attendent le pays d’Europe le plus exposé au changement climatique. Ces deux lignes discursives ont été développées au début de la campagne à partir d’une rhétorique consensualiste, sans dimension conflictuelle. Paradoxe absolu, le théoricien le plus abouti du populisme démocratique cherchait à incarner une ligne politique aseptisée et sans dimension destituante. Celle-ci était synthétisée par le slogan de campagne : « Desbloquear, avanzar, Más País » (i.e. littéralement « débloquer, avancer, plus de pays »)

Sur quelle hypothèse ce discours reposait-il ? Pour utiliser des termes laclauiens, l’hypothèse d’Íñigo Errejón était que le moment populiste était passé en Espagne, que le chômage s’était partiellement résorbé, que les institutions avaient retrouvé une partie de leur capacité à neutraliser les demandes frustrées parmi la population espagnole. L’Espagne serait entrée dans un « moment institutionnel », où la logique différentielle du politique, soit la gestion différentiée des demandes sociales qui s’expriment dans la société, primerait sur la logique de l’équivalence du politique, soit la dimension antagoniste du politique face au système en place. Dans ce type de contexte, dans les temps froids, il est en effet théoriquement plus pertinent de mobiliser une rhétorique institutionnelle et consensuelle que de construire une nouvelle identité politique à partir d’une logique populiste.

Ce raisonnement, aussi abouti et cohérent qu’il puisse être, faisait l’impasse sur un aspect central de la candidature d’Íñigo Errejón : sa position d’outsider. La rhétorique institutionnelle ne peut être mobilisée que par des acteurs déjà en place et à des niveaux dans les sondages qui leur permettent de capter la demande de stabilité et de retour à la normale. C’est d’autant plus le cas que tous les acteurs politiques fustigeaient le blocage du pays et prétendaient être le meilleur levier pour débloquer la situation. En tant qu’outsider, il est rigoureusement impossible d’émerger dans le panorama politique sans adopter une rhétorique de destitution du système en place.

Íñigo Errejón avait conscience de ce problème et un débat stratégique a eu lieu au sein de Más País. Débat auquel j’ai participé et qui visait à introduire de la conflictualité au sein des deux lignes discursives de la campagne. D’abord en ciblant avec plus de vigueur l’incapacité des partis à se mettre d’accord. Ensuite en accusant les élites politiques de ne pas avoir pris le train de la transition écologique et d’emmener le pays à sa perte. À ces deux lignes devait s’ajouter une dimension plus propulsive et positive à l’image de ce spot vidéo : redonner aux Espagnols la fierté d’appartenir à un pays à l’avant-garde de la transition écologique en Europe et fournir des emplois plus qualitatifs aux jeunes partis étudier et travailler à l’étranger. Face à l’impasse des premières semaines d’octobre et à l’explosion du conflit catalan, la ligne stratégique a été amendée dans ce sens, mais probablement trop tardivement, alors que la campagne était déjà devenue invisible.

Un dispositif réseaux sociaux obsolète et sans créativité

Le second problème de grande ampleur de la campagne de Más País a été la maigre qualité du dispositif mis en place pour la mobilisation en ligne. Cela s’explique à la fois par la faiblesse du budget pour lancer de grandes opérations de communication, mais aussi par la vieillesse du logiciel de l’équipe de communication sur les réseaux sociaux. En effet, Más País a mené une campagne en ligne sur le modèle de ce qui se faisait en 2015, au moment du lancement de Podemos. La chaîne YouTube d’Íñigo Errejón est en jachère, sa page Facebook n’a pas de ligne narrative et pêche en matière de désintermédiation, et son compte Twitter manque de spontanéité, en comparaison avec les nouvelles expériences émergentes dans le monde : Alexandria Ocasio-Cortez, Bernie Sanders, etc.

À l’inverse, Más País disposait d’une petite équipe de trois personnes très efficaces pour les relations presse et les passages TV. Sur ce plan, les choses ont été bien faites. Cependant, le déséquilibre entre le dispositif presse et le dispositif réseaux sociaux a rendu Íñigo Errejón captif de sa couverture presse, sans autres canaux de visibilité. Non seulement cela a coupé le candidat d’une partie de la population qui n’est pas touchée par la presse nationale, mais une fois que cette dernière s’est focalisée sur la crise catalane et sur les grands partis, l’exposition médiatique de la campagne d’Íñigo Errejón a été fortement réduite.

Comment la crise catalane a tué la candidature de Más Pais et propulsé l’extrême droite à 15%

Alors que la campagne était centrée sur l’incapacité des partis à se mettre d’accord pour former un gouvernement, un événement est venu chambouler l’élection et saturer le débat politique le 15 octobre : la condamnation des leaders catalans ayant participé à la tentative de sécession de 2017 à des peines de prison allant de 9 à 13 ans pour sédition et malversation. Ce jugement a immédiatement provoqué une réaction massive en Catalogne. Des centaines de milliers de manifestants se sont mobilisés, bloquant les routes. L’organisation secrète Tsunami Democratic a déclenché le blocage d’un aéroport. Les Comités de défense de la République ont envahi les rues de Barcelone et de nombreux affrontements ont eu lieu. Des scènes de violences, de barricades en feu et de voitures brulées ont scandé la campagne électorale pendant deux semaines, saturant complètement le débat politique sans qu’il soit possible d’aborder d’autres thématiques.

À titre de comparaison, l’effet de saturation provoqué par la réactivation de la crise catalane est du même ordre de grandeur que celui qu’avait eu l’attentat du Bataclan en France. Si les deux phénomènes sont de natures complètement différentes, ils ont la même fonction dans leur champ politique respectif : ils réactivent la logique de l’ennemi intérieur, autrefois incarné par l’ETA en Espagne. Les droites en font leur miel et hystérisent le débat, allant toujours plus loin dans le discours répressif. Le parti d’extrême droite, Vox, a par exemple proposé d’interdire tous les partis régionalistes et indépendantistes d’Espagne, ou de supprimer le régime des autonomies. Cette logique de l’affrontement et de polarisation croissante entre les forces indépendantistes catalanes et le reste de l’Espagne est alimentée des deux côtés par les partis qui ont intérêt à tendre la situation pour tirer les marrons du feu. Lors du débat électoral en présence des cinq grandes forces représentées au Parlement, il ne se passait pas deux minutes sans que la Catalogne soit évoquée, y compris lorsque le thème de la discussion était la politique économique et l’emploi.

Le chef de l’extrême droite espagnole, Santiago Abascal. ©Vox España

Ce contexte hystérique a eu deux effets : en premier lieu de réinjecter de la polarisation dans le champ politique et d’effacer les forces au discours consensuel, et en second lieu de radicaliser la demande d’ordre dans le pays. De fait, la ligne stratégique et le slogan de campagne élaborés à la fin de l’été étaient devenus obsolètes. Étant donné le profil philo-indépendantiste de la tête de liste de Más País en Catalogne, qui a d’ailleurs fait l’objet d’une polémique et écorné l’image du parti, il était d’autant plus difficile d’être audibles sur le sujet sans être accusé de complaisance envers les manifestants violents.

De façon générale, si le mouvement des Indignés a bousculé la politique espagnole en 2011 et ouvert un cycle jusqu’en 2016, ce dernier a été clôturé par l’explosion de la crise catalane à partir de 2017. En réactivant la peur espagnole de la désagrégation du pays sur le modèle yougoslave, le conflit catalan a modifié le terrain politique de façon décisive en favorisant un retour au parti de l’ordre dans les régions centrales de l’Espagne. La difficulté d’Unidas Podemos et de Más País à se positionner sur le sujet a provoqué une désaffection de l’électorat espagnol qui est très anti-indépendantiste, y compris l’électorat de gauche, à l’égard de ces forces.

Et maintenant ?

L’obtention d’un groupe parlementaire pour Íñigo Errejón était un objectif décisif. Non seulement celui-ci aurait permis d’obtenir du temps de parole, mais les forces politiques qui en bénéficient disposent de personnel et d’une subvention annuelle de 3 millions d’euros. Ces ressources étaient stratégiques pour sortir de la situation de précarité extrême dans laquelle le parti se trouve, mais aussi afin de renouer avec de grandes ambitions nationales. En ne réussissant pas à obtenir les 5% requis au niveau national pour avoir un groupe autonome, Íñigo Errejón est condamné à faire partie d’un groupe mixte.

La résistance d’Unidas Podemos, qui perd 7 sièges et recule légèrement à 13%, et celle du PSOE, qui perd 3 sièges et stagne à 28%, montrent qu’il n’y a pour le moment pas d’espace pour un outsider issu de l’espace progressiste, du moins pas avec des moyens aussi dérisoires et dans un contexte aussi adverse. La formation probable d’une coalition entre ces deux forces rend inutile la présence de Más País comme levier de déblocage et va peut-être offrir une courte période de stabilité à l’Espagne, jusqu’à la prochaine crise politique dont les fondamentaux n’ont pas disparu puisque ces deux forces vont devoir obtenir le soutien ou l’abstention des indépendantistes catalans d’ERC.

À l’inverse, un espace important existe dans le champ culturel et intellectuel. C’est peut-être en réinvestissant ces espaces et en prenant du temps pour refonder un projet que réside la clé du succès pour l’ex-stratège de Podemos. Après avoir réalisé quatorze campagnes électorales en quatre ans, l’épuisement physique comme stratégique finissent par avoir raison de la capacité d’innovation des plus brillants stratèges. Un cycle se ferme en Espagne. Un nouveau ne s’ouvrira qu’à la condition de fournir une solution pérenne à la crise catalane, qu’elle prenne la forme d’un référendum légal sur l’indépendance ou d’un nouveau statut pour la Catalogne. Malgré ce retour partiel à l’ordre, symbolisé en particulier par le suicide accéléré des libéraux de Ciudadanos, notre voisin outre-Pyrénées reste profondément instable, à l’image de nombreux pays européens. Hormis la France, dont le système politique reste relativement résilient et déplace l’instabilité dans le champ extra-institutionnel, tout se passe comme si les gouvernements minoritaires étaient en train de devenir la règle en Europe.

« Le travail est un concept qui tombe en morceaux » – Entretien avec Nick Srnicek

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Nick Srnicek, Lecturer in Digital Economy in the Department of Digital Humanities Kings College, of London, High Level Dialogue: Development Dimensions of Digital Platforms. 17 April 2018. UN Photo / Jean-Marc Ferré

Nick Srnicek est co-auteur avec Alex William du manifeste Inventing the Future, publié en 2015. Celui-ci détaillait une stratégie politique pour les forces de gauche à la suite du « mouvement des places » ; il avait rencontré un écho important. Quatre ans plus tard, nous avons souhaité l’interroger sur le bilan de ces mouvements. Réalisé par Pablo Fons d’Ocon et Lenny Benbara. Retranscription : Léo Labat. Traduction : Nathan Guillemot.


LVSL – Vous êtes l’auteur, avec Alex William, du manifeste Inventing the Future, publié en 2015 dans le contexte des mouvements des places. Ces mouvements semblent déjà appartenir au passé et ont parfois atteint le statut de mythe, comme dans le cas du 15-M en Espagne. Comment voyez-vous ces expériences ?

Nick Srnicek – C’est une bonne question. Je pense qu’il y a une leçon cruciale à tirer de l’expérience post-2008 qui concerne les relations entre les mouvements eux-mêmes et les instances politiques existantes, qu’il s’agisse des syndicats ou des partis politiques dans un système parlementaire. Au Royaume-Uni, je pense que l’on prend davantage conscience au fil du temps de la nécessité d’agir aussi par le biais des institutions. Occupy Wall Street, les Indignés et tous les autres mouvements de cette nature ne cherchaient pas à agir à travers les systèmes en place, comme s’il était possible de recréer un monde quasi-spontanément sans avoir à en passer par les institutions. La gauche britannique en a tiré des leçons car elle a compris que cela ne suffisait pas. Non pas que les mouvements doivent être rejetés, mais ils sont insuffisants. Ce qu’on voit après 2012, une fois que les choses se sont calmées au Royaume-Uni, c’est un mouvement en faveur de la figure de Jeremy Corbyn. Ce dernier est élu en 2015 après l’échec de Milliband. Il est propulsé sur le devant de la scène et d’un coup, on observe un afflux important de personnes pour se mobiliser autour du Labour. Elles le font non pas parce qu’elles pensent qu’un parti politique va fournir une réponse à tout, ou qu’une personnalité politique va diriger tout le monde, mais simplement parce qu’elles reconnaissent le besoin d’agir à la fois au sein des mouvements et au sein des partis politiques. J’ai du mal à décrire la situation dans d’autres pays comme la France parce que je n’ai pas tous les détails. Mais j’ai le sentiment qu’il y a un tournant commun, du moins au Royaume-Uni, aux États-Unis et au Canada, qui consiste à agir davantage à travers les institutions.

LVSL – Depuis la publication de votre livre, le champ politique européen a été profondément remodelé. En France, la France insoumise a tué le Parti socialiste, avant de s’effondrer aux élections européennes. En Espagne, le soutien pour Podemos diminue à chaque nouvelle élection. Le Labour de Jeremy Corbyn a perdu des plumes et semble avoir du mal à se positionner dans une situation polarisée par la question du Brexit. Quel est le problème avec le populisme de gauche ?

NS – Je ne dirais pas que le problème réside dans le populisme de gauche en soi, car à bien des égards Jeremy Corbyn n’a pas fait de « populisme », du moins pas de la façon dont par exemple Laclau et Mouffe en parlent. Il y a eu des tentatives, notamment avec l’idée de la rigged economy (« l’économie truquée »), qui est devenue l’un des mots-clés de la dernière campagne électorale. C’était une idée populiste qui tentait de mobiliser un groupe de personnes qui se sentaient exclues de ce système truqué. Elle a été abandonnée depuis. À bien des égards, je pense que le problème principal est le même pour Podemos et le Labour : ils ont négligé les mouvements. Podemos émane par exemple du mouvement du 15-M, et a bénéficié d’un ancrage assez solide dans des mouvements de cette nature pendant un certain temps. Il s’en est finalement distancé, ce qui a eu un réel impact. Le phénomène est le même au Royaume-Uni. Momentum compte actuellement plus de 40.000 membres. Il avait été conçu à l’origine pour soutenir Jeremy Corbyn lors de sa campagne pour la direction du Labour, puis lors de la campagne électorale. Mais à Momentum a prédominé l’idée que le mouvement pourrait être davantage qu’une aile électorale, qu’un outil pour mobiliser des votes pour un parti. Ils se voyaient par exemple offrir le petit-déjeuner à des enfants, des repas à l’école, fournir de la nourriture aux sans-abris… toutes ces initiatives qui créent des liens avec les communautés. Mais ils ne l’ont pas fait. Je pense que c’est l’un des principaux problèmes qui explique pourquoi l’élan pour Momentum s’est dissipé, parce qu’ils n’ont pas concrétisé ces actions, de même que le Parti travailliste. Dans un sens, Jeremy Corbyn s’est donc barricadé au sein du parti et n’a pas tissé ce type de relations plus profondes. Pour moi cela joue dans la question du Brexit, parce que je ne peux pas imaginer, par exemple, une élection avec le même enthousiasme que lors de la dernière campagne électorale, au cours de laquelle des dizaines de milliers de jeunes s’étaient mobilisés pour militer et participer au travail acharné de la campagne du Labour. Vous ne verrez pas ça, tout simplement parce que le Labour a laissé cet enthousiasme s’atrophier.

LVSL – La situation inextricable du Brexit a permis à Boris Johnson et Nigel Farage de se présenter comme les hérauts du vote populaire contre les corps intermédiaires, les élites et le Parlement qui bloque la sortie de l’Union européenne. Nous savons cependant que ces deux dirigeants veulent mener une politique ultra-libérale en faveur des plus riches. Comment voyez-vous la stratégie de Labour consistant à jouer la carte institutionnelle pour empêcher un No Deal ? Ne risque-t-il pas d’apparaître comme le camp de l’oligarchie et de laisser la référence au peuple être hégémonisée par la droite radicale ?

NS – Ce risque est une certitude. C’était le problème initial de la campagne référendaire sur le Brexit, à savoir que la campagne du Leave avait comme slogan Take back control (« reprenez le contrôle »), et qu’il s’agissait d’un slogan populiste pour tous ceux qui se sentaient exclus et sans aucun pouvoir de contrôle sur les élites nationales et européennes. Cela a bien fonctionné. Du côté du Remain, on trouvait la défense d’un système européen indéfendable tel qu’il existe actuellement. J’ai voté Remain, et je voterais Remain à nouveau mais la campagne de ce camp était absolument odieuse. C’était l’équivalent de la campagne d’Hillary Clinton aux États-Unis, avec un discours que l’on peut résumer comme tel : « en réalité les choses ne sont pas si mauvaises, le statu quo est assez satisfaisant, nous n’avons pas besoin de changer les choses ». Ce discours était dirigé par des élites qui étaient publiquement méprisées depuis de nombreuses années. C’est là le risque réel d’un autre référendum : il y aura une bataille pour savoir qui contrôle la campagne du Remain, et différents camps sont déjà sur le coup. Ceux qui ont dirigé la première campagne veulent diriger la seconde. Or si tel est le cas je suis persuadé que nous irons vers une sortie sans accord, tout simplement parce qu’ils ne savent pas quoi faire, ils ne connaissent pas l’opinion publique, ils ne savent pas ce que les gens ressentent, ils n’ont aucun sens du peuple et ils ne savent pas pourquoi les gens veulent du changement. La situation est donc risquée. Ceci étant dit, je pense que Corbyn est plutôt bien positionné pour présenter une campagne populiste en faveur du Remain. De mon point de vue, s’il y a une élection générale, il faut que la campagne soit menée cette fois sur le thème de la démocratie. Cela inclurait un deuxième référendum, mais également des réformes parlementaires. Il serait judicieux de se débarrasser de la Chambre des lords, par exemple, et aussi du système uninominal majoritaire à un tour pour passer à une représentation proportionnelle. Mais il faudrait aussi reprendre une des préoccupations classiques du mouvement socialiste : la démocratie au travail. Appuyer sur cet aspect de la démocratie, c’est donner chair au slogan take back control. Je pense qu’il y a ici un énorme espace pour une approche populiste.

LVSL – De nombreuses organisations fleurissent dans l’ombre de Corbyn : Momentum, Novara Media, NEON, etc. Depuis 2015, pensez-vous avoir progressé dans la guerre de positions que vous menez ? Comment évaluez-vous ces quatre années d’activisme et le glissement à gauche du Parti travailliste ?

NS – Je pense que le virage vers les institutions a eu beaucoup de succès en termes de changement dans le sens commun si on part de l’approche classique de l’hégémonie. Je peux donner quelques exemples : le Guardian qui se prononce en faveur de la propriété par les travailleurs de leur outil de travail, le Financial Times qui cette semaine fait un article dans lequel on peut lire : « Le capitalisme ne fonctionne pas, nous devons le changer. » Toutes ces choses qui n’auraient pas pu se produire avant la création de tous ces think tanks et ces médias. C’est loin d’être parfait et il reste encore beaucoup de domaines où l’on peut aller plus loin, mais il y a eu un changement notable en matière de représentation dans les médias et de figures qui obtiennent la parole. D’importants progrès ont été réalisés.

LVSL – Vous évoquez régulièrement la nécessité de jouer dans les interstices du néolibéralisme pour changer le sens commun. Quelles sont les faiblesses actuelles du néolibéralisme au Royaume-Uni qui fracturent le bloc hégémonique en place ?

NS – Je pense que c’est difficile à dire parce qu’il y a un conflit transversal au Royaume-Uni et qu’il ne s’agit donc pas uniquement d’un affrontement entre le néolibéralisme, la social-démocratie et le socialisme. Il y a ce conflit autour du Brexit et des différentes manières de le concevoir, ce qui complique énormément la construction d’un bloc hégémonique. Depuis Thatcher, l’idée que la croissance est inéluctable grâce à la finance s’est imposée comme une évidence. Par la suite le New Labour a laissé la finance aller aussi loin qu’elle le souhaitait, mais en prélevant un peu d’impôts pour aider les plus pauvres et les plus démunis. Avec 2008, ce discours s’est complètement effondré, et le Brexit amplifie cette destruction, tout simplement parce que la position de Londres en tant que centre financier mondial est menacée par le processus de sortie. Au sein de la classe dirigeante vous n’avez pas d’intérêt commun, ce qui entraîne de nombreux conflits. En ce qui concerne les idées hégémoniques sur ce qui devrait être fait, je pense que la gauche a beaucoup progressé sur la notion de travail. Cette dernière était en effet considérée, jusqu’à ces dernières années, comme un idéal absolu, avec notamment l’idée que les gens ne devraient plus recevoir de prestations et devraient plutôt travailler. C’est sur cette idée que le gouvernement s’est appuyé pour réduire les prestations sociales. Aujourd’hui, peu de gens considèrent que le travail paie, qu’il a un sens, et qu’il est une meilleure option que toute alternative sociale. Le travail, pour moi, semble être un concept-clé qui tombe en morceaux et qui pourrait être tiré vers la gauche.

LVSL – Que pensez-vous de l’option de Lexit, c’est-à-dire une sortie par la gauche de l’Union européenne ?

NS – Les seules conceptions plausibles de Lexit sont celles qui, je pense, ne tiennent pas compte des pouvoirs réellement existants. Je peux envisager un monde imaginaire où le Lexit fonctionnerait, mais ce serait négliger plusieurs aspects. Laissez-moi vous donner un exemple concret, à savoir le contrôle de l’industrie des technologies. C’est quelque chose qui ne peut arriver qu’en Europe. Si le Royaume-Uni décide de partir et de se retirer des réglementations européennes, cela signifie que le Royaume-Uni se refuse tout pouvoir sur toutes les institutions technologiques. Donc, Facebook, Google, Amazon pourraient faire ce qu’ils voudraient au Royaume-Uni, tout simplement parce que le Royaume-Uni est une puissance moyenne à l’heure actuelle. Une partie du problème avec le Lexit est que ce concept adhère toujours à l’idée que le Royaume-Uni est une puissance de premier plan dans le monde et que nous pouvons nous en sortir seuls. Pour tous les pays du monde, sauf peut-être la Chine et les États-Unis, c’est un problème tellement intrinsèquement mondialisé que vous êtes forcé à penser en termes de coalitions de pouvoirs, avec une réflexion internationale et régionale. De ce point de vue, l’option nationale est complètement bloquée. Elle est futile. Au-delà même des aspects réactionnaires qu’elle alimente.

Le programme social-démocrate de Podemos

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Pedro Sánchez et Pablo Iglesias à la Moncloa © Borja Puig de la Bellacasa

L’Espagne se dirige vers de nouvelles élections législatives le 10 novembre prochain. Ce seront les quatrièmes en quatre ans. Une telle instabilité est le pendant institutionnel d’un paysage politique toujours plus fragmenté : décomposition du paysage politique et instabilité des institutions vont ainsi de pair pour le moment. Dernier parti politique à se lancer sur la scène nationale, celui fondé par Iñigo Errejón contribue à cette tendance. Il vise à concurrencer à la fois Podemos, le PSOE et, peut-être, la frange la moins radicalisée de Ciudadanos. Analyse en collaboration avec Hémisphère gauche.


La décomposition à l’œuvre s’accompagne de transformations dans l’identité programmatique – et donc dans l’orientation stratégique – de certains partis. Le cas de Podemos nous semble, à ce titre, emblématique et d’un intérêt particulier pour celles et ceux qui s’intéressent à la refondation de la social-démocratie en Europe. Celle-ci serait-elle le stade actuel du populisme dit « de gauche » ?

Fondé au début de l’année 2014, issu du mouvement citoyen des « Indignés », Podemos correspond pour de nombreux observateurs de la vie politique européenne à l’archétype du « parti-mouvement » populiste[1]. Podemos serait un pur produit de l’étrange époque que nous traversons, dont la phrase d’Antonio Gramsci usée jusqu’à la corde[2] résumerait les craintes qu’elle inspire : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Podemos, un monstre ? Les évidences sont là pour celles et ceux qui le croient : sa proximité, parfois largement fantasmée, avec le régime d’Hugo Chávez et avec l’Iran ; ses manières plébéiennes ; sa critique virulente de la Transition espagnole (1975-1981) et de l’Union européenne ; son rejet du libéralisme économique ; ses velléités hégémoniques… Podemos incarnerait ainsi, à lui tout seul[3], le « moment populiste » en Espagne.

Cette étiquette, le populisme, Podemos ne l’a d’ailleurs jamais reniée. Il est né dans un contexte de crises multiples : crise économique et de la dette publique ; crise institutionnelle et politique ; crise culturelle, le récit fédérateur de la Transition[4] affichant de sérieux symptômes d’essoufflement. Il a été biberonné aux expériences de la gauche latino-américaine contemporaine et aux lectures d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe. Il s’est développé en usant magistralement de la visibilité médiatique de son secrétaire général à queue de cheval[5], Pablo Iglesias, habitué des plateaux de télévision où il débattait avec de truculents contradicteurs (journalistes ultra-conservateurs pour la plupart) avant de fonder Podemos et de devenir eurodéputé au printemps 2014. Tout était donc là pour la recette populiste, sauce « Laclau-Mouffe » : un moment de crise ; un leader charismatique à l’allure reconnaissable et au style plébéien ; une tentative d’agréger des demandes sociales contradictoires autour d’un récit et d’un imaginaire politiques communs « ni de droite ni de gauche » ; la volonté de repartir de zéro en proposant un « moment constituant » à l’aune du « moment destituant » (le fameux « dégagisme » dont Jean-Luc Mélenchon voulut se faire le porte-parole en 2017).

Or l’évolution de Podemos, depuis sa fondation jusqu’à nos jours, nous permet-elle de le considérer encore aujourd’hui comme un « mouvement populiste » ? Podemos porte-t-il, en fin de compte, un projet politique intrinsèquement novateur, défiant le clivage gauche-droite ? Est-il, dans ce sens, « ni de gauche ni de droite » ? Est-il encore porteur d’une stratégie de rupture et d’un programme « anti-establishment » ?

Il convient, avant de répondre à ces questions, de faire le point sur la dynamique électorale de Podemos et sur ses rapports avec le pouvoir.

Dès les élections européennes de 2014, Podemos s’est positionné comme l’une des quatre formations politiques principales à l’échelle nationale en recueillant plus de 1 200 000 voix et en envoyant cinq élus au Parlement de Strasbourg. Un an après, lors des élections législatives du 20 décembre 2015, sa coalition a obtenu près de 5 000 000 de voix et 69 députés au Congrès. Lorsque le Parlement, incapable de dégager une majorité, a du être renouvelé le 26 juin 2016, elle a légèrement reculé en perdant environ 100 000 voix mais est parvenue à obtenir 71 sièges et à dépasser Ciudadanos. Podemos et ses alliés étaient devenus le troisième groupe parlementaire et le sorpasso[6] du PSOE devenait une possibilité, explicitement désirée par Pablo Iglesias. Finalement, les dernières élections du 28 avril 2019 ont confirmé la place de la coalition menée par Podemos parmi les quatre premières formations politiques nationales, derrière Ciudadanos mais devant Vox. Les résultats furent néanmoins très décevants : la coalition a perdu près de 2 000 000 de voix par rapport à 2016 et 29 députés.

La dynamique électorale du parti de Pablo Iglesias est donc clairement déclinante. Cela peut s’expliquer par une multitude de facteurs : les difficultés de communication du secrétaire général, notamment autour de l’achat par lui et sa compagne d’une maison cossue dans le nord de Madrid ; son taux de popularité particulièrement bas chez les sympathisants des autres formations politiques, qui réduit considérablement la capacité de Podemos à élargir sa base électorale ; les luttes fratricides entre Iglesias et son ancien ami Iñigo Errejón (soldées par la défection de ce dernier et le ras-le-bol des militants) ; l’ambigüité de Podemos vis-à-vis du mouvement indépendantiste catalan ; le renouveau du PSOE sous l’autorité de Pedro Sánchez, qui a vaincu les barons historiques et replacé le parti socialiste sur le devant de la scène politique ; la menace d’une victoire de la droite et l’extrême droite, ayant concentré les voix de la gauche autour du PSOE dans une logique de « vote utile »…

Parallèlement, Podemos témoigne depuis très tôt d’une volonté non dissimulée de devenir un « parti de gouvernement ». Il soutint, dans le cadre de candidatures de rassemblement à la gauche du PSOE, les maires de Madrid et Barcelone en 2015 puis en 2019. Le parti de Pablo Iglesias apporta également son soutien à Pedro Sánchez lorsque ce dernier impulsa une motion de censure pour destituer le gouvernement du conservateur Mariano Rajoy en juin 2018.

Cette volonté d’exercer le pouvoir est, aujourd’hui, arrivée à son comble, alors que l’Espagne a besoin d’une majorité pour constituer un gouvernement. Le blocage politique est, à présent, essentiellement provoqué par l’exigence de Podemos d’entrer dans le gouvernement de Pedro Sánchez en occupant d’importants maroquins et le refus que ce dernier lui oppose. En l’absence d’accord, les Espagnols sont contraints de retourner aux urnes le 10 novembre prochain.

Dans ces conditions, il est légitime de se demander si un mouvement politique qui recherche avec tant de ferveur et d’urgence à gouverner avec l’un des partis emblématiques de l’ordre ancien bipartiste peut être dit « populiste ». Il est frappant de constater que le parti qui a émané des Indignés pour en finir avec le bipartisme désire si ardemment exercer le pouvoir au sein d’un gouvernement présidé par un socialiste. C’est d’ailleurs une question qui se pose également en Italie avec la coalition entre le Mouvement 5 étoiles et le Parti démocrate[7].

Ainsi, alors que le blocage politique se prolonge depuis les élections législatives du 28 avril 2019, Podemos a transmis une nouvelle proposition à Pedro Sánchez et au PSOE. Celle-ci est intitulée, assez explicitement : « proposition pour la reprise du dialogue pour un accord intégral de gouvernement de coalition ».[8] Il s’agit d’un document de 119 pages contenant quatre formules de répartition des fonctions exécutives ainsi qu’un programme politique. À sa lecture, deux choses attirent l’attention, un élément formel et un élément de fond.

L’élément formel est l’insistante exigence de Podemos d’occuper des ministères responsables de politiques publiques considérables. Certes, tout semble indiquer que, face au blocage des négociations, Iglesias et Sánchez luttent à présent pour remporter la bataille du discours : qui sera le mieux à même de convaincre la majorité des électeurs que la répétition électorale est la faute de l’autre ? Dans cette logique, Podemos est incité à transmettre des propositions (y compris impossibles à assumer) au PSOE en étant conscient que ce dernier les refusera pour ensuite pointer du doigt la fermeture des socialistes aux négociations… mais cela n’atténue pas son exigence d’un gouvernement de coalition avec les socialistes comme condition sine qua non de son soutien à l’investiture de Sánchez.

Mais la seconde chose remarquable est le fond de la proposition de Podemos. Celle-ci est composée d’éléments programmatiques que l’on pourrait aisément qualifier de sociaux-démocrates[9]. Les plus saillants sont ceux qui concernent la lutte contre les inégalités et la précarité, les mesures de nature économique et fiscale et l’affermissement de la démocratie. Nous égrènerons à présent quelques mesures pour étayer notre propos.

Tout d’abord, en ce qui concerne les politiques publiques luttant contre la précarité au travail et les inégalités, Podemos propose notamment de :

– Renforcer les droits collectifs des travailleurs en faisant primer les conventions collectives sur les conventions d’entreprise et les contrats de travail (p. 7) ;

– Augmenter progressivement le SMIC pour atteindre 1.100 euros en 2021 (idem) ;

– Combattre l’embauche par les entreprises de « faux indépendants », phénomène particulièrement prégnant chez les nouvelles entreprises de livraison à domicile comme Glovo ou Deliveroo (idem) ;

– Combattre l’écart salarial hommes-femmes à travers une politique globale (conciliation de la vie professionnelle et familiale, généralisation d’un congé de paternité équivalent au congé de maternité, semaine de 34h, contrôle et sanctions des entreprises) (p. 8) ;

– Améliorer les conditions de travail des fonctionnaires et agents publics (les sapeurs-pompiers, policiers, militaires et surveillants de prisons sont particulièrement visés) (p. 13). Une section entière est consacrée à l’Éducation nationale et, donc, aux conditions de travail des enseignants du primaire et du secondaire (p. 16-24) ;

– Accroître la participation des salariés dans la gouvernance de leur entreprise (p. 9) ;

– Une place importante est accordée à la résorption de la fracture territoriale. En s’adressant à l’”Espagne vidée” (España vaciada), Podemos fait siennes certaines analyses issues de l’observation du mouvement des gilets jaunes. Il propose le maintien de services publics de proximité, le soutien aux micro-agriculteurs et l’investissement dans les infrastructures de transport en commun afin de désenclaver ces territoires (p. 39-45).

Ensuite, concernant les mesures d’ordre économique et fiscal, la boussole de Podemos est, sans surprise, la justice fiscale à travers la taxation des hauts revenus, des grandes fortunes et des activités bancaires. Podemos propose notamment de :

– Taxer les opérations d’achat de titres réalisées par des opérateurs financiers et concernant seulement les entreprises espagnoles dont la capitalisation boursière est supérieure au milliard d’euros. Le taux proposé est de 0,2% (p. 73) ;

– Taxer davantage les sociétés du secteur financier afin de rembourser les 60 milliards d’euros injectés par l’État en 2012 (p. 76) ;

– Utiliser Bankia, banque privée nationalisée en 2012, pour financer des projets d’intérêt général (lutte contre l’exclusion financière, développement durable, construction de logement social, désenclavement des zones rurales, etc.) (p. 75) ;

– Réformer l’impôt sur les sociétés (IS) pour l’établir à 15% pour les grandes entreprises, 18% pour les entités financières et les entreprises d’hydrocarbures et pouvoir le baisser de 25% à 23% pour les PME (p. 74) ;

– S’attaquer à l’évasion fiscale permise par la non-imposition des dividendes et des plus-values engendrées par la participation des sociétés mères dans l’activité de leurs filiales (p. 74). Cette mesure est clairement inspirée des travaux de l’économiste Gabriel Zucman, plutôt proche de mouvements politiques sociaux-démocrates ;

– S’attaquer également à l’usage frauduleux des sociétés d’investissement immobilier cotées (SIIC) et des sociétés d’investissement au capital variable (SICAV) pour échapper à l’imposition individuelle (idem) ;

– Augmenter l’impôt sur le patrimoine de 1% pour les patrimoines de plus de 10 millions d’euros ; augmenter l’impôt sur le revenu (IR) pour les revenus supérieurs à 130 000 euros ; baisser la TVA pour les produits d’hygiène féminine et baisser également la TVA sur les services vétérinaires (p. 75) ;

– Mise en place d’une ambitieuse stratégie nationale de lutte contre la fraude fiscale (pp. 76-78) ;

– Point important, l’ensemble de la politique économique de Podemos est subordonnée aux exigences climatiques et environnementales. Le Green New Deal occupe à ce titre une place centrale dans son programme économique, tout comme dans celui de certains « socialistes » états-uniens, notamment A. Ocasio-Cortez. Par ailleurs, il est intéressant de constater que Podemos cherche ouvertement à élargir sa base électorale en direction des régions rurales et des fonctionnaires traditionnellement conservateurs (voire fascisants), comme les policiers et les militaires ;

Enfin, concernant la consolidation de la démocratie et les questions institutionnelles. Il importe de souligner la place qu’occupe l’Union européenne (UE) dans le programme de Podemos.

Non seulement toute idée de sortie de l’Union ou de l’euro est absente mais encore la formation politique de Pablo Iglesias envisage l’UE comme un échelon pertinent pour mettre en oeuvre d’ambitieuses politiques économiques, sociales et environnementales (notamment un Green New Deal européen, mentionné p. 108).

Aucune mention à d’âpres négociations pour réviser les traités (assorties de menaces de départ) n’est présente dans le document. Ceci contraste avec le premier programme électoral de Podemos pour les élections législatives de 2015. Celui-ci préconisait une révision des traités européens pour, notamment, « démocratiser la prise de décisions politiques et économiques dans la zone euro », « réformer le pacte de stabilité et de croissance » et « réviser le statut de la Banque centrale européenne[10]«. Ceci est également en opposition avec ce que l’on pouvait trouver dans L’avenir en commun de La France Insoumise en 2017.

Contrairement à son allié français et révisant considérablement son propre positionnement originel, Podemos se positionne en faveur de davantage d’intégration pour consolider le pilier social de l’UE (p. 103). Celui-ci serait composé :

– d’un SMIC européen (p. 103),

– d’une allocation-chômage européenne (idem),

– d’une « allocation européenne de ressources suffisantes » (p. 104) adressée aux familles afin de lutter contre la pauvreté infantile[11].

– d’une couverture de santé publique et universelle pour tous les résidents d’un État-membre (p. 104).

Tout cela ressemble à une collection de vœux pieux, car aucune piste de comment y parvenir n’est avancée. Il s’agit néanmoins, à nouveau, de demandes exprimées depuis longtemps par une frange des socialistes européens que Podemos fait siennes.

Sur le plan interne, les mesures institutionnelles visent à :

– Assurer l’indépendance de la justice (pp. 46-47) ;

– Sauvegarder les droits et libertés des individus (p. 49-50), notamment face à l’intervention des forces de l’ordre ;

– Trouver une solution au conflit politique catalan à travers la mise sur pied d’un dialogue inter-institutionnel et trans-partisan (p. 51) ;

– Promouvoir la « mémoire démocratique » (pp. 48-49). Ce terme se substitue à celui, plus polémique, de « mémoire historique », qui visait à récupérer la mémoire des Républicains anti-franquistes et à effacer les références au régime de Franco dans l’espace public (noms de places ou de rues, statues, plaques commémoratives…). La « mémoire historique » fut notamment promue par le président socialiste Jose Luis Rodríguez Zapatero. Podemos s’inscrit donc dans ses pas.

L’examen de ces quelques mesures, structurantes et emblématiques, du programme que Podemos a conçu pour gouverner avec le PSOE nous permet de prendre la mesure du virage social-démocrate du parti d’Iglesias. Cette évolution vers des prises de positions compatibles avec un PSOE se revendiquant à nouveau de la gauche[12] devait théoriquement favoriser le rapprochement entre les deux formations. Ce ne fut pas le cas. Mais elle devrait, au moins, servir à présent d’inspiration à d’autres partis sociaux-démocrates au-delà des Pyrénées.

 

[1] Par ex. Le Parisien inclut Podemos dans une analyse des partis populistes en Europe (P. Martinat, “Cinquante nuances de populisme en Europe”, 11 mars 2018, en ligne : http://www.leparisien.fr/politique/cinquante-nuances-de-populisme-en-europe-11-03-2018-7601457.php), le politiste Yves Sintomer consacre quelques réflexions au populisme de Podemos dans “Le populisme de Podemos”, Mouvements, 2018/2 (n° 94), p. 98-107.

[2] Cette phrase de l’intellectuel marxiste inspira même un livre écrit par… Pierre Moscovici (!)

[3] Plus récemment, le parti d’extrême droite Vox et, pour certains, les partis indépendantistes catalans ont disputé à Podemos l’étiquette de “populiste”.

[4] La Transition est historiquement présentée en Espagne comme exemplaire, tant du point de vue de la participation citoyenne que du comportement de l’élite politique de l’époque. Ce récit est remis en cause notamment depuis le déclenchement de la crise économique de 2008, les frasques du roi Juan Carlos I et la crise du modèle territorial.

[5] “El Coletas” (la “queue-de-cheval”), comme on l’a rapidement et communément appelé.

[6] Terme italien indiquant le dépassement d’une force politique par une autre.

[7] Voir l’article sur notre site à ce sujet.

[8] Le document, en espagnol, peut être consulté dans son intégralité en ligne : https://ep00.epimg.net/descargables/2019/08/20/3d4556a377e93803a3d868b70cef6a3b.pdf.

[9] Tout à fait proches du programme du Labour britannique dirigé par Jeremy Corbyn ou des propositions avancées par les représentants de l’aile “socialiste” des Démocrates étas-uniens (Bernie Sanders mais également Elizabeth Warren et, bien évidemment, les membres du “Squad” de la Chambre des représentants : Alexandria Ocasio-Cortez, Ilhan Omar,  Ayanna Pressley et Rashida Tlaib).

[10] Ce programme est toujours disponible en ligne : http://servicios.lasprovincias.es/documentos/Programa-electoral-Podemos-20D-2015.pdf. V. not. pp. 57-61.

[11] Cette problématique est particulièrement prégnante en Espagne, où 28% des enfants sont en risque de pauvreté.

[12] Le slogan du PSOE de Sánchez est, simplement, “Nous sommes la gauche” (“Somos la izquierda”).

 

Le populisme en 10 questions

©nrkbeta

Le populisme n’a jamais fait couler autant d’encre. Il sature depuis plusieurs années le débat public, employé à tort et à travers, souvent comme synonyme de démagogie ou d’extrémisme, afin de stigmatiser toute voix discordante à l’égard du consensus néolibéral. S’il a longtemps été associé aux droites nationalistes, à gauche certains ambitionnent aujourd’hui de retourner le stigmate en s’appropriant plus ou moins explicitement les thèses populistes d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe. On en retrouve certains accents en 2017 dans la campagne du travailliste britannique Jeremy Corbyn et son « For the many, not the few », ou plus récemment dans l’ascension de la socialiste états-unienne Alexandria Ocasio-Cortez, dont la croisade contre l’establishment s’appuie sur des ressorts résolument populistes : « We’ve got people, they’ve got money ». Podemos en Espagne et La France insoumise sont les deux expériences partisanes qui se revendiquent le plus de ces théories encore largement méconnues. En France, la confusion règne : parfois associé abusivement à un souverainisme hermétique aux luttes des minorités, ou réduit à l’abandon de l’étiquette gauche, ses soubassements théoriques et l’amplitude de ses implications stratégiques demeurent souvent ignorés. Deux rédacteurs du Vent Se Lève, doctorants en science politique, abordent en dix questions les enjeux que soulève le populisme, dans l’espoir de dissiper certains malentendus et de contribuer aux débats qui agitent – ou fracturent – les gauches. Par Laura Chazel et Vincent Dain. 


1) Le populisme, c’est quoi ?

Laura Chazel : Le populisme pourrait être défini a minima comme un discours englobant une vision du monde opposant le « peuple » au « pouvoir » et une conception rousseauiste de la démocratie qui associe la politique à « l’expression de la volonté générale »[1]. Néanmoins, c’est un terme polysémique à utiliser avec précaution car il renvoie à de nombreuses réalités. Sa définition est l’objet de luttes de pouvoir dans les champs académique, politique et médiatique.

Dans le langage ordinaire, le terme de populisme est avant tout utilisé pour décrédibiliser tout mouvement politique s’opposant à l’establishment. C’est une arme discursive redoutable car dans l’imaginaire collectif le populisme est associé à la démagogie, à l’irrationalité des masses, aux colères « négatives », à un danger pour nos démocraties. On retrouve cette même vision péjorative dans le monde académique où le populisme se présente comme l’un des concepts les plus contestés et débattus.

Deux grandes écoles s’opposent aujourd’hui : l’approche idéationnelle (représentée par le politiste néerlandais Cas Mudde, largement hégémonique dans la science politique occidentale) et l’approche discursive (représentée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe). Derrière chaque définition du populisme se trouve une vision du politique et une défense de ce que la démocratie devrait être. Le politiste Federico Tarragoni explique ainsi que la « populologie » se serait transformée en une « ingénierie démocratique » évaluant les « menaces/risques démocratiques » posés par le populisme.

Dans le langage ordinaire, le terme de « populisme » est avant tout utilisé pour décrédibiliser tout mouvement politique s’opposant à l’establishment (…) Dans l’imaginaire collectif, il est associé à la démagogie, à l’irrationalité des masses, aux colères « négatives », à un danger pour nos démocraties.

Dans l’approche muddienne, hégémonique en Europe, le populisme se présente avant tout comme une « menace » pour nos démocraties libérales. Il est par essence « l’autre » du libéralisme et de la démocratie. Au contraire, l’approche laclauienne défend la possibilité de l’existence d’un populisme progressiste. Laclau et Mouffe s’inscrivent dans une « vision dissociative » du politique : le champ politique est défini « comme l’espace du conflit et de l’antagonisme »[2]. En construisant un antagonisme entre le « peuple » et le « pouvoir », le populisme conflictualiserait le champ politique et permettrait ainsi – lorsqu’il adopte une forme progressiste et construit un peuple inclusif – de revitaliser la démocratie.

Les politistes dans la lignée de Cas Mudde s’inscrivent dans une approche libérale opposant les passions et la raison et voient dans le populisme l’expression de pulsions négatives. Au contraire, Laclau et Mouffe considèrent que la politique est avant tout une lutte pour l’attribution de sens, et qu’à ce titre les affects peuvent jouer un rôle positif dans la construction des identités collectives.

Il faut préciser qu’en Europe, la confusion autour du terme de populisme est liée au fait que, depuis les années 1980, le populisme était avant tout associé aux partis d’extrême droite[3], ce qui explique en partie la connotation péjorative donnée à ce concept. Récemment, l’apparition de mouvements populistes de gauche en Europe – Podemos ; LFI – qui se réclament en partie des théories de Laclau et Mouffe, participe à la re-signification de ce terme.

2) Comment définir le populisme selon Ernesto Laclau et Chantal Mouffe ?

Vincent Dain : Il faut d’abord préciser que pour Laclau et Mouffe, le populisme n’est pas une idéologie. C’est une méthode de construction des identités politiques à laquelle peuvent se greffer des contenus idéologiques extrêmement divers. Pour donner une définition synthétique, le populisme est un discours qui établit une dichotomie de la société en traçant une frontière antagonique qui oppose « ceux d’en bas » à « ceux d’en haut ».

C’est la construction d’un sujet politique, le « peuple », par l’articulation d’une série de demandes hétérogènes qui ont en commun – qui ont d’équivalent – leur opposition au pouvoir institué. Le populisme consiste donc à créer une chaîne d’équivalence entre une pluralité de demandes, potentiellement en tension, qui se cristallisent et trouvent leur unité autour d’un « signifiant vide » (un leader, un slogan, un symbole, une idée, etc.) : la « justice sociale » dans le cas du péronisme argentin, la « démocratie réelle » des Indignés espagnols, le gilet jaune en France.

3) Le populisme, est-ce la contestation de l’ordre établi ?

Laura Chazel : Si l’on s’en tient à une lecture « brute » de la théorie d’Ernesto Laclau, oui. Cependant, nombre de ses disciples s’éloignent de cette vision romantique du populisme comme simple opération plébéienne contre le pouvoir. Dans La raison populiste, Laclau distingue deux méthodes de construction du politique : le populisme (« l’activité politique par excellence ») et l’institutionnalisme (« la mort du politique »). En construisant une chaîne d’équivalence contre le pouvoir, le populisme obéit à la « logique de l’équivalence ». À l’inverse, l’institutionnalisme obéit à la « logique de la différence ». L’ordre institutionnel prétend pouvoir absorber chaque demande émanant de la société civile de manière individuelle (différentielle). Le populisme consisterait à transformer la logique de la différence en logique de l’équivalence.

Le populisme ne se réduit donc pas à une logique de contestation, il passe aussi par un récit politique à même de laisser entrevoir la possibilité d’un ordre alternatif.

Dans la théorie de Laclau (2005), ces deux logiques, bien qu’elles aient « besoin l’une de l’autre », sont antagoniques. Au niveau analytique, cette opposition entre « populisme » (rupture avec l’ordre) et « institutionnalisme » (reproduction de l’ordre) présente des limites reconnues par Laclau (2009) lui-même lorsqu’il explique qu’un « populisme pur » ne peut exister et deviendrait « synonyme de chaos social » [4], et lorsqu’il reconnaît (2005) que « limiter » le populisme à une opération de rupture ne permet pas de penser les phénomènes populistes « dans l’horizon de l’Europe occidentale ». Le populisme devient alors une affaire de degrés.

Pour des auteurs comme Gerardo Aboy ou Julián Melo, le populisme doit être compris comme une double opération : (1) de rupture avec l’ordre institué, (2) de proposition d’un nouvel ordre alternatif. Ces lectures plus hétérodoxes de Laclau insistent avant tout sur le « double visage du populisme ». C’est par exemple le cas d’Íñigo Errejón qui insiste sur la nécessité de construire un mouvement politique capable de « remettre de l’ordre » tout en présentant les partis de l’establishment comme producteurs de désordre. Le populisme ne se réduit donc pas à une logique de contestation, il passe aussi par un récit politique à même de laisser entrevoir la possibilité d’un ordre alternatif.

4) Le populisme, est-ce une rupture avec le marxisme ?

Vincent Dain : Ernesto Laclau et Chantal Mouffe reprochent au marxisme orthodoxe son « essentialisme de classe », autrement dit l’idée selon laquelle l’identité politique d’un acteur découlerait mécaniquement de la place qu’il occupe dans les rapports de production. Ils dressent une critique constructiviste du déterminisme marxiste qui postule l’existence d’une subjectivité propre à un groupe social en fonction de sa position objective. Pour Laclau et Mouffe, l’identité politique est contingente, elle n’est pas le reflet de cette position objective mais le résultat précaire du sens qui lui est attribué à un moment donné.

Ils ne sont pas davantage convaincus par la distinction classe en soi/classe pour soi et l’idée selon laquelle les ouvriers seraient objectivement liés par des intérêts communs sans en avoir nécessairement conscience. D’une manière générale, les populistes voient dans cette approche une impasse stratégique. Schématiquement, elle conduirait les gauches à se poser en avant-garde éclairée et condescendante chargée de dévoiler la vérité révolutionnaire aux masses prolétaires aliénées. Dans une vidéo populaire, Pablo Iglesias raille ainsi ses étudiants marxistes déstabilisés par la présence de « gens normaux » au sein du mouvement des Indignés et incapables de s’adresser à eux en des termes intelligibles au-delà de l’entre-soi militant.

Cette critique pourrait aussi s’appliquer aux militants de gauche fustigeant les électeurs populaires qui voteraient « contre leurs intérêts » en accordant leurs suffrages au Rassemblement national, comme s’il y avait un bug dans la matrice. Dans le populisme de gauche, il y a l’idée de se détacher d’une vision idéalisée du prolétariat et de ne pas plaquer sur les catégories sociales des subjectivités fantasmées. Il faut au contraire s’appuyer sur le sens commun de l’époque, prendre en compte les subjectivités telles qu’elles existent pour les orienter dans un sens progressiste.

Dans le populisme de gauche, il y a l’idée de se détacher d’une vision idéalisée du prolétariat et de ne pas plaquer sur les catégories sociales des subjectivités fantasmées. 

Laura Chazel : Dans le cas d’Ernesto Laclau, c’est d’abord l’étude des mouvements nationaux-populaires latino-américains du XXe siècle qui l’amène à se distancer du marxisme orthodoxe. Dès le milieu des années 1970, Laclau réfléchit à la tension existante entre le déterminisme/la nécessité d’un côté – dominants dans l’idéologie marxiste – et l’idée de contingence de l’autre. En observant les classes populaires massivement soutenir Perón en Argentine, Laclau s’éloigne progressivement du matérialisme marxiste et de l’idée selon laquelle il existerait des intérêts de classe « objectifs » qui mécaniquement mèneraient la classe ouvrière vers la révolution prolétarienne.

En effet, comme le montrent Murmis et Portantiero (1971), la lutte des classes « prend une autre forme » en Argentine où le prolétariat ne se présente pas comme le principal sujet politique du changement. Le péronisme est d’abord caractérisé par son poly-classisme, mais l’alliance entre la bourgeoisie et les classes populaires contre l’oligarchie doit être comprise dans le contexte d’une « économie dépendante » dans laquelle cette alliance permet de s’opposer au « schéma Nord/Sud ». Le cheminement intellectuel de Laclau trouve son aboutissement en 1985 dans son ouvrage Hégémonie et stratégie socialiste, co-écrit avec Chantal Mouffe. Cet ouvrage est considéré comme un texte fondateur du post-marxisme. Les deux auteurs y constatent la « crise du marxisme » et l’imperméabilité des gauches marxistes aux demandes post-matérialistes issues des mouvements féministes, antiracistes ou écologistes.

 

5) Le populisme suppose-t-il de reléguer au second plan les luttes féministes, LGBTQI, antiracistes ?

Vincent Dain : Non, c’est une confusion, d’autant plus ironique lorsqu’on a en tête l’ambition originelle de Laclau et Mouffe qui entendaient précisément renouveler le projet socialiste en incorporant les demandes issues de ces luttes. Cette confusion est sans doute entretenue en France par le fait que certains parmi ceux qui ont brandi le populisme en étendard sont davantage portés sur les questions de souveraineté et moins sensibles aux enjeux du féminisme, aux luttes LGBTQI. Lorsque Andrea Kotarac quitte la France insoumise pour soutenir le Rassemblement national, il le fait au nom de la stratégie populiste selon lui abandonnée au profit de concessions à des revendications communautaristes. Cette démarche nocive n’aide probablement pas à y voir plus clair.

Plus fondamentalement, on retrouve l’idée que la priorité pour la gauche doit être de reconquérir les classes populaires tombées dans l’escarcelle du Rassemblement national. Une priorité qui supposerait selon certains de hiérarchiser les combats au profit des questions sociales et au détriment des questions dites « sociétales ». Une fraction des gauches reproche notamment aux socialistes d’avoir théorisé et mis en pratique l’abandon des milieux populaires. Le rapport produit par le think tank Terra Nova en 2011 actait en effet le basculement à droite de la classe ouvrière et privilégiait la formation d’un nouveau bloc électoral composé principalement des jeunes, des minorités, des classes moyennes, auxquels il s’agissait de s’adresser par le biais d’un discours axé sur les « valeurs ».

Il n’y a pas d’incompatibilité a priori entre la défense de la souveraineté populaire et les luttes des groupes minorisés pour leur émancipation. Bien au contraire, elles doivent être conjuguées, et si l’on suit Mouffe et Laclau, l’hypothèse populiste peut être un instrument d’articulation de ces différentes demandes démocratiques.

Dans un débat avec François Ruffin aux Amfis d’été de la France insoumise en 2017, Chantal Mouffe mettait en garde contre la tentation de « faire l’inverse de Terra Nova » en s’adressant exclusivement aux « perdants de la mondialisation » sans prendre en considération la diversité des luttes pour la reconnaissance et l’émancipation. François Ruffin, dont la stratégie s’oriente probablement davantage vers les milieux populaires dans la pratique, ne dit toutefois pas autre chose lorsqu’il plaide pour une alliance des « deux cœurs de la gauche : les classes populaires et la classe intermédiaire ».

De fait, si la France insoumise espère reconduire ou amplifier son score de 2017, la clé réside sans doute davantage dans un alliage entre l’électorat standard de la gauche radicale, les anciens électeurs socialistes désenchantés (ces fameux électeurs qui ont hésité entre Macron et Mélenchon en 2017) et une fraction des milieux populaires réfugiés dans l’abstention ou le vote RN. Ce qui suppose de prendre en charge une pluralité de demandes et d’aspirations, sans nécessairement chercher à s’adresser à un groupe social en particulier.

En somme, il n’y a pas d’incompatibilité a priori entre la défense de la souveraineté populaire et les luttes des groupes minoritaires pour leur émancipation. Bien au contraire, elles doivent être conjuguées, et si l’on suit Mouffe et Laclau, l’hypothèse populiste peut être un instrument d’articulation de ces différentes demandes démocratiques. La campagne de 2017 de Jean-Luc Mélenchon allait d’ailleurs plutôt dans ce sens.

En Espagne, la figure la plus proche des thèses de Laclau et Mouffe, Íñigo Errejón, associe récit patriotique et prise en charge d’un discours résolument féministe et LGBTQI. Dans un autre registre, on pourrait citer le discours aux accents populistes d’Alexandria Ocasio-Cortez qui a pris à contrepied l’establishment démocrate à New-York avant de conquérir le devant de la scène politique états-unienne. Ocasio-Cortez, qui a déployé une spectaculaire campagne de mobilisation sur le terrain et s’évertue à construire un leadership fondé sur l’authenticité et la proximité (« primus inter pares » selon la formule employée par Laclau), incarne très clairement les aspirations des minorités à l’égalité.

 

6) Comment Podemos et La France insoumise se sont-ils emparés du populisme ?

Laura Chazel : Il faut d’abord préciser que la mobilisation de la théorie du populisme d’Ernesto Laclau peut tout autant relever d’une appropriation idéologique que d’un simple usage stratégique. Il est vrai que leur théorie du populisme a permis à la gauche radicale, orpheline d’une idéologie, de repenser la réintroduction du conflit à partir de l’antagonisme opposant « le peuple » à « l’oligarchie » tout en restant dans le cadre de la démocratie libérale.

Mais la mobilisation de cette « référence théorique » peut également être analysée comme une stratégie partisane classique de légitimation par la mobilisation d’une autorité intellectuelle. Stratégie explicitée par Jean-Luc Mélenchon lui-même lorsqu’il explique, par exemple, que « la référence à Laclau satisfaisait le snobisme médiatique et permettait de valider l’existence d’un populisme de gauche sans avoir besoin de l’assumer nous-même ».

À Podemos, on observe une théorisation beaucoup plus poussée de la théorie populiste qu’au sein de LFI. Du côté d’Íñigo Errejón, c’est une réelle appropriation idéologique car le populisme est utilisé comme un outil qui permet de repenser la construction de nouvelles identités politiques. À partir de 2016, Pablo Iglesias, qui vient d’un marxisme beaucoup plus traditionnel qu’Errejón , se détache de « l’hypothèse populiste » en partie car la dimension constructiviste de la théorie laclauienne entre en contradiction directe avec son approche matérialiste. C’est ainsi que l’on comprend pourquoi le populisme est devenu l’un des principaux facteurs expliquant la multiplication de factions au sein du parti.

Jean-Luc Mélenchon est bien entendu influencé par les expériences nationales-populaires latinoaméricaines, et il dialogue régulièrement avec Chantal Mouffe. Cela dit, sa doctrine demeure très imprégnée du matérialisme historique, une tradition dont il est originaire.

Vincent Dain : L’adhésion au populisme et surtout à la vision du politique qui lui est associée est en effet plus flagrante à Podemos – a fortiori chez les proches d’Errejón – qu’à la France insoumise. Sans doute car les initiateurs de Podemos sont enseignants en science politique et se sont davantage confrontés à la foisonnante littérature laclauienne. Par ailleurs, le mouvement des Indignés et ses prolongements ont contribué à forger dans une partie de la société espagnole et des sphères militantes de nouveaux cadres de perception du type « ceux d’en bas contre ceux d’en haut ».

A la France insoumise, l’appropriation est plus circonstanciée. Jean-Luc Mélenchon est bien entendu influencé par les expériences nationales-populaires latino américaines et il dialogue régulièrement avec Chantal Mouffe. Cela dit, sa doctrine demeure très imprégnée du matérialisme historique, une tradition dont il est originaire. Si la référence au peuple était présente en 2012, la campagne de 2017 marque tout de même un tournant. Quand Jean-Luc Mélenchon présente sa candidature à la présidentielle, il oppose « le peuple » à une « caste de privilégiés ». C’est du Pablo Iglesias dans le texte. L’inspiration de Podemos est très nette. Sophia Chikirou, conseillère en communication de LFI, a d’ailleurs observé les campagnes de Podemos et de Bernie Sanders avant de diriger la communication de Mélenchon en 2017.

La stratégie populiste est alors un outil pour se démarquer des primaires du PS et solder l’échec du Front de gauche avec les communistes. On parle alors de « fédérer le peuple » plutôt que d’unir les gauches. Deux ans plus tard, à l’issue des élections européennes, le populisme de gauche est ouvertement contesté au sein de la FI. Il a cependant déjà perdu de sa centralité après la campagne de 2017, cédant le pas à des oscillations stratégiques peu lisibles.

 

7) Un discours populiste est-il forcément patriote ?

Laura Chazel : D’un point de vue analytique, il est important de garder une définition minimale du populisme. De la même manière qu’il existe des mouvements populistes sans leaders – les gilets jaunes – il peut exister des discours populistes ne mobilisant pas de rhétorique national-populaire. C’est par exemple le cas du mouvement du 15-M (« ceux du bas » contre « ceux du haut ») ou du mouvement Occupy Wall Street (les « 99% » contre les « 1% »). Mais il est vrai que lorsque le discours populiste s’institutionnalise dans un parti politique, il est le plus souvent adossé à un discours national-populaire qui construit la notion de « peuple » en lien avec la notion de « patrie ».

Les exemples des populismes progressistes latino-américains des années 1990-2000 sont les plus parlants. Il faut cependant préciser que leur discours patriote est construit dans l’opposition à l’impérialisme américain. Il est donc difficile d’imaginer une importation « pure » de ce modèle. À ses débuts, Podemos a d’abord mobilisé une rhétorique anti-impérialiste opposant les peuples d’Europe du Sud à l’Allemagne et à la Troïka mais ce récit, calqué sur le discours national-populaire latino-américain, a trouvé ses limites en Espagne où l’euroscepticisme reste faible.

Cela pose la question plus générale de l’importation directe et pure de la théorie populiste d’Ernesto Laclau qui est d’abord pensée dans un contexte latino-américain, et qui peine parfois à trouver un écho dans des sociétés européennes beaucoup plus institutionnalisées.

Lorsque le discours populiste s’institutionnalise dans un parti politique, il est le plus souvent adossé à un discours national-populaire qui construit la notion de « peuple » en lien avec la notion de « patrie ».

Vincent Dain : La réappropriation de la patrie est un trait caractéristique des populismes de gauche réellement existants. En Europe, Podemos et LFI ont mis en valeur une conception civico-politique de la patrie qui les distingue en ce sens des nationalismes ethnoculturels. On pourrait qualifier le patriotisme de Podemos d’inclusif ou de « constructif » : il est adossé à la défense des services publics, des droits sociaux, prend la forme d’une « communauté qui se protège » de l’offensive oligarchique.

La patrie constitue alors un élément clé de l’opposition « nous » / « eux ». Le « nous », ce sont « les gens », ni plus ni moins, tandis que le « eux » est constitué de la « caste » qui brade le pays, des « Españoles de pulsera » qui portent au poignet un bracelet aux couleurs de l’Espagne mais cachent leur argent sur un compte en Suisse. On retrouve une partie de ces éléments dans le discours patriotique de Jean-Luc Mélenchon, bien que celui-ci s’inscrive dans une tradition plus ancienne, identifiant la patrie à la République, à l’héritage de la Révolution française.

Mais effectivement, il n’y a pas un lien de nécessité. Ce qui prime, c’est avant tout l’idée de construire une volonté collective, une communauté, un « nous ». Il est vrai que dans un contexte d’offensive néolibérale où l’État-nation est souvent identifié comme le périmètre de protection par excellence vis à vis des dérives de la mondialisation, la référence à la patrie est la plupart du temps privilégiée. Mais il n’est pas impossible a priori d’imaginer que des acteurs politiques s’emparent d’un discours populiste à d’autres échelles d’action, municipale, européenne.

 

8) Le populisme suppose-t-il l’abandon du clivage gauche-droite ?

Laura Chazel : Le rapport au qualificatif « de gauche » fait débat parmi les théoriciens du populisme. Certains, comme Íñigo Errejón, considèrent qu’il ne fait pas sens d’un point de vue analytique et qu’il contrevient à l’ambition fondamentalement transversale du populisme. Chantal Mouffe, lorsqu’elle écrit Pour un populisme de gauche, et se positionne dès lors dans le champ politique, invite quant à elle à resignifier le terme « gauche » afin de mettre l’accent sur les valeurs qu’il charrie – égalité, justice sociale – et se démarquer nettement du populisme « de droite ».

Vincent Dain : C’est aussi une affaire de contextes. De même que les identités politiques ne sont pas figées, les coordonnées du jeu politique ne sont pas fixées une fois pour toutes. Il est important de comprendre qu’avant même d’être une stratégie discursive, le populisme est un « moment ».

Les théoriciens et praticiens du populisme considèrent que la crise de 2008 a ouvert la voie à un « moment populiste » où l’hégémonie néolibérale vacille et l’adhésion au consensus se fait de plus en plus chancelante à mesure que s’accumulent des demandes insatisfaites dans la société. Dans cette conjoncture, les mécontentements, les résistances et les contestations ne trouvent plus à s’exprimer par le biais des canaux institués de la représentation (partis politiques, syndicats) qui sont bien souvent décrédibilisés au même titre que le pouvoir en place. Alors que les loyautés partisanes s’affaissent, le terrain devient propice à la construction de nouvelles logiques d’identification politique en dehors des lignes de clivage traditionnelles. De nouveaux « sujets politiques » peuvent ainsi voir le jour à travers l’articulation des demandes insatisfaites, dans un sens réactionnaire – le Rassemblement national à l’ère Philippot – progressiste – La France insoumise et Podemos – ou par un attelage plus difficilement qualifiable – le Mouvement cinq étoiles italien.

Plutôt que de s’adresser au traditionnel « peuple de gauche », les populistes considèrent qu’il est possible d’agréger des fragments d’électorat en dehors des identifications habituelles à travers un discours plus transversal et le tracé d’une nouvelle frontière peuple/oligarchie.

Les acteurs du populisme « de gauche » s’efforcent de prendre leurs distances avec le clivage gauche-droite car ils estiment que celui-ci n’est plus opérant aux yeux d’une majorité de citoyens déboussolés. Ils font donc un pari sur le niveau de décomposition des allégeances traditionnelles : plutôt que de s’adresser au traditionnel « peuple de gauche », ils considèrent qu’il est possible d’agréger des fragments d’électorat en dehors des identifications habituelles à travers un discours plus transversal, désencombré des marqueurs identitaires de la gauche radicale (le drapeau rouge, l’Internationale, etc.), et par le tracé d’une nouvelle frontière peuple/oligarchie.

Cela reste un pari dont l’issue dépend du degré de résilience de ces allégeances traditionnelles, comme l’explique fort justement Arthur Borriello dans Mediapart. Difficile de balayer totalement un clivage gauche-droite qui a structuré la vie politique des décennies durant en Europe occidentale. En Espagne, Podemos se trouve pris au jeu d’un système parlementaire qui oblige à nouer des alliances, et l’allié privilégié se situe à la gauche de l’échiquier politique, le PSOE. Par ailleurs, Pablo Iglesias est aujourd’hui embarrassé par une forte relatéralisation gauche-droite du système partisan, accélérée par l’émergence d’une force d’extrême-droite.

En France, l’hypothèse populiste a incontestablement contribué au succès de la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon en 2017, par la capacité à conjuguer contestation plébéienne de l’oligarchie et projection d’un horizon alternatif autour de l’humanisme et de l’écologie, par le souci de s’adresser transversalement à la société. Elle a sans doute joué dans la percée de la candidature Mélenchon parmi les plus jeunes électeurs et les chômeurs, et permis de très bons reports aux législatives au cours des seconds tours. Dans le même temps, ce sont les électeurs « de gauche » qui ont fourni les gros bataillons de l’électorat du candidat insoumis, avant de se disperser entre l’abstention et une pluralité d’options à gauche en 2019.

 

9) Peut-on parler d’un moment populiste aujourd’hui en France ?

Vincent Dain : La séquence ouverte par la mobilisation des gilets jaunes réunit certaines caractéristiques majeures du « moment populiste ». Elle correspond à une agrégation des colères d’une « France d’en bas » – les catégories populaires y sont surreprésentées – cristallisées autour d’un signifiant vide, le gilet jaune, qui peut symboliser le fait que les invisibilisés entrent dans la lumière pour faire valoir leurs droits. L’ensemble des demandes pour le moins hétérogènes portées par les gilets jaunes sont condensées en une revendication particulière, le RIC, qui prend une dimension universelle.

Par ailleurs, il s’agit d’un mouvement qui émerge à distance des organisations syndicales et des partis politiques, qui font parfois l’objet d’un vif rejet. Les premiers résultats des enquêtes sociologiques en cours démontrent qu’une majorité d’entre eux ne s’identifient pas sur l’axe gauche-droite. A l’heure actuelle, les canaux institués de la contestation se sont montrés incapables de récupérer le mouvement, tandis que le pouvoir en place peine à intégrer les demandes qui en sont issues. Emmanuel Macron, qui entendait construire l’image d’un Président moderne à l’écoute de la société civile, incarne désormais l’oligarchie personnifiée.

Ceci dit, les gilets jaunes demeurent un mouvement sans leader, qui répugne à intégrer l’arène politico-électorale en dépit de certaines initiatives résiduelles. À court terme, comme en attestent les résultats des élections européennes, le mouvement n’a pas bouleversé le système politique, même s’il a contribué à accentuer l’identification de LREM à un « parti de l’ordre » et accéléré à ce titre le siphonnage d’une bonne partie de l’électorat des Républicains. Mais les équilibres politiques ne sont pas stabilisés, le recomposition amorcée en 2017 est toujours en cours et des chamboulements majeurs ne sont pas à exclure dans les années à venir.

Le mouvement des gilets jaunes correspond à une agrégation des colères d’une « France d’en bas » cristallisées autour d’un signifiant vide, le gilet jaune, qui peut symboliser le fait que les invisibilisés entrent dans la lumière pour faire valoir leurs droits.

Laura Chazel : Laclau distingue trois situations : (1) un ordre institutionnel stabilisé dans lequel la construction d’une « chaîne d’équivalence » est limitée ; (2) un ordre institutionnel « moins bien structuré » dans lequel le discours populiste doit porter deux masques: « insider » et « outsider » du système institutionnel ; (3) une crise organique qui permet au populisme de « reconstruire la nation autour d’un nouveau noyau populaire ».

Si l’on suit cette typologie, le contexte politique français semble aujourd’hui correspondre à la seconde situation. Le mouvement des gilets jaunes, l’effondrement des partis politiques traditionnels (PS, LR), l’effacement partiel du clivage gauche-droite sont autant d’éléments qui valident cette hypothèse.

Nous sommes donc bien dans un « moment populiste » car nous pouvons observer une colère populaire autour de demandes insatisfaites que le système institutionnel n’est pas capable d’absorber. Le phénomène Macron montre dans le même temps que l’ordre institutionnel est capable de s’auto-structurer et de s’auto-régénérer en adoptant des traits « populistes » – ici, la transversalité et le bouleversement des coordonnées politiques traditionnelles. Dans un tel contexte, les mouvements populistes devraient donc, si l’on suit la théorie de Laclau, se présenter dans le même temps comme des « éléments intégrés » et des « éléments extérieurs » au système.

 

10) Peut-on dire que Macron est populiste ?

Laura Chazel : La stratégie de Macron peut davantage être qualifiée de « transversale ». Elle est difficilement qualifiable de « populiste » car l’opposition entre progressistes et conservateurs qu’il dessine ne s’oppose pas au pouvoir en tant que tel. Dans la théorie de Laclau (1977), des leaders, comme Perón, Mao, Hitler, peuvent être populistes dès lors qu’ils interpellent le peuple « sous la forme de l’antagonisme » et « pas seulement de la différence ». Dans le cas de LREM, Macron dessine un nouvel horizon avec l’idée d’une France « modernisée » et participe ainsi à la construction de nouvelles identités politiques, mais il répond de manière institutionnelle, différentielle, aux demandes émanant de la société civile. La « logique de l’équivalence » est cependant présente contre une série de menaces – les populistes, les antieuropéens, les gilets jaunes violents -, auxquelles il oppose un « art d’être Français » et « une Europe qui protège ».

La stratégie de Macron peut davantage être qualifiée de « transversale ». Elle est difficilement qualifiable de « populiste » car l’opposition entre progressistes et conservateurs qu’il dessine ne s’oppose pas au pouvoir en tant que tel.

Vincent Dain : Certains auteurs, comme Jorge Moruno, parlent de populisme néolibéral ou de populisme technocratique. Dans la campagne de 2017, Macron a pu intégrer certains aspects du discours populiste en opposant la société civile, avec son dynamisme et son désir de modernisation, au « vieux monde » des partis sclérosés au pouvoir. Mais le macronisme est avant tout une entreprise politique méticuleusement conçue dans l’objectif d’impulser une recomposition au centre de l’échiquier politique, en ralliant les franges libérales du PS et de LR, invitées ou contraintes de renoncer à leurs querelles artificielles pour rejoindre un projet fondamentalement néolibéral.

Lorsque Macron s’émancipe du clivage gauche-droite, ce n’est pas tant pour dénoncer la collusion idéologique des partis de gauche et de droite que pour souligner qu’il y a du bon des deux côtés, à gauche et à droite, que les digues qui séparent droite libérale et sociaux-libéraux ne font plus sens et qu’il est préférable de réunir les « bonnes volontés » pour faire « avancer » le pays. Il n’est pas dit qu’Emmanuel Macron parvienne à conserver in fine cette centralité, au regard des politiques menées – réforme du marché du travail, suppression de l’ISF, privatisations, loi asile et immigration, etc. –  et du déplacement de son socle électoral vers la droite.

Une approche gramscienne serait peut-être plus intéressante pour interpréter la manière dont une fraction des classes dominantes a décidé de faire sécession vis à vis des appareils traditionnels, par l’élaboration d’un nouveau récit politique mobilisateur censé remédier à la crise de l’hégémonie néolibérale.

 

[1] Voir : Laclau, E. (2005). On Populist Reason. London: Verso ; C. Mudde (2004). The Populist Zeitgeist. Government and Opposition. 39(4), 541–563.

[2]Mouffe, C. (2018). Pour un populisme de gauche. Paris : Albin Michel. p. 123.

[3]Voir Moffitt, B. (2018). The Populism/Anti-Populism Divide in Western Europe. Democratic Theory, 5(2), 1–16.

[4]Laclau (2005) aborde brièvement cette question lorsqu’il explique que le populisme « subverti[t] l’état des choses existant » tout en proposant un « point de départ d’une reconstruction d’un ordre nouveau ».

L’Espagne s’ancre à gauche : début d’un nouveau cycle politique

©European Parliament

Un espoir émerge en Europe. Les gauches échouent de peu à l’emporter à Madrid, mais s’imposent dans la plupart des régions ainsi qu’au Parlement européen. D’adversaires irréductibles en 2015, Podemos et le PSOE sont peu à peu devenus des partenaires incontournables pour gouverner, suivant l’exemple portugais. Cela fragilise le récit macronien sur l’opposition entre libéraux et nationalistes en augurant une possible renaissance des gauches européennes. Les défis sont cependant nombreux pour le socialiste Pedro Sánchez, qui devra mettre un terme à la crise territoriale en Catalogne et enrayer la progression du parti xénophobe Vox. David Bianchini et Pablo Fons analysent la triple élection (municipale, régionale et européenne) qui a eu lieu en Espagne le 26 mai. 


LA NOUVELLE HÉGÉMONIE SOCIALISTE  

Le socialisme espagnol semblait moribond depuis l’irruption de Podemos à sa gauche et de Ciudadanos à sa droite à la suite des élections générales de 2015. C’était sans compter sur la persévérance de Pedro Sánchez, qui a expulsé Mariano Rajoy de la Moncloa en juin 2018 avec le soutien de Podemos et des régionalistes, devenant ainsi le premier président du gouvernement à être investi suite au vote d’une motion de censure depuis l’adoption de la Constitution en 1978.

La radicalisation des droites espagnoles et des indépendantistes catalans a créé un vide au centre de l’échiquier politique, que Pedro Sánchez s’est empressé de remplir en revendiquant le vote modéré et en agitant la peur d’une coalition de gouvernement entre le Parti populaire, Ciudadanos et Vox. De l’autre côté, les socialistes ont empiété sur l’électorat de Podemos avec plusieurs mesures phares telles que l’augmentation du SMIC de 22%, un gouvernement au deux-tiers féminin, l’exhumation de Franco du monument fasciste Valle de los caídos ou encore la fermeture des centrales nucléaires.

La stratégie s’est révélée payante aux élections générales du 28 avril : le PSOE a obtenu une majorité faible mais incontestable au Congrès avec presque deux fois plus de députés que le PP, principal groupe d’opposition, et a obtenu une majorité absolue au Sénat pour la première fois depuis 1993. Aux élections municipales, régionales et européennes du 26 mai, le bloc des gauches a transformé l’essai avec environ 43% des voix contre 38% pour le bloc des droites.

La radicalisation des droites espagnoles et des indépendantistes catalans a créé un vide au centre de l’échiquier politique, que le PSOE s’est empressé de remplir en revendiquant le vote modéré.

Le PSOE doit cependant compter sur des alliances avec Podemos. Pour ces derniers, le rêve du sorpasso semble désormais bien éloigné et Pablo Iglesias se pose désormais comme le partenaire indispensable des socialistes pour assurer une gouvernance stable et résolument orientée à gauche. La mauvaise performance électorale de Podemos le 26 mai entame cependant sérieusement sa position dans les négociations pour entrer dans un gouvernement de coalition. Pour l’instant, Sánchez compte négocier l’abstention de Ciudadanos pour obtenir l’investiture, tout en ménageant Podemos, par le biais d’un contrat de législature, sans participation au gouvernement.

Au niveau local, le PSOE s’impose en parallèle du PP : les deux premiers partis comptent respectivement 22 329 et 20 325 conseillers municipaux, loin devant les 3 788 de Ciudadanos. Les socialistes émergent comme la première force dans toutes les régions en jeu, à l’exception de la Cantabrie et de la Navarre. Le scrutin le plus représentatif de la victoire socialiste est l’Estrémadure, région pauvre et périphérique où le PSOE reconquiert seul son ancienne majorité absolue au parlement autonome. Le PP peut encore, par le jeu des alliances, se maintenir dans quelques régions, mais perd sa majorité absolue dans son bastion historique de Castille-et-Léon.

Pour ce qui concerne le scrutin européen, la victoire claire du PSOE, avec près d’un tiers des suffrages, permet à Pedro Sánchez de se poser en homme fort de la social-démocratie à l’échelle du continent. À la tête de la quatrième économie de la zone euro, il est l’un des cinq derniers dirigeants socialistes de l’Union européenne. Le PSOE est désormais l’acteur-clef du Parti socialiste européen, devenant, avec 20 eurodéputés, la première force au sein du groupe S&D. M. Sánchez a commencé une tournée des capitales européennes, à commencer par Paris, afin de concrétiser une alliance progressiste entre socialistes et libéraux qui ravirait la présidence de la Commission aux conservateurs pour la première fois depuis quinze ans.

L’AMÈRE DÉFAITE DES GAUCHES MADRILÈNES

Madrid faisait figure d’élection-test. La ville, ainsi que la région, sont, depuis un quart de siècle un fief du PP. Ces deux élections ont été le terrain d’une bataille enragée entre six formations politiques. Même si le score final est très serré, c’est finalement la triple droite qui a réussi à conserver la région et à prendre le contrôle de la ville. Malgré des efforts de mobilisation remarquables notamment de la part de la liste Más Madrid, dirigée par Íñigo Errejón, cette défaite a provoqué un échange d’accusations entre forces progressistes.

En premier lieu, Podemos dresse la responsabilité du résultat sur la scission qu’ont effectué Errejón et Manuela Carmena à quelques mois de l’élection. A contrario, Más Madrid s’en prend au changement de position opéré par Iglesias à trois jours du scrutin. Au départ, Podemos avait confirmé son appui à Manuela Carmena en renonçant à présenter une candidature propre. Entre temps, Sanchez Mato, ancien conseiller de la maire de Madrid, a présenté une candidature avec les anticapitalistes de Podemos et Izquierda Unida, sous le nom Madrid en Pie. Le vendredi 24, Iglesias a appelé à voter pour Sanchez Mato à la mairie, aggravant la division entre les progressistes. Selon lui, appuyer les deux candidatures simultanément était nécessaire pour garantir le changement dans la capitale.

Le résultat de cette élection est paradoxal. Alors que Manuela Carmena a remporté l’élection, son alliance avec le PSOE manque la majorité de 29 sièges d’un seul député. Ce seront donc le PP, Ciudadanos et Vox qui contrôleront la ville. À l’échelle régionale, c’est le PSOE qui remporte l’élection mais, encore une fois, les progressistes restent aux portes de la majorité : il ne leur manque que 3 députés. Alors que Manuela Carmena avait annoncé sa démission face à la supériorité de la triple droite, elle a finalement décidé de briguer l’investiture. En effet, la première annonce a provoqué un tsunami de messages de soutien en faveur de la juriste. Par conséquent, elle s’attache à chercher le soutien d’au moins deux conseillers de Ciudadanos, ce qui lui permettrait de gagner la majorité. Quand à Errejón, il paraît convaincu de la nécessité de poursuivre avec la méthode Más Madrid pour revitaliser la gauche radicale.

LES CONSERVATEURS AFFAIBLIS MAIS PAS VAINCUS

Le grand vainqueur de l’élection madrilène est Pablo Casado, jeune leader du PP. Après avoir obtenu les pires résultats de l’histoire de son parti à l’occasion des législatives, les élections du 26 mai furent un vrai ultimatum pour le jeune conservateur. Garder la région et récupérer la ville, sans être dépassé par Ciudadanos, lui donne une forte dose d’oxygène. La célébration improvisée des résultats montre que cette double victoire, contre la coalition de gauche et au sein de la droite, a étonné la direction du parti. En effet, la campagne clivante de sa candidate régionale, Isabel Diaz Ayuso, donnait à penser que sa formation tomberait dans l’opposition. En valeur absolue, le parti perd toutefois 18 sièges dans une assemblée qui en compte 129.

Cette élection est le marqueur d’une transition pour le PP. D’un côté, il n’a pas eu le temps de rectifier le dérapage idéologique qui a provoqué les résultats du 28 avril. De l’autre, il a adopté un positionnement plus centriste qui lui a permis de sauver les meubles dans certaines régions. Dans un espace politique aussi saturé, obtenir des succès implique souvent de bousculer un adversaire voisin. Le re-centrement du PP remet en question le rôle de Ciudadanos.

Après les élections législatives, Albert Rivera, leader de Ciudadanos, a manifesté son refus total d’une éventuelle coalition de gouvernement avec Sánchez. Profitant du virage à droite du PP et de la débâcle électorale que celui-ci a provoqué, le parti libéral ambitionnait de s’ériger en chef de l’opposition et leader du centre-droit. Capitalisant efficacement sur la crispation provoquée par la question catalane, le parti de M. Rivera se dirigeait vers un sorpasso du PP. Celui-ci ne s’est produit dans aucune région.

Cette élection est le marqueur d’une transition pour le PP. D’un côté, il n’a pas eu le temps de rectifier le dérapage idéologique qui a provoqué les résultats du 28 avril. De l’autre côté, il a eu un positionnement plus centriste qui lui a permis de sauver les meubles dans certaines régions.

Certes, Ciudadanos a gagné du terrain avec une moyenne de 4% des voix exprimées en plus à l’occasion des régionales. Aux européennes, son résultat a presque quadruplé par rapport à 2014. Néanmoins, il reste toujours derrière le PP. Comme ce fut le cas de Podemos avec le PSOE en 2016, on peut prévoir une certaine dilution de son identité face à des conservateurs qui tiennent le coup.

Si le PP joue mal ses cartes, Ciudadanos aura certainement une chance pour s’imposer à la tête de la droite. Les indépendantistes catalans se sont recomposés tout en conservant leur influence en valeur absolue. Des nouveaux défis sont à venir et la triple droite ne fait qu’entamer une longue guerre de positions. Il sera de plus en plus compliqué pour Ciudadanos de constituer des alliances avec Vox. Pour certaines régions comme la Castille-et-León, la formation libérale ouvre désormais la porte à des alliances avec les socialistes. On peut l’interpréter comme un abandon partiel de la logique d’opposition ferme adoptée contre Sánchez.

Emmanuel Macron, modèle de Rivera, s’est réuni lundi soir avec Pedro Sánchez, ennemi juré de celui-ci. L’objectif de cette rencontre était de discuter des nouvelles stratégies européennes contre la droite réactionnaire. Alors que le RN est l’ennemi principal de Macron, Rivera trouve en Vox un partenaire. Un parti qui se veut libéral, tolérant et ouvert, aura des problèmes à justifier une telle alliance lorsque la question catalane ne servira plus à la légitimer.

LA MONTAGNE VOX ACCOUCHE D’UNE SOURIS ÉLECTORALE

Le parti de Santiago Abascal a déçu l’extrême-droite européenne. Alors qu’il visait une position de force dans la droite radicale continentale, il s’avère être le moins influent de la famille nationaliste. Par rapport aux élections générales du 28 avril, Vox a perdu 1,3 millions de ses électeurs. Le parti n’aura que trois députés au Parlement européen alors que les indépendantistes catalans, qui constituent la raison de son essor, en auront cinq.

Le scrutin du 26 mai signale que « l’effet Vox » est en phase descendente, ceci même alors que, dans les derniers jour, le parti a réalisé plusieurs coup d’éclat. Lors la première séance du Cortes, ses députés ont occupé les sièges situés derrière le gouvernement de Sánchez, attribués aux députés socialistes. Lorsque les indépendantistes élus prenaient place, les députés de Vox ont tapé des pieds sur la banquette de leur siège. Leur candidat à la mairie de Madrid a affirmé vouloir mettre un terme à la Pride ayant lieu à la Casa de Campo, l’équivalent madrilène du Bois de Boulogne.

Vox cherche à affirmer son pouvoir en se servant de son rôle ClÉ dans la formation de MAJORItés de droite dans les villes et les regions.

La dernière provocation médiatique de Vox est un tweet célébrant les résultats à Madrid avec la phrase: « Nous sommes passés », allusion ironique au « No pasarán » (ils ne passeront pas) iconique de la résistance républicaine dans la capitale lors de la guerre civile. Ce répertoire n’est plus aussi efficace qu’avant son entrée au Parlement. D’une certaine façon, la dynamique anti-système du parti perd en puissance lorsqu’il rejoint les institutions du système.

Vox continuera à alimenter le spectacle médiatique tout au long des mois à venir. Néanmoins, son ralentissement récent semble être la preuve de ce que les citoyens peuvent se fatiguer de ces shows médiatiques. Aussi, Vox cherche à affirmer son pouvoir en se servant de son rôle clé dans la formation de majorités de droite dans les villes et les régions. Dans la ville et la région de Madrid, dans la région de Murcie, en Aragon, à Saragosse, à Grenade, à Cordoue, à Santander et beaucoup d’autres villes ou villages, ils auront un rôle décisif dans la formation de coalitions de droite.

Le parti est d’ors et déjà en train de profiter de cet avantage en exigeant l’inclusion de ses élus dans les nouveaux gouvernements. Une telle rigidité peut être efficace si Vox parvient à désigner Ciudadanos et le PP comme des traîtres, en cas d’exclusion des coalitions. La force de Vox est qu’elle fixe dès le début des objectifs très ambitieux. Ce qui ailleurs passerait pour des rodomontades donne plus de force à son discours. Bien que fortement destructrice, cette stratégie fonctionne en ce qui concerne l’extrême-droite. Néanmoins, si les partis de centre-droit parviennent à faire peser sur Vox le stigmate de sa rigidité et si la gauche maintient la conscience du danger que représente une telle formation, cette dernière pourrait n’être qu’un épisode passager.

LA CRISE CATALANE S’ENKYSTE

Le mouvement indépendantiste en Catalogne, qui a culminé avec le référendum non consenti par l’État espagnol de 2017, a fait voler en éclats le consensus centriste qui prévalait en Espagne depuis la transition de 1978. L’échiquier politique s’est polarisé entre constitutionnalistes partisans de l’application de l’article 155 de la constitution et indépendantistes, partisans du droit à l’autodétermination.

Pour la première fois, l’ERC est en tête à Barcelone, une ville pourtant majoritairement unioniste.

Les municipales du 26 mai voient l’ERC, gauche indépendantiste modérée, confirmer son ascendant sur Junts pel Si, la coalition de centre-droit dirigée par l’ex-président Carles Puigdemont. C’est une petite révolution électorale, car Junts pel Si est l’héritier du parti démocrate-chrétien CDC qui avait dominé la vie politique catalane depuis la transition. L’image de prisonnier politique d’Oriol Junqueras, leader indépendantiste jugé à Madrid, a été utilisée avec succès par l’ERC pour se hisser, pour la première fois depuis la guerre civile, au rang de premier parti de Catalogne.

Pour la première fois, l’ERC est légèrement en tête à Barcelone, une ville pourtant majoritairement unioniste. La mairesse indignée, soutenue par Podemos, Ada Colau échoue donc de peu à se maintenir à la tête de la ville. Elle est cependant appelée à conserver un rôle politique central dans la constitution d’une majorité à cheval entre la gauche et les indépendantistes. On notera aussi l’échec cuisant de Manuel Valls : sa liste soutenue par Ciudadanos n’atteint que la quatrième place. L’ex-Premier ministre, humilié, promet d’honorer son mandat de conseiller municipal d’opposition. En même temps, il a promis de démissionner si Ciudadanos s’allie avec Vox. Il est important de souligner que Ciudadanos s’était déjà allié aux extrémistes en Andalousie en novembre 2018. Ainsi, on pourrait lire ce comportement contradictoire comme une manifestation de mégalomanie. M. Valls souhaiterait renoncer à un poste qu’il considère dégradant par une pirouette antifasciste.

De plus, M. Junqueras est élu en tant que tête de la liste Ahora Repúblicas, une coalition des gauches indépendantistes menée par les catalans d’ERC et les basques d’EH Bildu en vue des élections européennes. Plus important, il est le Spitzenkandidat des régionalistes pour la présidence de la Commission européenne. Son élection au Parlement européen représente donc une européanisation certaine de l’enjeu indépendantiste, ce qui donne des ailes à ses alliés écossais, corses et flamands… On notera également que M. Puigdemont est élu sur le fil, et qu’une coalition centriste de partis autonomistes obtient un siège.

RETOUR À LA NORMALE OU INSTABILITÉ DURABLE ?

Ainsi se finit l’exténuant marathon entamé en 2015 avec la fin du bipartisme PSOE-PP. Il n’y aura a priori pas de nouvelles élections nationales avant quatre ans, ce qui laisse le temps à M. Sánchez pour dérouler son programme de réforme sociale et politique. Le PSOE et le PP restent les premières forces politiques, mais doivent s’accommoder d’une culture de coalition qui leur faisait défaut jusque-là. Ciudadanos supplante Podemos comme troisième force. Enfin, Vox fait une entrée dans les territoires par la petite porte. Tout dépend désormais de la capacité du prochain gouvernement à offrir des solutions concrètes aux problèmes du pays.

L’Espagne respire, dans l’attente des prochaines turbulences

Le scénario tant redouté de l’entrée de l’extrême droite au gouvernement n’a pas eu lieu. À l’inverse, le résultat des élections législatives espagnoles du 28 avril marque le retour en grâce de la social-démocratie. Avec 28,7% des voix, Pedro Sánchez, le leader du PSOE, est le vainqueur incontesté de ce scrutin. Comme au Portugal, et contrairement au reste de l’Europe, la famille socialiste retrouve des couleurs. Toutefois, aucune majorité ne se dégage, confirmant la fragmentation et l’instabilité du système politique espagnol. Le symptôme le plus frappant est l’élection, pour la première fois depuis la chute de Franco, de députés d’extrême droite aux Cortes. Premiers éléments d’analyse d’un scrutin qui redistribue les cartes.


Pedro Sánchez, Premier ministre sortant et secrétaire général du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) a tiré les leçons de la débâcle des socialistes européens, en particulier du PS français. Même s’il a sûrement plus agi par opportunisme que par conviction, Sánchez a su mettre à profit son rapide passage au gouvernement – il a été nommé Premier ministre en juin 2018, à l’occasion d’une motion de censure victorieuse contre Mariano Rajoy. Conscient de la profondeur du mouvement féministe et de l’urgence sociale, Sánchez a pris plusieurs mesures emblématiques comme la composition d’un gouvernement majoritairement féminin, l’augmentation de 100 euros du salaire minimum ou l’allongement du congé paternité. Si ces mesures ne remettent pas fondamentalement en cause le système et qu’elles ont été prises sous la pression d’Unidas Podemos (UP, coalition qui regroupe Podemos, Izquierda Unida, Equo et En Comu Podem), c’est le gouvernement qui a le plus capitalisé sur leur mise en œuvre.

Le PSOE a également bénéficié du glissement à droite des trois partis conservateurs, notamment de Ciudadanos, ce qui a libéré de l’espace au centre. « Le bloc des trois droites » composé de Ciudadanos, du Parti populaire (PP) et de Vox, s’est livré à une surenchère droitière, souvent outrancière, ce qui a permis à Sánchez d’apparaître comme un modéré et surtout d’agiter le chiffon rouge de l’entrée du parti d’extrême droite Vox au gouvernement pour mobiliser l’électorat de gauche. Le PSOE est ainsi passé de 22,7% des voix en 2016 lors des précédentes élections législatives à 28,7% dimanche dernier.

Le climat de crispation et d’incertitude a sans conteste favorisé une très forte mobilisation de l’électorat. La participation s’est élevée à 75,75%, la plus haute de ces 15 dernières années, en hausse de 9 points par rapport au scrutin de 2016. Toutefois, cette importante participation n’a pas sensiblement fait évoluer les rapports de force entre blocs de gauche et de droite. En 2016, le PP et Ciudadanos remportaient 11 029 954 voix, soit 46,1% alors que le PSOE et UP en totalisaient 10 474 443, soit 43,8%. En avril 2019, le Parti populaire, Ciudadanos et Vox en ont reçu 11 169 796, soit 42,9% contre 11 213 684 pour le PSOE et UP, soit 43%. Autrement dit, la gauche est restée stable, quand la droite a perdu 3 points. Cependant, des transferts substantiels ont eu lieu au sein de ces deux espaces politiques.

À droite, la bataille ne fait que commencer

Pour le PP, et d’autant plus pour son chef, Pablo Casado, c’est un échec retentissant. Il signe la plus mauvaise performance de son parti, passant de 33% en 2016 à 16,7% trois ans plus tard. Le PP n’a pas réussi à laver son image des scandales de corruption qu’ils l’ont éclaboussé. Surtout, le virage droitier, très clivant, plutôt que de remettre le parti en scène, a profité à Vox. Casado s’en est pris frontalement à Sánchez, l’accusant de tous les mots, quitte à mentir de manière éhontée. Il a répété en boucle que le président socialiste voulait briser l’Espagne en réalisant une « alliance » avec les indépendantistes. Albert Rivera, le leader de Ciudadanos a aussi participé à cette surenchère, en s’éloignant définitivement du centre-droit et en mettant en scène, dans le même temps, le rapprochement des trois partis conservateurs. Les deux moments clés de l’alliance des « trois droites », ont été l’accord de gouvernement entre le PP, Ciudadanos et Vox en Andalousie et la photo commune des trois leaders place Colomb à Madrid.

La polarisation à l’œuvre, et le glissement du PP et de Ciudadanos à droite, ont largement fait les affaires de Vox, le plaçant, de fait, au centre du débat. De plus, en étant exclu des deux débats télévisés, Santiago Abascal, le président du parti d’extrême droite, a joué la carte d’outsider et d’anti-establishment. Vox a siphonné les voix du PP, parti dont il est issu et qui avait réussi jusque-là à maintenir les déçus du franquisme en son sein. En n’obtenant que 10,3% des voix, Vox n’a pas confirmé les prévisions les plus sombres (de nombreuses incertitudes planaient sur la fiabilité des sondages) et ne fera pas partie du prochain gouvernement. Toutefois, avec 24 députés, l’extrême droite fait son entrée au Parlement espagnol pour la première fois depuis la chute de Franco et risque fort de polariser la prochaine mandature.

Ciudadanos ne réussit pas à devancer le PP mais le talonne en obtenant 15,9% des voix, à seulement 0,8 points du parti de Casado. De fait, Rivera se positionne en nouveau leader de la droite. Si celle-ci a très peu gagné en nombre de suffrages, elle s’est considérablement radicalisée, à l’instar de nombreux partis conservateurs européens. Les mois qui viennent verront sûrement de nombreux mouvements et passes d’armes entre le PP, considérablement affaibli, Ciudadanos en dynamique mais qui reste deuxième, et Vox qui bénéficie d’une forte capacité d’influence.

Passage difficile pour Unidas Podemos

À gauche, l’évolution des rapports de force internes s’est faite au détriment d’UP. Aux élections législatives de décembre 2015, Podemos et Izquierda Unida obtenaient 6 112 438 voix, en juin 2016, 5 049 734 et dimanche dernier seulement 3 732 929 (14,3%), soit une perte de 2 739 509 voix en trois ans et demi. Porté par une fin de campagne dynamique et deux débats télévisés réussis, Pablo Iglesias a enclenché une petite remontada juste avant l’élection, permettant de sauver les meubles et son leadership, mais pas suffisamment pour inverser cette tendance lourde.

Les facteurs du recul d’UP sont multiples. Avec la motion de censure, le PSOE a repris l’initiative et Sánchez a su habilement manœuvrer pour contrer la progression d’UP en prenant des mesures populaires à gauche. En outre, Podemos s’est trouvé dans une position délicate sur la question catalane et a dû faire face à plusieurs crises internes, la plus importante étant la rupture d’Íñigo Errejón.

Plus généralement, Podemos est dans une impasse stratégique. En se fixant comme principal horizon – après la motion de censure et maintenant après les élections législatives – de rentrer dans un gouvernement du PSOE, Podemos s’est placé de fait dans une situation d’infériorité par rapport au PSOE, et considère celui-ci comme un acteur progressiste alors que le parti reste fondamentalement lié aux élites espagnoles. Podemos a également donné la priorité au champ institutionnel au détriment des mobilisations sociales et a laissé de côté l’objectif de « rompre avec le régime » – Iglesias se faisant le défenseur de la Constitution pendant la campagne. Des choix qui l’ont assimilé aux autres forces politiques traditionnelles, le privant du moteur contestataire. En outre, la perte de nombreux sièges (de 71 à 42) va également limiter les moyens et les ressources d’UP.

Composer avec l’Espagne plurinationale ou avec l’Ibex

Le scrutin de dimanche vient confirmer le caractère plurinational de l’État espagnol. Au Pays basque, les nationalistes du PNV (droite) et les indépendantistes d’EH Bildu (gauche) sont arrivés en tête, tandis qu’en Catalogne ERC (gauche indépendantiste) remporte la mise avec pas moins de 15 sièges. Au passage, ERC s’impose face à JxCAT, le parti de Carles Puigdemont (droite indépendantiste). Dans les nations historiques, les plus riches d’Espagne d’ailleurs, les partis madrilènes sont relégués au deuxième plan. En l’absence de majorité parlementaire naturelle, les différents partis indépendantistes, en particulier ERC, se retrouvent en faiseurs de rois.

Différentes options sont sur la table pour la constitution du futur gouvernement – sans écarter la répétition des élections. Le PSOE a fait savoir son intention de gouverner en minorité, mais cela paraît peu probable au regard de l’instabilité inhérente à ce projet : le gouvernement serait obligé de négocier avec les autres groupes parlementaire chaque projet de loi.

UP a depuis longtemps déclaré qu’ils étaient favorables au fait de participer à un gouvernement socialiste – et non pas de se contenter d’apporter un soutien de l’extérieur comme c’est le cas au Portugal entre le Bloco de Esquerda, le PCP et le PS. En tant que partenaire minoritaire, UP risquerait d’avoir une influence limitée sur la politique gouvernementale et de perdre en conséquence de nombreuses plumes. Cela renvoie également aux limites stratégiques de la coalition. De plus, dans ce cas de figure, les voix des députés du PSOE et d’UP ne suffisent pas. Il faut 176 voix pour obtenir la majorité absolue, or PSOE et UP ne disposent que de 165 sièges. Il faudrait donc l’appui d’un seul (ERC) ou de plusieurs partis indépendantistes ou nationalistes, ce qui complique les négociations. D’autant plus que plusieurs dirigeants catalans sont encore emprisonnés. À l’inverse, Sánchez peut faire du chantage sur les partis catalans en jouant sur la menace d’un retour de la droite aux affaires.

Dernière option, celle d’un gouvernement PSOE-Ciudadanos. À eux deux, ils ont 180 sièges. Rivera a rejeté cette possibilité, mais le secrétaire général de son parti a laissé la porte entrouverte et quelques dirigeants socialistes ont également envoyé des signaux dans ce sens. Quant à Sánchez, il a maintenu un certain flou pendant la campagne. C’est l’option préférée de l’Ibex, la bourse espagnole, la voie de la « stabilité et de la modération », selon le patronat, mais aussi celle de certains secteurs du PSOE. Les pouvoirs économiques vont faire pression sur les deux partis pour qu’ils s’engagent dans cette voie. Cependant, en temps de crise, la sphère politique acquiert une certaine autonomie vis-à-vis de la sphère économique et il est probable que Sánchez, qui s’est refait une santé sur une position social-démocrate classique, refuse cette option. Toutefois, rien n’est joué. Dans ce cas-là, il est probable que l’accord intervienne après les élections européennes, autonomiques et municipales du 26 mai.

La mobilisation démocratique a permis à l’Espagne d’échapper à un gouvernement des trois droites. Le modèle andalou ne se reproduira pas, du moins pour le moment. Toutefois, le panorama politique ne s’est pas pour autant stabilisé. La partie de poker pour la constitution du prochain gouvernement ne fait que commencer. Si aucune solution ne se dégage d’ici la fin mai, le triple scrutin du 26 mai permettra de distribuer de nouvelles cartes.

Espagne : veillée d’armes sous le spectre de la droite nationaliste

Ce dimanche 28 avril se tiendront en Espagne des élections générales à l’issue incertaine. Dans une campagne marquée par l’indécision d’une grande fraction de l’électorat, le conflit catalan et la question des futures alliances de gouvernement occupent une place centrale. Si le PSOE est en bonne position dans les sondages, le score difficilement prévisible du parti nationaliste ultraconservateur Vox devrait être la clé de la formation du prochain gouvernement, qui pourrait rester aux mains des socialistes accompagnés par Podemos, ou basculer très à droite.


Les Espagnols sont appelés aux urnes pour renouveler leur Parlement ce dimanche 28 avril. Ces élections anticipées ont été convoquées en février dernier par le chef du gouvernement socialiste Pedro Sánchez, acculé suite au rejet de son projet de loi de finances par le Congrès des députés. Sánchez, qui a pris la tête du gouvernement en juin 2018 suite au succès d’une motion de censure contre Mariano Rajoy, devait composer en l’absence d’une majorité stable dans un Parlement plus que jamais fragmenté, reflet des bouleversements qui ont transformé ces dernières années l’Espagne politique.

Aux élections générales de décembre 2015, le bipartisme qui rythmait la vie politique espagnole depuis la transition à la démocratie volait en éclat sous l’impulsion de deux partis outsiders : Podemos, formation populiste de gauche puisant dans l’imaginaire des Indignés, et Ciudadanos, parti de centre-droit d’obédience libérale et européiste. Le système partisan jusqu’alors caractérisé par l’alternance au gouvernement des socialistes (PSOE) et des conservateurs (Parti populaire) évoluait vers un quadripartisme aux contours encore instables, inaugurant une ère de majorités parlementaires introuvables et de pactes de gouvernement.

Trois ans et demi plus tard, le panorama a quelque peu évolué : La crise catalane de l’automne 2017 a durablement polarisé la société et électrisé le débat public. La corruption a fini par avoir raison de l’indéboulonnable Mariano Rajoy, désormais remplacé à la tête du Parti populaire par le très conservateur Pablo Casado. L’arrivée aux affaires de Pedro Sánchez, dernier acte d’une longue bataille qui a précédemment vu l’économiste madrilène triompher des baronnies locales du PSOE pour reprendre la tête du parti, a donné aux socialistes une nouvelle impulsion inespérée. Pablo Iglesias (Podemos) et Albert Rivera (Ciudadanos), font désormais partie du paysage tandis qu’un acteur inattendu joue des coudes pour s’y frayer une place à grand bruit : Santiago Abascal, leader de Vox, parti de droite nationaliste et ultraconservateur, qui s’apprête à entrer avec fracas au Congrès des députés après avoir réalisé une percée aux élections régionales de décembre 2018 en Andalousie.

Une campagne rythmée par le conflit territorial et la question des alliances

« Les élections les plus ouvertes de la démocratie », titre le journal en ligne El Diario à la veille de la journée de réflexion qui précède l’ouverture des urnes. Les sondages laissent entrevoir un Congrès mosaïque, éclaté entre les cinq principales forces politiques en lice, sans qu’aucune d’entre elle ne puisse prétendre à une majorité absolue, qui nécessite de réunir 176 sièges.

Selon l’enquête pré-électorale du Centre d’enquête sociologique (CIS), le PSOE arriverait en tête avec 30% des voix et 123 à 138 sièges de députés, suivi du Parti populaire crédité de 17% (66 à 76 sièges), le score le plus faible de son histoire qui devrait entraîner la perte de la moitié des sièges obtenus en 2016. Viendraient ensuite Ciudadanos avec 14% des suffrages (42 à 51 sièges) et Unidas Podemos, la coalition formée par Podemos, Izquierda Unida et le parti écologiste Equo, qui recueillerait 13% des voix, nettement en deçà du résultat de 2016. La formation emmenée par Pablo Iglesias devrait se contenter de 33 à 41 députés, contre 71 aujourd’hui. Vox, actuellement dépourvu de représentation parlementaire, s’arrogerait près de 12% des suffrages et pourrait compter sur un groupe de 29 à 37 députés.

L’incertitude est renforcée par l’importante part d’électeurs indécis à l’approche du scrutin : début avril, 42% d’entre eux n’avaient pas encore déterminé leur vote, et leur proportion avoisine les 30% dans certains des derniers sondages effectués. L’éparpillement des suffrages conjugué à l’indécision des électeurs conduisent les partis à s’affronter pour grappiller les sièges hautement disputés des provinces les moins peuplées du pays, dans cette Espagne vide qui s’est invitée dans la campagne. Depuis plusieurs semaines, associations, habitants et élus locaux de ces territoires délaissés se mobilisent pour réclamer des solutions d’urgence au dépeuplement et à la désertion des services publics. La révolte de l’Espagne vide vient ajouter un volet aux débats sur l’organisation territoriale, qui rythment une campagne accélérée et brouillonne, largement saturée par la prégnance du conflit catalan.

En témoigne la teneur des deux débats organisés à 24h d’intervalle par RTVE et le groupe privé Atresmedia, qui réunissaient les candidats des principaux partis à l’exception de Vox, placé hors-jeu du fait de son absence de représentation au Congrès. Souvent cacophoniques, frôlant parfois l’inaudible, les échanges sont régulièrement pollués par l’immixtion de la question catalane, instrumentalisée par les leaders du PP et de Ciudadanos. Pedro Sánchez, campé sur la défense de son action gouvernementale, essuie sans jamais vraiment vaciller les tirs nourris et outranciers de Pablo Casado et d’Albert Rivera, qui rivalisent d’ingéniosité pour accuser le socialiste d’avoir « brisé » l’Espagne ou de « blanchir le séparatisme et le terrorisme pour une poignée de sièges », selon les termes du premier. Par contraste, Pablo Iglesias est apparu plus serein et constructif. Le secrétaire général de Podemos adopte un ton professoral, cite la Constitution et n’hésite pas à rappeler à l’ordre ses contradicteurs un peu trop remuants.

Parallèlement à la thématique catalane, c’est la question des alliances post-électorales qui nourrit les discussions et fait l’objet de tous les pronostics. Il est désormais acté qu’aucun parti ne pourra espérer gouverner en solitaire dans les prochaines années, compte tenu de la difficulté à réunir seul une majorité dans un Congrès aussi morcelé. Devant ce constat, les derniers jours de la campagne ont accentué une bipolarisation du paysage politique en gestation depuis plusieurs mois, matérialisée par une convergence des « trois droites » (Ciudadanos, le PP et Vox) et par le rapprochement entre le PSOE et Unidas Podemos. Si les élections générales de 2015 et de 2016 étaient celles des oustiders, la campagne d’avril 2019 est incontestablement celle des blocs. Elle signe par là même la réaffirmation d’un clivage gauche-droite longtemps relégué au second plan par les nouveaux entrants dans le jeu politique.

L’offensive des trois droites : Vers le « trifachito » ?

À droite, trois partis sont en compétition pour attirer les suffrages des électeurs conservateurs. Le Parti populaire, qui peine à retrouver ses repères après la chute de Mariano Rajoy, affaibli par les scandales de corruption à répétition, entend se poser en adversaire frontal du président socialiste sortant. À la tête du parti depuis juillet 2018, Pablo Casado a hérité d’une organisation en convalescence, bientôt prise en tenaille entre le message libéral de Ciudadanos et le discours ultraconservateur de Vox. Lui-même élu sur une ligne résolument conservatrice, fer de lance de l’Espagne des balcons [ndlr, de nombreux Espagnols avaient spontanément attaché le drapeau national à leur balcon durant les événements de 2017 en Catalogne] touchée dans son orgueil par la crise catalane, il intensifie dans les mois suivants son virage droitier afin de limiter la fuite potentielle d’électeurs désenchantés vers le parti de Santiago Abascal. Sa défense acharnée de la famille traditionnelle et sa volonté affichée de lutter contre l’ « hiver démographique » l’amènent à tenir des propos controversés dans les mois précédant la campagne. En février, sa proposition d’abroger la loi de 2010 sur l’avortement pour revenir aux conditions restrictives de 1985 provoque un tollé. Il récidive en mars lorsqu’il suggère que les femmes immigrées en situation irrégulière qui décident de donner leur enfant à l’adoption ne soient pas expulsées, pour le temps de la procédure.

Nettement distancé dans les sondages, Pablo Casado balaie ces derniers d’un revers de main et prophétise une remontada difficilement crédible. Le chef de file des conservateurs ne cesse d’alerter sur les risques d’une dispersion des voix à droite et tente d’incarner une alternative rigoureuse et rassurante dans une Espagne en proie à l’instabilité : une « valeur sûre », comme le proclame son slogan. Au cours des débats, Pablo Casado défend le bilan de Mariano Rajoy, loue sa fermeté face aux indépendantistes et met au crédit de l’ancien chef du gouvernement l’amélioration de la situation économique du pays – bien que l’Espagne conserve aujourd’hui un taux de chômage deux fois supérieur à la moyenne de l’Union européenne.

Le Parti populaire doit faire face à la concurrence du centre-droit de Ciudadanos. En tête des sondages au plus fort de la crise catalane à l’automne 2017, la dynamique du parti d’Albert Rivera s’est depuis essoufflée. S’il a un temps caressé l’ambition de faire de Ciudadanos le pôle d’une recomposition au centre, à même de drainer les forces vives du PP et du PSOE, le retour en grâce des socialistes a conduit le leader d’origine catalane à s’arrimer chaque semaine davantage au bloc des droites. Bien qu’il continue de véhiculer un message décrit comme libéral-progressiste et de renvoyer vieille gauche et vieille droite ou rouges et bleus dos à dos dans une geste très macronienne, Albert Rivera a en réalité rompu l’équidistance. Il a exprimé son rejet d’une éventuelle alliance centriste avec les socialistes et cible désormais Pedro Sánchez, pour mieux chasser sur les terres du PP. Épaulé par Ines Arrimadas, cheffe de l’opposition au Parlement de Catalogne et désormais en lice pour entrer au Congrès des députés, il entend faire valoir l’ascendant conquis par Ciudadanos sur le bloc unioniste contre les indépendantistes, lorsque Mariano Rajoy s’embourbait dans le conflit territorial.

Santiago Abascal, leader de Vox, en octobre 2018.

Ce trio offensif des droites est complété par Vox, dont le score demeure l’une des principales inconnues du scrutin. À défaut d’une représentation dans les débats télévisés, le parti nationaliste multiplie les démonstrations de force dans les meetings à mesure qu’approche la clôture de la campagne. Au cours de cette dernière semaine, les sympathisants de Vox ont massivement investi le palais des congrès de Séville et débordé par leur affluence la cité des arts et des sciences à Valence. Auparavant, Santiago Abascal sillonnait les villes moyennes et les zones rurales pour se dresser en porte-parole de l’ « Espagne vivante », soucieuse de préserver ses valeurs traditionnelles et ses coutumes profondément enracinées, telles que la chasse et la tauromachie. Inlassablement, l’ancien cadre du PP aux accents machistes et xénophobes martèle son projet, plaide pour la suppression des communautés autonomes et la recentralisation autoritaire du pouvoir politique, fustige la « supériorité morale » des « progressistes » (péjorativement appelés « progres ») et les inclinations supposément « totalitaires » de « l’idéologie du genre », en réaction à l’essor des mobilisations féministes.

Ces trois formations en concurrence ne manquent pas de s’adresser mutuellement de vives critiques, à l’instar de Vox qui ne cesse de moquer la « lâcheté » du Parti populaire ou l’inconsistance de la « girouette orange » (« veleta naranja », pour désigner Ciudadanos). Dans la dernière ligne droite de la campagne, elles ne se sont rien épargné. Ciudadanos s’est même offert le luxe de recruter sur sa liste aux élections européennes l’ancien président de la Communauté de Madrid, Ángel Garrido, débauché au Parti populaire. Mais en dépit des tensions et de désaccords de fond, ces forces sont condamnées à s’entendre si elles souhaitent évincer Pedro Sánchez, dans le cas où elles obtiendraient à elles trois une majorité des sièges au Congrès.

Ce scénario de convergence est d’autant plus plausible qu’en janvier dernier, à la suite des élections régionales en Andalousie, un accord a été trouvé entre les trois droites pour désigner à la tête de la communauté autonome un président conservateur issu des rangs du PP. Le précédend andalou, bientôt rebaptisé « trifachito » (« trio facho ») par les gauches, est désormais dans tous les esprits, y compris dans ceux des principaux protagonistes, confiants dans la possibilité de rééditer ce type de pacte. Depuis plusieurs semaines, Albert Rivera tend à la main à Pablo Casado en vue de la formation d’un « gouvernement constitutionnaliste » pour écarter du pouvoir ceux qui ont « liquidé le pays ». Le président du Parti populaire va quant à lui plus loin en laissant entrevoir, à deux jours du scrutin, une possible entrée de Vox dans un gouvernement de coalition.

À gauche, la bataille pour le vote utile

À l’opposé du spectre politique, le PSOE et Unidas Podemos sonnent l’alarme pour éviter une victoire des droites et épargner au pays une régression historique en matière de droits sociaux. Confortés par des sondages favorables, les socialistes inscrivent leur campagne dans la continuité de l’action gouvernementale et se posent en rempart à l’essor de l’extrême-droite. Pedro Sánchez endosse pleinement le costume présidentiel et s’efforce d’apparaître comme le candidat le plus modéré, au détriment de Ciudadanos, qu’il assimile à la droite la plus rance qui gouverne en Andalousie. Il place au centre de son discours la lutte contre les inégalités, la justice sociale, le rétablissement de la concorde et du vivre-ensemble face au défi territorial, sans trop s’aventurer dans l’écheveau catalan, terrain de prédilection des droites. Sánchez a d’ailleurs durci le ton à l’égard des indépendantistes pendant la campagne, dissipant les doutes alimentés par ses adversaires autour d’un possible accord post-électoral entre les socialistes et les séparatistes.

Surtout, le socialiste entend attirer à lui les suffrages des électeurs « progressistes » inquiets à l’idée d’une réplique du scénario andalou. Dans les derniers jours de la campagne, il enclenche la dynamique du vote utile en insistant sur la menace que représente Vox : « Personne ne donnait Trump président des États-Unis, et il y est parvenu. Personne ne pensait que Bolsonaro pourrait être élu président du Brésil. Personne ne pensait qu’en Andalousie la droite allait gouverner avec l’ultra-droite, et elle l’a fait », assène-t-il dans un entretien à El País.

Le vote utile en faveur du PSOE pourrait porter préjudice à Unidas Podemos. Les prédictions électorales placent la formation de Pablo Iglesias bien loin des ambitions nourries par le parti à sa naissance en 2014. Ceux qui entendaient « prendre le ciel d’assaut » accusent une perte de vitesse depuis 2017, exacerbée par la crise catalane. Le référendum d’indépendance d’octobre 2017 a déplacé le curseur du débat public des enjeux économiques et sociaux – jamais éclipsés pour autant – vers la question territoriale, favorisant les prises de position tranchées, au détriment des propositions plus mesurées de Podemos en faveur du dialogue et d’une Espagne plurinationale. Alors que la politique du pays vibre au rythme des soubresauts catalans, il devient de plus en plus difficile aux stratèges madrilènes d’imposer leurs thèmes privilégiés à l’agenda.

Par ailleurs, les fractures internes et les difficultés à maintenir une organisation unifiée sur l’ensemble du territoire ont considérablement fragilisé le parti. Les divisions ont atteint leur point culminant en janvier dernier, lorsqu’Íñigo Errejón, principal rival d’Iglesias, annonçait sa candidature à la Communauté de Madrid sous l’étiquette Más Madrid, la plateforme impulsée par l’actuelle maire de la capitale Manuela Carmena, se situant de fait en dehors de Podemos. En mai 2018, c’est l’acquisition par Pablo Iglesias et Irene Montero d’une coûteuse villa au nord de Madrid qui déclenchait une vive polémique et entachait la crédibilité d’un leadership construit sur l’humilité et la proximité avec les gens d’en bas en opposition à la caste.

Pablo Iglesias, secrétaire général de Podemos, en 2015. ©Secretaría de Cultura de la Nación

Unidas Podemos aborde donc le scrutin du 28 avril dans le doute. La campagne, énergique, est d’abord marquée par la mise en scène du retour de Pablo Iglesias, absent des écrans trois mois pour congé paternité. Le 23 mars, le secrétaire général donne un meeting à Madrid où il renoue avec la pugnacité d’antan, pointant du doigt les 20 familles qui détiennent les véritables leviers du pouvoir dans une démocratie espagnole « limitée ». Il alerte sur les pressions des puissants et dénonce les manœuvres politiques à l’encontre de Podemos en s’appuyant sur des révélations judiciaires. Au moment où démarre la campagne, la justice espagnole enquête sur les agissements d’une unité de la Police nationale qui, sous commandement du ministère de l’Intérieur, a fabriqué de fausses preuves destinées à semer le doute au sujet d’un financement supposé de Podemos par l’Iran et le Venezuela. Ces documents factices, massivement relayés par la presse conservatrice et le Parti populaire, ont incontestablement dégradé l’image du parti dans ses deux premières années d’existence.

Dans les débats, Pablo Iglesias adopte un visage plus tempéré et égrène les propositions d’Unidas Podemos en faveur d’une banque publique de l’énergie ou d’une batterie de mesures pour venir en aide aux femmes victimes de violences machistes. Il rend hommage à la mobilisation des retraités, aux luttes féministes ainsi qu’aux manifestations des jeunes pour le climat. Iglesias doit toutefois jouer un numéro d’équilibriste : mettre en évidence le rôle joué par Podemos dans les avancées sociales de la dernière législature, sans pour autant apparaître comme le supplétif du PSOE. Le candidat de Podemos s’évertue à se démarquer des socialistes par des propositions sociales plus ambitieuses. Et il l’assure : contrairement au PSOE, Podemos n’aura pas la main qui tremble face aux banques et aux multinationales.

Amalgamés en un même bloc par leurs adversaires de droite, le PSOE et Unidas Podemos ont démontré une entente cordiale au cours des débats. Pedro Sánchez sait qu’il devra compter a minima sur le soutien des parlementaires de Podemos pour être reconduit à la tête du gouvernement. Pablo Iglesias est quant à lui conscient que Podemos ne sera pas en mesure de gouverner en solitaire ni même de réaliser le sorpasso. Il cherche avant tout à obtenir un score suffisamment élevé pour peser dans les négociations post-électorales et ancrer le PSOE à gauche.

Un accord entre les deux formations à l’issue du scrutin est rendu plausible par plusieurs précédents, à commencer par leur coopération sous le gouvernement de Pedro Sánchez, qui a permis de faire passer au Congrès la hausse du salaire minimum ou encore l’extension du congé paternité à 16 semaines, prévue pour 2021. En juillet 2017, les deux partis scellaient en outre un accord de coalition en Castille-La Manche entérinant pour la première fois l’entrée de Podemos dans un gouvernement régional. Cette formule castillanomanchega pourrait bien être reproduite après le 28 avril. 48h avant la fin de la campagne, Pedro Sánchez a ouvert la porte à une possible intégration de Podemos dans un futur gouvernement des gauches. Pablo Iglesias a lui aussi l’intention de dépasser le stade du soutien parlementaire sans participation et appelle de ses vœux la constitution d’un « gouvernement de coalition progressiste ».

Subsistent néanmoins deux inconnues. Tout d’abord, il est peu probable que la somme des sièges obtenus par le PSOE et Unidas Podemos suffise à réunir une majorité absolue. Le candidat socialiste devrait dès lors rechercher le soutien des partis régionaux basques et catalans pour espérer être réinvesti à la tête du gouvernement. Ensuite, un revirement d’alliance n’est pas totalement à exclure. Bien qu’Albert Rivera ait écarté cette possibilité, le PSOE pourrait être tenté par un rapprochement avec Ciudadanos si les négociations avec les partis régionaux s’avéraient trop ardues ou trop coûteuses politiquement. Cette option, à contre-courant de la physionomie de la campagne et des orientations de Pedro Sánchez ces derniers mois, inquiète les cadres de Podemos, qui en font une arme politique. À plusieurs reprises, Pablo Iglesias a sommé le candidat socialiste d’éclaircir sa position au sujet d’une alliance potentielle avec Albert Rivera. Pedro Sánchez s’est alors montré évasif.

Au vu de l’incertitude qui pèse sur l’issue du vote et des rebondissements qui émaillent la vie politique espagnole depuis maintenant cinq années, tous les scénarios sont envisagés. L’arithmétique parlementaire sera plus que jamais scrutée, et les regards se tourneront sans tarder vers cette portion vert pomme qui colore l’extrémité droite des graphiques en hémicycle, symbolisant l’irruption redoutée des troupes de Santiago Abascal au Congrès.

« Les gilets jaunes sont la version populaire de Nuit Debout » – Entretien avec Paolo Gerbaudo

Le chercheur Paolo Gerbaudo. En fond, le Parlement grec. © Léo Balg, LVSL

Spécialiste de l’impact d’Internet sur la politique et des mouvements d’occupation de places de 2011, Paolo Gerbaudo est sociologue politique au King’s College de Londres. À l’occasion de la sortie de son troisième livre, The Digital Party, nous avons voulu l’interroger sur la démocratie digitale, le rôle du leader en politique, le Mouvement 5 Etoiles ou encore le mouvement des gilets jaunes. Retranscription par Bérenger Massard.


LVSL – Peut-être devrions nous débuter avec la question suivante : comment sont nés ce que vous appelez les partis digitaux ? Et en quoi sont-ils liés, par exemple, à Occupy ou aux indignés en Espagne, c’est-à-dire aux mouvements qui occupent les places ? Existe-t-il un idéal-type de parti numérique ?

Paolo Gerbaudo – C’est une question très intéressante. En effet, cette nouvelle génération de partis est fortement liée à la génération de mouvements sociaux apparus en 2011, notamment Occupy, Los Indignados, Syntagma en Grèce, qui ont porté de nombreux thèmes similaires à ceux de ces partis : le thème de la démocratie, la critique envers les élites, les demandes de participation citoyenne, la critique du capitalisme financier… Malgré leur puissance, ces mouvements ne parvenaient pas à atteindre leurs objectifs finaux, ce qui a donné lieu à beaucoup de discussions sur les places quant aux objectifs et aux moyens à définir. Cela a déclenché une prise de conscience autour de la nécessité de s’organiser pour lutter à plus long terme. Ainsi, je vois la création de ces partis comme une réponse à ces enjeux organisationnels, au fait que vous devez structurer la campagne des mouvements sociaux afin de la rendre plus durable.

Tweets and the Streets, premier ouvrage de Paolo Gerbaudo, publié en 2012. ©Pluto Books

Par exemple en Espagne, il y a eu tout un débat autour du slogan « Non me representam » [« ils ne me représentent pas »]. L’anarchiste l’interprète comme un rejet de la représentation sous toutes ses formes. Mais en réalité, pour beaucoup de gens, c’était quelque chose de plus complexe, qui signifiait : « Nous voulons être représentés, mais les gens qui nous représentent ne sont pas à la hauteur de la tâche. Nous voulons une bonne représentation, nous voulons être représentés par des personnes en qui nous pouvons faire confiance ». Ces nouvelles formations cherchent donc à combler ce vide de la représentation et à en renouveler les formes.

En termes de parti digital idéal, je pense que le modèle le plus pur est celui du mouvement Cinq étoiles, même s’il est en retard sur le numérique. Ils sont convaincus d’utiliser des technologies de pointe, mais ce qu’ils utilisent est assez moyen. Le nombre d’inscrits sur la plateforme est plutôt limité, mais l’idéologie du parti est très fortement imprégnée d’une utopie techniciste, qui repose sur le pouvoir participatif qu’offre la technologie. Il s’agit selon moi de l’idéal-type du parti numérique. C’est celui qui incarne le plus l’esprit populiste et la nouvelle croyance dans le pouvoir de la technologie, qui est au centre de cette génération de partis politiques.

LVSL – Ces partis digitaux semblent difficiles à définir selon les lignes idéologiques classiques, ou même selon des lignes socio-économiques comme la classe sociale, comme c’était le cas pour les partis au XXe siècle. Ils regroupent ce que vous appelez des people of the web qui appartiennent à différents groupes sociaux. Est-ce qu’il s’agit seulement de nouveaux partis attrape-tout, au détriment de la clarté idéologique ?

PG – C’est une question intéressante car pour beaucoup de gens, il y a une différence entre les partis traditionnels de gauche, qui auraient un électorat clair, à savoir la classe ouvrière, et ces nouveaux partis attrape-tout. En réalité, quand vous regardez l’histoire, le PCF en France ou le PCI en Italie ne se sont pas limités à être des partis de la classe ouvrière : environ 50% de leur électorat venait de la classe ouvrière industrielle, le reste provenait d’un mélange de petite bourgeoisie, d’intellectuels, de professions intermédiaires, etc. Il faut garder cela à l’esprit, car existe le mythe selon lequel l’ère industrielle était complètement cohérente, alors que ce n’était pas le cas.

« Ce qui caractérise les électeurs du mouvement 5 Étoiles est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. »

Pour parler comme Nikos Poulantzas, ce qui est vrai est qu’il existe un nombre diversifié de segments de classe qui composent la base électorale des partis digitaux. Ils sont principalement orientés vers les jeunes qui ont un niveau d’éducation élevé et qui se servent beaucoup d’internet, ainsi que vers la classe moyenne et la classe moyenne inférieure. Bien qu’ils soient nominalement de la classe moyenne, étant donné que leurs parents en faisaient partie, ils se retrouvent souvent dans une situation de déclassement. La classe moyenne se caractérise par son patrimoine, notamment sous forme immobilière. Mais pour de nombreux enfants de la classe moyenne, l’achat d’une maison n’est plus possible, car ils souffrent de bas salaires et d’emploi précarisé. Ils paient des loyers élevés, ce qui signifie qu’ils ne peuvent épargner suffisamment pour obtenir un crédit. Ils se résignent à louer à long terme et à subir un déclassement progressif.

À côté de cela, vous avez d’autres segments de l’électorat qui sont représentés par ces partis : des pauvres, des chômeurs, des gens de la classe ouvrière. C’est donc un ensemble assez disparate, mais qui malgré sa diversité partage un mécontentement à l’égard de la situation actuelle. Par exemple, dans le cas du mouvement Cinq étoiles, certaines recherches socio-démographiques indiquent que ce qui caractérise ses électeurs est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. En revanche, les électeurs du Partito democratico [parti centriste italien, au pouvoir de 2013 à 2018 avec notamment le passage Matteo Renzi, issu de la fusion des deux anciens partis d’après-guerre, la démocratie chrétienne et le parti communiste] dans les mêmes secteurs de l’économie que ceux du M5S, ont tendance à occuper des postes plus stables et plus sûrs. Cette opposition n’a pas grand chose à voir avec l’occupation d’un emploi dans tel ou tel secteur de l’économie, ou que vous soyez travailleur manuel ou intellectuel, mais plutôt avec le degré de sécurité et de stabilité de votre emploi. Ainsi, les personnes qui se sentent précarisées sont plus susceptibles de voter pour ces partis. Ce sont aussi des gens qui ont tendance à être plus jeunes, car il y a un clivage générationnel.

LVSL – Pensez-vous que les coalitions de ces partis, fondées sur les jeunes et les précaires, reposent sur un contenu idéologique commun ? En réalité, ces partis ne sont-il pas seulement des machines de guerre électorale destinées à mettre dehors le personnel politique actuel et à le remplacer, mais sans véritable programme ?

PG – C’est un autre point intéressant, dans la mesure où ces partis risquent en effet d’être incohérents sur le plan idéologique. Je dirais qu’ils ont une idéologie : elle est fondée sur la récupération de la souveraineté, la coopération, la restauration de la démocratie, la participation citoyenne, la réforme du capitalisme financier… Mais lorsqu’il s’agit d’exigences plus spécifiques, puisqu’ils sont plutôt divers du point de vue de l’appartenance de classe de leurs électeurs, les contradictions apparaissent rapidement.

Le cas de Syriza en Grèce est particulièrement éloquent. Ce n’est certes pas un parti digital à proprement parler, mais plutôt un parti populiste de gauche. Syriza a néanmoins réuni des ouvriers pauvres, des chômeurs qui n’avaient fondamentalement rien à perdre, et des secteurs de la classe moyenne qui avaient beaucoup à perdre, des comptes à vue, des propriétés immobilières libellées en euros… Donc, quand il a été question de quitter l’euro, et sans doute également l’Union européenne, bien que cette sortie ait obtenu un soutien considérable de la part des classes populaires, les classes moyennes ont vraiment eu très peur. Au final, ce sont ces derniers qui l’ont emporté en juillet 2015. C’est pourquoi il a été décidé de rester dans l’euro, en dépit de leurs difficultés et des problèmes que cela représentait pour leur pays.

Nous pouvons aussi voir cela chez Podemos, où il y a deux options idéologiques : une plus populiste et attrape-tout avec Íñigo Errejón, et une seconde plus traditionnellement de gauche radicale, poussée par Pablo Iglesias et Irene Montero. Cette dernière est fondamentalement un mélange d’extrême gauche, de radicalisme et de politique identitaire qui rebute les personnes moins politisées.

LVSL – Comment percevez-vous le Mouvement 5 étoiles qui gouverne avec la Lega depuis environ un an ? Les sondages actuels montrent que la Lega est plus populaire que son partenaire de coalition, en partie grâce de la figure de Salvini et de l’agenda anti-migrants qu’il met constamment en avant. Le M5S peut-il inverser cette tendance, c’est-à-dire mettre en place des mesures qu’il pourra vendre à son électorat ? Ou restera-t-il simplement au gouvernement pour éviter de nouvelles élections, mais sans savoir exactement où aller ?

PG – Ils ont beaucoup souffert de leur alliance avec la Lega. D’une certaine manière, la première option consistait à s’allier au Partito Democratico car ils venaient à l’origine du même espace politique. Leur base initiale était globalement celle des électeurs de centre-gauche déçus par la politique du PD. Maintenant, cette alliance oppose d’un côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement cinq étoiles, et de l’autre un parti fondamentalement léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. Cette dernière a été aux affaires depuis très longtemps. Ses cadres connaissent toutes les combines et toutes les magouilles et ils les utilisent sans retenue. On pouvait donc s’attendre à ce que cela arrive. Le Mouvement cinq étoiles a poussé certaines revendications économiques, en particulier le reddito di cittadinanza [revenu de citoyenneté], de façon à avoir quelques victoires à montrer à ses électeurs. Mais cela ne suffit pas, évidemment, car cela ne résout que certains des problèmes de pauvreté et ne résout pas celui du chômage. Cela ne résout pas les problèmes de beaucoup d’autres personnes, qui ne sont peut-être pas au chômage, mais qui sont confrontées, entre autres, à de bas salaires.

« Cette alliance oppose d’une côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement Cinq Etoiles, et de l’autre ce qui est fondamentalement un parti léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. »

Cela tient aussi au caractère très fluide du parti. La Lega a un récit très clair à présenter à l’électorat. Celui du M5S, globalement, est que ce sont les inscrits du mouvement qui décident. Comme si le parti n’avait aucune valeur, même substantiellement. Comme si les inscrits sur la plateforme pouvaient décider que la peine de mort est bonne ou non. On pourrait imaginer que quelqu’un lance une proposition comme « interdisons les syndicats » et que cela puisse passer après un simple vote sur la plateforme… Donc cela les rend très faibles lorsqu’il s’agit de former une alliance avec un parti plus structuré comme la Lega.

Autre fait intéressant : Salvini a néanmoins compris qu’il ne pouvait pas pousser trop loin son conflit avec le M5S. Il a dernièrement essayé de menacer de quitter le gouvernement sur la question du projet de ligne à grande vitesse qu’il soutient, le Lyon-Turin. C’était assez intéressant de voir les réactions sur Facebook. D’habitude la page de Salvini, peut-être la plus grosse page Facebook d’Europe en ce qui concerne les personnalités politiques, est une base de fans inconditionnels qui boivent ses paroles. Cependant, au cours de ce conflit, et à mesure que devenait réelle la possibilité d’une rupture au sein du gouvernement, il a reçu de nombreuses critiques de la part de ses partisans : « si vous faites ça, vous êtes un traître, si vous faites ça, nous ne vous suivrons plus ». Ces critiques ne se cantonnaient pas à cette question du Lyon-Turin. Elles s’expliquent plutôt par la popularité globale du gouvernement, qui se présente comme un gouvernement de changement. D’une certaine manière, Salvini est enfermé dans son alliance avec le M5S. Son électorat ne veut pas qu’il revienne vers Berlusconi.

LVSL – En France, il y avait en 2017 deux mouvements ou partis qui reprenaient certains aspects des partis digitaux : la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon et En Marche ! d’Emmanuel Macron. Tous deux avaient, du moins au début, des structures très faibles et des dirigeants très puissants au sommet. Comment analysez-vous ces deux partis, après deux ans d’existence ?

PG – À l’origine, la France Insoumise est un exemple très réussi de parti numérique, qui a été capable de recruter rapidement un demi-million de personnes. Par rapport au Mouvement cinq étoiles, où les membres sont supposés pouvoir décider de n’importe quoi et même de présenter des propositions de loi, la démocratie numérique de la France Insoumise est plus limitée. Mais quelque part, le système décisionnel de la France Insoumise est plus honnête : il est plus sincère de dire que les membres peuvent avoir leur mot à dire, mais pas sur absolument tout. Par exemple, lors de la préparation de l’élection de 2017, il y a eu deux phases. D’abord, la contribution sous forme de texte ouvert : tout partisan de la France insoumise pouvait envoyer un texte avec ses propositions, après quoi une équipe technique, celle qui a produit les livrets thématiques, analysait la récurrence de certains termes ou propositions dans ces textes. Puis, la base intervenait de nouveau pour donner la priorité à une mesure parmi une dizaine. C’est une intervention limitée, mais c’est peut-être mieux ainsi, car le leadership est une réalité et le restera.

En fait, c’est un mensonge envers les électeurs que de dire qu’il n’y a pas de chef et qu’ils ont un contrôle total. C’est ce que le Mouvement cinq étoiles tente de faire. Ils disent qu’il n’y a pas de chef, seulement des porte-paroles du mouvement, qu’il n’y a pas d’intermédiation en tant que telle, que tout vient de ce que les gens proposent… Pour moi, ce récit ne correspond pas à la réalité. Il vaut mieux avoir un processus de prise de décision participatif plus limité, mais plus clair et plus transparent. La France Insoumise s’est un peu éloigné de cela et a évolué vers un parti plus traditionnel depuis, où les grandes décisions sont plutôt prises lors de consultations internes. Par exemple, il n’y a pas eu de primaires en ligne pour les élections européennes, ce qui me semble être un pas en arrière.

Quant au mouvement En Marche !, il n’a aucun élément de démocratie numérique, juste une stratégie adaptée aux réseaux sociaux : leur plate-forme ne sert qu’à créer des groupes locaux, à coordonner leurs actions, envoyer les membres ici ou là pour diverses activités. Il n’y a aucun lieu où les membres disposent réellement d’une voix sur les décisions importantes. Il n’a pas d’élément démocratique, c’est du top-down autoritaire.

LVSL – Dans votre livre, vous dîtes que l’appareil du parti est court-circuité par une relation beaucoup plus désintermédiée entre les militants et un hyper leader. Vous expliquez que, lorsqu’il y a des votes internes dans ces partis du numérique, la plupart des membres adoptent au final la position de leader. Pourquoi ?

PG – Il y a un certain nombre d’exemples de leadership fortement personnalisé au sommet, qui base son pouvoir sur la célébrité sur les médias sociaux. Par exemple, AOC (Alexandria Ocasio Cortez) est une célébrité, elle a une audience sur les réseaux sociaux, avec 3 millions d’abonnés sur Twitter. Même chose pour Salvini. Ces leaders sont avant tout des célébrités sur les médias sociaux. Cette célébrité a un pouvoir énorme, c’est de cela qu’ils tirent leur autorité. Ils agissent comme des influenceurs ou des youtubeurs, un peu comme Kim Kardashian et toutes ces célébrités, nous racontant tout ce qu’ils font, ce qu’ils mangent, ce qu’ils cuisinent, qui ils rencontrent, où ils vont en vacances. Salvini est incroyable : il n’est au Parlement que 2% du temps, il n’est presque jamais au Ministère de l’Intérieur, car il voyage constamment pour des raisons de campagne.

Pourquoi ? Parce qu’il parcourt le pays, se présente à de nombreux meetings, filme des vidéos, des livestreams… C’est une sorte de campagne permanente, qui ne finit jamais. Pourquoi ? Parce que nous vivons à une époque où il y a beaucoup de méfiance à l’égard des organisations collectives et des bureaucraties… C’est l’idéologie dominante, le néolibéralisme, qui nous a appris à ne pas faire confiance aux bureaucrates, ces figures sombres qui prennent des décisions à huis clos dans des salles pleines de fumée. Donc les gens sont plus enclins à faire confiance aux individus, aux personnalités auxquelles ils s’identifient. Ils pensent pouvoir leur faire confiance, car ils peuvent les voir directement, les suivre jour après jour. D’une certaine façon, il n’y a aucun moyen d’échapper à ce phénomène. Ce fut également la raison du succès de Bernie Sanders, de Jeremy Corbyn, de Mélenchon. Tout cela met avant tout l’accent sur l’individu. Pour la gauche, cela soulève des questions épineuses car le collectif devrait passer avant les individus. Et en même temps, tactiquement, on ne peut rien faire, on ne peut s’affranchir de cette réalité.

LVSL – Depuis quelques années, les primaires se sont multipliées en Europe, parfois même des primaires ouvertes où les non-membres du parti peuvent voter pour choisir le leader pour les prochaines élections. Par nature, ces primaires personnalisent la politique et ignorent l’appareil du parti. Est-ce un outil de démocratisation des partis ou un moyen de donner le pouvoir à des célébrités ?

PG – C’est un phénomène qui a une certaine histoire maintenant. Beaucoup de politologues décrivent un tournant plébiscitaire depuis une vingtaine d’années, non seulement dans le fait de recourir à un référendum sur des questions spécifiques comme le Brexit, mais aussi de manière plus générale. Dans le passé, par exemple dans les partis socialistes ou communistes, vous élisiez votre représentant local, puis de ces représentants locaux émergeait un congrès ou une convention nationale. Et cette assemblée était émancipée vis-à-vis du leader, du comité central, du trésor, etc. Aujourd’hui, on considère que toutes ces sphères doivent être élues de manière directe. Donc, est-ce démocratique ou pas ?

Je pense que bon nombre de ces représentants, ces figures intermédiaires, ne se préoccupent plus que d’eux-mêmes, se sont autonomisés, détachés de la circonscription locale qu’ils sont censés représenter. Pourquoi ? Parce que la participation aux réunions locales est très faible et principalement dominée par des activistes zélés qui ne représentent pas vraiment l’électorat. En fait, la base est devenue un peu trop paresseuse pour assister aux réunions. Lui permettre d’élire directement ses dirigeants, plutôt que de passer par des représentants qui ne sont pas représentatifs, garantit une meilleur respect de la volonté des membres.

On l’a vu dans le parti travailliste [du Royaume-Uni, ndlr], c’était assez paradoxal : Ed Miliband [prédecesseur de Jeremy Corbyn, candidat perdant aux élections de 2015] avait décidé de baisser le tarif des cotisations à seulement 3 livres pour vaincre définitivement la gauche, fortement dépendante des syndicats qui ont votes collectifs dans le parti ; ils votent pour tous leurs membres. Donc, en ouvrant le parti, Miliband pensait attirer des individualistes de classe moyenne qui voteraient pour des gens comme lui. En fait, ce fut exactement le contraire : plus de 60%, une majorité écrasante, ont choisi Corbyn. Et désormais, nous assistons à une lutte entre Corbyn et les adhérents contre les couches intermédiaires du parti. La machine du parti ne supporte pas d’être contrôlée par des adhérents dotés de pouvoirs.

Pour moi, ce qui est important, c’est que seuls les membres du parti puissent voter, pas comme avec le Partito Democratico [qui a récemment organisé sa primaire ouverte] où tout le monde peut voter. Là, c’est très dangereux : cela signifie que des personnes extérieures au parti peuvent le manipuler… La primaire du Parti Démocrate a réuni plus de 1,5 million de personnes. Cela ressemble à une grande réussite démocratique, mais cela contribue-t-il à forger une identité cohérente à ce parti ? Au minimum, nous devrions faire comme aux États-Unis, où les gens, même s’ils ne sont pas membres, doivent s’enregistrer en tant que Démocrates ou Républicains. Au moins, vous vous prémunissez des manipulations de personnes extérieures au parti.

LVSL – Que ce soit en Espagne, en France ou en Italie, les partis numériques, même s’ils ont bénéficié de la haine envers les élus sortants, ont plutôt bien réussi aux élections ces dernières année. Cependant, beaucoup de gens qui rejoignent ces partis ne se mobilisent pas vraiment à long terme, tandis que nous assistons à un déclin, du moins dans les sondages, du M5S, de la France Insoumise ou de Podemos. Les partis numériques sont-ils condamnés, comme les partis pirates, à n’être que des bulles temporaires ?

PG – Je pense qu’ils vont continuer à exister pendant un certain temps, tout simplement parce qu’une fois qu’un parti dépasse 20% ou même moins, il y a une inertie. Il est extrêmement difficile de créer et de consolider de nouveaux partis. Les systèmes partisans sont parmi les systèmes les plus immuables de nos sociétés. Dans n’importe quel système politique, d’une manière générale, de nouveaux partis n’émergent que tous les 40 ans. La dernière vague comparable a peut-être été celle de 1968, avec la formation de nouveaux partis de gauche, comme les partis verts, etc. Une fois fondés, il leur faut un élément majeur pour que les partis disparaissent. Et si déclin il y a, il est plutôt lent.

The Digital Party, dernier livre de Paolo Gerbaudo. ©Pluto Books

Très honnêtement, j’ignore où va le Mouvement cinq étoiles. La situation est extrêmement fluide dans le monde entier à présent, et donc très imprévisible. En France, nous verrons peut-être quelque chose de similaire au M5S, qui représenterait les revendications du mouvement des gilets jaunes. Dans le fond, il faut tout d’abord un élément de rupture pour qu’arrive une nouvelle génération de partis. Même si, intrinsèquement, cette nouvelle génération de partis est pleine de problèmes et de contradictions internes qui menacent leurs performances à long terme.

 

LVSL – À propos des gilets jaunes : dans un entretien avec Novara, vous expliquiez qu’à l’inverse du M5S, ils avaient une approche bottom-up plutôt que top-down. Les gilets jaunes sont résolument en faveur de plus de démocratie, ce sur quoi ils sont presque tous d’accord, et ils rejettent également tout type de leadership ou de structure. Comment analysez-vous ce mouvement ?

PG – Pour moi, cela ressemble beaucoup aux mouvements des places et à la vague Occupy de 2011, mais en plus populaire et plus col bleu que ces mouvements. Les mouvements de 2011 étaient en quelque sorte très novateurs car ils adoptaient une identité populiste en cessant de faire appel aux gens avec un langage minoritaire. Ils disaient : « Nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super riches ». Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. En comparaison, Nuit Debout était très bourgeois, très urbain, très parisien, et n’a pas percé en dehors de Paris ou dans les circonscriptions ouvrières. D’une certaine manière, les gilets jaunes sont la version plus populaire de Nuit Debout.

« Les mouvements de 2011 étaient très novateurs car ils adoptaient une identité populiste, ils cessaient de parler aux gens en termes minoritaires et disaient « nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super-riches. » Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. »

Ils contestent très vivement le président et le système de pouvoir, tout en formulant des revendications très concrètes, qui, au fond, concernent des problèmes de fin de mois. Ils ne se préoccupent pas des droits civils, et l’environnement est vu comme une chose abstraite… Leurs revendications concernent le salaire minimum, la limitation des impôts qui punissent les pauvres, les services publics, l’interventionnisme de l’État… Donc c’est principalement un populisme progressiste, qui récupère une part de la social-démocratie des Trente Glorieuses. Ces gens veulent plus de démocratie et veulent avoir leur mot à dire dans les décisions qui les concernent. Toni Negri a beau les percevoir comme une sorte de multitude de gens qui veulent une autonomie par rapport à l’État, c’est exactement le contraire. Ils veulent de l’État, mais pas de celui-ci [rires].

LVSL – Le rejet du leadership et de la structuration fait-il passer le mouvement à côté de tout son potentiel ? Les gilets jaunes veulent plus de démocratie directe, font des sondages sur Facebook, les porte-paroles ne se déclarent jamais leaders… Où conduira cet horizontalisme ?

PG – Dans certains domaines, c’est très horizontal, comme les petits groupes où ils se coordonnent, où pratiquement tout le monde peut prendre la parole… Mais ils ont aussi des leaders tel qu’Eric Drouet. On peut parfois penser qu’il n’y a pas de chef parce qu’il n’y a pas qu’un seul dirigeant. Mais c’est faux, le leadership peut être polycentrique, avec une multitude de dirigeants qui représentent différentes factions du mouvement ; c’est précisément ce qui s’est passé avec les gilets jaunes. Ils ont différentes sections, groupes, sensibilités, donc les leaders parlent à différentes catégories de personnes qui appartiennent au mouvement.

En fin de compte, c’est le rituel des marches du samedi et des ronds points qui maintient la cohérence. Il n’y a pas besoin d’un chef pour vous dire quoi faire car vous marchez chaque samedi jusqu’à l’acte 1000… C’est comparable aux mouvements des places, qui n’avaient pas besoin d’un leadership centralisé car un rituel était instauré : le rassemblement sur des places publiques. D’une certaine façon, les places ou les marches du samedi se substituent au chef. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de leaders : de fait, il y a des gens qui ont essayé de créer des partis en dehors du mouvement.

LVSL – Il y a eu quelques tentatives, mais chaque fois que cela a été fait, presque tout le monde a immédiatement dit que ces personnes ne représentaient pas les gilets jaunes.

PG – Oui, parce que le passage au parti est souvent un processus assez laborieux, qui ne peut émerger du mouvement lui-même. Le mouvement est une chose et le parti en est une autre. Par exemple, Podemos est arrivé trois ans après les Indignados et était principalement constitué de personnes peu impliquées dans ces mouvements, même si elles avaient sympathisé avec celui-ci. Néanmoins, Podemos a réussi à se présenter comme représentant plus ou moins la sensibilité des indignés. Il en va de même pour le Mouvement cinq étoiles, issu des manifestations anti-corruption, anti-Berlusconi et en partie anti-mondialisation initiées par Grillo auparavant, et qui se présente comme le représentant de ces mobilisations. Les conséquences à long terme du mouvement des Gilets jaunes sur la scène politique prendront donc un certain temps à se manifester.